SAINT FRANÇOIS-XAVIER

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SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT FRANÇOIS-XAVIER

ANALYSE.

 

Sujet. Voici un miracle de la vertu de Dieu, qui fait bien voir que le bras du Seigneur n'est pas raccourci, et qu'il peut encore sauver son peuple.

 

Ce nouveau miracle, c'est saint François-Xavier, ou plutôt ce sont les merveilleux succès de sa prédication; d'où nous pouvons tirer une preuve sensible et toute récente de l'incontestable vérité de la foi qu'il a prêchée aux plus fières puissances de l'Orient.

 

Division. De tous les miracles qui se sont faits dans l'établissement de l'Eglise chrétienne, un des plus grands, c'est l’établissement de l'Eglise même par le ministère des apôtres. Or, dans ces derniers siècles, saint François-Xavier a renouvelé ce miracle. En deux mots, Xavier, pour la propagation de la foi, a fait, comme les apôtres, des choses infiniment au-dessus de toutes les forces humaines : première partie. Xavier, comme les apôtres, a fait ces prodiges de zèle par des moyens qui ne tiennent rien de la prudence et de la sagesse humaine : deuxième partie. Voilà ce que nous devons appeler le miracle de l'Evangile.

Première partie. François-Xavier a fait, comme les apôtres, pour la propagation de la foi, des choses infiniment au-dessus de toutes les forces humaines : il a converti tout un monde. Examinons ce miracle.

Xavier est appelé par le roi de Portugal pour passer aux Indes. Il s'embarque à Lisbonne, il aborde dans l'Inde, le voilà rendu au rap de Comorin, et d'abord vingt mille idolâtres viennent le recevoir pour l'ambassadeur du vrai Dieu. Il parait chez les Mores, fameux insulaires, et dans l'espace de quelques jours il réduit sous le joug de la loi chrétienne jusqu'à trente villes. Le Japon l'attend : il y va, et il y confond les faux prêtres des idoles, il y baptise les rois, il y sanctifie les peuples, il y établit de nombreuses et de florissantes Eglises.

Or, pour peu qu'on raisonne, et que l'on considère les circonstances de tous ces faits, ne doit-on pas les regarder comme autant de prodiges? Il est vrai que Luther et Calvin pervertissaient au même temps et attiraient à eux l'Occident et le Septentrion : mais ces deux hérésiarques prêchaient une religion commode à la nature, et pour établir une telle religion, il ne fallait point de miracle, au lieu que Xavier prêchait une loi contraire à tous les sentiments naturels.

Quelle gloire pour cet homme apostolique, quand au jugement de Dieu il produira les fruits de sa mission et de si heureuses complètes! Mais quel sujet de condamnation pour nous, qui profitons si peu des soins de tant de prédicateurs, et de la sainte parole qu'ils nous annoncent!

Deuxième partie. François-Xavier, comme les apôtres, a fait de si grandes choses pour la propagation de l'Evangile par des moyens qui ne tiennent rien de la prudence et de la sagesse humaine. Comment se disposa-t-il au ministère évangélique? Par un renoncement entier à tous les avantages du monde ; surtout par cette victoire qu'il remporta sur lui-même, à l'égard d'un malade dont l'infection et la pourriture auraient du, ce semble, rebuter la plus héroïque vertu.

De là il devint insensible à tout, pour n'être sensible qu'aux impressions de la charité. Les hôpitaux devinrent pour lui une demeure ordinaire et agréable. Les nations les plus sauvages se trouvaient forcées de l'aimer, voyant qu'il aimait jusqu'à leurs misères; et les peuples, témoins des secours qu'ils en recevaient dans les infirmités de leurs corps, lui abandonnaient la conduite de leurs âmes.

Quels fonds employa-t-il dans l'exercice de son ministère? point d'autres pour lui qu'une extrême pauvreté. C'est avec le signe de cette pauvreté qu'il parcourt les provinces et les royaumes. Mais n'était-ce pas avilir son caractère? c'était plutôt le relever, et accréditer la loi qu'il publiait. Car ce désintéressement charmait les fidèles, et leur faisait conclure qu'il y avait quelque chose de surnaturel et de divin dans une religion qui élevait ainsi les cœurs et les dégageait de toutes les vues terrestres.

Par quelle voie pénétra-t-il jusque dans la capitale du Japon? par celle de l'humilité, en se réduisant à la vile condition de serviteur. A quoi s'appliquait-il avec plus de zèle? A enseigner aux enfants les premiers principes de la doctrine chrétienne, se faisant, pour ainsi dire, enfant comme eux. Or, voilà le miracle, que par la pauvreté, par l'humilité, par le renoncement à toute chose et à soi-même, il a fait ce que toute la politique du monde n'eût osé entreprendre, et ce que jamais elle n'eût exécuté.

Il s'est vu comblé d'honneurs : cela est vrai; mais c'est au même temps ce qu'il y a de merveilleux, qu'on ait ainsi respecté et honoré un pauvre. Il a fait des miracles : mais pourquoi Dieu lui mettait-il de la sorte son pouvoir dans les mains? parce que c'était un homme humble.

Bel exemple pour les prédicateurs et les ministres de l'Evangile. Qu'ils aient le zèle de Xavier, qu'ils meurent à eux-mêmes comme Xavier, qu'ils prennent comme Xavier cet esprit d'anéantissement qui fut l'esprit du Sauveur des hommes et l'esprit de tous les apôtres, alors ils seront les instruments digues de Dieu, et il s'en servira pour l'avancement de sa gloire et pour le salut du prochain.

 

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Ecce non est abbreviata manus Domini, ut salonre nequeat.

 

Voici un miracle de la vertu de Dieu, qui fait bien voir que le bras du Seigneur n'est pas raccourci, et qu'il peut encore sauver son peuple. (Isaïe, chap. LIX, 1.)

 

Monseigneur *,

 

Quel est ce miracle dont nous avons été nous-mêmes témoins, et en quel sens peuvent convenir ces paroles du Prophète à l'homme apostolique dont nous solennisons la fête ? Est-ce l'éloge de François-Xavier que j'entreprends,

ou n'est-ce pas l'éloge de la foi qu'il a prêchée? et si le Seigneur, dans ces derniers siècles, a fait éclater sa toute-puissante vertu par la conversion d'un nouveau monde, est-ce au ministre de ce grand ouvrage qu'il en faut attribuer la gloire, ou n'est-ce pas plutôt au Maître qui l'avait choisi, et qui l'a si heureusement conduit dans l'exercice de son ministère? Parlons donc, Chrétiens, non pas pour exalter le mérite de l'apôtre des Indes et du Japon, mais pour reconnaître la force de l'Evangile qu'il a porté à tant de nations barbares; et lirons, des merveilleux succès de sa prédication, une preuve sensible et toute récente de l'incontestable vérité de la foi à laquelle il a soumis les plus fières puissances de l'Orient : Ecce non est abbreviata manus Domini. Voici un prodige que Dieu nous a mis devant les yeux, pour nous convaincre et pour confirmer notre foi peut-être chancelante, toujours au moins faible et languissante : c'est la propagation du christianisme en de vastes pays d'où l'infidélité l'avait  banni, et où Xavier, sur les ruines de l'idolâtrie et malgré tous les efforts de l'enfer, a eu le bonheur de le rétablir. Je ne prétends point égaler par là cet ouvrier évangélique aux premiers apôtres. Je sais quelles furent les prérogatives de ces douze princes de l'Eglise, et quelle supériorité le ciel leur donna, soit par l'avantage de la vocation, soit par l'étendue du pouvoir, soit parla plénitude de la science. Mais après tout, comme saint Augustin a remarqué que ce n'était point déroger à la dignité de Jésus-Christ, de dire que saint Pierre a fait de plus grands miracles que lui : aussi ne crois-je rien diminuer de la prééminence des apôtres, quand je dis que Dieu, pour l'amplification de son Eglise, a employé saint François-Xavier à faire un miracle non moins surprenant ni moins divin que tout ce que nous admirons dans ces glorieux fondateurs de la religion chrétienne.

C'est, Monseigneur, ce que nous allons voir; et je ne puis douter qu'entre les honneurs que

 

1 Messire François Faure, évêque d'Amiens.

 

reçoit de la part des hommes l'illustre saint dont nous célébrons la mémoire, il n'agrée surtout le culte et le témoignage de piété que Votre Grandeur vient ici lui rendre. On sait quel fut son respect et sa profonde vénération pour les évoques, légitimes pasteurs du troupeau de Jésus-Christ , et les dépositaires de l'autorité de Dieu ; on sait avec quelle soumission il voulut dépendre d'eux ; que c'était sa grande maxime ; que c'était, disait-il lui-même, la bénédiction de toutes ses entreprises, et que c'est enfin une des plus belles vertus que l'histoire de sa vie nous ait marquées. Mais, Monseigneur, si Xavier eût vécu de nos jours, et qu'il eût eu à travailler sous la conduite et sous les ordres de Votre Grandeur, combien, outre ce caractère sacré qui vous est commun avec plusieurs, eût-il encore honoré dans vous d'autres grâces qui vous sont particulières? Aussi zélé qu'il était pour l'honneur de l'Evangile, combien eût-il révéré dans votre personne un des plus célèbres prédicateurs qu'aient formés notre France; un homme dont le mérite semble avoir eu du ciel le même partage que celui de Moïse, et à qui nous pouvons si bien appliquer ce qui est dit de ce fameux législateur : Glorificavit illum in conspectu regum, et jussit illi coram populo suo (1); Dieu l'a glorifié devant les têtes couronnées par le ministère de sa sainte parole, et lui a donné ensuite l'honorable commission de gouverner son peuple. Voilà, Monseigneur, ce qui eût sensiblement touché le cœur de Xavier : et Votre Grandeur n'ignore pas comment les nôtres sur cela même sont disposés. Que n'ai-je, pour traiter dignement le grand sujet qui me fait aujourd'hui monter dans cette chaire, et paraître en votre présence, ce don de la parole et cette éloquence vive et sublime qui vous est si naturelle ! mais le secours du Saint-Esprit suppléera à ma faiblesse, et je le demande par la médiation de Marie : Ave, Maria.

 

Une des difficultés les plus ordinaires que formaient autrefois les païens contre notre religion, c'était, si nous en croyons le vénérable Bède, qu'on n'y voyait plus ces miracles dont leur parlaient les chrétiens, et qu'ils produisaient comme les preuves certaines de sa divinité : ce qui faisait conclure à ces ennemis du christianisme, ou qu'il avait dégénéré de ce qu'il était, ou qu'il n'avait jamais été ce qu'on prétendait. A cela, les Pères répondaient diversement. Il est vrai, disait saint Grégoire, pape,

 

1 Eccli., XLV, 3.

 

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que ce don des miracles n'est plus aujourd'hui si  commun  qu'il  l'a été dans la   primitive Eglise; mais aussi n'est-il plus désormais si nécessaire qu'il l'était alors : car la foi, naissante encore, n'était, dans ces premiers temps, qu'une; jeune plante qui, pour croître et pour se fortifier, devait être arrosée et nourrie de ces grâces extraordinaires; mais maintenant qu'elle a jeté de profondes racines, et qu'elle est en état de se soutenir, elle n'a plus besoin de ce secours. Cette réponse est solide, mais celle de saint Augustin me paraît plus sensible et plus convaincante, lorsqu'il raisonnait de la sorte, en disputant contre les infidèles : Ou vous croyez les miracles sur quoi nous appuyons la vérité de la religion chrétienne, ou vous ne les croyez pas : si vous les croyez, c'est en vain que vous nous en demandez de nouveaux, puisque Dieu s'est assez expliqué par ceux qu'il a opérés d'abord dans l'établissement du christianisme : si vous ne les croyez pas, du moins faut-il que vous en reconnaissiez un , bien authentique et plus fort que tous les autres, savoir, que, sans miracles, le monde ait été converti à la foi de Jésus-Christ : Si Christi miraculis non creditis, saltem huic miraculo credendum est, mundum sine miraculis fuisse conversum. En effet, qu'y a-t-il de plus miraculeux qu'une telle conversion? Mais permettez-moi, mes chers auditeurs, d'ajouter ma pensée à celle de ces grands hommes : car je dis que les miracles de l'Eglise naissante n'ont point cessé ; je prétends qu'ils subsistent encore, et que Dieu les a continués jusque dans ces derniers siècles ; et je puis toujours m'écrier, avec le Prophète, que le bras tout-puissant du Seigneur n'est point raccourci : Ecce non est abbreviata manus Domini. Pour vous en faire convenir avec moi, je vous demande quel est, de tous les miracles qui se sont faits dans l'établissement de l'Eglise, le plus merveilleux et le plus grand ? n'est-ce pas, comme dit saint Ambroise, l'établissement de l'Eglise même? Rappelez dans votre esprit de quelle manière la loi chrétienne s'est répandue dans le monde; la sublimité de ses mystères incompréhensibles, et même opposés, en apparence, à la raison humaine; la sévérité de sa morale, contraire à toutes les inclinations de l'homme et à ses sens; les violents assauts et les combats qu'elle a eu à essuyer; la faiblesse des apôtres dont Dieu s'est servi pour la prêcher, et toutefois les succès étonnants de leur prédication dans les royaumes,  dans les empires, dans tous les états. Il n'y a point d'esprit droit et équitable qui, pesant bien tout cela, n'y découvre un miracle visible, et qui n'avoue, avec Pic de la Mirande, que c'est une extrême folie de ne pas croire à l'Evangile : Maximœ insaniœ est Evangelio non credere. Or, je soutiens que saint François-Xavier a renouvelé ce miracle, et je soutiens qu'il l'a renouvelé par les mêmes moyens que les apôtres de Jesus-Christ y ont employés : en deux mots, Xavier, pour la propagation de la foi, a fait des choses infiniment au-dessus de toutes les forces humaines: c'est la première partie ; Xavier, comme les apôtres, a fait ces prodiges de zèle par des moyens qui ne tiennent rien de la prudence et de la sagesse humaine : c'est la seconde partie. Un monde converti pas François-Xavier, voilà le succès de l'Evangile ; Xavier travaillant à convertir tout un monde par les abaissements et les souffrances, voilà la conduite de l'Evangile : le succès et la conduite joints ensemble, c'est ce que j'appelle le miracle de l'Evangile, et voilà le partage de ce discours et le sujet de votre attention.

 

PREMIÈRE   PARTIE.

 

Saint Augustin, expliquant ces paroles du psaume quarante-quatrième : Pro patribus tuis nati sunt tibi filii (1), en fait une application bien juste, lorsque , s'adressant à l'Eglise, il lui parle de cette sorte : Sainte épousi1 du Sauveur, ne vous plaignez pas que le ciel vous ait abandonnée, parce que vous ne voyez plus Pierre et Paul, ces grands apôtres dont vous avez pris naissance, et qui ont été vos pères : Non ergo te putes esse desertam , quia non vides Petrum, quia non vides Paulum, quia non vides eos per quos nata es ; Car vous avez formé des enfants héritiers de leur esprit, et qui vous rendront aussi glorieuse et aussi féconde que vous le fûtes jamais : Ecce pro patribus tuis nati sunt tibi filii. Or, entre ces enfants de l'Eglise, successeurs des apôtres et comme les dépositaires de leur zèle, il nie semble, Chrétiens, que je puis mettre François-Xavier dans le premier rang; et le miracle qu'il a plu à Dieu d'opérer par son ministère en est la preuve évidente : Ecce non est abbreviata manus Domini.

Examinons-le, ce miracle. Après l'avoir étudié avec soin, pour ne rien dire qui ne soit autorisé et par la voix publique, et par le témoignage même de l'Eglise qui l'a reconnu; sans rien exagérer dans une chaire consacrée à

 

1 Psal., XLIV, 17.

 

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la vérité, mais à ne prendre que la substance de la chose , et à considérer le fait précisément en lui-même, dénué de toutes les circonstances qui le relèvent, le voici tel que je le conçois et que vous le devez concevoir. Xavier, par la seule vertu de la divine parole, a soumis un monde entier à l'empire du vrai Dieu, a répandu en plus de trois mille lieues de pays la lumière de l'Evangile, a fondé un nombre presque innombrable d'Eglises dans l'Orient ; est entré en possession de cinquante-deux royaumes, pour y faire régner Jésus-Christ ; a dompté partout l'infidélité du paganisme, l'obstination de l'hérésie, le libertinage de l'impiété; a conféré de sa main le baptême à plus d'un million d'idolâtres, et les a présentés à Dieu comme de fidèles adorateurs de son nom : voilà le miracle de notre foi. Miracle au-dessus de tout ce que nous lisons de ces héros, ou vrais, ou prétendus , que l'histoire, profane a tant vantés; miracle où je puis dire, en me servant de la belle expression de saint Ambroise, que François-Xavier a fait réellement ce que la philosophie humaine, dans ses plus hautes et ses plus vaincs idées , n'a pu même imaginer : Minus est quod illa finxit, quam quod iste gessit ; et miracle enfin qui seul suffirait pour m'attacher inviolablement à la religion que je professe, et pour me faire connaître que c'est l'œuvre du Seigneur : Ecce non est abbreviata manus Domini.

Vous savez, mes chers auditeurs, par quelle occasion et quel dessein fut appelé l'homme apostolique dont je parle, pour passer aux Indes : car je laisse ce qu'il fit en Europe, et je viens d'abord à ce qu'il y a dans mon sujet d'essentiel et de capital. Certes, ce furent deux entreprises bien différentes que celle de Jean III, roi de Portugal, et celle de Xavier ; et il est bien à croire que, selon la politique mondaine, l'une ne fut que l'accessoire de l'autre. En effet, si la piété du prince lui fit souhaiter d'avoir un homme de Dieu pour aller combattre la superstition, le soin de sa propre grandeur lui fit équiper une flotte entière pour étendre ses conquêtes, et pour établir en de nouvelles et de vastes contrées sa domination. Telles étaient les vues de ce monarque ; telle était la fin que se proposaient les ministres de son Etat : mais le ciel en avait tout autrement disposé. Le dessein du roi de Portugal ne fut qu'une occasion ménagée par la Providence pour ouvrir le chemin à Xavier, et pour le faire entrer dans la moisson qu'il devait recueillir. Il ne faut que   lui pour   cet   important ouvrage; lui seul, il fera plus que ce pompeux et terrible appareil d'armes et de vaisseaux, et il portera plus loin les bornes du christianisme que Jean les limites de son empire.

Déjà je l'entends, ce saint apôtre, qui rallumant toute l'ardeur de sa charité, et rappelant toutes les forces de son âme à la vue de l'immense carrière qu'on lui donne à fournir, s'encourage lui-même, et s'excite à tout entreprendre pour la gloire du souverain Maître qui l'envoie. Allons, Xavier, dit-il en de fervents et de secrets colloques, puisque ton Dieu est partout, il faut qu'il soit partout connu et adoré ; ce serait un reproche pour toi, que l'auteur de ton être fût loué dans tous les lieux du monde par les créatures insensibles, et qu'il y eût un endroit de l'univers où il ne le fût pas des créatures intelligentes et raisonnables. Et pourquoi mettrais-tu entre les hommes quelque différence, et voudrais-tu en faire le choix, puisque le Créateur qui les a formés les embrasse tous dans le sein de sa miséricorde? Non, non : souviens-toi qu'en te confiant son Evangile, il t'en a rendu redevable à tous, et que c'est pour tous qu'il t'a communiqué sans restriction tout son pouvoir. Ce ne sont point là, Chrétiens, mes propres pensées, ni mes expressions; mais celles de Xavier, qu'il nous a laissées dans ses épîtres, fidèles interprètes de son cœur, et lettres sacrées que nous conservons comme les précieuses reliques et les monuments de son zèle.

C'est donc en de telles dispositions et avec de si nobles sentiments qu'il s'embarque à Lisbonne, qu'il traverse deux fois la zone torride, qu'il échappe heureusement le fameux cap de Bonne-Espérance, qu'il aborde dans l'Inde, qu'il passe dans l'île de la Pêcherie. Je serais infini, si j'entreprenais de faire le dénombrement de ces longues et fréquentes courses qui n'ont pu lasser son courage, et qui peut-être lasseraient votre patience. Mais un peu de réflexion, s'il vous plaît :1e voilà rendu au cap de Comorin, et d'abord vingt mille idolâtres viennent le reconnaître pour l'ambassadeur du vrai Dieu. D'où l'ont-ils appris, et qui le leur a dit! Ah! voici le miracle: Xavier ne sait ni la langue ni les coutumes du pays ; et cependant il persuade tous les esprits et gagne tous les cœurs. Chaque jour toute une bourgade est initiée au saint baptême. Les prêtres des faux dieux en conçoivent le plus violent dépit, et s'y opposent ; les chefs du peuple, les magistrats, en sont transportés jusqu'à la fureur; mais, pour user des termes de saint Prosper sur un sujet à peu près semblable, c'est de ces ennemis mêmes, de ces emportés

 

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et de ces furieux, qu'il compose une nouvelle Eglise : Sed de his resistentibus, sœvientibus, populum christianum augebat. A peine ces sages Indiens l'ont-ils eux-mêmes entendu, qu'ils veulent devenir enfants, pour se faire instruire des mystères qu'il leur enseigne. A la seule présence de ce prédicateur inspiré d'en-haut, toute leur sagesse s'évanouit ; et par là ils semblent vérifier la parole de l'Ecriture, selon le sens que lui donne saint Augustin : Absorpti sunt juncti petrœ judices eorum (1) ; Leurs juges, c'est-à-dire les savants de leur loi et les maîtres du paganisme, mis auprès de Jésus-Christ, qui est la pierre angulaire, ou des ministres de son Evangile, ont été entraînés, ont été comme engloutis et absorbés : Absorpti sunt.

N'était-ce pas un spectacle digne de l'admiration des anges et des hommes, de voir ce conquérant des âmes former dans les plaines de Travancor des milliers de catéchumènes, faire autant de chrétiens qu'il assemblait autour de lui d'auditeurs, s'épuiser de forces dans cet exercice tout divin ; et, comme autrefois Moïse, ne pouvoir plus lever les bras par la défaillance où il tombe, et avoir besoin qu'on les lui soutienne, non point pour exterminer les Amalécites, mais pour ressusciter des troupes d'infidèles à la vie delà grâce ? Quel triomphe pour la foi qu'il venait de leur annoncer, quand il marchait à la tète de ces néophytes, qu'il les conduisait dans les temples des idoles, qu'il les animait à les briser, à les fouler aux pieds, et, comme parle saint Cyprien, à faire de la matière du sacrilège un sacrifice au Dieu du ciel?

Il n'en demeure pas là. Bientôt il paraît chez les Maures, fameux insulaires, d'autant plus chers à Xavier qu'ils sont plus connus par leur barbarie, et qu'il en attend de plus rigoureux et de plus cruels traitements; car voilà ce qui l'attire, voilà ce qu'il cherche. Mais, providence de mon Dieu, que vos vues sont au-dessus des nôtres, et que vous savez conduire efficacement, quoique secrètement, vos impénétrables et adorables desseins ! Qui l'eût cru? cette brebis au milieu des loups, sans rien craindre de leur férocité, leur communique toute sa douceur. Ces tremblements de terre si communs parmi eux lui donnent occasion de les entretenir des grandeurs du Dieu qu'il leur prêche, et de la sévérité de ses jugements. Ces montagnes de feu qui sortent du sein des abîmes lui servent d'images, mais d'images affreuses, pour leur

 

1 Psal., CXL, 6.

 

représenter les flammes éternelles, et pour -leur en inspirer une horreur salutaire. Il les cultive, il les rend traitables, il les transforme en d'autres hommes. Toute l'Inde est dans l'étonnement, et ne peut comprendre qu'en peu de jours il ait réduit sous le joug de la foi chrétienne jusqu'à trente villes. Vous diriez que, comme les cœurs des rois sont dans la main de Dieu, tous les cœurs de ces peuples sont dans celle de Xavier. Il entre dans Malaque, et d'une Babylone il en fait une Jérusalem, c'est-à-dire d'une ville abandonnée à tous les vices il en fait une ville sainte. Le grand obstacle aux progrès de l'Evangile, c'est l'amour du plaisir et la pluralité des femmes : honteux dérèglement que la coutume avait introduit, et que la coutume autorisait. Il l'attaque et il l'abolit; mais comment? avec un ascendant sur les esprits et un empire si absolu, que nul homme engagé dans ce libertinage n'oserait paraître devant lui. Et parce qu'ils l'aiment tous comme leur père, parce qu'ils veulent tous traiter avec le saint apôtre, de là vient qu'ils renoncent tous à ce désordre. Plus de quatre cents mariages prétendus , cassés par son ordre, les liens les plus forts et les plus étroits engagements rompus, toutes les familles dans la règle : qu'y eut-il jamais de plus merveilleux ? et si ce ne sont pas autant de miracles , qu'est-ce donc, et à quel autre qu'à Dieu même attribuerons-nous un changement si difficile, si prompt, si universel?

Cependant, Chrétiens, un nouveau champ se présente à cet ouvrier infatigable ; et, sans nous arrêter, suivons-le partout où l'ardeur de son zèle porte ses pas. Le Japon l'attend, et c'est là, pour m'exprimer de la sorte, que Dieu a placé le siège de son apostolat; dans l'Inde il a travaillé sur un fonds où d'autres avant lui s'étaient exercés ; il a marché sur les traces des apôtres; mais ici il peut dire comme saint Paul : Sic autem prœdicaci Evangelium hoc, non ubi nominatus est Christus, ne super alienum fundamentum œdificarem; sed sicut scriptum est, quibus non est unnuntiatum  de eo (1) ; Oui, mes Frères, j'ai prêché Jésus-Christ, mais dans des lieux où jamais ce nom vénérable n'avait été prononcé ; et Dieu m'a fait cet honneur de vouloir que j'édifiasse là où personne avant moi n'avait bâti. Xavier en effet est le premier qui ait porté à cette nation le flambeau de l'Evangile ; je dis, à cette nation si fière et si jalouse de ses anciennes pratiques et de la religion de ses pères ; à cette nation où

 

1 Rom., XV, 21.

 

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le prince des ténèbres dominait en paix depuis tant de siècles, et qu'une licence effrénée plongeait dans tous les désordres. Il s'agissait de leur annoncer les vérités les plus dures, et d'ailleurs les moins compréhensibles ; une doctrine la plus humiliante pour l'esprit et la plus mortifiante pour les sens; une foi aveugle, sans raisonnement, sans discours; une espérance des biens futurs et invisibles, fondée sur le renoncement actuel à tous les biens présents ; en un mot, une loi formellement opposée à tous les préjugés et à toutes les inclinations de l'homme. Voilà ce qu'il fallait leur faire embrasser, à quoi il était question de les amener, sur quoi Xavier entreprend de les éclairer : quel projet ! et quel en sera l'issue ? Ne craignons point, mes chers auditeurs : c'est au nom de Dieu qu'il agit ; c'est Dieu qui le députe comme le Prophète, et qui lui ordonne d'arracher et de planter, de dissiper et d'amasser, de renverser et d'élever. Il arrachera les erreurs les plus profondément enracinées, et jusque dans le sein de l'idolâtrie il plantera le signe du salut, il dissipera les légions infernales conjurées contre lui, et malgré tous leurs efforts il rassemblera les élus du Seigneur ; il renversera ce fort armé qui s'était introduit dans l'héritage du Dieu vivant,  et de ses dépouilles il érigera un trophée à la grâce victorieuse qui l'accompagne, et qui se répandra avec abondance. Parlons sans figure,  et ne cherchons point de magnifiques et de pompeuses expressions pour soutenir un sujet qui par lui-même est au-dessus de toute expression.  François-Xavier se présente, il montre le crucifix, il proteste que ce crucifié est son Dieu et le Dieu de tous les hommes : cela suffit ; sur sa parole il est cru comme un oracle; les rois l'écoutent et le respectent, celui de Bungo reçoit le baptême ; de mille sectes répandues dans le Japon, il n'y en a pas une qu'il ne confonde; les bonzes les plus opiniâtres se font non-seulement ses disciples, mais ses ministres et ses coadjuteurs. Tous les jours, nouvelles Eglises ; et quelles Eglises? disons-le, mes chers auditeurs, à la gloire de Dieu, auteur de tant de merveilles : des Eglises dont les ferveurs ne cèdent en rien à celles du christianisme naissant; des Eglises où l'on a vu toute la pureté des mœurs, toute l'austérité de vie, toute la perfection que demande la plus sublime et la plus étroite morale, de l'Evangile ; des Eglises éprouvées par les plus cruelles persécutions que la tyrannie ait jamais suscitées contre Jésus-Christ et son troupeau; qui, bien loin de se scandaliser de la

croix et d'en rougir comme l'imposture a voulu nous le persuader, se sont immolées pour la croix et par la croix, se sont exposées pour elle à toutes les rigueurs de la captivité, à toutes les ardeurs du feu, à toutes les horreurs de la mort ; enfin, des Eglises où l'on a pu presque compter autant de martyrs qu'elles ont eu de fidèles. Tels sont les fruits de la mission de Xavier. Qui les a fait naître, ces fruits de sainteté? C'est Xavier coopérant avec Dieu ; c'est Dieu agissant dans Xavier. Nous pouvons dire l'un et l'autre, comme nous le voudrons, pourvu que nous reconnaissions là le miracle de notre foi : Ecce non est abbreviata manus Domini.

Cependant, au milieu de ses victoires, ce héros chrétien en voit tout à coup le cours interrompu. Insatiable dans ses désirs', il tourne son zèle vers le vaste empire de la Chine, et la Chine lui échappe. Quelle subite et triste révolution ? Ainsi vous l'aviez ordonné, Seigneur. Mais s'il m'est permis de pénétrer dans un de ces secrets que votre providence tient cachés à nos yeux, et qu'il n'appartient qu'à votre sagesse de bien connaître, pourquoi, mon Dieu, arrêtez-vous un apôtre uniquement occupé du soin de votre gloire, et pourquoi lui refusez-vous l'entrée d'une terre où il ne pense qu'à faire célébrer vos grandeurs ? Vous ne permîtes pas à Moïse d'entrer dans la terre de Chanaan, parce qu'il avait manqué à vos ordres, et qu'il n'avait pas sanctifié votre nom parmi le peuple : Quia prœvaricati estis contra me, et non sanctificastis me inter filios Israël (1). Mais voici un homme soumis à votre parole, un homme selon votre cœur, et vous le retenez dans une île déserte ! Lorsqu'il médite une conquête si glorieuse pour vous, et après laquelle il soupire depuis si longtemps, vous l'abandonnez à la mort, qui fait échouer toutes ses espérances ! Je me trompe, Chrétiens, Xavier est entré dans la Chine ; au défaut de son corps, son esprit y a percé ; il y est encore vivant, et il y soutient tant de prédicateurs de tous les états et de tous les ordres de l'Eglise ; c'est lui qui les dirige par ses leçons, lui qui les anime par ses exemples, lui qui les console dans leurs fatigues par le souvenir de ses travaux, et lui enfin qui, du haut de la gloire, fait descendre sur eux ces secours de grâces dont ils tirent toutes leurs forces, et qui achève ainsi dans le ciel ce qu'il n'a pu accomplir sur la terre.

Or revenons ; et, sans vous faire un détail plus

 

1 Deut., XXXII, 51.

 

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exact de tant de nations qu'il a instruites , de tant de provinces et de royaumes qu'il a parcourus, de tant de mers qu'il a traversées, et où si souvent il s'est vu exposé aux tempêtes et aux naufrages, tenons-nous-en à l'idée générale que je viens de vous tracer, et qui n'est encore qu'une ébauche très-légère des progrès de la foi par le ministère ,de cet homme vraiment apostolique. Pour peu que nous raisonnions, et qu'examinant avec attention toutes les circonstances de ce grand miracle dont Dieu même fut l'auteur, et dont Xavier n'a été que l'instrument, nous considérions le caractère des peuples avec qui il eut à traiter, l'obstination de leurs esprits et leur attachement à de fausses divinités, la corruption de leurs mœurs et leurs habitudes vicieuses et profondément enracinées, leur férocité ou leur fierté naturelle ; d'ailleurs, la sublimité de la loi qu'il leur a prêchée, son obscurité dans les mystères, sa sévérité dans la morale ; et avec cela ce consentement universel, cette soumission prompte et cette étonnante docilité avec laquelle ils l'ont reçue, ne sommes-nous pas obligés de nous écrier que le doigt du Seigneur était là? Digitus Dei est hic (1). Et quelles marques plus sensibles pourrions-nous avoir de la vertu divine qui l'accompagnait? Ecce non est abbreviata manus Domini.

Il est vrai : tandis ou presque au même temps que François-Xavier sanctifiait l'Orient, des hommes suscités de l'enfer, je veux dire un Luther et un Calvin, pervertissaient l'Occident et le Septentrion. Ils publiaient que Dieu les avait choisis et inspirés pour réformer l'Eglise, qu'un esprit particulier leur avait dicté ce qu'il fallait croire, qu'ils étaient les dépositaires du sens de l'Ecriture, et qu'on le devait apprendre de leur bouche. Ainsi ces faux prophètes s'érigeaient-ils de leur propre autorité, en maîtres de la doctrine : et, par le plus déplorable aveuglement, les peuples les écoutèrent, les grands les appuyèrent, les Etats changèrent de lois et de coutumes : tel fut, si j'ose m'exprimer de la sorte, le miracle de l'hérésie. Mais entre ce prétendu miracle et celui dont je parle, quelle différence ! Je ne dis point que Xavier avait reçu sa mission de l'Eglise, et que les autres s'étaient ingérés d'eux-mêmes ; je ne dis point que Xavier était irréprochable dans sa vie, et que ces hérésiarques furent constamment aussi corrompus dans toute leur conduite que dans leur foi ; je ne dis point que Xavier, revêtu d'un pouvoir tout divin,

 

1 Exod., VIII, 19.

 

commandait aux éléments, calmait les flots de la mer, paraissait à la fois en divers lieux, voyait l'avenir,  lisait dans les cœurs,  chassait les démons, guérissait les malades, ressuscitait les morts ; et que jamais ces docteurs de l'erreur ne firent rien voir qui marquât en eux une vocation spéciale et propre, et qui donnât à connaître que le Seigneur était avec eux. Je ne dis point tout cela ; mais voici à quoi je m'en tiens, et ce qui me suffit : c'est qu'ils prêchaient une religion favorable à la nature, commode aux sens, qui  retranchait tous les préceptes de l'Eglise, qui dégageait de l'obligation des vœux, qui délivrait du joug de la confession, qui, sous prétexte d'une   impossibilité imaginaire dans la pratique des commandements et d'un défaut de grâce, conduisait les hommes au libertinage. Or, pour établir une telle religion dans le monde, il ne faut point de miracle, puisque le monde n'y est déjà que trop disposé de lui-même : au lieu que le saint apôtre des Indes et du Japon apportait une loi contraire à tous les sentiments naturels ; une loi qui déclarait la guerre aux passions , qui condamnait les plaisirs, qui prescrivait des règles de continence, capables de rebuter tous les esprits ; qui obligeait à verser son sang, à donner sa vie, à endurer les plus cruels supplices pour la défendre et la soutenir. Or, d'avoir fait agréer cette loi à une multitude presque infinie d'idolâtres de tout sexe, de tout âge, de tout caractère, de tout état, aux grands et aux petits, aux sages et aux simples, à des voluptueux et à des sensuels, à des opiniâtres et à des présomptueux, n'est-ce pas là le plus évident de tous les miracles, et quel autre que Dieu même l'a pu opérer ? Miracle par où Xaxier réparait les ruines de l'Eglise et les brèches qu'y faisait le schisme de l'hérésie, puisqu'il est certain que, par ses prédications apostoliques, il a plus gagné de sujets à la vraie religion que Luther et Calvin ne lui en ont dérobé, et n'en ont porté à la rébellion. Tellement que nous pouvons lui appliquer le bel éloge que saint Basile donnait autrefois à saint Grégoire de Nazianze et l'appeler le supplément de l'Eglise : Supplementum Ecclesiœ, parce qu'il a suppléé avantageusement, par son zèle, à toutes les pertes qu'elle avait faites par la division des hérétiques.

Ah ! Chrétiens, que la charité est généreuse dans ses entreprises, qu'elle est ferme et constante dans ses poursuites ! mais surtout qu'elle est heureuse dans ses succès ! Que ne peut point un homme possédé de l'Esprit divin,

 

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libre de tous les intérêts de la terre, et uniquement passionné pour la gloire du Seigneur? Ne faut-il pas que l'ambition humaine fasse ici l'aveu de sa faiblesse et qu'elle cède au zèle d'un apôtre qui ne cherche qu'à faire connaître et honorer Dieu? Si Xavier eût embrassé la profession des armes, comme sa naissance semblait l'y engager, ou s'il eût borné ses vues à se distinguer dans les lettres, selon son inclination particulière et le caractère, de son esprit, qu'eût-il fait? et quoi qu'il eût fait, son nom vivrait-il encore dans la mémoire des hommes, et ne serait-il pas peut-être enseveli avec tant d'autres dans une profonde obscurité? Mais maintenant on publie partout ses merveilles ; les siècles entiers n'en peuvent effacer le souvenir, et jusqu'à la dernière consommation des temps, il sera parlé de Xavier dans toutes les parties du monde. Je dis plus : car, pour me servir de la noble et admirable figure de saint Grégoire, pape, comment paraîtra-t-il dans cette assemblée générale de l'univers, où Dieu viendra couronner ses saints, surtout ses apôtres, et leur rendre gloire pour gloire? C'est là, dit le saint docteur dont j'ai emprunté cette pensée, que les apôtres traîneront après eux, et comme en triomphe, toutes les nations qu'ils ont conquises à Jésus-Christ ; là que Pierre se montrera à la tète de la Judée qu'il a convertie; là qu'André conduira l'Achaïe; Jean, l'Asie; Thomas, toute l'Inde : Ibi Petrus cum Judœa conversa apparebit ; ibi Andreas Achaiam, Joannes Asiam, Thomas Indiam in conspectu Judicis , regi conversam ducet. Et moi j'ajoute : c'est là que Xavier produira, pour fruits de son apostolat, des troupes sans nombre de toutes nations, de tous peuples, de toutes tribus, de toutes langues, qu'il a réduites sous le joug de l'Evangile, et tout un monde dont il a été la lumière : Ex omnibus gentibus, et tribubus, et populis, et linguis (1).

Mais sur cela même, mes chers auditeurs, quels reproches n'avez-vous pas à vous faire? C'est par le ministère d'un seul prédicateur que Dieu, jusqu'au milieu de l'idolâtrie, a opéré ces miracles de conversion ; et dans le centre de la foi tant de prédicateurs suffisent à peine pour convertir un pécheur. Xavier prêchait à des infidèles, et il les touchait; nous prêchons à des chrétiens, et ils demeurent insensibles. A quoi attribuerons-nous cette monstrueuse opposition? est-ce que Xavier était saint, et que nous, ministres de la divine

 

1 Apoc, VII, 9.

 

parole, ne le sommes pas? mais notre foi ne serait plus ce qu'elle est, si elle dépendait ainsi des ministres qui l'annoncent ; ils ne prêchent pas et ils ne convertissent pas comme saints, mais comme députés de Dieu , et comme envoyés de Dieu : or, quelles que soient les qualités de la personne, cette députation et cette mission n'est pas moins légitime. Quand donc vous dites, Si c'étaient des saints, je les écouterais et ils me persuaderaient, vous commettez, selon saint Bernard, trois grandes injustices : Tune, par rapport à la grâce, dont vous bornez l'efficace et le pouvoir à la vertu, ou plutôt à la faiblesse d'un homme ; l'autre, par rapport au prochain, en imputant aux ouvriers évangéliques ce qui ne vient pas d'eux, savoir, votre impénitence et votre obstination ; la dernière, par rapport à vous-mêmes, en cherchant de vaines excuses dans vos désordres, et des prétextes pour vous y autoriser. Quoi donc ! est-ce que Xavier avait un autre Evangile à prêcher que nous? est-ce qu'il faisait connaître un autre Dieu ? est-ce qu'il enseignait d'autres vérités? est-ce qu'il proposait d'autres peines et d'autres récompenses? rien de tout cela : mais c'est qu'il instruisait des peuples qui, quoique nés et quoique élevés dans l'infidélité, suivaient les impressions de la grâce ; et que vous, dans le christianisme, vous la combattez, vous la rejetiez, vous l'étouffez. De là des millions d'athées ou d'idolâtres étaient tout à coup changés en de vrais chrétiens , et tous les jours des chrétiens deviennent des impies et des athées. Je dis des athées ; car il n'y en a que trop et de toutes les manières : athées de créance et athées de volonté ; athées qui ne reconnaissent point de Dieu, et athées qui voudraient n'en point reconnaître, et qu'en effet il n'y en eût point; athées dans les cours des princes, athées dans la profession des armes, athées dans les académies des savants, athées dans tous les lieux et tous les états où règne la dissolution du vice. Ah ! mes Frères, n'est-ce pas ainsi que s'accomplit la parole du Sauveur du monde, cette parole si terrible pour nous, que plusieurs viendraient de l'Orient : Multi ab Oriente venient (1) ; qu’ils prendraient place dans te gloire avec Abraham et tous les saints habitants de ce séjour bienheureux : Et recumbent cum Abraham , Isaac et Jacob (2) ; mais que, pour les enfants et les héritiers du royaume, ils seraient chassés et précipités dans les ténèbres de l'enfer : Filii autem regni ejicientur

 

1 Matth., VIII, 11.— 2 Ibid.

 

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in tenebras exteriores (1) ? Ne soyons pas du nombre de ces chrétiens réprouvés ; et pour cela, réveillons notre foi, ranimons-la, rendons-la fervente et agissante. Je viens de vous en proposer un des plus grands motifs ; c'est ce miracle de l'Evangile, renouvelé par François-Xavier dans la conversion des peuples de l'Orient. Mais ce qui y met, ce me semble, le comble, c'est que Xavier l'ait renouvelé par les mêmes moyens dont se sont servis les apôtres dans la conversion du monde. Encore quelque attention, s'il vous plaît, pour cette seconde partie.

 

DEUXIÈME PARTIE.

 

Faire de grandes choses, ce n'est point précisément et uniquement en quoi consiste la toute-puissance de Dieu ; mais faire de grandes choses de rien, c'est le propre de la vertu divine, et le caractère particulier qui la distingue. Ainsi Dieu en a-t-il usé dans la création et dans l'incarnation, qui sont, par excellence les deux chefs-d'œuvre de sa main. Dans la création , il a tiré tous les êtres du néant, c'est sur le néant qu'il a travaillé ; et parce qu'il agissait en Dieu, il a donné à ce néant une fécondité infinie : dans l'incarnation, il a réparé, renouvelé, réformé toute la nature, et, pour cela, il a eu besoin d'un Homme-Dieu ; mais il a fallu que cet Homme-Dieu s'anéantît, afin que Dieu pût s'en servir pour l'accomplissement du grand mystère de la rédemption du monde. Or, voilà aussi l'idée que Jésus-Christ a suivie dans l'établissement de l'Evangile. Il voulait convaincre l'univers que c'était l'œuvre de Dieu, et que Dieu seul en était l'auteur. Qu'a-t-il fait? 11 a choisi des sujets vils et méprisables, des hommes sans appui, sans crédit, sans talent ; des disciples qui furent la faiblesse même, des apôtres qui n'eurent point d'autres armes que la patience, point d'autres trésors que la pauvreté, point d'autre conseil que la simplicité : Non multi potentes, non multi nobiles, sed quœ stulta sunt mundi, elegit Deus (2). Eh quoi ! Seigneur, eût pu lui dire un sage du siècle, sont-ce là ceux que vous destinez à une si haute entreprise ? Avec des hommes aussi dépourvus de tous les secours humains, que prétendez-vous et qu'attendez-vous ? Mais : Vous vous trompez, lui eût répondu ce Dieu Sauveur, vous raisonnez en homme, et j'agis en Dieu. Ces simples et ces faibles, ce sont les ministres que je demande, parce que j'ai de quoi les conduire et les soutenir.

 

1 Matth., VIII, 12. — 2 1 Cor., I, 27.

 

S'ils avaient d'autres qualités, ils feraient paraître leur puissance , et non la mienne. Pour faire réussir mon dessein, il me faut des hommes qui ne soient rien selon le monde, ou qui ne soient que le rebut du monde; et la première condition requise dans un apôtre et un prédicateur de mon Evangile, c'est qu'il soit mort au monde et à lui-même.

Tel était, si je puis parler de la sorte, la politique de Jésus-Christ : politique sur laquelle il a fondé tout l'édifice de sa religion, et politique dont saint François-Xavier a suivi exactement les maximes dans toute sa conduite. Comment cela? me direz-vous. Xavier n'avait-il pas tous les avantages du monde ? n'était-il pas de la première noblesse de Navarre? ne s'était-il pas distingué dans l'université de Paris? ne possédait-il pas des talents extraordinaires? et quelque profession qu'il eût embrassée, lui manquait-il aucune des dispositions nécessaires pour s'y avancer, et même pour y exceller ? Tout cela est vrai ; mais je prétends que rien de tout cela n'a contribué au miracle que Dieu a opéré par son ministère: pourquoi ? parce qu'il a fallu que François-Xavier quittât tout cela et qu'il s'en dépouillât, pour travailler avec succès à la propagation de l'Evangile. Oui, il a fallu qu'il renonçât à ce qu'il était, qu'il oubliât ce qu'il savait ; qu'il devînt, par son choix, tout ce qu'avaient été les apôtres par leur condition , afin de se disposer comme eux aux fonctions apostoliques, et de pouvoir s'employer efficacement et heureusement à étendre le royaume de Jésus-Christ.

Par quel moyen est-il donc venu à bout de ce grand ouvrage, dont il se trouvait chargé? Ah ! Chrétiens, que n'ai-je le loisir de vous le faire bien comprendre ! que n'ai-je des couleurs assez vives pour vous tracer ici le portrait de cet apôtre ! vous y verriez la parfaite image d'un saint Paul , c'est-à-dire un homme détaché de tout par le renoncement le plus universel à tous les biens de la vie, à tous les honneurs du siècle, à tous les plaisirs des sens ; un homme crucifié, et portant sur son corps toute la mortification du Dieu pauvre et du Dieu soutirant qu'il annonçait ; un homme immolé comme une victime, et sacrifié au salut du prochain ; un homme anathème pour ses frères, ou voulant l'être, et toujours prêt à se livrer lui-même, pourvu qu'il pût les affranchir de l'esclavage de l'enfer et les sauver. Mais encore par quelle vertu a-t-il fait tant de merveilles dans la conversion de l'Orient? est-il

 

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il croyable que ce soit par tout ce que nous lisons dans son histoire? je veux dire par une abnégation totale et sans réserve, par une humilité sans mesure, par un désir ardent du mépris, par une patience à l'épreuve de tous les outrages, par la plus rigoureuse pauvreté, par L'amour le plus passionné des croix et des souffrances : en un mot, par un abandon général de tout ce qui s'appelle douceurs, commodités, intérêts propres? Est-ce ainsi qu'il s'est insinué dans les esprits , et sont-ce là les ressorts par où il a remué les cœurs pour les tourner vers Dieu ? Je vous l'ai dit, Chrétiens, et je le répète ; c'est par là môme, et jamais il n'y employa d'autres moyens. En voulez-vous la preuve ? la voici en quelques points où je me renferme : car, dans un sujet si étendu, je dois me prescrire des bornes, et me contenter de quelques faits plus marqués, qui vous feront juger de tous les autres.

Il était d'une complexion délicate, et la vue seule d'une plaie lui faisait horreur : mais rien n'en doit faire à un apôtre ; il faut qu'il surmonte cette délicatesse , et qu'il apprenne à triompher de ses sens avant que d'aller combattre les ennemis de son Dieu. Sur cela que lui inspire son zèle ? vous l'avez cent fois entendu ; mais pouvez-vous assez l'entendre pour la gloire de Xavier et pour votre édification? Retiré dans un hôpital, et employé auprès des malades, quel objet il aperçoit devant ses yeux ! et n'est-ce pas là que tout son courage est mis à l'épreuve, et que, pour vaincre les révoltes de la nature, il a besoin de toute sa ferveur et de toute sa force ? C'était un malade; disons mieux , c'était un cadavre vivant, dont l'infection et la pourriture auraient rebuté la plus héroïque vertu. Que fera Xavier? Au premier aspect son cœur malgré lui se soulève ; mais bientôt à ce soulèvement imprévu succède une sainte indignation contre lui-même : Eh quoi ! dit-il, faut-il que mes yeux trahissent mon cœur, et qu'ils aient peine à voir ce que Dieu m'oblige à aimer ? Touché de ce reproche, il s'attache à cet homme couvert d'ulcères , il embrasse ce cadavre que la foi lui fait envisager comme un des membres mystiques de Jésus-Christ, et mille lois il baise ses plaies avec le môme respect et le même amour que Madeleine pénitente baisa les pieds de son Sauveur : il fait plus; mais je ménage votre faiblesse, et je veux bien y avoir égard , pour vous épargner un récit où peut-être vous m'accusez de ne m'être déjà que trop arrêté. Or, qui pourrait dire combien cette victoire qu'il remporta sur lui-même lui valut pour la conquête des âmes? De là et par ce seul effort, il devint insensible à tout le reste, pour n'être plus sensible qu'aux impressions de la charité. De là, les hôpitaux, dont il avait un éloignement naturel, devinrent pour lui une demeure ordinaire et agréable; delà, il apprit à vivre parmi les pauvres , à converser et à se familiariser avec les barbares, à les visiter dans leurs cabanes, à les assister dans leurs besoins, à les aider de ses conseils dans leurs affaires, et à s'attirer ainsi toute leur confiance : car ces sauvages , tout sauvages qu'ils étaient , se trouvaient forcés de l'aimer, voyant qu'il aimait jusqu'à leurs misères: et, témoins des secours qu'ils en recevaient dans les infirmités de leurs corps et dans toutes les nécessités temporelles, ils lui abandonnaient au même temps le soin de leurs intérêts éternels et la conduite de leurs âmes.

Ce n'est pas assez : il faut qu'un apôtre soit pauvre lui-même , selon l'ordre que donna le Sauveur du monde à ces premiers prédicateurs de l'Evangile, qu'il envoya dans toutes les contrées de la terre, sans biens, sans revenus, sans héritage, et à qui même il marqua en termes exprès, s'ils avaient deux habits, de n'en garder qu'un , et de n'être point en peine de leur entretien et de leur subsistance. Dans les entreprises humaines, pour peu qu'elles soient importantes, on a besoin de grandes ressources, et ce n'est souvent qu'à force de libéralités et de profusions qu'on les fait réussir : mais n'avoir rien, ne posséder rien, et dans cette extrême disette exécuter des desseins à quoi d'immenses trésors et les plus amples largesses ne suffiraient pas, c'est là que paraît évidemment le pouvoir et la vertu de Dieu. Autre moyen qu'employa Xavier à la conversion des peuples. Il part de Rome pour se rendre à Lisbonne; c'est un roi qui l'invite, c'est le souverain pontife qui l'envoie, c'est de la dignité même de légat du Saint-Siège, aussi éminente que sacrée, qu'il est revêtu : mais quelle pompe l'accompagne, ce ministre d'un grand roi et ce légat apostolique? en deux mots, mes chers auditeurs, vous allez l'apprendre : un habit usé et un bréviaire, voilà tout l'appareil de sa marche et toutes les richesses qu'il porte avec soi. Peut-être , lorsqu'il s'agira d'entrer dans le champ du Seigneur, et que de Lisbonne il faudra passer dans les Indes, pensera-t-il à se pourvoir ? Que dis-je! il se croira toujours abondamment pourvu de toutes choses, tant qu'il mettra sa confiance en Dieu, et qu'il s'abandonnera aux

 

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soins de sa providence; tout autre secours, il le refusera, se tenant plus riche de sa pauvreté que de tous les biens du monde.

C'est avec le signe de cette sainte pauvreté qu'il arrive à Mozambique, qu'il se l'ait voir à Mélinde, à Socotora, à Coa; qu'il va mouiller à la côte de la Pêcherie, qu'il parcourt le royaume de Travancor ; qu'il visite les îles de Manar, d'Amboine, de Ceylan, les Moluques; vivant de ce qu'il a soin de mendier, et, du reste, aussi peu attentif à sa nourriture, à sa demeure, à son vêtement, que s'il n'avait point de corps à soutenir. Mais quoi ! n'était-ce pas avilir son caractère? n'était-ce pas tenter Dieu? Non, Chrétiens, ce n'était ni l'un ni l'autre ; car, d'une part, les dignités ecclésiastiques n'en deviendraient que plus vénérables, et ne seraient, en effet, que plus respectées et plus révérées, si la pauvreté de Jésus-Christ et la simplicité de l'Evangile en bannissaient l'abondance, le luxe et le faste ; et d'ailleurs, Xavier n'ignorait pas que Dieu ne manque jamais à ses ministres, dès qu'ils ne cherchent que lui-même et que sa gloire, et qu'il fait même servir leur pauvreté au succès de leur ministère : aussi combien fut efficace le désintéressement de notre apôtre auprès de ces infidèles, qui en furent tout à la fois et les témoins et les admirateurs? Pourquoi, disaient-ils, et comment un homme si réglé et si sage dans toute sa conduite a-t-il quitté sa patrie , traversé tant de mers, essuyé tant de périls, pour venir ici mener une vie pauvre et misérable? est-ce la nature, est-ce l'amour de soi-même qui inspire un tel dessein? 11 faut donc qu'il y ait dans son entreprise quelque chose de particulier, et au-dessus de nos connaissances; il faut que ce soit un Dieu qui l'ait envoyé, et que la loi qu'il nous annonce ait une vertu supérieure et toute céleste, qui nous est cachée. Ce raisonnement était comme le préliminaire de leur conversion, et bientôt la grâce achevait, parmi ces Indiens, ce que la pauvreté volontaire de Xavier avait commencé.

Et par quelle voie pénétra-t-il jusque dans la capitale du Japon? 0 providence de mon Dieu! que vous êtes admirable et adorable, lorsque vous employez ainsi la faiblesse même, la bassesse même, L'humilité même , et l'humilité la plus profonde , à soumettre les forts, les puissants, les grands! Oui, glorieux apôtre, c'est sur le fondement de votre humilité , comme sur la pierre ferme, que Dieu établit cette Eglise du Japon, si célèbre par ses combats pour la foi de Jésus-Christ, et plus célèbre encore par ses  triomphes.  Le  Sauveur des hommes, descendant sur la terre, s'humilia pour nous , dit saint Paul, et pour notre rédemption , jusqu'à prendre la forme d'esclave: Exinanivit semetipsum, formam servi accipiens (1). Permettez-moi, mes chers auditeurs, d'en dire par proportion autant de François-Xavier, lorsque, pour entrer dans Méaco,le siège de ce grand empire où Dieu l'appelait, et dont il voyait les avenues fermées, il voulut bien, par le plus prodigieux abaissement, se réduire à la condition d'un vil serviteur ; que, dans cette vue, il se donna à un cavalier, qu'il se chargea de son équipage , qu'il le suivit durant près d'une journée par des chemins raboteux et semés d'épines qui lui déchiraient les pieds; et que, malgré toutes ces difficultés qu'il eut à surmonter , malgré l'extrême défaillance où le firent tomber tant de fatigues, il parvint enfin au terme d'une course si humiliante et si pénible : Exinanivit semetipsum, formam servi accipiens. Le voilà donc selon ses vœux, mais, du reste , seul et sans autre escorte que deux compagnons qu'il s'est associés; le voilà, dis-je, au milieu d'une terre ennemie; et que prétend-il? la conquérir tout entière, c'est-à-dire la purger de ses anciennes erreurs , l'instruire et la sanctifier. Et de quelles armes veut-il pour cela se servir? point d'autres armes que celles dont usèrent avant lui les apôtres, les armes des vertus. Mais encore de quelles vertus? non point tant de ces vertus éclatantes qui frappent les yeux et qui brillent devant les hommes, que des vertus les plus obscures, ce semble, et les plus capables de le dégrader, de le rabaisser, de l'anéantir : d'un amour du mépris qui lui fait aimer et rechercher les opprobres et les ignominies; d'une patience inaltérable, qui lui l'ait supporter, sans se plaindre , les plus sensibles affronts et les injures les plus sanglantes; d'une constance inébranlable au milieu des plus cruelles persécutions que l'enfer lui suscite ; d'une condescendance infatigable qui le fait descendre à tout, prenant soin lui-même de l'instruction des enfants, parcourant les rues la clochette à la main pour les rassembler, et se faisant comme enfant avec eux pour en faire des enfants de Dieu.

Combien d'esprits profanes et imbus des maximes du monde le méprisèrent, et combien encore le mépriseraient, en le voyant au milieu de ces enfants qui le suivaient en foule, et qu'il recevait avec une bonté de père! Mais, chose admirable, et que nous devons regarder comme le plus visible témoignage de la présence et

 

1 Philip., II, 7.

 

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de l'opération miraculeuse de l'Esprit divin qui présidait à ces saintes assemblées ! c'est de ces enfants mêmes que Xavier formait des troupes auxiliaires , plus terribles à l'enfer que toutes les puissances de la terre ; c'est de ces enfants mêmes qu'il faisait des apôtres; c'est à ces enfants qu'il donnait des missions, qu'il communiquait le pouvoir de guérir les malades, de chasser les démons, de prêcher la foi. Confiteor tibi, Pater, Domine cœliet terrœ, quia abscondisti haie a sapientibus, et revelasti ea parvulis (1): O mon Dieu, disait ce saint homme dans une de ses épîtres, j'adore votre providence éternelle, d'avoir attaché à de si faibles moyens un de vos plus grands ouvrages ! Mais je ne m'en étonne point, Seigneur; car vous ne voulez pas que le prix de votre mort soit anéanti : or, si l'éloquence des hommes pouvait exécuter cette entreprise, l'humilité de la croix serait inutile et sans effet : Non in sapientia verbi, ut non evacuetur crux Christi (2). Ensuite, s'adressant à Ignace , à qui, par une confiance filiale, il déclarait tous les mouvements de son cœur : Plût à Dieu, poursuivait-il, que tels et tels que nous avons connus dans l'université de Paris , remplis de science et des plus belles qualités de l'esprit, fussent ici pour admirer avec moi la force de la parole de Dieu, quand elle n'est point déguisée par l'artifice , ni corrompue par l'intention ! Ils oublieraient tout ce qu'ils savent, pour ne savoir plus que Jésus-Christ crucifié ; et au lieu de ces discours qu'ils préparent avec tant d'étude et qu'ils débitent avec si peu de fruit, ils se réduiraient à l'état des enfants, afin de devenir les pères des peuples. Ainsi parlait Xavier, et de là cette belle leçon qu'il faisait à un de ses plus illustres compagnons, recteur du nouveau collège de Goa : Barzée, lui disait-il, que le soin du catéchisme soit le premier soin de votre charge. C'a été l'emploi des apôtres , et c'est le plus important de notre compagnie. Ne croyez pas avoir rien fait, si vous le négligez ; et comptez sur tout le reste, tandis que l'on s'acquittera avec fidélité d'un exercice si utile et si nécessaire. Or, ce que Xavier conseillait là-dessus aux autres, c'est ce qu'il pratiquait lui-même avec d'autant plus de zèle, qu'il y trouvait tout ensemble et de quoi s'humilier, et de quoi avancer plus sûrement et plus efficacement la gloire de Dieu.

Vous me direz qu'il s'est vu comblé d'honneurs dans les cours des rois, qu'ils l'ont reçu avec distinction dans leurs palais, qu'ils Pont invité à leurs tables, qu'ils l'ont admis dans

 

1 Matth., XI, 25. — 2 1 Cor., I, 17.

 

leurs entretiens les plus familiers et les plus intimes. Je le sais ; mais c'est en cela même que nous découvrons la conduite de Dieu , qui élève les petits, qui donne à leurs paroles un attrait dont les âmes les plus hautaines et les plus indociles se sentent touchées ; et qui, tout méprisables qu'ils paraissent selon le monde , leur fait trouver grâce auprès des princes et des monarques. Vous me direz qu'il faisait des miracles, et que ces miracles si surprenants et si fréquents prévenaient les peuples en sa faveur, et le rendaient célèbre dans l'Inde et dans le Japon. J'en conviens; mais pourquoi Dieu lui mit-il de la sorte son pouvoir dans les mains? parce que c'était un homme qui, sans se confier jamais en lui-même, ne se confiait qu'en Dieu; un homme qui, sans jamais s'attribuer rien à lui-même, référait tout à Dieu ; un homme qui, ennemi de sa propre gloire et de lui-même, ne cherchait pour lui-même dans tous ses travaux que le travail , et ne pensait qu'à faire adorer et aimer Dieu; enfin , un homme qui, dans le dénûment entier et le parfait dépouillement où il s'était réduit, donnait à connaître que tout ce qu'il opérait de plus merveilleux et de plus grand n'était l'effet ni de la prudence , ni de l'opulence, ni de la puissance humaine, mais uniquement et incontestablement l'ouvrage de Dieu.

N'en disons pas davantage, mes chers auditeurs ; car je n'ai pas le temps de m'étendre ici plus au long, et il faut finir. Mais soit que nous considérions le succès de François-Xavier dans le cours de sa mission, soit que nous ayons égard aux moyens qu'il y a fait servir, nous pouvons conclure que depuis saint Paul, le docteur des nations, jamais homme n'a pu dire avec plus de vérité, ni plus de sujet que Xavier : Existimo nihil me minus fecisse a maquis apostolis (1). Je crois n'en avoir pas moins fait que les plus grands apôtres. Quand saint Paul parlait de la sorte, c'était sans préjudice de son humilité, puisque dans le fond il se regardait comme le dernier des apôtres : Ego enim sum minimus apostolorum (1). Et quand je mets ce glorieux témoignage dans la bouche de Xavier, ce n'est pas pour exprimer ce qu'il pensait de lui-même, mais ce que nous en devons penser. Une chose lui a manqué , c'est de verser son sang comme les apôtres, et de joindre à la gloire de l'apostolat la couronne du martyre. Mais, mon Dieu, vous savez quels furent sur cela les sentiments et les dispositions de son cœur. Vous savez quel sacrifice il

 

1 2 Cor., XI, 5. —2 I Cor., XV, 9.

 

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eut à vous faire, et il vous fit, sur ce rivage où il plut à votre providence de l'arrêter et de terminer sa course. Si le désir peut devant vous suppléer à l'effet, ah ! Seigneur, souhaita-t-il rien plus ardemment que de sacrifier pour vous sa vie? Et même ne la sacrifia-t-il pas ; et une vie volontairement exposée pour l'honneur de votre nom , et pour la propagation de votre Eglise, à tant de fatigues sur la terre, à tant d'orages sur la mer, à tant de traverses de la part de vos ennemis, à tant de souffrances et de misères, ne fut-ce pas une mort continuelle et un martyre?

Quoi qu'il en soit, mes Frères, voilà le modèle que cette sainte solennité nous met aujourd'hui devant les yeux ; et quand je dis mes Frères, j'entends ceux que Dieu a choisis pour les mêmes emplois et le même ministère que François-Xavier, ceux qu'il a destinés à la conduite des âmes, à la prédication de l'Evangile, à toutes les fonctions du sacerdoce, tels qu'il s'en trouve ici plusieurs, séculiers et religieux, de tous les états et de tous les ordres. C'est, dis-je, à vous, mes Frères, que je m'adresse présentement, à vous qui êtes les prêtres de Jésus-Christ, qui êtes les coopérateurs du salut des hommes, qui êtes établis pour la sanctification des peuples. Il ne m'appartient pas de vous apprendre vos devoirs; mais encore est-il bon que nous nous instruisions quelquefois les uns les autres; et puisque nous honorons en ce jour la sainteté d'un prêtre, d'un missionnaire, d'un prédicateur, d'un confesseur, d'un directeur des consciences, et que nous participons à toutes ces qualités, n'est-il pas convenable que nous fassions quelque retour sur nous-mêmes, pour voir comment nous les soutenons? Dieu a fait des prodiges par le ministère de saint François-Xavier, et souvent il ne fait rien ou presque rien par le nôtre. D'où vient cette différence? Il est bien juste que nous en recherchions la cause, et que nous examinions si notre zèle a les mêmes caractères que celui de Xavier; s'il est aussi pur, s'il est aussi désintéressé, s'il nous détache aussi parfaitement du monde et de nous-mêmes ; car vous le savez mieux que moi, mes Frères, toute sorte de zèle n'est pas le véritable zèle de la charité, et il n'y a rien qui demande plus de discernement que le vrai zèle, parce qu'il n'y a rien en général de plus sujet que le zèle à l'illusion et à la passion. On a quelquefois trop de zèle, disait le grand évoque de Genève, saint François de Sales, et en même temps, ajoutait-il, l'on n'en a pas assez. On en a trop d'apparent, et l'on n'en a pas assez de solide; on en a trop pour les créatures, et l'on n'en a pas assez pour Dieu ; on en a trop pour les autres, et l'on n'en a pas assez pour soi-même; on en a trop pour les riches et pour les grands, et l'on n'en a pas assez pour les pauvres et pour les petits : or tout cela, ce sont des fantômes de zèle.

Mais le point important, mes Frères, c'est ce que j'ai dit, et ce que Xavier nous a si bien appris, savoir, que nous ne serons jamais des instruments dignes de Dieu, et propres à l'avancement de sa gloire, si nous ne mourons à nous-mêmes, et si nous n'entrons dans cet esprit d'anéantissement, qui fut l'esprit du Sauveur des hommes et l'esprit de tous les apôtres. Voilà de quoi nous devons être persuadés comme d'un principe de foi : avec cela, Dieu se servira de nous ; sans cela, Dieu n'agréera jamais nos soins. Nous pourrons bien faire des actions éclatantes, mais nous ne gagnerons point d'âmes à Jésus-Christ; le monde nous applaudira, mais le monde ne se convertira pas; nous établirons notre réputation, mais Dieu n'en sera pas plus glorifié : et pourquoi voudrait-on que les choses allassent autrement? sur quoi l'espérerait-on? Dieu a prétendu sauver le monde par l'humilité :1esauverons-nous par la recherche d'une vaine estime et d'un taux honneur? le Fils de Dieu s'est anéanti lui-même pour opérer le salut des pécheurs: y coopérerons-nous en nous élevant et en nous faisant valoir? Non, non, mes Frères, cela ne sera jamais : Dieu n'a point pris cette voie et il ne la prendra jamais. Les apôtres ont converti le monde par l'opprobre de la croix, et c'est par là que nous le devons convertir.

De là vient que quand je vois les ouvriers évangéliques dans l'élévation et dans l'éclat, favorisés, honorés, approuvés du monde, je tremble, et je me défie de ces avantages trompeurs ; pourquoi? parce que je dis : Ce n'est point de la sorte que le monde a été sanctifié. Au contraire, quand je les vois en butte à la censure et à la malignité du monde, dans l'abjection, dans la persécution, dans le mépris et la haine du monde, j'en augure bien : car je sais que ce sont là les moyens dont Jésus-Christ et les premiers ministres de son Eglise se sont servis. Pardonnez-moi, mes Frères, si je vous explique ainsi mes sentiments; je le fais plus pour ma propre instruction que pour la vôtre.

Pour vous, mes chers auditeurs, qui n'êtes point appelés de Dieu à ces fonctions apostoliques, tout ce que j'ai à vous demander, c'est

 

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que vous soyez les apôtres de vous-mêmes, et que vous ayez pour votre âme, chacun en particulier, le même zèle que François-Xavier a eu pour celle des autres. Est-ce trop exiger de vous? Tout ce que j'ai à vous demander, c'est que vous soyez les apôtres de vos familles et que vous fassiez au moins servir Dieu dans vos maisons, et par vos domestiques, par vos proches, par vos enfants, comme François-Xavier l'a fait servir dans des terres étrangères, et par des sauvages et des barbares. Cela n'est-il pas raisonnable? Ah ! Chrétiens, si nous venons à nous perdre, et si nous négligeons le salut de quelques âmes qui nous sont confiées, qu'aurons-nous à répondre, quand Dieu nous mettra devant les yeux des apôtres, qui, non contents de se sauver eux-mêmes, ont encore sauvé avec eux des nations entières? Prévenons un si terrible reproche, et, par une ferveur toute nouvelle, mettons-nous en état de parvenir un jour à cette souveraine béatitude que la foi nous propose comme le plus précieux de tous les biens, et que je vous souhaite, etc.

 

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