SAINT THOMAS, APOTRE

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SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT THOMAS, APOTRE,

ANALYSE.

 

Sujet. Ne soyez pas incrédule, mais soyez fidèle.

Dans l'exemple de saint Thomas, nous voyons tout ensemble le désordre de l'incrédulité et le mérite de la foi.

Division. On peut bien appliquer à ce saint apôtre ces paroles du psaume cent trente-huitième : Sicut tenebrae ejus, ita et lumen ejus : Sa lumière est comme ses ténèbres, et ses ténèbres comme sa lumière. C'est-à-dire que son infidélité et sa foi, considérées par rapport à nous, nous peuvent être également utiles et salutaires. Son incrédulité sert à la justification de notre foi : première partie. Sa foi est le remède de notre incrédulité : deuxième partie. Un apôtre incrédule, qui par son incrédulité même nous apprend à être fidèles : un apôtre plein de foi, qui par la confession de sa foi nous empêche d'être incrédules.

Première partie. L'incrédulité de saint Thomas sert à la justification de notre foi. Justifier la foi par l'infidélité même, c'est opposer les égarements et les désordres de l'infidélité à la sagesse et aux autres avantages de la foi. Or, voilà à quoi nous sert l'incrédulité de saint Thomas. Nous y remarquons quatre désordres opposés à quatre avantages de la foi, savoir : l'esprit de singularité, opposé à l'esprit universel de la foi; la préoccupation du jugement, opposée à l'esprit droit de la foi; l'opiniâtreté, opposée à l'esprit docile de la foi; enfin, la petitesse d'un génie borné qui ne croit que ce qu'il voit, opposée à l'esprit supérieur de la foi.

1° Esprit de singularité. Saint Thomas se trouva séparé des autres disciples, lorsque Jésus-Christ se fit voir à eux le huitième jour après sa résurrection : Non erat cum eis quando venit Jesus. Voilà le principe le plus ordinaire de l'incrédulité ; on veut se distinguer. Mais si dans tout autre sujet la singularité doit être suspecte, combien plus lorsqu'il s'agit de la foi, laquelle est le sacré lien qui doit unir tous les hommes dans le culte d'un même Dieu et d'un même Seigneur? Le premier avantage donc que nous avons en croyant comme fidèles, c'est de croire ce que croit avec nous toute l'Eglise de Dieu.

2° Préoccupation du jugement. Saint Thomas, prévenu de sa pensée, sans rien examiner davantage, conclut d'abord qu'il ne croirait pas : Non credam. Autre principe de l'incrédulité : on se prévient contre la foi. Dieu veut bien qu'en matière même de foi nous nous instruisions des choses : mais il veut aussi que nous fassions cet examen sans prévention ; et voilà le second avantage de la foi, de nous dégager, par une sage simplicité, de tous préjugés.

3° Opiniâtreté. Tout portait saint Thomas à croire la résurrection de Jésus-Christ : mais il s'obstina dans son erreur. Troisième principe de l'incrédulité : on se fait une fausse gloire de ne point revenir de son sentiment. Force d'esprit mal entendue. Le fidèle, par un troisième avantage, trouve dans sa docilité la vraie force, qui consiste à se soumettre et à se captiver.

4° Petitesse d'un génie borné qui ne croit que ce. qu'il voit. Saint Thomas dit : Si je ne vois les marques des clous dont les mains de Jésus-Christ ont été percées, je ne croirai point qu'il soit ressuscité : Nisi videra, non credam. Quatrième principe de l'incrédulité : on veut juger de tout par les sens, comme si les sens étaient juges compétents des mystères de Dieu, et qu'ils ne fussent pas sujets à mille illusions. Mais la foi nous élève au-dessus des sens, et nous fait ainsi pénétrer jusque dans les secrets de Dieu les plus cachés : quatrième et dernier avantage. Beati qui non viderunt, et crediderunt !

Deuxième partie. La foi de saint Thomas est le remède de notre incrédulité. Distinguons trois états où la foi de cet apôtre peut être considérée : le premier, où il l'a professée hautement; le second, où il l'a prêchée apostoliquement; le troisième, où il l'a consommée saintement. Or, dans ces trois états, la foi de ce grand saint sert à guérir notre infidélité.

1° Il l'a professée hautement, lorsqu'il reconnut Jésus-Christ pour son Seigneur et son Dieu. Or, puisque saint Thomas a cru, nous devons croire. Car ce n'est point par faiblesse qu'il a cru, ce n'est point par légèreté, ce n'est point par une aveugle déférence au sentiment et au rapport des autres. Il ne fut que trop éloigné de telles dispositions. C'est donc par la seule évidence de la vérité : et qui ne croirait pas au témoignage d'un homme obligé de se rendre à la seule force de la vérité qu'il combattait ? Ainsi saint Paul convainquait-il les Juifs par son propre exemple. Mais non-seulement la foi de saint Thomas est un argument qui nous convainc; c'est encore une leçon qui nous instruit : de quoi? du point le plus essentiel de la religion, qui est la divinité de Jésus-Christ. Vous êtes, lui dit-il, mon Seigneur et mon Dieu : Dominus meus et Deus meus.

2° Il l'a précitée apostoliquement, jusque dans la région la plus intérieure de l'Inde, où il a soumis à l'Evangile des millions d'infidèles. Or, ce succès de l'Evangile a toujours été considéré des Pères comme une des plus incontestables preuves de notre foi. Du reste, nous croyons les mêmes vérités qu'il prêchait : heureux si nous en faisons les règles de notre vie !

3° Il l'a saintement consommée par son martyre. Il a signé de son sang le témoignage qu'il rendait en faveur de la foi. Quelle conviction pour nous ! mais en même temps quelle instruction ! Est-ce ainsi que nous sommes disposés à défendre notre foi ? Du moins l'honorons-nous et la soutenons-nous par notre vie ?

 

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Noli esse incredulus, sed fidelis.

Ne soyez point incrédule, mais soyez fidèle. (Saint Jean, chap. XX, 27.)

 

Ce sont les deux points d'instruction que le Fils de Dieu nous propose dans l'évangile de ce jour, et qui renferment en deux mots ce qu'il y a de plus important dans la vie chrétienne et dans la voie du salut éternel. Ne soyez point incrédule; voilà l'écueil que nous avons à éviter : soyez fidèle; voilà l'heureux terme où nous devons parvenir. En effet, si nous étions vraiment fidèles, nous serions justes, nous serions saints, nous serions parfaits; et nous ne sommes communément vicieux, impies, corrompus, que parce que nous sommes incrédules. La foi, telle que la veut saint Paul, nous inspirerait la ferveur, le zèle, la piété; et l'incrédulité ne produit dans nos esprits et dans nos cœurs que relâchement, qu'aveuglement, qu'endurcissement. Comme la foi, selon le concile de Trente, est le principe et la racine de notre justification, l'incrédulité est l'origine et la source de notre réprobation : comme la foi nous sauve, l'incrédulité nous perd. C'est donc un abrégé de toute la morale chrétienne, que ce que dit Jésus-Christ à saint Thomas : Noli esse incredulus, sed fidelis. C'est aussi ce que j'entreprends de vous montrer dans ce discours, où, sans m'arrêter à faire le panégyrique du glorieux apôtre dont nous célébrons la fête, je veux, en vous appliquant son exemple, vous instruire premièrement du désordre de l'incrédulité, et en second lieu du mérite de la foi : du désordre de l'incrédulité, pour vous en donner de l'horreur; du mérite de la foi, pour vous engager à l'acquérir. Ainsi, mes chers auditeurs, n'attendez point de moi d'autre moralité que celle qui regarde la pratique et l'usage de la foi ; car c'est à cela que je m'attache uniquement. Dans tous les autres entretiens de cet Avent, je me suis servi des règles essentielles de la foi, pour réformer vos mœurs : aujourd'hui je veux me servir des règles mêmes de vos mœurs, pour perfectionner votre foi. Demandons les lumières du Saint-Esprit par l'intercession de Marie. Ave, Maria.

C'est une propriété de l'être de Dieu , que le Prophète royal a remarquée, et dont il a prétendu faire un sujet d'éloge, quand il a dit que les ténèbres où Dieu se dérobe à nos yeux , et qui nous le cachent dans celte vie, ne sont pas moins admirables que sa lumière même, et que tout ce que nous découvrons d'éclatant et

de lumineux dans ses perfections adorables n'est pas plus glorieux pour lui, ni plus vénérable pour nous, que ce qui nous y paraît enveloppé de nuages, et couvert du voile d'une mystérieuse obscurité : car c'est ainsi que saint Ambroise a expliqué ce passage du Psaume : Sicut tenebrœ ejus, ita et lumen ejus (1) : Sa lumière est comme ses ténèbres, et ses ténèbres ont quelque chose d'aussi divin que sa lumière. Permettez-moi, Chrétiens, en gardant toutes les mesures nécessaires, et sans vouloir en aucune sorte comparer la créature avec Dieu, d'appliquer ces paroles à l'apôtre saint Thomas, dont la conduite et l'exemple nous doit servir ici de leçon. L'Evangile nous le représente en deux états bien contraires; savoir, dans les ténèbres de l'infidélité, et dans les lumières d'une foi vive et ardente : dans les ténèbres de l'infidélité, lorsqu'il doute de la résurrection de Jésus-Christ, et qu'il refuse de la croire; dans les lumières d'une foi vive et ardente, lorsque , pleinement persuadé de cette résurrection, il reconnaît Jésus-Christ pour son Seigneur et son Dieu. Or, je prétends que dans ces deux états saint Thomas participe en quelque façon à cette merveilleuse propriété que David attribuait à Dieu, et qu'on peut très-bien dire de lui, quoique dans un sens tout différent: Sicut tenebrœ ejus, ita et lumen ejus. Comment cela? parce que les lumières de sa foi et les ténèbres de son infidélité, sans les considérer par rapport à lui-même , ont été également utiles et salutaires pour nous. Les ténèbres de son infidélité nous font connaître le désordre de la nôtre ; et les lumières de sa foi ont une vertu particulière pour affermir et pour animer notre foi : Sicut tenebrœ ejus, ita et lumen ejus. Aussi est-ce une question entre les Pères , si l'Eglise a moins profilé du l'infidélité de saint Thomas , que de sa foi, ou si la foi de saint Thomas a été plus utile à l'Eglise , que son infidélité : et tous conviennent que la foi de cet apôtre , sans son incrédulité, ne nous aurait pas suffi ; que son incrédulité, sans sa foi, nous aurait été pernicieuse: mais que son incrédulité suivie de sa foi, ou plutôt que sa foi précédée de son incrédulité, a été pour nous une source de grâces. Or, mon dessein est de vous les découvrir, ces grâces; et pour y observer quelque ordre, j'avance deux propositions : car je dis que l'incrédulité de saint Thomas, par une conduite de Dieu bien surprenante, sert à la justification de notre foi ; voilà l'avantage que nous tirons de

 

1 Psal., CXXXVIII, 12.

 

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ces ténèbres, et ce sera la première partie : j'ajoute que la foi de saint Thomas, par une vertu particulière , est le remède de notre infidélité ; voilà en quoi nous profitons de ses lumières , et ce sera la seconde partie : Sicut tenebrœ ejus, ita et lumen ejus. Un apôtre incrédule, qui, par son incrédulité même, nous apprend à être fidèles ; un apôtre plein de foi, qui, par la confession de sa foi, nous empêche d'être incrédules : c'est tout le sujet de votre attention.

 

PREMIÈRE   PARTIE.

 

Entreprendre de justifier la foi par l'infidélité même, c'est ce qui semble d'abord un paradoxe; mais, dans le sentiment de saint Augustin , c'est une des voies les plus courtes pour discerner la vérité de l'erreur. J'appelle justifier la foi par l'infidélité même, opposer la conduite de l'infidélité à la conduite de la foi, les caractères de l'infidélité aux caractères de la foi; c'est-à-dire opposer les égarements de l'infidélité à la droiture de la foi, les désordres de l'infidélité à la perfection de la foi, la témérité, la folie, et souffrez que j'use de ce terme, qui n'a paru ni trop fort ni trop dur à saint Augustin, l'extravagance de l'infidélité à la prudence de la foi ; en un mot, comparer l'une avec l'autre et examiner l'une par l'autre, puisqu'il est vrai que cet examen seul et cette comparaison doit obliger tout homme raisonnable à conclure en faveur de la foi, et le préserver pour jamais du péché de l'infidélité. Arrêtons-nous donc à ce plan que je me propose, et considérons-le dans toute son étendue. Car je remarque dans l'incrédulité de saint Thomas quatre différents caractères qui nous expriment parfaitement la nature de ce péché , aujourd'hui si contagieux et si répandu dans le monde ; j'y remarque, dis-je, l'esprit de singularité, la préoccupation du jugement, l'attache opiniâtre à sa première résolution , et la petitesse d'un génie borné qui veut mesurer par les sens les choses de Dieu, en ne croyant que ce qu'il voit. Voilà, mes chers auditeurs, ce qui fit le malheur de cet apôtre, et ce que vous avez dû, comme moi, observer dans la suite de notre évangile. La singularité paraît, en ce que saint Thomas se trouva séparé des autres disciples, quand le Sauveur du monde se lit voir à eux le huitième jour après sa résurrection : Non erat cum eis, quando venit Jesus (1) ; la préoccupation, en ce que, avant de s'éclaircir  et  de s'informer  exactement des

 

1 Joan., XX, 24.

 

choses, il se détermina à ne pas croire que le Fils de Dieu fût ressuscité, et déclara qu'il ne le croirait pas : Non credam (1) ; l'opiniâtreté, en ce qu'il persista et qu'il s'obstina à ne le pas croire en effet, malgré le témoignage de tous les autres, qui assuraient avoir vu leur Maître vivant : Vidimus Dominum (2); enfin la petitesse d'un génie borné, en ce qu'il voulut que ses yeux fussent les seuls et uniques juges d'une vérité si solidement confirmée d'ailleurs; protestant que, s'il ne voyait pas lui-même Jésus-Christ, on ne le ferait jamais convenir de ce qu'on lui en rapportait : Nisi videro fixuram clavorum, et mittam manum in latus ejus (3). Caractères , dit saint Augustin , propres de tous les esprits incrédules et pervertis dans la foi ; comme si Dieu avait eu dessein de nous marquer dans cet exemple tous les écueils auxquels il prévoyait que notre foi serait un jour exposée, et que nous aurions à éviter dans le monde si nous voulions y conserver une religion pure et sans tache : caractères d'incrédulité directement opposés aux caractères de la foi et de l'esprit chrétien ; car l'esprit chrétien qui agit par les mouvements de la foi est un esprit universel, un esprit droit, un esprit docile, un esprit élevé au-dessus des sens : un esprit universel, qui s'attache à l'Eglise, et qui s'y conforme ; un esprit droit, qui, pour chercher la vérité, se dégage de toute prévention ; un esprit docile, qui revient aisément de ses erreurs ; un esprit élevé au-dessus des sens, qui n'a pour règle que les grands principes de la toute-puissance et de la sagesse de Dieu lorsqu'il s'agit des œuvres de Dieu. Encore une fois , quand il n'y aurait que cette seule opposition entre la foi et l'incrédulité, ne faudrait-il pas avouer que l'incrédulité, de la manière qu'elle se forme dans la plupart des hommes du siècle , est un pur dérèglement de l'esprit humain ; au lieu que la foi est par excellence la vertu des âmes raisonnables et sages? Faisons sur chacun de ces caractères autant de réflexions , et tâchez de bien entrer dans toutes ces pensées.

Thomas, un des disciples du Sauveur, n'était pas avec les autres quand le Sauveur ressuscité parut au milieu d'eux : Thomas autem unas ex duodecim non erat cum eis, quando venit Jesus. Prenez garde, s'il vous plaît, qu'il n'était pas avec les autres, dans un temps où il avait toute sorte d'intérêt et même d'obligation de s'y trouver, puisque c'était dans un temps où le troupeau de Jésus-Christ, auparavant disperse,

 

1 Joan., XX, 25. — 2 Ibid. — 3 Ibid.

 

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venait heureusement de se réunir; dans un temps où les apôtres , premiers pasteurs de ce troupeau, se tenaient assemblés en un même lieu : Ubi erant discipuli congregati (1) ; et par conséquent où il était très-dangereux d'être séparé de leur compagnie, parce que, selon la remarque de saint Chrysostome, l'assemblée des apôtres et des disciples , en ce même lieu, représentait tout le corps de l'Eglise naissante. Cependant saint Thomas en demeure éloigné ; et dans cette conjoncture, où deux raisons particulières les obligeaient tous à se tenir unis , l'une , pour se préparer à soutenir la persécution des Juifs : Ubi erant congregati propter metum Judœorum (2) ; l'autre, pour attendre l'effet de la parole du Fils de Dieu, qui leur avait expressément promis cette apparition, et qui par là voulait pleinement les convaincre de la vérité d'un mystère qu'il savait être un des plus solides fondements de leur foi : saint Thomas, dis-je, est le seul qui, dans une conjoncture aussi essentielle que celle-là, ne communique point avec ses frères : Non erat cum eis, quando venit Jesus. Tel est l'esprit de singularité ; et je prétends, Chrétiens, que cet esprit est le principe le plus ordinaire de l'incrédulité : car voilà une des plus communes sources d'où procèdent mille désordres qui corrompent ou qui altèrent, dans les esprits des hommes, la pureté de la foi. Oui fait dans le monde tant de libertins en matière de créance? l'affectation d'une vaine et orgueilleuse singularité, dont les libertins se piquent; ils croient qu'il leur suffit d'être singuliers, pour avoir plus de lumières et plus de raison que les autres : ne pas penser comme les autres, et parler autrement que les autres ; dire ce que personne n'a osé dire , et rejeter ce que tout le monde dit, voilà en quoi consiste cette supériorité d'esprit dont ils se flattent ; voilà tout le secret de leur libertinage. Et sur quoi s'appuient-ils et se fondent-ils pour secouer le joug delà foi? sur leur propre sens, à l'exclusion de toute autre règle : car , bien loin de convenir avec ceux qui marchent dans la voie d'une humble soumission à la foi, à peine conviennent-ils avec aucun de ceux qui méprisent cette voie , et qui sont libertins comme eux; puisqu'il est vrai que chaque libertin, selon son caprice, se fait intérieurement une créance à sa mode, et qui n'est que pour lui seul ; suivant en aveugle toutes ses idées , raisonnant tantôt d'une façon, tantôt de l'autre, se formant des systèmes chimériques de providence

 

1 Joan., XX, 19. — 2 Ibid.

 

et de divinité, qu'il établit et qu'il renverse, selon l'humeur présente qui le domine; ne se fixant à rien, et contestant sur tout.

Ce que je dis, n'est-ce pas ce que l'expérience nous fait voir tous les jours en tant de mondains, et ce qu'éprouvent peut-être plusieurs de ceux qui m'entendent? Qui de tout temps a produit les hérésies dans l'Eglise de Dieu? Permettez-moi de m'étendre sur ce point, spécialement propre pour ceux d'entre nos frères que le malheur de leur naissance avait autrefois séparés de notre communion ; car je sais qu'il y en a dans cet auditoire, et je n'aurais pas le zèle que je dois avoir pour leur conversion parfaite et pour leur salut, si je manquais à leur donner une instruction qui leur peut être si utile. Qui donc de tout temps a produit les hérésies dans l'Eglise de Dieu? L'amour de la singularité. Voulez-vous une notion générale des hérétiques ? la voici, telle que je la tire de l'Ecriture : Ce sont des hommes, dit l'apôtre saint Jude, qui se séparent eux-mêmes: Hi sunt qui segregant semetipsos (1) ; c'est-à-dire des hommes qui, par un schisme malheureux, entretiennent au milieu du christianisme des sociétés particulières, au préjudice de l'unité; des hommes qui se font des intérêts à part; qui, comme parle saint Augustin, se glorifient d'un certain chef, dont la secte est aussi nouvelle que le nom : Prœsumentes de nescio quo duce suo qui cœpit heri ; et qui, par un aveuglement extrême, aiment mieux abandonner la créance de l'Eglise, aiment mieux dire que l'Eglise s'est trompée; aiment mieux avoir toute l'autorité de l'Eglise à éluder ou à combattre, que de renoncer à ce prétendu chef. C'est pour cela que les partisans de ces sectes infortunées, dont le royaume de Jésus-Christ a été troublé, ont toujours eu, malgré eux, des noms qui les ont distingués dans le monde : luthériens, pélagiens, nestoriens, ariens ; au lieu, disait Vincent de Lérins, que nous, qui sommes demeurés fidèles et qui détestons leurs erreurs, nous avons conservé le nom de catholiques et d'enfants de cette Eglise universelle qui n'est ni de celui-ci, ni de celui-là, mais de Jésus-Christ ; nom vénérable qu'on ne nous a point disputé, et dont la possession paisible est un des titres que nous gardons plus chèrement. Or je dis que cela seul est un préjugé, mais un préjugé infaillible en faveur de notre foi : car si dans tout autre sujet la singularité doit être suspecte, combien plus lorsqu'il s'agit de la foi, laquelle, selon l'Apôtre, est le sacré lien qui doit unir

 

1 Epist. Judœ., 19.

 

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tous les hommes dans le culte d'un même Dieu et d'un même Seigneur ! Unus Dominus, una fides (1). Si, dans les affaires même temporelles, s'écarter du sentiment commun estime témérité insoutenable, que doit-on penser de celui qui s'en écarte dans une chose aussi essentielle que la religion ; qui, pour discerner le vrai et le faux dans les difficultés et les différends qui peuvent naître en matière de créance, prétend, comme les sectateurs de Calvin, que ce n'est point par l'esprit de l'Eglise qu'il doit être dirigé, mais par un esprit intérieur qui est en lui? Que faut-il attendre d'une semblable conduite ? et s'il est si difficile à l'homme livré à son propre sens de trouver la vérité qui dépend des simples lumières de la nature, comment trouvera-t-il cille dont la connaissance est un don de la grâce? Car enfin, à qui Jésus-Christ a-t-il promis ce don ? à qui a-t-il confié le dépôt de cette vérité? à qui en a-t-il révélé le secret et l'intelligence? n'est-ce pas à l'Eglise son épouse? De là vient que saint Paul, après avoir employé quatorze années de son apostolat dans la prédication de l'Evangile, voulut,  comme il le déclare lui-même,   retourner à Jérusalem : pourquoi ? pour exposer aux fidèles, et surtout à ceux qui tenaient dans l'Eglise les premiers rangs, la doctrine qu'il avait prêchée aux Gentils, afin, disait-il, de ne pas perdre le fruit de ce qu'il avait déjà fait, et de ce qu'il devait faire encore dans l'exercice de son ministère : Ne forte in vacuum currerem, aut cucurrissem (2). Comment l'entendait-il, demandent les Pères? Puisque son Evangile, ainsi qu'il l'assure, ne venait point de la  révélation   des hommes, qu'avait-il besoin   d'en  converser avec   les hommes?  L'ayant  reçu   immédiatement   de Jésus-Christ, ne devait-il pas être tranquille, et devait-il craindre, selon son expression, d'avoir couru en vain, en prêchant ce qu'il avait appris du Seigneur même? Ah! mes Frères, répond saint Chrysostome, il est vrai que saint Paul se tenait sûr devant Dieu de son Évangile et de sa doctrine ; mais il voulait nous montrer par là combien il est dangereux d'être singulier en ce qui touche la religion, puisque son Evangile même, tout inspiré de Dieu qu'il était, devait avoir ce caractère d'uniformité pour être annoncé utilement. Et voilà, mes chers auditeurs, ce qui nous doit consoler, et tout ensemble fortifier dans la profession que nous faisons de n'avoir point d'autres sentiments que ceux de toute l'Eglise; de pouvoir dire après saint Jérôme, avec cette sincérité de cœur dont Dieu

 

1 Ephes., IV, 5. — 2 Galat., II, 2.

 

est le juge : Je crois ce que croit l'Eglise ; je ne connais point Paulin, je ne sais ce que c'est que Vital, je ne m'intéresse point pour Mélèce; mais je m'attache à cette Eglise qui a été bâtie sur la pierre ferme; je veux vivre et mourir dans cette foi qui a été confirmée par tant de conciles, autorisée par le consentement de tant de siècles, signée du sang de tant de martyrs ; d'ajouter avec saint Augustin : Je suis catholique, et ce nom de catholique, qui justifie ma créance, me la fait aimer et m'y affermit de plus en plus. Au contraire, voilà ce qui nous doit faire trembler, quand nous nous éloignons de ce principe, et qu'il nous arrive de contredire même intérieurement ce que l'Eglise a décidé; car il ne s'agit pas alors d'une spéculation indifférente où il soit permis de croire et de penser ce que personne n'a pensé ni cru, et où l'égarement de la raison, sans avoir rien de commun avec le salut, soit en quelque façon du droit et de la liberté publique : il s'agit de la foi, dont la moindre altération est un crime ; et où les fausses démarches que l'on fait aboutissent toutes à la perdition, et sont autant de chutes terribles, mais inévitables à un esprit présomptueux et singulier. Tandis que je m'en tiens à la foi de l'Eglise, je suis en sûreté de ce côté là, et je jouis d'un profond repos. Je me trouve embarqué dans un vaisseau (autre pensée de saint Jérôme, dont il était touché), je me trouve embarqué dans un vaisseau qui peut bien être agité des vents et des tempêtes, mais qui ne peut faire naufrage : si j'en sors pour me laisser emporter aux mouvements de mon esprit, dès là je cours tous les risques de mes propres erreurs; dès là je ne puis me défendre de donner dans l'écueil de l'infidélité. Tel est néanmoins, mes chers auditeurs, le penchant de l'homme libertin; il ne compte pour rien de risquer sa foi, d'exposer sa religion, et même de la corrompre, pourvu qu'il abonde en son sens. Damnable esprit de singularité, quels maux n'as-tu pas causés, et ne causes-tu pas encore tous les jours dans le monde chrétien ? Revenons à notre évangile.

Non-seulement saint Thomas se sépara des apôtres, mais, dans le doute où il était de la résurrection de son Maître, il se préoccupa, et conclut d'abord qu'il ne croirait pas : Non credam (1). Quelle raison eut-il de s'en déclarer de la sorte? point d'autre, dit saint Chrysostome, qu'une prévention aveugle, qui lui fit prendre parti sans savoir pourquoi, et qui l'engagea à contester et à nier une vérité, avant que de

 

1 Joan., XX, 25.

 

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s'en éclaircir et de s'en instruire. En effet, s'il eût agi prudemment, son premier soin devait être d'approfondir la chose : il se serait appliqué à en bien peser toutes les circonstances ; il aurait écouté avec attention ce que lui disaient les disciples, et sur un témoignage si exprès et si unanime, il eût au moins suspendu son jugement; mais de commencer par une déclaration aussi formelle que celle-là : Non credam, et sans avoir rien examiné, dire absolument : Je ne croirai pas, ce ne peut être le langage que d'un esprit prévenu, et c'est aussi le second désordre que j'ai à combattre.

Combien y a-t-il de ces esprits prétendus forts, dont tout le raisonnement sur certains articles de la religion se réduit à cette parole de saint Thomas : Non credam? Ils n'ont jamais pénétré la difficulté de ces questions, et peut-être à peine la conçoivent-ils : bien loin d'en avoir fait une étude exacte, ils avouent souvent que ces matières ne sont pas de leur ressort; ils n'ont nulle évidence et nulle démonstration du contraire, et toutefois ils n'en disent pas moins hardiment : Non credam. En faut-il davantage pour les confondre? Ce qui les rend inexcusables devant Dieu, c'est que, sur tout le reste, ils auront, si vous voulez, de la docilité. Proposez à un mondain de ce caractère les opinions les plus paradoxales d'une nouvelle philosophie qui fait bruit et se répand, il vous écoutera sans préoccupation; mais parlez-lui d'une vérité de foi, il semble qu'il soit en garde contre Dieu, et qu'il ait droit de tenir pour suspect son témoignage : n'y a-t-il pas en cela un abandonneront visible à ce que l'Ecriture appelle sens réprouvé? Non pas, Chrétiens (prenez garde, s'il vous plaît, à cette remarque), non pas que l'intention de Dieu soit que nous donnions aveuglément et sans choix en toute sorte de créance, ni qu'il s'ensuive de là que nous soyons obligés de recevoir, sans discussion, tout ce qu'on nous présente comme révélé de Dieu : si cela était, notre foi ne serait plus une foi discrète, ni par conséquent une foi divine ; bien loin que Dieu le prétende ainsi, il exige au contraire qu'en matière même de foi, tarit pour n'y être pas trompés que pour en pouvoir rendre compte, nous nous instruisions des choses ; et quoiqu'il nous défende de raisonner, quand nous sommes une fois convaincus que c'est lui qui nous parle, il trouve bon que nous raisonnions, pour nous assurer si c'est lui en effet qui a parlé : non-seulement il le trouve bon, mais il le veut, et selon la mesure de notre capacité, il nous l'ordonne : Nolite omni spiritui credere ; probate spiritus an ex Deo sint (1). Mais il veut aussi, et avec justice, que nous fassions cet examen sans prévention, et que ce soit an moins avec le même respect que nous examinerions la parole d'un souverain de la terre, dont on nous signifierait les ordres. Il veut, dit saint Augustin, dans le livre admirable de milité de la Foi, que nous ayons pour ces divins oracles, qui sont les Ecritures saintes, l'esprit et le cœur favorablement préparés; et que si, dans ces sacrés volumes, ou dans toute l'économie  de notre religion, il y avait quelque chose qui nous troublât ou même qui nous choquât, nous soyons plutôt disposés à confesser notre ignorance, qu'à rejeter des mystères que nous ne comprenons pas bien; mais surtout il veut que nous corrigions un certain esprit de malignité, qui fait qu'en ce qui regarde la foi, nous ne souhaitons d'être éclairés que pour contredire, que pour critiquer, que pour philosopher, que pour disputer, et peut-être avec une intention secrète de ne nous laisser pas persuader ; il veut, dis-je, que si nous ne sommes pas encore parfaitement soumis à la foi, nous ne nous fassions pas de ce pernicieux esprit un obstacle à l'être ; que si nous ne connaissons pas encore le don de Dieu, nous ne nous rendions pas par là incapables de le connaître ; enfin il veut que, comme nous comptons pour une vertu d'être dociles à l'égard des hommes, nous comptions pour un devoir indispensable et inviolable de l'être envers Dieu, afin de vérifier dans nos personnes la prédiction du Sauveur : Et erunt omnes docibiles Dei (2). Voilà ce que Dieu exige de nous : pouvons-nous nous plaindre qu'il en use avec trop d'empire? et si nous n'avons pas pour lui cette docilité chrétienne, aura-t-il tort de nous punir dans toute la rigueur de sa justice ? Mais savez-vous, mes chers auditeurs, ce qui augmente encore dans les mondains le désordre de cette préoccupation, si contraire à l'esprit delà religion ? Ecoutez-moi : C'est la vaine crainte qu'ils ont d’une autre préoccupation tout opposée à celle-ci. Je m'explique : pleins d'une raison fière qui les enfle, ils craignent d'être préoccupés en faveur de la foi, et ils ne craignent pas d'être préoccupés contre la foi;  ils appréhendent d'avoir trop de facilité et de disposition à croire, ils n'appréhendent jamais de n'en avoir pas assez; ils se défendent de la simplicité comme d'un faible, et ils ne pensent pas à se défendre de l'orgueil, qui est encore un plus grand faible.

 

1 1 Epist. Joan., IV, 1.— 2 Joan., VI, 45.

 

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Cependant, mes Frères, dit saint Augustin, lequel des deux est le plus dangereux pour nous ; et lorsqu'il faudra subir le jugement de Dieu, duquel des deux aurons-nous plus sujet de nous repentir, ou d'avoir été simples et humbles, ou d'avoir étésuperbes et incrédules? Quand cette simplicité de la foi, qui est la marque la plus infaillible de la vraie piété, nous aurait fait innocemment tomber en quelque erreur, quel mal nous en peut-il arriver, comparable à celui que notre opposition à la foi nous attirera? Je sais qu'il faut éviter l'un et l'autre excès ; mais est-il juste de n'éviter l'un que pour s'abandonner à l'autre, et de se glorifier de celui-ci pendant qu'on aurait honte de celui-là? Esprit de prévention dont je défie le libertin de pouvoir devant Dieu se disculper. Allons plus avant.

Outre que saint Thomas se préoccupa, il s'opiniâtra dans son incrédulité. Tout le portait à croire que Jésus-Christ était ressuscité  :   le rapport des femmes qui l'avaient vu, le témoignage de Madeleine qui lui avait parlé, celui des deux disciples qui avaient mangé avec lui dans la bourgade d'Emmaüs ; la déclaration de tous les apôtres assemblés, au milieu desquels il venait de paraître ; l'événement des choses, c'est-à-dire le tombeau trouvé vide sous le sceau public, la Synagogue alarmée, les gardes confus ; tout cela sans doute devait le convaincre de la résurrection  de son Maître. Mais malgré tout cela il persiste, et s'obstine à dire qu'il n'en croira rien : autre caractère de l'infidélité du siècle, qui, par un endurcissement opiniâtre, se rend impénétrable et inflexible à la vérité. Pourrait-on se le persuader, si l'expérience ne nous l'apprenait pas, qu'il y eût dans le monde de ces impies, qui, pour se confirmer dans une monstrueuse et scandaleuse impiété, font gloire de rejeter toute autorité ;  osent s'inscrire en faux contre les témoignages les plus évidents, contre les miracles les plus avérés, contre les faits les plus incontestables ; pensent en être quittes pour dire que ceux qui attestent ces faits, quelque vénération qu'on ait pour leurs personnes, pour leur capacité, pour leur sainteté, les Cyprien, les Ambroise, et les Augustin, ont été ou trompés eux-mêmes, ou des trompeurs, ou des visionnaires, ou des imposteurs? C'est ainsi néanmoins que parle le libertin. Le croirait-on, que la corruption de l'esprit de l'homme allât jusqu'à se faire un point d'honneur de ne revenir jamais de son sentiment, de n'acquiescer jamais à la vérité, quand on s'est une fois déclaré contre elle; de pousser une erreur aux dernières extrémités , parce qu'on s'est engagé à la soutenir, et d'aimer mieux en voir les suites funestes, que de la reconnaître et d'en faire humblement l'aveu? C'est cependant à quoi aboutit le faux zèle de l'hérétique : péché qui attaque directement le Saint-Esprit, en opposant à toutes ses lumières un cœur dur, dont l'esprit de ténèbres s'est emparé ; péché dont l'Eglise a reçu tant de plaies mortelles ,  puisque l'obstination  d'un seul homme l'a si souvent jetée dans la confusion et la désolation; péché qui, dans la société civile, cause tous les jours tant de désordres au préjudice de la charité qui en est blessée, de la paix qui en est troublée, de la justice et de l'innocence qui en est opprimée. C'est là toutefois, mes chers auditeurs, ce que le monde aveugle et passionné fait passer pour force d'esprit. Ah ! Seigneur, ne permettez pas que je m'en forme jamais une semblable, et ne souffrez pas que jamais mon esprit se fortifie de la sorte aux dépens de ma foi. Non, mon Dieu, il n'en ira pas ainsi  :  parmi les faiblesses extrêmes à quoi je sens que mon esprit est sujet, s'il me reste encore quelque force, c'est pour vous, et non pas contre vous, que je prétends la conserver ; car je veux pouvoir vous dire, aussi bien que David : Fortitudinem meam ad te custodiam (1) ;  et  je   veux que  ces paroles demeurent gravées dans mon cœur, pour être la première règle de ma conduite. Les libertins emploient la force de leur esprit contre votre religion, les hérésiarques contre votre Eglise, tous unanimement contre vous; mais moi, Seigneur, qui fais profession d'être fidèle , je la garderai, et j'en userai pour vous : Fortitudinem meam ad te custodiam. Au lieu que ceux-là mettent leur force à ne rien croire, ou à ne croire que ce qui leur plaît, je mettrai la mienne à me soumettre et à me captiver : ma force sera ma soumission ; et quand je vous ferai, ô mon Dieu, le sacrifice de cette soumission,  qui est le plus grand effort de l'esprit humain , je me  consolerai  dans la pensée que je le fais pour vous, et non pour d'autres.  Qu'on me traite d'esprit faible, que le monde juge de moi selon ses vues ;  peu m'importera, pourvu que je m'attache à vous par une foi vive, et que rien ne soit capable de m'ébranler dans la résolution où je suis de n'avoir ni esprit ni force que pour vous, et par rapport à vous : Fortitudinem meam ad te custodiam. Voilà,  mes Frères, dit saint Augustin ,  comment un homme chrétien doit

 

1 Psal., LVIII, 10.

 

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parler à Dieu, et voilà ce qui fait sa gloire : car qu'y a-t-il de plus glorieux que d'être vaincu, ou plutôt que de vouloir bien être vaincu par la vérité : Quid enim gloriosius, quam vinci a veritate ? Mais qu'y a-t-il de plus pitoyable que d'avoir honte de céder à la vérité, que de se révolter et de s'aigrir contre la vérité, que de s'en faire une ennemie irréconciliable, avec laquelle on ne veut jamais convenir? Pouvez-vous , Seigneur , nous punir plus sévèrement, que de nous livrer à cet esprit d'obstination?

Enfin, saint Thomas protesta qu'il ne croirait point la résurrection de Jésus-Christ, s'il ne voyait la marque des clous dont ses mains avaient été percées, et s'il ne mettait le doigt dans la plaie de son côté : Nisi videro fixuram clavorum, et mittam manum in latus ejus, non credam ; et quoique la vue des plaies du Sauveur fût de toutes les preuves la plus équivoque, puisqu'au contraire, dit Origène, si Jésus-Christ était ressuscité, son corps, comme glorieux et impassible, n'eût dû naturellement avoir nul vestige de ce qu'il avait souffert ; par un raisonnement mal entendu , ce disciple incrédule ne laisse pas d'insister sur cette unique preuve dont il fait dépendre sa foi : Nisi videro, non credam. Dernier aveuglement de l'infidélité, qui, se contredisant elle-même, après avoir quitté le parti d'une raison solide qui la soumettait à la révélation de Dieu , veut réduire toutes choses aux connaissances des sens, comme si les sens avaient un tribunal supérieur à la révélation et à la raison ; comme s'ils étaient juges compétents des mystères que la religion nous propose ; comme si leur sphère pouvait s'étendre jusqu'à l'être non-seulement spirituel, mais surnaturel et divin ; comme s'il suffisait de dire, Je ne l'ai pas vu, pour avoir droit de douter de tout ; comme si dans les affaires mêmes du monde on ne se tenait pas obligé de croire mille choses qu'on ne voit pas, et qu'il est impossible de voir. Non, mes Frères, conclut saint Bernard , traitant ce sujet dans un de ses sermons sur le Cantique des cantiques, ce n'est point par là qu'on parvient à la vérité. C'est par ce qu'où a ouï, dit l'Apôtre, et non pas par ce qu'on a vu, qu'on connaît Dieu dans cette vie : Fides ex auditu (1). La vue des mystères de Dieu est la récompense qu'on nous réserve dans le ciel; mais cette récompense doit être méritée sur la terre par l'obéissance de la foi. D'où vient que le Prophète disait à Dieu :

 

1 Rom., X, 17.

 

Auditui meo dabis gaudium et lœtitiam (1) ; Parce que j'ai entendu avec respect votre parole, vous me donnerez , Seigneur, la consolation et la joie d'en voir un jour clairement et à découvert les secrets les plus cachés. Attachons-nous donc à cet ordre si sagement établi ; et, bien loin de dire avec le disciple de notre évangile : Si je ne vois, je ne croirai pas, remercions Dieu , et comptons pour une grâce singulière de ce que nous pouvons avoir le mérite de ne pas voir et de croire, puisque Jésus-Christ nous déclare qu'en cela même nous sommes heureux : Beati qui non viderunt et crediderunt (2)! Ne soyons pas aveugles jusqu'à ce point, de nous en affliger, ni de nous en plaindre, et ne nous faisons pas un malheur de la chose même dont il nous a fait une béatitude; souhaitons que notre foi soit plus abondante , plus agissante , plus fervente , mais ne souhaitons pas qu'elle soit plus évidente ; de -mandons à Dieu, non pas qu'elle soit en elle-même plus éclairée, mais que nous soyons plus disposés à être éclairés par elle, touchés par elle, sanctifiés et convertis par elle ; et si au moment que je vous parle, on venait à nous dire, comme à saint Louis, qu'il paraît actuellement un miracle visible dont il ne tient qu'à nous d'être témoins, soyons prêts de répondre, à l'exemple de ce saint roi, que pour croire nous n'avons pas besoin d'un tel secours , que nous avons Moïse et les prophètes, c'est-à-dire les Ecritures saintes ; que nous avons l'Evangile de Jésus-Christ, dont la certitude surpasse tous les miracles. Ne tombons point surtout dans le désordre de ces hommes insensés dont parle l'apôtre saint Jude, qui, après avoir corrompu tout ce qu'ils savent, condamnent tout ce qu'ils ignorent, abusant de ce qu'ils voient et de ce qu'ils ne voient pas. Nous en voyons assez, disait Pic de la Mirande, pour ne pas douter qu'il y a un Dieu auquel nous devons obéir : et nous n'en voyons que trop pour attirer sur nous toutes ses vengeances, si nous ne lui obéissons pas. Cependant, après avoir vu comment l'infidélité de saint Thomas est la justification de notre foi, voyons comment la foi de ce même apôtre est le remède de notre infidélité : c'est le sujet de la seconde partie.

 

DEUXIÈME  PARTIE.

 

Pour donner plus de jour à ma seconde pensée, et pour vous faire voir comment la foi de saint Thomas est le remède de notre infidélité,

 

1 Psal., L, 10. — 2 Joan., XX, 29.

 

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je distingue trois différents états où la foi de cet apôtre doit être considérée : le premier, où il la professe ; le second, où il la publie ; et le troisième, si j'ose m'exprimer ainsi, où il la consomme. Le premier, où il la professe par le témoignage admirable qu'il rend à Jésus-Christ, et qui est rapporté dans notre évangile ; le second, où il la publie par ses prédications,  dont le fruit s'est répandu jusqu'aux extrémités de la terre ; le troisième, où il la consomme par le glorieux martyre qu'il endure, et par le sacrifice de sa propre vie. Expliquons-nous.  Saint Thomas, pour réparation de son incrédulité, a donné au monde trois illustres preuves de sa foi ranimée et ressuscitée;  car il l'a confessée hautement,  en reconnaissant Jésus-Christ pour son Seigneur et pour son Dieu : Dominus meus et Deus meus (1); il l'a prêchée apostoliquement, en convertissant les peuples, et, malgré les efforts de l'idolâtrie, leur persuadant que Jésus-Christ était le vrai Dieu ; et il l'a consommée saintement en s'immolant soi-même ,   et  soutirant une mort cruelle pour le nom de son Dieu.  Or, dans ces trois états, je dis que la foi de ce grand Saint sert à guérir notre infidélité : comment? parce que dans ces trois états, la foi de saint Thomas est un argument qui  nous convainc, et une leçon qui nous instruit : un argument qui nous convainc, en sorte que, si nous savons bien l'approfondir, il ne nous est plus possible de douter ; et une leçon qui nous instruit, en sorte que , si nous nous appliquons à la bien comprendre, nous ne pouvons plus rien ignorer. Doute et ignorance, restes déplorables du péché de notre origine, mais dont je soutiens, encore un coup, que la foi de ce bienheureux disciple est le souverain préservatif, puisqu'elle dissipe tous nos doutes, en nous réduisant à  la  nécessité de croire, et qu'elle corrige toutes nos erreurs, en nous apprenant ce qu'il faut croire, et comment nous le devons croire. Après cela, n'ai-je pas droit de conclure que Dieu nous la présente aujourd'hui comme un remède qui doit pour jamais nous garantir de l'infidélité? Voilà, Chrétiens, en peu de mots,  le  raisonnement de saint Grégoire, pape, qui, développé dans toute son étendue, aurait de quoi toucher les âmes les plus dures et les moins sensibles aux impressions de la foi, mais que j'abrège, pour ne pas abuser de votre attention.

Saint Thomas   a cru ;  donc nous devons croire après lui : c'est la conséquence infaillible

 

1 Joan., XX, 28.

 

que tous les Pères de l'Eglise ont tirée de la confession de ce saint apôtre. Car enfin , disaient-ils, et avec raison, la foi de cet apôtre ne peut être suspecte, et le libertinage le plus défiant n'a rien à lui opposer. Il a cru ; ce n'est point par faiblesse, ce n'est point par légèreté, ce n'est point par une aveugle déférence au sentiment et au rapport des autres ; nous l'avons vu bien éloigné de ces dispositions : il s'ensuit donc qu'il a cru, ou par un miracle de la grâce qui s'est fait en lui, ou par une évidence parfaite qu'il a eue de la résurrection de son Maître. S'il a cru par un changement miraculeux qui s'est fait en lui, il n'en faut pas davantage pour me convaincre ; car il n'y a que Dieu qui puisse avoir été fauteur d'un pareil miracle; et quand le démon (ce qui n'est pas) aurait le pouvoir d'agir immédiatement sur les esprits des hommes, il n'aurait pas usé de ce pouvoir pour faire croire à saint Thomas ce qui relevait la gloire de Jésus-Christ, puisque le démon, capital ennemi de Jésus-Christ, bien loin de travaillera sa gloire, travaille de toutes ses forces à la détruire. Il fallait donc que ce fût Dieu même qui eût changé l'esprit et le cœur de saint Thomas, et qui, dans un  moment, d'opiniâtre et d'inflexible qu'il était, l'eût rendu souple et docile : or, cela seul serait un miracle plus convaincant que tout ce qu'il y a jamais eu de plus miraculeux. Mais non, Chrétiens, il n'y eut point proprement de miracle dans la conversion de saint Thomas. J'avoue qu'elle fut surnaturelle, puisqu'elle procéda d'une grâce surnaturelle ; mais, supposé la faveur que Jésus-Christ fit à saint Thomas de se manifester à lui, de lui découvrir ses plaies, de lui permettre de les toucher, de lui parler, de lui faire des reproches, de le consoler et de l'instruire ; supposé, dis-je, tout cela, ce ne fut point une chose surprenante que saint Thomas crût ; et si nous avions été à sa place, quelque incrédules que nous soyons, nous aurions cru comme lui. Or, cette évidence de la résurrection de Jésus-Christ, qui dissipa en un instant tout ce que l'infidélité avait formé de nuages dans l'esprit de ce disciple, qui le remplit des lumières de la foi les plus vives et les plus brillantes; qui, faisant naître cette vertu dans son cœur, la fit aussitôt éclater par sa bouche, ou plutôt, pour parler avec saint Léon,  qui, d'une bouche infidèle, tira cette excellente confession : Dominus meus et Deus meus, Mon Seigneur et mon Dieu ; voilà ce que j'appelle le remède de notre incrédulité : car qui ne croirait pas

 

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à un témoignage que la seule force de la vérité connue arrache à celui même qui la combattait avec plus d'obstination ? Quand saint Paul, après sa conversion, prêchait le nom de Jésus-Christ dans les synagogues, l'Ecriture dit qu'il confondait les Juifs : Confundebat Judœos : pourquoi ? parce qu'ayant été le persécuteur déclaré du nom de Jésus-Christ , les Juifs ne pouvaient ni récuser, ni rejeter le témoignage qu'il rendait en faveur de cet Homme-Dieu. Car vous le savez, leur disait-il, mes Frères, de quelle manière j'ai vécu dans le judaïsme, et avec quel excès de fureur je faisais la guerre à cette nouvelle Eglise que je reconnais aujourd'hui pour l'Eglise de Dieu. Il est vrai, j'étais infidèle comme vous, et plus rebelle aux lumières de la grâce que vous ; mais c'est pour cela que Dieu a jeté les yeux sur moi, et que Jésus-Christ a voulu exercer envers moi ses miséricordes, afin que je devinsse un exemple qui vous obligeât à croire en lui. Oui, c'est lui-même qui m'a parlé, et qui, par le plus étonnant de tous les prodiges, m'a mis dans la disposition où vous me voyez, qui m'a abattu pour me relever, qui m'a aveuglé pour m'éclairer : qui, de blasphémateur que j'étais, m'a fait son apôtre, et qui, pour réparation des outrages qu'il a reçus de moi, veut maintenant que je lui serve de témoin auprès de vous. Ces paroles, dis-je, dans la bouche de saint Paul, avaient une vertu toute divine , et saint Luc ajoute que c'était assez qu'il assurât que Jésus-Christ était le Christ, pour fermer la bouche à tous les ennemis du nom chrétien : Confundebat Judœos, affirmans quoniam hic est Christus (1). Or je dis le même de saint Thomas : pour confondre l'incrédulité sur le sujet de la résurrection, et par conséquent de la divinité de Jésus-Christ, saint Thomas n'avait qu'à se montrer, et qu'à dire hautement : C'est moi qui combattais cette résurrection, moi qui ai fait voir tant d'opposition à la croire, mais qui suis aujourd'hui forcé de la reconnaître, et qui ne veut plus vivre que pour la publier : il m'en coûtera la vie ; mais trop heureux si, par l'effusion de mon sang, je puis rendre à une si sainte vérité le témoignage que je lui dois : ce témoignage m'attirera la haine de toute ma nation; mais je compterai pour rien d'être exposé à toute la haine du peuple, pourvu que j'annonce la gloire de mon Dieu. Encore une fois, qui pouvait inspirer à cet apôtre des sentiments si généreux? était-ce préoccupation, était-ce intérêt, était-ce

 

1 Act., IX, 22.

 

renversement d'esprit ? ou plutôt n'est-il pas évident que ce ne fut rien de tout cela ? et puisque la conversion de cet apôtre ne peut être expliquée qu'en disant que c'a été l'effet, mais l'effet incontestable et palpable de la vérité qu'il avait vue, que nous reste-t-il à souhaiter davantage pour l'affermissement de notre foi ?

Non-seulement la foi de saint Thomas est un argument qui nous convainc, mais une leçon qui nous instruit, et qui, après nous avoir réduits à la nécessité de croire, nous apprend encore ce que nous devons croire. Car, comme remarque Guillaume de Paris, par une seule parole, ce grand Saint est devenu le théologien , le docteur, le maître de toute l'Eglise, a éclairci la foi de tous les siècles, a dissipé toutes les ténèbres dont la malignité de l'hérésie devait dans la suite des temps obscurcir nos principaux mystères. Et prenez garde en effet, mes chers auditeurs : ce qui fait l'essentiel et le capital de notre foi, c'est de croire que Jésus-Christ est Dieu ; sans cela point de christianisme, sans cela point de religion, sans cela point de grâce ni de salut. Fussions-nous des anges de lumière, fussions-nous des hommes de miracles, si nous ne confessons la divinité de Jésus-Christ, et si nous ne sommes prêts à mourir pour la défendre, nous sommes des anathèmes et des réprouvés. Quiconque divise Jésus-Christ, disait le bienheureux disciple : Omnis spiritus qui solvit Jesum (1), c'est-à-dire, quiconque reconnaissant Jésus-Christ pour homme, ne l'adore pas comme Dieu, devient dès là et par là un antechrist : Qui solvit Jesum, est antichristus (2). Voilà ce qui nous justifie devant Dieu; et pour user des termes de l'Ecriture, voilà ce qui nous rend victorieux du monde, la foi de la divinité de Jésus-Christ: Quis est qui vincit mundum, nisi qui credit quoniam Jésus est Filius Dei (3) ? Or, par qui nous est venue cette foi? ou plutôt, par qui cette foi nous a-t-elle été développée ? par l'apôtre saint Thomas, qui, de tous les organes dont Dieu s'est servi pour nous révéler cet auguste mystère de la divinité de son Fils, est sans doute celui qui nous l'a déclaré plus nettement, plus positivement, plus absolument. Les autres se sont contentés d'attribuer à Jésus-Christ des qualités divines : l'évangéliste saint Jean nous a enseigné qu'il était le Verbe de Dieu ; Jean-Baptiste, son précurseur, nous la fait connaître comme agneau de Dieu ; saint Pierre, parlant au nom de tous, a protesté qu'il

 

1 Joan., IV, 3. — 2 Ibid. — 3 Ibid., 5.

 

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était le Fils de Dieu ; saint Paul, pour comble d'éloge, nous l'a représenté revêtu de la forme de Dieu : il n'y a que saint Thomas qui, par une expression d'autant plus vénérable et plus authentique qu'elle est plus simple et plus naturelle , l'ait nommé son Seigneur et son Dieu : Dominus meus et Deus meus. Cependant, Chrétiens, c'est sur la simplicité de ce témoignage que notre foi est particulièrement établie. A tout le reste, l'impiété arienne opposait dis détours et des subterfuges ; et quelque évidents que fussent les sacrés oracles en faveur de la divinité du Messie, si les partisans de l'arianisme ne pouvaient y résister, ils trouvaient moyen de les éluder. En vain saint Pierre avait dit : Tu es Christus, Filius Dei vivi ; ils prétendaient, quoique injustement, que sans être Dieu il pouvait, dans le sens même de ce passage, être appelé Fils de Dieu ; et la faiblesse de leurs réponses sur un dogme aussi solidement fondé que celui-là, ne diminuait rien de leur opiniâtreté : mais quand on leur produisait l'hommage que saint Thomas avait rendu à Jésus-Christ ressuscité, quand on les pressait par la force de ces ternies : Dominus meus et Deus meus ; quand on leur faisait entendre que, dans le style des Ecritures, jamais autre que Dieu même n'avait été traité de mon Dieu : Deus meus, la vérité remportait sur leurs artifices, ces paroles incapables d'interprétation les déconcertaient; pour peu qu'ils eussent de bonne foi, ils désespéraient de s'en pouvoir sauver; et, touchés de l'exemple du saint apôtre, ils se réduisaient souvent à faire au Sauveur du monde la même réparation que lui : Dominus meus et Deus meus, Mon Seigneur et mon Dieu. Ce qui, selon la remarque de saint Hilaire, était l'abjuration la plus solennelle de l'arianisme , et comme la formule de foi qui distinguait les orthodoxes de ceux qui ne l'étaient pas.

Ce n'est pas tout : saint Thomas a publié et annoncé cette foi dont il avait fait une si sainte profession ; et, par le succès de ses prédications apostoliques, il nous a convaincus sensiblement de la vérité de ce qu'avait prédit le Fils de Dieu ; savoir, que son Evangile serait prêché et reçu dans tout le monde : car c'est en effet par le ministère de saint Thomas que l'on a vu cette prédiction accomplie, et c'est le premier d'entre les apôtres dont on a pu dire à la lettre : In omnem terram exivit sonus eorum, et in fines orbis terrœ verba eorum (1) : Que sa voix a retenti jusqu'aux extrémités de la terre, et que

 

1 Psalm., XVIII, 5.

 

par lui la foi s'est répandue jusque dans les pays les plus éloignés. Les autres, après avoir reçu le Saint-Esprit, se partagent dans les provinces voisines de la Judée; l'Italie, l'Egypte, l'Asie-Mineure, sont comme les bornes de leur apostolat : mais Thomas, animé d'un zèle plus vaste et plus étendu, embrasse un monde entier, ou plutôt pousse ses desseins et ses entreprises jusque dans un nouveau monde. Il ne lui suffit pas d'avoir converti les Parthes et les Mèdes ; les Hyrcans et les Perses sanctifiés sont trop peu pour lui ; il ne compte pour rien d'avoir porté le nom de Jésus-Christ dans tous les lieux que le héros de la Grèce a rendus célèbres par ses conquêtes : honteux d'en demeurer là, et de finir sa course où l'ambition de ce monarque termina la sienne, il pousse plus avant; il pénètre dans la région la plus intérieure de l'Inde; il prêche à des peuples dont le nom était à peine connu ; et là, avec le secours du Dieu qui l'envoie, que fait-il? ô toute-puissante et divine foi, que ne pouvez-vous pas ! il établit le culte d'un Dieu crucifié, il inspire à des hommes charnels l'amour de la croix, il confond la superstition, il renverse les idoles, il gagne à Jésus-Christ et à l'Evangile des millions d'infidèles. Ce que je dis n'est point fondé sur une de ces traditions obscures que l'infidélité conteste, et qui servent de matière à la critique des savants : ce sont de ces faits éclatants, dont rien n'a jamais effacé le lustre. Le sépulcre de saint Thomas, qui, suivant le rapport de saint Chrysostome, était, dès les premiers siècles du christianisme, aussi vénérable que celui de saint Pierre, est encore aujourd'hui ce qui entretient la piété et la ferveur de toutes les Eglises d'Orient. C'est là que cet homme de Dieu, saint François-Xavier, passait les jours et les nuits en de profondes méditations qui le transportaient hors de lui-même ; c'est là qu'il se remplissait de zèle ; c'est de là qu'embrasé d'une sainte ardeur que les cendres de cet apôtre excitaient, il partait pour aller combattre les ennemis de son Dieu, réveillant toute sa confiance et tout son courage par cette pensée, qu'il marchait sur les traces de saint Thomas, qu'il continuait son ouvrage, et que lui ayant été destiné pour successeur, il pouvait tout attendre de sa protection. Or, ce succès de l'Evangile, tel que je viens de le marquer, a depuis été considéré des Pères comme une des plus incontestables preuves de notre foi ; et si par là notre apôtre nous a convaincus en nous faisant voir l'accomplissement de la parole et de la prédiction de Jésus-Christ, c'est

 

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par là même aussi qu'il nous a instruits : car qu'est-ce que cette foi qu'il a répandue dans le monde? Une lumière qui a éclairé le monde, et qui, de siècle en siècle, s'est perpétuée jusqu'à nous. Oui, mes chers auditeurs, la même foi que saint Thomas a portée si loin au delà des mers, nous sert encore de flambeau pour guider nos pas et pour nous conduire ; les mêmes vérités dont il a établi la créance parmi les nations, et en tant d'esprits indociles, d'esprits prévenus, d'esprits superbes et orgueilleux, c'est ce que nous professons comme les articles de notre religion, ce que nous suivons comme les règles de notre vie, sur quoi nous nous appuyons comme sur les fondements de notre espérance. Heureux de l'avoir conservé, ce sacré dépôt, ou plutôt heureux que Dieu l’ait fait passer dans nos mains ! mais souverainement malheureux, si jamais nous venions à le dissiper et à le perdre !

J'achève, et voici ce qui couronne la foi de saint Thomas, et ce qui y met la dernière perfection : cette foi qu'il a confessée hautement, qu'il a prêchée apostoliquement, il l'a enfin saintement et glorieusement consommée : par où ? par son martyre ; car ce qu'on a toujours regardé dans l'Eglise de Dieu, et avec raison, comme le plus signalé témoignage d'une foi parfaite, ou, si vous voulez, comme l'attachement le plus parfait à la foi, c'est de mourir pour elle, de lui sacrifier sa vie, et avec sa vie tous les intérêts humains ; de la soutenir malgré les menaces et les plus violentes persécutions, et de signer enfin de son sang la confession qu'on en fait. Or, voilà ce que nous devons encore admirer dans notre  généreux apôtre. Qui l'eût cru, Chrétiens , lorsqu'on le voyait chancelant et incertain, opiniâtre et incrédule, doutant d'une des vérités fondamentales de la foi, et refusant de s'y soumettre, qu'il en serait un jour, non-seulement le prédicateur, mais la victime et le martyr? Ce sont là, mon Dieu, de ces changements qu'opère la vertu toute-puissante de votre esprit, et que nous ne pouvons attribuer à nul autre principe. Cependant j'ajoute que, dans cet état, saint Thomas a plus que jamais de quoi nous convaincre et de quoi nous instruire: de quoi nous convaincre, parce que c'est dans cet état que son témoignage en faveur de la foi est moins suspect, et doit par conséquent avoir plus de force ; de quoi nous instruire, parce que c'est dans cet état que son exemple nous apprend ce que nous devons faire   nous-mêmes pour la foi, et quel est à l'égard de la foi un de nos devoirs les plus essentiels. Attention , s'il vous plaît, à l'un et à l'autre.

Je sais, mes chers auditeurs, qu'il y aurait toujours de la présomption et de l'injustice à soupçonner la fidélité des ministres de l'Evangile; mais après tout, quand un homme prêche la foi sans danger, sans s'exposer , sans rien hasarder , quelque respectable que soit son ministère , il n'est pas évident que ses vues, dans l'exercice de son ministère, soient tout à fait épurées, ni que le seul zèle de la vérité le fasse parler : or, moins nous sommes certains de la droiture de ses intentions et de la pureté de ses vues, moins est-il propre à nous convaincre et à nous toucher; mais quand je vois un apôtre percé de traits, comme saint Thomas , tout ensanglanté, et mourant pour confirmer la foi qu'il annonce, je me dis à moi-même : Quel autre intérêt que celui de la vérité pouvait l'engager à souffrir de la sorte et à s'immoler? il fallait qu'il lût bien persuadé d'une religion qui lui coulait si cher à défendre ; il fallait qu'il en eût des preuves bien fortes. Et à qui d'ailleurs puis-je plus sûrement et plus sagement m'en rapporter, qu'à celui même qui dut avoir été témoin oculaire de ce qu'il nous a appris et de ce qu'il a soutenu avec tant de constance? Son témoignage, surtout en de pareilles conjonctures, est donc une conviction pour nous, comme son exemple est encore une instruction qui nous montre en quelles dispositions nous devons être nous-mêmes à l'égard de la foi.

Et en effet, Chrétiens, telle doit être la préparation de notre cœur , et tel l'attachement à notre foi, que rien ne soit capable de nous en séparer. Il est vrai que nous ne sommes pas en ces temps où toutes les puissances du monde, liguées contre Jésus-Christ et son Evangile, employaient tout ce qu'elles avaient d'autorité et de forces à poursuivre les fidèles. Nous ne sommes plus exposés au bannissement et à l'exil, aux fers et à la captivité, aux tourments et à la mort; nous pouvons faire une profession libre et publique de la sainte religion que nous avons embrassée dans notre baptême, et où nous avons été élevés. Mais aussi la profession que nous en faisons maintenant sans danger, et même avec honneur, pour avoir le degré de mérite et de perfection qui lui est essentiel et absolument nécessaire, doit être accompagnée d'une si ferme résolution, que nous soyons, avec le secours de Dieu, déterminés à courir tous les périls, à essuyer tous les opprobres, à endurer tout et à perdre tout, plutôt que de

 

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démentir jamais le saint caractère que nous portons. Or, mes Frères, y a-t-il lieu de croire que vous soyez ainsi disposés ; et si vous prétendez l'être, par quel monstrueux assemblage voulez-vous accorder, avec une foi de créance et de spéculation , une infidélité de pratique et de mœurs ? Prenez bien garde à ce que je dis : je demande d'abord s'il y a un fondement solide, pour penser que vous soyez dans cette disposition que votre foi exige indispensablement de vous ; et mille preuves ne doivent-elles pas plutôt me faire juger que vous êtes dans une disposition tout opposée? car comment me persuaderai-je que vous auriez la force de tenir contre les menaces des tyrans et contre les efforts des persécuteurs de l'Evangile, quand vous n'avez pas seulement le courage de résister à un respect humain , quand une parole et une vaine raillerie suffit pour vous arrêter et pour vous déconcerter; quand la moindre violence qu'il faut vous faire, pour accomplir les devoirs du christianisme, vous paraît insoutenable et vous désespère ; quand, au lieu de vous élever contre l'audace de ces libertins qui, par leurs discours impies , osent profaner en votre présence ce qu'il y a de plus vénérable et de plus divin dans la religion , vous leur prêtez l'oreille, vous les écoutez avec attention, souvent avec plaisir; vous leur applaudissez , ou du moins, par un silence lâche et timide, vous les autorisez ; quand vous-mêmes vous aimez tant à raisonner sur les mystères de la foi, à former des difficultés sur certains articles, à censurer certaines dévotions que la pieuse simplicité des fidèles a établies, et qu'un long usage dans l'Eglise a confirmées? Avec cela, dis-je, peut-on présumer que vous seriez prêts à livrer les mêmes combats que les martyrs, et à remporter les mêmes victoires ?

Mais vous l'êtes, j'y consens, et je le veux supposer : quelle alliance d'ailleurs prétendez-vous faire d'une foi de spéculation avec une infidélité d'action? qu'est-ce qu'une foi stérile et sans œuvres? l'apôtre saint Jacques ne nous l'a-t-il pas appris, que c'est une foi morte? Et qu'est-ce donc encore , à plus forte raison, qu'une foi si sainte en elle-même et si pure, avec une vie toute mondaine et toute corrompue ? c'est-à-dire qu'est-ce qu'une foi qui, dans ses maximes, combat tous les sens, et une vie où vous ne cherchez qu'à contenter les sens et qu'à satisfaire leurs désirs les plus déréglés? qu'est-ce qu'une foi dont tous les principes vont à mortifier les passions et à les détruire, et une vie qui n'est employée qu'à nourrir les passions les plus honteuses, qu'à entretenir les plus criminelles habitudes, qu'à s'abrutir dans les plus infâmes plaisirs? qu'est-ce qu'une foi qui ne nous enseigne que le mépris du monde et de nous-mêmes , que le renoncement aux biens temporels, que l'humilité, que la charité, que la patience ; et une vie où vous n'êtes attentifs qu'à vous agrandir dans le monde, où vous ne pensez qu'à vous distinguer selon le monde, où vous ne travaillez qu'à vous enrichir des trésors du monde ; un vie qui se passe en intrigues, en cabales, en procès, en querelles et en dissensions? Je laisse un plus long détail que tant de fois j'ai déjà fait en d'autres discours ; et pour finir celui-ci, j'en reviens à cet avis important que donna Jésus-Christ à saint Thomas, et que je vous donne à vous-mêmes : Noli esse incredulus, sed fidelis. Préservons-nous des désordres de l'incrédulité , en nous soumettant à la foi ; soyons fidèles, et soyons-le d'esprit et de cœur. Soyons-le d'esprit, en nous rendant dociles aux vérités de la foi, et soyons-le de cœur, par un zèle ardent pour la foi. Surtout conformons notre vie à notre foi, et honorons notre foi par notre vie; que la foi soit la règle de toutes nos actions; que la foi soit le remède de toutes nos passions ; que la foi soit le principe de toutes nos délibérations. Heureux, si nous croyons ainsi ! la foi comme un guide infaillible, nous conduira dans la voie du salut, et nous fera parvenir à l'éternelle félicité, que je vous souhaite, etc.

 

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