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INSTRUCTION SUR LA PAIX AVEC LE PROCHAIN.

ANALYSE.

 

Cette matière regarde surtout les communautés religieuses, et elle se réduit à trois points, qui sont : 1° l'importance de la paix avec le prochain; 2° les obstacles les plus ordinaires qui la troublent; 3° les moyens les plus propres à la maintenir.

1° Importance de la paix avec le prochain. Jésus-Christ quittant ses disciples la leur laissa comme le plus précieux héritage. Aussi ne peut-on, sans cette paix, travailler solidement à s'avancer dans les voies de Dieu.

Dès que la paix n'est plus dans une communauté, combien s'y commet-il de péchés?

De la toute la discipline régulière vient à se renverser.

Mécontentements, troubles, scandales qui passent au dehors.

Tant de liens nous unissent ensemble : pourquoi nous divisons-nous?

2° Obstacles les plus ordinaires qui troublent la  paix avec le prochain. Ce sont : la diversité des tempéraments et des humeurs ;

La diversité des intérêts et des prétentions ;

La diversité des opinions et des sentiments en matière de doctrine;

La diversité des directions et des conduites;

Enfin, les liaisons et les amitiés particulières.

3° Moyens les plus propres à maintenir la paix avec le prochain. S'accoutumer de bonne heure à vaincre son humeur;

Se désister volontairement de toutes ses prétentions, dès qu'il y va de la paix;

Ne l'attacher point à son propre sens;

Sacrifier même, s'il est nécessaire, sa propre raison ;

Préférer une sage et religieuse simplicité à une envie dangereuse et immodérée de savoir.

Mais, de tous, le plus efficace et le plus puissant est la bonne et fréquente communion, puisque le sacrement de nos autels est le sacrement de l'unité.

 

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Je ne puis trop vous exhorter de contribuer, autant que vous le pourrez, à établir la paix dans votre maison, et à l'y conserver. J'ai cru  même devoir vous marquer sur cela quelques pensées; et quoique je l'aie fait sans beaucoup d'ordre, vous verrez néanmoins aisément qu'elles se rapportent à trois points, qui sont l'importance de cette paix dont je vous parle, les obstacles les plus ordinaires qui la troublent dans une communauté, et les moyens enfin les plus propres à l'y maintenir.

§ I. Importance de la paix avec le prochain.

 

I.  Jésus-Christ, en quittant ses disciples et les laissant sur la terre , ne leur recommanda rien plus expressément ni plus fortement que la paix. Dans un seul entretien qu'il eut avec eux, il leur répéta jusqu'à trois fois : Que la paix soit avec vous (1). Il ne se contenta pas même de la leur souhaiter, ni de la leur recommander, mais il la leur donna en effet : Je vous donne ma paix (2). Pourquoi l'appela-t-il sa paix? Pour la leur faire estimer davantage, et pour la distinguer de la fausse paix du monde : car la paix du monde n'est communément qu'une paix apparente, et n'a pour principe que l'intérêt propre, que le déguisement et l'artifice, au lieu que la paix de Jésus-Christ est toute sainte, toute divine, et n'est fondée que sur une charité sincère et une parfaite union des cœurs. Voilà quels ont été les sentiments de notre adorable Maître ; et puisque nous faisons une profession particulière de l'écouter et de le suivre , avec quel respect devons-nous recevoir ses enseignements sur un point qu'il a eu si fort à cœur, et avec quelle fidélité devons-nous accomplir ses ordres?

II.   Cette paix où nous devons vivre les uns avec les autres est un des plus grands biens que nous puissions désirer. C'est le plus précieux trésor de la vie, et sans elle tous les autres biens ne nous peuvent rendre heureux en ce monde. Ainsi raisonnerait un philosophe et un païen. Mais nous qui sommes chrétiens, et qui avons de plus embrassé l'état religieux, nous devons surtout envisager cette paix comme un des plus grands biens par rapport à notre perfection et à notre salut. Car, sans cette paix , il n'est pas possible que nous travaillions solidement à nous avancer dans les voies de Dieu. Et le moyen qu'ayant sans cesse l'esprit agité et le cœur ému contre le prochain , nous puissions avoir toute la vigilance nécessaire sur nous mêmes, et toute l'attention

 

1 Joan., XX, 21. — 2 Ibid., XIV, 27.

 

que demandent nos exercices spirituels , pour nous en bien acquitter? A quoi pense-t-on alors? de quoi s'occupe-t-on? D'une parole qu'on a entendue et qu'on ne peut digérer ; de la réponse qu'on y a faite, ou qu'on devait y faire et qu'on y fera à la première occasion qui se pourra présenter ; de la manière d'agir de celle-ci, d'un soupçon qu'on a conçu de celle-là, de telle injustice qu'on prétend avoir reçue, de telle affaire dont on veut venir à bout, malgré toutes les oppositions qu'on y rencontre ; de mille choses de cette nature, qui jettent dans une dissipation perpétuelle, et qui ôtent presque à une âme toute vue de Dieu. En de pareilles dispositions , quel recueillement, quelle dévotion, quel goût peut-on trouver à la prière et à toutes les observances religieuses? Et Dieu, d'ailleurs , qui est le Dieu de la paix, comment répandrait-il son esprit au milieu de ce trouble, et comment y ferait-il sentir son onction?

III.  Il y a plus ; car dès que la paix ne règne plus dans une communauté, et que les esprits y sont divisés, combien de péchés s'y commettent tous les jours? combien de plaintes et de murmures, combien de médisances y fait-on? combien d'aigreurs et d'animosités nourrit-on au fond de son cœur? quels desseins quelquefois y forme-ton, et même à quelles vengeances secrètes se porte-t-on ? Péchés d'autant plus fréquents, que les sujets en deviennent plus ordinaires par le commerce journalier et continuel qu'on a ensemble ; péchés d'autant plus dangereux, qu'ils n'ont point l'apparence de certains péchés grossiers, dont la honte en est comme le préservatif et le remède ; péchés où l'on se laisse aller avec d'autant plus de facilité , qu'on y est poussé parla passion, et que d'ailleurs on en voit moins la malice et la grièveté. Car chacun, au contraire, se croit très-justement et très-solidement autorisé en tout ce qu'il dit et en tout ce qu'il fait; et si dans les discordes et les dissensions on veut entendre les deux partis, on trouvera,à les croire, qu'ils ont de part et d'autre les meilleures raisons du monde, et que leur conduite est droite et irréprochable. Mais quoi qu'ils en puissent penser, péchés néanmoins réels, péchés souvent griefs et très-griefs : tellement qu'au lieu de se sanctifier dans la religion, on s'y rend par là devant Dieu très-criminel, et l'on se charge d'une multitude infinie de dettes dont il nous demandera un compte exact et rigoureux.

IV.  Il ne faut point s'étonner après cela que

 

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peu à peu toute la discipline régulière vienne se renverser ; car, suivant la parole de Jésus-Christ : Tout royaume où il y a de la division sera désolé, et l'on verra tomber maison sur maison (1). Les personnes qui gouvernent, ou qui devraient gouverner et tenir toutes choses dans l'ordre, ne sont plus obéies. On les l'ait entrer elles-mêmes dans les différends qui naissent. Pour peu qu'elles semblent pencher d'un côté, l'autre se tourne contre elles. D'où il arrive qu'elles n'osent presque parler ni agir, et que, pour ne pas allumer le feu davantage, elles sont obligées de dissimuler, et de tolérer les abus qui demanderaient toute leur fermeté. Ainsi le relâchement s'introduit, les fautes demeurent impunies; chaque jour ce sont de nouvelles brèches qu'on fait à la règle : plus d'unanimité, plus de concert. Une maison est alors comme un vaisseau abandonné aux vents, et prêt à donner dans tous les écueils où il sera emporté.

V. Avec la paix ce serait un paradis, et voilà ce que Dieu en voulait faire pour nous, lorsqu'il nous y a assemblés. Il voulait, en nous retirant du tumulte et des embarras du monde, feras faire éprouver la vérité de ce qu'avait dit le Prophète :  Qu’il est doux et qu'il est agréable à des frères ou à des sœurs en Jésus-Christ, de se voir renfermés dans un même lieu,  d'y être parfaitement unis par le lien d’une charité mutuelle (2) ; Mais sans la paix, cette Jérusalem, ce séjour de la tranquillité et de repos, n'est plus qu'un lieu de confusion. De là naissent les chagrins, les dégoûts de la vie religieuse. On n'y trouve pas ce qu'on y avait cherché. On s'était proposé d'y passer ses jours dans un saint calme et dans la pratique de la vertu : on s'était promis d'y être content, et l'on avait sujet de l'espérer ; mais comment le serait-on parmi des personnes avec qui l'on ne peut compatir, et au milieu d'une guerre domestique, où l'on n'a presque point de relâche par les divers incidents qui se succèdent sans cesse, et qui excitent les querelles et les combats? Ce qu'il y a encore de bien déplorable et de bien pernicieux pour la religion, c'est qu'on intéresse les gens du monde dans les dissensions, qu'il faudrait au moins cacher aux yeux du public et dérober à sa connaissance. Mais soit par indiscrétion, soit pour se donner une vaine consolation, soit pour se procurer de l'appui et de la protection, on s'explique de sa peine avec des amis, on en fait part à des parents, on émeute toute une famille.

 

1 Luc., XI, 17. — 2 Psal., CXXXII, 1.

 

Le scandale se répand au dehors, et une communauté tombe dans le décri. Le monde, naturellement enclin à juger mal, se persuade, quoique très-injustement et très-faussement, qu'il en est de même de toutes les autres maisons religieuses ; et voilà par où l'état religieux a beaucoup perdu de son lustre et de son crédit dans une infinité d'esprits, prévenus et trompés par certains exemples dont ils ont tiré des conséquences trop générales.

VI. L'Apôtre conjurait les premiers chrétiens qu'il n'y eût point entre eux de schismes ni de partialités. Il en prévoyait les suites funestes pour le christianisme, et c'est pour cela qu'il s'appliquait avec tant de soins à en garantir l'Eglise de Dieu. Il représentait aux fidèles qu'ils avaient reçu le même baptême, qu'ils avaient été instruits dans la  même foi, qu'ils servaient le  même Dieu : d'où il concluait qu'ils ne devaient donc avoir, pour ainsi dire, qu'un  même cœur et qu'une même âme. Mais outre ces raisons communes et universelles, il y en a encore de particulières qui doivent nous lier plus étroitement dans la profession religieuse. Nous avons fait à Dieu les mêmes vœux, nous nous sommes soumis à la même règle, nous gardons depuis le matin jusqu'au soir les mêmes observances, nous dépendons des mêmes supérieurs, nous demeurons dans la même maison, nous portons le même habit, nous sommes membres de la  même société et du même ordre. L'unité en tout cela est parfaite : n'y aurait-il que nos cœurs entre lesquels elle ne se trouvera pas, lorsqu'elle y est néanmoins si nécessaire?

 

§ II. Les obstacles les plus ordinaires qui troublent la paix avec le prochain.

 

Malgré toutes les remontrances de saint Paul et ses plus fortes exhortations, la paix, du temps même de ce grand apôtre, ne laissa pas d'être troublée parmi les chrétiens. Ainsi, nous ne devons point être surpris qu'elle le soit encore aujourd'hui dans les communautés religieuses. Elles ne sont pas plus saintes que l'était cette Eglise naissante, que le Saint-Esprit venait de former, et qu'il avait comblée de ses dons les plus excellents. Mais c'est justement ce qui nous doit engager à prendre plus sur nous-mêmes, et à faire plus d'efforts pour nous préserver d'un malheur où il est si aisé de tomber, et dont toute la ferveur de la primitive Eglise n'a pas défendu des âmes si pures d'ailleurs, et comme toutes célestes. Voilà, dis-je, pourquoi nous devons redoubler

 

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nos soins, et apporter une extrême vigilance à prévenir et à écarter les moindres obstacles qui pourraient altérer la paix et la détruire. Or, entre ces obstacles, les plus communs sont: 1° la diversité des tempéraments et des humeurs ; 2° la diversité des intérêts et des prétentions ; 3° la diversité des opinions et des sentiments ; -4° la diversité des directions et des conduites ; 5° enfin, les liaisons et les amitiés particulières. Il y en a d'autres, mais qui la plupart sont compris dans ceux-ci et en dépendent. Je vais m'expliquer davantage sur chacun de ces cinq articles.

I.  Les tempéraments ne sont pas les mêmes, et rien n'est plus différent que les humeurs. Il y a des humeurs douces et paisibles, et il y en a de violentes et d'impétueuses ; il y a des humeurs agréables et enjouées, et il y en a de chagrines et de bizarres ; il y a des humeurs faciles et condescendantes, et il y en a d'opiniâtres et d'inflexibles. Dans une même communauté, les unes aiment à contredire, et les autres ne peuvent souffrir la plus légère contradiction ; les unes prennent plaisir à railler et à médire, et les autres sont délicates jusques à l'excès, et sensibles à la plus petite parole qui les touche. De tout cela, et de bien d'autres caractères tout opposés, naît une contrariété naturelle qui demande une attention infinie pour en arrêter les fâcheux effets. Si l’on ne vivait pas ensemble, ou qu'on ne se vît que très-rarement, cette contrariété serait moins à craindre ; mais quand des personnes ont tous les jours à se parler, à converser, à traiter les unes avec les autres; quand tous les jours elles se rencontrent dans les mêmes offices, les mêmes fonctions, et à côté l'une de l'autre, n'est-ce pas un miracle de la grâce, si elles se tiennent toujours dans un parfait accord, et s'il ne leur échappe rien qui les puisse déconcerter? Et certes, s'il y a quelque chose en quoi paraissent plus sensiblement la sagesse et la force de l'Esprit de Dieu, c'est de savoir assortir et concilier des cœurs à qui la nature avait donné des inclinations et des qualités qui semblaient les plus incompatibles.

II.  La diversité des intérêts et des prétentions ne cause pas moins de troubles que la diversité des humeurs et des tempéraments. Tous les sujets qui composent une communauté ne devraient proprement avoir qu'un seul intérêt : c'est celui de la communauté même. Si cela était, on y verrait une pleine correspondance et un concours général à s'aider mutuellement et à se prêter la main, parce qu'on n'aurait en vue que le bien commun. Mais ce bien commun n'est pas toujours ce qu'on se propose ; et il y a un bien particulier et personnel qui nous occupe beaucoup plus, et sur quoi l'on n'a souvent que trop de vivacité. Car quoiqu'on ait renoncé au monde, on ne laisse pas dans la profession religieuse de se faire mille intérêts propres, qui, pour être d'un autre genre, n'en attachent pas moins le cœur ; et si l'on n'y prend garde , on nourrit dans le cloître les mêmes passions qu'on aurait eues dans le siècle, et il n'y a de différence que dans les objets. On se met en tête d'avoir une telle charge, on veut obtenir une telle permission, on prétend que telle préférence nous est due, et l'on s'obstine à l'emporter. Il faut pour cela des patrons, il faut des suffrages. De là les intrigues pour réussir; delà les jalousies et les dépits si l'on ne réussit pas; de là les vains triomphes qui piquent les autres et qui les aigrissent, si l'on a l'avantage sur elles. C'est assez pour partager toute la maison. Les unes approuvent, les autres condamnent : les esprits s'échauffent, et de cette sorte l'on n'a que trop vu de fois des bagatelles et des affaires de néant devenir des affaires sérieuses et bouleverser des communautés entières.

III. Un autre obstacle à la paix, encore plus dangereux et plus pernicieux, c'est la diversité des sentiments et des opinions en matière de doctrine. Il n'est rien de plus étrange, ni rien de plus déplorable que de voir des filles religieuses, et souvent de jeunes filles sans expérience et sans connaissances, vouloir entrer dans des questions que non-seulement elles n'entendent pas, mais qu'elles n'entendront jamais et qu'elles ne peuvent entendre, parce qu'elles n'ont pas là-dessus les principes nécessaires. Cependant un esprit de présomption, un esprit de curiosité, un esprit de vanité et de singularité les préoccupe tellement, qu'elles veulent connaître de tout, parler de tout, juger de tout. S'élève-t-il des disputes dans l'Eglise sur des matières très-subtiles et très-abstraites, il faut qu'elles en soient instruites : et à peine en ont elles la teinture la plus faible et la plus superficielle, qu'elles se croient aussi éclairées que les plus habiles théologiens. Du moins s'expliquent-elles d'un ton plus assuré et plus décisif que les docteurs mêmes : et parce que tout ce qui est extraordinaire et nouveau donne un certain air de distinction, c'est là communément ce qui leur plaît, et à quoi elles s'attachent, se flattant en secret et se

 

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glorifiant de n'être pas de ces génies bornés qui ne pénètrent rien, et qui s'en tiennent purement et simplement aux premières idées dont on les a prévenus. Encore si elles en restaient là, et qu'elles se contentassent de ne pas penser comme les antres : mais elles vont plus loin, et voilà le plus grand désordre. Elles se mettent en tête de faire penser les autres comme elles pensent : elles étalent leur science, elles dogmatisent, à propos, ou mal à propos. Qu'arive-t-il de là? c'est que toute une communauté ne se trouvant pas assez docile pour recevoir leurs leçons, il y en a une partie qui se tourne contre elles , et une partie qui se joint à elles. Or, du moment qu'il commence à y avoir de la division entre les esprits , il est immanquable qu'il y en aura bientôt entre les cœurs Qu'a-t il fallu davantage pour allumer les guerres intestines dans les empires  mêmes et dans les royaumes?

IV.  De cet obstacle précédent, il en suit un de même espèce et tout semblable : c'est la diversité des directions et des conduites. Car chacune veut avoir un directeur qui soit dans les mêmes sentiments qu'elle, et qui l'y confirme. Souvent c'est ce directeur qui les lui a d'abord inspirés, et qui par là se l'est attachée. Connue donc parmi les premiers chrétiens, les uns étaient pour Apollo, les autres pour Pierre, d'autres pour Paul, et que c'était là ce qui les divisait : de même entre les personnes religieuses, les unes sont pour celui-ci, les autres pour celui-là ; et il n'est pas moralement possible que cette variété ne soit la source de mille discordes. Hé! mes Frères, disait saint Paul aux Corinthiens, n'est-ce pas un seul Dieu que nous servons, et un seul Jésus-Christ ? est-ce au nom de Pierre que vous avez été baptisés? est-ce Paul qui a été crucifié pour vous ? voilà l'exemple qu'on devrait s'appliquer, et ce qu'il faudrait se dire à soi-même. Pourquoi tant se mettre en peine d'un homme, quoique ministre de l'Eglise, et quelque saint qu'il paraisse, si la paix en est endommagée? Et quel malheur, si ceux qui devraient nous sanctifier par leur ministère, et être pour nous des anges de paix, servaient à nous désunir, et par là même à nous dérégler !

V.  Un dernier obstacle, ce sont les liaisons et les amitiés particulières que forment quelquefois certains esprits qui aiment à dominer, et a se faire dans une maison comme chefs de parti. Amitiés dont tout le fruit est de s'assembler en particulier, et cela pourquoi? Pour s'entretenir de la communauté; pour se rapporter de part et d'autre tout ce qui se passe, tout ce qui se fait, tout ce qui se dit ; pour s'épanchèrent de vaines railleries,en des plaintes amères, en des discours remplis de fiel; pour tenir conseil contre des supérieurs, ou contre d'autres, de qui l’on n'est pas content et dont on se croit maltraité. Amitiés que tous les saints instituteurs ont toujours étroitement défendues, parce qu'elles dégénèrent très-aisément en cabales, et qu'elles font dans une même communauté autant de communautés différentes qu'il y a de ces sortes d'unions et de ligues.

VI. Anathème sur ceux qui sèment ainsi la zizanie dans le champ du père de famille et dans la maison de Dieu ! Car ce sont des enfants d'iniquité. Saint Paul souhaitait qu'on les retranchât du corps des fidèles; mais sans porter la chose si loin, il est bien à souhaiter que, dans la juste crainte d'un si terrible anathème , ils prennent une conduite toute nouvelle, et qu'ils réparent tous les désordres dont ils ont été jusqu'à présent les auteurs. Bienheureux au contraire les pacifiques, ces enfants de Dieu qui gardent la paix avec tout le monde, qui du moins la désirent, qui y travaillent de tout leur pouvoir, et n'omettent pour cela aucun des moyens qu'ils jugent les plus convenables et les plus assurés, quelque gênants d'ailleurs et quelque mortifiants qu'ils puissent être. En voici quelques-uns.

§ III. Les moyens les plus propres à maintenir la paix avec le prochain.

 

I. S'accoutumer de bonne heure à vaincre son humeur. Ce n'est pas l'affaire d'un jour : mais si dès les premières années qu'on est entré dans la religion, on s'était fait certaines violences, on se serait peu â peu rendu plus maître de soi-même, et l'on aurait appris à se posséder davantage, et à mieux réprimer les saillies de son naturel. Or, cette victoire sur soi-même consiste en deux choses : l'une intérieure, et l'autre extérieure. La première et la plus parfaite, c'est de corriger tellement en soi le fond de l'humeur et d'acquérir un tel empire sur son tempérament, qu'on n'en ressente plus même dans l'âme les atteintes secrètes, et que le cœur n'en reçoive aucune altération. Cela demande une souveraine vertu ; et ce degré est si rare, qu'on ne le peut guère proposer pour règle. Les saints néanmoins y sont parvenus, et nous pourrions, aidés de la grâce, y parvenir comme eux, si nous voulions l'entreprendre

 

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avec la même résolution et le  même courage. Mais avant que nous soyons arrivés à ce point de perfection, l'autre chose à quoi nous devons nous étudier, et qu'il faut au moins gagner sur nous , regarde l'extérieur. C'est de savoir si bien renfermer au dedans tout ce qui s'élève de troubles et de mouvements involontaires dans le cœur, qu'il n'en paraisse rien au dehors ; et qu'on ne laisse pas échapper le moindre geste, le moindre signe, la moindre parole qui fasse connaître l'agitation où l'on est, et qui puisse choquer personne. Ce n'est là ni dissimulation ni hypocrisie, quand on n'y a en vue que le bien et la paix ; et l'effort qu'on est alors obligé de faire n'est pas devant Dieu d'un petit mérite. Ainsi , malgré l'orage dont l'âme est assaillie, la paix avec le prochain se maintient et ne court aucun danger, parce qu'on se comporte comme si l'on ne sentait rien, et qu'on fût dans l'assiette la plus tranquille. 0 que cela coûte dans la pratique ! mais que cela même attire aussi de bénédictions de la part du ciel, et qu'on en est bien récompensé dès cette vie, par la consolation qu'on a de pouvoir présenter à Dieu un sacrifice qui lui est si agréable !

II. Se désister volontairement de toutes ses prétentions, dès qu'il y va de la paix, et abandonner sans résistance tous ses droits, qui du reste sont si peu de chose dans l'état religieux. Car de quoi pour l'ordinaire s'agit-il dans les contestations qu'ont entre elles les épouses mêmes de Jésus-Christ ? d'un léger intérêt qu'on s'est fait, et sur lequel, ou par opiniâtreté , ou par une fausse gloire, on ne veut point se relâcher. Eu vérité, ne doit-on pas rougir de honte, quand on vient à considérer d'un sens rassis de quoi l'on s'inquiète tant et à quoi l'on s'arrête avec tant d'obstination ; et comment peut-on soutenir les reproches de sa conscience, lorsque malgré soi on se dit intérieurement : Si j'avais assez de vertu pour reculer d'un pas, et que je voulusse ne plus penser à cela, qui dans le fond n'est rien, la paix aussitôt serait rétablie? Il ne tient donc qu'à moi de pacifier tout, d'éteindre le feu de la division, qui n'est déjà que trop enflammé, et de calmer les esprits. Si je ne le fais pas, lorsque je le puis si aisément et à si peu de frais, ne serai-je pas bien condamnable, et qui me disculpera auprès de Dieu? Jésus-Christ a versé son sang pour la paix : à quoi ne dois-je pas préférer un bien que mon Sauveur a tant estimé, et qu'il a acheté si cher?

III. Ne s'attacher point trop   à son  propre sens. Car on ne se brouille souvent dans les communautés que parce qu'on s'entête, que parce qu'on suit certains préjugés dont on ne veut point revenir, que parce qu'on ne consulte que soi-même et qu'on ne s'en rapporte qu'à soi-même, ne prenant aucun conseil et ne déférant à aucun avis. Dans les affaires les plus importantes, les gens du monde choisissent un tiers, sage et désintéressé, et consentent, en vue de la paix, d'en passer par son jugement. Dans les communautés divisées, on n'écoute qui que ce soit. On se prévient contre ceux qui par zèle et par charité voudraient s'entremettre et ménager quelque accommodement. On se persuade que ce sont des gens gagnés, et dont on doit se défier. On les prend à partie eux-mêmes, à moins qu'ils n'entrent aveuglément dans nos pensées, et qu'ils ne se déclarent pour nous. Que la docilité serait alors d'un grand usage, et qu'elle épargnerait à toute une maison de démêlés et d'embarras!

IV.   Sacrifier même, s'il est nécessaire, sa propre raison. Il est vrai, vous n'avez pas tort, et la raison est certainement de votre côté; mais si vous ne cédez, vous n'aurez jamais la paix, et la guerre sera éternelle. Or, il vaut mieux, en de pareilles conjonctures, renoncer, pour parler de la sorte, à la raison, et retourner en arrière, que de tenir ferme et de vouloir aller plus avant. En mille rencontres, il est de la souveraine raison de condescendre, contre la raison même, aux faiblesses et aux imaginations de quelques esprits qui ne sont pas raisonnables. Mais, dites-vous, on agira mal à propos : il n'importe, le mal qui en pourra arriver sera moindre que le bruit et les ruptures où la maison se trouverait exposée par une inflexible fermeté. Cette règle, au reste, n'est pas générale; mais elle demande beaucoup de discernement, et ne peut être appliquée qu'aux choses qui ne blessent point la conscience, et où il n'y a point d'offense de Dieu.

V.  Préférer une sage et religieuse simplicité à une envie dangereuse et immodérée de savoir. On n'a que trop éprouvé dans les monastères de filles les pernicieux effets de cette malheureuse démangeaison d'apprendre, et de vouloir passer pour savante. Désordre plus commun dans ces derniers temps qu'il ne l'était autrefois. Les premières religieuses se contentaient d'être bien instruites des points les plus essentiels de l'Evangile et de la foi; de bien étudier leur règle, leurs observances, leurs devoirs, et de les bien remplir. De là, soumises à

 

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l'Eglise, elles s'en tenaient à ses décisions, sans raisonner, sans contester, et sans prétendre prononcer sur ce qu'elles voyaient assez n'être pas de leur compétence et de leur ressort. Elles montraient en cela leur humilité, leur prudence, leur droiture d'esprit et de cœur, et elles en goûtaient le fruit solide, qui était une sainte paix. D'où vient que les supérieures de communautés les plus habiles dans le gouvernement ont soin encore, autant qu'il leur est possible, d'écarter de leur maison, livres, écrits, directions, tout ce qui pourrait y faire naître des questions très-nuisibles, ou du moins très-inutiles.

VI.  Mais de tous les moyens, le plus efficace et le plus puissant est la sainte et fréquente communion; car le sacrement de nos autels est le sacrement de l'unité, le mystère de la charité, et par conséquent le nœud de la paix. Dans la communion, nous sommes tous nourris du même pain céleste, nous sommes assis à la même table de Jésus-Christ, nous lui sommes tous unis comme à notre chef : que de raisons pour nous lier étroitement ensemble ! Comment cet adorable sacrement sera-t-il pour nous le sacrement de l'unité, si nous nous séparons les uns des autres? comment sera-t-il le sacrement de la charité, si nous nous soulevons les uns contre les autres? et comment ne ferons-nous qu'un même corps avec Jésus-Christ et en Jésus-Christ, si nous ne demeurons attachés les uns aux autres?

VII.  Une des dispositions les plus essentielles a la communion est donc que nous conservions la paix entre nous. C'est pourquoi le Fils de Dieu, avant que d'instituer ce grand mystère et d'y admettre les apôtres, leur donna la paix. Sans cela, quoique purs d'ailleurs, il ne les eût pas jugés dignes de son sacrement : ainsi toutes les autres préparations que nous pouvons et que nous devons y apporter supposent celle-là, et c'est aussi par là que nous nous mettons en état d'accomplir le dessein du Sauveur du monde, qui a été, en nous incorporant avec lui, d'établir parmi nous la plus parfaite société, et de faire de nous un même troupeau et une même Eglise.

VIII.  Au contraire, un des plus grands obstacles à la communion, est que nous ne soyons pas en paix avec nos frères, ni nos frères avec nous : car alors Jésus-Christ veut que nous quittions l'autel et le sacrifice, beaucoup plus la communion, puisqu'il faut bien plus pour approcher de la communion que pour offrir simplement le sacrifice. Un pécheur, même en état de péché, peut assister à la messe, et, dans la vue d'apaiser Dieu, lui offrir le sacrifice; mais il ne peut communier, s'il ne s'est réconcilié et avec Dieu et avec le prochain. C'est donc à nous de nous éprouver là-dessus nous-mêmes avant que de recevoir le Saint des saints, et d'écouter notre cœur pour savoir s'il n'a rien à nous reprocher sur un point de cette conséquence.

IX.  Daigne le Seigneur, dans la participation de son corps et de son précieux sang, nous réunir tous ! C'est lui, selon le mot de l'Apôtre, qui est notre paix (1), et c'est dans la communion que cette parole se vérifie à la lettre, puisque c'est là qu'il veut être lui-même le médiateur de toutes nos réconciliations. Il a bien eu le pouvoir de réconcilier le ciel et la terre : notre réunion est-elle plus difficile? Dans les siècles passés, on a vu plus d'une fois des ennemis irréconciliables, à ce qu'il semblait, déposer toute leur haine à la sainte table, et en sortir dans une sincère et pleine intelligence. Aujourd'hui, et quelquefois dans les maisons religieuses, on voit des personnes divisées sortir de cette table de Jésus Christ, avec la même aigreur, et en remporter les mêmes animosités. Puissions-nous éviter ce malheur, et nous préserver d'une telle malédiction.

 

1 Ephes., II.

 

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