SEPTIÈME JOUR

Précédente Accueil Remonter Suivante

Accueil
Remonter
AVERTISSEMENT
EXHORTATIONS CHARITÉ I
EXHORTATION CHARITÉ II
EXHORTATIONS CHARITÉ III
EXHORTATIONS CHARITÉ IV
EXHORTATIONS CHARITÉ V
EXHORTATIONS CHARITÉ VI
EXHORTATION CHARITÉ VII
COMMUNAUTÉS RELIGIEUSES I
COMMUNAUTÉS RELIGIEUSES II
COMMUNAUTÉS RELIGIEUSES III
COMMUNAUTÉS RELIGIEUSES IV
EXHORTATION PRÊTRES
EXHORTATIONS CARÊME I
EXHORTATIONS CARÊME II
EXHORTATIONS CAREME III
EXHORTATIONS CAREME IV
EXHORTATIONS CAREME V
EXHORTATIONS CAREME VI
EXHORTATIONS CAREME VII
EXHORTATIONS CAREME VIII
EXHORTATION CAREME IX
EXHORTATIONS CAREME X
INSTRUCTION AVENT
INSTRUCTION CAREME
INSTRUCTION PAQUES
INSTRUCTION ST-SACREMENT
INSTRUCTION ASSOMPTION
INSTRUCTION MORT
INSTRUCTION PAIX
INSTRUCTION CHARITÉ
INSTRUCTION FOI
INSTRUCTION SALUT
INSTRUCTION ÉTAT DE VIE
INSTRUCTION COMMUNION
DU SALUT
DE LA FOI ET DES VICES
PÉNITENCE
DE LA DÉVOTION
DE LA PRIERE
ORAISON DOMINICALE
DE L'HUMILITÉ
DE LA CHARITÉ CHRÉTIENNE
DE L'ÉGLISE
DE L’ÉTAT RELIGIEUX
RETRAITE SPIRITUELLE
VEILLE DE LA RETRAITE
PREMIER JOUR
DEUXIÈME JOUR
TROISIÈME JOUR
QUATRIÈME JOUR
CINQUIÈME JOUR
SIXIÈME JOUR
SEPTIÈME JOUR
HUITIÈME JOUR

 

SEPTIÈME  JOUR.

 

SEPTIÈME  JOUR.

PREMIÈRE MÉDITATION.

DE  LA  CHARITÉ DE  JÉSUS-CHRIST DANS SA VIE  AGISSANTE.

DEUXIÈME MÉDITATION.

DES DOULEURS  INTÉRIEURES  DE JÉSUS-CHRIST DANS SA  PASSION.

TROISIÈME MÉDITATION.

DES DOULEURS  EXTÉRIEURES DE JÉSUS-CHRIST DANS SA PASSION.

CONSIDÉRATION SUR LA LECTURE.

 

PREMIÈRE MÉDITATION.

DE  LA  CHARITÉ DE  JÉSUS-CHRIST DANS SA VIE  AGISSANTE.

 

Hoc est prœceptum meum, ut diligatis invicem, sicut dilexi vos.

Voilà mon commandement : c'est que vous vous aimiez les uns les autres, comme je vous ai aimés. (Jean, chap XV, 12.)

 

PREMIER POINT. — Après avoir passé trente années dans l'obscurité de la retraite, Jésus-Christ enfin se montra au monde pour y prêcher son Evangile, et voilà ce que nous appelons sa vie agissante. Il eut à traiter avec toutes sortes de personnes, et c'est là sans doute qu'il trouva de quoi exercer toute sa charité. Car cette vertu est plus nécessaire qu'aucune autre pour converser avec les hommes, et sans elle il n'y a point de société qui puisse subsister. Or la charité de Jésus-Christ dans le cours de sa prédication eut surtout trois qualités, qui doivent me servir de modèle. Car ce fut une charité douce, une charité bienfaisante, et une charité universelle. Telle doit être la mienne

 

574

 

envers le prochain, et s'il y manque un seul de ces caractères, ce n'est plus une charité chrétienne ni religieuse.

Ce fut donc d'abord une charité douce que celle de Jésus-Christ, et cette douceur parut en tout: dans ses manières extérieures, dans sa retenue et sa modération inaltérable. Que n'eut-il point à endurer de la part d'un peuple grossier et incrédule, à qui il annonçait ses divines vérités? Avec quelle condescendance ménageait-il tant d'esprits opposés, et s'y accommodait-il pour les persuader et pour les gagner? Combien de rebuts essuya-t-il sans se plaindre, combien de résistances et de contradictions? Qu'était-ce que ses apôtres ? de pauvres pêcheurs, des hommes sans nom, sans éducation, sans étude, sans intelligence. Que ne lui en coûta-t-il point pour les former? Souvent ils ne comprenaient pas ce qu'il leur disait, et pour se faire mieux entendre à eux il leur répétait plusieurs fois les mêmes choses, et les leur expliquait tout de nouveau. Souvent ils avaient ensemble des contestations et des disputes, et il s'employait à les apaiser : vivant avec eux malgré le dégoût qu'ils lui devaient causer, se communiquant à eux, et, bien loin de se tenir importuné de leur présence, voulant sans cesse les avoir auprès de lui.

Ainsi il a bien pu nous dire ce qu'il dit en effet dans son Evangile : Apprenez de moi combien je suis doux et pacifique (1) ; et en même temps apprenez comment vous devez l'être vous-mêmes. L'ai-je appris jusques à présent ? Ai-je appris à supporter les faiblesses des autres? Il faut bien qu'ils supportent les miennes; et n'est-ce pas une des plus grandes injustices, quand je veux qu'ils me fassent grâce sur une infinité de choses qui m'échappent, et que je ne leur fais grâce sur rien? Ce sont leurs mauvaises qualités qui doivent servir à perfectionner et à purifier ma charité, au lieu de l'affaiblir. Car si je n'étais obligé d'avoir de la charité et de la douceur que pour des gens accomplis et à qui rien ne manque, tout ce que j'en aurais ne serait de nul mérite : ou pour mieux dire, je n'en aurais pour personne, puisqu'il n'y a personne sans défaut. Si je n'avais à vivre qu'avec des anges ou avec des hommes impeccables, cette charité douce et patiente ne me serait pas nécessaire, parce qu'elle ne me serait de nul usage. Mais j'ai à vivre avec des esprits qui ont leurs idées particulières, comme nous avons chacun les nôtres; qui ont leurs humeurs, leurs caprices, leurs

 

1 Matth., XI, 29.

 

préjugés, leurs erreurs. D'entreprendre de les changer, c'est ce qui ne m'appartient pas, et de quoi je ne viendrais pas à bout. Il ne me reste donc, pour le bien de la paix et pour l'entretien de la charité; que de m'accommoder à eux autant qu'il est possible, et de les gagner par ma douceur.

Bienheureux les débonnaires, parce qu'ils posséderont toute la terre (1), c'est-à-dire qu'ils se concilieront tous les cœurs. Suis-je de ce nombre ; ou plutôt, combien là-dessus ai-je de reproches à me faire? Combien de fois, au lieu d'user envers le prochain d'une charitable indulgence, lui ai-je fait ressentir mes dédains et mes hauteurs? Combien à son égard m'est-il échappé et m'échappe-t-il sans cesse de paroles aigres, de manières brusques, de mépris? Souvent même je n'y fais nulle attention, et je ne crois pas qu'il y ait rien en tout cela dont on doive s'offenser. Ce serait bien pis si je venais, comme quelques-uns, à m'en applaudir et à m'en savoir bon gré. Voilà ce qui trouble toute une communauté; voilà ce qui fait naître les divisions, et ce qui y cause les différends et les démêlés. Un peu plus d'empire sur soi-même préviendrait tous ces maux, et qu'y a-t-il que je ne dusse sacrifier pour les arrêter?

 

SECOND POINT. — La même charité qui fit supporter à Jésus-Christ avec tant de douceur et tant de patience les imperfections de ceux avec qui il eut à converser et à traiter, lui fit encore employer son pouvoir tout divin à les combler de ses grâces. Car ce fut une charité bienfaisante. Il parcourait les villes et les bourgades en faisant du bien à tout le monde (1); chassant les démons, consolant les affligea, guérissant les malades, ressuscitant les morts, annonçant le royaume de Dieu, et travaillant sans relâche au salut des âmes.

Je ne suis pas en état de faire, comme Jésus-Christ, des miracles en faveur du prochain. Il ne dépend pas de moi de rendre, comme ce Dieu Sauveur, la vue aux aveugles, rouie aux sourds, la parole aux muets, la santé aux paralytiques et aux moribonds. Mais, du reste, il y a chaque jour, surtout dans une communauté, mille occasions de se rendre des services mutuels, de s'entr'obliger et de s'entr'aider. Or voilà ce que fait la charité chrétienne, à plus forte raison la charité religieuse. Ai-je là-dessus tout le zèle et toute l'ardeur nécessaire ? Ne suis-je point de ces âmes indifférentes, qui ne sont occupées que d'elles-mêmes, et qui ne

 

1 Matth , V, 4. — 2 Act., X, 38.

 

578

 

veulent se gêner en rien pour faire plaisir aux autres ? Si par mon office je me trouve dans une obligation particulière de leur prêter secours et de pourvoir à leurs besoins, comment est-ce que je m'en acquitte? Le fais-je avec exactitude? le fais-je volontiers et avec affection ? Du moins suis-je assez charitable pour leur souhaiter le bien que je ne puis leur procurer ? le suis-je assez pour prendre part à celui qui leur arrive, et pour m'en réjouir? le suis-je assez pour compatir à leurs maux et pour entrer dans leurs peines, lorsqu'il leur survient quelque affliction et quelque disgrâce ? Car la charité exige tout cela de moi.

Mais n'est-ce pas en tout cela que je l'ai mille fois blessée et que je la blesse encore ? Je n'ai que trop de vivacité quand il s'agit de moi-même, et je ne porte que trop loin les devoirs de la charité, quand je demande qu'on l'exerce à mon égard et que je crois qu'on me la refuse. Je ne lui prescris point alors de bornes et je suis si touché de ne la trouver pas toujours disposée à me servir ! Est-ce ainsi que je la pratique envers les personnes à qui je la dois par tant de titres? Tout me coûte, dès qu'il est question d'autrui. Au lieu de leur faire tout le bien qui est en mon pouvoir, peut-être envié-je celui qu'on leur fait, et peut-être en certaines rencontres voudrais-je le traverser et y mettre obstacle. Au lieu de les prévenir sur les choses mêmes où nul devoir propre et personnel ne m'engage, combien peut-être dans mes fonctions et mes emplois me suis-je rendu difficile à leur accorder ce qui était de ma règle et de mon ministère ? Au lieu de m'intéresser dans leurs peines et de chercher à les adoucir, n'en ai-je point eu peut-être une joie maligne, et n'en ai-je point même été quelquefois le sujet ? Jésus-Christ nous a expressément avertis que nous serions traités de son Père comme nous aurions traité nos frères elles siens. Suivant cette mesure, qu'aurais-je à espérer de Dieu, et avec quelle assurance pourrais-je le prier de répandre sur moi l'abondance de ses grâces, si j'avais toujours un cœur aussi resserré que je l'ai eu à l'égard de ses membres et de ses enfants.

 

TROISIÈME POINT. — En quoi la charité de Jésus-Christ fut enfin plus admirable, c'est dans son étendue : car ce fut une charité universelle. Comme il avait été envoyé de son Père pour tous les hommes, et que c'était en vue de son Père qu'il les aimait, il se partageait également entre tous, et leur donnait à tous ses soins,

sans acception de personne. Juifs et Gentils recevaient de lui les mêmes instructions et les mêmes guérisons, tant de l'Ame que du corps. On ne le vit jamais, ni se rebuter delà misère et de la pauvreté des uns, ni se laisser préoccuper en faveur des autres par leur éclat et leur opulence. Ceux-là même qui se déclaraient le plus ouvertement et avec plus d'injustice contre lui, il était disposé à leur faire tout le bien qu'ils en pouvaient attendre, et il ne tenait qu'à eux, en recourant à ce divin Maître, d'en obtenir toutes les grâces dont il était le dispensateur. Non-seulement il y était disposé, mais pour cela il les appelait, il les invitait et les recherchait. Si je ne porte jusque-là ma charité pour le prochain, je n'ai qu'une charité imparfaite, ou je n'ai même qu'une fausse charité, parce que ce n'est point une charité chrétienne. Car la charité chrétienne nous fait aimer le prochain par rapport à Dieu et en vue de Dieu. Or ce motif n'est point limité ; et vouloir le restreindre à certains sujets, sans l'étendre aux autres, c'est le détruire absolument et l'anéantir.

Aussi le Fils de Dieu, et après lui les apôtres, en nous recommandant la pratique de la charité comme une de nos obligations les plus essentielles, se sont-ils servis d'un terme commun : Aimez vos frères, aimez votre prochain. Cette qualité de frère, de prochain, ne convient pas moins à l'un qu'à l'autre, et par conséquent elle ne nous oblige pas moins envers l'un qu'à l'égard de l'autre. Si vous ne faites du bien, ajoutait le Sauveur du monde, et si vous n'êtes préparés à en faire qu'à ceux qui vous plaisent, qu'à ceux avec qui vous êtes liés d'une société plus étroite, qu'à vos amis, par où différez-vous des païens? Car ils ont comme vous leurs connaissances, leurs amitiés, leurs liaisons. Or la charité évangélique doit avoir un caractère de distinction et de sainteté qui la relève au-dessus d'une charité purement humaine, telle qu'était celle du paganisme, et telle qu'est encore celle du monde. C'est pourquoi le Sauveur des hommes, dans le commandement qu'il nous fait de nous aimer les uns les autres, et qu'il appelle son précepte et sa loi, comprend même ceux qui se tournent contre nous et dont nous avons reçu les plus sensibles offenses : Bénissez ceux qui vous maudissent, souhaitez du bien à ceux qui vous veulent du mal, priez pour ceux qui vous persécutent (1). Que ce degré est éminent, mais qu'il est rare ! Tout rare néanmoins et tout éminent qu'il est, c'est un devoir nécessaire; et le christianisme, ni conséquemment

 

1 Luc, VI, 28.

 

575

 

la religion, ne reconnaît point d'autre vraie charité que celle-là : Dieu n'en récompense point d'autre.

Où en suis-je donc, et comment est-ce que je satisfais à cette obligation? Car ce que Jésus-Christ nous a lui-même annoncé, qu'il viendrait des temps où la charité de plusieurs se refroidirait, ne s'accomplit pas seulement parmi les gens du monde, mais parmi les religieux. Elle ne s'y refroidit en effet que trop ; et autant qu'elle s'y refroidit, elle s'y rétrécit. On a ses inclinations et ses antipathies; et selon cette différence de sentiments, on tient une conduite toute différente. On a ses amis particuliers, pour qui l’on n'épargne rien ; mais on ne s'intéresse guère à ce qui regarde tout le reste de la communauté. Dans un office où l'on doit à chacun les mêmes soins, on a ses prédilections; et tandis qu'on est d'une attention et d'une vigilance infinie en faveur de quelques-uns, on est d'une négligence et d'une difficulté extrême envers les autres. Se sent-on blessé en quelque chose, on a ses ressentiments et ses peines dans le cœur; et au lieu que la charité devrait les étouffer, on sait bien dans l'occasion user de retour et les faire connaître.

Ce qui est encore très-ordinaire, et ce qui renverse tout l'ordre de la charité, c'est qu'on se montre plein de douceur et plein de zèle pour des étrangers, pour toutes les personnes du dehors; et qu'on n'a que de la froideur et quelquefois de l'amertume pour ses frères, avec qui néanmoins on est uni par des liens si intimes et si sacrés. Où est la charité de Jésus-Christ? car ce ne l'est pas là. Elle n'est qu'en certaines âmes, dont Dieu, pour notre édification, nous met les exemples devant les yeux. N'en ai-je pas vu moi-même, et n'en vois-je pas? Il semble que ce soit la charité même ; ou il semble que leur charité se déploie sans cesse et se multiplie, à mesure qu'il se présente des sujets sur qui l'exercer. On les admire : mais y en a-t-il beaucoup qui les imitent? Que me sert toutefois de les admirer, si je ne travaille pas à les imiter?

 

CONCLUSION. — Dieu de charité, Seigneur, c'est dans les maisons religieuses que vous avez voulu conserver l'esprit de votre Eglise naissante, et de ces premiers chrétiens qui la composaient. Or ils n'étaient tous qu'un cœur et qu'une âme ; et comment, sans la charité, puis-je donc être vraiment religieux ? Il n'est pas en mon pouvoir de concilier ainsi tous les cœurs, et de les réduire à cette conformité parfaite et à cette sainte unité ; mais j'y dois au moins disposer le mien, je l'y dois former, et ce sera l'effet de votre grâce.

Donnez-moi, mon Dieu , cette charité patiente qui ne s'altère de rien, cette charité bienfaisante qui ne refuse rien, cette charité universelle qui n'excepte rien. Ah ! Seigneur, quelque patiente que puisse être ma charité envers mes frères, jamais le sera-t-elle autant que la vôtre envers moi, et jamais aurai-je autant à supporter de leur part, que vous avez eu jusques à présent à supporter de moi ? Quoi que je fasse pour eux ou que je désire de faire en vue de vous, jamais égalera-t-il tout ce que j'ai reçu de votre infinie libéralité ? et dois-je enfin compter pour beaucoup d'étendre mon zèle sur tout ce qu'il y a de personnes avec qui j'ai à vivre et de sujets qui me sont présents, après que vous avez rempli de votre miséricorde toute la terre, et que vous avez étendu votre amour jusqu'à ceux mêmes qui vous ont crucifié ?

Si donc sur la charité que je dois à mon prochain, aussi bien que sur toutes les autres vertus, je vous envisage , Seigneur, comme mon modèle, j'ai bien à me confondre du peu de ressemblance qui se trouve entre vous et moi. Mais ce qui redouble ma confusion et ce qui doit y mettre le comble, c'est que je sois si froid et si lent aux exercices de la charité, quand vous voulez bien accepter tout ce qu'elle me lait faire, comme étant fait à vous-même; quand vous ne dédaignez pas d'en être le motif, que vous m'en savez gré, et que vous m'en faites un mérite auprès de vous. Eh ! mon Dieu, si je vous aime, comment puis-je ne pas aimer ceux que vous avez substitués en votre place ? Or ne sont-ce pas mes frères, et n'est-ce pas vous-même que j'aime dans eux ? n'est-ce pas à vous-même que je rends dans eux tous les bons offices que la charité m'inspire ? Que me faut-il autre chose pour m'engager ? Un cœur est bien peu sensible pour vous, Seigneur, si cette seule considération ne lui suffit pas.

 

 

577

 

DEUXIÈME MÉDITATION.

DES DOULEURS  INTÉRIEURES  DE JÉSUS-CHRIST DANS SA  PASSION.

 

Tunc ait illis : Tristis est anima mea usque ad mortem.

Alors il leur dit : Je suis dans  une  tristesse  mortelle. (Matth., chap. XXVI, 38.)

 

PREMIER POINT.—Jésus-Christ devait être notre modèle en tout, et il a voulu, dans sa passion , nous apprendre comment nous devons nous compotier dans les peines et les afflictions de la vie. Il y en a de deux sortes : d'intérieures qui n'affligent que l'âme; et d'extérieures qui affligent les sens. Or les unes et les autres me fournissent la matière de deux importantes méditations : et quanta ce qui regarde d'abord les peines intérieures du Fils de Dieu , elles se réduisent à trois espèces, que les évangélistes nous ont marquées, et qui sont la tristesse , l'ennui, la crainte.

De quelle tristesse est-il tout à coup accablé, lorsqu'après la dernière cène qu'il avait faite avec ses apôtres, il va au jardin de Gethsémani ! A peine peut-il se soutenir lui-même, et, selon qu'il le déclare aux trois disciples qu'il a choisis pour l'accompagner, la douleur qui le presse est si violente, qu'elle serait seule capable de lui causer la mort : Mon âme est triste, leur dit-il, et c'est une tristesse à en mourir. Voilà par où a commencé cette sanglante passion qu'il a endurée pour moi. Ce n'était point assez qu'il livrât son sacré corps au supplice de la croix, il fallait que son âme fût livrée aux plus rudes combats, et qu'elle en ressentit les plus vives et les plus douloureuses atteintes. C'était une partie, et même la principale partie de la satisfaction qu'il devait faire à son Père pour les péchés des hommes, parce que c'est dans le cœur que le péché est conçu, et que c'est proprement l’âme qui, par le dérèglement de la volonté, le commet.

Quoiqu'il en soit, que fait-il dans cette tristesse qui l'abat, et qu'il ne pourrait porter sans un miracle ! A-t-il recours aux vaines consolations du monde ! Cherche-t-il au moins quelque soulagement et quelque appui auprès de ses apôtres ? Se laisse-t-il aller à l'impatience et aux plaintes; et, pour décharger son cœur du poids qui le presse, s'épanche-t-il en de longs discours ? Deux ou trois paroles, c'est tout ce qu'il dit de son état. Du reste, sans s'arrêter avec ses disciples, il se retire à l'écart, il va prier, il y passe trois heures entières ; le ciel est tout son refuge et tout son soutien ; et soit qu'il en soit écouté ou qu'il paraisse ne l'être pas, il y met toute sa confiance, et n'a point d'autre sentiment que d'une soumission parfaite et d'une pleine résignation : Mon Père, qu'il en soit comme vous l'ordonnez , et non comme je le veux (1).

Quelque exempte que semble la profession religieuse des chagrins de la vie, il y a dans la religion aussi bien qu'ailleurs des jours pénibles et des temps de tristesse. On a partout de mauvais moments, et j'ai les miens comme les autres. Nous sommes même tellement nés, que si nous n'avons pas de vrais sujets de chagrin, nous nous en faisons d'imaginaires. Sans examiner ce qui attrista le Fils de Dieu au point où il le fut et où il témoigna l'être , nous ne pouvons douter que sa douleur n'ait été aussi véritable dans son principe et aussi raisonnable, qu'elle était amère et sensible dans ses effets ; au lieu que ce qui fait en mille rencontres toute ma peine, ce n'est qu'une idée et qu'un fantôme; ce n'est que ma délicatesse extrême, que mon humeur inquiète, que mon orgueil, que mon amour-propre. Car si je veux bien rentrer en moi-même et sonder le fond de mon cœur, je trouverai que c'est là communément ce qui le remplit d'amertume. Pourquoi êtes-vous triste, ô mon âme ! et pourquoi vous troublez-vous (2) ? C'est que vous êtes ingénieuse à vous tourmenter, souvent sans raison, et même contre toute raison.

Mais soit que mes chagrins soient bien ou mal fondés, comment est-ce que je les supporte? Combien de réflexions également inutiles et affligeantes, dont je me ronge en secret! combien de vaines distractions que je tâche à me procurer, et au dedans et au dehors, sous le spécieux prétexte de guérir mon imagination, et de la détourner des objets dont elle est frappée? combien quelquefois de

 

1 Matth., XXVI, 39. — 2 Psal., XLI, 6.

 

578

 

dépits et d'animosités contre les personnes à qui j'attribue ma peine et que j'en crois être les auteurs? A l'égard même de ceux qui, constamment et de ma propre connaissance, n'y ont eu nulle part, combien m'échappe-t-il d'impatiences et de termes offensants, comme si je m'en prenais à eux, et que je fusse en droit, parce que je; souffre, de les faire souffrir ?

Oh! que ne suis-je soumis comme Jésus-Christ ! Si je savais me taire, et me tenir dans un silence chrétien et religieux; si je me retirais dans l'intérieur de mon âme, et si j'y renfermais toutes mes peines; si, pour répandre mon cœur, je n'allais qu'à Dieu, et je ne voulais point d'autre consolation que celle qu'on goûte dans la prière et avec Dieu : que de fautes j'éviterais 1 que d'inquiétudes et d'agitations je m'épargnerais ! L'ange du Seigneur viendrait, et il me conforterait; ou plutôt le Seigneur descendrait lui-même avec toute l'onction de sa grâce. Il me servirait de conseil, d'ami, de confident. Il appliquerait le remède à mon mal; et s'il ne lui plaisait pas de m'en accorder l'entière guérison, du moins il l'adoucirait, et me le rendrait, non-seulement plus tolérable, mais salutaire et profitable. J'étais dans le dernier abattement, disait le Prophète royal, et je croyais que rien ne pouvait me consoler; mais je me suis souvenu de Dieu, et tout à coup cette vue de Dieu m'a remis dans le calme et la joie (1). Voilà ce que ce saint roi avait plus d'une fois éprouvé : pourquoi ne l'éprouverais-je pas de même?

 

SECOND POINT. — Une autre peine intérieure dont le Sauveur des hommes se sentit atteint, ce fut l'ennui. Il commença à s'ennuyer (2), dit l'évangéliste. C'était une suite naturelle de la tristesse qui l'accablait. Tout lui devint insipide, et il ne prit plus de goût à rien. Ces grands motifs qui l'avaient auparavant animé et si sensiblement touché, sans rien perdre pour lui de leur première force, perdirent du reste toute leur pointe. Ils le soutenaient toujours, mais sans aucun de ces sentiments, ni aucune de ces impressions secrètes qui excitent une âme et l'encouragent. Tellement qu'il se trouvait comme abandonné à lui-même et à la désolation de son cœur. Etat mille fois plus difficile à porter que toute autre peine, quelque violente d'ailleurs qu'elle puisse être : état où se trouvent encore de temps en temps une infinité de personnes dévotes et religieuses.

Il y a des temps où l'on tombe dans le dégoût

 

1 Psal., LXXVI, 4.— 2 Marc, XIV, 33.

 

de tous les exercices de piété et de religion. Rien n'affectionne, rien ne plaît. On est rebuté de l'oraison, de la confession, de la communion, des lectures spirituelles, de toutes ses observances et de toutes ses pratiques; peu s'en faut qu'on n'en vienne quelquefois jusqu'à se dégoûter même de sa vocation, et à concevoir certains regrets de ce qu'on a quitté dans le monde. N'ai-je point été bien des fois en de pareilles dispositions, et n'y suis-je point encore assez souvent ? Si ce n'est point moi qui me suis réduit là par un relâchement volontaire, je ne dois point m'en affliger : ce sont alors des tentations qui me peuvent être très-salutaires, et dont il ne tient qu'à moi de profiter au centuple, en donnant à Dieu, par ma constance, la preuve la plus certaine de ma fidélité. Mais le mal est que ce dégoût et cet ennui  ne  vient communément que de moi-même, que de ma négligence et de ma tiédeur. Je ne voudrais pas me faire la moindre violence pour me réveiller et m'élever à Dieu. Est-il surprenant alors que le poids de la nature m'entraîne; et dois-je m'étonner que Dieu ne se communiquant plus à moi, parce que je m'attache si peu à lui, je ne fasse que languir dans sa maison, et que le temps que je passe auprès de lui me semble si long? Ah! les heures me paraissent bien plus courtes, partout où je satisfais mon inclination.

Il est vrai, néanmoins, et il peut arriver quelquefois que ce ne soit pas par ma faute que je tombe dans cette langueur et que je sente cet éloignement des choses de Dieu. Mais sais-je me rendre cette épreuve aussi utile qu'elle le peut être ? Je pourrais sanctifier mon ennui même et mon dégoût; je pourrais m'en faire un moyen de pratiquer les plus excellentes vertus, la patience, la pénitence, la persévérance. Ce n'est pas un petit mérite devant Dieu que de savoir s'ennuyer pour Dieu, ce n'est pas une petite perfection que d'avancer toujours, malgré l'ennui, dans la voie de la perfection. C'a été le don des saints, et ce n'est guère le mien. Dès qu'un exercice commence à me déplaire, ou je le laisse absolument ou je ne m'en acquitte que très-imparfaitement ; je me fais du dégoût où je suis une raison de me relâcher; au lieu que je devrais, avec la grâce de Dieu , qui m'éprouve dans ce dégoût et parce dégoût, recueillir toute ma force et m'élever au-dessus de moi-même. Jamais David ne glorifia plus Dieu qu'en lui disant: Vous vous êtes retiré de moi, Seigneur, et moi je ne me suis point retiré de vous, ni de

 

579

 

vos commandements (1). C'est là que je donnerais à Dieu plus de gloire, c'est là que j'amasserais des trésors infinis de mérites.

 

TROISIÈME POINT. — Un troisième sentiment dont le cœur de Jésus-Christ fut pressé et serré, c'est la crainte et la plus vive répugnance. Au milieu des ténèbres de la nuit qui l'environnaient, et dans ce lieu désert où il s'était retiré, toute l'idée de sa passion lui vint à l'esprit, et se trouvant à la veille d'une mort si ignominieuse et si douloureuse, il s'en fit une image qui le saisit de frayeur. L'impression fut telle que tous ses sens en furent troublés ; et l'extrême répugnance qu'il sentit le porta même à demander de ne point boire un calice aussi amer que celui qui lui était préparé : Mon Père, s'il est possible, détournez de moi ce calice (2). Et sans doute il n'est pas étonnant qu’à la vue de tant d'opprobres où il allait être exposé, et de tant de souffrances où son corps devait être livré, toute la nature se révoltât. Jamais combat intérieur ne dut être plus violent, ni ne le fut en effet. Il en tomba dans une mortelle agonie, et il en fut tout couvert, depuis la tête jusqu'aux pieds, d'une sueur de sang. Mais cela ne se passait, après tout, que dans l'appétit sensible; et, sans égard aux révoltes de la nature, la volonté demeurait toujours également ferme et constante. Aussi dès le moment qu'il fallut en venir à l'exécution, et que ses ennemis approchèrent pour le prendre, il ne pensa point à fuir ni à se cacher : au contraire, il s'avança lui-même vers eux, il leur déclara qui il était : C’est moi, leur dit-il, que vous cherchez (3); voici votre heure et l'empire des ténèbres (4). Vous pouvez faire de ma personne tout ce qui vous est ordonné. Quel effroi tout ensemble et quel courage dans cet Homme-Dieu! quelle consternation,  et quelle résolution!

Quand il se présente une occasion où j'ai à me vaincre moi même, je ne puis d'abord arrêter certains sentiments naturels qui s'élèvent dans mon cœur, et certaines répugnances involontaires. N'est-ce pas surtout ce que l'on éprouve dans une retraite? Il n'y a point d'âme si tiède et si endormie, qui ne se réveille en ce saint temps et ne se ranime. Dieu parle au cœur, la grâce éclaire l'esprit; on se reproche ses égarements , et l'on en découvre les principes. De là même on voit de quels remèdes on devrait user, et ce qu'il y aurait à faire; on

 

1 Psal., CXVIII. — 2 Matth., XXVI, 39. — 3 Joan., XVIII, 8. — 4 Luc., XXII, 52.

 

sent qu'on n'est pas, à beaucoup près, ce qu'on devrait être, et l'on reconnaît à quoi il tient qu'on ne le soit : mais on craint de s'y engager et de l'entreprendre; on s'y propose des difficultés infinies, et l'on se défie sur cela de ses forces; on dispute avec soi-même : mais tout le fruit de ces longs raisonnements est une incertitude où l'on ne conclut rien et l'on ne se détermine à rien.

N'est-ce pas là peut-être l'état où je me trouve présentement? En vain je voudrais me tromper et m'aveugler : Dieu, malgré moi, ne me fait que trop connaître ce qu'il faudrait changer et réformer dans ma vie pour la rendre plus religieuse. Certains exemples que j'ai devant les yeux, les remords secrets de ma conscience,  les avis de mes supérieurs,  les réflexions que j'ai faites dans le cours de ma retraite, et que je fais encore, tout cela ne me permet pas d'ignorer à quoi je devrais mettre ordre, et tout cela m'inspire assez de bonnes vues et de bons sentiments. Mais qu'est-ce qui m'arrête? ce qui m'a  cent fois arrêté : une vaine peur et une timidité que je n'ai pas la force de surmonter, et qui me représente les choses comme insoutenables pour  moi,  et comme impraticables. Ces fausses terreurs dont je me laisse préoccuper vont même jusqu'à me faire imaginer mille raisons apparentes de différer, de ne point aller tout d'un coup si avant, ni si vite. Jésus-Christ ne différa ni ne délibéra point de la sorte.  Etait-il toutefois, au fond de son cœur, moins agité que moi? avait-il moins sujet de l'être? Cette passion, qu'il envisageait de si près, et dont il s'était si vivement retracé dans l'esprit toute l'horreur, devait-elle moins lui coûter, et avait-elle moins de quoi l'étonner? Ah ! me laisserai-je toujours intimider et déconcerter aux moindres obstacles que ma faiblesse fait naître, et qu'elle augmente dans mon idée? ou si la crainte me prévient, n'apprendrai-je jamais à me raffermir contre ses premiers mouvements, et jamais ne me dirai-je aussi résolument et aussi efficacement que le dit Jésus-Christ à ses disciples : Levons-nous et marchons  (1) ?

 

CONCLUSION. — Aimable Sauveur, c'est par votre sagesse et votre miséricorde infinie que vous avez voulu paraître faible comme moi et être sujet aux mêmes révoltes intérieures que moi, afin que votre exemple m'instruisît et qu'il me fortifiât. Sans cela, ô mon Dieu , sans cette règle et ce soutien que je trouve en  vous,

 

1 Matth., XXVI, 46.

 

580

 

où en serais-je à certains moments, et que deviendrais-je? Vous voyez combien je suis différent de moi-même d'une heure à une autre , et de quelles vicissitudes je suis continuellement agité. Un jour mon âme est en paix, et même dans une sainte allégresse ; mes devoirs me plaisent, et je goûte le bonheur de mon état ; rien ne me fait peine, et il me semble qu'il n'y a point de victoire que je ne sois en disposition de remporter sur moi-même et sur toutes les passions de mon cœur : mais, dès le jour suivant, ce n'est plus moi ; mes exercices me sont à charge ; je m'en fais une fatigue, et j'y sens une opposition qui me les rend non-seulement insipides, mais très-pénibles. Ainsi toute ma vie n'est qu'un combat perpétuel et qu'une variation , où il semble que tour à tour deux esprits tout contraires me gouvernent.

Pourquoi, Seigneur, le permettez-vous? Vous avez en cela, comme en tout le reste, vos desseins ; vous avez vos vues, et des vues de salut pour moi et de sanctification. Vous voulez que je sois éprouvé comme vous l'avez été ; vous voulez que je pratiqué dans mon état les mêmes vertus, et que j'acquière par proportion les mêmes mérites ; vous voulez que j'endure le même martyre du cœur, et que je fasse le même sacrifice de toutes les douceurs de l'esprit et de toutes les consolations. Ainsi soit-il, ô mon Dieu, puisque c'est votre volonté. Il me serait trop aisé et trop doux de vous suivre, si j'y sentais toujours le même attrait. Vous cependant, Seigneur, ne cessez point de me soutenir, non-seulement de votre exemple , mais de la grâce qui l'accompagne : que l'un et l'autre m'affermissent tellement dans vos voies, qu'il n'y ait ni tristesses, ni ennuis, ni craintes, qui puissent m'en détourner ; que j'y marche toujours du même pas, quoique ce ne soit pas toujours avec le même goût. Plus j'aurai à prendre sur moi pour y avancer, plus ma persévérance vous sera glorieuse, et plus vous lui préparerez de couronnes pour la récompenser.

 

TROISIÈME MÉDITATION.

DES DOULEURS  EXTÉRIEURES DE JÉSUS-CHRIST DANS SA PASSION.

 

 

Ipse autem vulneratus est propter iniquitates nostras, attritus est propter scelera nostra.

Il a été couvert de blessures pour nos péchés, et c'est pour nos crimes qu'il a été brisé de coups. (Isaïe, chap. LIII, 5.)

 

PREMIER POINT. — Outre que l'âme de Jésus-Christ devait servir à l'expiation de nos péchés, et, par ses peines intérieures, satisfaire à la justice divine, Dieu, qui lui avait donné un corps capable de souffrir, voulait encore que ce sacré corps fût livré aux plus cruels tourments. C'est pour cela que le Sauveur des hommes endura une si rigoureuse passion , et qu'après avoir répandu tout son sang, il expira enfin sur la croix. Leçon bien sensible pour moi, et admirable modèle d'une des vertus les plus propres du christianisme, et surtout de la profession religieuse, qui est la mortification des sens.

Ce que j'ai premièrement à considérer, c'est ce que mon Sauveur a souffert, et pour m'en former quelque idée, il me suffit de prendre le crucifix, d'attacher mes regards sur ce corps adorable , tout ensanglanté et tout couvert de plaies ; de le contempler à loisir, et d'entendre au fond de mon âme les paroles que m'adresse par son prophète ce Dieu mourant : O vous tous, qui passez par le chemin de cette vie mortelle , faites attention , et voyez si jamais il y eut des souffrances pareilles aux miennes (1). Je n'ai qu'à parcourir des yeux ce visage meurtri de soufflets et tout livide, cette tète couronnée d'épines, cette bouche abreuvée de fiel, ces mains et ces pieds percés de clous, ce côté ouvert d'une lance, tous ces membres déchirés et disloqués. Voilà l'état où l'ont mis ses bourreaux, et où il est mort : que puis-je répondre à cet exemple, et que me dit mon cœur à ce spectacle ?

Quand on me parle de pénitence, et qu'on m'exhorte, selon le langage de l'apôtre saint Paul, à porter sur mon corps la mortification de Jésus-Christ  (2), s'agit-il pour moi de tout cela, et me demande-t-on tout cela? On exige de moi une vie austère ; mais à quoi se réduit cette austérité de vie? aux observances de ma règle : car il n'y a point, par rapport à moi, de plus solide mortification, et c'est là, suivant les nies de Dieu, que toute ma pénitence est renfermée. Ne donner de nourriture à mon corps qu'autant que la règle lui en accorde, et que celle que la règle lui accorde ; ne prendre de repos

 

1 Thren., I, 12. — 2 2 Cor., IV, 10.

 

581

 

que dans le temps prescrit par la règle, et que selon la mesure du temps que la règle y a destiné ; n'avoir ni pour mon vêtement, ni pour ma demeure, ni pour toutes les autres choses qui servent à mon entretien, que ce qui est conforme à la règle et à la plus étroite rigueur de la règle ; vaincre Là-dessus toutes les révoltes de la nature , et n'écouter aucun des prétextes dont l'amour-propre a coutume de s'autoriser ; du reste, soutenir avec courage et sans m'épargner tout le poids de la règle , dans les exercices laborieux où elle m'applique, dans les veilles delà nuit, dans le chant du chœur, dans le travail des mains, dans les fonctions et les fatigues de mon emploi, dans tout ce qui regarde mon ministère; vivre de la sorte, non pas pour un jour, ni pour une semaine, ni pour une année, mais sans interruption et sans relâche jusques à la mort, voilà de ma part tout ce que Dieu attend , et de quoi il se contente ; voilà où je puis me fixer. Il est vrai que cela est mortifiant, et il est surtout vrai que cette continuité est bien pénible et bien pesante : mais, après tout, qu'y a-t-il là qui soit comparable aux douleurs et à la passion de Jésus-Christ?

Cependant ne suis-je pas obligé de reconnaître ici devant Dieu, et à ma confusion, que ma principale étude dans la vie et mon soin le plus ordinaire est de m'adoucir, le plus qu'il m'est possible, toutes ces mortifications de mon état? Combien en retranche-t-on, et combien de soulagements cherche-t-on à se procurer d'ailleurs? Les raisons en apparence ne manquent pas pour cela, et l'on sait bien s'en prévaloir. Je l'ai bien su moi-même jusques à présent. C'est-à-dire, pour ne me point flatter, et pour me juger de bonne foi, que j'ai bien su me tromper, et que je prends encore plaisir à demeurer dans mes erreurs, parce qu'elles me sont commodes et qu'elles favorisent ma lâcheté. Que je changerais bientôt de sentiment et de conduite, si les souffrances de Jésus-Christ étaient bien gravées dans mon cœur, et si je les avais plus fortement imprimées dans mon souvenir ! Tout me deviendrait léger; tout me deviendrait au moins soutenable. Quoi que pût dire la nature, je lui répondrais que je ne soutire rien en comparaison de mon Sauveur, et que s'il m'en coûte quelque chose, ce n'est pas, comme à lui, jusqu'à verser du sang. Je me dirais, et je dois en effet me le dire sans cesse, que si je ne puis vivre sur la croix, j'y puis mourir; et qu'il vaut mieux y mourir, que de vivre et de mourir sans pénitence.

 

SECOND POINT. — Pourquoi Jésus-Christ a-t-il tant souffert? Autre considération non moins solide ni moins touchante. Il a souffert, parce qu'il s'y était engagé pour la gloire de son Père et pour le salut des hommes. C'était un engagement libre dans son principe, et pleinement volontaire. Il pouvait ne pas accepter la condition qui lui avait été prescrite, de souffrir et de mourir, s'il voulait sauver le monde et réparer l'injure faite à Dieu. Mais l'honneur de son Père lui était trop cher, et il s'intéressait trop à notre salut, pour ne sacrifier pas à l'un et à l'autre son sang et sa vie. Voilà de quelle manière il avait contracté de lui-même une obligation si rigoureuse. En conséquence du consentement qu'il y avait donné, cette loi à laquelle il eût pu ne se pas soumettre était devenue pour lui comme un devoir indispensable, et c'est ainsi qu'il s'est fait obéissant jusques à la mort, et à la mort de la croix (1).

Quand il n'y aurait que la qualité de chrétien dont je suis revêtu, elle suffirait pour n'engager à vivre dans une continuelle pratique de la mortification de mes sens. En nous appelant au christianisme, Jésus-Christ nous a dit à tous sans exception : Quiconque veut venir après moi, qu'il se renonce soi-même, et qu'il porte sa croix tous les jours : sans cela Von ne peut être mon disciple (2). Or si c'est là la vie d'un simple chrétien, que doit être la vie d'un religieux? Car outre l'engagement commun et général que nous avons tous, comme chrétiens, à une vie pénitente et mortifiée, j'en ai un particulier comme religieux, et je n'y puis manquer sans démentir ma profession. Mon état est essentiellement un état de pénitence; et en l'embrassant, j'ai voulu, ou j'ai dû vouloir embrasser tout ce qui s'y trouve inséparablement attaché. En prononçant mes vœux, j'ai spécialement promis de suivre Jésus-Christ, et par conséquent de marcher dans la même voie que lui, qui est une voie de souffrance et de renoncement aux aises de la vie. J'y marche en effet et je ne puis plus me dispenser désormais d'y marcher, ou volontairement, ou malgré moi. Ma parole est donnée; et, de force ou de gré, il faut vivre comme les autres, observer la même règle et pratiquer les mêmes austérités.

Peut-être par ma lâcheté, et parla recherche de certaines commodités, puis-je, non pas absolument secouer le joug de la mortification religieuse, mais le diminuer; et c'est ce que je n'ai que trop fait depuis bien des années.  Mais

 

1 Phil., II, 8. — 2 Luc, IX, 23.

 

qu'est-il arrivé de là? Deux choses dont je ne saurais assez gémir : c'est que j'ai perdu tout le mérite de ce qu'il y a dans ma règle de plus austère et de plus mortifiant; et d'ailleurs, que j'en ai perdu toute la douceur. Car il y a dans la mortification même une douceur secrète et très-sensible, mais qui n'est que pour les âmes vraiment mortifiées : or ce n'est pas l'être, que de se ménager autant que je fais, au milieu même des rigueurs et des mortifications dont il n'est plus en mon pouvoir de m'exempter.

Heureux engagement de la religion ! Elle me fournit tous les moyens de satisfaire à Dieu pour mes péchés, de purifier mon âme devant Dieu, d'avoir part aux souffrances du Fils de Dieu. Non-seulement elle me les fournit, ces moyens si salutaires, mais elle m'y assujettit.

C'est une pénitence journalière, habituelle, toujours présente. Toute autre pénitence qui serait purement de mon choix me pourrait être suspecte, parce que je craindrais, ou qu'elle ne fût pas suffisante, ou qu'elle ne fût pas conforme aux desseins de Dieu ; mais je ne puis me défier de celle-ci, puisque je ne l'ai prise que par la vocation divine, et que c'est Dieu même qui me l'a marquée. Qu'il en soit éternellement béni, et que j'en sache utilement profiter !

 

TROISIÈME POINT. — Enfin, comment Jésus-Christ a-t-il souffert? Avec une patience invincible et avec une constance inaltérable. Sa patience en fit, selon la figure du prophète , comme un agneau à qui l'on enlève sa toison, sans qu'il fasse nulle résistance; ou comme une brebis qu'on mène à l'autel pour y être immolée, et qui s'y laisse conduire sans se plaindre. Quel silence garda-t-il devant Pilate qui le condamna? Dit-il une parole contre les Juifs qui le traînaient au milieu de Jérusalem lié et garrotté ; contre les soldats qui le déchiraient de fouets dans le prétoire, ou qui lui enfonçaient une couronne d'épines dans la tête ; contre les bourreaux qui lui perçaient de clous les pieds et les mains, et qui l'attachaient à la croix? On eût cru qu'il était insensible : mais voilà l'effet de la patience dans les maux qui affligent le corps, et dans les plus violentes douleurs. Ce n'est pas qu'on ne les ressente, et même très-vivement : mais si l'on n'est pas toujours maître d'arrêter quelques plaintes que la nature arrache, et qui lui sont une espèce de soulagement, du moins l'esprit de mortification et de patience en étouffe une grande partie, et modère l'autre.

Avec cet esprit de patience et de mortification, je ne ferais point tant de retours sur moi-même aux moindres infirmités qui m'arrivent, et je n'aurais point de compassion de moi-même. Je ne témoignerais point tant ce que je souffre, et je n'en parlerais point en des termes si vifs, ni avec tant d'exagération. Je ne m'épancherais point en tant de murmures, ni avec tant d'aigreur, dès qu'il me manque quelque chose. Je ne m'épargnerais point tant, ni ne voudrais point tant l'être. Je me soumettrais à tout, j'endurerais tout sans rien dire ; ou je dirais seulement, comme saint Paul, que je dois être tout revêtu de la mortification de mon Sauveur. Voilà comment je parlerais, et ce que je penserais : mais pourquoi est-ce que je parle et que je pense tout autrement? c'est que je ne sais guère ce que c'est que la vraie mortification, et que je ne l'ai guère dans le cœur.

Mais ce que je sais encore moins, c'est de joindre à la patience évangélique et à la mortification religieuse une ferme et inébranlable constance. La patience du Fils de Dieu ne se démentit pas un moment jusques au dernier soupir qu'il rendit sur la croix. C'était là qu'il devait consommer son sacrifice, et il n'y avait que la mort qui dût mettre fin à ses douleurs. On veut bien quelquefois mortifier sa chair, et l'on est disposé à souffrir ; mais de persévérer dans cette sainte disposition et de soutenir sans relâche cet état, c'est de quoi il y a peu d'exemples.

Où sont maintenant ces religieux si ennemis de leur corps, qu'ils portaient toujours jusqu'au tombeau la même haine contre lui, et qu'ils ne cessaient de le persécuter qu'en cessant de vivre ? Saint François reconnaissait même en mourant qu'il avait traité le sien avec un excès de rigueur : hélas ! ne tombe-t-on pas tous les jours dans un excès tout opposé? A peine ai-je fait quelque effort pour dompter mes sens et leur ai-je une fois refusé ce qu'ils demandaient, que je me crois en droit de les dédommager dans la suite, et de condescendre à toutes leurs faiblesses. La plus légère incommodité me suffit pour m'interdire tout exercice de pénitence, et pour m'accorder des soulagements dont je me passerais fort bien, si je savais prendre un peu plus sur moi, et que je ne voulusse point tant me flatter. Plus j'avance dans mes années, plus je nie persuade que je puis retrancher de la sévérité de ma règle, comme si à tout âge l'on n'était pas également religieux. Il est vrai qu'il y a des

 

583

 

égards à avoir et des mesures à garder ; mais ces mesures ont des bornes, et souvent on ne leur en donne point. Ah ! ne comprendrai-je jamais quel est le bonheur d'un religieux qui, après avoir vécu dans la mortification, a l'avantage d'y mourir, et expire comme Jésus entre les bras de la croix ?

 

CONCLUSION. — Dieu rédempteur du monde, Seigneur, puisque c'est par la croix que vous m'avez sauvé, comment puis-je autrement me sauver moi-même ; et quand je le pourrais, comment le voudrais-je? En vous faisant mon Sauveur, vous vous êtes fait mon guide dans le chemin du salut, et par conséquent je ne puis prétendre à ce salut que vous m'avez mérité, qu'autant que je vous suivrai dans la voie delà croix que vous m'avez enseignée.

Mais supposant même que je pusse prendre une autre route, y pourrais-je consentir? Toute ma raison, toute ma religion ne s'élèverait-elle pas contre moi ? Quoi ! Seigneur, je vois votre sacré corps, ce corps innocent, meurtri, déchiré de coups, et je voudrais flatter une chair aussi criminelle que la mienne, et n'avoir pour elle que de l'indulgence ! Je vous vois abreuvé de fiel et de vinaigre, et je voudrais contenter mes appétits ; je me plaindrais qu'on ne leur accordât pas ce qu'ils désirent ! Je vous vois finir votre vie dans le plus cruel supplice, et je voudrais passer mes jours dans une vie aisée et douce !

Hé ! Seigneur, le disciple, et même le serviteur et l'esclave , doit-il donc être mieux traité que le maître? Quand, après m'être bien épargné, moi chrétien, moi religieux, moi dévoué à vous par tant de titres, je paraîtrai devant votre tribunal, comment soutiendrai-je l'affreuse différence qui se trouvera entre vous et moi ? Comment la puis-je dès maintenant soutenir, et que faut-il autre chose pour me combler de confusion , qu'un regard vers vous et vers votre croix ? Ou plutôt, Seigneur, que faut-il autre chose pour me ranimer, pour réveiller en moi l'esprit de mortification et de pénitence, pour me revêtir dune force toute nouvelle, et pour affermir contre les plus rudes combats des sens et de la nature toute ma constance ? Non, mon Dieu , je ne sais plus rien , ni ne veux plus rien savoir désormais, comme votre apôtre, que Jésus crucifié. Voilà toute ma science. Ce serait peu de la posséder en spéculation, si je ne la réduisais en pratique. Vous contempler sur la croix , Seigneur, c'est un moyen de sanctification : mais porter soi-même sa croix, et la bien porter, c'est la sanctification même, et la plus sublime perfection.

 

 

CONSIDÉRATION SUR LA LECTURE.

 

La lecture a été de tout temps un des exercices les plus ordinaires et les plus recommandés, non-seulement aux personnes religieuses, mais en général à toutes les personnes de piété, même dans le monde. Elle a servi à la conversion d'une infinité de pécheurs, et c'est elle encore qui sert de nourriture à la vraie dévotion, et qui contribue extrêmement à l'entretenir. Mille exemples l'ont fait connaître, et voilà pourquoi dans tous les ordres religieux l'on a pris soin de marquer un temps particulier pour cette pratique si salutaire. Or comme il y a de mauvais livres, qu'il y en a d'indifférents, et qu'il y en a enfin de bons, il faut de même raisonner des lectures. Il y en a de mauvaises, qui sont défendues; il y en a d'indifférentes, qui sont tolérées ; et il y en a de bonnes, qui sont prescrites et ordonnées. C'est par rapport à ces trois caractères que nous pouvons considérer tout ce qui regarde la lecture.

 

PREMIER POINT. — Lectures mauvaises et défendues. Il y en a de deux sortes. Les unes sont mauvaises, ou du moins dangereuses, par rapport à la foi et à la vraie piété. Les premières, qui peuvent corrompre les âmes et les porter au vice, ne sont pas communes dans les maisons religieuses, et c'est un article sur lequel il y a peu de réflexions à faire. Mais pour les lectures capables d'altérer la foi, et d'éloigner du droit chemin d'une solide piété, elles ne sont que trop fréquentes, et l'on ne peuf user là-dessus de trop de vigilance ni de trop de précaution. Combien y a-t-il de livres qui se répandent, et qui sont évidemment remplis d'erreurs condamnées par l'Eglise? Combien y en a-t-il dont la doctrine est au moins très-suspecte , et dont le poison est d'autant plus à craindre, qu'il est plus subtil et plus caché ? Combien sont pleins de maximes qui ne tendent qu'à décréditer d'anciennes et de bonnes

 

584

 

pratiques, et qu'à les abolir pour en substituer de nouvelles ? On peut dire certainement que ce sont là de mauvaises lectures. Aussi l'Eglise en a-t-elle très-expressément défendu quelques-unes ; et quoiqu'elle ne se soit pas si formellement expliquée sur les autres, parce qu'il en faudrait venir à de trop longues discussions, ses ministres et ses vrais pasteurs s'en sont assez déclarés pour elle, et ont pris soin de découvrir aux âmes fidèles le venin qu'on leur présentait.

Lectures surtout nuisibles aux personnes du sexe, qui, n'ayant pas certaines connaissances, se laissent plus aisément préoccuper et surprendre. Et c'est une réponse bien frivole que ce qu'elles disent ordinairement pour leur défense, savoir : qu'elles ne remarquent rien que d'édifiant dans ces lectures qu'on voudrait leur interdire, et qu'elles n'en voient pas la contagion. Voilà comment elles raisonnent ; et c'est justement raisonner comme si, prenant une liqueur empoisonnée, elles se croyaient en sûreté, parce qu'elles n'y aperçoivent rien que d'agréable à la vue et au goût. Il serait à souhaiter qu'elles la vissent, cette contagion ; car alors elles seraient plus en état de s'en préserver. Mais ne la voyant pas, et étant néanmoins d'ailleurs averties qu'il y en a , la sagesse leur dicte-t-elle autre chose, sinon qu'elles doivent absolument rejeter ce qui pourrait, sans qu'elles y prissent garde, les infecter et les égarer ? Ce n'est point toutefois ainsi que la plupart en usent. Dès là que certains livres ont cours dans le monde, on veut les voir; et, par un fonds de malignité qui nous est naturel, c'est assez que ce soient des livres notés et proscrits, pour piquer davantage la curiosité et pour la redoubler. En vain des supérieurs sages et vigilants prennent des mesures pour leur fermer l'entrée dans une communauté : on sait les soustraire à leur vigilance et les faire venir dans ses mains. On les lit secrètement, mais assidûment, et l'on en repaît son âme comme de la nourriture la plus exquise.

Ce qu'il y a de merveilleux, c'est que tout cela se fait sans scrupule, malgré les condamnations les plus formelles et les plus rigoureuses des puissances ecclésiastiques. Elles s'uniraient toutes, et lanceraient tous leurs anathèmes, qu'on ne reviendrait pas de ses préjugés et de son entêtement. En vérité, peut-on croire alors qu'on soit conduit par l'esprit de Dieu ? Peut-on espérer que Dieu répande sa bénédiction sur de semblables lectures ? peut-on s'assurer qu'on n'ait rien à craindre, ni rien à se reprocher du côté de la conscience ? et si l'on se le persuade , n'est-ce pas une des plus grossières illusions ?

Il serait plus religieux d'observer les règles suivantes, et de s'y attacher inviolablement : 1° de ne lire aucun livre contre le gré des supérieurs; 2° de consulter sur chaque livre qu'on lit, ou qu'on aurait dessein de lire, un directeur éclairé et d'une doctrine éprouvée; 3° de mortifier une démangeaison extrême qu'ont des personnes religieuses, de voir tout ce qui s'écrit et qui se débite, se figurant qu'elles sont en état d'en juger, et qu'il n'y a là-dessus pour elles, ni peine à se faire, ni risque à courir; 4° de s'abstenir généralement de toute lecture suspecte ; car il suffit quelle soit suspecte. Or peut-on ignorer que bien des ouvrages, dont on est si curieux, sont au moins des livres suspects, et très-suspects ? Si l'on avait suivi ces principes en plusieurs communautés, la foi y serait plus pure, l'esprit des saints fondateurs s'y serait mieux conservé ; les partis ne s'y seraient point élevés, et l'union des cœurs y aurait été par là même beaucoup mieux cimentée et mieux entretenue ; on n'aurait point lieu de déplorer les brèches qui s'y sont faites à l'ancienne discipline et à l'exacte régularité, comme à la solide piété des premiers temps.

 

SECOND POINT. — Lectures indifférentes et tolérées. Il y a des livres qui ne sont ni mauvais ni bons, par rapport à la foi ou aux mœurs. Ce sont des ouvrages d’esprit, dont les sujets ne regardent ni les vérités de la religion, ni les devoirs de la piété. On les lit pour passer le temps, et par une espèce de récréation, sans y chercher aucun fruit pour l'édification de son âme, mais aussi sans y craindre aucun danger. Dans les maisons bien régulières, et où l'observance est encore en sa première vigueur, on ne s'arrête guère à ces sortes de lectures. Ce sont des amusements peu profitables, surtout pour des filles qui se sont dévouées au service de Dieu, et qui n'ont nul besoin de cultiver certains talents, ni d'acquérir certaines connaissances. L'oraison, la méditation des choses saintes, le chant du chœur, quelque lecture édifiante, quelques conférences entre elles, et quelques conversations sages et utiles ; du reste, le travail, selon les différentes fonctions où l'obéissance les emploie; voilà l'occupation qui leur convient, et ce qui doit remplir toute leur journée.

Aussi la règle n'en marque-t-elle pas communément davantage. Cependant, par une tolérance qui peu à peu s'est introduite et qui ne croît que trop, la plupart des personnes qui conduisent les communautés n'ont pas cru devoir se raidir contre ces lectures jusqu'à les défendre absolument et à les proscrire. Ainsi le silence des supérieurs, et je ne sais quel usage, semblent les autoriser.

Mais si l'on n'a pas assez d'empire sur soi-même pour se refuser ces vains délassements d'esprit et pour s'en priver, du moins doit-on prendre garde à bien des désordres où l'on tombe sur cela, et à bien des abus qui s'y commettent. 1. Dès qu'une fois on y a pris goût, on y donne trop de temps. D'une lecture à laquelle quelques moments devraient suffire, on se fait un exercice journalier et habituel: car le goût est toujours accompagné de quelque passion ; et quand la passion de lire s'est emparée d'un esprit, on ne connaît plus de bornes et l'on ne garde plus de mesures. 2. Ce qui arrive de là, c'est qu'on s'entête tellement d'une lecture qui plaît, qu'on en néglige ses pratiques ordinaires et ses devoirs; on en retranche une partie, et l'on s'acquitte précipitamment du reste. Si pendant le jour on ne peut se ménager tout le temps qu'on souhaiterait, on le prend sur son repos pendant la nuit; et pourvu que l'on se contente, on n'a égard, ni à la règle qu'on viole, ni même à sa santé qu'on endommage. 3. Ce qu'il y a encore de très-pernicieux, c'est que par ces lectures profanes dont on se laisse vainement repaître l'imagination, et dont on se fait ou une étude ou un divertissement, on vient à se dégoûter peu à peu des livres spirituels, on ne les lit plus que par manière d'acquit, et que pour ne les pas abandonner tout-à-fait; mais à peine en a-t-on parcouru des yeux quelques pages, qu'on retourne incessamment aux autres, et qu'on y porte toute son attention. Les meilleurs ouvrages, et les plus remplis, non-seulement de religion, mais de sens et de raison, ne paraissent rien en comparaison de ceux-ci. On ne les croit propres que pour des commençants et pour des novices, et, par un renversement dont gémissent toutes les personnes sages, on préfère, comme disait l'Apôtre, de frivoles discours à la plus saine doctrine, et des fables à la vérité, i. Encore tire-t-on de là une espèce de gloire. On se pique d'un discernement plus juste et plus fin pour reconnaître les livres bien écrits et pour en juger; on se charge la mémoire de divers endroits qu'on a recueillis, et qu'on récite bien mi mal, mais toujours avec une certaine ostentation : on acquiert ainsi le nom de fille habile, ou l'on prétend l'acquérir; on en est jaloux, et l'on ne se souvient pas que la plus belle science d'une âme religieuse est de savoir s'humilier, s'avancer dans les voies de Dieu, et se sanctifier. Or voilà ce qu'on n'apprend guère dans ces livres qu'on recherche avec tant de soin ; et toute autre science néanmoins sans celle-là n'est que vanité.

 

TROISIÈME POINT. — Bonnes lectures, et expressément ordonnées. Deux choses contribuent à rendre une lecture utile et salutaire : la qualité du livre qu'on lit, et la manière dont on le lit. Quant à la qualité du livre, quoiqu'il y ait sans doute des livres de piété beaucoup meilleurs les uns que les autres, chacun, dans le choix qu'on en doit faire, peut se consulter soi-même, et suivre là-dessus son attrait. Quelques-uns aiment mieux les livres qui les instruisent, et d'autres préfèrent les livres qui les affectionnent et qui les touchent. Ceux-là prennent plus de goût aux histoires et aux vies des saints, qui leur mettent devant les yeux des exemples à imiter; et ceux-ci en ont plus pour les traités spirituels, qui leur développent Je fond des matières, et qui les convainquent par des raisonnements. Quoi qu'il en soit, il importe peu, ce semble, à quelle sorte délivres on s'attache, pourvu que ce soient de bons livres, c'est-à-dire des livres orthodoxes, édifiants, et dont on puisse tirer du profit pour son avancement et sa perfection.

Mais il ne suffit pas de les lire, il faut les bien lire; car souvent tout dépend de la manière, et il y a en toutes choses une méthode qui leur donne plus d'efficace et plus de vertu. Lire à la hâte et comme en courant, c'est s'exposer à ne rien retenir d'une lecture, et à n'en recevoir nulle impression, puisqu'il n'est pas possible qu'on y fasse alors toute l'attention nécessaire. Les viandes prises avec trop d'avidité et trop vite causent ordinairement à la santé plus de dommage que de bien. Lire trop chaque fois et hors de mesure, c'est se remplir l'esprit d'une infinité d'idées qu'il ne peut plus arranger, et dont il ne lui reste qu'une vue confuse et superficielle. L'excès de nourriture, quelque saine qu'elle soit, charge un estomac et le met hors d'état de la digérer. Lire pour remarquer certaines sentences, ou de l'Ecriture ou des Pères, certaines pensées nouvelles cl moins communes, c'est faire de sa lecture une étude : or toute étude dessèche le cœur et le distrait. Lire, et s'arrêter en lisant à la

 

586

 

beauté du style et à la pureté du langage, c'est prendre le change et s'amuser à des fleurs, au lieu de cueillir les fruits.

De tout ceci il est aisé de conclure comment on doit faire la lecture spirituelle, et quelles réglée il y faut observer. C'est 1° de s'adresser d'abord à Dieu, et d'élever vers lui le cœur, pour lui demander les lumières de son Esprit ; car il n'y a que Dieu qui donne l'accroissement, surtout à sa parole, soit lue, soit entendue. 2° De lire posément et de bien peser les choses, afin qu'elles puissent mieux s'imprimer et qu'elles s'insinuent doucement dans l'âme, comme une rosée qui tombe goutte à goutte et qui pénètre ainsi la terre. 3° Pour cela de lire peu chaque jour, estimant beaucoup plus une courte lecture faite avec réflexion, qu'une autre, plus longue, mais aussi plus légère et mal digérée. 4° De demeurer à certains endroits dont on se sent plus frappé, de les repasser et de les goûter, faisant un retour sur soi-même et se les appliquant. De cette sorte la lecture devient une espèce de méditation ; et c'est un avis très-sage que donnent les maîtres de la vie dévote aux personnes qui ne sont point encore versées dans la pratique de l'oraison, et qui veulent s'y former, de commencer par ces lectures, et de se contenter d'en tirer quelques bonnes résolutions. 5° De relire de temps en temps certains livres généralement estimés, et dont on a connu par soi-même l'utilité et la solidité. C'est une erreur dont se laissent prévenir bien des personnes, de ne vouloir jamais lire deux fois le même livre, et de se persuader qu'ayant plu dans une première lecture, il ennuiera dans la seconde. Un livre solide est comme une riche mine, où l'on trouve toujours à creuser et à profiter. Voilà tout ce qui regarde l'exercice de la lecture spirituelle : c'est à nous de mettre en œuvre un moyen de sanctification aussi efficace que celui-là, et qui nous est si aisé et si présent.

 

 

Précédente Accueil Remonter Suivante