CONCEPTION VIERGE

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SERMON SUR LA CONCEPTION DE LA VIERGE.

ANALYSE.

 

Sujet. Jacob fut le père de Joseph, l'époux de Marie, de laquelle est né Jésus qu'on appelle Christ.

 

Voilà le plus bel éloge de Marie; voilà ce qui rend sa conception, non-seulement si glorieuse, mais si sainte. L'Eglise prétend honorer aujourd'hui la  grâce qui la sanctifia dès le moment qu'elle fut conçue, et c'est de là que nous devons tirer de solides instructions pour nous.

 

Division. Marie, par le privilège de sa conception, pleinement victorieuse du péché, nous fait connaître, par une règle toute contraire, l'état malheureux où nous a réduits le péché : première partie. Marie, sanctifiée par la grâce de sa conception, nous fait connaître l'heureux état où nous sommes élevés par la grâce de notre baptême : deuxième partie. Marie, fidèle à la grâce de sa conception, nous fait connaître, par son exemple, l'obligation indispensable que nous avons de ménager et de conserver la grâce en vertu de laquelle nous sommes tout ce que nous sommes : troisième partie.

Première partie. Marie, par le privilège de sa conception, pleinement victorieuse du péché, nous fait connaître, par une règle tonte contraire, l'état malheureux où nous a réduits le péché. Tous les autres avantages que pouvait avoir Marie dans sa conception n'eussent rien été aux yeux de Dieu sans la grâce, et Dieu à ce moment ne la considéra, ni ne l'estima que parce qu'elle lui parut dès lors revêtue de la grâce. De là comprenons, 1° quel est le fond de notre misère, d'avoir été conçus hors de la grâce ; 2° quels en sont les effets, puisque par là nous nous trouvons malheureusement sujets à tous les désordres que traîne après soi le péché d'origine.

Ce n'est pas assez : mais 1° le comble de notre misère, c'est que, tout humiliante qu'elle est, elle ne nous humilie pas; 2° l'excès de notre misère, c'est que, toute déplorable qu'elle est, nous ne la déplorons pas ; 8° le prodige de notre misère, c'est qu'au heu de la déplorer, nous nous aveuglons tous les jours jusqu'à nous en féliciter et à nous en glorifier; 4° l'abus de notre misère, c'est que nous en tirons même avantage jusqu'à nous en servir comme d'une excuse dans nos péchés, et jusqu'à nous en prévaloir contre Dieu ; 5° la malignité de notre misère, c'est que le péché où nous avons été conçus, infecte dans nous tout ce qui vient de Dieu et tout ce que nous avons reçu de Dieu ; 6° l'abomination de notre misère, c'est que, non contents d'être enfants de colère par nature, nous le sommes et nous voulons bien l'être par notre choix ; 7° l'abomination de désolation dans notre misère, c'est qu'outre le péché de nos premiers parents, qui est retombé sur nous, nous suscitons encore tous les jours dans le christianisme de nouveaux péchés originels, pires que celui-là, et d'une conséquence pour nous plus pernicieuse.

Deuxième partie. Marie, sanctifiée par la grâce de sa conception, nous fait connaître l'heureux état où nous sommes élevés par la grâce de notre baptême. Celte grâce que reçut Marie dans sa conception, 1° sanctifia sa personne ; 2° releva le mérite de toutes les actions de sa vie. Grâce qui sanctifia la personne de Marie, et qui par là même la disposa à être la mère de Dieu, en la rendant digne de Dieu; grâce qui releva le mérite de toutes les actions de Marie, puisque la Mère de Dieu, dans tout le cours de sa vie, n'a pas fait une seule action qui n'ait tiré son prix et sa valeur de cette première grâce.

Ainsi, par proportion, la grâce de notre baptême 1° sanctifie nos personnes ; 2° répand sur nos actions un mérite qui les rend dignes de la vie éternelle que nous devons posséder en Dieu. Elle sanctifie nos personnes, en nous élevant jusqu'à la dignité d'enfants de Dieu. Quel avantage! voilà le titre qui fait notre véritable grandeur. Elle répand sur nos actions un mérite qui les rend dignes de la vie éternelle : car, en vertu de cette grâce, nous devenons les héritiers de Dieu et les cohéritiers de Jésus-Christ; et toutes nos bonnes œuvres, consacrées par cette grâce, nous donnent un droit certain à la gloire céleste.

Troisième partie. Marie, fidèle à la grâce de sa conception, nous fait connaître, par son exemple, l'obligation indispensable que nous avons de ménager et de conserver la grâce par où nous sommes tout ce que nous sommes. 1° Marie, quoique exempte de toute faiblesse et confirmée en grâce dans sa conception, n'a pas laissé de fuir le monde et la corruption du monde; 2° Marie, quoique conçue avec tous les privilèges de l'innocence, n'a pas laissé de vivre dans l'austérité et dans les rigueurs de la pénitence; 3° Marie, quoique remplie du Saint-Esprit dès l'instant de son origine, n'a pas laissé de travailler; et sans mettre jamais de bornes à sa sainteté, elle a toujours été croissant en vertus et en mérites.

1° Marie a fui le monde, quoique le monde n'eût rien pour elle de dangereux; et nous, pour qui il est si contagieux, nous le recherchons, et nous prétendons que Dieu, pour nous y soutenir malgré notre faiblesse, fasse des miracles.

2° Marie a vécu dans la pénitence, quoiqu'elle eût été conçue avec tous les privilèges de l'innocence; et nous, pécheurs, nous voulons goûter toutes les douceurs de la vie.

3° Marie, quoique pourvue d'une grâce surabondante, s'est néanmoins toujours appliquée à croître en vertus et en mérites; et nous, en qui la grâce laisse toujours un si grand vide, quelque peu de bien que nous fassions, nous nous en tenons là.

Compliment au roi.

 

Jacob autem genuit Joseph viram Mariœ, de qua natus est Jesus, qui vocatur Christus.

Jacob fut père de Joseph, l'époux de Marie, de laquelle est né Jésus qu'on appelle Christ. (Saint Matthieu, chap. I, 16.)

 

Sire ,

 

En peu de paroles, voilà l'éloge le plus accompli de l'illustre Vierge dont nous célébrons aujourd'hui la fête : c'est celle de qui est né le Sauveur : De qua natus est Jesus. Voilà ce qui rend la conception de Marie non-seulement si glorieuse, mais si sainte ; et sur quoi saint Augustin s'est fondé, quand il a dit que, pour l’honneur de Jésus-Christ, il exceptait toujours Marie lorsqu'il s'agissait du péché, et qu'il ne pouvait pas même souffrir qu'on mît en question si elle y avait été sujette : Excepta

 

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Virgine Maria, de qua, propter honorent Domini, nullam promis, cum de peccato agitur, haberi volo quœstionem. La raison qu'il en apporte marque encore mieux sa pensée. Car nous savons, ajoute ce saint docteur, que cette Vierge incomparable a reçu d'autant plus de grâces pour triompher entièrement du péché, que c'est elle qui a mérité de concevoir et de porter dans ses chastes entrailles Celui que la foi nous assure avoir été exempt de tout péché, et absolument incapable d'avoir rien de commun avec le péché : Inde enim scimus, qaod ei tanto plus gratiœ collatum fuit ad vincendum omni ex parte peccatum, quia concipere et parere meruit eum, quem constat nullum habuisse peccatum. Témoignage bien authentique en faveur de la sainte Vierge ; règle sûre, que tout prédicateur de l'Evangile peut suivre encore aujourd'hui, puisqu'il y a tant de siècles que saint Augustin, le plus grand docteur de l'Eglise, se la prescrivait lui-même : Excepta Virgine Maria. C'est ce qui détermina les Pères du concile de Trente à déclarer que leur intention n'était pas de comprendre l'immaculée et bienheureuse mère de Dieu, (car ainsi l'appellent-ils) dans le décret où il s'agissait du péché d'origine : Declarat hœc sancta synodus, non esse intentionis suœ, comprehendere in hoc decreto, ubi de peccato originali agitur, beatam et immaculatam Dei genitricem (1). Or, le saint concile n'ayant pas voulu la confondre avec le reste des hommes dans la loi générale du péché, qui serait assez téméraire pour l'y envelopper? Tel est aussi le motif pourquoi l'Eglise, conduite par l'Esprit de Dieu, a institué cette fête particulière sous le titre de la Conception de Marie. Elle prétend honorer la grâce privilégiée et miraculeuse qui sanctifia la mère de Dieu dès le moment qu'elle fut conçue; et c'est à moi, mes chers auditeurs, de contribuer à ce dessein de l'Eglise, et de vous faire trouver dans ce mystère, tout stérile qu'il paraît pour l'édification des mœurs, un fonds également avantageux, et pour la gloire de Marie, et pour notre propre utilité. Or c'est, comme vous Tallez voir, à quoi je me suis attaché. Mais il me faut, Vierge sainte, un secours puissant : il me faut des lumières pour m'éclairer, des grâces pour me soutenir; et c'est par vous que je les obtiendrai, en implorant auprès de Dieu votre intercession, et vous disant : Ave, Maria.

J'entre dans mon sujet par une pensée qui m'a paru digne de toutes vos réflexions, et à

 

1 Concil Trid., Sess. V, Decret, de pecc. orig. sub fine.

 

laquelle j'ai cru devoir m'arrêter, parce qu'elle me fournit une ample matière d'instruction et de morale touchant le mystère que nous solennisons. Car je prétends que ce mystère, par la comparaison que nous devons faire, et qu'il nous donne lieu de faire entre Marie et nous, ou plutôt entre la conception de Marie et la nôtre, nous découvre aujourd'hui trois choses en quoi consiste la science la plus solide et la plus salutaire de l'homme chrétien, qui est la connaissance de nous-mêmes : trois choses qu'il nous est surtout important de bien pénétrer, et que nous ne pouvons ignorer, sans ignorer le fond de notre religion : savoir, ce que nous sommes sans la grâce, ce que nous sommes par la grâce, et ce que nous devons à la grâce. Quand je dis la grâce , j'entends celle que les théologiens appellent grâce sanctifiante, et qui est en nous le plus précieux de tous les dons de Dieu, puisque c'est par elle que, de pécheurs, nous devenons justes, et d'ennemis de Dieu, enfants de Dieu. J'entends cette grâce habituelle que Dieu répand dans nos âmes, et qui est l'effet ou du baptême, que je puis pour cela définir, après saint Jérôme, le sacrement de notre conception spirituelle et de notre régénération ; ou de la pénitence, qui, nous tenant lieu d'un second baptême , est le sacrement de notre justification. Je prétends, dis-je, que le mystère de la conception de Marie, bien médité et bien approfondi, nous fait parfaitement connaître ces trois choses : ce que nous sommes sans la grâce, c'est-à-dire la corruption de notre nature par le péché ; ce que nous sommes par la grâce , c'est-à-dire l'excellence de notre sanctification par le baptême ; ce que nous devons à la grâce, c'est-à-dire la vigilance et le soin avec lesquels nous devons la conserver en nous et l'honorer. Comprenez, s'il vous plaît, mon dessein. Marie, par le privilège de sa conception, pleinement victorieuse du péché, nous fait connaître, par une règle toute contraire, l'état malheureux où nous a réduits le péché : ce sera la première partie. Marie, sanctifiée par la grâce de sa conception , nous fait connaître, avec toute la proportion qu'il peut y avoir, l'heureux état où nous sommes élevés par la grâce de notre adoption : ce sera la seconde partie. Marie, fidèle à la grâce de sa conception, nous fait connaître, par son exemple, l'obligation indispensable que nous avons de ménager et d'honorer la grâce en vertu de laquelle nous sommes devant Dieu tout ce que nous sommes : ce sera la dernière partie. Or, être instruit de tout cela, c'est avoir une

 

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connaissance entière et parfaite de nous-mêmes; car c'est connaître tout à la fois, et notre véritable misère, et notre solide bonheur, et notre plus important devoir : voilà ce que j'appelle l'homme, et, selon l'expression de la Sagesse, tout l'homme : Hoc est enim omnis homo (1). Notre véritable misère , pour en gémir devant Dieu dans l'esprit d'une sainte componction; notre solide bonheur, pour en bénir Dieu , et lui en rendre grâce dans l'esprit d'une humble confiance ; et notre plus important devoir, pour l'accomplir en marchant dans la voie de Dieu, selon l'esprit et les règles de la prudence chrétienne : c'est tout le partage de ce discours, et ce qui demande une attention particulière.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

Ce n'est point un paradoxe que j'ai avancé, mais un principe certain que j'ai établi, quand j'ai dit que le privilège de la conception de Marie, par où elle a triomphé du péché, nous fait clairement connaître l'état malheureux où le péché nous a réduits ; et que, pour nous bien convaincre de ce que nous sommes sans la grâce, nous n'avons qu'à nous appliquer le mystère de ce jour. En voici la preuve. Marie, au moment que Dieu la forma dans le sein de sa mère, se trouva, par l'avantage singulier de sa conception, et la plus illustre, et la plus accomplie, et la plus heureuse de toutes les créatures. La plus illustre : elle était de la maison royale de Juda, et, comme petite-fille de David, combien pouvait-elle compter parmi ses ancêtres de monarques et de souverains ? La plus accomplie : elle était dès lors le chef-d'œuvre de la toute- puissance du Créateur, et, par les qualités éminentes qui la distinguaient , et qui devaient faire de sa personne le miracle de son sexe , rien dans l'ordre de la nature ne lui pouvait être comparé. La plus heureuse : elle était conçue pour être la mère d'un Dieu , et pour donner au monde un Rédempteur. Rien de plus vrai, Chrétiens. Mais, ô profondeur et abîme des conseils de Dieu ! tout cela sans la grâce, et hors de la grâce dont Marie, dans sa conception , reçut les prémices, non-seulement n’eût été de nul mérite devant Dieu, mais n'eût pas empêché que Marie même, malgré tous ces avantages, ne fût personnellement l'objet de la haine de Dieu : c'est ce que la foi nous oblige de croire. Or, quelle conséquence ne devons-nous donc pas tirer de là, pour comprendre ce que c'est, par rapport à nous,

 

1 Eccles., XII, 13.

 

que la malédiction du péché, et jusqu'où s'étend la fatale disgrâce de notre origine? Non, mes chers auditeurs, Dieu, dont le discernement est infaillible, et qui, seul juge équitable du mérite de sa créature, sait l'estimer par ce qu'elle vaut, ne considéra Marie dans sa conception ni par la noblesse de sa naissance, ni par les grâces naturelles dont le ciel commençait déjà et si libéralement à la pourvoir, ni même absolument parce que le Saint des saints devait naître d'elle. Cela pouvait suffire pour rendre sa conception glorieuse, mais cela ne suffisait pas pour faire de cette Vierge une créature selon le cœur de Dieu. Ainsi Dieu ne l'estima, Dieu ne la regarda comme sa fille bien-aimée, que parce qu'elle lui parut dès lors revêtue de sa grâce, et affranchie de la corruption du péché. Vérité si constante (ne perdez pas cette remarque de saint Chrysostome , aussi édifiante pour vous qu'elle est essentielle au sujet que je traite ) , vérité si constante, que parce qu'il y a eu des ancêtres de Marie prévaricateurs, impies, idolâtres, quoique ancêtres de Marie et de Jésus-Christ même, ils ont néanmoins été réprouvés de Dieu. Par où Dieu, ajoute saint Chrysostome, a voulu montrer jusque dans les ancêtres de son Fils, que tout ce qui ne porte pas le caractère de la sainteté est indigne de lui ; que tout ce qui est infecté de la contagion du péché, quelque grand d'ailleurs qu'il puisse être selon le monde, n'est à ses yeux qu'un sujet de réprobation. Arrêtons-nous là, Chrétiens; et, sans perdre Marie de vue, commençons par là à découvrir ce que nous sommes.

Nous avons tous été conçus dans le péché ; la foi nous l'apprend, et l'expérience même nous le fait sentir. Voilà le fond de notre misère, que nous prétendons bien connaître ; et moi, je vais vous faire voir combien il s'en faut que nous l'ayons jusqu'à présent connu. Ecoutez-moi, et vous en allez convenir. Il est vrai, éclairés des lumières de la foi, nous confessons avec l'Apôtre qu'au moment de notre conception nous sommes tous enfants de colère : Natura filii irae (1) ; et il n'y a personne qui ne soit prêt aujourd'hui à dire à Dieu, comme David : Ecce ininiquitatibus conceptus sum, et in peccatis concepit me mater mea (2) ; Vous voyez, Seigneur, que j'ai été formé dans l'iniquité, et que la mère qui m'a conçu m'a conçu dans le péché. Ainsi parlons-nous , quand, touchés de l'esprit de pénitence, nous entrons dans les sentiments de ce saint roi.

 

1 Ephes., II, 3. — Psalm., L, 7.

 

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Nous n'en demeurons pas là : parce que nous avons été conçus dans le péché, nous nous reconnaissons de bonne foi sujets aux désordres qu'il produit, et qui en sont les tristes effets, c'est-à-dire nous savons que ce premier péché nous a attiré un déluge de maux, et que, par les deux plaies mortelles qu'il nous a faites, l'ignorance et la concupiscence, il a répandu le venin de sa malignité dans toutes les puissances de notre âme ; que c'est pour cela qu'il n'y a plus rien en nous de sain ; que notre esprit est susceptible des plus grossières erreurs : que notre volonté est comme livrée aux plus honteuses passions; que notre imagination est le siège et la source de l'illusion ; que nos sens sont les portes et les organes de l'incontinence; que nous naissons remplis de faiblesses, assujettis à l'inconstance et à la vanité de nos pensées, esclaves de nos tempéraments et de nos humeurs, dominés par nos propres désirs. Nous n'ignorons pas que de là nous vient cette difficulté de faire le bien, cette pente et cette inclination au mal, cette répugnance à nos devoirs, cette disposition à secouer le joug de nos plus légitimes obligations, cette haine de la vérité qui nous corrige et qui nous redresse, cet amour de la flatterie qui nous trompe et qui nous corrompt, ce dégoût de la vertu, ce charme empoisonné du vice : de là cette guerre intestine que nous sentons dans nous-mêmes, ces combats de la Chair contre la raison, ces révoltes secrètes de la raison même contre Dieu, cette bizarre obstination à vouloir toujours ce que la loi nous défend, parce qu'elle nous le défend, et à ne vouloir point ce qu'elle nous commande, parce qu'elle nous le commande; à aimer par entêtement ce qui souvent en soi n'est point aimable, et à rejeter injustement et opiniâtrement ce qu'on nous ordonne d'aimer, et ce qui mériterait de l'être. Renversement monstrueux, dit saint Augustin, mais qui par là même qu'il est monstrueux , devient la preuve sensible du péché que nous contractons dans notre origine, et que nous apportons en naissant. Voilà, encore une fois, ce que nous éprouvons, et ce que nous regardons comme les suites malheureuses de notre conception. Or, convenir de tout cela , me direz-vous,n'est-ce pas suffisamment nous connaître? Non, mes chers auditeurs : entre les effets de ce premier péché dont je parle, il y en a encore de plus affligeants, et à la connaissance desquels le mystère que nous célébrons nous conduit. Ce n'est là que le fond de notre misère : mais prenez garde, en voici le comble, en voici l'excès, en voici le prodige, en voici l'abus, en voici la malignité, en voici l'abomination ; et, si ce terme ne suffit pas, en voici, pour m'exprimer avec le Prophète, l'abomination de désolation. Autant de points que je vous prie de bien suivre, parce qu'étant ainsi distingués, et l'un enchérissant toujours sur l'autre , c'est de quoi vous donner par degrés une idée juste de ce fonds de corruption que nous avons à combattre, et que la grâce de Jésus-Christ doit détruire en nous. Je reprends, et je m'explique.

Le comble de notre misère, c'est que notre misère même, quoique humiliante, ne nous humilie pas; et que, malgré tant de sujets qu'elle nous donne de nous confondre, nous ne laissons pas d'être encore remplis d'orgueil. Pour être aveugles, faibles, pauvres, misérables (car fussions-nous d'ailleurs les dieux de la terre, tel est, en qualité d'enfants d'Adam, notre apanage et notre sort), nous n'en sommes pas moins prévenus d'estime pour nous-mêmes. Pour être dégradés et dépouillés de tous les privilèges de l'innocence, nous n'en sommes pas moins contents de nous-mêmes, pas moins occupés de nous-mêmes , pas moins amateurs ni moins idolâtres de nous-mêmes. Marie, avec la plénitude de la grâce, a été humble; et nous, avec le néant du péché, nous sommes superbes. Oui, mes Frères , voilà le désordre que nous avons tous à nous reprocher. Beaucoup d'ignorance, jointe à beaucoup de présomption ; faiblesses extrêmes, soutenues d'une pitoyable vanité ; indigence affreuse des vrais et solides mérites, accompagnée d'une enflure de cœur qui seule, selon l'Ecriture, suffirait pour nous attirer l'indignation de Dieu : car qu'y a-t-il de plus propre à irriter la colère de Dieu, qu'un pauvre orgueilleux? Or, qui de nous, s'il se connaît bien, n'avouera pas qu'il a part, comme pécheur, à cette malédiction? Pauperem superbum odivit anima mea (1). Il y a plus.

L'excès de notre misère , c'est qu'étant aussi déplorable que je vous l'ai représentée , toute déplorable qu'elle est, nous ne la déplorons pas. Les saints et les élus de Dieu en ont gémi, et nous n'en sommes pas touchés. Saint Paul, dans l'amertume de son âme , s'en est affligé, et nous nous en consolons. Ah! Seigneur, s'écriait le saint homme Job, pourquoi m'avez-vous mis dans une disposition qui me rend si contraire à vous, et pourquoi par là me suis-je

 

1 Eccli., XXV, 4.

 

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devenu insupportable à moi-même? Quare posuisti me contrarium tibi, et factus sum mihimetipsi gravis (1)? Est-ce ainsi que parle un mondain ? est-ce ainsi qu'il pense? Non : insensible à ses maux, il souffre tranquillement cet état de contrariété entre Dieu et lui. S'il gémit sous le joug de ses passions, ce n'est point parce que ses passions le rendent contraire à Dieu , mais parce qu'elles troublent son repos, mais parce qu'elles lui causent de mortels chagrins, mais parce qu'il se voit souvent dans l'impuissance de les satisfaire. De ce qu'elles le tiennent captif sous la loi du péché, c'est à quoi il ne fait nulle attention. Il est esclave de la concupiscence qui le domine, mais esclave volontaire , parce qu'il en veut bien être dominé. Il sent dans son cœur mille révoltes intérieures contre Dieu : et ces révoltes continuelles et si dangereuses, bien loin de l'étonner, ne lui donnent pas la moindre inquiétude. Pourvu qu'il arrive à ses fins, il consent à vivre sous l'empire de la chair, et à être vendu au péché. A combien de pécheurs du siècle ce tableau n'expose-t-il pas leurs véritables , mais damnables sentiments? Allons plus avant.

Le prodige de notre misère, c'est qu'au lieu de la déplorer, nous nous aveuglons tous les jours jusqu'à nous en féliciter, jusqu'à nous en glorifier. Car où est l'ambitieux qui ne s'applaudit pas intérieurement des idées, des projets, des succès de son ambition? où est le riche avare qui ne se sait pas bon gré de ses sordides épargnes et de son avarice? où est l’impudique qui ne met pas son bonheur dans ses infâmes voluptés? ouest le vindicatif qui ne se fait pas un triomphe de sa vengeance? Ces passions , dont l'apôtre de Jésus-Christ faisait le sujet de sa douleur, à mesure que nous oublions Dieu, deviennent le sujet de notre joie. Par un renversement de religion et même de raison , ces passions deviennent nos divinités ; nous leur faisons sans cesse des sacrifices, nous leur obéissons aveuglément : non contents de leur être soumis nous-mêmes, nous exigeons des autres qu'ils s'y soumettent; nous voulons qu'ils en soient les approbateurs: entrer dans nos passions, c'est savoir nous plaire; les contredire, c'est nous offenser : plus ces lussions sont vives et ardentes, moins nous souffrons qu'on y résiste ; plus elles sont honteuses, plus nous sommes jaloux qu'on les respecte, et qu'on ne les choque pas. Ce que je dis. n'est-ce pas le monde tel qu'il est? et cela

 

1 Job, VII, 20.

 

même, si nous avons une étincelle de christianisme, ne doit-il pas nous faire horreur? Voici néanmoins quelque chose encore au delà.

L'abus de notre misère, c'est que nous en tirons même avantage, jusqu'à nous en servir comme d'une excuse dans nos péchés, et jusqu'à nous en prévaloir contre Dieu. Au lieu que David demandait humblement à Dieu d'être guéri de sa faiblesse, s'en accusant comme d'un mal : Miserere mei, Domine, quoniam infirmas sum; sana me (1), nous alléguons la nôtre comme une raison que nous supposons devoir couvrir nos dérèglements, et nous tenir lieu de justification ; c'est-à-dire, parce que nous sommes faibles, et que nous avons été conçus dans le péché, nous voulons que Dieu dissimule nos crimes, qu'il les tolère, et qu'il ne les recherche pas dans toute la rigueur de sa justice. Mieux instruits que lui-même de l'équité de ses jugements, nous prétendons que, parce qu'il connaît notre fragilité, il soit moins en droit de nous condamner et de nous punir ; et à force de le prétendre, nous nous accoutumons à le penser et à le croire. Dieu qui, selon les oracles de l'Ecriture, est le vengeur inexorable du péché, nous paraît, pour des créatures aussi fragiles que nous le sommes, un Dieu trop sévère et trop rigide : ou plutôt, selon notre caprice et notre sens, nous nous en faisons un Dieu plus humain, un Dieu plus condescendant à nos inclinations, un Dieu moins ennemi de nos désordres; parce qu'étant, disons-nous, l'auteur de notre être, il sait de quelle masse il nous a tirés, et qu'il n'exige pas de nous une sainteté si parfaite. Car, ne sont-ce pas la les téméraires et pernicieux raisonnements que forme tous les jours l'impiété? et voilà ce que j'appelle abuser de notre misère même.

La malignité de notre misère, c'est que le péché dans lequel nous sommes conçus, par une funeste qualité qui lui est propre, infecte en nous tout ce qui vient de Dieu, et tout ce que nous avons reçu de Dieu : talents de l'esprit, forces du corps, capacité, santé, noblesse, beauté, dons de la nature, et par conséquent du Créateur; prospérités, honneurs, dignités, richesses, dons de la fortune, c'est-à-dire de la Providence ; mais tout cela, par le malheur de notre conception, occasion de péché, instrument de péché, source de péché. Voilà ce qui perd l'homme chrétien, mais ce que l'homme charnel et mondain ne sent pas et ne comprend pas. Permettez-moi de vous le faire comprendre, et d'en tirer la preuve de vous-mêmes. Dans

 

1 Psalm., VI, 3.

 

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l'ordre naturel des choses, plus vous êtes heureux selon le monde, plus vous devriez être soumis à Dieu et reconnaissants envers Dieu : mais parce que le péché a renversé dans vous ce bel ordre, plus Dieu vous comble de ses biens, plus il semble que vous soyez nés pour lui être ingrats et rebelles. Jusqu'à ses grâces et à ses faveurs, tout vous pervertit : la prospérité vous corrompt, les honneurs vous enflent, les richesses entretiennent votre luxe, la santé vous fait oublier le soin du salut. Si Dieu, par des moyens tout contraires, veut vous forcer de retourner à lui, les remèdes qu'il y emploie se tournent pour vous en poison : l'adversité vous irrite, l'humiliation vous désespère, la disette (car où n'est-elle pas, et quelles conditions en sont exemptes?) la disette vous fait tomber dans l'injustice, et l'infirmité dans le relâchement et la tiédeur. Ce qui devrait vous sanctifier vous endurcit ; et ce qui devrait vous convertir et vous rapprocher de Dieu vous en éloigne. Tant il est vrai que le péché a comme anéanti, ou plutôt a corrompu dans vous tous les dons de Dieu, et ruiné pleinement et absolument l'œuvre de Dieu. Peut-on rien ajouter à ceci? Oui, mes chers auditeurs, et ce que j'y ajoute est encore infiniment plus digne de nos larmes.

L'abomination de notre misère, c'est que, non contents d'être enfants de colère par nature, nous le sommes et nous voulons bien l'être par notre choix. Avoir péché dans autrui, et naître ennemi de Dieu par la nécessité inévitable de notre origine, c'est la malédiction commune où nous nous plaignons d'avoir été enveloppés : mais nous en plaignons-nous de bonne foi, tandis que nous y joignons celle d'être encore ennemis de Dieu par un libre consentement de notre volonté ? Or, vous le savez, hommes mondains à qui je parle ; vous savez jusqu'où sur ce point va le libertinage du siècle, et souvent jusqu'à quel excès vous l'avez vous-mêmes porté. Avoir été conçue dans le péché, c'est le sort de toute la postérité d'Adam ; mais vivre impunément dans le péché, mais se plaire dans le péché, mais faire gloire du péché, mais s'endurcir dans le péché, mais persévérer avec obstination dans le péché, mais s'exposer sans crainte au danger prochain de mourir dans l'état de péché, mais vouloir bien actuellement mourir dans son péché, c'est le sort particulier, mais le sort affreux de je ne sais combien d'âmes perverties, que le torrent du monde entraîne : et Dieu veuille qu'entre ceux qui m'écoutent , il n'y en ait point de ce nombre ! Job demandait à Dieu que le jour pérît, où il avait été conçu : il souhaitait que ce jour eût été changé en ténèbres, que jamais le soleil ne l'eût éclairé, et qu'il eût pu être effacé du nombre des jours : et il avait raison, dit saint Augustin, puisque c'était le jour malheureux où il avait commencé d'être pécheur, et, sans le vouloir mémo, ennemi de Dieu. Que fait le libertin ? Par un sentiment bien contraire, il compte parmi les beaux jours de sa vie certains jours où, librement et sans remords, il s'est livré à l'esprit impur: ces jours infortunés qu'il a passés dans le crime; ces jours où pour se satisfaire, il a renoncé à son Dieu; ces jours, en eux-mêmes pleins d'horreur, ne laissent pas, parce qu'il est sensuel et voluptueux, de se représenter à lui comme des jours agréables : il en conserve le souvenir, il en souhaiterait le retour; bien loin de pleurer parce qu'ils ont été, son chagrin est qu'ils ne sont plus. Mais, sans parler précisément du libertin, et sans l'être, mes chers auditeurs, le honteux reproche que nous avons aujourd'hui à nous faire, c'est qu'à ce péché d'origine, contracté par une autre volonté que la nôtre, nous ajoutons de notre chef mille autres péchés personnels, d'autant plus punissables devant Dieu , que nous les commettons souvent de dessein formé, et que nous ne pouvons les imputer qu'à nous-mêmes. Péchés qui ne sont ni d'ignorance, ni de surprise ; mais qui, procédant d'une malice pure, ont encore plus d'opposition à la sainteté de Dieu, et par là doivent beaucoup plus outrager Dieu; péchés qu'il nous serait facile d'éviter, et auxquels nous ne succombons que parce que nous ne comptons pour rien d'y succomber ; péchés dont nous recherchons l'occasion, dont nous attirons la tentation, dont nous ne craignons point de courir le risque, et qui, par toutes ces circonstances, portent avec eux un caractère particulier de réprobation, puisqu'il est vrai alors que nous sommes enfants de colère, non plus par nature et par nécessité, mais par notre propre volonté. Ai-je pu mieux vous exprimer l'abomination de notre misère? Ne nous lassons point d'en sonder l'abîme profond, et sur cela écoutez ce qui me reste à vous dire.

L'abomination de désolation dans notre misère, c'est qu'au lieu que la grâce, qui sanctifia la conception de Marie, a parfaitement et absolument triomphé dans sa personne du péché originel, nous, au contraire, malgré la grâce du baptême, qui efface en nous ce péché, par un dernier désordre qui ne peut être attribué qu'à la dépravation de notre cœur, nous suscitons

 

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encore tous les jours dans le christianisme, si j'ose ainsi m'exprimer, de nouveaux péchés originels, pires que le premier, et d'une conséquence pour nous plus pernicieuse. Qu'est-ce à dire, nouveaux péchés originels? C'est-à-dire certains péchés dont nous sommes les auteurs, et qui, par une fatale propagation, se communiquant et se répandant, passent de nos personnes dans celles des autres. J'appelle péchés originels, ces péchés de scandale contre lesquels le Fils de Dieu a prononcé dans l'Evangile de si foudroyants anathèmes : j'appelle péchés originels, certains péchés des pères et des mères à l'égard de leurs enfants ; d'un père qui, par succession, inspire à son fils ses inimitiés et ses vengeances ; d'une mère qui, oubliant qu'elle est chrétienne , pervertit sa fille en lui inspirant la vanité et l'amour du monde : j'appelle péchés originels, certains péchés des chefs de famille à l'égard de leurs domestiques; d'un maître qui, pire qu'un infidèle, fait des siens les ministres de ses débauches ; d'une femme qui, abusant de son autorité, engage la conscience d'une jeune personne que Dieu lui a confiée, et la perd en l'obligeant à être la confidente de ses intrigues : j'appelle péchés originels, certains péchés des grands à l'égard des peuples, des prêtres à l'égard des laïques, des supérieurs à l'égard de leurs inférieurs. En quoi le péché d'Adam fut-il énorme devant Dieu? en ce qu'il ne fut pas le péché d'un seul, mais de plusieurs ; en ce qu'Adam violant le précepte, nous comprit tous dans le malheur de sa désobéissance ; en ce qu'étant notre chef, il ne put commettre ce péché sans nous en rendre coupables. C'est un mystère de foi que nous révérons; mais ce qui nous paraît mystère dans le péché d'Adam est évident et sensible dans les espèces de péchés que je viens de vous marquer : car je dis toujours que la désolation de noire misère est de répandre sur autrui notre iniquité; est de ne nous pas contenter d'être pécheurs, mais de pervertir avec nous des âmes innocentes, de les rendre complices de nos désordres, et de les en charger; est d'être, aussi bien qu'Adam, le principe et la source de leur damnation. Ah ! Chrétiens, n'est-ce pas ici que je pourrais m'écrier avec le prophète Jérémie, et conclure avec lui : Quis dabit capiti meo aquam, et oculis meis fontem lacrymarum (1) ? Qui donnera à mes yeux une fontaine de larmes pour pleurer jour et nuit de pareils malheurs ! malheurs qui sont les suites du premier péché, mais malheurs infiniment

 

1 Jerem., IX, 1.

 

plus déplorables que ce péché-là même, dont nous ressentons les tristes effets.

Vous seule, ô glorieuse Vierge, avez été préservée de celte corruption et de cette malédiction originelle; vous seule dans votre conception avez paru devant Dieu pure et sans tache ; mais c'est pour cela même que nous recourons à vous, et que nous implorons votre protection toute-puissante : car le privilège que vous avez reçu de Dieu pour être exempte de nos misères, ne peut vous inspirer pour nous que de la compassion. Vous êtes la mère de miséricorde ; mais vous ne pouvez l'être que pour nous, et pour nous comme pécheurs. Votre gloire dépendait en quelque façon de notre disgrâce : et s'il n'y avait eu des pécheurs, vous n'auriez jamais mis au monde Celui qui les a sauvés, et par conséquent jamais vous n'auriez été mère de Dieu. C'est donc avec une ferme confiance que nous nous prosternons devant vous. Malheureuse postérité d'une mère pécheresse , mais trouvant en vous une mère sainte et une mère charitable, nous vous adressons nos prières et nos vœux, nous poussons vers vous des soupirs; et les secours que nous vous demandons, c'est pour apprendre à nous humilier dans la vue de notre misère, à la déplorer, à n'en pas tirer au moins une vaine gloire, à n'en pas abuser, à ne la pas augmenter ; enfin, à connaître non-seulement ce que nous sommes sans la grâce, mais aussi ce que vous avez été et ce que nous sommes par la grâce. Nous l'allons voir dans la seconde partie.

 

DEUXIÈME  PARTIE.

 

C'est le sentiment de toute l'Eglise, qui nous doit ici tenir lieu de règle, que Marie, après Jésus-Christ, a été la première des élus de Dieu ; et il est d'ailleurs évident que le premier effet de son élection ou de sa prédestination , a été la grâce singulière en quoi j'ai fait consister le privilège de sa conception. Grâce souveraine, dont elle put bien dire dès lors : Tout ce que je suis, et tout ce que je serai jamais, je le suis en vertu de cette grâce dont Dieu me prévient aujourd'hui : Gratia Dei sum id quod sum (1). Grâce féconde, qui dès ce moment-là lui donna lieu de pouvoir ajouter avec l'Apôtre, mais bien plus justement que l'Apôtre : Et gratia ejus in me vacua non fuit (2) ; Et cette grâce de mon Dieu n'a point été stérile en moi. Car il est vrai, Chrétiens, que cette grâce fut à l'égard de Marie comme une onction céleste dont Dieu   la remplit   dans   l'instant même

 

1 I Cor., XV, 10. — 2 Ibid.

 

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qu'elle fut conçue. Mais pourquoi? Pour sanctifier sa personne, et pour relever le mérite de toutes les actions de sa vie. Ne perdez rien de ces deux pensées. Pour sanctifier sa personne , de la manière la plus parfaite et la plus avantageuse dont une pure créature peut être sanctifiée au-dessous de Dieu, et pour relever le mérite de toutes les actions de sa vie, c'est-à-dire pour rendre toutes ces actions précieuses devant Dieu, et dignes de Dieu. Deux merveilleux effets que je distingue, et qui, par les deux conséquences que j'en tirerai, en comparant toujours la conception de Marie avec la nôtre, nous feront connaître à nous-mêmes l'heureux état où nous élève, par le baptême, la grâce de notre adoption.

Grâce qui sanctifia la personne de Marie, et qui la sanctifia de la manière qui convenait à une créature que Dieu formait actuellement, et qu'il destinait pour être la mère de son Fils; car dans ce bienheureux moment, Marie, déjà pleine de grâce, et pleine de l'Esprit de Dieu, eut droit de dire bien mieux qu'Isaïe : Dominus ab utero vocavit me (1) ; Avant que je visse le jour, le Seigneur m'a appelée : De ventre matris meœ recurdatus est nominis mei (2) ; Dès le sein de ma mère il m'a fait sentir l'impression de sa grâce, et s'est souvenu de mon nom. Oui, dès cet instant le Verbe de Dieu se souvint de l'auguste nom , du sacré nom, du nom vénérable que Marie devait un jour porter ; et parce que c'était d'elle qu'il voulait naître, au lieu qu'il dit à Isaïe : Servus meus es tu, quia in te gloriabor (3) ; Vous êtes mon serviteur, et c'est en vous que je me glorifierai; il dit à Marie, quoiqu'elle fût son humble servante : Vous êtes celle que j'ai choisie pour être ma mère, car c'est en cette qualité que vous êtes aujourd'hui conçue ; et voilà pourquoi non-seulement je me glorifierai, mais dès maintenant je me glorifie en vous. Dès cet instant-là, dis-je, le Verbe de Dieu, en vue de son incarnation prochaine, se fit comme une gloire particulière , et crut se devoir à lui-même de sanctifier cette Vierge, de l'enrichir de ses dons, et de la combler de ses faveurs les plus exquises. Le souvenir que c'était celle dont il devait être bientôt le fils, sa tendresse lui lit oublier les lois générales de sa justice rigoureuse, pour la séparer de la masse commune des enfants d'Adam ; pour la privilégier, pour la distinguer, pour l'honorer, en consacrant les prémices de son être par cette onction de sainteté dont elle lut remplie, et comme son fils présomptif, rendant

 

1 Isaïe., XLIX, 1. — 2 Ibid. — 3 Ibid., 3.

 

par avance, si je puis ainsi parler, cette espèce de respect à sa maternité future : De ventre matris meœ recordatus est nominis mei. Ce n'est pas tout.

J'ai dit que la grâce de la conception de Marie, au même temps qu'elle sanctifia sa personne, fut en elle comme une source intarissable de mérites, pour consacrer et pour relever toutes les actions de sa vie. Ceci n'est pas moins digne de votre attention : car, selon les règles et les principes de la théologie, il est encore vrai que la mère de Dieu, durant tout le cours de sa vie, n'a pas fait une seule action qui n'ait tiré son mérite et sa valeur de cette première grâce. Autre abîme des trésors infinis de la miséricorde divine : O altitudo divitiarum (1) ! Pour vous faire mieux entendre ce que je veux dire, je vais vous en donner une figure sensible ; et la voici. Imaginez-vous, mes chers auditeurs, ce petit grain de l'Evangile, qui, semé dans le champ, et y ayant germé, croît peu à peu jusqu'à devenir un grand arbre. Rien de plus juste pour exprimer ma pensée. Dès que ce grain a pris racine, il pousse son germe, il sort de la terre ; à force de s'élever il jette des branches, il se couvre de feuilles, il se pare de fleurs, il porte des fruits; mais en sorte que tout cela n'a de subsistance et de vie que par lui : car c'est de la racine et de ce grain que les plus hautes branches de l'arbre tirent la sève qui les nourrit; et cette sève ainsi répandue, entretient la fraîcheur des feuilles, fait la beauté des fleurs, donne aux fruits leur goût et leur saveur. Voilà le symbole de la grâce que reçut Marie dans sa conception. Ce fut comme un germe divin qui se forma dans son cœur, mais dont la vertu se répandit ensuite dans tout le corps de ses actions. Tout ce qu'a jamais fait Marie a été saint, et d'un mérite inestimable devant Dieu : pourquoi ? parce que tout ce qu'elle a fait partait d'un principe de sanctification qui était en elle, et qui donnait le prix à tout. Or, quel était ce principe de sanctification? La grâce de sa conception. Cette grâce, je l'avoue, n'était que la racine des dons sublimes dont le ciel ensuite la combla, et qui relevèrent à une perfection si éminente : mais parce que la racine était sainte, les branches le furent aussi : Si radix sancta, et rami (2). Qu'est-ce que j'entends par les branches? Ce sont les vertus que cette incomparable Vierge pratiquait, les bonnes œuvres qu'elle faisait, les devoirs qu'elle accomplissait , le culte qu'elle rendait à Dieu, les offices de charité dont elle

 

1 Rom., XI, 33. — 2 Ibid., 16.

 

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s'acquittait envers le prochain, les exercices d'humilité qui la rendaient si attentive sur elle-même. Car ce n'est point une vaine conjecture, mais une vérité solide , que tout cela fut sanctifié par la même grâce qui sanctifia son âme au moment de sa conception; et que cette grâce qu'elle ne perdit jamais, fut, pour me servir du terme de l'Evangile, le levain sacré dont la bénédiction et l'efficace se communiqua à tous les temps de sa vie.

Or, de là, Chrétiens, faisant un retour sur nous-mêmes, il nous est aisé de conclure ce que nous sommes par la grâce et avec la grâce. Car le baptême , qui, selon les Pères , est, comme j'ai dit, le sacrement de notre conception spirituelle , et même la pénitence, qui est celui de notre justification , nous donnent une grâce qui, pour être d'un ordre bien inférieur à celle de Marie, ne laisse pas d'opérer en nous par proportion les mêmes effets. Je veux dire que nous recevons une grâce qui sanctifie nos personnes, en nous élevant jusqu'à la dignité d'enfants de Dieu, et qui répand sur toutes nos actions un mérite par où elles deviennent dignes de Dieu , et de la vie éternelle que nous devons posséder en Dieu. A quoi sommes-nous sensibles, si nous ne le sommes pas à ces deux avantages si précieux? En vertu de la grâce qui nous sanctifie, nous sommes les enfants de Dieu. C'est ce que nous a expressément déclaré celui d'entre les apôtres qui pouvait mieux nous en instruire , et à qui ce secret fut révélé, quand il reposa, comme bien-aimé disciple, sur le sein de son maître. C'est lui qui nous a mis en main ce titre authentique de notre adoption, et qui, nous apprenant ce que nous sommes , pose pour fondement de son Evangile, que le pouvoir d'être enfant de Dieu nous a été donné à tous : Quotquot autem receperunt eum, dedit eis potestatem filios Dei fieri (1). Or, il est de la foi que ce pouvoir est essentiellement attaché à la grâce habituelle dont je parle. Si nous savions priser le don de Dieu ; si le péché ne nous aveuglait pas, jusqu'à nous ôter le sentiment de notre propre grandeur, c'est de cette grâce que nous ferions toute notre gloire : l'unique pensée qui nous occuperait, et dont nous serions vivement touchés , ce serait de respecter dans nous cette qualité d'enfants de Dieu, de la soutenir par notre conduite, de la préférer à tous les honneurs du siècle, et de rentrer souvent dans nous-mêmes, pour faire cette sainte réflexion : Qui suis-je devant Dieu et auprès de Dieu ? tandis

 

1 Joan., I, 12.

 

que je suis dans l'état de sa grâce, j'ai droit de l'appeler mon père, et il veut bien, tout Dieu qu'il est, me reconnaître parmi ses enfants. Voilà ce qu'il estime en moi, et sur quoi je dois faire fonds pour me glorifier et pour me confier en lui. Tous les autres titres, ou de naissance ou de fortune , qui pourraient dans le monde me distinguer, sont titres vains, titres périssables, titres dangereux : titres vains, puisqu'ils ne sont pas capables par eux-mêmes de me rendre agréable à Dieu ; titres périssables , puisque la mort les efface si tôt et les fait évanouir; titres dangereux pour le salut, puisqu'il est si facile d'en abuser, et si difficile de n'en abuser pas, et qu'on n'en peut attendre autre chose que d'être jugé de Dieu plus exactement et plus rigoureusement. Toute ma confiance doit donc être dans ce titre honorable d'enfant de Dieu : et malheur à vous, mes chers auditeurs , si jamais il vous arrivait de faire consister la vôtre dans une grandeur seulement humaine 1 Je ne prétends point pour cela diminuer les avantages, même extérieurs et temporels , que vous avez reçus de Dieu dans votre naissance. Ce que nous voyons dans la conception de Marie, je dis la grandeur du monde sanctifiée par la grâce du Créateur, doit m'inspirer un autre sentiment. Car Dieu n'a point méprisé dans Marie cette grandeur de la naissance , dont l'Eglise même semble aujourd'hui lui faire honneur. Au contraire, il a voulu que Marie fût d'un sang noble et royal : pourquoi? pour faire éclater, dit saint Chrysostome, la vertu de sa grâce , et pour donner aux grands du monde cette consolation dans leur état, non-seulement que la grandeur peut servir de fonds à la plus éminente sainteté, mais que la sainteté , pour être éminente , ne trouve point de fonds qui lui soit plus propre que la grandeur : pour leur marquer que, selon le dessein de la Providence, ils peuvent, sans rien confondre, être grands et être saints; mais qu'ils ne sont grands que pour être saints, et que plus ils sont grands , plus ils sont capables d'honorer Dieu, quand ils sont saints.

Divine leçon que leur fait aujourd'hui le Saint-Esprit, en leur proposant la généalogie de la mère de Dieu, comme la plus auguste de l'univers. Mais cette leçon, qui ne regarde que les grands, n'aurait pas assez d'étendue. Je parle donc à tous sans exception, puisqu'il n'y a point de juste sur la terre, de quelque condition qu'il soit, qui n'ait droit de dire comme chrétien : Je suis né de Dieu, et cette grâce qui me sanctifie n'est rien moins dans moi,

 

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qu'une participation delà nature de Dieu. C'est l'idée que chacun de nous, sans présomption , peut et doit avoir de soi-même, s'il est en grâce avec Dieu, puisque Dieu, en termes exprès, nous le témoigne par le premier de ses apôtres : Ut per hœc efficiamini divinœ consortes naturœ (1). Quelque languissante que soit notre foi, si nous raisonnions et si nous agissions suivant ce principe, en faudrait-il davantage pour la ranimer? Voyez, mes Frères, disait saint Jean, exhortant les premiers fidèles (et pourquoi dans le même sens ne vous le dirais-je pas aujourd'hui)? voyez quel amour le Père, qui est notre Dieu, nous a marqué en voulant qu'on nous appelât ses enfants, et que nous le fussions en effet : Videte qualem charitatem dedit Pater nobis, ut filii Dei nominemur et simus (2). Mais voyez aussi, ajoutait-il, et dois-je ajouter, quel retour de zèle, de ferveur, de reconnaissance, demande cette charité d'un Dieu ; voyez à quelle pureté de mœurs elle vous engage ; voyez l'obligation qu'elle vous impose de vous sanctifier en esprit et en vérité, pour n'être pas indignes de cette adoption, qui vous donne un Dieu pour père; voyez si c'est trop exiger de vous, quand Dieu prétend que pour cela vous cessiez d'être des hommes charnels, et que vous commenciez à vivre en hommes raisonnables; voyez si toute la perfection contenue dans la loi chrétienne est trop pour des enfants de Dieu : Videte. Ah ! Seigneur, s'écriait saint Léon, pape, méritons-nous de porter un si beau nom, si nous venons à le flétrir, oubliant la noblesse de notre origine, pour nous laisser dominer par des vices honteux; et ne faut-il pas que nous renoncions pour jamais à l'honneur de vous appartenir, si nous marchons encore dans les voies corrompues du siècle? Etre enfant de Dieu, et succomber à toutes les passions de l'homme, et être sujet à toutes les faiblesses de l'homme, et s'abandonner aux désirs déréglés de l'homme, ne serait-ce pas un monstre dans l'ordre de la grâce? C'est néanmoins, mes chers auditeurs, ce qui doit confondre tant d'âmes mondaines, et sur quoi je veux bien me promettre que, dans l'esprit d'une sainte componction, chacun s'appliquera de bonne foi à reconnaître devant Dieu son injustice, et à la pleurer. Poursuivons.

En vertu de la grâce qui nous sanctifie comme enfants de Dieu, nous sommes les héritiers de Dieu, et les cohéritiers de Jésus-Christ dans le royaume de Dieu : Si autem

 

1 II Petr., 1, 4. — 2 Joan., III, 1.

 

filii, et hœredes ; hœredes quidem Dei, cohœredes autem Christi (1). Héritiers de Dieu, parce que Dieu, dit saint Augustin, ne nous a point promis d'autre héritage que la possession de lui-même. Or, c'est la grâce sanctifiante qui nous assure cet héritage céleste; et Dieu, le meilleur et le plus libéral de tous les pères, ne peut nous le refuser, tandis que sa grâce est en nous, et que nous sommes en grâce avec lui. Cohéritiers de Jésus-Christ; car nous devenons capables, non-seulement de posséder, mais de mériter le royaume de Dieu, et de le mériter par autant de titres que nous pratiquons de bonnes œuvres, et que nous faisons d'actions chrétiennes : puisqu'il est encore de la foi que toutes nos œuvres élevées, sanctifiées et comme divinisées par la grâce, nous servent de mérites pour la gloire; que chacune, en particulier, est pour nous comme un droit acquis à cette gloire; que les plus viles el les plus basses en apparence, ont une sainteté proportionnée à cette gloire, qu'à un verre d'eau donné pour Dieu, est dû, par justice et par récompense, un degré de cette gloire; et qu'ainsi la vie du juste sur la terre devient un mérite continuel, dont Dieu, selon saint Paul, veut bien être dès maintenant le dépositaire, pour en être éternellement le rémunérateur. Il est vrai : mais aussi, renversant la proposition, concluez de là quelle perte fait un pécheur qui vient à déchoir de l'état de grâce, puisqu'il n'est pas moins de la foi, que hors de cet état toutes nos œuvres sont des œuvres mortes, de nul prix devant Dieu, et incapables de nous obtenir la récompense des élus de Dieu. Ce n'est pas que, dans l'état du péché, quoique privés de la grâce habituelle, nous ne puissions faire des actions louables et vertueuses, des actions saintes et surnaturelles, des actions même utiles pour le salut, puisqu'au moins elles peuvent nous servir de disposition pour nous convertir à Dieu : mais je ne vous instruirais pas à fond de votre religion, si je ne vous avertissais que toutes ces actions, quoique saintes, quoique surnaturelles, quoique utiles, hors de l'état de la grâce ne méritent rien pour le ciel; que Dieu ne nous en tiendra jamais compte dans l'éternité, et qu'au lieu qu'étant consacrées par la grâce, elles nous auraient acquis des trésors de gloire; du moment qu'elles n'ont pas cet avantage, elles ne peuvent nous conduire à ce royaume, que Dieu, comme juge équitable, réserve à ses amis. Or, ma douleur est de voir des chrétiens

 

1 Rom., VIII, 18.

 

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insensibles à de si importantes vérités, des chrétiens qui perdent la grâce tranquillement, qui la perdent sans chagrin et sans trouble, et qui par là ne montrent que trop leur peu de foi et même leur secrète irréligion. O homme ! concluait le grand saint Léon, indigné du scandale que je déplore, et touché d'un si prodigieux aveuglement ; ô homme ! qui que vous soyez, reconnaissez donc aujourd'hui votre dignité, et, sanctifié comme vous l’êtes par la grâce qui vous associe à la nature divine, ne retombez pas dans votre première bassesse : Agnosce, o homo, dignitatem tuam, et divinœ consors factas naturœ, noli in veterem vilitatem degeneri conversatione redire. Mais il faut pour cela, mes chers auditeurs, que, nous appliquant l'exemple de Marie, nous apprenions ce que nous devons à la grâce : c'est la dernière partie.

 

TROISIÈME  PARTIE.

 

C'est une vérité, Chrétiens, qui ne peut être contestée, qu'après Jésus-Christ, l'exemple de Marie, sa mère, est l'idée la plus excellente que nous puissions nous proposer pour la conduite de notre vie. A quoi j'ajoute, en particulier, que l'usage qu'a fait Marie de la grâce de sa conception, est le modèle le plus parfait que Dieu pût nous mettre devant les yeux pour nous apprendre l'usage que nous devons faire de la grâce de notre sanctification. C'est, mes chers auditeurs, ce qui vous va paraître évident, par la comparaison de ces deux grâces, ou plutôt par l'opposition que je remarque entre Marie et nous, touchant la correspondance et la fidélité dues à ces deux grâces. Opposition qui d'une part nous confondra, mais qui de l'autre nous instruira, et dont il ne tiendra qu'à nous de tirer les règles les plus solides et les plus sûres d'une vie chrétienne.

Car, prenez garde, s'il vous plaît : Marie, quoique exempte de toute faiblesse, et confirmée en grâce dans sa conception, n'a pas laissé de fuir le monde et la corruption du monde. Marie, quoique conçue avec tous les privilèges de l'innocence, n'a pas laissé de vivre dans l'austérité et dans les rigueurs de la pénitence. Marie, quoique remplie du Saint-Esprit dès l'instant de son origine, n'a pas laissé de travailler; et, sans mettre jamais de bornes à sa sainteté, elle a toujours été croissant en vertus et en mérites. Quelles conséquences pour nous, qui sommes, il est vrai, soit dans le baptême, soit dans la pénitence, régénérés et justifiés par la grâce, mais par une grâce qui n'a ni la stabilité de celle de Marie, ni son intégrité, ni sa plénitude ; ou plutôt, par une grâce dont les caractères sont tout différents de celle de Marie ! je veux dire par une grâce qui, toute puissante qu'elle est, se trouve exposée à nos inconstances et à nos fragilités; qui, toute sanctifiante qu'elle est, n'étant pas une grâce d'innocence, ne nous dispense pas de l'obligation de pleurer et de nous mortifier; qui, tout abondante qu'elle est, n'empêche pas qu'il ne reste encore dans nous un vide, je dis un vide de mérites que Dieu veut que nous remplissions par nos actions et par nos œuvres. Cependant, malgré la différence de ces caractères, nous nous obstinons à n'en croire que notre propre sens; et suivant des maximes et des voies contradictoirement opposées à celles de Marie, quoique fragiles et sujets à tous les désordres d'une nature corrompue, nous nous exposons témérairement aux plus dangereuses tentations du monde. Quoique conçus dans le péché et dans l'iniquité, nous prétendons vivre dans la mollesse et dans le plaisir; quoique dénués de mérites et de vertus, nous arrêtons le don de Dieu, et nous retenons sa grâce dans l'oisiveté d'une vie mondaine et inutile. N'apprendrons-nous jamais à nous conduire selon les lois de cette parfaite sagesse, qui, comme parle l'Evangile, doit nous rappeler, tout pécheurs que nous sommes, à la prudence des justes? et Dieu pouvait-il nous y engager par des raisons plus fortes et plus pressantes que celles-ci, qui sont les suites naturelles du mystère que nous célébrons?

Marie, sanctifiée dès sa conception, n'a jamais perdu la grâce qu'elle avait reçue de Dieu : je ne m'en étonne pas. Non-seulement elle ne l'a jamais perdue, mais elle n'en a jamais terni le lustre par le moindre péché. Ainsi, selon le témoignage et la décision du concile de Trente, l'a toujours cru toute l'Eglise : Quemadmodum de beata Virgine tenet Ecclesia. Ce n'est point encore ce qui me surprend ; mais ce que j'admire et ce qui fait le sujet de mon étonnement, c'est de voir la circonspection, l'attention, la vigilance avec laquelle Marie a conservé cette grâce, qu'elle ne devait jamais perdre, et même qu'elle ne pouvait perdre, l'ayant ménagée avec autant de précaution que si elle eût couru tous les risques; s'étant pour cela, dès sa plus tendre enfance, séparée du monde ; ayant renoncé pour cela à tout commerce et à tout engagement avec le monde ; ayant consacré pour cela les prémices de sa vie par un divorce solennel et

 

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éternel avec le monde, ayant vécu pour cela dans un si parfait éloignement du monde, que la vue même d'un ange la troubla, parce qu'il était transfiguré en homme : voilà, dis-je, ce qui me jette dans l'admiration. Car enfin, la grâce de la conception de Marie était à l'épreuve de la corruption du monde ; c'était une grâce solide, que toute l'iniquité du monde ne pouvait altérer ni ébranler : et la même théologie qui nous enseigne que la mère de Dieu ne pécha jamais, nous apprend qu'elle était impeccable par grâce, comme Jésus-Christ l'était  par nature ; parce qu'à l'instant même qu'elle fut conçue, Dieu la confirma et la fixa dans l'état de la sainteté. Le monde, tout perverti qu'il est, n'avait donc rien de dangereux pour elle. En quelque occasion qu'elle se fût trouvée, elle aurait donc pu marcher sûrement; et la grâce qu'elle portait dans son cœur n'aurait pas plus été souillée de tous les désordres et de tous les scandales du monde, que le rayon du soleil de la boue qu'il éclaire, et qu'il pénètre   sans  en contracter l'impureté. Mais c'est en cela même que la conduite de cette reine des  vierges devient  aujourd'hui notre exemple, et que son exemple, par l'énorme contrariété qui se rencontre entre elle et nous, est une conviction seule capable de nous confondre devant Dieu. Car voici, Chrétiens, en quoi je la fais consister. Marie, en vertu de sa conception, possédait une grâce inaltérable, et, comme parlent les théologiens, inamissible ; cependant elle marcha toujours dans l'étroite voie de la crainte du Seigneur : et nous, tout faibles que nous sommes, nous nous exposons témérairement à tous les dangers. Nous portons, comme dit l'Apôtre, le trésor de la grâce dans des vases de terre, c'est-à-dire dans des corps mortels et corruptibles : Habemus thesaurum istum in vasis fictilibus (1); et nous ne craignons rien. Nous le portons, ce riche et précieux trésor, dans un chemin glissant, parmi des ténèbres épaisses, au milieu des écueils et des précipices, poursuivis d'autant de démons qu'il y a d'ennemis de notre salut qui cherchent à nous l'enlever ; et rien de tout cela ne nous rend plus attentifs et plus vigilants. Je ne sais si je m'explique assez, et je ne puis trop insister sur ce parallèle. Marie, qui, par la grâce de son origine, était exempte des faiblesses du péché, s'est néanmoins, par zèle et par amour de ses devoirs, éloignée des occasions du péché ; et nous, à qui notre faiblesse fait souvent de ces occasions autant de

 

1 II Cor., IV, 7.

 

péchés, nous nous y jetons présomptueusement, et nous y demeurons opiniâtrement. Marie, à qui Dieu, dans sa conception, avait donné un préservatif infaillible contre le monde, se tint néanmoins dans une entière séparation du monde ; et nous, qui savons par tant d'épreuves combien le monde est contagieux pour nous, bien loin de le fuir, nous l'aimons, nous nous y plaisons, nous nous y intriguons, nous nous y poussons ; outre les engagements légitimes que nous y avons par la nécessité de notre état, nous nous en faisons tous les jours de volontaires et de criminels.

Or, c'est en quoi paraît notre présomption, de vouloir que Dieu fasse continuellement pour nous des miracles. Il n'en a fait qu'un pour sanctifier Marie, et nous voudrions qu'il en fit sans cesse de nouveaux pour nous conserver. Comme ces trois jeunes hommes dans la fournaise de Babylone, au milieu des flammes qu'allume partout l'esprit impur, nous voudrions qu'il nous soutînt en mille occasions où la curiosité nous porte, où la vanité nous conduit, où la passion nous attache, où nous nous trouvons contre l'ordre du ciel, et où la grâce même des anges ne serait pas en sûreté. Nous voudrions, avec une grâce aussi peu stable que la nôtre, être aussi forts et avoir les mêmes droits que Marie avec la grâce saine et entière de sa conception ; et ce que Marie n'a pas osé dans l'état de cette grâce privilégiée, nous l'osons dans le triste état où le péché nous a réduits. Mais abus, Chrétiens ; le prétendre ainsi, c'est nous aveugler et nous tromper nous-mêmes. Si cela était, les saints auraient pris, pour ne pas risquer la grâce de leur innocence, des mesures bien peu nécessaires. En vain l'Esprit de Dieu qui les gouvernait leur aurait-il inspiré tant de haine pour le monde ; et en vain ce même Esprit nous proposerait-il la sainteté de Marie comme une sainteté exemplaire, puisque sans nous séparer du monde, et sans le combattre, il nous serait aisé, au milieu du monde même, de nous maintenir dans la grâce. Non, non, il n'en va pas de la sorte. La grâce qui nous rend amis et enfants de Dieu, est une grâce que nous pouvons perdre ; et par conséquent nous devons veiller avec soin sur cette grâce, prêts à exposer tout le reste pour elle, parce qu'elle est la vie de notre âme, et déterminés à ne l'exposer jamais, parce qu'en la perdant nous perdons tout. Elle nous est enviée par le démon, et c'est ce qui nous doit rendre plus circonspects : de puissants ennemis l'attaquent

 

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dans nous, et c'est à nous de nous en défendre ; et puisqu'il a plu au Seigneur de nous soumettre à cette nécessité d'avoir toujours les armes à la main, il faut de cette nécessité, quelque gênante qu'elle puisse être, nous faire un mérite et une vertu : cela nous obligera à opérer notre salut avec crainte et avec tremblement ; ainsi le prétendait saint Paul. Il faudra renoncer à un certain monde : heureux si par là nous assurons le talent que Dieu nous a confié ! On ne nous dit pas qu'il faille renoncer à tous les engagements du monde:car il y en a qui sont d'un, devoir indispensable, et ceux-là n'ont rien d'incompatible avec la grâce; mais on nous dit qu'il faut renoncer à ceux qui n'ont point d'autre fondement que la passion, que le plaisir, que la sensualité ; parce que la grâce, toute sanctifiante qu'elle est, ne peut subsister avec eux. On ne nous oblige pas à fuir le monde en général, mais on nous oblige à fuir un monde particulier qui nous pervertit et qui nous pervertira toujours, parce que c'est un monde où règne le péché, un monde d'où la charité est bannie, un monde dont la médisance fait presque tous les entretiens , un monde où le libertinage passe non-seulement pour agréable, mais pour honnête ; un monde dont nous ne sortons jamais qu'avec des consciences ou troublées de remords, ou chargées de crimes ; un monde au torrent duquel nous sentons bien que nous ne pouvons résister.

Voilà l'essentielle et importante vérité que nous prêche Marie par son exemple ; et c'est à vous, âmes fidèles, dont elle a honoré le sexe, de vous l'appliquer personnellement: car l'exemple de Marie est fait pour vous ; et quand saint Ambroise parlait aux femmes chrétiennes de son siècle, c'était la règle qu'il leur proposait. Considérez Marie, leur disait-il ; il n'y a rien dans sa conduite qui ne vous instruise. Voyez avec quelle réserve et avec quelle modestie elle reçut la visite d'un ange; et vous apprendrez comment vous devez traiter avec des hommes pécheurs! C'était un ange, mais sous une figure humaine; et voilà pourquoi elle prétendit avoir raison et même obligation de se troubler. C'était le ministre de Dieu , l'ambassadeur de Dieu ; mais elle savait qu'une épouse de Dieu doit se défier des serviteurs de Dieu même. Elle était confirmée en grâce, et le Seigneur était avec elle, mais il n'était avec elle, reprend saint Ambroise, que parce qu'elle ne pouvait être sans peine avec tout autre qu'avec lui ; et elle n'était confirmée en grâce, que parce qu'elle était confirmée dans la défiance d'elle-même. Voilà le modèle et le grand modèle sur lequel Dieu vous jugera , mais sur lequel j'aime bien mieux que vous vous jugiez dès aujourd'hui vous-mêmes. Par là, je dis votre conformité à ce modèle , et par le soin que vous aurez d'imiter cet exemple , votre conduite sera telle que le veut saint Paul, irrépréhensible et sans tache ; par là votre réputation, dont vous êtes responsables à Dieu et aux hommes , se trouvera à couvert de la médisance ; par là vous serez au-dessus de la censure, et le monde même vous respectera ; par là cesseront tant d'imprudences malheureuses qui sont le scandale de votre vie ; tant de libertés que le monde même, tout corrompu qu'il est, ne vous permet ni ne vous pardonne pas ; tant de conversations dont la licence n'aboutit qu'à l'iniquité : par là les bienséances les plus exactes et les plus sévères vous deviendront dans la pratique aussi douces qu'elles vous semblaient importunes et fatigantes; par là votre régularité confondra le libertinage, et votre piété sera une piété solide : car qu'est-ce que votre piété sans cette régularité, sinon un fantôme que Dieu réprouve, et dont les hommes font le sujet de leurs railleries? En un mot, vous réglant sur l'exemple de Marie, vous sanctifierez le christianisme dans vos personnes : car je vous l'ai déjà dit plus d'une fois, Mesdames, et j'ose encore ici vous le redire, c'est de vous, et presque uniquement de vous que dépend le bon ordre et la sanctification du christianisme ; j'en appelle là-dessus à vos propres connaissances; et pour vous convaincre de cette vérité, je ne veux point d'autres témoins que vous-mêmes.

Cependant Marie n'ayant jamais perdu, ni même souillé par le moindre péché, la grâce de sa conception, selon les lois communes, ne devait-elle pas être exempte des rigueurs de la pénitence? Tel était sans doute le privilège de son état; mais prétendit-elle en jouir? Non, mes chers auditeurs. Mère d'un Fils qui, sans avoir connu le péché, venait au monde pour être la victime publique du péché, elle voulut avoir part à son sacrifice. Mère d'un Dieu qui, étant l'innocence même, venait par sa mort faire pénitence pour nous, elle se fit un devoir et un mérite d'entrer dans ses sentiments : elle ressentit comme lui les péchés des hommes, elle les pleura; et la douleur qu'elle en conçut, selon l'oracle de Siméon, fut comme une épée qui perça son âme et qui déchira son coeur. Quoique sainte et remplie de grâce, elle passa

 

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ses jours dans la pénitence la plus austère ; et c'est ce que nous avons de la peine à comprendre. Mais ce que je comprends encore moins, c'est que des pécheurs, et des pécheurs chargés de crimes, par une conduite directement opposée , veuillent goûter toutes les douceurs de la vie. Car voilà notre désordre ; déchus de la grâce de l'innocence , nous en voulons avoir tous les avantages ; conçus dans le péché, nous n'en voulons pas subir les châtiments , ni prendre les remèdes. Les avantages de l’innocence sont le repos, la tranquillité, le plaisir, la joie ; je dis une joie pure, sans disgrâce et sans amertume. Or n'est-ce pas là ce que nous recherchons avec tant d'empressement et tant de passion; et à nous entendre parler, à nous voir agir, ne dirait-on pas que nous y avons droit? Au contraire, l'assujettissement, le travail, l'humiliation, la souffrance, les larmes, selon l'Apôtre, sont le juste paiement et la solde du péché : Stipendia peccati (1) ; mais qu'avons-nous plus en horreur? de quoi cherchons-nous plus à nous préserver? et nous prêcher une telle morale, n'est-ce pas, à ce qu'il paraît, nous offenser? La pénitence, disent les conciles, est comme le supplément et comme le recouvrement de la grâce de l'innocence ; et malgré la perte de notre innocence, nous ne voulons point de pénitence. Si Dieu nous la fait faire par lui-même, nous en murmurons ; si cette pénitence se trouve attachée à nos conditions, nous nous la rendons inutile; d'une pénitence salutaire qu'elle pouvait être, nous nous en faisons une pénitence forcée; et voilà, mes chers auditeurs, votre malheureux état. Car où voit-on plus de sujets et plus de matière de pénitence qu'à la cour; et en même temps où voit-on dans la pratique moins de pénitence chrétienne qu'à la cour ? Là où le péché abonde, c'est là, par un renversement bien déplorable, que je trouve moins la vraie pénitence, et que règne avec plus d'empire l'orgueil de l'esprit, la mollesse des sens, et l'amour de soi-même.

Enfin, par une dernière opposition entre Marie et nous, quoique la grâce de sa conception fût une grâce surabondante et presque sans mesure, Marie néanmoins n'en est pas demeurée là ; mais toute son application, tandis qu'elle vécut, fut d'augmenter cette grâce, croissant tous les jours de mérite en mérite, de sainteté en sainteté : et nous, en qui la grâce même laisse un si grand vide, nous n'avons nul zèle pour le remplir ; nous

 

1 Rom., VI, 23.

 

nous contentons de ce que nous sommes : pour un homme du monde, dit-on, pour un courtisan, il n'en faut pas davantage. Et qui sommes-nous pour borner ainsi la grâce de notre Dieu : Qui estis vos (1) ? Si Dieu veut se servir de nous, et s'il demande de nous plus de perfection, pourquoi ne lui obéirons-nous pas, et pourquoi faudra-t-il que sa main et sa miséricorde soient raccourcies par notre infidélité? Ah! Chrétiens, la consistance dans la grâce n'est que pour la gloire. Dans cette vie, ou il faut croître, ou il faut déchoir. C'est ce que saint Paul enseignait aux premiers fidèles. Croissez, mes Frères, leur disait-il, dans la science de Dieu ; croissez dans son amour et dans sa grâce ; croissez dans la foi et dans toutes les vertus; sans cela vous êtes dans la voie de perdition. Or, pour croître de la sorte, il faut agir; et c'est ce qu'a fait Marie. Sans laisser jamais la grâce oisive, elle l'a rendue agissante , fervente, appliquée à de continuelles pratiques de piété et de charité. Mais quelles bonnes œuvres pratiquez-vous, et à quels devoirs de charité envers les pauvres vous adonnez-vous? S'il y a pour vous un moyen sur et infaillible de persévérer dans la grâce, au milieu du monde où vous vivez, c'est celui-là. Car au lieu que saint Bernard vous déclare, et avec raison, que, quoi que vous fassiez, vous ne conserverez jamais l'humilité dans le luxe, la chasteté dans les délices, la piété dans les intrigues et dans les vaines occupations du siècle, je vous dis, pour votre consolation, qu'en donnant vos soins aux pauvres de Jésus-Christ, et en vous employant pour eux, vous corrigerez votre délicatesse par la vue de leurs misères, votre vanité par les services que vous leur rendrez, votre froideur et votre indévotion par la sainteté de cet exercice ; et qu'ainsi, malgré les périls mêmes de votre état, mettant cette grâce en œuvre et la faisant agir pour Dieu, vous la sauverez pour vous-mêmes. Et de quoi nous sert-il, mes chers auditeurs, de posséder cette grâce si précieuse, et de n'en faire aucun usage ?

C'est donc ainsi que Marie a honoré la grâce, et que nous devons l'honorer. Quand Tertullien parle de la défiance salutaire que nous devons avoir de nous-mêmes pour nous préserver du péché, il dit un beau mot, savoir : que la crainte de l'homme est alors un respect et un honneur que l'homme, en vue de sa faiblesse et par esprit de religion, rend humblement à Dieu : Timor hominis honor Dei ; parce

 

1 Judith, VIII, 11.

 

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qu'en effet rien n'est plus honorable à Dieu que celte circonspection de l'homme, et cette attention non-seulement à ne point offenser son Dieu, mais à ne courir pas même volontairement le moindre risque de perdre sa grâce. El le même Tertullien, expliquant davantage sa pensée, dans l'exemple de certains pécheurs, qui, sortis de leurs désordres et des occasions malheureuses où ils étaient engagés, y renoncent pour jamais et de bonne foi, semblables à ceux qui, s'étant sauvés d'un naufrage, disent un éternel adieu à la mer; il ajoute que ces pécheurs honorent le bienfait de Dieu et la grâce de leur conversion , par le souvenir efficace du danger qu'ils ont couru : Et beneficium Dei, salutem suam scilicet, memoria periculi honorant. Faisons encore plus : comme Marie, ne nous contentons pas d'honorer la grâce en la conservant, mais honorons-la en lui laissant toute son action ; honorons-la en lui faisant prendre tous les jours de nouveaux accroissements, et en lui disposant pour cela nos cœurs.

C'est dans cette sainte résolution, ô glorieuse Mère de mon Dieu, que nous vous présentons nos vœux; et que, touché d'un zèle particulier comme prédicateur de l'Evangile, j'ose vous présenter les miens, non-seulement pour attirer sur tous mes auditeurs les effets de votre protection, mais afin que Dieu, par votre intercession toute-puissante, sanctifie l'auguste mariage qui fait maintenant le sujet de notre joie (1). C'est votre ouvrage, Sire ; et par l'intérêt que l'Eglise et la religion, aussi bien que l'état, y doivent prendre, le devoir de mon ministère m'oblige ici à vous en féliciter. Le jeune prince que vous éleviez, et que la Providence a destiné pour être dans la suite des temps assis sur le trône, formé par vous, était déjà le prodige de son âge et l'admiration de la cour. Dans la première fleur de ses années, capable de juger de tout, intelligent, savant, pénétrant, plein d'une solide raison, et, ce qui est encore plus, d'une solide religion, aimant le bien, ayant en horreur l'injustice et l'impiété, né avec des inclinations toutes royales, équitable, humain, généreux, ce prince était déjà parvenu à être, non plus l'espérance, mais la consolation de Votre Majesté. Il lui fallait une princesse digne de lui : Votre Majesté l'a trouvée. Nous la voyons, et j'ai l'honneur d'être le premier qui, dans le haut rang où elle nous paraît aujourd'hui, lui annonce les vérités du

 

1 Le P. Bourdaloue fit ce compliment au roi deux jours après le mariage de monseigneur le duc de Bourgogne.

 

salut. Il me suffirait, pour faire en deux mots l'éloge de cette princesse, de dire que Votre Majesté l'a préférée à toutes les princesses de l'Europe; et que, toute jeune qu'elle est, elle a su gagner votre estime. Mais il n'est pas ici question de faire l'éloge de la princesse, il s'agit de rendre grâce à Dieu de nous l'avoir donnée, et de lui faire connaître à elle-même les desseins de Dieu sur elle. Elle nous a apporté la paix, et par là sa personne nous doit être chère; mais nous nous en promettons encore quelque chose de plus important. On admire en elle des qualités qui la rendent parfaite selon le monde; on est charmé de ses manières, de la vivacité de son esprit, de la maturité de son jugement, de cette science du monde si avancée, de ce talent qu'elle a de savoir plaire à qui elle doit plaire ; mais pour moi qui ne dois avoir égard qu'à ce qui la rend parfaite selon Dieu, je bénis le ciel de nous avoir donné dans sa personne une princesse chrétienne, une princesse qui, instruite de la religion qu'elle professe, fera son capital de la pratiquer; qui, occupée de ses devoirs, n'aura rien, Sire, plus à cœur que de seconder le zèle de Votre Majesté, que de se conformer en toutes choses à ses intentions, que de mériter les bonnes grâces de Monseigneur, que d'édifier le prince son époux, que de servir de modèle à toutes les princesses de la cour, que de leur inspirer, par sa conduite, l'amour de la vraie piété, que de leur en donner le goût ; une princesse qui, s'élevant au-dessus de la vanité, emploiera le discernement et les lumières dont Dieu l'a pourvue, à démêler la vérité d'avec le mensonge, à éloigner de soi la flatterie, à se préserver de l'erreur, à ne pas donner dans le piège des passions d'autrui, à être en garde contre l'intrigue, à ne pas se laisser séduire par la médisance, à bannir le libertinage de sa maison, à en exterminer le vice, à y maintenir la probité, à y faire craindre et honorer Dieu ; une princesse dont bientôt les exemples seront plus puissants que toutes mes paroles, pour établir dans cette cour le règne des vertus, et qui, marchant sur les pas de ces grandes reines et de ces vertueuses princesses dont la mémoire toute récente est encore parmi nous en bénédiction, sera comme elles la protectrice déclarée des intérêts de Dieu, la mère des pauvres, le refuge et l'asile des malheureux. Voilà, plus que son rang, ce qui me la rend vénérable, et ce qui me fait dire, comme le serviteur d'Abraham, lorsque, voyant pour la première fois l'épouse du fils de son maître, il

 

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s'écria , dans un transport d'admiration et  d'action de grâces : Ipsa est, millier,  quam praeparavit Dominus filio domini mei (1) ; Oui, la voici, celle que Dieu, par son aimable providence, a choisie pour être l'épouse du fils de  mon seigneur : Filio domini mei. Ces paroles d'Eliézer furent une espèce de prédiction, qui s'accomplit dans la suite par l'abondance des grâces que Dieu répandit sur la maison d'Abraham et sur le mariage d'Isaac. Faites, ô mon Dieu, que ces mêmes paroles, appliquées à notre invincible monarque et à son auguste famille soient suivies des mêmes effets ; et puisque vous êtes l'auteur de cette glorieuse alliance qui vient de mettre le comble à notre bonheur, versez, sur les deux royales personnes qu'elle a unies d'un lien si sacré, vos plus singulières faveurs,  non-seulement par les prospérités temporelles dont ils méritent d'être comblés, mais encore plus abondamment par les grâces du salut, qui seront pour l'un et pour l'autre le principe d'une éternité bienheureuse que je leur souhaite , au nom du Père, etc.

 

1 Genes.,XXIV, 44.

 

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