COMMÉMORATION  MORTS

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SERMON POUR LE JOUR DE LA COMMÉMORATION DES MORTS.

ANALYSE.

 

Sujet. Je vous dis en vérité que l'heure est venue, et c'est celle-ci, où les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et où ceux qui l’entendront vivront.

 

Cette voix du Fils de Dieu, c'est la voix de son sang, qui, dans le sacrifice de l'autel, a été aujourd'hui offert à Dieu pour les morts; il s'est fait entendre à ces âmes que la justice de Dieu relient dans le purgatoire, et il leur a annoncé l'heureuse nouvelle de leur délivrance.

Division. Ne pas secourir les âmes du purgatoire, parce qu'on n'est pas persuadé des peines quelles y souffrent, ni qu’il y ait un purgatoire, c'est une conduite aussi déraisonnable qu'elle est pleine d'erreur : première partie. Etre persuadé des peines que dirent les âmes du purgatoire, et ne pas travailler à les secourir, c'est une dureté aussi criminelle qu'elle est contraire à la piété et aux lois mêmes de l’humanité

 : deuxième partie. Etre disposé à secourir les âmes du purgatoire, et ne se servir pour cela que de moyens inefficaces, c'est un désordre aussi commun qu'il est déplorable dans le christianisme : troisième partie.

Première partie. Ne pas secourir les âmes du purgatoire, parce qu'on n'est pas persuadé des peines qu'elles y souffrent, ni

 

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qu'il y ait un purgatoire, c'est une conduite aussi déraisonnable qu'elle est pleine d'erreur. Telle est néanmoins la conduite des hérétiques, et de ceux qui, par libertinage, entrent sur ce point dans leurs sentiments : conduite où il est aisé de découvrir trois grands défauts.

1° Dans un doute de spéculation, ils se mettent au hasard de manquer a un des plus importants devoirs de la justice et de la charité chrétienne : car enfin les hérétiques, malgré eux, sont forcés de reconnaître que, comme ils n'ont point d'assurance qu'il y ait un purgatoire, aussi n'ont-ils point d'assurance qu'il n'y en ait pas. Or, dans un tel doute, conclure à ne point prier pour les morts, est-ce une conduite sage? Nous qui croyons le purgatoire, nous ne sommes pas pour cela certains que ceux d'entre les morts pour qui nous prions en particulier y soient actuellement ; car ils peuvent être, ou dans le ciel, ou dans l'enfer. Cependant nous prions toujours : pourquoi? parce que, comme dit saint Augustin, il vaut mieux s'exposer a faire pour ces âmes des prières superflues, que de se mettre en danger de ne pas faire pour elles des prières nécessaires. Ainsi devraient raisonner les hérétiques.

2° Ils ne prient pas pour les morts, parce qu'ils ne croient pas le purgatoire : mais, tout au contraire, ils devraient croire le purgatoire, parce qu'il est évident et incontestable qu'il faut prier pour les morts. Rien de plus solidement établi par l'autorité de l'Ecriture, par celle des anciens conciles et des Pères, par toute la tradition, que la prière pour les morts. Or, s'il faut prier pour les morts, il y a donc un purgatoire. Mais pour ne vouloir pas tirer cette conséquence, les hérétiques nient le principe, et, pour le nier, ils rejettent des livres de l'Ecriture très-authentiques, et ne défèrent ni aux conciles, ni aux Pères, ni à la tradition.

3° De ce qui est incertain touchant le purgatoire, ils se font un préjugé contre le purgatoire même. Par exemple, ce qui les choque, ce sont certaines peintures sensibles et affreuses qu'on nous en fait. Mais moi, si j'étais à leur place, je me dirais à moi-même : Je ne sais point expressément ni où souffrent les âmes des morts que Dieu purifie, ni ce qu'elles souffrent, ni comment elles souffrent; mais sans examiner toutes ces circonstances, qui ne sont point essentielles, il me suffit de savoir qu'elles souffrent, qu'il est juste qu'elles souffrent, et que je puis les soulager dans leurs souffrances. Quel bonheur pour nous, fidèles catholiques, d'être les enfants d'une Eglise qui ne nous abandonne, ni pendant notre vie, ni après notre mort!

Deuxième partie. Etre persuadé des peines que souffrent lésâmes du purgatoire, et ne pas travailler à les secourir, c'est une dureté aussi criminelle qu'elle est contraire à la piété et aux lois mêmes de l'humanité; elle blesse trois intérêts différents : 1° l'intérêt de Dieu; 2° l'intérêt de nos frères; 3° notre propre intérêt.

1° L'intérêt de Dieu : car, délivrer une âme du purgatoire, c'est procurer un accroissement de gloire à Dieu; c'est autant glorifier Dieu qu'on le glorifie par la conversion des infidèles ; c'est le glorifier comme Jésus-Christ le glorifia lorsqu'il descendit dans les limbes pour en tirer les âmes des anciens patriarches ; c'est, pour ainsi dire, le tirer lui-même d'un état violent où il se trouve, obligé qu'il est de punir des âmes qui lui sont chères, et qu'il voudrait rassembler dans son sein.

2° L'intérêt de nos frères : ils souffrent, et ce sont nos proches, nos parents, nos amis.

3° Notre propre intérêt; autant d'âmes que nous délivrons, ce sont autant de protecteurs que nous avons dans le ciel. Mais si nous abandonnons ces âmes, Dieu permettra que nous soyons nous-mêmes un jour délaissés.

Troisième partie. Etre disposé à secourir les âmes du purgatoire, et ne se servir pour cela que de moyens inefficaces, c'est un désordre aussi commun qu'il est déplorable dans le christianisme. On ne laisse pas d'avoir pour les morts quelque piété; mais, 1° piété stérile et infructueuse; 2° piété d'ostentation et de faste; 3° piété toute païenne; 4° piété qui, quoique chrétienne, ne produit que des œuvres mortes et sans mérite.

1° Piété stérile et infructueuse. Beaucoup de larmes et peu de prières : c'est même sur d'autres qu'on se décharge absolument du soin de prier.

2° Piété d'ostentation et de faste. On ne pense qu'à l'extérieur des devoirs funèbres, aux cérémonies d'un deuil, etc.

3° Piété toute païenne. Elle n'a que la chair et le sang pour objet, sans agir dans les vues de la foi.

4° Piété qui, quoique chrétienne, ne produit que des œuvres mortes et sans mérite. On prie, mais sans être en grâce avec Bien. Tout ce que nous faisons alors sont des œuvres mortes pour nous-mêmes : faut-il s'étonner qu'elles le soient encore plus pour les autres? Exceptons néanmoins de cette règle le sacrifice de la messe. Indulgence pour les morts qu'on peut gagner par la communion, après s'être purifié par le sacrement de la pénitence.

 

Amen, amen dico vobis, quia venit hora, et nunc est, quando mortui audient vocem Filii Dei ; et qui audierint, vivent.

 

Je vous dis en vérité que l'heure est venue, et c'est celle-ci, où les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et où ceux qui l'entendront vivront. (Saint Jean, chap. V, 25.)

 

C'est un mystère que Jésus-Christ nous propose aujourd'hui dans l'Evangile , mais un mystère qui, même après la déclaration que Jésus-Christ nous en a faite, a encore son obscurité, puisque les Pères de l'Eglise ne s'accordent pas sur le sens de ce passage : les uns ont cru, et c'est la pensée d'Origène, qu'il fallait l'entendre de la résurrection générale, où en effet les morts , pour comparaître devant le tribunal du Fils de Dieu, et pour recevoir leur dernier arrêt, sortiront de leur sépulcre ; d'autres, comme saint Cyrille, l'ont expliqué des résurrections particulières, c'est-à-dire des miracles qu'opérait le Fils de Dieu, lorsqu'en vertu d'une  seule parole  il   ressuscitait les morts. Saint Augustin l'a pris dans le sens moral de la résurrection spirituelle et de la justification des pécheurs, qui, de morts qu'ils étaient par le péché, se sont vivifiés par la grâce intérieure de Jésus-Christ, et parla vertu de son sacrement. Trouvez bon, Chrétiens, que dans un tel partage de sentiments, je m'attache à ce qui me paraît le plus conforme à l'esprit de l'Eglise, et que, sans entrer plus avant dans la discussion de ce mystère, je me contente de l'appliquer à la fête que nous célébrons. Venit hora. et, nunc est, quando mortui audient vocem Filii Dei : C'est en ce jour que les morts ont entendu la voix du Fils de Dieu, parce que c'est en ce jour qu'on a offert pour les morts, dans toutes les parties du monde, le sacrifice solennel du corps et du sang de Jésus-Christ. Or le sang de Jésus-Christ a une voix aussi bien que le sang d'Abel, mais une voix bien plus forte que le sang d'Abel, une voix qui

 

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pénètre jusque dans les cieux, et qui se fait obéir jusque dans le centre des abîmes de la terre. Oui, mes Frères, le sang de cet agneau sans tache a crié aujourd'hui sur nos autels ; et qu'a-t-il demandé à Dieu ? Le soulagement de ces âmes fidèles, qui, quoique séparées de leurs corps et prédestinées, ne laissent pas de souffrir et de gémir dans l'attente de leur béatitude, parce qu'elles ont encore des restes de péchés à expier : c'est pour cela que ce sang divin a été immolé ; c'est pour cela qu'il a poussé sa voix, premièrement vers le ciel, pour y solliciter Dieu en faveur de ces âmes souffrantes, et ensuite jusques au lieu où ces âmes sont arrêtées , pour leur annoncer l'heureuse nouvelle de leur liberté, et pour leur dire que l'heure est venue de sortir de leur prison : car c'est ce qui se fait dans cette solennité plus authentiquement et plus généralement qu'à nul autre jour de l'année, puisque celui-ci est uniquement consacré à la mémoire de ces saintes âmes, et au devoir public que nous leur rendons, en offrant pour elles le sacrifice de notre religion : Venit hora, et mine est, quando mortui audient vocem Filii Dei. Au reste, Chrétiens, quiconque des morts entendra cette voix favorable du sang de Jésus-Christ, il jouira d'une vie bienheureuse : pourquoi ? parce qu'en même temps délivré des liens du péché, il entrera en possession de l'héritage des enfants de Dieu, où il trouvera une source de vie qui ne finira jamais : Et qui audierint, vivent. Voilà de quoi j'ai à vous entretenir, après que nous aurons imploré le secours du Saint-Esprit par l'intercession de Marie. Ave, Maria.

 

Trois choses, selon saint Bernard, font la perfection d'un devoir chrétien , et doivent nécessairement y concourir: une foi pure pour le connaître, une dévotion tendre pour l'aimer, et des œuvres solides pour l'accomplir ; et trois choses, selon le même Père, y sont essentiellement opposées, l'aveuglement de l'esprit, l'indifférence du cœur, et l'inutilité des œuvres : l'aveuglement de l'esprit, qui fait qu'on ignore ce devoir; l'indifférence du cœur, qui fait qu'on y est insensible ; et l'inutilité des œuvres, qui fait qu'on s'en acquitte mal : or, c'est sur ce principe, mes chers auditeurs, que je fonde ce discours, où j'entreprends de vous engager à secourir les âmes de vos frères que la mort a séparés de vous, et à leur donner des marques de votre charité, dans l'état malheureux où je vais vous les représenter; car voici tout mon dessein. Je trouve dans le christianisme trois sortes de personnes qui, par différentes raisons ne contribuent en rien au soulagement des âmes du purgatoire : les premiers sont ceux qui ne croient pas leurs peines ; les seconds ceux qui les croient, mais qui n'en sont pas touchés ; et les derniers, ceux mêmes qui en sont touchés, mais qui. n'emploient pas les moyens efficaces pour les soulager : dans le premier rang, je comprends les libertins et les hérétiques, qui, par un esprit d'incrédulité, rejettent la foi du purgatoire ; dans le second, certains catholiques indifférents et sans compassion, qui, confessant la foi du purgatoire, ne se sentent émus d'aucun zèle pour la délivrance des âmes que la justice de Dieu y a condamnées; et dans le troisième, un nombre de chrétiens presque infini, qui, se flattant d'avoir là-dessus tout le zèle nécessaire, n'en ont que les apparences, parce qu'ils ne l'exercent que par des œuvres stériles et vaines, qui ne sont devant Dieu de nul effet. Or, pour vous inspirer, autant qu'il m'est possible, la dévotion qui occupe aujourd'hui toute l'Eglise, et dont les âmes du purgatoire font l'unique objet, j'établirai contre les premiers la vérité de cette dévotion, j'exciterai les seconds à cette dévotion, et je réglerai les derniers dans l'exercice et l'usage de cette dévotion. Permettez-moi de vous développer encore ma pensée : ne pas secourir les âmes du purgatoire, parce qu'on n'est pas persuadé des peines qu'elles souffrent, c'est une conduite aussi déraisonnable qu'elle est pleine d'erreur : voilà la première partie ; être persuadé des peines que souffrent les âmes du purgatoire, et ne pas s'intéresser à les secourir, c'est une dureté aussi criminelle qu'elle est contraire à la piété et aux lois mêmes de l'humanité : voilà la seconde partie ; être disposé à les secourir, et ne se servir pour cela que de moyens inefficaces, c'est un désordre aussi commun qu'il est déplorable dans le christianisme : voilà la troisième partie. La première tient lieu d'une controverse, mais d'une controverse aisée, qui ne fera que vous affermir dans les sentiments orthodoxes touchant la charité qui est due aux morts : la seconde sera une exhortation pressante pour vous porter à accomplir fidèlement le devoir de cette charité ; et la dernière, une instruction pratique, pour vous apprendre en quoi doit consister cette charité : c'est tout le sujet de votre attention

 

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PREMIÈRE   PARTIE.

 

C'est un des caractères de l'erreur, d'agir inconsidérément; et saint Jérôme remarque fort bien qu'il suffit, pour se préserver de l'hérésie, et pour ne pas suivre le torrent du libertinage, d'observer les fausses démarches et les égarements visibles de l'un et de l'autre : or voilà ce qui paraît d'abord dans le procédé de ceux qui, n'étant pas persuadés de la vérité du purgatoire, font profession de ne pas prier pour les morts. Car dans cette erreur, sans même en pénétrer le fond, et à n'en juger que par les simples lumières du bon sens, je découvre trois grands défauts de conduite ; mais ne pensez pas, mes chers auditeurs, que pour vous en convaincre j'entreprenne ici une controverse réglée, ni qu'à force de preuves, je veuille établir la foi du purgatoire contre l'hérétique et le libertin qui la combattent : ce que j'ai en vue est plus court, et plus édifiant pour vous : car je veux seulement vous montrer combien l'hérétique et le libertin raisonnent mal (je dis, supposé même leurs principes), lorsqu'ils refusent de prier pour les morts : appliquez-vous.

Voici leur premier égarement : ils n'ont point d'assurance, disent-ils, qu'il y ait un purgatoire après cette vie ; et n'en ayant nulle assurance, ils ne travaillent point au soulagement des âmes qui y sont condamnées. Je soutiens que cette conduite est au moins téméraire et imprudente : pourquoi ? parce que d'une erreur de spéculation, ils tombent par là dans un désordre pratique, en renonçant à l'usage de l'Eglise, et comptant pour rien le hasard où ils se mettent de manquer à un des plus importants devoirs de la justice et de la charité chrétienne. Comprenez ceci, s'il vous plaît : car enfin, et les hérétiques, et ceux qui par libertinage de créance entrent sur ce point dans leurs sentiments, sont forcés malgré eux de reconnaître que comme ils n'ont point d'assurance qu'il y ait un purgatoire, aussi n'ont-ils nulle assurance qu'il n'y en ait pas : ils prétendent que l'Ecriture ne leur a point révélé l'un; mais ils conviennent en même temps qu'elle ne leur a point non plus révélé l'autre : cela étant, le témoignage que nous leur rendons de cette vérité catholique; les preuves non-seulement plausibles, mais solides, sur lesquelles nous la fondons; la possession immémoriale où nous sommes de la croire, doivent au moins les tenir dans le doute; et comme, de leur propre aveu, ils n'ont point d'évidence du contraire, ils ne peuvent tout au plus se retrancher que sur l'incertitude. Or dites-moi si, dans l'incertitude prétendue de cette vérité, ils sont excusables d'abandonner la pratique et l'usage de toute l'Eglise, en cessant de prier pour les morts? Etant incertains si les âmes de leurs frères sont dans un état de souffrance ou non, qu'y a-t-il de plus juste que de prier toujours pour eux? le seul doute ne devrait-il pas les y déterminer, et en faudrait-il davantage pour les rendre inexcusables, quand ils négligent de satisfaire à ce devoir? il me semble que je ne dis rien que la droite raison no fasse d'abord sentir.

Mais voyez combien cette raison a de force, surtout dans le sujet que je traite : je demande aux partisans de l'hérésie, me servant contre eux de leurs propres dispositions : Si vous étiez certains, comme nous le sommes, qu'il y a un purgatoire, ne vous croiriez-vous pas obligés aussi bien que nous à prier pour vos frères dont vous pleurez la mort ; et dans l'intention de les soulager, vous conformant à notre exemple, ne feriez-vous pas pour eux tout ce que nous faisons nous-mêmes? Us en conviennent avec moi : sur cela j'ajoute, et je leur dis : Vous ne seriez pas néanmoins sûrs alors que les âmes de vos frères fussent du nombre de celles pour qui Ton peut prier utilement; car elles pourraient être, ou déjà bienheureuses, sans avoir besoin de ce secours, ou éternellement réprouvées et incapables d'en profiter : cesseriez-vous pour cela de solliciter Dieu en leur faveur? non ; mais, dans le doute où vous seriez de leur sort, vous prendriez le parti le plus favorable : ainsi, pourquoi nous, qui croyons le purgatoire et qui nous en faisons un point de foi, prions-nous pour ces âmes fidèles? parce qu'il se peut faire, disons-nous, que ces âmes, quoique fidèles, n'ayant pas achevé de payer à Dieu ce qu'elles doivent à sa justice, souffrent au milieu des flammes qui les purifient : nous ne savons pas précisément si cela est ; mais il nous suffit de ne savoir pas non plus précisément si cela n'est point, et de savoir que cela peut être : bien loin que cette incertitude refroidisse notre charité pour les morts, c'est au contraire ce qui l'excite; et, comme dit excellemment saint Augustin, nous aimons bien mieux nous exposer à faire pour ces saintes âmes des prières superflues, que de nous mettre en danger de manquer à celles qui leur sont nécessaires. Remarquez ces paroles, qui sont décisives, et qui semblent faites pour mon sujet : Melius enim ista viventium suffragia iis supererunt animabus, quibus nec

 

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prosunt nec obsunt, quam deerunt us quibus prosunt. Voilà comme nous raisonnons, et nos adversaires sont obligés de confesser que selon nos maximes nous raisonnons bien : or, je me sers contre eux de cette règle, et je reprends de la sorte : Vous ne savez pas s'il y a un purgatoire; priez donc toujours pour vos frères, afin que s'il y en a un, ils n'y soient pas abandonnés à la rigueur des jugements de Dieu : car la vérité du purgatoire ne dépend ni de votre opinion, ni de la mienne ; et quoi que vous et moi nous en croyions, il est ou il n'est pas : s'il n'était pas, comme il vous plaît de le penser, ma prière serait inutile à ces âmes; mais s'il est, comme je le crois, vous ne pouvez disconvenir que vous ne soyez coupables envers ces âmes souffrantes : moi qui m'intéresse pour elles, je ne cours aucun risque ; mais vous qui les délaissez, vous risquez et pour elles et pour vous-mêmes. Quand vous me dites : à quoi bon prier pour les morts, s'il n'y a point de purgatoire? il m'est aisé de vous répondre que quand mes prières seraient inutiles pour les morts, elles seront toujours méritoires pour moi, parce qu'elles procèdent toujours de la charité qui en est le principe et la fin : mais quand je vous dis que s'il y a un purgatoire, en ne priant pas pour les morts, vous manquez à un des devoirs les plus indispensables de la charité, vous n'avez rien qui vous défende ni qui vous mette à couvert de reproche.

En effet, Chrétiens, que diriez-vous (la comparaison est sensible, mais elle en est d'autant plus propre pour donner jour à ma pensée), que diriez-vous d'une mère affligée et désolée qui, ne sachant, après une sanglante bataille, quel a été le sort de son fils, ni ce qu'il est devenu, se contenterait de le pleurer, sans lui donner nulle autre marque de son zèle? Elle est en doute s'il n'a point été pris dans le combat, et s'il n'est point réduit actuellement dans une dure captivité; mais on lui fait entendre qu'en ce cas-là même elle a une ressource aisée, parce que la liberté de son fils ne dépendra que de ses soins, et des poursuites qu'elle fera pour le racheter : que diriez-vous, encore une fois, si cette mère, au lieu de prendre pour cela les mesures convenables, s'arrêtait à contester, et à répondre qu'il n'y a nulle apparence que son fils soit tombé dans cette disgrâce; si toute son application était à chercher des raisons pour se persuader que cela n'est pas, et qu'elle protestât qu'à moins d'une évidence entière de la chose, elle ne veut pas faire la moindre démarche pour lui? ne la traiterait-on pas d'insensée ou de dénaturée? Or voilà justement le procédé des hérétiques que je combats : on leur dit que des âmes qui leur sont chères, et dont ils avouent qu'ils doivent avoir à cœur les intérêts, sont peut-être dans un lieu de souffrance, que nous appelons purgatoire ; et que si elles y sont, ils peuvent par des moyens faciles les en tirer : que font-ils? ils s'opiniâtrent à soutenir qu'elles n'y sont pas; ils argumentent, ils disputent contre la vérité de ce purgatoire; ils prennent à partie ceux qui le croient, et ils se fatiguent à inventer des preuves pour montrer que c'est une chimère. Mais si, indépendamment de leurs preuves, ce purgatoire est quelque chose de réel, et si ces cames, dont ils reconnaissent que les intérêts ne doivent pas leur être indifférents, y souffrent des peines extrêmes, c'est à quoi ils ne veulent pas penser; qu'elles y souffrent et qu'elles y gémissent dans l'attente de leur bonheur, ils vivent tranquilles ; et pourvu qu'ils n'en croient rien, ils se tiennent quittes envers elles de tous les devoirs de la piété : raisonner et agir ainsi, est-ce une conduite prudente et sage?

Mais en voici une autre qui ne l'est pas plus, et qui ne vous surprendra pas moins. En quoi consiste l'erreur pratique des partisans de l'hérésie sur le sujet dont il est question ? A ne pas prier pour les morts parce qu'ils ne croient pas la vérité du purgatoire ; et c'est ce que j'appelle leur second égarement. Car ils devraient renverser la proposition, et croire la vérité du purgatoire, parce qu'il est évident et incontestable qu'il faut prier pour les morts. Comment ceci doit-il s'entendre? Je m'explique : c'est qu'à comparer ces deux articles, dont l'un n'est, ce semble, que la suite de l'autre, il faut néanmoins tomber d'accord que celui qui établit la prière pour les morts nous est bien plus expressément et plus distinctement marqué dans toutes les règles de la foi, que celui qui regarde le purgatoire. Pour le purgatoire, peut-être pourrait-il y avoir de l'obscurité; mais tous les oracles de la religion nous parlent clairement et hautement de la prière pour les morts : car l'Ecriture nous la recommande en termes formels, toute la tradition nous l'enseigne, les plus anciens conciles l'ont autorisée, c'a toujours été la pratique de l'Eglise, et les Juifs eux-mêmes l'ont observée et l'observent encore aujourd'hui dans leurs synagogues. Or, selon saint Thomas, ce consentement du christianisme et du judaïsme est une espèce de démonstration. Judas, l'un des princes Machabées,

 

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ordonna des sacrifices pour ceux qui, défendant la loi du Seigneur, avaient été tués dans le combat, et Ton ne doutait point alors que la pensée de prier pour les morts ne fût salutaire et inspirée de Dieu : Sancta ergo et salubris est cogitatio (1). Or l'histoire, qui rapporte ce fait, est tenue parmi nous pour canonique, disait le grand saint Augustin : Machabœorum libros pro canonicis habemus ; et quand nous n'aurions pas, ajoutait-il, ce témoignage des livres sacrés, il nous suffirait d'avoir celui de l'Eglise universelle, qui est encore plus authentique, puisque nous voyons qu'à l'autel et dans les saints mystères on n'a jamais oublié de prier pour les morts : Sed et si nusquam in Scripturis veteribus legeretur, in hoc universœ Ecclesiœ claret auctoritas, ubi in precibus quœ ad altare funduntur, locum habet commendatio mortuorum. Sur quoi vous remarquerez que saint Augustin ne parlait point en simple docteur, mais en historien de l'Eglise, dont il rapportait l'usage. Nous faisons, avait dit Tertullien deux siècles avant ce Père, nous faisons des offrandes poulies morts; et si vous nous en demandez la raison, nous nous contenterons de vous alléguer la tradition et la coutume : Oblationes pro defunctis facimus; harum si rationem expostules, traditio tibi prœtenditur auctrix, confirmatrix consuetudo, fides servatrix ; paroles qui font voir que dès la naissance du christianisme, la prière pour les morts était regardée comme une tradition divine et un dépôt de la foi : fides servatrix. Que peut-on dire de plus fort? S'il était donc vrai que les hérétiques fussent aussi éclairés qu'ils se flattent de l'être, voici comment ils raisonneraient : Il faut prier pour les morts, toutes les lumières de la religion le démontrent ; donc je dois être convaincu qu'il y a un purgatoire : car qu'est-ce que le purgatoire, sinon un état de souffrances et de peines, où les morts sont soulagés par les prières des vivants? Je ne puis admettre l'un sans convenir de l'autre; et puisque la foi me révèle évidemment l'un, il est juste que je me soumette à l'autre, quoiqu'il me paraisse obscur, et que je croie le purgatoire, parce que je ne puis me défendre de reconnaître qu'il faut prier pour les morts. Voilà, dis-je , la conséquence qu'ils tireraient, et cette conséquence serait légitime. Mais que font-ils? tout le contraire ; car ils renversent l'ordre, et ils disent : La révélation du purgatoire m'est obscure,

 

1 2 Machab., XII, 46.

 

donc je ne m'y soumettrai pas; et parce que, ne croyant pas le purgatoire, je détruis le fondement de la prière pour les morts, quelque sainte qu'elle puisse être , je renoncerai à la prière pour les morts ; et parce que l'usage de cette prière est ce qu'il y a de plus ancien dans la tradition, je compterai pour rien la tradition; et parce que le livre des Machabées parle ouvertement à l'avantage de cette prière, je rejetterai le livre des Machabées ; et parce que cette prière est autorisée par tous les Pères et par tous les conciles, je n'en croirai ni les Pères ni les conciles; et parce que dès les premiers siècles cette prière était solennellement établie dans l'Eglise de Dieu, je dirai que dès les premiers siècles l'Eglise de Dieu est tombée dans la corruption ; et parce que saint Augustin s'est fait un devoir, et un devoir de religion de prier pour l'âme de sa mère, je répondrai que saint Augustin a donné sur ce point dans les rêveries et les illusions populaires. Car voilà, mes chers auditeurs, jusqu'où va l'opiniâtreté des hérétiques; je ne leur attribue que ce qu'ils soutiennent eux-mêmes, et que ce qu'ils ont cent fois écrit : or, qu'y a-t-il de moins soutenable et de plus opposé à la aison?

Enfin, leur troisième et dernier égarement est que des choses qui ne sont ni certaines ni révélées touchant le purgatoire, ils se font des préjugés contre la foi du purgatoire, au lieu qu'ils devraient se servir de la foi du purgatoire, qui est solide et raisonnable, pour combattre en eux-mêmes ces préventions, qui ne sont que l'effet de leur faiblesse : car qu'est-ce qui les choque sur le sujet du purgatoire? Les images ou les peintures affreuses sous lesquelles, selon eux, nous le concevons ; diverses circonstances non révélées, à quoi ils prétendent que nous nous attachons : voilà ce qui les révolte. Et moi, si je me trouvais à leur place, je me délivrerais sans peine de ces préventions, en opposant à tout cela la substance de la foi du purgatoire, qui est la chose du monde la plus simple, mais la plus sensée; car je me dirais à moi-même : L'état de ces âmes qui ont besoin, après cette vie, d'être purifiées, ne m'est pas connu, c'est-à-dire je ne sais où elles souffrent, ni ce qu'elles souffrent, ni comment elles souffrent ; ce sont autant de secrets que Dieu a voulu me tenir cachés, et qu'il ne sert à rien de vouloir approfondir : mais c'est assez pour moi de savoir qu'elles souffrent, par la justice de Dieu, de véritables peines, et qu'il est de l'ordre de la Providence qu'elles soutirent; car serait-il juste que des âmes criminelles et souillées

 

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de péchés, quoique véniels, sortant de leurs corps, fussent aussitôt glorifiées que celles qui sont pures et sans tache? serait-il juste que des péchés qui n'ont jamais été expiés par la pénitence, ou qui ne l'ont pas été suffisamment, entrassent dans le séjour de la béatitude, où il n'y a que la sainteté qui soit admise? serait-il juste qu'un chrétien lâche, qui n'a fait à Dieu nulle réparation de ses lâchetés, reçût le prix et la couronne aussi promptement et aussi aisément que celui dont la vie, d'ailleurs innocente, a été toute fervente ? cela répugnerait à tous les droits de la justice de Dieu. Il faut donc qu'après cette vie il y ait un état où, comme parle saint Augustin, Dieu rappelle les choses à l'ordre, où il achève de punir véritablement ce qui est punissable; où ces âmes qu'il a prédestinées comme ses épouses soient mises à leur dernière épreuve, où leurs taches soient effacées, où, passant par le feu, selon l'expression de saint Paul, elles acquièrent ce degré de pureté, mais de pureté consommée, qui leur est nécessaire pour voir Dieu : or cet état n'est rien autre chose que le purgatoire; tout le reste m'est incertain, et par conséquent ne doit point être pour moi un sujet de trouble, puisque peut-être je me troublerais de ce qui n'est pas. Quoi qu'il en soit, je ne puis concevoir le purgatoire comme l'Eglise me le propose, que je ne sente ma raison s'accorder avec ma foi. Voilà comment j'évite l'écueil de la prévention ; mais l'hérétique, au lieu d'y procéder de la sorte, donne dans cet écueil : et des circonstances douteuses du purgatoire, qui ne reviennent pas à son sens, il se préoccupe injustement contre le purgatoire même.

Ah! Chrétiens, bénissons Dieu de ce qu'il nous a donné une foi, non-seulement plus sainte et plus soumise, mais plus édifiante pour nous et plus consolante; remercions-le de nous avoir appelés à une religion où le zèle et la charité s'étendent au delà des bornes de notre mortalité; estimons-nous heureux d'être les enfants d'une Eglise qui, après nous avoir fermé les yeux, prend encore soin de nous assister. Celle des hérétiques les abandonne à la mort, et dès qu'elle cesse de les voir, elle cesse de penser à eux : comme il n'y a point pour eux de purgatoire, et qu'étant dans la voie du schisme, ils sont hors de la voie du salut, c'est une conséquence de leur erreur qu'elle les traite ainsi. Mais l'Eglise de Jésus-Christ, ayant pour nous d'autres espérances et d'autres vues, tient aussi une conduite toute différente; elle ne cesse point de s'intéresser en notre faveur, qu'elle ne nous ait portés dans le sein de la béatitude ; jusque-là elle est en peine de notre état : preuve évidente qu'elle est notre véritable mère. Or quelle consolation de savoir que, quand nous serons dans cet affreux passage du jugement de Dieu à l'éternité bienheureuse, toute l'Eglise sera pour nous en prière, comme elle y était pour saint Pierre, selon le rapport de l'Ecriture, tandis que saint Pierre fut dans la prison ! quel avantage de pouvoir se promettre que tout ce qu'il y a de fidèles au monde s'emploiera pour notre délivrance ; que, sans qu'ils y pensent eux-mêmes, nous aurons part à leurs bonnes œuvres et à leurs sacrifices ; que, comme nous rendons aujourd'hui à nos amis et à nos proches ce tribut que notre religion prescrit, on nous rendra un jour le même office ; que notre mémoire ne périra pas comme celle de l'impie, mais qu'elle sera, selon la parole du Saint-Esprit même, dans une éternel le bénédiction, puisque, jusqu'à la fin des siècles, on se souviendra de nous dans les mystères divins! Voilà, mon Dieu, ce que j'espère et ce que j'attends, et voilà ce qui me soutient et ce qui me fortifie; sans cette espérance, je tomberais dans l'abattement, et vos jugements, déjà pour moi trop redoutables, achèveraient sans ressource de me consterner ; quelque témoignage que je pusse me rendre de m'être justifié auprès de vous, et d'avoir recouvré par vos sacrements la grâce que j'avais perdue, les dettes de mes péchés, multipliées à l'infini, me rempliraient de terreur; car je sais, ô mon Dieu, que rien de souillé ne sera reçu dans votre royaume ; je sais qu'on ne sortira point des mains de votre justice qu'on n'ait payé jusqu'à la dernière obole ; je sais que, par cette règle, la plus exacte sainteté ne doit point faire de fond sur elle-même, et c'est ce qui me jetterait dans un secret désespoir. Mais quand je fais réflexion, Seigneur, aux miséricordes que la foi me découvre en vous ; quand je viens à considérer que si je suis assez heureux pour mourir dans votre grâce, quelque redevable que je sois à votre justice, j'aurai de quoi m'acquitter ; que toute votre Eglise, par ses prières, viendra à mon secours; que le trésor des satisfactions de votre Fils me sera ouvert; que les mérites de sa passion et de sa mort me suivront même après le trépas, et que je pourrai encore alors puiser avec joie dans les précieuses sources de mon Sauveur : ah ! Seigneur, si je ne cesse pas absolument de craindre, au moins je commence à espérer; cette espérance me console, elle me rassure, elle me ranime ; ne la

 

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séparant point d'une sincère et véritable pénitence, j'y trouve un ferme et solide appui ; et voilà pourquoi, à l'exemple de votre serviteur Job, je conserve chèrement cette espérance dans mon cœur : Reposita est hœc spes mea in sinu meo (1). Poursuivons, Chrétiens; et après avoir établi la dévotion pour le soulagement des âmes du purgatoire, contre ceux qui ne croient pas leurs peines, inspirons-la, s'il est possible, à ceux qui les croient, mais qui n'en sont point touchés : c'est le sujet de la seconde partie.

 

DEUXIÈME  PARTIE.

 

Croire qu'il y a un purgatoire, et n'être point touché des peines que souffrent les âmes qui y sont condamnées, c'est une espèce d'insensibilité d'autant plus étonnante, qu'elle estopposée, non-seulement à la piété et à la charité, mais à tous les principes de l'humanité. Or, c'est néanmoins le second désordre que j'ai entrepris de combattre ; et je ne puis mieux vous en donner l'idée qu'en vous disant qu'il attaque et qu'il blesse également trois différents intérêts auxquels nous ne pouvons sans crime être insensibles, l'intérêt de Dieu, l'intérêt de nos frères, notre intérêt propre : car en user ainsi, c'est n'avoir nul zèle pour Dieu, qui, trouvant sa gloire dans la délivrance de ces âmes justes, veut se la procurer par nous, et a droit de s'en prendre à nous quand il en est frustré; c'est avoir un cœur de bronze pour ces mêmes âmes, qui, nous regardant comme leurs libérateurs, et qui, sachant que Dieu a mis leur grâce entre nos mains, et que l'accomplissement de leur félicité dépend en quelque manière de nous, attendent avec de saints empressements que nous leur rendions cet important office; mais surtout c'est renoncer à nos propres avantages, et perdre des biens infinis qui nous reviendraient de là, biens qui nous coûteraient peu, dont nous serions sûrs, et que nous produirait sans peine cet exercice de charité envers les morts. Serait-il possible que notre dureté allât jusque-là, et qu'étant excités par ces trois motifs, nous ne fissions sur nous aucun effort pour remédier à ce désordre?

Il s'agit de procurer à Dieu un accroissement de gloire, et peut-être un des plus grands qu'il soit capable de recevoir. En faut-il davantage pour nous faire embrasser avec ardeur la dévotion dont je vous parle? Ah! Chrétiens, permettez-moi défaire ici avec vous une réflexion dont je confesse que je me suis senti pénétré :

 

1 Job, XIX, 27.

 

j'ai droit d'espérer que vous ne le serez pas moins. Nous avons quelquefois du zèle pour Dieu ; mais notre ignorance, aussi grossière qu'inexcusable dans les choses de Dieu, fait que nous n'appliquons pas ce zèle aux véritables sujets où l'intérêt de Dieu est engagé. Par exemple, nous admirons ces hommes apostoliques qui, poussés de l'Esprit de Dieu, passent les mers, et vont dans des pays barbares, pour y gagner à Dieu des infidèles : aussi est-ce quelque chose d'héroïque dans notre religion. Mais savons-nous bien ce qu'enseigne Pierre de Blois, fondé sur la plus solide théologie que la dévotion pour le soulagement des âmes du purgatoire, et pour leur délivrance, estime espèce de zèle qui, par rapport à son objet, ne le cède pas à celui de la conversion des .païens, et le surpasse même en quelque sorte : pourquoi? Parce que les âmes du purgatoire étant des âmes saintes et prédestinées, des âmes confirmées en grâces, elles sont incomparablement plus nobles devant Dieu que celles des païens; elles sont plus aimées et plus chéries de Dieu que celles des païens; elles sont actuellement dans un état bien plus propre à glorifier Dieu que celles des païens. Savons-nous bien que c'est Jésus-Christ lui-même qui a voulu nous servir de modèle, et qui nous a donné dans sa personne l'idée de cette dévotion ou de ce zèle pour les âmes du purgatoire; et cela, ajoute Pierre de Mois, lorsqu'il   descendit   aux enfers ,   c'est-à-dire dans cette prison où, selon l'Ecriture, les âmes des anciens patriarches étaient retenues, et qu'il y descendit pour les y consoler par sa présence, et pour les en tirer par sa puissance? D'où vient que saint Pierre, dans sa première Epître canonique , ne  nous  parle de cette descente aux enfers que comme d'une mission divine qu'y fit le Sauveur du monde : In quo et his qui in carcere erant spiritibus veniens prœdicavit (1). Savons-nous, dis-je, qu'il ne tient qu'à nous d'imiter ainsi Jésus-Christ; et que, sans descendre comme lui dans ces prisons souterraines, où sa charité et son zèle le firent entrer, nous pouvons, à son exemple, délivrer des âmes aussi parfaites et aussi saintes ; et qu'en le faisant comme lui, et le faisant en vue de la gloire qui doit en revenir à Dieu, de quelque condition que nous soyons, nous participons à cet esprit apostolique dont il a été la source, et que je voudrais aujourd'hui vous inspirer? Si nous ne le savons pas, malheur à nous d'avoir négligé une si salutaire instruction? et si, le sachant, nous ne pensons pas à

 

1 1 Petr, III, 19.

 

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prier pour ces saintes âmes, autre malheur pour nous encore plus grand, d'être si peu sensibles aux intérêts de Dieu.

J'ajoute à ceci une pensée de l'abbé Rupert, encore plus touchante. On vous a dit cent fois que les âmes qui souffrent dans le purgatoire y sont dans un état de violence, parce qu'elles y sont privées de la vue de Dieu : la chose est évidente; mais peut-être n'avez-vous jamais compris que le purgatoire fût un état de violence pour Dieu même, et c'est ce que je vous déclare de sa part. Que la privation ou la séparation de Dieu soit un état violent pour une âme juste, je ne m'en étonne pas ; mais que par un effet réciproque, ce soit un état violent pour Dieu, c'est ce qui doit nous surprendre, et ce que l'intérêt de Dieu ne nous permet pas de regarder avec indifférence. Or en quoi consiste cet état de violence par rapport à Dieu? Le voici : c'est que, dans le purgatoire, Dieu voit des âmes qu'il aime d'un amour sincère, d'un amour tendre et paternel, et auxquelles néanmoins il ne peut faire aucun bien; des âmes remplies de mérite, de sainteté, de vertu, et qu'il ne peut toutefois encore récompenser; des âmes qui sont ses élues et ses épouses, et qu'il est forcé de frapper et de punir. Est-il rien de plus opposé aux inclinations d'un Dieu si miséricordieux et si charitable? Mais c'est à nous, dit l'abbé Rupert, de faire cesser cette violence : et comment? En délivrant ces âmes de leur prison, et leur ouvrant par nos prières le ciel qui leur est fermé ; car c'est là qu'elles se réuniront à Dieu, et où Dieu, pour jamais, s'unira à elles; là qu'il répandra sur elles tous les trésors de sa magnificence; là que son amour pour elles agira dans toute son étendue. Tandis qu'elles sont dans le purgatoire, cet amour de Dieu est comme un torrent de délices prêt à les monder, mais arrêté par l'obstacle d'un péché dont la dette n'est pas encore acquittée. Que ferons-nous? nous lèverons l'obstacle, en satisfaisant pour elles. Prenez garde, Chrétiens : Dieu s'est lié les mains , pour ainsi dire ; nous les lui délierons ; il s'est mis dans une espèce d'impuissance de faire du bien à des créatures qui lui sont chères, nous lui en fournirons le moyen. Je dis qu'il s'est mis dans une espèce d'impuissance de leur faire du bien : car Dieu, dans l'ordre surnaturel , n'a que deux sortes de biens, les biens de la grâce et les biens de la gloire. Or, du moment que ces âmes prédestinées sont sorties de ce monde, il n'y a plus de grâces pour elles, parce qu'elles ne sont plus en état de mériter; et il ne peut pas encore leur donner la gloire, parce qu'elles ne sont pas suffisamment épurées pour la posséder. Il est donc réduit à la nécessité de les aimer, parce qu'elles sont justes; et cependant de ne leur faire nul bien, parce qu'elles ne sont pas encore capables de jouir du souverain bien, et qu'étant séparées de lui, elles sont incapables de tout autre bien. Je dis plus : toutes prédestinées qu'elles sont, il est comme obligé de les traiter avec plus de rigueur qu'il ne traite les pécheurs  de la terre, ses plus déclarés ennemis ; pourquoi? parce qu'il n'y a point de pécheur sur la terre, à qui, dans ses désordres mêmes, Dieu ne fasse encore des grâces pour mériter et pour satisfaire, au lieu que dans le purgatoire , quelque sainte que soit une âme, elle est exclue de ces sortes de grâces; et voilà par où son état est violent pour Dieu.

Mais Dieu cependant, Chrétiens, y a pourvu d'ailleurs; et par où? par le pouvoir qu'il nous a donné d'intercéder pour ces âmes. Comme s'il nous avait dit : C'est par vous que ces âmes affligées recevront du soulagement dans leurs souffrances ; c'est par vous que, malgré les lois de ma justice rigoureuse, elles éprouveront les effets de ma miséricorde; c'est vous qui serez les négociateurs et les solliciteurs de leur liberté, et votre charité à les secourir sera un motif de la mienne : ainsi Dieu semble-t-il nous avoir parlé. Quand donc, en effet, usant de ce pouvoir, nous délivrons par nos prières une de ces âmes, non-seulement nous procurons à Dieu une gloire très-pure, mais nous lui donnons une joie très-sensible ; non-seulement nous faisons triompher sa bonté, mais nous nous conformons aux dispositions secrètes de sa justice : et la raison en est bien claire; parce que la justice que Dieu exerce envers les âmes du purgatoire n'est qu'une justice pour ainsi dire forcée, une justice aisée à fléchir, et qui ne demande qu'un intercesseur pour l'apaiser. Quand Dieu voulait autrefois punir les Israélites, il défendait à Moïse de s'y opposer. Dimitte me, ut irascatur furor meus contra eos (1): Laissez-moi faire, Moïse, lui disait-il, et ne m'empêchez pas d'exterminer ces rebelles; livrez-les-moi , afin que ma colère s'allume contre eux. Mais Dieu en use ici tout autrement : car quoique ces âmes souffrantes soient actuellement les victimes de sa justice, il souhaite que nous agissions pour elles; et tandis qu'il leur fait sentir le poids de ses jugements, c'est alors qu'il se plaît davantage à être prié en leur faveur. Au lieu

 

1 Exod., XXXIII, 10.

 

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de nous dire comme à Moïse : Dimitte me, ut irascatur furor meus, il nous dit au contraire : Opposez-vous, Chrétiens, à ma vengeance, et n'abandonnez pas à ma colère ces âmes que j'aime et que vous devez aimer; ne souffrez pas que ma justice exige d'elles, sans rémission, tout ce qui lui est dû ; tout inexorable qu'elle est, vous l'adoucirez, vos prières la désarmeront, elle cédera à vos bonnes œuvres. Serions-nous assez durs pour résister à une telle invitation ?

Je ne vous dis rien, mes chers auditeurs, de l'intérêt des âmes mêmes pour qui je tâche aujourd'hui d'émouvoir votre piété ; les peines qu'elles endurent parlent assez hautement pour elles. Vous me demandez ce que souffre une âme dans le purgatoire, et moi je réponds qu'il serait bien plus court de demander ce qu'elle n'y souffre pas. Elle y souffre, dit le concile de Florence, le plus insupportable de tous les maux, qui est la privation de Dieu ; et cela seul lui ferait du purgatoire un enfer, si l'espérance ne la soutenait. Elle y souffre, dit saint Augustin, les impressions miraculeuses, mais véritables, d'un feu qui lui tient lieu d'un second supplice : Torquetur miris, sed veris modis, d'un feu d'autant plus vif dans son action, qu'il sert d'instrument à un Dieu vengeur, et vengeur du péché; d'un feu, ajoute ce saint docteur, en comparaison duquel ce feu que nous voyons sur la terre n'est rien ; d'un feu dont l'âme pénétrée, de quelque manière qu'elle le soit, souffre plus elle seule que tous les martyrs n'ont jamais souffert, ressent des douleurs plus aiguës que celles de toutes les maladies compliquées dans un même corps : c'est de quoi les théologiens conviennent. Or il n'y a point de barbare qui ne fût touché de ce que je dis, s'il le comprenait et s'il en était persuadé comme nous. En effet, que serait-ce si Dieu, au moment que je vous parle, faisait paraître devant vous ces âmes affligées, et que vous fussiez témoins de leurs tourments ? que serait-ce si vous entendiez leurs gémissements et leurs plaintes, et si du fond de leurs cachots, elles poussaient jusqu'à vous ce cri lamentable : Miseremini mei (1) ? Vous, mon cher auditeur, si tendre à la compassion, vous qui, sans frémir, ne pourrez voir un criminel à la torture, verriez-vous sans pitié tant d'âmes justes dans le triste état où elles sont réduites ? Vous êtes en peine de savoir qui sont ces âmes ; mais pouvez-vous l'ignorer? Approchez-vous, dirais-je, reconnaissez-les : voilà l'âme de votre père,

 

1 Job, XIX, 21

 

de ce père dont vous possédez les biens, de ce père qui s'est épuisé pour vous, de ce père à qui vous devez tout ce que vous êtes ; il souffre peut-être pour vous avoir trop élevé, et il attend de votre reconnaissance que vous preniez au moins maintenant ses intérêts auprès de Dieu. Passez plus avant : voilà cet ami dont la mémoire vous devrait être si précieuse, et à qui peut-être vous ne pensez plus; il est présentement en état d'éprouver si votre amitié était sincère ; il languit, et il ne peut être soulagé que par vous ; priez, et Dieu mettra fin à ses peines : dans un besoin si pressant, lui refuserez-vous un secours qui lui est nécessaire, et qui doit vous coûter si peu?

Mais peut-être êtes-vous de ces hommes qui n'aiment qu'eux-mêmes, et qui n'ont égard qu'à leur intérêt propre. Eh bien ! mon cher auditeur, si vous êtes de ce caractère, quoique cet esprit d'intérêt soit bien éloigné de la pure et parfaite charité, cherchez votre intérêt, j'y consens, pourvu que vous le cherchiez par les voies droites, et par les moyens légitimes que vous présente la religion. Or je vous demande: quel intérêt plus grand pour vous que de contribuer à la délivrance d'une âme du purgatoire? quel avantage que de pouvoir dire : Il y a une âme dans le ciel qui m'est en partie redevable de son bonheur, une âme que j'ai mise en possession de sa béatitude, une âme spécialement engagée à prier pour moi ! Ne peut-on pas compter cet avantage parmi les grâces du salut, et peut-être parmi les marques de la prédestination future? Ah 1 Chrétiens, si Dieu, par une révélation expresse, me faisait aujourd'hui connaître dans le séjour bienheureux une âme que j'eusse tirée du purgatoire, et qu'il me la marquât en particulier, avec quelle foi ne l'invoquerais-je pas? avec quelle confiance n'aurais-je pas recours à elle? avec quelle ferveur ne lui recommanderais-je pas mon salut éternel? Or il ne tient qu'à vous et à moi d'avoir cette consolation : car s'il y a en effet quelqu'une de ces âmes fidèles dont nous ayons avancé le bonheur, quoique nous ne la connaissions pas, elle nous connaît bien, et nous pouvons toujours faire fond sur elle, comme sur une âme qui nous est acquise, dont nous avons été en quelque sorte les libérateurs, et par conséquent qui ne nous oubliera jamais. Non, elle ne fera pas comme cet officier de Pharaon, qui, dès qu'il fut sorti de sa captivité, ne se souvint plus de Joseph, ni des étroites obligations qu'il lui avait. Il n'est pas nécessaire que nous disions à cette âme glorieuse ce

 

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que Joseph dit à cet homme ingrat et méconnaissant : Memento mei, dum bene tibi fuerit, et facias mecum misericordiam (1); Ame sainte, à qui, tout pécheur que je suis, j'ai pu procurer la liberté et la félicité dont vous jouissez, souvenez-vous de moi dans le lieu de votre repos, et usez envers moi de miséricorde, comme j'en ai usé envers vous ; soyez touché de mon état comme je l'ai été du vôtre, et engagez Dieu par vos prières à me tirer de l'esclavage de mon péché, comme je l'ai engagé par les miennes à vous tirer du lieu de vos souffrances. Il ne faut point, dis-je, que nous lui tenions ce langage, puisque, étant sainte et bienheureuse, elle est désormais incapable de manquer à aucun devoir. Mais savez-vous, Chrétiens, ce qui nous arrivera, si nous n'avons pas ce zèle pour les âmes du purgatoire ? c'est qu'on nous traitera un jour comme nous aurons traité les autres ; c'est que Dieu permettra qu'on nous abandonne comme nous aurons abandonné les autres. Vérité si constante que, dans la pensée d'un savant théologien, un chrétien qui n'aurait jamais prié avec l'Eglise pour les âmes du purgatoire, par une juste punition de Dieu, serait lui-même incapable de profiter, dans le purgatoire, des prières que l'Eglise offrirait pour lui; et quoique cette opinion ne soit pas absolument reçue, au moins est-elle plus que probable, en ce sens que si, par la vertu des prières de l'Eglise, il y a des grâces pour les âmes du purgatoire, nul n'y doit moins prétendre ni n'en sera exclu avec plus de raison que celui qui, pendant sa vie, aura négligé de prier pour les âmes de ses frères. Il est donc sûr que toutes sortes d'intérêts nous portent à cette dévotion. Mais voici un dernier désordre : on croit les peines du purgatoire, on est touché de compassion pour les âmes qui souffrent dans le purgatoire, et l'on voudrait les soulager ; cependant on ne les soulage pas, parce qu'on n'emploie pas pour cela les moyens convenables et efficaces : c'est de quoi j'ai à vous parler dans la troisième partie.

 

TROISIÈME  PARTIE.

 

Ce n'est pas sans raison qu'un grand évêque, qui fut autrefois une des lumières de l'Eglise de France, disait que dans le monde, même chrétien, il y avait peu de personnes qui, selon les principes et les règles de la religion, eussent pour les morts une solide et vraie charité : Non prœter œquum opinabere (ce sont ses paroles), si perpaucos esse conjicias, qui mortuos

 

1 Genes., XL, 14.

 

vere diligant. Sans en apporter d'autres preuves, l'expérience seule ne justifie que trop ce sentiment de Sidoine Apollinaire; car, à en juger par ce que nous voyons, et par divers abus qu'il est impossible que nous n'ayons nous-mêmes remarqués, quoiqu'il y ait aujourd'hui beaucoup de chrétiens persuadés de la vérité du purgatoire ; quoiqu'il y en ait d'assez humains, et, si vous voulez, d'assez tendres pour être touchés de l'état où se trouvent peut-être les âmes de leurs amis et de leurs parents ; quoiqu'on voie des enfants qui s'intéressent pour le repos de leurs pères , des femmes zélées pour celui de leurs maris, après tout on peut dire, et il est constant, qu'on en voit peu qui aient pour ces âmes souffrantes une charité efficace; pourquoi? parce qu'on en voit peu qui réellement contribuent à soulager leurs peines; peu qui, se servant des moyens que nous fournit pour cela le christianisme, leur procurent les secours dont elles ont besoin, et dont elles pourraient profiter. J'avoue, encore une fois, qu'on ne laisse pas d'avoir pour les morts de la piété; mais il arrive que ce qu'on appelle piété pour les morts est dans les uns une piété stérile et infructueuse, dans les autres une piété d'ostentation et de faste ; dans ceux-là une piété mondaine et païenne, qui n'agit point par les vues de la foi; dans ceux-ci une piété qui, toute chrétienne qu'elle est, ne produit que des œuvres mortes, c'est-à-dire des œuvres sans mérite, parce qu'elles sont faites hors de l'état de la grâce ; voilà, dis-je, ce que l'expérience nous fait connaître, et ce qui pourra nous confondre au même temps que je m'en servirai pour vous instruire et pour vous édifier.

Car j'appelle piété stérile et infructueuse pour les morts celle qui ne consiste qu'en de vains regrets, qu'en d'inutiles lamentations, qu'en des cris lugubres, qu'en des transports de douleurs, qu'en des torrents de larmes, qu'en des emportements et des désespoirs ; or il n'est pourtant rien de plus commun. Videmus , disait saint Bernard dans le discours funèbre qu'il fit sur la mort de son frère : Videmus quotidie mortuos plangere mortuos suos, fletum multum et fructum nullum; et vere plorandi qui ita plorant : Nous voyons tous les jours des morts pleurer d'autres morts ; nous voyons des hommes vivants, mais tout mondains et par là morts devant Dieu, pleurer sincèrement et amèrement la mort de ceux qui leur ont été chers pendant la vie. Mais que nous paraît-il en tout cela? beaucoup de pleurs

 

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et peu  de prières,  peu de charité,  peu de bonnes œuvres : Fletum multum et fructum nullum ; des gémissements pitoyables, mais de nul effet; des excès de désolation sans aucun finit. Or, en vérité, ajoutait le même Père, ceux qui  pleurent de la sorte méritent bien eux-mêmes d'être pleures : Et vere plorandi qui ita plorant. Cependant, Chrétiens, cet abus que condamnait saint Bernard semble avoir passé parmi nous, non-seulement en coutume, mais, ce qui me paraît bien plus étrange, en bienséance et en devoir, puisque aujourd'hui ceux qui se piquent de vivre selon les lois du monde, à force de pleurer leurs morts, se tiennent comme dispensés de prier pour eux. A peine verrez-vous maintenant une femme de quelque condition dans le monde, au jour ou de la mort ou des funérailles de son mari, approcher des autels , et s'acquitter du devoir essentiel de la religion ; vous diriez que d'y manquer soit une marque de sa tendresse. Pendant   que   des étrangers,  plus officieux qu'elle, accompagnent le corps et recommandent l’âme à Dieu, celle-ci dans sa maison fait l'inconsolable et la désespérée. Et au lieu qu'autrefois les païens (ne perdez pas cette remarque)  gageaient des hommes pour pleurer aux obsèques de leurs parents, pendant qu'eux-mêmes ils étaient occupés à faire les sacrifices ordinaires pour apaiser leurs mânes, croyant, dit Sénèque ,  qu'ils remplissaient beaucoup mieux le devoir de la piété filiale par leur dévotion que par leurs  larmes,  et qu'il était beaucoup plus juste de se décharger sur d'autres de l'office de pleurer, que de celui de prier ; nous, par une opposition bien bizarre, et par un aveuglement encore plus déplorable, nous gageons au contraire des hommes pour prier, et nous nous contentons du soin de pleurer. Quel abus pour un siècle aussi éclairé et aussi spirituel que le notre ! Zenon, évêque de Vérone, ne put souffrir qu'une femme chrétienne, assistant aux divins offices qu'on célébrait pour l'âme de son père, interrompît les ministres de l'autel par des cris et par des sanglots qu'il traita de profanes   :   Quod  solemnia ,   divina quibus quiescentes animœ commendantur, profanis interrumperet ululatibus. Mais est-il moins indigne de s'interdire , selon qu'il se pratique aujourd'hui, les saints offices, et de se dispenser des prières solennelles de l'Eglise, pour payer aux morts un tribut de larmes qu'ils ne nous demandent point, et qui ne leur sera jamais utile? Car enfin, mes chers auditeurs, de quel secours peut être à une âme l'excès de votre douleur? tous ces témoignages d'une affliction outrée et sans mesure seront-ils capables d'adoucir sa peine ; et pensez-vous que ce feu purifiant, dont, elle ressent les vives atteintes, puisse s'éteindre par les larmes qui coulent de vos yeux? Ah ! mon Frère, écrivait saint Ambroise à un seigneur de marque, pour le consoler sur la perte qu'il avait faite d'une sœur qu'il aimait uniquement, réglez-vous jusque dans votre douleur ; toute violente qu'elle est, soyez équitable et chrétien. Dieu vous a ôté une sœur qui vous était plus chère que vous-même, priez pour elle et pleurez sur vous ; pleurez sur vous, parce que vous êtes un pécheur encore exposé aux tentations et aux dangers de cette vie , et priez pour elle, afin de la délivrer des souffrances de l'autre. Voilà le zèle que vous devez avoir ; car voilà ce qui lui peut servir, et de quoi elle vous sera éternellement redevable. Ainsi parlait ce saint évêque. Mais qu'arrive-t-il? Au préjudice d'une si salutaire remontrance qu'il faudrait nous appliquer à nous-mêmes, on croit bien s'acquitter envers les morts de la reconnaissance qui leur est due, en se faisant de sa propre douleur une passion; passion que souvent on pousse jusqu'à l'indiscrétion ; passion par où une veuve désolée veut quelquefois se distinguer, et dont elle fait gloire d'être un exemple et un modèle ; passion qu'on s'engage à soutenir , dont on est résolu de ne rien rabattre, et qui peut-être, par là même, a plus d'affectation que de vérité ; passion que les hommes interprètent malignement, dont la singularité sert déjà de matière à leur censure, comme son relâchement et son retour en pourra bien servir dans la suite à leur raillerie. Car n'est-ce pas ainsi que le monde même se moque de ses propres abus ?

J'appelle piété pour les morts d'ostentation et de faste , celle qui se borne à l'extérieur des devoirs funèbres, aux cérémonies d'un deuil, à l'appareil d'un convoi, à tout ce qui peut éclater aux yeux des hommes ; recherchant ce faux éclat jusque dans les choses les plus saintes, tels que sont les services de l'Eglise, où souvent il y a plus de pompe que de religion ; étalant cette vanité jusque sur les autels, plus chargés des marques de la noblesse du défunt que des signes augustes du christianisme; érigeant pour un cadavre des tombeaux plus magnifiques que ne sont les sanctuaires et les tabernacles où repose le corps de Jésus-Christ; s'étudiant beaucoup plus à observer tout ce que l'ambition humaine a introduit, qu'à pourvoir

 

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au solide et au nécessaire, qui est de secourir les âmes fidèles par nos sacrifices et par nos vœux. Non pas. Chrétiens, que je prétende absolument condamner tout ce qui se pratique extérieurement dans les funérailles; l'abus que nous en faisons n'empêche pas que ce ne soient de saints devoirs dans leur origine, et dans l'intention de l'Eglise qui les a institués : mais je yeux seulement vous dire que ce n'est pas en cela que doit être renfermée toute notre piété envers les morts ; que si nous en demeurons là, nous ne faisons rien pour eux ; que, comme a très-bien remarqué saint Augustin, tout ce soin d'une honorable sépulture est plutôt une consolation pour les vivants qu'un soulagement pour les morts: Solatia vivorum, non subsidia mortuorum ; qu'une âme dans le purgatoire nous est incomparablement plus obligée des bonnes œuvres et des aumônes dont nous lui appliquons le fruit, que de tonte la dépense et, si vous voulez, de toute la magnificence de ses obsèques; qu'une communion faite pour elle lui marque bien mieux notre reconnaissance , que les plus riches et les plus superbes monuments; et qu'il y a au reste une espèce d'iniquité , ou même d'infidélité, à n’épargner rien quand il s'agit de l'inhumation d'un corps qui n'est dans le tombeau que pourriture, pendant qu'on néglige de secourir une âme qui est l'épouse de Jésus-Christ et l'héritière du ciel.

J'appelle piété pour les morts toute païenne, celle qui, n'ayant pour objet que la chair et le sang, n'agit pas dans les vues de la foi: celle qui n'inspire pour les morts que des sentiments naturels, que des sentiments peu soumis à Dieu, que des sentiments opposés au grand précepte de l'amour de Dieu , je dis de cet amour de préférence par où Dieu veut être singulièrement honoré; que des sentiments qui montrent bien que, au lieu d'aimer la créature pour Dieu , l'on n'aime Dieu ou plutôt l'on n'a recours à Dieu, que pour la créature. Ah! mes Frères, disait saint Paul aux Corinthiens, à Dieu ne plaise que je vous laisse ignorer ce qui concerne les morts, et la conduite que vous ferez tenir à leur égard ! Je veux que vous le tachiez, afin que vous ne vous attristiez pas, comme les nations infidèles, qui n'ont nulle espérance dans l'avenir : Nolumus vos ignorare de dormientibus, ut non contristemini sicut et cœteri, qui spem non habent (1). Prenez garde, reprend saint Chrysostome, expliquant ce passage : il ne leur défendait pas de pleurer

 

Thess., IV, 12.

 

la mort de ceux qu'ils avaient aimés et dû aimer pendant la vie; mais il leur défendait de pleurer comme les païens , qui , n'étant pas éclairés des lumières de la vraie religion, confondent là-dessus la piété avec la sensibilité, le devoir avec la tendresse, ce qui doit être de Dieu avec ce qui est purement de l'homme. La foi seule nous apprend à en faire le discernement; et réglant en nous l'un par l'autre, elle nous fait concevoir pour les morts des sentiments chrétiens et raisonnables.

Mais enfin , ne peut-on pas avoir pour les morts une piété stérile et inutile, quoique chrétienne dans le fond ? Je conclus, mes chers auditeurs, par ce dernier article; mais appliquez-vous à cette instruction, et qu'elle demeure pour jamais profondément gravée dans vos esprits. Oui, l'on peut avoir pour les morts une telle piété, et c'est le désordre capital auquel je tous conjure, en finissant, d'apporter le remède nécessaire. Vous me demandez qui sont ceux que j'entends par là, et en qui je trouve ces deux caractères si difficiles en apparence à accorder, piété chrétienne dans le fond , et néanmoins inutile devant Dieu ? Je réponds que ce sont ceux qui prient pour les morts étant eux-mêmes dans un état de mort, je veux dire dans la disgrâce et dans la haine de Dieu. Car dans ce funeste et malheureux état, pécheur qui m'écoulez, en vain rendez-vous aux âmes du purgatoire des devoirs chrétiens, en vain priez-vous et intercédez-vous pour elles , en vain pour elles faites-vous des largesses aux pauvres, en vain pratiquez-vous tout ce que le zèle d'une dévotion particulière vous peut suggérer, ces âmes souffrantes ne tireront jamais de vous aucun secours. Tandis que Dieu vous regarde comme son ennemi, vous êtes incapable de les soulager ; toutes vos prières sont réprouvées , toutes vos aumônes perdues , tous vos jeûnes, toutes vos pénitences de nul effet : pourquoi? parce que le péché dont votre conscience est chargée anéantit la vertu de toutes vos œuvres ; et comment serait-il possible que ce que vous faites fût de quelque valeur pour ces saintes âmes, puisqu'il n'est de nul prix pour vous-même? le moyen que vous fussiez en état de les acquitter auprès de la justice divine, puisqu'il est certain que pour vous-même, Dieu, sans déroger à sa miséricorde, ne reçoit rien alors de vous en paiement? Secourir une âme dans le purgatoire, c'est lui transporter le fruit des bonnes œuvres que vous pratiquez, et le lui céder. Si donc dans l'état de péché vous pouviez la soulager, il faudrait que dans cet

 

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état vos bonnes œuvres eussent devant Dieu quelque mérite : or il est de la foi qu'elles n'en ont aucun, parce que sans la grâce et la charité ce sont des œuvres mortes , et qui n'ont pas le principe de la vie; et étant mortes pour vous qui les pratiquez, faut-il s'étonner qu'elles le soient encore plus pour les autres, à qui vous prétendez les appliquer?

J'excepte toutefois, remarquez ceci, j'excepte de cette règle le sacrifice de la messe, dont le mérite ne dépend point de la sainteté de celui qui l'offre, beaucoup moins de celui qui le fait offrir, mais est uniquement attaché à la personne de Jésus-Christ et au prix de son sang. D'où il s'ensuit qu'un pécheur, dans l'état même de son désordre, peut contribuer au repos des fîmes du purgatoire; et comment? en faisant offrir pour elles ce sacrifice, dont une des principales qualités est d'être souverainement propitiatoire pour les vivants et pour les morts. Il le peut, dis-je, il le doit avec d'autant plus de raison, que ce sacrifice est le seul moyen que Dieu lui laisse pour suppléer à l'impuissance où il se trouve de secourir autrement ces âmes prédestinées ; car Dieu alors regarde l'hostie qu'on lui présente , qui est Jésus-Christ, et non point celui par le ministère ou les soins duquel on la lui présente, qui est le pécheur. Mais, du reste, il est toujours vrai que le pécheur, agissant par lui-même, ne peut rien faire qui soit profitable aux morts. Et voilà , Chrétiens, le fondement de cette dévotion , aujourd'hui si autorisée et si solennelle dans l'Eglise de Dieu, qui consiste à se purifier par le sacrement de la pénitence et par la participation du corps de Jésus-Christ, pour se mettre en disposition de secourir utilement et infailliblement les âmes du purgatoire. De tout temps, dans le christianisme, on a prié pour les morts; mais Dieu réservait à notre siècle cette excellente pratique de se sanctifier pour les morts. Autrefois, dans l'ancienne loi, l'on observait quelque chose de semblable, et saint Paul, écrivant aux Corinthiens , fait mention d'une espèce de baptême dont les Juifs avaient coutume d'user pour le soulagement des morts : Alioquinquid facient qui baptizantur pro mortuis (1) ? C'est ainsi que de savants interprètes ont expliqué ce passade, et c'est le sens qui m'a paru le plus vrai et le plus littéral. Mais ce que pratiquaient les Juifs n'était que la figure, et la vérité devait s'accomplir en nous : Sed hœc omnia in figura contingebant illis (2) Voyez donc, mes chers auditeurs, ce que Dieu vous demande aujourd'hui , et à quoi il vous exhorte lui-même par son prophète : Mundi estote, auferte malum cogitationum vestrarum; quiescite agere perverse, discite benefacere (3) ; Lavez-vous, nous dit-il, et purifiez-vous ; lavez-vous dans les eaux de la pénitence, et purifiez-vous dans le sang de l'agneau. Appliquez-vous, par une véritable contrition, ce second baptême , aussi salutaire que le premier, savoir , le baptême du cœur, mais d'un cœur contrit et humilié. Auferte malum cogitationum vestrarum : Otez de devant mes yeux tout ce qu'il y a de corrompu, non-seulement dans vos actions , mais dans vos pensées ; renoncez à vos commerces criminels, cessez de faire le mal, apprenez à faire le bien, et ne vous contentez pas de le faire, mais commencez à le bien faire : Et venite, et arguite me, dicit Dominus (4) : Venez ensuite, et soutenez devant moi la cause de ces âmes pour qui vous vous intéressez ; c'est alors que je vous écouterai, que j'accepterai vos oblations, que je me laisserai fléchir par vos prières. Profitons, Chrétiens, de cet avertissement, et nous éprouverons la vérité des promesses du Seigneur; par là nous le glorifierons, par là nous consolerons nos frères dans leur affliction, par là nous attirerons sur nous les grâces du salut les plus abondantes : et ces grâces nous conduiront à la vie éternelle, que je vous souhaite, etc.

 

1 1 Cor., XV, 29. — 2 Ibid., X,  11. — 3 Isa., 1, 17. — 4 Ibid., 18.

 

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