PURIFICATION VIERGE II

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DEUXIÈME SERMON SUR LA PURIFICATION DE LA VIERGE.

ANALYSE.

 

Sujet. Le temps de la purification de Marie étant accompli selon  la loi de Moïse, ils portèrent l'enfant ù Jérusalem pour le présenter au Seigneur.

 

Deux mystères exprimés dans ces paroles, la purification de Marie, et la présentation de Jésus-Christ. Tirons-en les fruits de sainteté qu'ils peuvent produire dans nos cœurs.

 

Division. Jésus-Christ dévoué et consacré à Dieu, nous apprend à connaître Dieu; première partie. Jésus-Christ offert et immolé pour nous, nous apprend a nous connaître nous-mêmes : deuxième partie.

Première partie. Jésus-Christ dévoué et  consacré à Dieu, nous apprend à connaître Dieu, 1° comme souverain Seigneur; 2° comme source de tous les biens; 3° comme vengeur du péché.

1° Comme souverain Seigneur. Si Marie présente Jésus-Christ, c'est pour honorer la souveraineté de Dieu, selon qu'il était porté dans la loi : Consacrez-moi chaque premier-né; car toutes choses m'appartiennent. Il fallait que la loi de grâce donnât à cette cérémonie de toute sa perfection : comment?  en offrant à Dieu, dans la personne de Jésus-Christ, un premier-né au-dessus de tous les autres ; c'est-à-dire, 1° un premier né qui représentât tous les hommes dont il est le chef;  2° un premier-né égal à Dieu, et vrai Dieu, de là comprenons quel est le souverain empire de Dieu, et de la même jugeons quel est le désordre de l'homme qui

 

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veut vivre à l'égard de Dieu dans l'indépendance : indépendance qu'affectent surtout les grands; indépendance qui vient dans les uns d'un oubli général de leurs devoirs; dans les autres, d'un excès d'amour-propre; dans ceux-ci, d'un esprit d'orgueil; dans ceux-là, d'un fonds de libertinage. Que nous prêche au contraire l'exemple de Jésus-Christ? une dépendance entière de Dieu : tel est le premier fruit que nous devons retirer de cette solennité. Je ne suis pas à moi, mais à Dieu ; donc je ne dois vivre que pour Dieu : c'est dans cet esprit que tout chrétien a dû se présenter aujourd'hui devant les autels, pour faire à Dieu un sacrifice parfait de lui-même.

2° Comme source de tous les biens. Les Juifs offraient à Dieu leurs premiers-nés en mémoire du bienfait signalé qu'ils avaient reçu, lorsque Dieu, pour les délivrer de l'esclavage de Pharaon, avait fait périr dans une seule nuit tous les premiers-nés d'Egypte; et Jésus-Christ, qui était la fin et le consommateur de la loi, est aujourd'hui offert comme premier-né de tout le genre humain, en actons de grâces des obligations infinies que nous avons à Dieu. De sorte que ce Sauveur des hommes est 1° le modèle de notre reconnaissance envers Dieu; 2° le supplément de notre reconnaissance envers Dieu; 3° la perfection de notre reconnaissance envers l'un. Mais au lieu de cette reconnaissance, quelle est notre ingratitude! nous méconnaissons les bienfaits de Dieu, et nous en abusons. Cependant nous lui en rendrons compte ; et s'ils ne servent pas à notre sanctification, ils serviront à notre damnation.

3° Comme vengeur du péché. Jésus-Christ est offert à Dieu comme la victime du péché, et c'est ici, aussi bien que dans sa circoncision, qu'il parait sous la forme de pécheur, ou qu'il se substitue en la place des pécheurs : du reste, cette oblation de Jésus-Christ ne nous dispense pas du devoir de la pénitence ; au contraire, elle doit nous y exciter en nous faisant voir combien Dieu hait le péché, et jusqu'à quel point il doit être haï et puni par nous-mêmes : mais c'est ce que nous ne voulons point comprendre.

Deuxième partie. Jésus-Christ offert et immolé pour nous nous apprend à nous connaître nous-mêmes. Rien de plus nécessaire que cette connaissance de nous-mêmes; et en particulier, rien de plus utile que la connaissance de notre vraie grandeur. Or, ce mystère nous découvre 1° notre excellence, 2° notre dignité.

1° Notre excellence, c'est-à-dire ce que nous valons dans l'estime de Dieu. Pouvons-nous l'ignorer en voyant Jésus-Christ livré pour nous? Voilà, homme, ce que votre âme et votre salut ont coûté à Dieu. Tellement qu'il y a de la proportion entre votre salut et le sang d'un Dieu, entre votre âme et la vie d'un Dieu, entre vous-même et la personne d'un Dieu. Cela supposé, quel est notre aveuglement, d'abandonner le soin de cette âme et de ce salut! Le Fils de Dieu disait autrefois : Quel échange l'homme donnera-t-il pour son âme? mais nous pouvons bien dire à présent : Pour quel échange l'homme ne donnerait-il pas son âme, et ne la donne-t-il pas tous les jours? Or, c'est ce prodigieux aveuglement que Jésus-Christ est venu guérir.

2° Notre dignité, c'est-à-dire ce que nous sommes par la vocation et par la prédestination de Dieu ; car, en conséquence de cette rédemption que le Sauveur des hommes vient de commencer en se présentant pour nous, nous appartenons spécialement à Dieu. Appartenir aux hommes, c'est un esclavage qui nous humilie ; mais appartenir à Dieu, c'est un état de liberté qui nous relève en nous dégageant de la servitude du monde et de l'enfer : deux conséquences que tirait l'Apôtre de ce principe : Empti estis pretio magno ; Vous avez été achetés à un grand prix. 1° Glorifiez donc Dieu, et portez-le dans vos corps en vous revêtant de la mortification de Jésus-Christ; 2° Ne vous engagez donc plus dans la servitude des hommes : servitude si pernicieuse pour le salut, et même si dure pour la vie présente. Appliquons-nous à nous-mêmes cette parole de l'Evangile de ce jour : Sanctum Domino vocabitur ; car, selon le sens qu'elle exprime, nous sommes chacun le saint du Seigneur, c'est-à-dire que nous sommes totalement dévoués au Seigneur.

 

Compliment au roi.

 

Postquam impleti sunt dies purgationis ejus secundum legem Moysi, tulerunt illum in Jerusalem, ut sisterent eum Domino.

 

Le temps de la purification de Marie étant accompli selon la loi de Moise, ils portèrent l'enfant à Jérusalem, pour le présenter au Seigneur. (Saint Luc, chap. II, 22.)

 

Sire,

 

Ce sont les deux mystères que célèbre l'Eglise, et qui partagent, pour ainsi dire, cette auguste solennité, la purification de Marie et la présentation de Jésus-Christ; mystère vénérable, où nous découvrons ce qu'il y a dans notre religion, non-seulement de plus sublime et de plus divin, mais de plus édifiant et de plus touchant. Un Homme-Dieu offert à Dieu, le Saint des saints consacré au Seigneur, le souverain Prêtre de la nouvelle alliance dans un état de victime, le Rédempteur du monde racheté lui-même, une Vierge purifiée et une mère enfin immolant son fils, quels prodiges, dans Tordre de la grâce! Voilà ce que le Prophète avait prédit, ou plutôt voilà ce que le Dieu d'Israël, par la bouche de son prophète, avait promis aux Juifs, lorsqu'il leur disait : J'enverrai devant moi mon ambassadeur (c'était Jean-Baptiste, le précurseur de Jésus-Christ); il me préparerai voie, il vous annoncera ma venue : et aussitôt le Messie que vous attendez, cet Ange du Nouveau Testament, et ce Sauveur que vous demandez depuis si longtemps et avec tant d'instance, entrera dans son temple, et y sera présenté comme le prix et le gage de votre rédemption : Et statim veniet in templum Deum Dominator quem vos quœritis, et Angelus Testamenti quem vos vultis (1). Il y entre en effet, Chrétiens, il y est aujourd'hui porté, il y est sacrifié; et c'est à nous à profiter de son exemple pour notre instruction et pour la réformation de nos mœurs. Car ce n'est point seulement à la lettre que nous devons nous en tenir, comme les Juifs, mais il faut passer jusqu'à l'esprit; ce n'est point inutilement, ni dans une vide spéculation que nous devons considérer ces grands mystères, mais en chrétiens, et avec tous les fruits de sainteté qu'ils peuvent produire dans nos cœurs. Implorons pour cela le secours du ciel par l'intercession de Marie : Ave, Maria.

 

Ce n'est pas sans sujet, Chrétiens, que le saint

 

1 Malach., III, 1.

 

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pontife Siméon, prenant aujourd'hui le Sauveur entre ses bras, l'appelle la lumière du monde, et l'adore comme le Messie destiné à éclairer toutes les nations de la terre : Lumen ad revelationem gentium (1), Car je puis dire qu'une des grâces particulières du mystère de ce jour est de répandre la lumière dans nos esprits, et de nous donner deux connaissances qui font Tune et l'autre toute la science des saints. Je m'explique, et je prétends que, dans la présentation de Jésus-Christ, nous apprenons tout à la fois et à connaître Dieu, et à nous connaître nous-mêmes : deux choses souverainement nécessaires, deux choses dans l'ignorance desquelles le monde avait toujours vécu, deux choses d'où dépendait la perfection, le salut et le bonheur des hommes ; mais deux choses que l'homme-Dieu pouvait seul parfaitement nous enseigner. Que je me connaisse, Seigneur, disait saint Augustin, et que je vous connaisse ; que je vous connaisse pour vous aimer, et que je me connaisse pour me haïr : avec cela je renonce à toute autre connaissance, et sans rien savoir de plus, je crois tout savoir : Domine, noverim te, noverim me. Or il me semble, Chrétiens, que c'est surtout au mystère que nous célébrons qu'étaient attachées ces deux connaissances. Car, pour vous expliquer mon dessein, je vais vous montrer dans les deux parties de ce discours, que nul autre mystère n'est plus propre à nous faire comprendre tout à la fois et ce que c'est que Dieu, et ce que c'est que l'homme; ce que c'est que Dieu, et ce qui lui est dû ; ce que c'est que l'homme, et ce qu'il se doit à lui-même. Cet enfant que Marie offre dans le temple, et dont Siméon fait l'éloge, nous apprend également l'un et l'autre ; et s'il est exposé à la vue de tous les peuples : Ante faciem omnium populorum (2), ce n'est que pour instruire tous les peuples de ces deux points essentiels et sur quoi roule toute la religion. Tâchons à les bien concevoir ; et, fortifiés des lumières abondantes dont le bienheureux Siméon se trouva comme investi, quand il vit l'auteur et le réparateur de son salut, remplissons-nous de la science de Dieu et de la science de nous-mêmes. Jésus-Christ, dévoué et consacré au Seigneur, nous donnera la science de Dieu : ce sera la première partie. Jésus-Christ, offert et immolé pour nous nous donnera la science de nous-mêmes : et ce sera la seconde partie. Vous voyez l'importance du sujet, commençons.

 

1 Luc., II, 32. — 2 Ibid., 31.

 

PREMIÈRE  PARTIE.

 

Connaître Dieu dans lui-même, c'est le privilège de la gloire et de l'état des bienheureux : le connaître dans ses œuvres et par rapport à nous, c'est l'avantage de la foi, et ce qui sanctifie les hommes sur la terre. Connaître Dieu comme souverain Seigneur, comme premier principe et dernière fin, comme l'Etre par excellence, de qui relèvent tous les êtres et de qui ils dépendent essentiellement ; le connaître comme source de tous les biens, comme Celui, dit l'Ecriture, qui protège, qui sauve, qui vivifie, et d'où procède toute grâce et tout don parfait; le connaître comme vengeur du péché, comme Saint des saints, qui sait punir le péché autant que le péché est punissable ; en un mot, le connaître dans l'étendue de ces trois divins attributs que nous distinguons, mais qui sont en eux-mêmes indivisibles, savoir, dans l'étendue de sa grandeur, de sa bonté et de sa justice : voilà, dit l'Ange de l'école, saint Thomas, ce qui s'appelle pour nous, dans la vie. la science de Dieu, et ce que l'homme chrétien doit continuellement étudier, s'il veut s'acquitter envers Dieu des trois plus importants devoirs que la religion lui impose : devoir de dépendance, devoir de reconnaissance, et, supposé que Dieu soit offensé, devoir de pénitence. Or ce sont justement, mes chers auditeurs, les trois idées que le Sauveur du monde a voulu imprimer dans nos esprits, en nous mettant devant les yeux l'oblation adorable de sa personne dans le temple de Jérusalem. Ceci mérite toute votre attention.

C'est Jésus-Christ, Fils de Marie, qui est présenté à Dieu : et pourquoi? pour honorer la souveraineté infinie de Dieu : Sanctifica mihi omne primogenitum tam de hominibus, quam dejumentis; mea enim sunt omnia (1); Que chaque premier-né me soit offert, disait Dieu au législateur Moïse, dans le chapitre treizième de l'Exode (pesez, s'il vous plaît, ces paroles, qui font le sujet principal de cette fête, et qui contiennent en substance l'instruction solide et touchante que j'en vais tirer) : Que chaque premier-né me soit offert, parce que toutes choses m'appartiennent, et que, sans exception, je suis le Seigneur absolu de toutes les créatures. Ainsi Dieu usant de ses droits, et se faisant connaître pour ce qu'il était, l'ordonnait-il aux Israélites. Telle était la fin de la loi. C'était pour cela que les mères portaient à l'autel ce qu'elles avaient de plus cher, leurs aînés et le premier fruit de leur fécondité. C'était par la

 

1 Exod., XIII, 2.

 

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qu'elles rendaient hommage à ce suprême empire que Dieu exerce, et qu'il ne convient qu'a lui seul d'exercer dans l'univers : Ego Dominus, et non est alius (1). C'est moi qui suis le Seigneur, et il n'y en a point d'autre que moi. Tel était, dis-je, l'esprit de cette sainte et divine loi que Moïse avait publiée, et qui se terminait à protester, par une cérémonie solennelle, que tout était à Dieu, de Dieu, et pour Dieu: à Dieu, en qualité de Souverain; de Dieu, en qualité de principe ; et pour Dieu, en qualité de fin dernière : Mea enim sunt omnia. Mais il fallait que la loi de grâce relevât encore cette cérémonie, et lui donnât toute sa perfection : il fallait, pour honorer cet empire de Dieu autant qu'il devait l'être, un premier-né d'un ordre et d'un mérite supérieur à tous ceux qui jusqu'alors avaient été présentés. Il n'y avait que Jésus-Christ qui, offert par Marie, et s'offrant lui-même, pût dignement et parfaitement remplir la mesure de ce devoir : pourquoi ? saint Jean Chrysostome en apporte deux excellentes raisons. Premièrement, parce qu'en conséquence de sa prédestination éternelle, il était le premier-né de toutes les créatures ; auguste et éminente prérogative que lui attribue saint Paul : Primogenitus omnis creaturœ (2); secondement, parce qu'étant Dieu et homme tout à la fois, la présentation de sa personne était un hommage, non-seulement digne de Dieu, mais proportionné et égal à la majesté de Dieu : Non rapinam arbitratus est esse se œqualem Deo (3). Je m'explique. Dieu voulait que dans chaque famille le premier-né lui fût voué, pour lui répondre de tous les autres, et pour être comme un otage de la dépendance où devaient vivre tous les autres, représentés par celui-ci, qui était leur chef. Mais chacun de ces premiers-nés n'étant chef que de sa maison, et la loi dont je parle n'obligeant que les enfants d'Israël, il n'en pouvait revenir à Dieu qu'un honneur borné et limité. Que fait Dieu? Il choisit dans la plénitude des temps un homme chef de tous les hommes, dont l'oblation lui est comme un tribut universel pour toutes les nations et pour tous les peuples; un homme qui nous représente tous, et qui, faisant à notre égard l'office d'aîné, répond à Dieu de lui et de nous, à moins que nous n'ayons l'audace de le désavouer, et que nous ne soyons assez aveugles pour nous détacher de lui ; un homme, dit le grand Apôtre, dans qui tous les êtres réunis rendent aujourd'hui à Dieu le devoir de leur soumission, et qui, par son obéissance,

 

1 Isa., XLV, 18. —2 Coloss., I, 15. — 3 Philip., II, 6.

 

remet sous l'empire de Dieu tout ce que le péché en avait soustrait. Car c'est ce que le Saint-Esprit a voulu nous exprimer dans ces admirables paroles de l'Epître aux Ephésiens : Instaurare omnia in Christo (1) ; et c'est aussi sur quoi est fondé ce droit d'aînesse que Jésus-Christ devait avoir au-dessus de toute créature : Primogenitus omnis creaturœ (2).

Je dis plus : toutes les créatures, prises même ensemble, n'ayant nulle proportion avec l'être de Dieu, et, comme parle Isaïe, toutes les nations n'étant devant Dieu qu'une goutte d'eau, ou qu'un atome et qu'un néant, quelque effort qu'elles fissent pour témoigner à Dieu leur dépendance, Dieu ne pouvait être pleinement honoré par elles : et dans le culte qu'il en recevait, il restait toujours un vide infini, que tous les sacrifices du monde n'étaient pas capables de remplir. Il fallait un sujet aussi grand que Dieu, et qui, par le plus étonnant de tous les miracles, possédant d'un côté la souveraineté de l'être, et de l'autre se mettant en état d'être immolé, pût dire, mais dans la rigueur, qu'il offrait à Dieu un sacrifice aussi excellent que Dieu même, et qu'il lui soumettait dans sa personne, non point de viles créatures, non point des esclaves, mais le créateur et le Seigneur même. Or c'est ce que fait aujourd'hui le Fils de Dieu. Sacrificium et oblationem noluisti, holocaustum et pro peccato non postulasti ; tunc dixi : Ecce venio (3) ; Vous n'avez plus voulu , ô mon Dieu , d'oblation ni d'hostie ; les sacrifices de l'ancienne loi ont cessé de vous agréer : c'est pourquoi j'ai dit : Me voici, je viens, je me présente à vous. Car c'est à la personne du Sauveur que conviennent littéralement ces paroles du Prophète royal, et c'est dans le temple de Jérusalem qu'elles furent authentiquement vérifiées, puisque ce fut là que cet Homme-Dieu, abolissant les anciens holocaustes pour en établir un nouveau, vint lui-même s'offrir à son Père, se consacra, se dévoua solennellement, entra dans le sanctuaire, non plus, dit l'Apôtre, avec le sang des boucs et des taureaux, mais avec son propre sang; c'est-à-dire honora Dieu, non plus par des sujets étrangers, mais par lui-même et aux dépens de lui-même ; et, par cette unique oblation, donna pour jamais à ceux qui devaient être sanctifiés, une idée parfaite du vrai culte qui est dû au Dieu vivant : Una oblatione consummavit in sempiternum sanctificatos (4). Voilà donc, mes chers auditeurs, ce

 

1 Ephes., I, 10. — 2 Coloss., I, 15. — 3 Psal., XXXIX, 8.— 4 Hebr., X, 14.

 

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que nous inspire le mystère de ce jour, un sentiment profond et respectueux de la souveraineté de Dieu ; un attachement inviolable à ce premier devoir de religion, qui est l'obéissance et la soumission à Dieu ; une disposition à se sacrifier, et, s'il était possible, à s'anéantir pour reconnaître, comme Jésus-Christ, l'empire de Dieu.

Or, de là même concluez et jugez quel est le désordre de l'homme qui, par une propriété inséparable de son être , de quelque condition d'ailleurs qu'il soit, étant né sujet de Dieu , vit néanmoins, à l'égard de Dieu, dans une espèce d'indépendance d'autant plus criminelle que, bien loin d'en rougir, il semble encore souvent s'en glorifier. Indépendance de Dieu, péché capital des grands du monde, dont le caractère le plus commun est de vivre comme s'ils n'étaient nés que pour eux-mêmes, et qui, par un renversement de principes, usant du monde, ou plutôt en jouissant, comme si le monde ne subsistait que pour eux, rapportent tout à eux, au lieu que tout doit être rapporté a Dieu. Indépendance de Dieu, d'où il arrive que dans leurs entreprises Dieu n'est pas même consulté ; que sa loi n'est jamais un obstacle à leurs injustes desseins; que leur politique est la seule règle de leurs plus importantes actions, pendant que la conscience n'est écoutée et ne décide que sur les moindres; que ce qui s'appelle leur intérêt n'est jamais pesé dans la balance de ce jugement redoutable, où eux-mêmes néanmoins doivent l'être un jour : comme si leurs intérêts étaient quelque chose de plus privilégié qu'eux-mêmes ; comme si leur politique pouvait prescrire contre la loi de Dieu, qui est éternelle ; comme si la conscience n'était un lien que pour les âmes vulgaires; comme s'il y avait des hommes affranchis, par leur état, de la suprême domination du Seigneur de toutes choses. Indépendance de Dieu, souvent accompagnée d'illusion et d'erreur ; en sorte que ces esprits mondains, professant au dehors la religion, ne laissent pas d'en être secrètement les déserteurs, ne s'y assujettissent qu'autant qu'il leur plaît, l'interprètent selon leur sens, l'accommodent à leurs passions, et au lieu de régler par elle leur ambition , leurs désirs, leurs vues, la font toujours servira leurs vues, à leurs désirs et à leur ambition. Indépendance de Dieu, qui vient, dans les uns, d'un oubli général de leurs devoirs, dans les autres, d'un excès d'amour-propre ; dans ceux-ci, d'un esprit d'orgueil, dans ceux-là, d'un fonds de libertinage et d'impiété : quatre sources du désordre que je combats. Oubli général de leurs devoirs, lorsque dissipés et emportés par le torrent du siècle, enflés de leurs succès et plongés dans le plaisir, ils ne se souviennent plus enfin qu'ils ont un maître , un législateur, un juge ; tellement que le respect et la crainte de Dieu s'effacent à mesure que le monde les possède, et qu'il ne leur reste plus qu'une foi morte, incapable de les toucher, beaucoup moins de les contenir dans Tordre d'une obéissance exacte et fidèle. Excès d'amour-propre, lorsqu'à force de s'aimer, de se flatter, de se rechercher et de se satisfaire, il se font d'eux-mêmes leurs idoles; qu'ils se regardent eux-mêmes comme leur fin, et que dans l'usage de la vie toujours occupés d'eux-mêmes, toujours pleins d'eux-mêmes, toujours attachés et bornés à eux-mêmes, ils deviennent insensibles non-seulement pour tout ce qui est hors d'eux-mêmes, mais pour le Dieu qui les a créés, et dont la supériorité leur paraît gênante et incommode. Esprit d'orgueil, lorsqu'à l'exemple de ce roi infidèle dont parle l'Ecriture, ils disent au moins dans leur cœur : Quis est Dominus, ut audiam vocem ejus (1) ? Et quel est ce Seigneur dont on me menace sans cesse? qu'ils méprisent sa voix , qu'ils rejettent ses grâces et ses inspirations, qu'ils violent avec impunité ses commandements et ses lois, qu'ils lui résistent en face, et qu'ils portent l'obstination et l'endurcissement jusqu'à lui pouvoir être rebelles sans cesser d'être tranquilles. Fonds de libertinage et d'impiété, lorsque livrés à leurs erreurs, et au sens réprouvé qui les aveugle, ils passent jusqu'au raisonnement de l'insensé: Y a-t-il un Dieu? s'il y en a un, est-il tel qu'on nous le figure? connaît-il toutes choses? y prend-il un intérêt si grand? a-t-il une providence aussi exacte et aussi sévère que celle dont on veut que nous dépendions? Et dixerunt : Quomodo scit Deus, et si est scientia in Excelso (2) ? Car voilà. Chrétiens, où conduit peu à peu l'esprit du monde.

Or, à tout cela Dieu a voulu par son infinie miséricorde opposer, dans la personne de son Fils, un exemple sensible, un exemple convaincant, et à quoi nous n'eussions rien à répliquer. Car si, dans l'ordre des décrets divins qui se développent aujourd'hui à nos yeux , un Homme-Dieu ne paraît devant Dieu que sous la forme et dans la posture de serviteur, avec quel front pouvons-nous soutenir l'indépendance chimérique et prétendue que nous affectons ? Je le répète, Chrétiens, ce que nous

 

1 Exod., V, 2. — 2 Psalm., LXXII, 11.

 

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prêche celle auguste solennité , et le premier fruit que nous en devons retirer, c'est une dépendance entière de Dieu. Je ne suis pas à moi, mais à Dieu : donc je ne dois pas vivre pour moi, mais pour Dieu ; donc toutes mes vues doivent avoir Dieu pour terme; donc je dois mettre Dieu à la tête de tous mes conseils ; donc il faut que Dieu soit la règle de toutes mes entreprises ; donc je ne dois rien désirer que dans les bornes, quoique étroites, de l'inflexible équité de Dieu ; donc je ne dois rien résoudre, ni former aucun projet, qu'après l'avoir mis à l'épreuve de la loi de Dieu ; donc je dois être prêt à me départir de tout ce qu'une licence criminelle, ou une prudence humaine, m'aurait engagé à faire contre les ordres de Dieu ; car c'est là dans la pratique ce que nous appelons dépendre de Dieu. Je dois vivre pour Dieu ; donc il ne m'est pas permis d'avoir d'établissement , de fortune, de dignité, de rang, de grandeur, que pour Dieu. Une grandeur pour moi-même, un établissement pour moi-même, une élévation, une fortune pour moi-même, serait un monstre dans la nature, et comme une idolâtrie subsistante au milieu de moi-même, dont la jalousie de mon Dieu se trouverait piquée, et qui m'attirerait infailliblement ses vengeances. J'appartiens à Dieu, et je ne suis ce que je suis que pour dépendre de lui ; donc je dois être sincèrement, efficacement , continuellement disposé à m'immoler pour lui ; donc, en mille occasions qui se présentent, je dois me renoncer, et, selon l'expression de l'Evangile, me perdre moi-même pour lui; donc je ne dois ménager ni réputation, ni crédit, ni faveur, ni biens, quand il s'agit de me déclarer pour lui ; car voilà ce que c'est que sacrifice, et je ne puis autrement témoigner à Dieu que je suis sa créature. Malheur à moi, si, pour tout autre que pour Dieu , j'étais disposé de la sorte ! pourquoi ? parce qu'il ne peut y avoir que Dieu de qui je dépende de cette dépendance absolue dont le sacrifice est la marque. Malheur à quiconque voudrait être ainsi dévoué à un homme mortel ! parce qu'il n'y a point d'homme mortel à qui ce dévouement puisse être dû, ou plutôt à l'égard de qui ce dévouement ne fut un crime. Aux hommes, dit le Saint-Esprit, le tribut, l'honneur , le service ; mais à Dieu seul le sacrifice de tout ce qui est en nous et de nous-mêmes, puisqu'il est le Seigneur par essence, et que nous dépendons de lui jusque dans le fond de notre être.

C'est dans cet esprit que tout chrétien a dû se présenter aujourd'hui devant les autels. Si, dans l'oblation que nous avons faite à Dieu de nos personnes, il y a eu quelque chose d'excepté, Dieu ne s'est point tenu honoré de notre culte, et nous ne l'avons point connu pour ce qu'il est : car, autant que nous le pouvions, nous avons osé limiter ce droit d'empire universel et inaliénable sur quoi était appuyée la loi de la présentation : Mea enim sunt omnia (1); et, démentant sa parole, nous lui avons dit, nou de bouche, mais par l'effet, que toutes choses ne lui appartenaient pas. Un seul intérêt réservé, une seule passion épargnée, une seule attache que le cœur n'a pas encore rompue, c'est assez pour faire à notre Dieu un tel outrage : par là notre oblation, quelque fervente qu'elle nous ait paru d'ailleurs, a été non-seulement vicieuse et imparfaite, mais odieuse; par là nous avons commis ce larcin si détesté de Dieu , et si distinctement marqué dans l'Ecriture : Quia ego Dominus diligens judicium, et odio habens rapinam in holocausto (2). Oui, mes chers auditeurs, ce larcin dans l'holocauste, c'est l'exception dont je parle, c'est l'injuste réserve que nous faisons d'une chose que Dieu nous demande comme Seigneur, et qui devrait être la matière du sacrifice qu'il attend de nous; d'une chose que nous mettons à part, et que nous retranchons du nombre de celles dont nous voulons bien qu'il soit maître. Désordre dont nous avons dû, vous et moi, nous garantir, en présentant à Dieu, comme Marie, ce véritable, quoique mystérieux premier-né figuré dans la loi ancienne, je veux dire ce que nous aimons plus fortement et plus tendrement, cette passion dominante, cet objet à quoi nous sommes si étroitement liés, et que je puis bien nommer le premier-né de notre cœur, puisqu'il en a tous les premiers mouvements. En le sacrifiant à Dieu, nous pourrions dire , que nous lui avons tout sacrifié, et qu'il ne tient plus à nous que Dieu ne soit en possession de toute la gloire dont il était si jaloux, quand il disait à son peuple : Sanctifica mihi omne primogenitum ; mea enim sunt omnia (3). Et c'est ainsi, homme du monde, que vous entrerez dans les sentiments de Jésus-Christ, et que, vous conformant à son exemple, vous connaîtrez Dieu comme votre souverain.

Mais voici une seconde qualité dont il ne se glorifie pas moins, et qu'il vous importe encore plus de bien connaître. Les Juifs offraient à Dieu leurs premiers-nés en mémoire du bienfait signalé qu'ils avaient reçu lorsque Dieu, pour les délivrer de l'esclavage de Pharaon, avait

 

1 Exod., XIII, 2. — 2 Isa., LXI, 8. — 3 Exod., XIII, 2.

 

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fait périr dans une seule nuit tous les premiers-nés d'Egypte : Ex quo percussi primogenitos in terra Aegypti, sanctificavi mihi quidquid primum nascitur in Israël (1). Ce fut, selon le témoignage de Dieu même, le motif principal pourquoi cette cérémonie fut instituée ; et Jésus-Christ, qui était la fin et le consommateur de la loi, est aujourd'hui offert comme premier-né de tout le genre humain, en action de grâces des obligations infinies, personnelles et singulières que nous avons à Dieu. mais que nul de nous n'était en pouvoir de reconnaître, si, par son adorable présentation, cet Homme-Dieu ne nous en eût fourni le moyen. Prenez garde, s'il vous plaît, Chrétiens : Dieu voulait être connu de son peuple, non-seulement comme auteur des biens spirituels et surnaturels qui regardent le salut, mais comme auteur des prospérités et des grâces temporelles, qui ne laissent pas, quoique d'un ordre inférieur, d'être du ressort dosa providence. Il voulait que son peuple les tînt de lui, en usât comme venant de lui, ne les regardât que comme des grâces d'en-haut et des dons qui partaient de lui. Car de là vient, dit saint Jérôme, que presque autant de fois que Dieu donnait aux Heureux quelque marque éclatante de sa protection, soit en les tirant de captivité, soit en les faisant triompher de leurs ennemis, il ordonnait une fêle pour en conserver le souvenir : afin, dit ce saint docteur, qu'à proportion qu'ils devenaient heureux, ils se vissent dans la nécessité d'être religieux ; et que, de siècle en siècle, de génération en génération . les pères apprissent à leurs enfants que c'était le Dieu d'Israël qui les avait sauvés, qui les avait protégés, qui les avait élevés, et que comme une source de bonheur pour eux était de le publier et d'en convenir, aussi le plus grand de tous les malheurs qu'ils avaient à craindre était de l'ignorer ou de l'oublier. Pourquoi ce soin d'entretenir celle pensée dans leurs esprits? Ne vous imaginez pas, mes chers auditeurs, qu'en cela Dieu agit par intérêt, ou comme un maître, sévère exacteur de ses droits, et déterminé à ne rien perdre de ce qui lui est dû. Mais, reprend saint Jérôme, il exigeait d'eux ce devoir, parce qu'il prévoyait que sans cela les biens mêmes qu'ils recevaient de lui leur seraient préjudiciables; que sans cela les prospérités dont il les comblait ne serviraient qu a les pervertir ; qu'il n'y aurait que ce devoir de reconnaissance qui pût les préserver d'une entière corruption ;

 

1 Num., III, 13.

 

que du moment qu'ils le négligeraient, leurs mœurs aussi bien que leur foi commenceraient à se dérégler ; et qu'ils ne seraient jamais ingrats, sans être, par une suite nécessaire, insolents, impies, réprouvés. Dans cette vue, poursuit saint Jérôme, Dieu leur fit observer des solennités, leur ordonna des sacrifices, leur prescrivit des cérémonies et des lois ; et c'est dans cette même vue qu'il nous propose à nous-mêmes le Médiateur et le Sauveur des hommes, comme le modèle, comme le supplément , comme la perfection de notre reconnaissance. Trois choses que je vous prie de bien observer. Comme le modèle de notre reconnaissance ; car c'est ici que Jésus-Christ nous dit : Inspice, et fac secundum exemplar (1) ; Veux-tu, Chrétien, n'être pas ingrat envers Dieu? regarde-moi et imite-moi. Offre-toi de même que je me suis offert, et sacrifie-toi dans le même esprit que je me suis sacrifié. Comme le supplément de notre reconnaissance ; car tout ce qu'il y a de défectueux dans les actions de grâces que nous rendons à Dieu, est amplement et abondamment suppléé par l'oblation d'un Dieu. Comme la perfection de notre reconnaissance , puisqu'un Dieu a pu seul rendre suffisamment, et, pour ainsi dire, avec une juste proportion, tout ce que nous devions à Dieu. Arrêtons-nous là, mes chers auditeurs, et tachons à profiter de ces divines leçons.

A quoi se réduisent-elles? A confondre en nous cet esprit d'ingratitude, qui fait que, bien loin de reconnaître les bienfaits de Dieu, on ne convient pas même avec Dieu que ce soient ses bienfaits; que, bien loin de lui en rapporter la gloire, on ne veut pas lui en tenir compte; qu'on se les attribue à soi-même; qu'on s'en l'ait des armes contre lui ; qu'on en devient plus fier, plus vain, plus orgueilleux, et par conséquent plus emporté dans ses passions et plus vicieux : car que voyons-nous dans le monde de plus ordinaire que des hommes ainsi dénaturés, sans néanmoins passer pour l'être, et sans faire réflexion qu'ils le sont; des hommes non-seulement enflés, mais corrompus par les prospérités dont Dieu les comble ; des hommes qui semblent ne mépriser Dieu que parce que Dieu les a distingués, et dont on peut bien dire qu'ils ne sont méchants que parce qu'ils sont heureux? Combien en voyons-nous qui, au lieu d'aller au principe des succès et des avantages qu'ils ont dans la vie, croient avoir droit de s'en applaudir, et se disent secrètement à eux-mêmes : Manus nostra

 

1 Exod., XXV, 45.

 

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excelsa, et non Dominus fecit hœc omnia (1); C'est moi qui me suis fait ce que je suis, c'est moi qui ai établi ma maison, c'est par mon industrie et mon travail que je suis parvenu là, tout cela est l'ouvrage de mes mains? Où est aujourd'hui le riche mondain à qui l'on ne puisse faire avec douleur et avec indignation le même reproche que Moïse faisait aux Juifs : Incrassatus est dilectus, et recalcitravit ; incrassatus, impinguatus, dilatatus, dereliquit Deum factorem suum, et recessit a Deo salutari suo (2); Il s'est engraissé des biens de Dieu, et c'est pour cela qu'il a été rebelle à Dieu, qu'il a quitté Dieu , l'auteur de son être et le réparateur de son salut. Abus que Dieu déteste souverainement, et que nous ne pouvons assez détester nous-mêmes. Selon toutes les lois de la justice, plus un homme est comblé de biens, plus il devrait être fidèle, fervent, attaché au culte de Dieu ; et par un effet tout contraire, plus on est comblé de biens, plus on est froid et indifférent pour Dieu; disons mieux, plus on est impie, et ennemi de Dieu.

Ah! mes Frères , s'écriait saint Bernard , heureux l'homme qui est toujours en crainte, et qui n'appréhende pas moins d'être accablé des bienfaits et des grâces qu'il reçoit, que des péchés qu'il commet ! Beatus homo qui semper est pavidus, nec minori angitur sollicitudine, ne obruatur beneficiis quam peccatis ! Pourquoi cette crainte et cette inquiétude touchant les bienfaits reçus de Dieu ? Apprenez-le : parce qu'il est certain que les bienfaits reçus de Dieu seront aussi bien pour nous un sujet de damnation au dernier jugement, que les péchés commis contre Dieu; et parce qu'il est vrai qu'au lieu que les péchés commis peuvent au moins nous humilier , et par là servir à notre conversion et à notre prédestination ; les bienfaits de Dieu méconnus ne servent qu'à nous aveugler, qu'à nous endurcir, qu'à fomenter notre impénitence. Ne vous étonnez donc pas si j'insiste sur cette morale : peut-être Dieu me l'a-t-il inspirée comme la plus propre à vous toucher ; et peut-être a-t-il prévu que ce serait celle à quoi vous résisteriez moins. Combien a-t-on vu de pécheurs insensibles à tous les châtiments divins dont on les menaçait, se laisser attendrir par le motif de la reconnaissance? Ainsi Dieu en usa-t-il à l'égard de David : au lieu de lui représenter l'énormité de son crime, il lui remit devant les yeux le nombre de grâces dont il l'avait prévenu : C'est moi, lui dit-il par la bouche de son prophète, qui vous ai sacré

 

1 Deut., XXXII, 27.— 2 Ibid., 15.

 

roi d'Israël, c'est moi qui ai affermi votre trône, c'est moi qui vous ai délivré des mains de Saùl; et si tous ces bienfaits vous paraissent peu de chose , j'y en ajouterai encore de plus grands : Et si parva sunt ista, adjiciam tibi multo majora (1). David fut ému de cçs paroles; il ne put soutenir l'aimable reproche que Dieu lui faisait : de pécheur qu'il était, il devint en ce moment un juste, un saint, un homme selon le cœur de Dieu. Je ne vous en dis pas davantage, Chrétiens ; Dieu vous a donné, aussi bien qu'à David, des âmes nobles ; et pourquoi le souvenir de tant de biens dont le Seigneur vous a comblés ne ferait-il pas sur vous les mêmes impressions ?

Enfin, Dieu se fait aujourd'hui connaître comme vengeur du péché, puisque Jésus-Christ paraît dans le temple de Jérusalem comme la victime destinée pour l'expiation du péché, et pour la réparation qui en était due à la justice et à la sainteté de Dieu ; réparation que Dieu attendait depuis tant de siècles et que Jésus-Christ seul devait commencer dans la solennité présente. Dieu, dis-je, l'attendait cette réparation. Car il fallait qu'il fût vengé; et tout miséricordieux qu'il est, il ne devait jamais pardonner à l'homme pécheur, si sa colère n'était apaisée par une hostie qui du moins pût autant le glorifier que le péché l'avait déshonoré. Or, nul autre que Jésus-Christ ne pouvait ainsi réparer la gloire de son Père ; et voilà pourquoi il s'est offert. En effet, c'est ici, aussi bien que dans sa circoncision, qu'il parait sous la forme de pécheur, ou qu'il se substitue en la place des pécheurs. Marie et Siméon, en le présentant, le livrent, pour parler de la sorte, à la justice divine ; comme s'ils disaient à Dieu : Vengez-vous, Seigneur ; votre gloire le demande, et voici de quoi vous rendre toute celle qui vous a été ravie. Frappez, et lavez dans le sang d'un Dieu tous les outrages que vous avez reçus. Si le temps n'est pas encore venu de porter le coup, la victime est toujours entre vos mains ; et ce sera pour le moment que votre sagesse a marqué, et qu'il vous plaira de faire éclater vos vengeances. Or, Chrétiens, on vous l'a dit cent fois; et moi-même je ne puis trop de fois vous le redire, ni vous imprimer trop avant dans l'esprit une si importante vérité : quoique cette oblation de Jésus-Christ ait suffi pour effacer tous les péchés du monde, elle ne vous dispense pas du devoir de la pénitence. Au contraire, elle doit vous y exciter et vous y engager plus fortement

 

1 2 Reg. XII, 8.

 

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en vous faisant voir jusques à quel point Dieu hait le péché, et jusques à quel point il doit être haï et puni.  Je  dis  haï par nous-mêmes et punis par nous-mêmes. Car, ne nous y trompons pas : il est vrai que le Fils de Dieu, en se présentant pour nous à son Père, lui a présenté dans son adorable personne des mérites infinis; mais pourquoi? afin que l'excellence de ses mérites relevât les nôtres, et non point afin  d'exclure  absolument les nôtres, et de nous décharger du soin de les acquérir. Les nôtres sans  les siens ne seraient rien; nos satisfactions sans celles de cet Homme-Dieu offert à  Dieu, seraient inutiles :  mais aussi les siennes, quoique abondantes et surabondantes, manqueraient, sans les nôtres, d'un accompagnement nécessaire pour nous les rendre profitables et pour nous les appliquer. Il faut donc que les nôtres soient jointes aux siennes. Car c'est ainsi que Dieu Ta ordonné ; et il est bien juste que , comme Dieu juge et vengeur, il exige de l'homme criminel toute la réparation   dont l'homme   est capable. Mais nous, mes chers auditeurs, nous en jugeons et nous en voulons juger tout autrement. Sans être hérétiques de profession, nous le sommes de   pratique   et d'effet.   Je   m'explique.  Une des erreurs de l'hérésie des derniers siècles est de ne  vouloir point reconnaître la nécessité des bonnes œuvres, surtout des œuvres pénales et satisfactoires : et si  nous renonçons à ce dogme dans la spéculation, du reste nous le suivons dans toute la conduite de la vie. Nous exaltons volontiers le prix de cette divine offrande, qui a été faite à Dieu dans le temple de Jérusalem parles mains de Marie, et nous nous en tenons là, comme si nous étions persuadés que tout ce que nous y pouvons ajouter n'est qu'une pure surérogation. Non-seulement on vit sans pénitence, mais on cherche en tout ses aises et ses commodités ; mais on veut être de toutes les parties de plaisir, et entrer dans tous les jeux et tous les divertissements du monde ; mais on se rend idolâtre de son corps, et l'on ne refuse rien à ses sens de tout ce qui les peut flatter. Est-ce là l'exemple que Jésus-Christ nous donne dans sa présentation? sont-ce là les leçons qu'il nous fait? et par quel injuste  partage   prétendons-nous lui laisser toute la peine de notre rédemption, et en retenir tous les avantages pour nous? Non, non, Chrétiens, c'est ne pas connaître Dieu, ce Dieu des vengeances, que d'espérer en être quittes auprès de lui à si peu de frais, et sans qu'il nous eu coûte. Or, il fie tient néanmoins qu'à nous de le connaître dans ce mystère, comme il ne tient encore qu'à nous d'apprendre à nous connaître nous-mêmes, et ce que nous nous devons à nous-mêmes : vous l'allez voir dans la seconde partie.

 

DEUXIÈME   PARTIE.

 

C'était un principe établi, même parmi les païens, et dont ils ont fait comme le point capital de leur morale, que de se connaître est l'abrégé de toute la sagesse et de toute la perfection. Connaissez-vous vous-mêmes, disaient ces sages du monde, dépourvus du don de la foi, mais dont les maximes ne laisseront pas de servir un jour à la condamnation des chrétiens : connaissez-vous vous-mêmes, et vous serez humbles. Or, étant humbles, nous vous répondons  de vous ; et sûrs  de cette seule vertu, nous vous garantissons toutes les autres. Connaissez-vous vous-mêmes, ajoutaient-ils, et quelque figure que vous fassiez dans le monde, vous avouerez que vous êtes peu de chose, que peu de chose vous enfle, et que peu de chose vous abat; connaissez-vous, et vous découvrirez dans vous des misères qui vous confondront, des vices qui vous effrayeront, des faiblesses d'esprit dont vous rougirez, des bassesses de cœur dont la seule vue réprimera tout votre orgueil et tout votre amour-propre; connaissez-vous , et vous trouverez dans vous une raison pleine d'erreurs, une volonté fragile et inconstante, des passions insensées, et souvent les plus lâches et les plus honteux désirs. Tout cela vous humiliera, tout cela vous détrompera des vaines idées que vous avez de vous-mêmes; mais c'est par là que vous parviendrez au mérite des vertus solides; c'est par là que vous serez justes, modérés, doux, charitables; en un mot, connaissez votre néant, et vous deviendrez des hommes parfaits. Ainsi raisonnaient ces infidèles, et c'était sur ce fondement que le savant Cassiodore, chrétien de profession et de religion, croyait avoir droit de conclure que la véritable grandeur est de bien comprendre sa petitesse : Nimia magnitudo, sut est intelligere parvitatem. Et moi, mes chers auditeurs, prenant la chose dans un sentiment, ce semble, opposé, mais également propre à nous instruire et à nous édifier, je prétends que la petitesse dont nous avons le plus à nous confondre, et que nous devons plus souvent nous reprocher, c'est de ne pas connaître assez notre véritable grandeur. Je soutiens que l'homme étant aussi grand dans les idées de Dieu qu'il est petit dans lui-même, sa perfection et son

 

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bonheur est de se regarder toujours dans Dieu, et jamais dans lui-même; de s'élever continuellement à Dieu , et de ne faire nul retour sur lui-même : de se confier, de se glorifier en Dieu, et, s'il était possible, de s'oublier éternellement lui-même : pourquoi? parce que la vue de lui-même, détachée de celle de Dieu, ne peut que le désespérer et le désoler, et qu'il est question de le fortifier et de l'encourager.

Mon dessein n'est donc pas maintenant de vous inspirer ces pensées basses de vous-mêmes, ni de vous représenter ce fonds d'humiliation qui, comme parle un prophète, est au milieu de vous : mais je veux au contraire, sans préjudice de l'humilité chrétienne, et pour vous attacher à vos plus importants devoirs, vous mettre devant les yeux votre excellence et votre dignité; excellence que vous avez jusqu'à présent ignorée, dignité dont vous avez été mille fois les profanateurs. Je veux vous rendre l'une et l'autre sensible, et, à l'exemple du grand saint Léon, réveiller par là votre foi, en vous disant : Connaissez, ô hommes, ce que ions valez, et connaissez ce que vous êtes. Peux choses à quoi se réduit toute la science, je dis la science pratique et salutaire de nous-mêmes; deux choses qu'il faudrait étudier tous li s jours de notre vie : ce que nous valons, et ce que nous sommes : ce que nous valons dans l'estime de Dieu, et ce que nous sommes par la vocation et la prédestination de Dieu; ce que nous valons, quoique pécheurs, et ce que nous sommes comme chrétiens. Or, pour l'apprendre, il suffit de considérer ce qui se ; asse aujourd'hui dans le temple de Jérusalem ; et t'est ici que j'ai encore besoin de toute votre attention.

Ce que nous valons dans l'estime de Dieu : pouvons-nous l'ignorer, Chrétiens, en voyant Jésus-Christ offert pour nous, Jésus-Christ livré pour nous, Jésus-Christ accepté pour nous; c'est-à-dire Jésus-Christ offert, livré, accepté comme le prix de notre rédemption? Dans l'estime des hommes, cette règle pourrait n'être pas sûre, parce que les hommes ne connaissent pas toujours la valeur des choses, et qu'ils se trompent souvent en donnant beaucoup pour avoir peu ; mais dans celle de Dieu, qui est infaillible, le raisonnement de saint Augustin est vrai et convaincant, lorsqu'il nous dit : Voulez-vous savoir l'excellence et le mérite de ce que Jésus-Christ a racheté? Voyez à quel prix et à quelle condition il l'a racheté :or ce qu'il a racheté, c'est votre âme , c'est votre salut, c'est vous-mêmes ; et il l’a racheté au prix de son sang, au prix de sa vie , au prix de sa personne même. Il y a donc -de la proportion entre votre salut et le sang d'un Dieu, entre votre âme et la vie d'un Dieu, entre vous-mêmes et la personne d'un Dieu. Peut-être ne l'aviez-vous jamais compris, mais voilà néanmoins la grande leçon que vous fait le Rédempteur des hommes, en se présentant dans le temple. Qu'est-ce que le salut de l'homme? un bien pour lequel Dieu , agissant selon les lois de sa sagesse, n'a pas épargné son propre Fils ; un bien qui, mis dans la balance, mais la balance du sanctuaire, l'a emporté par-dessus tous les mérites d'une vie divine, puisqu'il est vrai qu'une vie divine, avec toutes ses perfections et tous ses mérites , lui est aujourd'hui sacrifiée.

Voilà, homme du monde, ce que vous avez coûté à Dieu, et ce que vaut, dans l'idée de votre Dieu, votre salut. Prenez garde, s'il vous plaît : quand on nous dit qu'en comparaison de ce salut, tous les biens de la terre, que nous prisons tant, ne sont que des ombres et des fantômes ; que ce salut est l'unique nécessaire dont nous puissions compter l'acquisition et la possession pour un gain , et que tout ce qui ne s'y rapporte pas doit être censé comme une perte, selon l'Apôtre : Verum tamen hœc omnia detrimentum feci (1) ; qu'il n'y a que ce salut qui subsiste et qui soit éternel, au lieu que tout le reste est passager; que notre cœur inquiet et volage ne peut trouver de repos que dans ce salut, et que rien de visible ne le peut fixer, beaucoup moins le remplir ni le rassasier; quand on nous prêche ces vérités, nous en convenons malgré nous; et, quelque préoccupés que nous soyons en faveur du monde, nous nous disons intérieurement qu'il n'y a en effet que le salut qui soit digne de notre estime, et qui mérite absolument nos soins. Or tout cela, pour parler avec Tertullien , ce sont les témoignages d'une âme naturellement chrétienne; et c'est assez pour en juger de la sorte de n'être pas déraisonnable, puisque les philosophes, prévenus du sentiment de leur immortalité, en ont ainsi jugé eux-mêmes, et qu'ils s'en sont fait honneur. Mais quand, à ces témoignages de la nature, la foi ajoute les siens, et que, nous proposant un Dieu offert pour nous en sacrifice, elle nous fait comprendre que notre salut n'a pu être mis à un moindre prix que celui-là; que tout autre que ce Dieu de gloire reçu, si j'ose user de ces expressions, en paiement, et consigné

 

1 Philip., III, 8.

 

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sur l'autel comme notre rançon , n'aurait pas suffi pour racheter le plus vil de tous les pécheurs; qu'il a fallu qu'il s'y employât tout entier; que c'est en considération de ce mystère que David, par un esprit de prophétie, appelait ce Dieu qui le devait sauver, non plus le Dieu du ciel et de la terre, mais le Dieu de son salut : Domine, Deus salutis meœ (1) ; comme si l'on pouvait dire sans blasphème, que toute la divinité est aujourd'hui restreinte à l'ouvrage de la rédemption de l'homme, et que ce Dieu de majesté n'est plus ce qu'il est que pour l'homme, et pour son salut, puisque c'est pour le salut de l'homme qu'il est non-seulement donné, mais donné , reprend saint Augustin , jusqu'à devoir être un jour détruit, et en quelque sorte anéanti ; tellement que cet incomparable docteur, pénétré de la pensée du Prophète, s'écrie encore avec lui : Et factus es mihi in salutem (2) ; Oui, mon Dieu, je suis votre créature, et en cette qualité j'ai été fait pour vous; mais lorsque je vous vois revêtu d'un corps et entre les bras de Marie, dans votre adorable présentation , il me semble que tout Dieu que vous êtes, vous avez été fait pour moi, et je ne me trompe pas : Et factus es mihi in salutem ; quand la foi, dis-je, venant au secours de notre raison, remplit nos esprits de ces vérités importantes et convaincantes, ah ! Chrétiens, pour peu que nous ayons de christianisme, que devons-nous penser de ce salut, dont l'excellence et la prééminence , au-dessus de tous les autres biens, nous est si authentiquement révélée ?

Mais si cela est, comme nous n'en pouvons douter, où en sommes-nous, et que devons-nous penser de nous-mêmes, en voyant l'affreuse contradiction qu'il y a sur ce point entre notre vie et notre foi? Car enfin , comment accorder une telle foi avec cette indifférence pour le salut, avec cet oubli du salut, avec ce mépris du salut, avec cet abandon volontaire du salut où nous vivons? est-il rien de plus négligé dans le monde ? vous demandiez autrefois, Seigneur, ce que l'homme pourrait donner en échange pour son âme, et par où il pourrait se racheter, s'il venait jamais à se perdre : Aut quam dabit homo commutationem pro anima sua (3)? Et je ne suis point surpris que vous en ayez ainsi parlé; car, après vous être donné pour l'homme, ne l'aviez-vous pas réduit dans l'impossibilité d'imaginer jamais un échange qui le dédommageât de la perte de son salut? ne devait-il pas être le

 

1 Psal., XXXVII, 23. — 2 Ibid., CXVII, 14.— 3 Matt., XVI, 26.

 

premier à se dire un million de fois : Quam dabit homo commutationem pro anima sua ? Depuis que ton Dieu t'a racheté à ses propres dépens, pour quel avantage et quelle espérance du siècle, malheureux, te commettras-tu désormais, et t'exposeras-tu à périr? Mais, hélas! ne faut-il pas ici changer la proposition, et, saisi d'un prodige aussi outrageux pour vous, Seigneur, qu'il nous est funeste, ne puis-je pas demander pour quel sujet, fût-ce le plus frivole, l'homme mondain n'est-il pas prêt à tout moment de donner son âme, de la vendre, delà prostituer? Est-il un intérêt qui ne l'aveugle? est-il un caprice qui ne l'emporte? est-il une chimère d'honneur dont il ne s'entête ? est-il un attrait de volupté qui ne le charme, et ne le corrompe jusqu'à vouloir bien se damner? A en juger par ses actions et sa conduite, ce salut si prisé de Dieu ne parait-il pas avoir dans son estime le dernier rang; et tous les jours, par la plus insigne folie et le renversement le plus monstrueux, à quoi ne le sacrifie-t-il pas? comme s'il avait entrepris de vérifier la proposition contradictoire à celle de Jésus-Christ : Quam non dabit commutationem pro anima sua ? Combien de chrétiens, plus maudits et plus réprouvés qu'Esaü, vivent tranquilles , après avoir renoncé pour un vain plaisir à leur droit d'aînesse et à l'héritage des enfants de Dieu ? combien de pécheurs, aussi sacrilèges que Judas, font encore sans frémir le pacte exécrable que fit cet infortuné disciple, et vendent comme lui à un vil prix le sang du Juste, c'est-à dire leur salut, qui a coûté le sang d'un Dieu? en cela même d'autant plus sacrilèges que Judas, qu'au moins ce traître se reconnut, détesta son crime et en témoigna de l'horreur ; au lieu que ceux-ci y sont insensibles. Or, c'est ce prodigieux aveuglement que Jésus-Christ, comme la lumière du monde, est venu guérir; et voici l'excellent remède qu'il y a apporté. Car, pour ne point sortir de notre mystère, et pour faire toujours rouler cette divine morale sur la présentation du Sauveur, voici par où mon salut m'est devenu précieux. Je l'abandonnais, ce salut ; et l'abandonnant, je m'avilissais moi-même, je me livrais à ma passion, je servais en esclave la créature, j'obéissais aux sens et à la chair, et par là, selon la parole sainte , je me dégradais jusqu'à me rendre semblable aux bêtes. Mais viens, me dit aujourd'hui cet Homme-Dieu, viens, et à la faveur des lumières dont le temple est éclairé, profitant de l'état où tu me vois, et du sacrifice, quoique non sanglant, que je présente

 

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pour toi, commence enfin à te connaître. Me voilà sur l'autel comme la victime et le prix de ton âme : regarde, et par le prix auquel je l'achète, comprends ce que tu perds en la perdant. C'est là, dis-je, ce qu'il nous fait entendre ; et malheur à nous, si par l'endurcissement de notre cœur, et par une indocilité criminelle, nous n'écoutons pas sa voix ! si jamais nous perdons le souvenir de notre excellence et de ce que nous valons, et de plus, si nous ne soutenons pas encore, par la sainteté de nos mœurs, notre dignité et ce que nous sommes !

Car, en conséquence  de  cette rédemption que le Sauveur des hommes vient de commencer en se présentant pour nous à Dieu, nous sommes spécialement  l'héritage de Dieu,  la conquête de Dieu , le peuple de Dieu. Il est vrai, comme créatures formées de la main de Dieu, nous appartenions déjà à Dieu ;  mais comme rachetés d'un Dieu, nous lui appartenons encore par un   droit  tout nouveau, et nous lui sommes consacrés d'une façon toute spéciale : or voilà ce que j'appelle notre dignité. Car remarquez ici une différence essentielle entre Dieu et  les hommes : appartenir aux hommes, c'est un esclavage qui nous humilie et nous rabaisse ; mais appartenir à Dieu, et être à Dieu, c'est, selon  l'Ecriture, un état de liberté qui nous relève et qui nous honore, en nous dégageant de la plus honteuse servitude, qui est celle du monde et de l'enfer. C'était la belle leçon que faisait saint Paul aux premiers fidèles, quand il leur disait : Mes Frères, vous n'êtes plus à vous : Non estis vestri (1) ; mais vous êtes à Dieu ; et appartenir à un si grand maître, c'est votre gloire. Et sur quel principe l'Apôtre appuyait-il cette consolante vérité, qu'ils n'étaient plus à eux, mais à Dieu ? Sur ce qu'ils traient été rachetés de Jésus-Christ, et rachetés à un très-grand prix : Empti enim estis pretio magno (2). Ce n'est pas assez : mais parce qu'en qualité de chrétiens, nous avons beaucoup plus de part à cette rédemption, d'ailleurs universelle et commune, c'est surtout comme chrétiens que nous sommes à Dieu, surtout comme chrétiens que nous appartenons à Dieu ; et par conséquent, surtout comme chrétiens que nous avons été honorés du saint et glorieux caractère d'enfants de Dieu.

D'où le même apôtre, instruisant toujours les mêmes fidèles, concluait deux choses que je vous prie, mes chers auditeurs, de n'oublier jamais, et qui  vous doivent servir de règles

 

1 1 Cor., VI, 9. — 2 Ibid., 20.

 

dans toute la conduite de votre vie. Empti estis pretio magno ; Vous avez été achetés à un grand prix : glorifiez donc Dieu, et portez-le dans vos corps : première conséquence: Glorificate, et porta te Deum in corpore vestro (1). C'est-à-dire qu'il ne suffit pas que, en vertu de cette rédemption, Dieu règne dans nos esprits; mais qu'il faut que nos corps participent à la grâce de ce mystère, et que, par l'exercice d'une continence exacte, ils paraissent aussi bien que nos âmes, rachetés de Jésus-Christ, et purifiés de tout ce qui les pourrait souiller. Or, pour cela, ils doivent être revêtus de la mortification du Seigneur Jésus, et c'est ce que l'Apôtre entend, quand il nous exhorte à porter Dieu dans nos corps : Empti estis pretio magno. Vous avez été achetés à un grand prix, ne vous engagez donc pas dans la servitude des hommes : seconde conséquence : Nolite fieri servi hominum (2). Car il y a une servitude des hommes incompatible avec le bienheureux état de cette Rédemption parfaite où nous entrons aujourd'hui, une servitude des hommes essentiellement opposée à la liberté que Jésus-Christ nous a acquise , une servitude des hommes redoutable à tous les serviteurs de Dieu. Mais à qui le prédicateur de l'Evangile en doit-il donner plus d'horreur, qu'à ceux qui mènent la vie de la cour? et où les effets que produit cette damnable servitude sont-ils plus funestes et plus pernicieux qu'à la cour? Servitude des hommes, engagement comme nécessaire à l'iniquité, disposition prochaine à l'injustice, assujettissement aux erreurs d'autrui, aux caprices d'autrui, aux passions d'autrui : servitude des hommes, dont on sent tout le poids, dont on voit toute l'indignité, dont on connaît les dangereuses suites, dont on gémit dans le cœur, dont on voudrait être délivré, et dont on n'a pas le courage de secouer le joug : servitude des hommes, qui vous fait entrer dans toutes leurs intrigues et tous leurs desseins, quelque criminels qu'ils soient; qui vous fait acheter leur faveur aux dépens de tous les intérêts de Dieu, aux dépens de tous les intérêts de la conscience et du salut, aux dépens de vous-mêmes et de votre âme. Ah ! mes Frères, êtes-vous hommes, et surtout êtes-vous chrétiens, pour servir de la sorte? Prenez garde, je dis pour servir de la sorte : car à Dieu ne plaise que je fasse d'ailleurs consister la liberté chrétienne à s'affranchir du juste devoir qui nous soumet aux puissances légitimes. Je reconnais avec l'Apôtre, et selon

 

1 1 Cor., VI, 20. — 2 Ibid., VII, 23.

 

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l’ordre sagement établi de Dieu, qu'il y a des hommes qui doivent être obéis par d'autres hommes et servis par d'autres hommes. Je puis même ajouter que jamais ils ne sont mieux obéis , ni mieux servis que par des hommes vraiment chrétiens, parce que l'esprit du christianisme est un esprit de subordination et de soumission. Mais, du reste, cette dépendance que nous inspire la religion a ses bornes, et j'en reviens toujours à la maxime de saint Paul : Nolite fieri servi hominum. Non, vous ne devez point servir les hommes jusqu'à en faire des divinités, jusqu'à les substituer en la place du premier et souverain Maître à qui vous appartenez, jusqu'à leur vendre sa loi, à leur vendre votre innocence, à leur vendre votre éternité, en vous rendant fauteurs de leurs vices , complices de leurs désordres , compagnons de leurs débauches, approbateurs perpétuels de tout ce que leur suggèrent la cupidité, le plaisir, l'ambition, l'envie, la haine, la vengeance, le libertinage et l'impiété. Voilà ce que j'appelle, non plus une obéissance raisonnable, mais une servitude, et la plus vile servitude; voilà de quoi un Dieu Sauveur a prétendu nous dégager.

Prenons donc des sentiments dignes de lui et dignes de nous. Respectons dans nous-mêmes le droit de Dieu, et ne profanons pas ce qui lui vient d'être solennellement dévoué par l'oblation de l'Homme-Dieu. Car je puis bien vous appliquer cette parole que nous avons lue dans l'Evangile de ce jour, et, selon le sens qu'elle exprime, dire de chacun de vous qu'il est le saint du Seigneur : Sanctum Domino vocabitur (1) ; le saint du Seigneur, parce que dans la personne de Jésus-Christ il a été offert au Seigneur; le saint du Seigneur, parce qu'il ne doit servir et qu'il n'est destiné qu'à procurer la gloire du Seigneur; le saint du Seigneur, parce qu'il en est la demeure, qu'il en est le temple vivant; et que c'est en lui que l’Esprit du Seigneur est venu habiter pour en prendre possession : Sanctum Domino vocabitur ; tellement que sans rien diminuer en nous des sentiments de l'humilité chrétienne, nous pouvons nous regarder devant Dieu comme quelque chose de sacré ; et que dans cette vue nous devons en tout nous comporter avec la même attention et la même circonspection qu'on traite les choses saintes. Or, ce qui est saint ne doit être employé que pour Dieu, ne doit être rapporté qu'à Dieu; autrement ce serait le méconnaître, et nous méconnaître

 

1 Luc, II, 23.

 

nous-mêmes : Sanctum Domino vocabitur.

C'est, Sire, cette intention droite, cette vue de Dieu, qui consacre et qui relève les grandes actions de Votre Majesté. A en juger seulement selon les principes de la sagesse humaine, nous y trouvons tout ce qui peut faire un grand roi selon le monde : c'est-à-dire un roi puissant , absolu, régnant par lui-même, magnifique dans la paix, invincible dans la guerre, impénétrable dans ses conseils, infaillible dans ses entreprises, vénérable à ses sujets, fidèle à ses alliés, redoutable à ses ennemis, donnant la loi aux souverains, tenant dans ses mains la destinée et le sort de l'Europe, au-dessus de la flatterie et de l'envie par son élévation, et au-dessus de sa propre gloire par sa modération. Mais, Sire, Votre Majesté est trop chrétienne et trop instruite des saintes maximes de l'Evangile, pour ne pas voir l'inutilité et le néant de tout ce qui brille aux yeux des hommes, s'il n'est consacré au Seigneur, et si l'on n'en peut dire : Sanctum Domino vocabitur. De cet éclat qui vous environne, de ce nom qui a retenti dans toutes les parties de la terre, de cette réputation qui a passé jusqu'aux extrémités du monde, et qui vivra dans la plus longue postérité; de ces batailles gagnées, de ces victoires remportées, de tant de faits mémorables, rien ne restera devant Dieu que ce qui se trouvera marqué de son sceau : cela seul subsistera, cela seul sera pour vous le fonds d'une gloire solide et d'un mérite éternel. Vous vous êtes aujourd'hui présenté, Sire, à ce suprême Seigneur de toutes choses, non-seulement comme le premier-né de la plus auguste famille qui soit sous le ciel, mais comme le fils aîné de l'Eglise. De tout temps nos rois se sont glorifiés de cette qualité ; mais votre Majesté s'en est fait un engagement aux plus éclatantes et aux plus héroïques vertus. Elle ne s'est pas contentée du titre de fils aîné de l'Eglise, mais elle a voulu le remplir et le soutenir d'une manière dont les siècles passés ont vu peu d'exemples, et qui pourra servir de modèle aux siècles futurs. Comme fils aîné de l'Eglise, elle a écouté les ministres de Jésus-Christ, elle s'est rendue à leurs remontrances , elle a secondé, ou plutôt prévenu, excité, fortifié leur zèle : et puisque c'est ainsi qu'elle-même s'en explique, elle a consenti à la diminution de ses droits, pour contribuer au rétablissement de la discipline et à la conservation de la pureté de la foi ; n'ayant compté pour rien ses intérêts, parce qu'il s'agissait des intérêts de l'Eglise,

 

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et sans consulter une fausse prudence , ayant fait céder à sa religion, non-seulement ses prétentions, mais ce qui lui était déjà tout acquis par une longue possession. C'est de quoi cette déclaration que Votre Majesté vient de donner, si authentique, si sensée, si pleine de l'esprit chrétien , si propre à concilier le sacerdoce et la royauté, fera le précieux monument. La postérité la lira, et, en la lisant, confessera que Louis le Grand n'a pas été moins grand par son inviolable attachement à l'Eglise , que par toutes les vertus politiques et militaires. Voilà, Sire , ce qui est marqué dans le livre de vie , avec des caractères ineffaçables. On oubliera enfin tout le reste; et, quelque immortalité que le monde lui promette, le monde périra lui-même, et toute grandeur humaine périra avec le monde. Ce que Votre Majesté fait pour l'Eglise ne s'oubliera, ni ne mourra jamais : l'Eglise le publiera; et, comme elle ne doit point avoir de fin, sa reconnaissance n'aura point de terme, non plus que la récompense qui vous est réservée dans l'éternité bienheureuse, où nous conduise, etc.

 

 

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