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SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
ANALYSE.
Sujet. Dieu est fidèle, par qui vous avez été
appelés à la compagnie de son Fils Jésus-Christ Notre-Seigneur. C'est ce que disait l'Apôtre aux chrétiens de
Corinthe, et ce qui convient parfaitement à saint Ignace. Division. Fidélité de Dieu dans la vocation d'Ignace :
première partie. Fidélité d'Ignace à suivre la vocation de Dieu : deuxième
partie. Première partie. Fidélité de Dieu dans la vocation
d'Ignace. 1° Fidélité envers l'Eglise; 2° fidélité envers Ignace même. 1° Fidélité de Dieu envers l'Eglise, pour
l'intérêt de laquelle il suscita Ignace, en lui inspirant le dessein d'une vie
apostolique; c'était un temps où l'hérésie s'élevait de toutes parts; et Dieu,
pour la combattre et pour défendre son Eglise, appela saint Ignace. Voilà ce
qui a rendu les enfants d'Ignace si odieux à tous les hérétiques : haine dont
ils doivent se glorifier. Quelle était la source la plus commune des désordres
qui régnaient dans l'Eglise? L'ignorance des vérités de la foi. Dieu donc
envoya Ignace pour enseigner et par lui-même et par ses successeurs, pour
catéchiser, pour instruire la jeunesse, pour ouvrir des écoles publiques, où
l'on apprit, non point précisément les sciences profanes, mais la science du
salut. 2° Fidélité de Dieu envers Ignace, le rendant
capable de soutenir une si sainte entreprise, et par les dons extraordinaires
de la grâce, le mettant en état de l'exécuter. C'était un homme sans lettres et
sans études; mais Dieu tout à coup l'éclaira dans sa retraite, et loi
communiqua les plus sublimes connaissances. Non-seulement Ignace fut éclairé
d'en-haut pour lui-même, mais pour la conduite des autres : il n'y a, pour en
être convaincu, qu'à lire ce livre admirable des Exercices qu'il composa.
C'était un étranger, un mendiant, un inconnu : mais Dieu lui promit de lui être
propice à Rome, et il le fut. Cependant le Ciel permit qu'Ignace fût persécuté
: il est vrai ; mais être persécuté pour la justice, et tirer de ses
persécutions de nouveaux avantages pour faire connaître et aimer Dieu, ne
sont-ce pas des grâces et des effets de la fidélité de Dieu? En quelque état
que nous soyons, si c'est Dieu qui nous y engage, il nous y soutiendra. Deuxième partie. Fidélité d'Ignace à suivre la vocation
de Dieu. Fidélité nécessaire, et sans laquelle il ne pouvait être un parfait
ministre du Dieu vivant. Fidélité qui se réduisit à deux choses : 1° au soin
qu'il prit d'acquérir toutes les dispositions requises pour son ministère ; 2°
au zèle qu'il fit paraître dans l'exercice de son ministère. 463 1° Soin qu'il prit d'acquérir toutes les
dispositions requises pour son ministère. Ce fut en effet pour cela qu'Ignace
travailla d'abord à acquérir toutes les vertus que demande le ministère évangélique,
surtout une parfaite mortification. Comment se traita-t-il dans la grotte de
Manrèze? Ce fut pour cela qu'à l'âge de trente-trois ans, il s'abaissa jusqu'à
se renfermer avec des enfants dans une école, pour y apprendre les lettres;
pour cela, qu'il vint continuer ses études à Paris, mendiant lui-même son pain
de porte en porte, afin de fournir à sa subsistance. Chose merveilleuse! c'est
là que ce zélé disciple devint bientôt maître, et qu'il jeta les premiers
fondements de son institut, en s'associant des compagnons. 2° Zèle qu'il fit paraître dans l'exercice de son
ministère. Sans parler de tout le reste, il suffit de considérer cette
compagnie dont il forma le dessein, dont il fut l'instituteur et le conducteur,
et dont l'unique fin est la gloire de Dieu et la sanctification des âmes. Dire
d'Ignace qu'il a été le fondateur de la compagnie de Jésus, c'est faire en un
mot l'éloge complet de son zèle; car c'est donner à entendre que, non content
de glorifier Dieu par lui-même, il l'a glorifié encore par tant de
missionnaires, de prédicateurs, de directeurs des consciences, de savants
hommes, de martyrs. Soyons fidèles à Dieu comme ce grand saint, en remplissant
les devoirs de notre état. La fidélité de Dieu consiste à nous donner sa grâce;
et notre fidélité doit consister à agir avec la grâce de Dieu. Fidelis
Deus, per quem vocati estis in societatem Filii ejus Jesu Christi Domini nostri. Dieu est fidèle, par qui vous avez été appelés à
la compagnie de son Fils Jésus-Christ Notre-Seigneur. (Première Epître de saint
Paul aux Corinthiens, chap. I.) C'est aux chrétiens de Corinthe, et en général à tous les fidèles, que
l'apôtre suint Paul adressait ces paroles : mais il me semble que je puis en
particulier les appliquer au saint patriarche
dont nous célébrons
la fête, et qu'elles lui conviennent d'une façon toute spéciale,
puisqu'il fut appelé de Dieu pour rétablissement d'un ordre que l'Eglise a
approuvé, et qu'elle autorise encore sous le titre de la Compagnie de Jésus.
Dieu , qui pour sa gloire voulait employer Ignace et l'engager dans une milice
sainte, se servit de ses dispositions naturelles , et lui laissa ses idées
guerrières, mais en les tournant vers un autre objet, et lui proposant, non
plus des provinces et des terres, mais des âmes à conquérir. Il quitta les
armes du siècle, mais pour se revêtir des armes de la foi. Il cessa de
combattre les ennemis de l'état, mais pour
combattre les ennemis de l'Eglise; et la Compagnie qu'il entreprit de
former, et dont Dieu lui inspira le dessein, fut la Compagnie de Jésus-Christ :
Fidelis Deus, per quem vocati estis in societatem Filii ejus Jesu Christi.
D'autres fondateurs avant lui n'avaient point cru blesser les règles d'une
humilité chrétienne et d'une modestie religieuse, en donnant aux saints ordres
qu'ils ont établis les augustes noms de l'adorable Trinité, du Saint-Esprit,
des personnes divines ; et c'est sur le modèle de ces grands hommes, et par la
même inspiration d'en-haut, que saint Ignace de Loyola choisit, pour la
compagnie dont il a été l'instituteur, l'adorable nom de Jésus. Quoi qu'il en
soit, mes chers auditeurs , nous allons voir, conformément aux paroles de mon
texte, la fidélité de Dieu dans la vocation d'Ignace, et la fidélité d'Ignace à
suivre la vocation de Dieu. Dieu fidèle en appelant Ignace à la compagnie de
son Fils : ce sera la première partie ; Ignace fidèle en répondant à Dieu qui
l'appelait : ce sera la seconde. De l'une et de l'autre nous apprendrons ce que
nous pouvons attendre de Dieu, et ce que Dieu attend de nous dans les
conditions où il nous fait entrer : voilà tout le sujet de ce discours. Vierge
sainte, c'est sous vos auspices que cet homme apostolique renonça au monde,
pour se dévouer à ce Sauveur que vous avez porté dans votre chaste sein. Ce fut
un des plus zélés défenseurs de vos glorieux privilèges et de votre culte :
vous m'accorderez , pour le louer dignement, le secours que je vous demande. Ave,
Maria. PREMIÈRE PARTIE.
Je dis que Dieu, dans la vocation de saint Ignace, s'est montré
merveilleusement fidèle : Fidelis Deus. Mais envers qui cette fidélité
a-t-elle paru? Premièrement, envers l'Eglise, pour l'intérêt de laquelle Dieu
suscita ce grand homme, lorsqu'il lui inspira le dessein d'une vie apostolique
; secondement, envers Ignace même, quand Dieu le rendit capable de soutenir
cette sainte entreprise, et que, par des dons de grâce extraordinaires, il le
mit en état de l'exécuter : voilà l'idée générale de cette première partie. Quand Ignace fut appelé de Dieu aux fonctions de l'apostolat, vous le
savez, Chrétiens, l’Eglise avait besoin de secours, et Dieu, par fidélité,
était engagé à lui en fournir. C'était un temps où l'hérésie s'élevait de
toutes parts, et déjà commençait à souffler le feu de ces fameuses rébellions
dont les restes fument encore. Or, le Fils de Dieu ayant promis authentiquement
à son Eglise que jamais les portes de l'enfer ne prévaudraient contre elle, il
ne pouvait lui manquer dans une pareille rencontre ; et en conséquence de sa
parole, il lui devait donner de nouvelles forces pour la défendre. Je ne
prétends point vous faire entendre par là que saint Ignace ait été un homme 464 nécessaire à
l'Eglise de Jésus-Christ; non, Chrétiens, ce n'est point là ma pensée : je
dirais bien plutôt de lui ce que saint Grégoire, pape, disait en général des
hommes apostoliques , dans une instruction qu'il leur adresse : l'Eglise de Jésus-Christ
a été nécessaire à Ignace, parce qu'Ignace n'a pu se sanctifier que dans
l'Eglise de Jésus-Christ; mais Ignace n'a point été et ne pouvait être
nécessaire à l'Eglise de Jésus-Christ, parce que l'Eglise de Jésus-Christ a
bien pu se passer d'Ignace et se conserver sans lui. Il est vrai, mes chers
auditeurs: mais aussi ferais-je tort à saint Ignace , et en quelque sorte à
Dieu même, si je ne disais qu'Ignace , tout serviteur inutile qu'il était, fut
choisi de Dieu pour la défense de l'Eglise, et que sa vocation a été l'un des
moyens que Dieu avait préparés pour faire voir à son Eglise qu'il ne
l'abandonnait pas, et qu'il voulait lui être fidèle : Fidelis Deus, per quem
vocati estis. Reconnaissez-le d'abord, Chrétiens, par un trait admirable de la
Providence : bien d'autres en ont fait la remarque ; et c'est pour cela même
qu'elle paraît plus vraie, et que je puis avec plus de raison la faire à
présent. Tandis que Luther lève l'étendard contre l'Eglise, et lui déclare la
guerre, Dieu touche le cœur d'Ignace, et l'appelle pour l'opposer à cet
hérésiarque. Quelle fidélité, Seigneur ! Ainsi en aviez-vous autrefois usé,
faisant naître un Augustin en Afrique, le même jour que Pelage, l'ennemi de
votre grâce, était né dans l'Angleterre ; et n'ayant jamais permis, dans la
suite des siècles, que votre Eglise fut attaquée par un nouveau persécuteur,
sans lui procurer d'ailleurs et en même temps un nouveau défenseur. Ainsi,
dis-je, ô mon Dieu, avez-vous toujours gardé la foi à cette divine épouse : et
ne semble-t-il pas que vous ayez voulu lui en donner un gage particulier dans
la vocation d'Ignace? Fidelis Deus. En effet, qu'est-ce qu'Ignace ,
selon les vues de Dieu? C'est un homme né pour la destruction de l'hérésie,
voilà son caractère; fondateur d'un institut dont l'essence est de combattre
les ennemis de la foi, comme il est déclaré dans les bulles des souverains
pontifes, voilà sa profession ; de qui tout le zèle a été employé pour
l'Eglise, à étendre ses conquêtes, à faire observer ses lois, à maintenir
l'usage de ses sacrements, à inspirer au peuple du respect pour ses cérémonies,
à conserver les fidèles dans son obéissance, à y ramener les hérétiques, sans
que pour cela il ait jamais épargné ni soins, ni travaux, ni force, ni crédit,
ni repos, ni santé, ni réputation, ni vie : voilà quels ont été les emplois
d'Ignace : un homme qui, dans l'ordre qu'il a établi, ne s'est proposé que de
transmettre ce zèle à un nombre infini de successeurs, c'est-à-dire de préparer
à toutes les Eglises du monde des missionnaires fervents, des prédicateurs
évangéliques, des hommes dévoués à la croix et à la mort, des troupes entières
de martyrs dont il a été le père : voilà les fruits de sa compagnie. Encore une
fois, mes chers auditeurs, un homme de ce caractère, dans un temps où le
schisme et l'erreur entreprenaient de renverser tout et de tout perdre,
n'était-ce pas un secours manifeste que Dieu réservait à son Eglise, et ce
secours ne doit-il pas être considéré comme une marque sensible de la fidélité
de Dieu pour elle ? Fidelis Deus. Ah! Chrétiens,
permettez-moi de le dire ici, c'est de là qu'est venue toute la haine des
hérétiques contre la personne et le nom d'Ignace ; voilà ce qui a rendu son
institut et ce qui rend encore ses enfants si odieux à nos religionnaires. Je
ne sais pas, mes Frères, disait saint Jérôme, par quelle fatalité il arrive que
tous les ennemis de l'Eglise sont les miens; mais j'en bénis Dieu, et c'est une
gloire pour moi que mon nom soit déchiré par ceux qui déchirent la robe de Jésus-Christ.
On vient de me dire qu'Helvidius a écrit depuis peu contre moi une sanglante
satire ; mais je me console , puisque c'est avec la même plume qui a écrit des
blasphèmes contre Marie : car quel avantage que Jérôme, qui est le serviteur,
soit traité comme la mère ! Ut eodem quo Mariœ detraxit calamo, me lacer et;
et caninam facundiam servus Domini pariter experiatur et mater. Vous faites
assez vous-mêmes, Chrétiens , l'application de ces paroles. Si saint Ignace
était demeuré dans la grotte de Manrèze, s'il s'était contenté de pleurer et de
faire pénitence pour les péchés du monde, s'il avait fondé un ordre de
solitaires , son nom , même parmi les hérétiques, serait en bénédiction : mais
il a parlé contre les ennemis de l'Eglise; mais sa vocation a été de se
présenter au vicaire de Jésus-Christ, et de se consacrer par état aux missions
du Siège apostolique ; mais Dieu a voulu qu'il levât des troupes auxiliaires
pour combattre l'hérésie ; avec cela ne devait-il pas s'attendre aux plus
violentes persécutions ? et en cela même n'a-t-il pas été une preuve vivante de
la fidélité de Dieu envers son Eglise, à qui le ciel avait destiné un homme si
ferme, 465 si constant, si
zélé pour la secourir? Tout ceci est général; disons quelque chose de plus
marqué. Ce que j'admire davantage dans la vocation de saint Ignace, c'est la
conduite que la Providence y a fait paraître pour retrancher la source des maux
dont son Eglise était affligée. Car, prenez garde, Chrétiens : de plusieurs
désordres d'où l'hérésie avait pris naissance, le principal était celui-ci :
l'ignorance des choses de la foi, qui régnait parmi les peuples, jointe à la
mauvaise éducation de la jeunesse. Consultez les écrivains qui en ont parlé :
voilà la porte par où entra le démon de l'erreur, pour porter ses coups à
l'Eglise et pour ruiner l'ancienne religion. Mais que fait Dieu en suscitant
Ignace? Il donne à l'Eglise un préservatif contre ce mal si dangereux et si
pernicieux ; car à quoi Ignace est-il spécialement appelé, et pour quelle fin ?
pour enseigner, pour instruire, pour apprendre aux peuples à connaître ce
qu'ils sont, pour déraciner de leurs esprits l'ignorance de nos mystères, pour
y jeter les premières semences de la doctrine de la foi ; en un mot, pour
former de vrais chrétiens, de même que le prophète avait été envoyé pour servir
de maître aux nations : Ecce dedi eum prœceptorem gentibus (1). C'est
pour cela que parmi les grandes affaires dont il était chargé, et sur
lesquelles on le consultait de toutes parts comme un oracle, il faisait une de
ses plus importantes occupations d'aller dans les rues de Rome catéchiser la
populace, d'expliquer aux simples les points de la foi, d'assembler les femmes
et les enfants dans les places publiques, pour leur donner les principes du
salut : spectacle qui seul attirait toute la ville, jusques aux prélats même et
aux cardinaux, à qui il prêchait par l'exemple de son humilité, tandis qu'il
instruisait les autres et qu'il les touchait par la vertu de sa parole. C'est
pour cela que lorsqu'Ignace envoyait ses frères au secours de quelque Eglise,
il leur recommandait avant toutes choses le soin du catéchisme ; les
avertissant que c'était là ce qui avait converti le monde ; que la science du
catéchisme avait été celle des apôtres ; que l'Evangile n'avait été d'abord
annoncé que par le catéchisme ; que, s'ils voulaient donc se rendre utiles à
l'Eglise de Dieu, ils devaient négliger toute autre fonction plutôt que celle
du catéchisme, et se souvenir que, selon la parole du Fils de Dieu même, une
des preuves de la mission de Jésus-Christ fut d'évangéliser les pauvres : Pauperes
vangelizantur (2). C'est pour 1 Isa., LV, 4. — 2 Matth., XI, 5. cela qu'il a
voulu que toute sa compagnie se fit un devoir particulier de l'instruction de
la jeunesse. L'hérésie avait pris pour maxime de commencer par là, et de
s'emparer des jeunes âmes, afin de les corrompre plus aisément; Ignace lui en
ôte le moyen, et lui enlève cet avantage. En effet, il y avait déjà dans
l'Eglise chrétienne de grands et de florissants ordres institués pour prêcher
la parole de Dieu. Saint 1 Marc, X, 14. 466 Mais allons plus avant, et voyons de la part de Dieu une autre espèce
de fidélité à l'égard même d'Ignace. Quel mystère, mes chers auditeurs, et
quelle conduite! Ignace est appelé de Dieu, mais à quoi ? à une fin dont il
paraît absolument incapable ; à une entreprise pour laquelle il n'a ni talent,
ni ouverture, ni disposition d'esprit. Il est destiné à diriger les cames, et
c'est un soldat élevé dans les exercices de la guerre, et sans usage des choses
divines. Il est question d'instruire les peuples, et Dieu prend un homme sans
lettres et sans études. Il s'agit d'instituer un grand ordre, et de former un
corps de religion qui se répande dans tout l'univers ; mais Ignace est seul,
destitué de crédit et de force, réduit à une pauvreté extrême, qui l'a
dépouillé de tout ce qu'il était selon le monde. Hé ! Seigneur, pouvait il dire
aussi bien que Jérémie, où m'envoyez-vous, et qui suis-je ? je ne fais que de
naître à votre grâce. A peine ai-je ouvert les yeux pour vous connaître : je ne
suis encore qu'un enfant ; et quand il faut parler de vous, je ne sais pas
prononcer une parole. Comment donc me confiez-vous un tel ouvrage? Tu l'entreprendras,
lui répond le Seigneur ; et tu en viendras à bout. Ne dis point que tu es un
enfant : Noli dicere : Puer sum (1) ; car il est de ma fidélité, après
t'avoir choisi de te donner tous les moyens nécessaires pour l'accomplissement
de ce grand dessein. Aussi, Chrétiens, n'est-ce pas un miracle que tout ce que
le Seigneur opère dans Ignace presque au moment de sa conversion, pour en faire
un instrument propre à avancer la gloire divine et à procurer le salut des
âmes? Ignace n'est pas plutôt entré dans cette solitude où il fut d'abord
conduit par l'esprit de Dieu, que le voilà comme transformé dans un autre homme.
Il a passé toute sa vie dans l'embarras de la cour et le bruit des armes, et
dans un instant il est rempli de dons extraordinaires ; il reçoit la grâce
d'une oraison sublime; les jours et les nuits suffisent à peine pour contenter
le goût qu'il y trouve. Il y emploie les semaines entières, sans autre aliment
ni autre soutien, tant il est absorbé dans ce saint exercice. Ce ne sont que
ravissements, qu'extases, où son corps paraît élevé de terre ; Dieu se découvre
à lui par les communications les plus intimes : il voit sensiblement Jésus-Christ
dans le sacrifice de l'autel; il traite avec la reine des anges ; il pénètre
jusque dans le sanctuaire pour y contempler Dieu même, et la trinité de ses
personnes : jamais cet adorable mystère ne fut 1 Jerem., I, 7. révélé à un homme
mortel plus clairement qu'à Ignace ; il semble que ce soit un saint Paul
transporté dans le ciel, et jouissant déjà de la vision bienheureuse. Lui-même
proteste qu'après ce qu'il a vu, il est prêt à mourir pour la foi, quand il n'y
aurait plus d'Ecriture, ni de tradition. D'où vient ce changement, Chrétiens?
C'est qu'Ignace, pour remplir sa vocation, doit être un homme de Dieu; et parce
qu'il a été jusqu'à présent tout autre, il faut que Dieu en fasse un homme
nouveau. Or il le fait par cette profusion de lumières et de grâces; et c'est
en cela même que consiste la fidélité de Dieu envers ce saint patriarche. Mais ce n'est point assez qu'Ignace soit éclairé pour lui-même : il
faut encore qu'il le soit pour les autres, et Dieu en a-t-il pris soin? Lisez,
mes chers auditeurs, lisez ce livre admirable des Exercices que ce saint
solitaire composa dans sa retraite ; ce livre quia reçu tant d'éloges dans
l'Eglise de Dieu ; ce livre dont les souverains pontifes ont voulu être les
approbateurs, à qui le Saint-Siège a donné des grâces et des privilèges si
authentiques; ce livre dont l'usage a produit tant de conversions et tant de
merveilles dans le monde; ce livre dont les fruits sont encore aujourd'hui si
abondants, et dont l'excellente méthode se pratique avec tant de succès dans le
christianisme. Voyez s'il y a rien de plus solide pour la conduite des âmes,
rien de plus prudent pour les règles de la foi, rien de plus certain pour le
discernement des esprits, rien de plus relevé pour les maximes du salut. Qui
fut l'auteur de cet ouvrage? Ignace. Mais quel Ignace? Permettez-moi de parler
ainsi. Est-ce Ignace consommé dans la vie spirituelle, après plusieurs années
depuis sa pénitence? non : mais Ignace sortant du monde, mais Ignace un mois
après avoir quitté l'épée et s'être donné à Dieu. Cela ne tient-il pas du
prodige? mais ce prodige, c'est une fidélité que Dieu croit devoir à la personne
de son serviteur. Il l'a choisi pour l'instruction des peuples : dès là sa
providence l'oblige à lui donner toutes les connaissances des plus grands
maîtres : Fidelis Deus, per quem vocati estis. Il y a plus : Ignace est un étranger, c'est un mendiant, c'est un
inconnu ; il n'a ni accès dans Rome, ni pouvoir. Il n'importe : Va, lui dit
Dieu, va dans cette capitale de l'univers; c'est là que j'ai bâti mon Eglise ;
et c'est là que tu formeras une compagnie dont je serai spécialement le chef.
Ne mesure point l'entreprise par tes forces : plus tu es faible, mieux elle 467 réussira. Toutes
les puissances s'y opposeront, celles de l'enfer et celles de la terre, la
sagesse des politiques, la passion des intéressés, le zèle des uns, la malice
des autres; on te rejettera comme un misérable, on t'accusera comme un
novateur, on te condamnera comme un ambitieux; mais je te serai fidèle : Ego
tibi Romœ propitius ero. Ce sont, Chrétiens, les propres paroles que saint Ignace entendit de
la bouche de Jésus-Christ même, quand ce Dieu Sauveur se fit voir à lui dans
cette célèbre apparition dont il l'honora, pour l'animera poursuivre
constamment la fondation de son ordre. Paroles que des esprits profanes ont
voulu corrompre par une licence qui approche de l'impiété ; mais paroles
éternellement glorieuses à ce saint instituteur, qui reçut une assurance de la
protection divine pour le lieu même où Dieu l'avait d'abord donnée à saint
Pierre et à toute son Eglise : c'était un oracle que ces paroles, et vous en
savez l'issue. Jamais ordre ne fut plus combattu que celui d'Ignace dans son
institution, et jamais ordre ne fut approuvé avec des marques plus sensibles de
la Providence. Les cardinaux s'assemblent pour l'examiner , et tous se sentent
divinement émus et comme forcés à l'autoriser. L'un d'eux, tout déclaré qu'il
était contre le dessein d'Ignace, avoue enfin qu'il n'y peut plus résister, et
qu'il y reconnaît malgré lui le doigt de Dieu. On fait paraître ce pauvre, ce
nouveau venu : il est admis honorablement par le pape, on le reçoit au nombre
des fondateurs et des patriarches de l'Eglise , on lui expédie des bulles, on
lui donne des pouvoirs, sa compagnie prend naissance: et qu'est-ce que cela, si
ce n'est pas toujours un effet de l'inviolable fidélité de Dieu ? Fidelis Deus,
per quem vocati estis. Mais Dieu souffre qu'Ignace soit persécuté : voilà ce que
l'incrédulité de tout temps a produit contre la Providence sur les âmes justes.
Hé bien ! Chrétiens, que concluez-vous de là? Ignace a vécu dans la
persécution : donc Dieu ne lui a pas été fidèle. Ah ! gardons-nous de tirer
cette conséquence, si opposée aux principes de notre foi; autrement, il
faudrait dire que Dieu n'a pas même été fidèle à son Fils, et que de tous les
saints qui jouissent de la gloire, il n'y en pas un qui ne put former contre la
providence de Dieu la même plainte. Non, mes chers auditeurs, ne raisonnons
point de la sorte. Dites plutôt avec moi que les persécutions furent, pour
saint Ignace, les plus évidents et les plus illustres témoignages de la
fidélité de son Dieu, et vous parlerez en chrétiens. Car, pourquoi ce grand saint a-t-il souffert tant de contradictions et
de violences, a-t-il essuyé tant d'outrages, a-t-il été noirci de tant de
calomnies? ne vous l'ai-je pas dit d'abord ? Ce fut pour l'intérêt de Dieu et
pour sa justice. L'eût-on déféré à Barcelonne comme un visionnaire et un
illuminé, s'il n'eût pas embrasé tous les cœurs par ses exhortations ferventes
et pathétiques? L'eût-on confiné à Alcala dans un cachot obscur, s'il n'eût pas
réduit des femmes très-qualifiées aux saintes rigueurs de la pénitence , en les
ramenant de leurs désordres? Lui eût-on préparé dans Paris le traitement le
plus indigne, s'il n'eût pas gagné à Dieu des hommes apostoliques pour être les
compagnons de son zèle? N'est-ce pas en haine de la conversion de 468 rigoureusement
qu'ils se l'étaient proposé , ils se jettent à ses genoux, publient son
innocence et font un éloge de sa vertu; quand ses persécuteurs dans Rome sont
punis de Dieu par des châtiments exemplaires, quand mille autres traits de la
Providence donnent évidemment à connaître avec quelle attention le ciel
veillait sur lui et le soutenait dans les traverses, peut-on dire qu'il en eût
été délaissé? et par une conséquence toute contraire, ne faut-il pas
reconnaître que Dieu jamais ne fut plus fidèle à Ignace que dans les croix et
dans les afflictions ? Fidelis Deus, per quem vocati estis in societatem
Jesu Christi. Or , pour tirer de cette première partie quelque instruction dont nous
puissions profiter, voilà, mes chers auditeurs, comment Dieu nous sera fidèle à
nous-mêmes dans les conditions où il nous appelle, et où nous entrons par les
ordres et sous la conduite de son adorable providence. Prenez garde, s'il vous
plaît : je ne dis pas que Dieu nous sera fidèle dans les conditions où nous
nous serons engagés de nous-mêmes , sans le consulter et sans égard à ses
desseins : je ne dis pas qu'il nous sera fidèle dans ces états et dans ces
ministères où nous nous serons ingérés, non selon son gré, mais selon le nôtre,
selon le caprice qui nous guide, selon l'intérêt qui nous attire, selon
l'ambition qui nous pousse, selon le plaisir qui nous flatte : surtout je ne
dis pas qu'il nous sera fidèle dans ces occasions dangereuses où la seule
passion nous conduit, et où la seule passion nous retient. Car, de quelle
fidélité nous peut-il être redevable, lorsqu'il ne nous a rien promis ; c'est
trop peu , lorsqu'il nous a même expressément menacés de retirer son secours,
et de nous en priver? Je dis donc seulement qu'il nous sera fidèle, quand ce
sera lui qui nous aura choisis, et que nous nous conformerons à son choix ;
quand ce sera lui qui nous aura envoyés, et que nous aurons ses divines
volontés à exécuter ; quand ce sera lui qui nous aura appelés, et que nous ne
suivrons point d'autre vocation que la sienne. Oui, Chrétiens, c'est alors que
notre Dieu nous sera fidèle, qu'il fera descendre sur nous l'abondance de ses grâces,
qu'il nous éclairera de ses lumières, qu'il nous revêtira de sa force, qu'il
nous garantira du péril, qu'il nous consolera dans nos peines, qu'il fera tout
réussir à sa gloire et pour notre salut : car voilà ce qu'il ne nous peut
refuser sans blesser tout à la fois, et sa bonté, et sa sagesse, et sa justice
; sans manquer à la parole qu'il nous a si solennellement donnée, et que tant
d'exemples ont confirmée. Cependant observez bien encore la promesse que je
vous fais de sa part, et prenez-en bien le sens. Je ne prétends pas qu'il fera
toujours réussir les choses selon nos idées humaines, et que nous n'aurons
point de combats à livrer, point d'obstacles à surmonter, point même de mauvais
succès, selon le monde , à supporter. Ce n'est point là ce qu'il a voulu nous
faire entendre, en nous assurant qu'il serait avec nous, et que nous pourrions
toujours compter sur son assistance. Mais je prétends que, soit que nos entreprises succèdent selon nos
vues, ou qu'elles échouent, soit que nous soyons dans l'estime publique ou dans
le mépris, quoi qu'il arrive, il saura tirer de tout sa gloire, et faire tout
servir à notre avancement et à notre sanctification ; mais une telle fidélité
de la part de Dieu n'est pas ce que nous demandons. Nous voudrions qu'il nous
fût fidèle pour nous élever, pour nous distinguer, pour nous faire en tout
paraître avec éclat. La moindre difficulté qui nous arrête, la moindre disgrâce
qui nous humilie , le moindre revers qui nous dérange, c'est assez pour
troubler notre foi, et pour nous faire accuser la providence du Seigneur. Si le
saint patriarche dont je fais l'éloge en eût jugé comme nous, il eût bientôt
abandonné l'ouvrage qu'il avait entrepris et commencé ; il eût cru devoir céder
à tant d'orages et à de si rudes tempêtes dont il se vit assailli : mais au
plus fort de la persécution, il espéra, comme Abraham, contre l'espérance même
; car il savait que Dieu a des voies secrètes qu'il n'est pas obligé de nous
révéler, et que quand il paraît plus éloigné de nous, c'est souvent alors qu'il
en est plus près. Agissons donc avec confiance ; et, sûrs que Dieu nous sera
fidèle comme à Ignace, soyons nous-mêmes, comme Ignace, fidèles à Dieu : c'est
le sujet de la seconde partie. DEUXIÈME PARTIE.
Saint Paul écrivant aux Corinthiens leur fait en peu de paroles le
portrait et l'éloge d'un homme apostolique, quand il leur dit que c'est le
ministre de Jésus-Christ et le dispensateur des mystères de Dieu : Sic nos
existimet homo ut ministros Christi et dispensatores mysteriorum Dei (1) Or
vous savez, mes Frères, ajoute ce grand apôtre, que, lorsqu'il s'agit d'un
dispensateur, la première chose qu'on attend de lui, c'est la fidélité à son
maître : Hic jam quœritur inter dispensatores , ut fidelis quis 1 1 Cor., IV, 2. 169 inveniatur (1). Selon qu'il a plus ou moins été
fidèle, nous le jugerons plus ou moins digne de louanges, et des récompenses
attachées à son ministère. Prenons nous-mêmes cette règle, mes chers auditeurs,
pour nous former une juste idée du mérite et de la gloire de saint Ignace. Il
fut appelé à cette excellente fonction de ministre du Dieu vivant, pour la
défense de l'Eglise et pour le salut des peuples. Voyons donc si, dans la discussion de sa vie, il se trouvera tel que
le veut saint Paul, ou plutôt que Dieu lui-même le demandait : Ut fidelis quis
inveniatur. Car il ne suffisait pas que Dieu parût fidèle envers lui, il
fallait qu'il répondît à Dieu, qu'il remplît la vocation de Dieu, et qu'il fût
ainsi fidèle à Dieu. Fidélité tellement nécessaire, que Dieu, tout-puissant
qu'il est, n'en pouvait faire sans cela un parfait ministre de l'Evangile :
comprenez, s'il vous plaît, ma pensée. Dieu sans cela en pouvait faire un
prophète et un homme de prodiges : c'est-à-dire que Dieu sans cela pouvait lui
donner la connaissance de l'avenir, et lui faire voir dans le futur les
événements les plus éloignés, qu'il a vus en effet, et prédits plus d'une fois
; que Dieu pouvait le rendre terrible aux démons , qu'il a mis en fuite d'une
seule parole et chassés des corps ; que Dieu pouvait répandre sur son visage
une splendeur toute miraculeuse, et semblable à celle des bienheureux, état où
saint Philippe de Néri témoigna l'avoir aperçu, que Dieu pouvait lui conférer
la grâce des guérisons, qu'il a souvent opérées pendant sa vie, et qu'il opère
encore après sa mort : enfin que Dieu pouvait lui communiquer même la vertu et
le pouvoir de ressusciter les morts ; témoin celui de Barcelonne, dont il est
parlé dans la bulle de sa canonisation. Pour tout cela, il ne fallait que la
seule fidélité de Dieu, parce qu'Ignace proprement ne contribuait en rien à
tout cela ; mais tous ces avantages et toutes ces grâces n'étaient point assez
pour former un ouvrier évangélique, et un digne ministre du Seigneur. Il lui
fallait quelque chose de plus : et quoi? ah ! Chrétiens, il fallait surtout que
ce fût un homme mort à lui-même ; un homme crucifié au monde et à sa chair; un
homme zélé pour la gloire de Dieu , et prêt à tout entreprendre et à tout
sacrifier pour elle ; un homme à qui le salut des âmes fut plus cher que toutes
les choses de la terre, que son repos, que sa santé, que sa vie même. Voilà
comment la fidélité du serviteur devait seconder la fidélité 1 1 Cor., IV, 2. du maître qui
l'employait, et comment elle l'a secondée en effet. J'en ai les preuves, que je
tire de l'histoire de ce grand saint, et que je vous prie de bien écouter. En quoi consiste
le vrai caractère d'un ministre et d'un dispensateur fidèle? En deux choses,
répond saint Jean Chrysostome, interprétant les paroles de saint Paul, savoir :
dans le soin qu'il prend d'acquérir toutes les dispositions que requiert son
ministère, et de s'en rendre capable : c'est la première; et dans le zèle qu'il
fait paraître à s'acquitter de son ministère , et à ne rien épargner pour en
remplir toute la mesure : c'est la seconde. Quiconque en use de la sorte dans
l'administration des dons de la grâce qui lui ont été confiés, peut être
regardé comme un véritable dispensateur de la maison de Dieu. Or, si cela est,
j'ose dire que jamais homme ne mérita cette éminente et glorieuse qualité avec
plus de justice qu'Ignace de Loyola; et en le disant, je n'avance rien dont il
ne me soit aisé de vous faire convenir avec moi. Vous l'allez voir. Car, pour commencer d'abord par le soin qu'il eut de se disposer à son
ministère, que ne fit-il point pour se mettre en état de suivre la vocation de
Dieu, et pour devenir un sujet propre à la conversion des âmes et à leur
sanctification? C'était un homme du monde, un homme tel que je l'ai d'abord
représenté, sans nulle teinture des lettres et sans nulle autre science que
celle des armes : mais au moment qu'il a' compris à quoi Dieu le destine, que
conclut-il? que dit-il? Vous le voulez, Seigneur, et j'y consens. Mais avant
toutes choses, il faut donc faire de moi un homme nouveau ; il faut cesser
d'être tout ce que je suis, afin de pouvoir être tout ce que vous prétendez que
je sois; car quelle apparence que je puisse servir à vos adorables desseins, en
demeurant ce que j'ai été? il faut donc en quelque sorte me détruire moi-même ;
puisque cela ne se peut que par de violents combats contre moi-même, que par
une mortification continuelle, que par une parfaite abnégation, c'est par là
que je vais entrer dans la sainte carrière où vous m'appelez. Tels furent les
sentiments d'Ignace, telle fut sa résolution ; et vous savez, Chrétiens,
comment il l'exécuta. Le suivrons-nous à Manrèze, et dans cette grotte devenue si fameuse
par sa pénitence? faut-il vous dire quelle vie il y mena, quelles austérités il
y pratiqua, quelles abstinences et quels jeûnes il y observa? c'est ce que vous 470 avez entendu cent
fois, et ce que vous ne pouvez ignorer. Vous savez où le porta une sainte haine
de lui-même ; qu'il ne voulut point d'autre nourriture que le pain et l'eau, ni
d'autre lit que la terre ; que les disciplines sanglantes et réitérées chaque
jour jusqu'à trois fois furent ses exercices les plus ordinaires ; qu'il fit du
cilice son vêtement ; que, par un stratagème particulier et nouveau , pour
repousser les attaques de l'ennemi qui le troublait, et pour calmer les peines
intérieures qui lui déchiraient cruellement l'âme, il refusa à son corps,
durant huit jours entiers, tout soulagement et tout aliment ; que, dans cette
guerre si vive et si animée qu'il déclara à ses sens, toute sa prudence
consista à ne point écouter la prudence humaine ; que par là il se réduisit
bientôt dans la dernière faiblesse, et que dès lors il sembla prendre pour
maxime, non pas de vivre, mais d'endurer une longue et perpétuelle mort. Voilà,
dis-je, de quoi vous êtes suffisamment instruits. Mais encore, pourquoi tant de rigueurs? Si vous me le demandez,
Chrétiens, je vous réponds toujours que ce fut par un double motif de fidélité
envers Dieu et de fidélité envers le prochain. Je dis de fidélité envers Dieu,
parce qu'il ne crut pas pouvoir travailler efficacement à l'édification de
l'Eglise de Dieu, s'il ne commençait par sa propre destruction, de même que ces
Ninivites, à qui Jonas prêcha avec tant de succès la pénitence. Souffrez que
j'applique ici cette figure. Le prophète leur annonça qu'après quarante jours
leur ville serait renversée de fond en comble : Adhuc quadraginta dies, et
Ninive subvertetur (1). Cette parole s'accomplit-elle? ne s'accomplit-elle
pas? Elle ne s'accomplit pas selon la lettre, disent les pères et les interprètes,
puisque Ninive subsista toujours : mais dans un sens plus spirituel et plus
relevé, ajoutent-ils, elle se vérifia, puisqu'au temps marqué par le prophète,
les Ninivites se reconnurent, se convertirent, changèrent de mœurs, de
coutumes, de vie, en sorte qu'on put dire que ce n'était plus désormais
l'ancienne Ninive, mais une autre élevée sur les ruines de la première ; tant
la face des choses parut différente. C'est ainsi que je me figure Ignace
sortant de Manrèze, après avoir consumé dans le feu de la plus sévère
mortification tous les restes du monde, de la chair, du péché ; et se
présentant à Dieu, pour lui dire, avec la même confiance qu'Isaïe : Ecce
ego, mitte me (2) : Me voilà prêt 1 Jon., III, 4.— 2 Isa., VI, 8. maintenant,
Seigneur, à recevoir vos ordres ; vous cherchez un homme qui les publie et qui
vous fasse connaître, envoyez-moi. Je ne suis plus cet Ignace autrefois
l'esclave du monde et de la vanité ; tout ce que j'étais est mort dans ma
personne, et je ne pense qu'à vous obéir : Ecce ego, mitte me. Fidélité
donc envers Dieu; et je dis de plus, fidélité envers le prochain. Car, si ce
saint pénitent se ménagea si peu, c'est qu'il conçut que, pour faire quelques
progrès auprès des âmes dont Dieu voulait lui confier la conduite, il fallait
qu'il fut impitoyable envers lui-même ; que, sans cette sévérité pour lui-même,
il serait incapable de porter le poids du ministère évangélique, d'en soutenir
le travail et d'en surmonter les difficultés ; que, s'il ne mourait à lui-même,
il n'aurait jamais auprès des peuples ce crédit si nécessaire pour s'insinuer
dans leurs esprits, et pour les persuader ; et que dès qu'ils remarqueraient en
lui quelque recherche de lui-même, ils perdraient toute créance en ses paroles,
et ne s'attacheraient qu'à ses exemples : principes bien contraires à ceux de
ces prétendus zélés qu'on a vus de tout temps dans le christianisme, et qui,
voulant s'ériger en maîtres absolus des consciences, ont établi, pour fondement
de leur conduite, la sévérité envers les autres et l'indulgence envers
eux-mêmes ; apôtres de la pénitence pour la prêcher, et ses déserteurs quand il
a été question de la pratiquer ; ennemis déclarés d'une vie commode, lorsqu'il
a fallu seulement la combattre dans une pompeuse morale, mais attachés à toutes
les commodités de la vie lorsqu'il s'est agi de les prendre et de se les
procurer; hypocrites pharisiens, contre qui le Sauveur du monde s'est tant
élevé et qu'il a si bien marqués dans l'Evangile, en disant que tout leur zèle
se terminait à charger leurs frères de fardeaux lourds et accablants, tandis
qu'ils ne voulaient pas même les toucher du doigt. Cependant une vertu sans lumière et sans connaissance ne suffit pas à
un homme apostolique : il doit être éclairé, puisqu'il doit instruire les
autres ; et si son zèle n'est conduit par la science, fût-il d'ailleurs le plus
pur et le plus ardent, c'est un zèle dangereux, et qui peut donner en mille
écueils. Que fera donc Ignace , et désormais est-il en état d'entreprendre des
études plus sortables à son âge, et de s'avancer dans les sciences, dont il
ignore jusques aux premiers éléments ? Ah ! Chrétiens, laissons agir sa
fidélité : elle est humble, elle est généreuse et constante, c'est assez; 471 tout lui
conviendra. Elle fera passer cet homme de trente-trois ans par tous les degrés;
elle le réduira dans la poussière d'une classe, au rang des enfants ; elle le
soumettra à la discipline d'un maître ; elle lui donnera toute la patience et
toute la fermeté qu'il faut pour dévorer les premières épines de la grammaire,
et pour en supporter tous les dégoûts. Que je consulte là-dessus certains
esprits forts du siècle ; que sera-ce, à les entendre parler et selon leurs
idées mondaines, qu'une telle résolution? ce sera faiblesse, ce sera bassesse
d'âme, ce sera folie. Mais moi, je prétends que jamais Ignace ne fit rien pour
Dieu de plus héroïque et de plus grand : pourquoi? parce que jamais il n'eut
plus de violence à se faire pour réprimer tous les sentiments humains, et pour
vaincre toutes les répugnances de la nature ; ici bien différent de son
adorable Maître, lors même qu'il travaillait à pouvoir un jour l'imiter. Jésus-Christ
encore enfant s'assit au milieu des docteurs dans le temple de Jérusalem ; et
Ignace, cet homme déjà formé, est assis parmi des enfants dans une école
publique. Jésus-Christ s'éleva au-dessus de son âge pour enseigner, et Ignace
s'abaisse au-dessous du sien pour recevoir des enseignements. Jésus-Christ dans
sa douzième année fit la fonction de docteur, et Ignace à trente-trois ans
prend la qualité de disciple. Les scribes et les pharisiens furent dans
l'étonnement de voir la sainte assurance de Jésus-Christ; et tout ce qu'il y a
dans Barcelonne de gens sensés et raisonnables, est ravi d'admiration en voyant
la docilité d'Ignace. Quelle différence, mes chers auditeurs, et tout ensemble
quel rapport entre l'un et l'autre, puisque l'un et l'autre n'eurent en vue que
de s'employer aux affaires de Dieu et de lui témoigner leur fidélité? Nesciebatis
quia in his quoi Patris mei sunt oportet me esse (1). Ce fut cette même fidélité qui attira Ignace dans Paris, pour y
reprendre avec une ardeur toute nouvelle le cours de ses études ; qui lui en
fit essuyer tous les ennuis, toutes les fatigues, toutes les humiliations ; et
qui dans l'extrême et volontaire pauvreté qu'il avait choisie comme son plus
cher héritage, et dont il ressentait toutes les incommodités, l'engagea à se
retirer dans un hôpital, à mendier lui-même son pain de porte en porte, à se
dégrader selon le monde, et à se mettre dans la vile condition de valet,
suivant l'exemple de son Sauveur : Fornam servi accipiens (2). Quel état
pour un 1 Luc, II, 49. - 2 Philip., II, 7. homme jusque-là
distingué, et par sa naissance, et par ses emplois ! Mais que nous
importe, dit-il, à quelle condition nous nous trouvions réduits, quand c'est
pour l'avancement de la gloire de Dieu, et pour l'accomplissement de ses
éternelles et suprêmes volontés ? Soyons pauvres, soyons dépendants, soyons
esclaves, soyons dans le rang le plus abject et le plus bas, pourvu que Dieu
soit par là honoré et le prochain sanctifié. Et pourquoi ne m'en coûterait-il
pas autant pour me former à la milice du ciel, qu'il m'en a coûté pour me
signa-. 1er dans celle de la terre? Rien ne m'a rebuté, lorsqu'il a été
question d'acquérir la science des armes; en dois-je moins faire pour acquérir
la science du salut? Touché de ces sentiments, il redouble ses soins et son
attention : la moindre négligence qui lui échappe est pour lui un crime qu'il
se reproche amèrement, et dont il se punit rigoureusement. Dieu le soutient, le
bénit; et voici la merveille que nous ne pouvons assez admirer. C'est que ce
zélé disciple, tout disciple qu'il est, commence à devenir maître. Déjà inspiré
d'en haut et dirigé par l'Esprit de Dieu, il jette les premiers fondements de
cette compagnie dont il devait être l'instituteur et le père. Déjà dans
l'université de Paris il s'associe neuf compagnons illustres par les talents de
leur esprit et par leur savoir ; mais plus illustres encore par leur piété et
par leur zèle. Dans le sein de notre France et dans la capitale de ce royaume,
Ignace lève déjà ces troupes auxiliaires que Dieu réservait à son Eglise, et
qui d'année en année croissant toujours, et grossies de toutes parts, devaient
se répandre dans toutes les parties du monde. Car permettez-moi de le remarquer
ici, c'est à notre France que le monde chrétien est redevable de ce secours;
c'est là qu'Ignace s'est instruit; là que sa sainteté s'est élevée, s'est
perfectionnée, s'est consommée; là qu'il s'est tracé le plan de sa compagnie,
et qu'il a trouvé de dignes sujets pour le seconder et la faire naître; là que
de concert, et portés du même zèle, ils se sont tous dévoués à la gloire du
Seigneur et au service des âmes; de là enfin qu'ils sont sortis pour aller se
présenter au souverain Pontife, et pour mettre la main à l'œuvre de Dieu qu'ils
avaient méditée. Aussi le glorieux fondateur de la Compagnie de Jésus
reconnut-il toujours dans la suite qu'il devait tout à la France , la regardant
comme son berceau, ou, pour mieux dire, la regardant comme sa mère, et
s'appliquant à lui envoyer des ouvriers qui pussent l'acquitter envers 472 elle, et lui
rendre en quelque sorte ce qu'il en avait reçu. Mais revenons et disons que si saint Ignace a fait paraître une pleine
fidélité en se préparant à son ministère, il n'a pas moins dignement rempli
l'autre devoir d'un parfait dispensateur, en travaillant sous les ordres du
maître qui l'avait appelé, et selon la forme que Jésus-Christ même lui avait
tracée. Vous savez, Chrétiens, que la gloire est un bien propre de Dieu, et qui
n'appartient qu'à Dieu. Il nous abandonne toutes les autres choses, jusqu'à sa
grâce, dit saint Augustin ; mais pour la gloire, c'est son fonds, et un fonds
inaliénable : il ne la cède à personne ; et s'il y a quelque bien qu'il puisse
attendre de la part des hommes, et en particulier de ses ministres, c'est
celui-là. Voilà pourquoi le Fils de Dieu disait de lui-même qu'il était venu
sur la terre pour y chercher non pas sa gloire, mais celle de son Père ; que c'était
l'unique fin de sa mission, et l'unique fin de la mission de ses apôtres : Non
quœro gloriam meam (1). Et parce que cette gloire de Dieu consiste en
partie à être connu des hommes, à en être adoré et aimé, c'est pour cela que ce
même Sauveur ajoutait qu'il était venu pour la conversion des pécheurs et la
réparation du monde : Non sum missus, nisi ad oves quœ perierunt (2); et
qu'il n'avait choisi ses apôtres que pour être les coopérateurs de ce grand
ouvrage : Posui vos ut estis, et fructum afferatis (3). Or, ceci posé, mes chers auditeurs, voulez-vous juger de la fidélité
d'Ignace dans l'exécution des desseins de Dieu sur lui? voyez quelle fut
l'ardeur et l'étendue de son zèle pour la gloire divine et pour le salut des
âmes. Quel vaste champ s'ouvre devant moi, et ce qui me reste de temps peut-il
suffire à une si abondante matière? Puis-je vous marquer mille traits
particuliers? puis-je vous dire tout ce qu'il a entrepris, tout ce qu'il a
fait, tout ce qu'il a souffert, non-seulement pour la gloire de Dieu, mais pour
la plus grande gloire de Dieu et non-seulement pour le salut de ses frères,
mais pour leur plus haute perfection ? Je ne vous le représenterai point dans
cet étang à demi glacé, où il se plongea lui-même jusqu'au coup, s'estimant
heureux de pouvoir, par cet étrange stratagème, arrêter un seul péché, et
retenir par ce spectacle un malheureux que son libertinage portait vers l'objet
criminel de sa passion. Je ne vous parlerai ni de ses ferventes prédications et
des fruits 1
Joan., VIII, 50. — 2 Matth., XV, 24. — 3 Joan., XV, 10. merveilleux
qu'elles produisirent, ni de ses soins auprès des malades, pour sauver leurs
âmes, encore plus que pour soulager leurs corps ; ni de ses pénibles voyages,
tantôt pour courir au secours d'un fugitif qu'il eût pu poursuivre selon les
lois d'une rigoureuse justice, et qu'il assista selon l'esprit de la plus pure
charité ; tantôt pour visiter les saints lieux, et pour réparer la gloire de
son Maître là où elle avait été et où elle était tous les jours si outrageusement
blessée ; tantôt pour parcourir les villes et les bourgades, et pour répandre
partout la bonne odeur de Jésus-Christ. Je ne vous dirai rien des saints
établissements qu'il institua , et des maisons qu'il bâtit pour être consacrées
à la pénitence, se souvenant que son Sauveur n'avait pas exclu du royaume
céleste les femmes perdues, et qu'elles pouvaient autant glorifier Dieu dans
leur retraite qu'elles l'avaient déshonoré dans leur péché. Tout cela, et bien
d'autres preuves de sa fidélité et de son zèle, je les laisse ; car ce détail
serait infini. Je m'attache à un fait plus général, mais aussi plus éclatant,
et par où je conclus ce discours. C'est, Chrétiens, cette institution d'une compagnie dont Tunique fin
est la gloire de Dieu et le salut du prochain ; dont tous les sujets n doivent
servir qu'à la gloire de Dieu et au salut du prochain ; dont toutes les vues,
tous les intérêts, toutes les fonctions, tous les travaux ne doivent tendre
qu'à la gloire de Dieu et au salut du prochain : d'une compagnie qui, sans se
renfermer dans l'enceinte d'une province ou d'un empire, doit annoncer la
gloire de Dieu et son saint nom dans tout l'univers : Euntes in mundum
universum (1); doit prêcher l'Evangile à tous les peuples sans distinction
d'âge, depuis les enfants jusques aux plus avancés, sans distinction de
qualités et d'états, depuis les plus pauvres et les plus petits jusques aux
plus riches et aux plus grands : Prœdicate Evangelium omni creaturœ;
d'une compagnie qui, sans se borner à un moyen plutôt qu'à l'autre, fait
profession d'embrasser tous les moyens de glorifier Dieu et de sanctifier les
âmes : les écoles publiques et l'instruction de la jeunesse, la connaissance
des lettres et divines et humaines, le ministère de la sainte parole, la
direction des consciences, les assemblées de piété, les missions et les
retraites : d'une compagnie qui, pour se dégager de tout autre intérêt que
celui de Dieu et des âmes qu'il a rachetées de son sang, renonce solennellement
à tout salaire et 1 Marc, XVI, 15. 473 à toute dignité ;
qui, pour être plus étroitement liée au service de l'Eglise de Dieu, s'engage
par un vœu exprès à s'employer partout où les ordres du souverain pontife et du
vicaire de Jésus-Christ la destineront, fallût-il pour cela s'exposer à toutes
les misères de la pauvreté, à toutes les rigueurs de la captivité, à toutes les
horreurs de la mort: d'une compagnie qui, par la miséricorde du Seigneur et par
la force toute-puissante de son bras, perpétuée de siècle en siècle et toujours
animée du même esprit, à la place des ouvriers qu'elle perd, en doit substituer
d'autres pour leur succéder, pour hériter de leur zèle, pour cultiver les mêmes
moissons, pour soutenir les mêmes fatigues, pour essuyer les mêmes périls, pour
combattre les mêmes ennemis et avec les mêmes armes, pour remporter les mêmes
victoires, ou pour faire de leur réputation, de leur repos, de leur vie, les
mêmes sacrifices. Aidé de la grâce, et en suivant toute l'impression, après
avoir conçu et médité le dessein de cette compagnie, l'avoir ensuite conduit
avec autant de sagesse que de constance et de force, l'avoir exécuté avec
succès et porté enfin à toute sa perfection, dites-moi, Chrétiens, si ce n'est
pas avoir été fidèle à Dieu, non-seulement comme ce bon serviteur de
l'Evangile, en de petites choses : In modico fidelis (1); mais dans une
des plus difficiles et des plus grandes entreprises? Or voilà ce qu'a fait saint Ignace de Loyola. Je ne dis pas, voilà ce
qu'il s'est proposé, voilà ce qu'il a ébauché, voilà ce qu'il a commencé; mais je
dis : Voilà ce qu'il a lui-même achevé, et ce qu'il a lui-même consommé, et à
quoi lui-même il a mis la dernière main. C'est lui qui, par la ferveur de ses
prières, par l'abondance des lumières divines, par l'élévation et la vaste
étendue d'un génie supérieur, parla droiture et la profondeur de ses
réflexions, par l'invincible fermeté et la grandeur de son courage, a formé
l'idée de cet institut, en a dicté toutes les règles, en a marqué toutes les
fonctions, en a levé toutes les difficultés, en a réuni toutes les parties, en
a composé tout le corps, l'a nourri, l'a fortifié, l'a fait agir jusqu'aux
extrémités de la terre. Dire donc d'Ignace qu'il a été le fondateur de la
compagnie de Jésus, c'est faire en un mot l'éloge complet de sa fidélité envers
Dieu, et par conséquent envers le prochain : car c'est vous donner à entendre
que, non content de glorifier Dieu par lui-même, il l'a glorifié par tant de
missionnaires envoyés au delà des mers et aux nations les plus reculées, 1 Luc, XIX, 17. pour y publier
l'Evangile et y détruire l'infidélité; qu'il l'a glorifié par tant de
prédicateurs employés auprès des fidèles pour leur enseigner leurs devoirs et
les retirer de leurs désordres; qu'il l'a glorifié par tant de savants hommes
consumés de veilles et d'études, pour confondre l'hérésie et pour défendre la
religion ; qu'il l'a glorifié par tant de martyrs exposés aux glaives, aux
feux, aux croix, aux tourments les plus cruels, pour l'honneur de la foi, et
pour signer de leur sang le témoignage qu'ils lui rendaient ; qu'il l'a
glorifié d'un pôle du monde à l'autre, où il a eu la consolation de voir les
membres de sa compagnie s'étendre pour la conquête des âmes et l'accroissement
du royaume de Jésus-Christ. Ce n'est pas assez: et pourquoi n'ajouterais-je pas qu'il le glorifie
encore, non-seulement dans le ciel où Dieu a couronne ses travaux, mais dans
toute l'enceinte de cet univers, où ses enfants, sous sa conduite et par son
esprit, travaillent à maintenir l'ouvrage de leur père, et y consacrent tous
leurs soins? Car ce que saint Paul a dit en parlant d'Abel, et de l'offrande
qu'il présenta à Dieu pour l'honorer, je puis bien ici l'appliquer au saint
instituteur dont je fais l'éloge, et à la compagnie qu'il a laissée après lui,
comme la dépositaire de ses sentiments, et l'héritière des grâces dont il fut
si abondamment pourvu : Et per illam defunctus adhuc loquitur (1) . Oui,
mes chers auditeurs, c'est par elle qu'Ignace, tout mort qu'il est, parle
encore, et fait retentir sa voix dans tout»; la terre ; c'est par elle qu'il
distribue le pain d'une sainte doctrine aux enfants de la maison du Père
céleste ; c'est par elle qu'il va, à travers les tempêtes et les orages, au
milieu des bois et dans le fond des déserts, chercher les brebis égarées
d'Israël, et les appeler; c'est par elle qu'il dirige tant d'âmes saintes,
qu'il louche tant de pécheurs, qu'il convainc tant d'hérétiques, et qu'il
éclaire tant d'idolâtres. Pardonnez-moi, Chrétiens, et permettez-moi de rendre
aujourd'hui ce témoignage à une compagnie dont je reconnais avoir tout reçu, et
à qui je crois devoir tout; témoignage fondé sur une connaissance certaine de
la droiture de ses intentions et de la pureté de son zèle, malgré tout ce que
la calomnie a prétendu lui imputer, et les noires couleurs dont elle a tâché de
la défigurer et de la ternir. Au reste, quand je m'explique de la sorte, ce
n'est point à l'avantage des enfants que je le fais, ni pour les relever, mais
uniquement pour relever le père, 1 Hebr., XI, 4. 474 ou plutôt pour
relever la gloire de Dieu, à qui les enfants, comme le père, doivent tout
rapporter. Non, Messieurs, vous ne nous devez rien, si vous le voulez; et si
vous nous deviez quelque chose, je vous dirais tout le contraire de ce que
disait saint Ambroise après la mort du grand Théodose, dont il faisait l'éloge
funèbre. Il montrait les deux héritiers de l'empereur, présents à cette
cérémonie ; et s'adressant au peuple, il s'écriait : Reddite filiis quod
debetis patri ; Rendez aux enfants ce que vous devez au père. Je
renverserais la proposition, et, vous présentant Ignace, je m'écrierais : Reddite
patri quod debetis filiis ; Ce que vous croyez devoir aux enfants,
rendez-le au père. Car c'est au père que tout est dû, puisque les enfants
n'agissent que par les règles que le père leur a prescrites, que par l'esprit
qu'il leur a inspiré, qu'avec les moyens qu'il leur a fournis. Je dirais encore
mieux : Tout ce que vous pouvez devoir soit au père, soit aux enfants,
rendez-le à Dieu ; car c'est à Dieu, et à Dieu seul, le principe de tout, que
tout honneur appartient. Ainsi vous parlerais-je : mais j'ai quelque chose à vous dire qui vous
touche de plus près, et à quoi il vous est encore plus important de faire une
sérieuse attention. Car ce qui a fait, mon cher auditeur, toute la sainteté
d'Ignace, et ce qui l'a élevé à une si haute perfection, c'est d'avoir été
fidèle à Dieu. Pourquoi n'êtes-vous pas saint comme lui, et pourquoi même
n'êtes-vous rien moins que saint? Examinons quelle est la cause de cette
différence. D'où vient qu'Ignace fut un homme de Dieu, et que vous êtes un
homme du monde ; qu'il n'eut de pensées que pour Dieu, et que vous n'en avez
que pour le monde; qu'il ne cessa point de glorifier Dieu, et que vous ne
cessez point de l'outrager? Remontons à la source. Est-ce que Dieu ne veut pas
tirer de vous sa gloire? est-ce qu'il ne vous appelle pas à la sainteté de
votre état? est-ce qu'il vous refuse les grâces et les moyens nécessaires pour
y parvenir ? Peut-être vous le persuadez-vous, et peut-être aimez-vous à vous
entretenir dans cette fausse persuasion, pour avoir lieu de vous autoriser dans
le relâchement et dans le dérèglement où vous vivez. Mais c'est une erreur dont
il faut aujourd'hui vous détromper. Je vous l'ai dit, et je le répète : dans
quelque état que vous vous trouviez par les ordres de la Providence, vous devez
et vous pouvez vous y sanctifier; vous le devez, puisque c'est votre vocation ;
et vous le pouvez, puisqu'on conséquence de cette vocation, Dieu vous offre son
secours, et est toujours prêt à vous le donner. Mais si Dieu vous est fidèle
comme il le fut à Ignace, êtes-vous, comme Ignace, fidèle à Dieu? Vous voulez
que Dieu fasse tout, et qu'il ne vous en coûte rien. Mais saint Ignace s'est
fondé sur une maxime bien opposée, savoir, que ne pouvant rien faire sans Dieu,
il n'était pas d'une moindre nécessité pour lui de faire tout avec Dieu. Voilà
le principe qui l'a fait agir, et le mal est que vous prenez tout une autre
règle. Ce grand saint a su distinguer entre la grâce et l'action, la grâce qui
nous prévient de la part de Dieu, et l'action qui la suit de notre part; et il
a conclu que ce n'était pas la première, mais la seconde qui nous sanctifiait,
et que la première sans la seconde était même le sujet de notre condamnation :
au lieu que vous confondez l'une et l'autre, au lieu que vous attendez tout de
l'une sans prendre soin d'y ajouter l'autre, croyant volontiers que la grâce de
Dieu suffit, et vous mettant peu en peine d'y répondre. Ah 1 Chrétiens,
n'oubliez jamais cette importante vérité, qu'on ne peut trop vous imprimer dans
l'esprit : je veux dire que, comme vous ne pouvez vous sauver sans Dieu, Dieu
jamais ne vous sauvera sans vous ; que comme vous ne pouvez vous sanctifier
sans Dieu, jamais Dieu ne vous sanctifiera sans vous; et que de même qu'il y a
une fidélité de Dieu envers l'homme à quoi Dieu ne manque jamais, il y a une
fidélité de l'homme envers Dieu à quoi vous ne devez jamais manquer, afin que
vous puissiez un jour entendre de la bouche de votre juge cette consolante
parole : Venez, bon serviteur, serviteur fidèle; parce que vous m'avez été
fidèle, entrez dans la joie du Seigneur et dans son royaume éternel, où nous
conduise, etc. |