CIRCONCISION DE JÉSUS-CHRIST

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SERMON SUR LA CIRCONCISION DE JÉSUS-CHRIST.

 

ANALYSE.

 

Sujet. Lorsque le huitième jour fut arrivé où l'enfant devait être circoncis, on le nomma Jésus, ainsi que range l'avait marqué avant qu’il eût été conçu dans le sein de Marie, sa mère.

Pourquoi attend-on que l'enfant soit circoncis pour lui donner le nom de Jésus, c'est-à-dire de Sauveur? et quel rapport le nom de Sauveur peut-il avoir avec la circoncision du Fils de Dieu ? Importante question qui servira de fond à ce discours.

 

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Division. Il fallait que Jésus-Christ, pour être parfaitement Sauveur, non-seulement en fit lui-même la fonction, mais qu'il nous apprit quelle devait être, pour l'accomplissement de ce grand ouvrage, notre coopération. Or, dans ce mystère, il s'est admirablement acquitté de ces deux devoirs. Il a commencé à nous sauver par l'obéissance qu'il a rendue à la loi de l'ancienne circoncision, qui était la circoncision de la chair : première partie; et il nous a donné un moyen sûr pour nous aider nous-mêmes à nous sauver, par la loi qu'il a établie de la circoncision nouvelle, qui est la circoncision du cœur : deuxième partie.

Première partie. Jésus-Christ a commencé à nous sauver par l'obéissance qu'il a rendue à la loi de l'ancienne circoncision : car au moment où il fut circoncis, 1° il se trouva dans la disposition prochaine et nécessaire pour pouvoir être la victime du péché; 2° il offrit à Dieu les prémices de son sang adorable, qui devait être le remède du péché; 3° il s'engagea à répandre ce même sang plus abondamment sur la croix, pour la réparation entière du péché.

1° Au moment qu'il fut circoncis, il se trouva dans la disposition prochaine et nécessaire pour pouvoir être la victime du péché, et par conséquent pour être parfaitement Sauveur : car, pour sauver des pécheurs et des coupables, il fallait un juste, mais un juste, dit saint Augustin, qui pût satisfaire à Dieu dans toute la rigueur de sa justice, et pour cela même un juste sur qui pût tomber la malédiction que traîne après soi le péché, et le châtiment qui lui est dû. Ce juste, c'était Jésus-Christ. Il ne devait pu être pécheur : comme pécheur, il eût été rejeté de Dieu. Il ne suffisait pas qu'il fût juste : comme juste, il n'aurait pu être l'objet des vengeances de Dieu. Mais en qualité de médiateur, il devait, quoique exempt du péché et impeccable même, tenir une espèce de milieu entre l'innocence et le péché ; et ce milieu entre l'innocence et le péché, ajoute saint Augustin, c'était qu'il eût la marque du péché. Or, où a-t-il pris la marque du péché? dans sa circoncision.

2° Au moment qu'il fut circoncis, il offrit à Dieu les prémices de son sang adorable, qui devait être le remède du péché. La moindre action du Fils de Dieu pouvait suffire pour nous racheter : mais dans l'ordre des décrets divins, et de cette rigide satisfaction à laquelle il s'était soumis, il fallait qu'il lui en coûtât du sang, et c'est aujourd'hui qu'il commence à accomplir cette condition. Dion différent des prêtres de Baal, qui, pour honorer leur dieu, se faisaient de douloureuses incisions, jusqu'à ce qu'ils lussent tout couverts de sang, c'est pour sauver son peuple que, tout Dieu qu'il est, il endure une sanglante opération.

3° Au moment qu'il fut circoncis, il s'engagea à répandre son sang plus abondamment sur la croix, pour la réparation entière du péché. Car, selon saint Paul, tout homme qui se faisait circoncire se chargeait d'accomplir toute la loi. Or, l'accomplissement delà loi, dit saint Jérôme, par rapport à Jésus-Christ, c'était la mort de Jésus-Christ même; puisqu'il était la fin de la loi, et qu'il n'en devait être la fin que par la consommation du sacrifice de son humanité sainte.

Ce n'est donc pas sans raison que le nom de Jésus lui est donné dans ce mystère : et le sang qu'il verse pour nous sauver nous bit bien voir de quel prix est notre salut, et quelle estime nous en devons faire.

Deuxième partie. Jésus-Christ nous a donné un moyen sûr pour nous aider nous-mêmes à nous sauver, par la loi qu'il a établie de la circoncision nouvelle. Celte nouvelle circoncision est la circoncision du cœur: 1° il nous en fait une loi, 2° il nous en explique le précepte, 3° il nous en facilite l'usage.

1° Il nous propose la circoncision du cœur, et il nous en fait une loi : car il n'abolit l'ancienne circoncision, ou plutôt l'ancienne circoncision ne finit en lui, que parce qu'il établit la nouvelle. Circoncision du cœur, c'est-à-dire retranchements de tous les désirs criminels et de toutes les passions déréglées. Circoncision nécessaire pour le salut, puisque la source de tous nos péchés, ce sont nos désirs et nos passions. Circoncision entière, qui s'étend à tout et qui n'excepte rien : il ne faut qu'une passion pour nous damner.

2° Il nous explique le précepte de cette circoncision nouvelle; comment? par son exemple : car dans sa circoncision nous trouvons les quatre passions les plus dominantes et les plus difficiles à vaincre, parfaitement sanctifiées et soumises à Dieu : celle de la liberté, par l'obéissance qu'il rend à une loi qui ne l'obligeait point; celle de l'intérêt, par le dépouillement et le dénuement où il veut paraître; celle de l'honneur, par ce caractère ignominieux du péché, dont il consent à subir toute la honte; et celle du plaisir, par cette opération douloureuse qu'il souffre. Voilà surtout les quatre passions que nous devons nous-mêmes déraciner de notre coeur.

3° Il nous facilite l'usage de cette nouvelle circoncision, par où? par la vertu même du sang qu'il commence à répandre. Ce sang divin porte avec soi une double grâce : grâce intérieure, qui est celle du Sauveur; grâce extérieure, qui est celle de l'exemple. Profitons-en, et entrons ainsi dans cette année, qui sera peut-être la dernière de notre vie.

 

Postquam consummati sunt dits octo, ut circumeideretur puer, vocatum est nomen ejus Jesus, quod vocalum est ab angelo priusquam in utero conciperetur.

 

Lorsque le huitième jour fut arrivé, où l'enfant devait être circoncis, on le nomma Jésus, ainsi que l'ange l'avait marqué avant qu'il eût été conçu dans le sein de Marie, sa mère. (Saint Luc, chap. II, 21.)

 

L'ange n'était que le ministre choisi de Dieu pour apporter du ciel ce nom de Jésus ; mais Dieu même en était l'auteur, et il n'appartenait qu'à Dieu de le pouvoir être. C'est-à-dire que Dieu seul pouvait donner à l'enfant qui venait de naître le nom de Sauveur, non-seulement parce qu'il fallait pour cela une autorité supérieure à celle des anges et des hommes, mais parce qu'il n'y avait que Dieu qui pût parfaitement comprendre tout le sens et toute l'étendue de ce saint nom : nom divin, qui ne peut être prononcé avec respect que par un mouvement particulier du Saint-Esprit : Nemo

potest dicere Dominus Jesus, nisi in Spiritu sancto (1); nom vénérable qui fait fléchir tout genou et qui humilie toute grandeur : In nomine Jesu omne genu flectatur (2); nom sacré que l'enfer redoute, et qui suffit pour mettre en fuite les démons : In nomine meo dœmonia ejicient (3); nom plein de force, et en vertu duquel se sont faits les plus authentiques et les plus éclatants miracles : In nomine Jesu Christi surge et ambula (4); nom salutaire dont les sacrements de la loi nouvelle tirent toute leur efficace : His auditis baptizabantur in nomine Domini Jesu (5); nom tout-puissant auprès de Dieu, et dont le mérite infini engage le Père céleste à exaucer les prières des hommes : Quodcumque petieritis Patrem in nomine meo, dabit vobis (6); nom glorieux que le zèle apostolique a porté

 

1 1 Cor., XII, 24. — 2 Philip., II, 10. — s Marc, XVI, 17.— 4 Act., III, 6. — 6 Act., XIX, 5. — 6 Joan., XIV, 13.

 

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aux Gentils et aux rois de la terre : Vas electionis est mihi iste, ut portet nomen meum coram gentibus (1); nom pour la confession duquel les saints se sont fait et un honneur et un bonheur de souffrir les plus sanglants affronts et d'être exposés à tous les outrages : Ibant gaudentes, quoniam digni habiti sunt pro nomine Jesu contumeliam pati (2); enfin nom incomparable et unique, puisqu'il n'y en a point d'autre sous le ciel par qui nous puissions être sauvés : Nec enim aliud nomen est sub cœlo datum hominibus, in quo nos oporteat salvos fieri (3) ; tel est le nom, mes chers auditeurs, que reçoit aujourd'hui le Fils de Marie : Vocatum est nomen ejus Jesus. Mais pourquoi, demande saint Bernard, ce nom si auguste est-il attaché à la circoncision, car il semble que la circoncision convienne plutôt à celui qui doit être sauvé, qu'au Sauveur même : Circumcisio quippe magis salvandi quam Salvatoris esse videtur. Quelle liaison y a-t-il donc entre ces deux mystères ? Pourquoi attend-on que l'enfant soit circoncis pour lui donner le nom de Sauveur, et quel rapport le nom du Sauveur peut-il avoir avec la circoncision de l'enfant? C'est l'importante question que j'entreprends de résoudre, et qui servira de fond à ce discours, où j'ai à vous instruire des vérités du christianisme les plus essentielles. J'ai besoin pour cela du secours d'en-haut, et je ne puis mieux l'obtenir que par l'intercession de celle qui a reçu la plénitude de la grâce. Ave, Maria.

Pour vous faire d'abord concevoir le mystère que nous célébrons, et pour vous en donner une juste idée, je me représente aujourd'hui le Fils de Dieu sous deux qualités différentes que l'Ecriture lui attribue, et qui, réunies dans sa personne, ont fait, si j'ose m'exprimer de la sorte, tout le plan de sa religion. Car je le considère, avec saint Paul, comme consommateur de l'ancienne loi, et comme fondateur et instituteur de la loi nouvelle : comme consommateur de l'ancienne loi, il obéit à la loi; et comme fondateur de la loi nouvelle, il établit et il impose la loi : comme consommateur de l'ancienne loi, il accomplit la circoncision des Juifs, et comme fondateur de la loi nouvelle, il vient publier une autre circoncision bien plus parfaite, et qui est celle des vrais chrétiens : en un mot, comme consommateur de L'ancienne loi, il est lui-même circoncis selon la chair; et comme fondateur de la loi nouvelle, il nous apprend et il nous oblige à être circoncis d'esprit

 

1 Act., IX, 15. — 2 Act., V, 41. —3 Act., IV, 12.

 

et de cœur. Voilà, mes chers auditeurs, à quoi se réduit tout le mystère de ce jour; mais voilà au même temps par où je réponds à la difficulté de saint Bernard, et en quoi je découvre le rapport qu'il y a entre la circoncision et le nom de Jésus. Comprenez-le bien, s'il vous plaît : Circumciditur puer, et vocatur Jesus ; On circoncit l'enfant, et on le nomme Jésus, c'est-à-dire Sauveur. Pourquoi Sauveur, au moment qu'il est circoncis? Parce qu'il est certain que Jésus-Christ, en se soumettant à la circoncision judaïque, commença dès lors à faire de sa part tout ce qu'un Dieu-Homme pouvait faire pour nous sauver : c'est ma première proposition ; et parce qu'il n'est pas moins vrai qu'en établissant la circoncision évangélique, il nous a enseigné, comme législateur et comme maître, tout ce que nous devons faire de notre part pour mériter nous-mêmes d'être sauvés : c'est ma seconde proposition. Appliquez-vous à la suite et à l'ordre de ces deux pensées. Le salut de l'homme dépendait essentiellement de deux causes ; de Dieu et de l'homme même : de Dieu, qui en est le principal auteur, et de l'homme même, qui en doit être le coopérateur. Car, comme dit saint Augustin, Dieu, qui nous a créés sans nous, n'a pas voulu, quoiqu'il le pût absolument, nous sauver sans nous. Il fallait donc que Jésus-Christ, pour être parfaitement Sauveur, non-seulement en fît lui même la fonction, mais qu'il nous apprît qu'elle devait être, pour l'accomplissement de ce grand ouvrage, notre coopération. Or je prétends que dans ce mystère il s'est admirablement acquitté de ces deux devoirs : du premier, en s'assujettissant à la circoncision de l'ancienne loi, qui était la circoncision de la chair; et du second, en nous obligeant à la circoncision de la loi nouvelle, qui est la circoncision du cœur. Voilà de quoi nous lui serons éternellement redevables : il nous a sauvés, et il nous a donné un moyen sûr pour travailler nous-mêmes à nous sauver. Si donc il ne nous sauve pas, ou si nous ne nous sauvons pas nous-mêmes, notre perte, dit le Prophète, ne peut venir que de nous : Perditio tua, Israël (1); et c'est ce que nous avons infiniment à craindre. Il a commencé à nous sauver par l'obéissance qu'il a rendue à la loi de l'ancienne circoncision : vous le venez dans la première partie ; et il nous a donné un moyen sûr pour nous aider nous-mêmes à nous sauver, par la loi qu'il a établie de la circoncision nouvelle : je vous le montrerai dans la seconde

 

1 Osée., XIII, 9.

 

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partie. C'est tout mon dessein, pour lequel je vous demande et j'attends de vous une favorable attention.

 

PREMIÈRE  PARTIE.

 

Oui, Chrétiens, c'est en se soumettant à la circoncision de l'ancienne loi, que le Fils de Dieu s'est montré véritablement Sauveur; et c'est, à proprement parler, dans le mystère de ce jour qu'il a commencé à en exercer l'office : écoutez-en les preuves. Car au moment qu'il fut circoncis, il se trouva dans la disposition prochaine et nécessaire pour pouvoir être la victime du péché. Au moment qu'il fut circoncis, il offrit à Dieu les prémices de son sang adorable, qui devait être le remède du péché. Au moment qu'il fut circoncis, et en vertu de sa circoncision, il s'engagea à répandre ce même sang plus abondamment sur la croix, pour la réparation entière du péché. Trois choses à quoi la rédemption du monde était attachée, et dont la foi nous assure que le salut des hommes dépendait. Trois raisons solides, que je vous prie d'approfondir avec moi, et qui vont vous faire comprendre, mais d'une manière sensible, sur quoi est fondée cette mystérieuse liaison qui se rencontre entre la circoncision de l'enfant et l'imposition du nom de Jésus : Circumciditur, et vocatur Jesus.

Au moment que le Fils de Dieu fut circoncis, il se trouva dans la disposition prochaine et nécessaire pour pouvoir être la victime du péché, et par conséquent pour être parfaitement Sauveur : car, pour sauver l'homme tombé dans la disgrâce de son Dieu, il fallait satisfaire à Dieu dans toute la rigueur de la justice : Dieu le voulait ainsi, et c'est un point de religion qui ne peut être contesté. Pour offrir à Dieu cette satisfaction rigoureuse, il fallait un sujet capable de souffrir et de mourir; la croix et la mort étaient les moyens choisis pour cela dans le conseil de la Sagesse éternelle : toutes les Ecritures nous l'enseignent. Pour être capable de souffrir et de mourir, il fallait au moins avoir la marque du péché; la chose est évidente, et c'est sur quoi roule toute la théologie de saint Paul. Cette marque du péché ne devait être imprimée sur la chair innocente de Jésus-Christ que par sa sainte circoncision ; et en effet, la circoncision, quelque sainte que nous la concevions dans la personne du Sauveur, était en soi, et selon l'institution divine, le sacrement et le sceau de la justification des pécheurs. Que s'ensuit-il de là? vous prévenez déjà ma pensée : il s'ensuit qu'avant que Jésus-Christ fût circoncis, il lui manquait, pour ainsi dire, une condition sans laquelle il ne pouvait pas encore être la victime de ce sacrifice sanglant et douloureux que Dieu exigeait pour notre rédemption. Cette condition, c'est-à-dire ce pouvoir prochain d'être immolé comme victime pour nos péchés, était la suite du mystère de sa circoncision ; et c'est ce que l'évangéliste semble nous déclarer par ces paroles : Postquam consummati sunt dies ut circumcideretur puer, vocation est nomen ejus Jesus ; Lorsque le temps de la circoncision de l'enfant fut venu, et qu'en effet on l'eut circoncis, on lui donna le nom de Jésus. Comme si l'évangéliste nous disait : Jusque-là, quelque perfection et quelque mérite qu'il eût, il ne portait pas encore ce nom, parce qu'il n'avait pas encore tout ce qui lui était nécessaire pour être actuellement Sauveur; mais après la circoncision il eut droit d'être appelé Sauveur, parce qu'il ne lui manquait plus rien pour l'être. Donnons à cette vérité plus d'étendue et plus de jour.

Pour sauver des pécheurs et des coupables (ceci vous surprendra, Chrétiens, mais c'est votre religion que je vous expose), pour sauver des pécheurs et des coupables, il fallait un juste; mais un juste, dit saint Augustin, sur qui pût tomber la malédiction que traîne après soi le péché, et le châtiment qui lui est dû. Or, ce juste, c'était Jésus-Christ : il ne devait pas être pécheur; comme pécheur, il eût été rejeté de Dieu : il ne suffisait pas qu'il fût juste; comme juste, il n'aurait pu être l'objet des vengeances de Dieu : mais en qualité de médiateur, il devait, quoique exempt de péché, et quoique impeccable même, tenir une espèce de milieu entre l'innocence et le péché; et ce milieu entre l'innocence et le péché, ajoute saint Augustin, c'était qu'il eût la marque du péché. Ainsi il fallait que Jésus-Christ fût juste en vérité, et pécheur en apparence : juste en vérité, pour pouvoir justifier les hommes; et pécheur en apparence,  pour pouvoir attirer sur soi  les châtiments   de Dieu.   Car Dieu, tout irrité qu'il était contre les hommes, ne pouvait s'en   prendre à Jésus-Christ, tandis qu'il ne voyait en lui que justice et que sainteté ; et cette irrépréhensible sainteté de Jésus-Christ, quelque désir qu'il eût d'expier nos crimes, le rendait incapable d'en subir pour nous la peine. Que fait-il donc? il prend la forme de pécheur, et par là il se met en état d'être sacrifié pour les pécheurs; car c'est pour cela, dit saint Paul, que Dieu l'a envoyé revêtu

 

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d'une chair semblable à celle du péché : Deus Filium suum mittens in similitudinem carnis peccati (1). Expression dont les manichéens abusaient, lorsqu'ils concluaient de là que Jésus-Christ n'avait eu qu'une chair apparente ; au lieu que les Pères se servaient du même passage pour combattre l'hérésie des manichéens, et pour prouver contre eux la vérité et la réalité de la chair de Jésus-Christ. En effet, comme raisonnait saint Augustin, l'Apôtre ne dit pas précisément que Dieu a envoyé son Fils avec la ressemblance de la chair : In similitudinem carnis; il s'ensuivrait que Jésus-Christ n'aurait pas été vraiment homme, et cela seul saperait le fondement de tout le christianisme : mais il dit que Dieu l'a envoyé avec une chair semblable à celle du péché : In similitudinem carnis peccati ; pour marquer que la chair de Jésus-Christ a eu l'apparence et la marque du péché, sans avoir jamais contracté la tache du péché ; et c'est ce que nous faisons profession de croire. Il n'en fallait pas davantage , reprend saint Augustin, afin que Jésus-Christ fût en état de souffrir pour nous ; car il y a, dit ce saint docteur, entre Dieu et le péché une telle opposition, que l'apparence seule du péché a suffi pour obliger Dieu à n'épargner pas même le Saint des saints, et pour le déterminer à exécuter sur la chair innocente de Jésus-Christ l'arrêt de notre condamnation. Oui, mes Frères, parce que ce Dieu-Homme est couvert de l'ombre de nos iniquités, Dieu le livrera à la mort, et à la mort de la croix; et parce qu'il a consenti à paraître criminel, il sera traité comme s'il Tétait. Vous diriez, à entendre parler l'Ecriture, que Jésus-Christ, en conséquence de ce mystère, ait été non-seulement pécheur, mais le péché même, parce qu'il en a pris le caractère et la marque : Eum qui non noverat peccatum, pro nobis peccatum fecit (2). Ce sont les termes de saint Paul, qui, pris à la lettre, pourraient nous scandaliser ; mais qui, dans le sens orthodoxe , expriment une des vérités les plus chrétiennes et les plus édifiantes. Celui qui ne connaissait point le péché, a été fait péché pour nous ; c'est-à-dire, celui qui ne connaissait point le péché a paru devant Dieu comme s'il eût été lui-même le péché, et a été traité de Dieu comme le péché même subsistant eût pu mériter de l'être : Eum qui non noverat peccatum, pro nobis peccatum fecit.

Or, dans quel moment de la vie du Sauveur cette étonnante proposition fut-elle exactement

 

1 Rom., VIII, 3. — 2 Cor., V, 21.

 

et spécialement vérifiée, et quand peut-on dire que Jésus-Christ s'est pour la première fois présenté aux yeux de son Père, comme s'il eût été le péché même? Au moment de sa circoncision : je m'explique. Dès sa naissance il était homme; mais il n'avait rien encore alors de commun avec les pécheurs. Son incarnation, l'œuvre par excellence du Saint-Esprit, sa génération dans le sein d'une vierge toujours vierge, son entrée miraculeuse dans le monde, tout cela l’éloignait des moindres apparences du péché. Mais aujourd'hui, dit saint Bernard , qu'il se soumet à la loi de la circoncision , cette loi n'ayant été faite que pour les pécheurs, il paraît pécheur. Le voilà donc dans l'état où Dieu le voulait pour l'immoler à sa justice. Avant qu'il subît cette loi, Dieu offensé cherchait une victime pour se satisfaire, et il n'en trouvait point : Super quo percutiam (1) ? disait-il par un de ses prophètes : Sur qui déchargerai-je ma colère, et sur qui dois-je frapper? Sur les coupables qui sont les pécheurs? quand je les aurais tous anéantis, ma gloire n'en serait pas réparée. Sur ce juste qui vient de naître dans l'obscurité d'une étable? c'est mon Fils bien-aimé, en qui je me plais souverainement, et en qui parla même je n'aperçois rien qui puisse mériter ma vengeance. Voilà, mon Dieu , où votre justice en était réduite ; et jusques à l'accomplissement de ce mystère, il n'y avait point encore de Jésus qui pût être pour nos péchés l'hostie de propitiation que vous demandiez. Le Messie qui venait de paraître au monde, pour être trop saint, n'était pas encore en état d'être pour nous un sujet de malédiction : Factus pro nobis maledictum (2) ; et pour être trop digne de votre amour, il ne pouvait encore ni ressentir, ni apaiser votre juste courroux : mais maintenant qu'il porte, comme circoncis, la marque du péché, souffrez, Seigneur, que nous vous le disions avec confiance, nous avons enfin un Sauveur. Vous demandez sur qui vous frapperez pour vous venger : Super quo percutiam ? C'est sur ce divin enfant : car il a désormais tout ce qu'il faut, et tout ce que vous pouvez désirer pour tirer de lui et pour vous donner à vous-même une satisfaction entière. Il a la forme d'un pécheur pour éprouver la rigueur de vos jugements, et il a la sainteté d'un Dieu pour mériter vos miséricordes : en faut-il davantage pour nous sauver? Vengez-vous donc, ô mon Dieu ! pourrais-je ajouter avec respect; vengez-vous aux dépens de la chair de cet agneau,

 

1 Isa., I, 5. — 2 Galat., III, 13.

 

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qui devient aujourd'hui semblable à la chair du péché, et qui, par cette ressemblance même, se trouve en état d'être la précieuse matière de ce grand sacrifice, qui doit détruire le péché. C'est ainsi que le Fils de Dieu se met, en voulant être circoncis, dans la disposition prochaine et nécessaire pour sauver les hommes.

Mais en demeure-t-il là ? Non, Chrétiens, sa charité va plus avant : il ne se contente pas d'être en état de nous sauver; il veut dès aujourd'hui en faire l'essai, et dans sa circoncision il en trouve le moyen. Comment cela? En offrant à Dieu les prémices de son sang, qui devait être le prix de notre salut. Il est vrai, disent les théologiens, que la moindre action du Fils de Dieu, eu égard à la dignité de sa personne , pouvait suffire pour nous racheter : mais dans l'ordre des décrets divins, et de cette rigide satisfaction à laquelle il s'était soumis, il fallait qu'il lui en coûtât du sang. Ainsi était-il arrêté, dans le conseil de Dieu, que ce serait lui qui pacifierait par son sang le ciel et la terre, lui qui par son sang nous réconcilierait avec son Père : Pacificans per sanguinem erucis cjus, sive quœ m terris, sire quœ in cœlis sunt (1); et que ce traité de paix entre Dieu et nous ne commencerait à être ratifié que quand le sang du Rédempteur aurait commencé a couler : d'où vient que lui-même il l'appelait le sang de la nouvelle alliance : Hic est sanguis virus novi testamenti (2). Ainsi était-il ordonné que, dans la loi même de grâce, nul péché ne serait remis sans effusion de sang, Sine sanguinis effusione non fit remissio (3); et que le sang de Jésus-Christ aurait seul la vertu de nous purifier et de nous laver : Sanguis Jesu Christi Filii ejus emundat nos ab omni peccato (4). Ainsi la foi nous apprend-elle que l'Eglise, comme épouse du Dieu Sauveur, devait lui appartenir par droit de conquête ; mais que ce droit ne serait fondé que sur l'acquisition qu'il en aurait faite par son sang : Ecclesiam, quam acquisivit sanguine suo (5). Or c'est ici que la condition s'exécute ; et quand je vois, sous le couteau de la circoncision, ce Dieu naissant, je puis vous dire bien mieux que Moïse : Hic est sanguis fœderis, quod pepigit Dominus vobiscum (6) ; Voici le sang du testament et de l'alliance que Dieu a faite en votre laveur. C'est donc proprement en ce jour que commence la rédemption du monde, et que le Fils de Dieu prend possession de sa qualité   de  Sauveur, puisque   c'est en ce jour

 

1 Coloss., I, 20. — 2 Matth., XXVI, 28. — 3 Hebr., IX, 22.— 4 Joan., J, 7. — 5 Act., IX, 20. — 6 Exod., XXIV, 8.

 

qu'il en fait les premières fonctions, et qu'il entre dans le sanctuaire, non plus avec le sang des boucs et des taureaux , mais avec son propre sang , en vérifiant à la lettre cette parole de l'Apôtre : Per proprium sanguinem introivit in sancta (1). Ah ! mes Frères, s'écrie saint Augustin, que cette conduite de Jésus-Christ est différente de celle qui nous est représentée dans l'Histoire sainte, au troisième livre des Rois ! Nous lisons que les prophètes et les prêtres de Baal, dans la célèbre contestation qu'ils eurent avec Elie, se faisaient à eux-mêmes, par un zèle superstitieux, et pour honorer leur Dieu, de douloureuses incisions, jusqu'à ce qu'ils fussent couverts de leur sang : Et incidebant se juxta ritum suum cultris et lanceolis, donec perfunderentur sanguine (2). Mais aujourd'hui nous voyons un Dieu qui, par l'excès d'une ardente charité, se fait circoncire pour sauver son peuple. Quelle opposition entre Jésus-Christ et Baal , ou plutôt entre les adorateurs de Baal et ceux du vrai Dieu 1 Dans le temple de Baal, les hommes répandaient leur sang pour leur dieu : et dans le temple du vrai Dieu, c'est Dieu même qui verse son sang pour les hommes. Là un peuple idolâtre déchirait sa chair pour plaire à une fausse divinité ; et ici le Dieu incarné n'épargne pas sa propre chair pour faire un peuple fidèle. Un sang impur offert à Baal, voilà le mystère de l'impiété ; le sang d'un Dieu qui nous purifie, voilà le mystère de l'amour divin. Mais aussi, poursuit saint Augustin, devons-nous reconnaître que dans cette opposition, ou dans ce parallèle, toute la gloire est du côté de Jésus-Christ : car jamais la superstition n'a donné à Baal, ni aux autres dieux des nations, le titre de Sauveur ; il était réservé à Jésus-Christ seul, et ne convenait qu'à lui. Les païens, comme le même saint docteur le montre évidemment dans son admirable traité de la Cité de Dieu, les païens étaient plutôt les sauveurs de leurs dieux, que leurs dieux n'étaient leurs sauveurs : mais pour nous, reprend-il, nous adorons un Dieu, et un Dieu Sauveur ; et de ces deux qualités, l'une nous sert pour conclure l'autre : car nous comprenons que Jésus-Christ n'a rien épargné pour nous sauver, parce qu'il était notre Dieu ; et nous ne pouvons plus douter qu'il ne soit notre Dieu, puisqu'au prix même de son sang il a voulu nous sauver.

Cependant, me direz-vous, ce n'était pas à la circoncision du Fils de Dieu, mais à sa mort,

 

1 Hebr., IX, 12. — 2 3 Reg., XVIII, 28.

 

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qu'était attaché le salut du monde : j'en conviens, mes chers auditeurs; mais convenez aussi et souvenez-vous de ce que j'ai ajouté, Bavoir, que la circoncision fut pour le Fils de Dieu un engagement à la mort. Souvenez-vous qu'au moment qu'il fut circoncis, il s'obligea solennellement à consommer sur la croix le sacrifice sanglant dont il ne faisait alors que la première oblation ; et de là reconnaissez avec moi que le salut du monde eut donc encore une connexion essentielle avec notre mystère. Ce ne sont point ici mes propres pensées, ni des spéculations ; c'est l'expresse doctrine de saint Paul, lorsqu'il déclarait aux Calâtes que tout homme qui se faisait circoncire , en vertu de la circoncision même , se chargeait d'accomplir toute la loi : Testificor omni homini circumcidenti se, quoniam debitor est universœ legis faciendœ (1) ; conséquence onéreuse dont le Fils de Dieu fut bien éloigné de se dispenser, puisqu'il protesta depuis hautement qu'il était venu pour l'accomplissement de la loi. Or l'accomplissement de la loi, dit saint Jérôme, par rapport à Jésus-Christ, c'était la mort de Jésus-Christ même, car Jésus-Christ était la fin de la loi : Finis enim legis Christus (2) ; et il n'en devait être la fin que par la consommation du sacrifice de son humanité sainte. Ainsi, du moment qu'il se soumit à être circoncis, il s'engagea, par un pacte solennel, à être crucifié et à mourir : pourquoi? parce que son crucifiement et sa mort étaient le terme et comme le dénouement de toute la loi dont il s'imposait le fardeau, et dont, selon l'expression de l'Apôtre, il devenait, par sa circoncision, le débiteur universel : Debitor universœ legis faciendœ.

Concluons, après saint Bernard, que c'est donc avec justice que le nom de Jésus lui est donné. Ah ! dit ce Père, nous ne devons pas considérer ce Sauveur comme les autres : car mon Jésus n'est pas semblable à ces anciens sauveurs du peuple de Dieu, et ce n'est pas en vain qu'il porte ce nom : Neque enim ad instar priorum, meus iste Jesus nomen vanum aut inane portat. Il n'en a pas seulement l'ombre comme ceux-là, mais la vérité : Non est in eo magni nominis umbra , sed veritas. Quand les princes naissent sur la terre, nous les appelons rois, monarques, souverains ; mais ce sont des titres pour signifier ce qui doit être un jour, et non pas ce qui est. Bien loin d'être en état de gouverner les peuples, ils ne sont pas encore en état de se connaître ; et dans cet

 

1 Galal , V, 3. — 2 Rom., X, 4.

 

âge tendre et sans expérience, leur faiblesse les réduit à se laisser conduire par leurs propres sujets, avant qu'ils puissent les conduire eux-mêmes. Mais Jésus-Christ ne commence à prendre la qualité de Sauveur qu'au moment qu'il commence à en faire l'exercice ; et dès ce jour on peut dire de lui ce que l'Ecriture a dit du brave Eléazar, au premier livre des Machabées : Dedit se ut liberaret populum suum, et aequireret sibi nomen aeternum (1) ; Il n'est pas plutôt né, qu'il se livre pour le salut des siens, et pour s'acquérir un nom immortel, qui est le nom de Jésus. N'est- ce pas pour cela, Chrétiens, que ce nom lui a été si cher, et que, dans la pensée de saint Jérôme, il lui a tenu lieu d'une récompense proportionnée à toutes les humiliations de sa circoncision et à tous les travaux de sa vie? N'est-ce pas pour cela qu'il l'a porté sur la croix comme un diadème d'honneur, et qu'ayant souffert que les Juifs lui refusassent devant Pilate le titre de roi, il ne permit jamais qu'ils lui contestassent le nom de Jésus? N'est-ce pas pour cela qu'il a fait publier par toute la terre ce saint nom, ce grand nom, cet auguste nom ? N'est-ce pas, dis-je, parce qu'il n'est rien de plus naturel que de se glorifier des noms qu'on s'est acquis par sa vertu, plutôt que de ceux qu'on tient du hasard, ou du bonheur de la naissance? Or l’Homme-Dieu n'a possédé le nom de Jésus que par titre de conquête : il l'a mérité en sauvant les pécheurs , et il commença à les sauver en voulant répandre son sang et subir la loi de la circoncision.

Mais quoi, mon Dieu, y avait-il donc pour vous tant de gloire à racheter de vils esclaves? trouviez-vous tant de grandeur à vous abaisser si profondément pour eux, et des hommes valaient-ils un sang aussi précieux que le vôtre ? Oui, mon cher auditeur, voilà ce que valait votre âme, et ce qu'elle valait au jugement même de votre Dieu : c'est ainsi qu'il l'a estimée ; et en donnant son sang pour elle, il n'a pas cru trop donner; car son amour, tout libéral qu'il est, n'est pas prodigue. Toujours dirigé par sa sagesse, il conforme les moyens à la lin ; et puisqu'un Dieu souffre déjà pour votre salut, il faut que votre salut soit le juste prix des souffrances d'un Dieu. Or, mes Frères, est-ce là l'estime que vous en faites vous-mêmes? est-ce de la sorte que vous en jugez? Saint Augustin disait : Voyez ce que votre âme, ou plutôt ce que le salut de votre âme a coûté au Dieu Sauveur qui s'en est fait la victime ;

 

1 Machab., VI, 44.

 

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et par le sang qu'il a versé vous apprendrez quel bien il a prétendu acheter : Vide quanto emit, et videbis quid emit. Mais je dis, moi : Voyez en combien de rencontres vous l'avez sacrifié, ce salut; en combien de rencontres vous le sacrifiez tous les jours à un vain intérêt, à un plaisir profane, et même si abominable; et de là tirez, à votre confusion, cette triste conséquence, que le premier de tous les biens, le souverain bien, est de tous les biens le plus méprisé. Car si vous l'estimez, je ne dis pas autant qu'il le mérite, puisqu'il est au-dessus de toutes nos vues, et que Dieu seul en peut connaître tout le prix, mais du moins autant que vous le pouvez et que vous le devez, pourquoi l'oubliez-vous, pourquoi l'exposez-vous , pourquoi y renoncez-vous si aisément ? D'où vient que donnant tout au monde, et faisant tout pour des affaires temporelles, vous ne faites rien pour celle-ci ; que vous  ne voulez presque jamais en entendre parler ; que vous craignez ceux à qui le zèle inspire   de   vous   en représenter  les conséquences, et de vous y faire penser; que toutes les pratiques chrétiennes, la prière, la méditation des vérités éternelles, l'assiduité à la parole di! Dieu, la lecture des bons livres, l'usage des  sacrements, moyens de   salut si nécessaires, que tout cela vous fatigue, vous ennuie, vous rebute? Ah ! mes chers auditeurs, quelle opposition entre ce Dieu circoncis et nous, et en cela même quel aveuglement de notre part, et quel renversement! Il fait sa gloire et son plus bel emploi de nous sauver; et nous nous faisons un jeu de nous perdre. Lui était-il donc plus important d'être Sauveur, qu'il ne nous importe d'être sauvés? S'il est Sauveur, est-ce pour lui? et si nous sommes sauvés, n'est-ce pas pour nous-mêmes? Sans être Sauveur, en eût-il été moins heureux, en eût-il été moins Dieu ? et sans être sauvés, que pouvons-nous être, et quel anathème doit tomber sur nous? Cependant, pour être Sauveur, rien ne lui paraît difficile; et pour être sauvés, tout nous devient impossible. Mais ne nous y trompons pas, et ne croyons pas qu'il veuille nous sauver sans nous. Je l'ai dit, et je ne puis trop vous le redire, il veut bien sans nous faire les premières avances ; il  veut  bien sans nous s'immoler pour nous; il veut bien, pour satisfaire à la justice de Dieu, et pour nous mettre en état de l'apaiser nous-mêmes, se charger de nos iniquités, et en devenir la victime ; se présenter à son Père tout couvert de sang, et s'engager à en répandre jusqu'à la dernière goutte : voilà ce qu'il veut, voilà ce qu'il fait, et comment, sans nous, et par une pure miséricorde, il est Sauveur. Mais que dans la suite il vous dispense de tout ce que vous devez contribuer au salut qu'il vous procure ; mais qu'il en fasse tous les frais, et que vous n'y mettiez rien de votre part ; mais qu'il vous transporte et qu'il vous communique tellement tous ses mérites, que vous soyez pleinement déchargés du soin de vous les appliquer; mais que tout innocent qu'il est, et l'innocence même, que tout saint qu'il est, et la sainteté même, il porte toute la peine du péché, et que les pécheurs vivent dans les aises et les commodités de la vie, ce n'est pas là ce qu'il a prétendu, et, si j'ose ainsi m'exprimer, le nom de Jésus entendu de la sorte n'est qu'un fantôme. Il est vrai, disait le grand Apôtre, touché de cette pensée, il est vrai que mon Dieu a souffert pour moi ; mais en acquittant mes dettes, ce que je ne pouvais sans lui, il ne m'a pas dégagé de l'obligation indispensable où je suis de les acquitter moi-même avec lui ; et c'est pour cela que j'accomplis dans ma chair ce qui manque aux souffrances de Jésus-Christ : Adimpleo ea quœ desunt passionum Christi (1). Ainsi parlait saint Paul, et ainsi devons-nous parler nous-mêmes. Mais qu'y a-t-il donc à faire ? C'est, mes Frères, de coopérer avec Jésus-Christ à l'ouvrage de notre salut : et comment? Ne sortons point de notre mystère pour l'apprendre; car si Jésus-Christ a commencé dans ce mystère à nous sauver, par l'obéissance qu'il a rendue à la loi de l'ancienne circoncision, il nous y donne encore un moyen sûr pour nous aider nous-mêmes à nous sauver, par la loi qu'il a établie de la circoncision nouvelle : c'est la seconde partie.

 

DEUXIÈME  PARTIE.

 

Une circoncision qui n'est pas seulement extérieure, mais qui pénètre, pour ainsi dire, jusque dans les parties les plus intimes de l’âme : Non quœ inmanifesto est circimicisio (2) ; une circoncision qui n'est plus de la main des hommes, mais qui est l'ouvrage de Dieu, et qui sanctifie l'homme devant Dieu : Circumcisio non manu facta (3); une circoncision qui ne consiste plus dans le dépouillement de la chair, mais dans le renoncement aux vices et aux concupiscences de la chair : In expoliatione corporis carnis (4); une circoncision dont l'esprit et le cœur sont les deux principes, aussi bien que les deux sujets : les deux principes, parce

 

4 Col., 1, 34. — 2 Rom., II, 28. — 3 Col., II, 11. —4 Ibid.

 

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qu'elle s'exécute par eux ; et les deux sujets, parce qu'elle s'accomplit en eux : c'est-à-dire une circoncision de cœur, qui se fait non selon la lettre, mais dans la ferveur de l'esprit : Circumcisio cordis in spiritu, non littera (1) ; voilà, mes chers auditeurs, les saintes mais énergiques et vives expressions dont s'est servi le grand Apôtre pour définir ce que j'appelle la nouvelle circoncision, ou la circoncision évangélique ; voilà l'idée qu'il en a conçue ; et par là, dit saint Chrysostome, il nous a marqué l'essentielle différence et la perfection infinie du culte chrétien, comparé à celui des Juifs et des païens. Car les païens, remarque ce Père, pratiquaient un culte tout à la fois charnel et faux ; les Juifs, dans leurs cérémonies, en observaient un pareillement grossier et charnel, mais véritable : les chrétiens seuls ont l'avantage, dans leur religion, d'avoir tout ensemble, et un culte véritable, et un culte spirituel. C'est donc de cette véritable circoncision qu'il s'agit maintenant de vous parler : encore un moment d'attention, s'il vous plaît. Que fait aujourd'hui le Fils de Dieu pour nous apprendre comment nous devons coopérer à l'œuvre de notre salut? Il nous en propose un moyen aussi divin qu'il est indispensable et nécessaire, savoir, cette mystérieuse mais réelle circoncision de l'esprit et du cœur. Circoncision dont il nous fait une loi,' dont il nous explique le précepte , dont il nous facilite l'usage: trois choses qui sont pour nous autant de grâces, que nous n'estimerons jamais assez, et pour lesquelles nous lui devons une éternelle reconnaissance.

Il nous propose la circoncision du cœur, et il nous en fait une loi : car il n'abolit l'ancienne circoncision, ou pour parler plus exactement, l'ancienne circoncision ne finit en lui que parce qu'il établit la nouvelle ; et comme dit saint Augustin , il ne prend l'ombre et la ligure, que parce qu'il apporte la lumière et la vérité : Suscipit umbram , daturus lucem; suscipit figurant, daturus veritatem. Or la lumière et la vérité , c'était que nous fussions tous circoncis de cœur, comme les Juifs relaient selon la chair. Circoncision de cœur, c'est-à-dire retranchement des désirs vagues et inutiles, des désirs inquiets et bizarres, des désirs déréglés et immodérés, des désirs charnels et mondains, des désirs criminels et illicites, qui naissent dans le cœuret qui le corrompent. Ainsi l'a entendu saint Paul, et parce que ces pernicieux désirs sont excités en nous par de vains objets qui nous charment, par de faux

 

1 Rom., II, 29.

 

intérêts qui nous aveuglent, par des occasions dangereuses qui nous entraînent et qui nous pervertissent, cette circoncision du cœur doit être une séparation entière de ces objets, un renoncement parfait à ces intérêts, un éloignement salutaire de ces occasions. Car voilà, mes Frères, reprend saint Augustin, ce qui nous était figuré par la circoncision judaïque ; voilà à quoi Dieu préparait le monde, quand il obligeait Abraham et tous ses descendants à se circoncire. Comme les sacrements de ce temps-là, ajoute le même Père, étaient non-seulement des figures, mais des promesses, voilà ce que Dieu promettait au monde, quand il disait à ce saint patriarche : C'est par là que tu trouveras grâce devant moi : Ut sit in signum foederis inter me et vos (1). Aujourd'hui la promesse cesse : pourquoi ? parce qu'en vertu de la circoncision de Jésus-Christ, ce qui était alors promis est présentement exécuté ; je veux dire, parce qu'en conséquence du mystère que nous célébrons, nous sommes, ou du moins il ne tient qu'à nous que nous soyons circoncis en Jésus-Christ, de cette circoncision parfaite qui nous dépouille de nous-mêmes, et qui nous rend dignes de Dieu : In quo et circumcisi sumus. Car c'est nous, dit l'Apôtre, qui, comme chrétiens, sommes les vrais circoncis : Nos enim sumus circumcisi (1); et c'est nous qui, parla profession que nous faisons de renoncer au monde, de nous détacher du monde, de mourir et d'être crucifiés au monde, avons droit de nous glorifier, en qualité de vrais circoncis, d'être les légitimes enfants d'Abraham. Il est vrai ; mais aussi devons-nous reconnaître que si nous n'avons nulle part à cette bienheureuse circoncision qui réforme l'intérieur de l'homme, dès là, quoique extérieurement marqués du sceau de Jésus-Christ, qui est le caractère du baptême, nous n'avons que le nom de chrétiens, nous sommes encore juifs d'esprit et de cœur; ou plutôt nous ne sommes ni juifs, ni chrétiens, puisque nous n'avons ni la sainteté de la loi, ni la perfection de l'Evangile. Etat déplorable de tant de mondains qui vivent presque au milieu du christianisme sans religion, parce qu'ils y vivent, pour me servir du tenue de saint Paul, dans une incirconcision générale de leurs passions; et Dieu veuille, mes chers auditeurs, que vous ne soyez point de ce nombre! c'est là, dis-je, ce que nous prêche le Fils de Dieu dans cette auguste solennité.

Il nous propose la circoncision spirituelle ou la circoncision du cœur, comme  un  moyen

 

1 Genes., XVII, 11. —2 Philip., III, 3.

 

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indispensablement requis pour le salut; car qu'y a-t-il de plus nécessaire au salut que d'arracher, que d'étouffer, que de mortifier, que de détruire ce qui est en nous une source et un principe de damnation? Or, la source de damnation est dans notre cœur; et quiconque la cherche ailleurs ne la connaît pas, et ne se connaît pas soi-même. Car c'est du cœur, disait à ses disciples notre divin Maître, en leur expliquant la parabole dont ils lui demandaient l'éclaircissement, c'est du cœur que partent les mauvaises pensées, les actions lâches, les desseins injustes et violents ; du cœur que sortent les trahisons, les meurtres, les larcins, les faux témoignages, les médisances, les impudicités, les adultères : c'est dans le cœur que tout cela se forme et s'engendre, et c'est tout cela qui perd l'homme et qui le condamne : De corde exeunt cogitationes, adulteria, furta (1). Il faut que ce cœur soit circoncis, si nous en voulons faire un cœur chrétien, un cœur épuré de l'iniquité du siècle, et capable de participer à la grâce de la rédemption : il faut que tout ce qu'il y a dans ce cœur de corrompu, de malin, de vicieux, de contagieux, soit retranché par une mortification solide, et que nous soyons bien persuadés que sans cela c'est un cœur réprouvé de Dieu. C'est aussi, mes chers auditeurs, ce que Jésus-Christ m'oblige à vous annoncer de sa part. Au lieu que saint Paul, instruisant les Gentils qui se convertissaient au christianisme, leur déclarait que, s'ils se faisaient circoncire, Jésus-Christ, qui toutefois était venu pour les sauver, ne leur servirait de rien : Ecce ego Paulus dico vobis, quoniam si circumcidamini, Christus vobis nihil proderit (2); parce qu'en effet, après la publication de l'Evangile, la circoncision de la chair était au moins pour les Gentils devenue un obstacle au salut : moi je vous dis , au contraire, de la circoncision du cœur : Si vous ne la pratiquez généreusement, si vous ne l'accomplissez fidèlement, ce Jésus que vous invoquez aujourd'hui, tout Sauveur et tout Dieu qu'il est, ne vous sauvera pas, et ne sera point Jésus pour vous : Christus vobis nihil proderit.

C'est moi qui vous le dis, Chrétiens, et qui vous le dis avec toute l'autorité que me donne mon ministère : mais m'en croirez-vous pour cela, et en serez-vous plus dociles à ma parole, qui est celle de Dieu même? A combien de ceux qui m'écoutent n'aurais-je pas droit de faire le même reproche que saint Etienne faisait aux Juifs avec toute l'ardeur de son zèle :

 

1 Matth., XV, 19. — 2 Galat., V, 2.

 

Dura cervice, et incircumeisis cordibus, vos semper Spiritui, sancto resistitis (1) ; Hommes durs et inflexibles, hommes incirconcis de cœur, vous résistez toujours au Saint-Esprit? Mais il n'était pas étonnant, reprend saint Augustin, qu'ils résistassent alors au Saint-Esprit ; et le prodige aurait été qu'avec des cœurs incirconcis, c'est-à-dire avec des cœurs immortifiés, avec des cœurs envenimés, avec des cœurs passionnés, ils eussent été soumis à l'Esprit de Dieu qui leur parlait. Aussi ne suis-je pas surpris, mes Frères, que parmi vous il y ait encore tant de chrétiens rebelles aux vérités que je leur prêche ; tant de chrétiens qui ne m'entendent que pour me contredire secrètement, ou tout au plus pour satisfaire une vaine curiosité qui les attire, mais obstinés et déterminés à ne se pas rendre : pourquoi? ce sont des cœurs incirconcis, des cœurs emportés, dominés, tyrannisés parleurs passions; des cœurs qui n'ont jamais fait nulle épreuve, et qui n'ont aucun exercice de cette mortification chrétienne, laquelle apprend à s'assujettir, à se contraindre, à se modérer; des cœurs en qui l'amour du monde règne souverainement, et agit avec toute la vivacité qui lui est propre. Or, à de tels cœurs rien de plus inutile, ô mon Dieu, que votre parole, quoique sainte, quoique divine. A des cœurs ainsi disposés, rien de plus difficile que le salut; et c'est ce que Dieu voulut expressément nous figurer dans la conduite qu'observa Josué à l'égard des Israélites, quand il fut sur le point de les introduire dans la Terre promise. Que fit-il? Il les obligea tous sans exception à se faire circoncire ; et de tant de milliers d'hommes qui l'avaient suivi dans le désert, aucun ne fut admis dans cette terre bienheureuse, qu'il n'eût auparavant subi la rigueur de cette loi. Cela se faisait-il sans dessein? Non, sans doute, répond saint Jérôme; mais l'intention de Dieu était de nous faire comprendre que nul de nous ne devait entrer dans la gloire, s'il n'avait la marque de la circoncision évangélique, c'est-à-dire s'il ne portait en son corps, et surtout dans son cœur, la mortification de Jésus-Christ ; et que ce vrai Josué, ce sauveur, ce conducteur par excellence du peuple de Dieu, n'ouvrirait jamais les portes du ciel qu'à ceux qui auraient le courage de vouloir être circoncis en lui et avec lui ; qu'à ceux qui seraient résolus à se faire les violences nécessaires, et à faire à Dieu les sacrifices convenables pour mériter d'être reçus dans cette terre des vivants.

 

1 Act., VII, 51.

 

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Car il faut pour cela, ajoute saint Jérôme, et cette instruction est encore plus essentielle à mon sujet, et plus propre à vous édifier que tout ce que je viens de dire; il faut, pour être sauvés, une circoncision entière, une circoncision universelle, une circoncision qui s'étende à tout et qui n'excepte rien. Et la raison, dit ce Père, en est bien évidente ; parce qu'il n'y a point de vice en nous qui ne puisse nous faire perdre le salut, si nous le laissons croître et se fortifier ; point d'affection déréglée, de quelque nature qu'elle soit, si elle prend l'empire sur nous, qui ne puisse être la cause de notre ruine ; point de passion, si nous ne la soumettons à Dieu, qui ne suffise pour nous damner. En effet, ce n'est communément qu'une passion qui fait tout le désordre de notre âme, et qui nous expose à la réprobation éternelle : toutes les autres, si vous voulez, sont dans l'ordre; celle-là seule, parce que nous la négligeons, et que nous ne travaillons pas à la réprimer, nous précipite dans l'abîme. Il faut donc que la circoncision du cœur aille jusqu'à elle, ou plutôt il faut qu'elle commence par elle, et qu'elle s'y attache. Et celle mortification universelle des passions, cette modification sans réserve et sans restriction, c'est ce que j'appelle une circoncision en Jésus-Christ : In quo et circumcisi sumus. Voilà le précepte nouveau qu'il établit, et dont il pouvait bien nous dire dès lors ce qu'il dit ensuite à ses apôtres, du précepte de la chanté : Mandatum novum do vobis (1); voilà ce qu'il avait autant de droit d'appeler son commandement : Hoc est prœceptum meum (2); voilà l'admirable et sainte loi dont il devait être le législateur, cette loi de la circoncision des cœurs. Mais il ne se contente pas de l'établir, il veut encore nous l'expliquer par son exemple, et c'est ce qu'il fait d'une manière toute divine dans ce mystère.

En effet, vous me demandez à quoi se réduit cette circoncision nouvelle, et si nécessaire au salut? Pour le bien apprendre, considérons plus en détail ce qui se passe dans la circoncision du Sauveur. Son exemple nous fait voir ce que nous devons surtout retrancher dans nous-mêmes, ou plutôt ce que la grâce y doit retrancher aux dépens de la nature et des inclinations corrompues de notre cœur : car, dans la circoncision de Jésus-Christ, nous trouvons les quatre passions les plus dominantes et les plus difficiles à vaincre, parfaitement sacrifiées et soumises à Dieu ; celle de la liberté, celle de l'intérêt, celle de l'honneur et celle du plaisir :

 

1 Joan., XIII, 34. — 2 Ibid., XV, 12.

 

celle de la liberté, dans l'obéissance que rend ce Dieu-Homme à une loi qui ne l'obligeait pas (prenez garde, s'il vous plaît, à cette circonstance) ; celle de l'intérêt, dans le dépouillement et le dénuement où il veut paraître ; celle de l'honneur, dans ce caractère ignominieux du péché, dont il consent à subir toute la honte; enfin, celle du plaisir, dans cette opération sanglante et douloureuse qu'il souffre. Tels sont, mes chers auditeurs, les devoirs les plus essentiels d'une circoncision chrétienne : comprenez-les. Pour vous, mondain, elle consiste, cette circoncision en esprit, à retrancher de votre cœur cet amour de l'indépendance, et ce désordre d'une volonté libertine qui ne veut s'assujettir à rien, qui ne suit que ses idées et son caprice, à qui la régularité la plus douce devient insupportable, dès là qu'elle est régularité; surtout à retrancher de votre conduite cette facilité malheureuse de s'accorder des dispenses selon son gré, d'interpréter la loi en sa faveur, de croire qu'elle est pour les autres et qu'elle n'est pas pour nous, de s'en adoucir le joug par mille artifices que l'esprit du monde sait bien suggérer, de lui prescrire des bornes, et de n'en vouloir observer que l'essentiel et le nécessaire, d'en abandonner toute la perfection pour s'attacher précisément à l'obligation; maxime la moins soutenable et la plus pernicieuse au salut. Car, sans vous faire ici remarquer combien il est indigne de traiter de la sorte avec Dieu, sans vous faire craindre le retour funeste à quoi vous vous exposez, engageant Dieu par là à vous traiter vous-même dans toute la rigueur, et à ne vous accorder que ces grâces communes que sa providence générale ne refuse pas à ses plus grands ennemis; sans parler de la conséquence terrible qui s'ensuivrait de cette soustraction des grâces spéciales et des secours extraordinaires que Dieu est bien moins obligé de nous donner, que nous ne le sommes de faire pour son service ce que nous appelons œuvres de subrogation : sans rien dire de tout cela, je prétends, Chrétiens, que vous permettant ainsi tout ce que la loi vous permet, vous n'éviterez jamais de vous permettre mille choses que la loi ne vous permet pas. Pourquoi? parce que je suis certain que, dans le discernement des choses permises et non permises, vous vous flatterez, vous vous aveuglerez, vous vous tromperez vous-mêmes; et parce qu'il m'est encore évident que, quand vous ne vous tromperiez pas, votre passion vous emportera, et que vous ne serez jamais assez fermes ni

 

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assez maîtres de vous-mêmes pour vous en tenir exactement à ce qui vous est accordé par la loi, et pour ne pas aller plus loin. Mais c'est un commerce innocent, c'est un entretien honnête, c'est un divertissement qui n'a rien de criminel : il n'importe, retranchez, mon cher auditeur. Quand un habile médecin veut guérir une plaie envenimée, il fait couper la chair vive, afin que la contagion ne se communique pas. Or, vous ne devez pas avoir moins de soin du salut de votre âme qu'on en a du salut et de la santé du corps.

Pour vous, avare, elle consiste, cette sainte circoncision, à retrancher cet esprit d'intérêt qui vous possède; cette insatiable cupidité qui vous brûle et qui vous dévore; ce désir passionné d'avoir, cette impatience d'acquérir, qui vous fait commettre les plus grossières injustices; cette crainte de manquer, qui vous endurcit aux misères des pauvres ; ce soin de garder, qui vous rend odieux à ceux mêmes «pie les sentiments de la nature devraient vous attacher d'un nœud plus étroit; ces chagrins de perdre, qui vous désespèrent, et qui vous révoltent contre le ciel; cette folie d'amasser, d'accumuler toujours biens sur biens, qui sortiront de vos mains, et qui passeront à des impies ou à des ingrats. Pour vous, ambitieux, votre circoncision doit être, selon l'Evangile, de retrancher cette passion démesurée de vous pousser et de vous élever, à laquelle vous sacrifiez tout; ces vues de fortune qui vous occupent uniquement, et que vous vous flattez en vain de pouvoir accorder avec les règles d'une droite conscience,   ces empressements de parvenir à ce qu'un orgueil présomptueux s'est proposé pour objet; cette disposition secrète à employer pour y réussir toutes sortes de moyens, fussent-ils les plus honteux et les plus bas; ces envies du bonheur d'autrui et de ses prospérités, dont vous vous faites un supplice ; ces jalousies qui vont jusqu'à vous inspirer les haines et les aversions les plus mortelles, comme si le mérite du prochain était un crime dans lui, et qu'il ne pût, sans vous offenser, jouir des avantages dont le ciel, préférablement à vous, l'a gratifié. Enfin, ce que vous devez retrancher, c'est, homme sensuel et voluptueux, cet attachement opiniâtre qui vous tient depuis si longtemps dans le plus dur et le plus vil esclavage ; ce jeu, qui, jusqu'à présent, a été la source de tous les désordres de votre vie ; ces conversations licencieuses, qui, d'un jour à un autre, vous font perdre insensiblement la pudeur et l'horreur du vice; ces lectures, dont le poison subtil a commencé et fomente encore maintenant votre libertinage; ces parties de plaisir, qui sont pour vous de si dangereuses tentations, et qui allument le feu dans votre âme : c'est, femme du monde, cet amour de vous-même, dont vous êtes toute remplie et comme enivrée; cette idolâtrie de votre personne, qui attaque directement le premier devoir de la religion ; ces soins outrés de votre santé, qui vous font si aisément transgresser les plus inviolables et les plus saintes lois de l'Eglise ; ces dépenses excessives en habits, en ajustements, en parures, et ce luxe dont rougirait une païenne; ces nudités immodestes, et ces désirs de plaire, qui vous rendent complice et responsable de tant de crimes; cette vie douce, commode, molle, qu'il est si difficile et comme impossible d'allier avec l'innocence du cœur et la pureté des mœurs. Voilà, Chrétiens, pourquoi il faut vous armer de ce glaive que le Sauveur du monde a lui-même apporté sur la terre; ou, pour parler plus simplement, voilà à quoi doit s'étendre cette circoncision dont Jésus-Christ a voulu lui-même être le modèle : sans cela point de salut.

Mais il s'ensuit donc que, pour se sauver, il faut mourir à soi-même. En doutez-vous, mon cher auditeur? Le Fils de Dieu ne nous l'a-t-il pas expressément déclaré, quand il nous a dit que, pour être son disciple et pour être digne de lui, il fallait renoncer à tout, et porter sa croix? Saint Paul ne nous dit-il pas que, sans la mortification chrétienne, on ne peut avoir part à l'héritage de Dieu, ni régner avec Jésus-Christ? Et n'est-ce pas ce que nous fait admirablement entendre saint Augustin au livre treizième de la Cité de Dieu? Les paroles de ce Père sont remarquables. Il parle de l'obligation qu'avaient les martyrs de mourir pour la défense de leur foi : mais ce qu'il dit convient parfaitement à mon sujet, et peut très-naturellement s'appliquer à la mort des passions. Oui, mes Frères (c'est ainsi que s'explique ce saint docteur), il faut mourir au monde pour vivre à Dieu. On disait autrefois au premier homme: Tu mourras si tu pèches; mais maintenant on dit aux fidèles : Mourez pour ne pas pécher : Olim dictum est homini : Morieris si peccaveris; nunc dicitur christiano : Morere ne pecces. Ce qu'il fallait craindre alors pour ne pas pécher, maintenant il faut le désirer et le faire pour se préserver du péché : Quod timendum tunc fuerat ut non peccaretur, nunc suscipiendum est ut non peccetur. La foi nous enseigne

 

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que si nos premiers parents n'eussent pas péché, ils ne seraient pas morts ; et la même foi nous apprend que les plus justes même pécheront s'ils ne meurent : Nisi peccassent illi, non morerentur; justi autem peccabunt, nisi moriantur. Ceux-là sont donc morts, parce qu'ils ont voulu pécher; et ceux-ci ne pèchent point, parce qu'ils veulent bien mourir : Mortui sunt illi, quia peccaverunt; non peccant isti, quia moriuntur. Ainsi, conclut saint Augustin, Dieu a donné tant de bénédictions à notre foi, que la mort même, qui détruit la vie, est devenue un moyen pour entrer dans la vie : Sic Deus tantam fidei nostrœ prœstitit gratiam, ut mors, quam vitae constat esse contrariant, instrumentum fieret per quod transiretur ad vitam.

Cette morale, direz-vous, n'est propre que pour les solitaires et les religieux. Erreur, mes Frères : en quelque état et de quelque condition que vous soyez , elle vous regarde , et j'ose dire qu'elle vous est encore plus nécessaire dans le monde que partout ailleurs. C'est ce que vous avez tant de peine à vous persuader, et ce qui néanmoins est incontestablement vrai. Il faut que l'homme du monde et le religieux soient circoncis de cœur; mais à comparer les besoins de l'un et de l'autre, cette circoncision du cœur est encore , dans un sens, d'une obligation plus indispensable pour l'homme du monde que pour le religieux. Pourquoi? parce que l'homme du monde a beaucoup plus de choses à retrancher que le religieux, à qui les vœux de sa profession ont déjà tout ôté ; parce que l'homme du monde a des passions beaucoup plus vives que le religieux, puisqu'il a beaucoup plus d'objets capables de les exciter; parce que l'homme du monde est beaucoup plus exposé que le religieux, et qu'il doit par conséquent veiller beaucoup plus sur lui-même, et faire de plus grands efforts pour se défendre et pour se soutenir. Après le premier pas qu'a fait le religieux , après ce premier sacrifice qui l'a dépouillé de tout, il ne lui reste plus rien, ce semble, à offrir; mais vous, dans le monde, qu'avez-vous jusqu'à présent donné à Dieu, ou que n'avez-vous point encore à lui sacrifier?

Je n'ignore pas, après tout, que cette circoncision qu'on vous demande a ses peines; elle est difficile, j'en conviens : mais comme Jésus-Christ nous en fait une loi, comme il nous en explique le précepte, il nous en facilite l'usage ; et cela par où? parla vertu même du sang qu'il commence à répandre : car ce sang divin porte avec soi une double grâce; l'une intérieure, et l'autre extérieure. Grâce intérieure, c'est celle du Sauveur; cette grâce que le médiateur des hommes a lui-même apportée; cette grâce qui nous éclaire l'esprit et nous fait connaître nos devoirs, qui nous touche le cœur et nous les fait aimer; cette grâce victorieuse et toute-puissante, qui réprimait dans saint Paul l'aiguillon de la chair dont il était si violemment tourmenté, qui soutenait les martyrs contre toute l'horreur des tourments, et qui seule, dans notre plus grande infirmité, peut être pour nous l'appui le plus ferme et le plus inébranlable. Grâce extérieure, c'est celle de ce même exemple par où Jésus-Christ nous explique sa loi, et par où il nous encourage à l'accomplir : car, à la vue de ce sang qu'il verse, de quel prétexte pouvons-nous colorer notre lâcheté? Que nous demande-t-il qui égale ce qu'il a fait, et comment, dit saint Bernard, le remède qu'il nous présente peut-il nous paraître amer, après qu'il l'a pris lui-même avant nous et pour nous?

Il est donc temps, Chrétiens, de nous réveiller du profond sommeil où notre foi demeure ensevelie : c'est l'avis que nous donne l'Apôtre : Hora est jam nos de somno surgere (1). Il est temps, poursuit le maître des Gentils, que, renonçant à l'impiété et aux passions mondaines, nous vivions dans le siècle présent avec tempérance et avec justice, en vue de cette béatitude que nous attendons, et de ce glorieux avènement de notre Dieu, où il couronnera ses élus, marqués du caractère de l'agneau. Nous entrons aujourd'hui dans une nouvelle année : combien Dieu en voit-il dans cet auditoire qui la commencent, et qui ne la finiront pas ! Si tel qui m'écoute était convaincu qu'il est de ce nombre, et si de la part de Dieu je lui disais avec certitude : Pensez à vous, car votre heure approche , et c'est dans le cours de cette année qu'on vous redemandera votre âme ; c'est dans le cours de cette année que vous devez comparaître devant le tribunal de Dieu, et y rendre compte de vos actions; si dis-je, tel à qui je parle en était assuré, et qu'il n'en doutât point, je n'aurais alors nulle peine à lui persuader cette circoncision du cœur dont je viens de vous entretenir. Quelle impression ne ferait pas sur son esprit cet arrêt de mort que je lui aurais prononcé ? Pénétré de cette pensée : Voici la dernière année de ma vie, quelles résolutions ne formerait-il pas? quelles mesures ne prendrait-il  pas? avec quels sentiments

 

1 Rom., XIII, 11.

 

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de repentir et de douleur ne sortirait-il pas de cette prédication? quelle pénitence ne serait-il pas disposé à entreprendre? quel changement et quelle réforme ne verrait-on pas dans toute sa conduite et dans ses mœurs? penserait-il à sa fortune, serait-il occupé de ses plaisirs? Ah ! Chrétiens, sans avoir la même assurance que lui , la seule incertitude où nous sommes ne suffit-elle pas pour produire en nous les mêmes effets? Ayons toujours, comme le Prophète royal, notre âme dans nos mains : Anima mea in manibus meis semper (1). C'est-à-dire, soyons toujours prêts à partir, toujours prêts à nous présenter devant Dieu ; pourquoi? parce que nous ne savons quand il nous appellera, et que ce sera peut-être dès cette année. Quoi qu'il en soit, sanctifions-la, et faisons-en une année de salut : elle passera; mais ce qui ne passera jamais, c'est la récompense éternelle qui vous est promise, et que je vous souhaite, etc.

 

1 Ps., CXVIII, 109.

 

 

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