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EXHORTATIONS POUR LE CARÊME.

 

EXHORTATION SUR LA PRIÈRE DE JÉSUS-CHRIST DANS LE JARDIN.

ANALYSE.

 

Sujet. S'étant avancé un peu plus loin, il se prosterna le visage contre terre, priant et disant : Mon Père, s’il est possible, faites que ce calice passe, et qu'il ne soit point pour moi ; cependant que votre volonté s'accomplisse et non la mienne.

 

Soumission de Jésus-Christ, modèle de la nôtre.

 

Division. La soumission chrétienne renferme deux choses, savoir : le sentiment et l'action : le sentiment dans le cœur pour vouloir tout ce que Dieu veut: première partie; et l'action dans la pratique pour faire tout ce que Dieu veut : deuxième partie. Deux devoirs que Jésus-Christ nous enseigne ici par son exemple.

Première partie. Soumission dans le sentiment pour vouloir tout ce que Dieu veut. Ainsi Jésus-Christ dans sa prière 1° se soumet au bon plaisir de son Père: Mon Père, dit-il, qu'il n'en soit pas comme je le veux, mais comme vous le voulez: 2° il s'y soumet dans un soulèvement général de toutes ses passions contre lui-même; ennui, crainte, tristesse, agonie; 3° il s'y soumet dans un délaissement total, à ce qu'il semble, et de la part du ciel, et de la part des hommes; 4° il s'y soumet de telle sorte qu'il agrée tout sans exception et sans réserve.

Vrai modèle d'une sainte soumission. Etre soumis au bon plaisir de Dieu, lorsqu'il n'y a rien que de contraire à nos inclinations; être docile et souple sous la main de Dieu, lorsque toutes nos passions se révoltent et se soulèvent; se conformer à la volonté de Dieu, lorsque Dieu ne nous soutient par aucunes consolations sensibles, et que le monde nous abandonne; enfin, ne point mettre de bornes à notre soumission et embrasser tout également, sans accepter une chose parce qu'elle nous fait moins de peine, ni rejeter l'autre parce qu'elle nous en fait davantage. Hors de là notre conformité et notre patience ne peut être d'un grand prix, et n'est pas même souvent une vertu chrétienne.

Deuxième partie. Soumission dans la pratique et l'action pour faire tout ce que Dieu veut. C'était la volonté de Dieu que Jésus-Christ fût livré aux Juifs et condamné à la mort. Jusque-là cet Homme-Dieu, malgré toutes ses répugnances naturelles, s'était contenté de recevoir là-dessus l'ordre du ciel, parce que le temps de l'exécution n'était pas encore venu: mais dès qu'il se trouve à cette heure marquée par son Père, et que les Juifs avancent pour se saisir de sa personne, quel merveilleux changement se fait en lui ! Auparavant, tout soumis qu'il était de cœur, il tremblait néanmoins, il ressentait les plus violentes révoltes, il se troublait et demandait à être délivré de sa passion : mais tout à coup le voilà plein de courage, qui anime ses apôtres, qui, sans se cacher, se fait au contraire connaître à ses ennemis, se présente à eux, défend à Pierre de rien entreprendre pour les arrêter, et s'abandonne lui-même entre leurs mains : Tout cela, dit-il, afin que le monde sache que j'aime mon Père, et que j'accomplis fidèlement tout ce qui lui plaît de m'ordonner.

Or, il y a par rapport à nous-mêmes des volontés de Dieu pratiques et qui tendent à l'action : mais les suivons-nous en effet, et agissons-nous conformément à ses vues? faisons-nous tout ce qu'il veut, et tout ce qu'il nous prescrit dans notre état? Nous manquons à nos plus essentielles obligations. En vain après cela disons-nous tous les jours à Dieu : Que votre volonté soit faite! ce n'est qu'un pur langage.

Il est vrai que cette soumission en pratique et en œuvres demanda de la contrainte et de la gêne : mais Dieu ne mérite-t-il pas bien que nous nous contraignions et que nous nous gênions pour lui? ne lui obéirons-nous que lorsqu'il ne nous en coulera rien? En quelque conjoncture que ce soit, imaginons-nous que Jésus-Christ nous dit comme aux apôtres : Levez-vous et marchons. Souvenons-nous de la grandeur du maître que nous servons, de ses promesses et de ses récompenses; et, dans la même résolution que saint Paul, disons-lui : Que voulez-vous, Seigneur, que je fasse?

 

Et progressus pusillum, procidit in faciem suam, orans et dicens : Pater mi, si possibile est, transeat a me calix iste : verumtamen non sicut ego volo, sed sicut tu.

 

S'étant avancé un peu plus loin, il se prosterna le visage contre terre, priant et disant : Mon Père, s'il est possible, faites que ce calice passe, et qu'il ne soit point pour moi : cependant que votre volonté s'accomplisse, et non la mienne. (Saint Matt., chap. XXVI, 39.)

 

Voilà, Chrétiens, le premier mystère et comme l'entrée de tous les mystères de la passion du Fils de Dieu, que nous devons méditer pendant le cours de ce carême. C'est la grande dévotion des âmes fidèles, surtout en ce saint temps, de considérer les souffrances de leur Sauveur ; et c'est de cette méditation que les saints ont retiré des fruits si merveilleux de grâce et de sainteté. Pour moi, mes Frères, disait saint Bernard, depuis le jour de ma conversion, mon soin le plus ordinaire et le plus fréquent a été de cueillir, comme l'Epouse, ce bouquet de myrrhe, composé de toutes les amertumes et de toutes les douleurs de Jésus-Christ, mon souverain Seigneur. Je l'ai mis dans mon sein, et je l'ai appliqué à toutes mes plaies : Hunc

 

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mihi fasciculum colligere et intra viscera mea collocare curavi, collectum ex amaritudinibus Domini mei. Car comment pourrais-je oublier les miséricordes d'un Dieu souffrant, ajoutait ce saint docteur, puisque ce sont elles qui m'ont donné la vie? et quel intérêt n'ai-je pas à les tenir profondément gravées dans mon souvenir, puisque c'est là que je trouve la vraie sagesse, que je trouve la plénitude de la science, que je trouve des trésors de salut, que je trouve enfin un fonds inépuisable de mérites? In his sapientiam, in his plenitudinem scientiœ, in his divitias salutis, in his copiam meritorum.

De là, mes Frères, continuait encore le même Père, parlant à ses religieux, de là vient que je la u si souvent dans la bouche, comme vous le savez ; et que je les ai encore plus dans le cœur, comme Dieu le sait : car c'est là toute ma philosophie, c'est à la seule connaissance de Jésus qu'elle se réduit, et de Jésus crucifié : Hœc philosophia mea, scire Jesum, et hune crucifixum. Tels étaient les sentiments de saint Bernard : faisons-en les nôtres, mes chers auditeurs; et puisque c'est pour cela que nous sommes ici assemblés, commençons dès aujourd'hui à étudier cette science sublime et suréminente de la charité de notre Dieu et de sa douloureuse passion. Ce que nous présente d'abord l'Evangile, c'est Jésus-Christ priant dans le jardin, et acceptant avec une pleine soumission le calice que son Père lui a destiné et préparé : Verumtamen non sicut ego volo, sed sicut tu. Arrêtons-nous là, et pour notre édification apprenons nous-mêmes comment nous devons en tout nous conformer aux ordres de Dieu, et nous résigner à ses adorables volontés.

Soumission d'une nécessité indispensable ; soumission que tout chrétien doit conserver jusqu'à la mort, et sans laquelle il n'y a point de salut, puisque le salut devient impossible à quiconque refuse d'obéir à Dieu, et ne veut pas dépendre de Dieu ; mais soumission qui, de toutes les vertus, est peut-être la moins connue dans le christianisme et la moins pratiquée. Elle renferme deux choses qui vont partager cet entretien, savoir le sentiment et l'action ; le sentiment dans le cœur, et l'action dans la pratique : le sentiment dans le cœur, pour vouloir tout ce que Dieu veut, et l'action dans la pratique, pour exécuter ensuite et pour faire tout M que Dieu veut : deux devoirs que nous enseigne par son exemple le divin Maître qui s'est anéanti pour nous, et rendu obéissant jusques a la mort. Donnez, s'il vous plaît, à l'une et à l'autre une favorable attention.

 

PREMIÈRE   PARTIE.

 

Pour comprendre ce que c'est qu'une résignation parfaite aux ordres de Dieu, et que cette soumission du cœur qui consiste dans le sentiment, nous n'avons, Chrétiens, qu'à contempler le Fils de Dieu prosterné en la présence de son Père, et lui adressant l'humble prière que les évangélistes ont pris soin de rapporter. C'est là que ce Dieu Sauveur nous donne la plus haute idée d'une sainte conformité aux arrêts du ciel et à toutes les dispositions de la divine Providence; c'est là qu'il nous fait connaître toute l'étendue qu'elle doit avoir, et à quel degré de dépendance elle nous doit réduire; tellement qu'il n'y ait ni circonstances si rigoureuses, ni répugnances si vives et si naturelles, ni temps, ni conjonctures, où notre volonté ne soit soumise, et où nous ne réprimions toutes ses révoltes. Remarquez ceci, mes chers auditeurs; car voilà, j'ose le dire, un des points les plus importants de la morale chrétienne, et un des plus salutaires enseignements.

Que fait donc notre adorable Maître, retiré dans le jardin de Gethsémani, et se disposant à consommer, par une mort également ignominieuse et violente, le grand ouvrage de notre rédemption? Il prie, non pas pour une fois, mais jusques à trois fois; non pas pour quelques moments, mais pendant trois heures entières. Et dans tout le cours de cette oraison si souvent réitérée et si longtemps prolongée, que demande-t-il? Une seule chose et rien de plus ; une chose qu'il préfère à toutes les autres; une chose pour laquelle il est descendu sur la terre ; une chose qu'il a cherchée dans toute sa vie mortelle, et qu'il ne cessera point de chercher jusques à son dernier soupir : c'est, ô mon Dieu, Père tout-puissant, Père souverainement sage, souverainement juste, souverainement saint, que votre volonté soit faite, et non la sienne : Verumtamen non sicut ego volo, sed sicut tu. Prenez garde, chrétiens: il se soumet, ce Fils unique de Dieu, au bon plaisir de son Père; il s'y soumet dans le dernier accablement de l'affliction, et lorsqu'il semble qu'un déluge de maux ait inondé son âme ; il s'y soumet dans un temps où ce Père même, qu'il veut glorifier par sa soumission, s'est retiré sensiblement de lui, et paraît l'avoir abandonné; il s'y soumet, sans trouver nulle consolation auprès des créatures; et il s'y soumet enfin de telle sorte, qu'il agrée tout, sans exception et sans réserve. Je reprends et je m'explique, pour vous faire encore mieux connaître tout le mérite

 

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d'une résignation si généreuse et si héroïque.

Il se soumet au bon plaisir de son Père : car le bon plaisir de son Père était qu'il souffrît, qu'il mourût, et que, par ses souffrances et sa mort, il procurât le salut de l'homme. Or voilà ce qu'il accepte, malgré la nature qui s'y oppose, et malgré tous les sentiments contraires qu'elle lui inspire. En vain se révolte-t-elle ; en vain, par la violence de ses révoltes, lui fait-elle dire : Transeat a me calix iste ! Que ce calice passe, et que je ne sois point réduit à le boire ! La grâce, par un effort supérieur, prévaut et l'emporte: le retour est prompt, et, sans égard à la parole que les sens lui ont en quelque sorte arrachée, il en revient bientôt au point capital qu'il s'est tracé comme la grande règle de sa vie, et qui est de ne vouloir que ce que le ciel a résolu, et que ce qu'il a déterminé dans ses immuables décrets : Verumtamen non sicut ego volo, sed sicut tu.

Il se soumet ; et en quelles conjonctures? Ah ! chrétiens, en pouvons-nous imaginer de plus tristes et de plus désolantes? c'est dans un soulèvement général de toutes ses passions contre lui-même ; c'est au milieu des plus rudes combats que lui livrent tour à tour, tantôt la douleur la plus mortelle : Cœpit contristari (1) ; tantôt l'ennui le plus profond : Cœpit tœdere (2); tantôt la crainte et les plus vives frayeurs : Cœpit pavere (3); c'est au plus fort de son agonie, et dans une telle défaillance que le sang coule de tous les membres de son corps, et que la terre en est arrosée : Factus est sudor ejus sicut guttœ sanguinis decurrentis in terram (4) ; c'est, à ce qu'il semble, dans un délaissement total, et de la part du ciel et de la part des hommes. Il s'adresse à son Père, et son Père ne lui répond rien; les trois apôtres qui l'ont accompagné s'endorment, et le laissent seul dans la plus sombre nuit et la plus affreuse solitude. De là donc il se soumet sans recevoir nulle consolation, surtout nulle consolation humaine. S'il persiste dans la prière, ce n'est pas en vue d'y trouver un soulagement à sa peine, mais dans le dessein d'y prendre de nouvelles forces pour la supporter. Aussi l'ange que le ciel lui envoie ne lui rend-il point d'autre office que de le soutenir et de l'encourager : Apparuit autem angelus de cœlo, confortans eum (5); Observez cette parole, dit saint Augustin : l'Evangéliste ne nous fait pas entendre que l'ange le consola, mais seulement qu'il le fortifia: Confortans eum. Enfin, il se

 

1 Matth., XXVI, 37. — 2 Marc, XIV, 33. — 3 Ibid. — 4 Luc, XXII, 44. — 5 Ibid. 43.

 

soumet: et à quoi? A tout : c'est-à-dire non-seulement à la chose, mais à toutes les circonstances qui y doivent être jointes ; non-seulement à la substance de ce que Dieu veut, mais à la manière dont il le veut; non-seulement à la croix, mais à tous les opprobres et à toutes les ignominies particulières de la croix. D'où vient qu'il ne se contente pas de dire, Que ce que vous voulez se fasse ; mais il ajoute : Qu'il se fasse, et qu'il en soit comme vous le voulez : Non sicut ego volo, sed sicut tu.

Voilà, mes chers auditeurs, le vrai modèle de la soumission chrétienne ; voilà en quoi consiste cette conformité de cœur et de sentiment qui nous tient toujours unis à Dieu, quoi qu'il ordonne de nous, et en quelque situation qu'il lui plaise de nous mettre. Etre soumis dans l'adversité comme dans la prospérité, dans le trouble de la passion comme dans la paix ; être soumis quand Dieu nous traite en apparence dans toute la rigueur de sa justice, qu'il ne prend nul soin de nous, ou plutôt qu'il en use avec nous comme s'il n'en prenait nul soin, et qu'il nous eût absolument oubliés ! être soumis sans recourir au monde, à une famille, à des proches, à des amis qui pourraient nous être de quelque soutien, et apporter quelque remède au mal qui nous presse ; sans rien même attendre de la grâce, je dis rien de sensible, qui puisse nous adoucir l'amertume du calice que Dieu nous présente ; sans avoir d'autre ressource, ni d'autre asile , que l'autel et que l'oratoire, non pas pour y demander à être déchargé, mais à être secondé et conforté, et du reste pour y témoigner une fidélité inébranlable et une pleine résignation ; être soumis avec une détermination entière à tout ce que Dieu voudra, comme il le voudra, et dans l'ordre qu'il le voudra ; c'est là, encore une fois, ce que j'appelle une véritable conformité d'esprit et de volonté avec l'esprit et la volonté de Dieu. De tous ces points qu'il en manque un seul, je n'ai plus cette soumission que mon Sauveur m'a enseignée par son exemple, et je ne satisfais pas au devoir de la religion que je professe, ou je n'y satisfais qu'à demi.

Car, pour en venir au détail, de me conformer au bon plaisir de Dieu quand rien ne me morliïie, quand rien ne contredit mes inclinations, quand je me vois dans un état commode par lui-même, et qu'il ne m'arrive rien de désagréable et de fâcheux, est-ce là une vertu de chrétien, et serait-ce même une vertu de philosophe et de païen? Il est vrai néanmoins que je dois, en cet état comme en tout

 

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autre, me soumettre au gré de Dieu ; mais en même temps ma soumission me doit être bien suspecte ; j'ai bien lieu de m'en défier, et je dois dire à Dieu : Seigneur, je veux maintenant ce que vous voulez; mais après tout parce que vous ne voulez que ce qui me plaît, je n'ose presque compter sur une résignation si douce et si aisée : car c'est plutôt vous qui vous conformez à moi, que moi qui me conforme à vous; et selon que les choses succèdent, c'est vous qui faites ma volonté, plutôt que je ne fais la vôtre. C'est trop, mon Dieu, c'est trop me ménager et trop m'épargner : mais afin de nie connaître, afin de voir si je suis en effet dans la disposition d'un cœur solidement et chrétiennement soumis, éprouvez-moi, frappez-moi, affligez-moi : Proba me, Domine, et tenta me (1). Faites-moi passer par le creuset et par le feu de la tribulation : Ure renes meos et cor meum (2) : c'est ainsi que je pourrai savoir si ce n'est point par un effet de mon amour-propre que j'accepte ce que vous m'envoyez, et que je m'y résigne ; si ce n'est point parée qu'il m'est utile, selon le monde, parce qu'il m'est honorable et agréable. Sans cette épreuve de L'affliction et de la souffrance, je n'oserais vous répondre de mon cœur, ni en être garant : Proba me, Domine, et tenta me.

De même, Chrétiens, si je ne me trouve docile et souple sous la main de Dieu que lorsque mes passions sont dans le calme, que lorsque je ne sens en moi nulle agitation, que lorsqu'il ne s’élève dans mon âme nul mouvement qui me porte au murmure et à la résistance, quel sacrifice fais-je à Dieu ; et ma patience peut-elle être à ses yeux d'un grand prix ? Je n'ai nul ennemi à vaincre, je n'ai nulle victoire à remporter, je n'ai presque qu'à suivre le sentiment naturel qui me conduit. Il ne m'est pas difficile alors de m'écrier dans la ferveur de la méditation : Que votre volonté s'accomplisse, ô mon Dieu ! Fiat voluntas tua (3) ! Mais quand je suis dans l'ardeur d'une passion violente, qui s'est emparée de mon esprit; quand tontes les puissances de mon âme sont dans le désordre et dans la confusion ; quand la raison elle-même paraît choquée, et que toutes mes réflexions , que toutes mes connaissances ne servent qu'à m'aigrir davantage et à m'animer: au milieu de cette tempête et de ces soulèvements involontaires, m’arracher en quelque sorte à moi-même, me renoncer moi-même, pour rendre hommage à la providence de Dieu, et pour lui dire : Non sicut ego volo, sed sicut

 

1 Psal., XXV, 2. — 2 Ibid.  3 Matth., XXVI, 42.

 

tu; Il n'importe, Seigneur; n'ayez point d'égard à ce que je souhaiterais, ni à ce qui me semblerait même plus raisonnable, plus juste, plus saint; vous l'avez autrement réglé, cela me suffit : demeurer ferme dans cette disposition, et ne m'en pas départir un moment, c'est ce qui me distingue devant lui et ce qui m'élève auprès de lui : pourquoi? parce que c'est ce qui l'honore , parce que c'est ce qui le fait triompher dans moi de tout moi-même, en le faisant triompher de tout ce qu'il y a de plus vif et de plus intime dans mes inclinations et dans mes désirs. Heureux qu'il m'en coûtât une agonie pareille à celle de mou Sauveur ! heureux que, tout couvert comme lui de mon sang, je pusse mille fois redire après lui, et par proportion comme lui : Verumtamen non sicut ego volo, sed sicut tu !

Mais si Dieu, dans l'orage dont nous sommes assaillis, s'éloigne de nous, ou pour parler plus juste , si Dieu se comporte envers nous comme s'il s'était éloigné de nous: car voilà quelquefois comment il traite une âme affligée, la livrant en apparence à elle-même, ne lui donnant ni vues, ni lumières, ni goût : tout la rebute, tout contribue à lui faire sentir le poids de sa peine. En quel abattement elle tombe ! Cœpit contristari; quel ennui la saisit et la désole ! Cœpit tœdere ; quelles sombres réflexions l'inquiètent et la tourmentent! Cœpit pavere. Sa foi vient au secours, et lui dicte intérieurement d'aller à Dieu : elle y va; mais elle le cherche et ne le trouve point. Elle frappe à la porte ; mais il semble que le ciel est fermé pour elle, il semble qu'il n'y a point de Dieu qui l'écoute : du moins c'est ce que les ennemis de son salut lui reprochent, c'est ce que la nature et les sens ne cessent point de lui suggérer : Dum dicitur mihi quotidie : Ubi est Deus tuus (1) ? Peut-être se rencontre-t-il un ministre du Seigneur qui, comme l'ange envoyé d'en haut, la relève, la rassure, la ranime : Apparuit ei angelus confortans ; mais c'est seulement un appui pour ne pas succomber, et non point un adoucissement qui lui rende la paix, et qui fasse couler sur elle quelques gouttes de l'onction divine. Or dans cette sécheresse et dans cet accablement, puis-je être bien résigné aux ordres de Dieu? Oui, je le puis, et je le dois. Car quand on me dit qu'il faut être soumis au bon plaisir de Dieu, il ne s'agit pas du temps de la consolation spirituelle, lorsque Dieu me remplit des douceurs de son esprit et de l'abondance de ses grâces.

 

1 Psal., XXI, 4.

 

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On sait assez que rien ne nous est pénible en cet état, et que nous disons avec la même confiance que David : Ego dixi in abundantia mea : Non movebor in œternum (1). Combien de fois dans une communion où Dieu se faisait sentir à moi, dans les saintes ardeurs d'une prière oùje m'entretenais avec Dieu, dans un ravissement de mon cœur que Dieu touchait, que Dieu embrasait, que Dieu transportait, lui ai-je protesté que je n'aurais éternellement d'autre volonté que la sienne! Et fallait-il beaucoup prendre sur moi pour lui parler de la sorte? que dis-je ! et était-ce moi qui parlais alors, ou n'était-ce pas l'Esprit de Dieu qui parlait en moi et pour moi ? En quoi donc je puis bien marquer ma soumission , mais une soumission ferme et constante, mais une soumission solide et de quelque valeur dans l'estime de Dieu, c'est lorsque toutes les lumières qui m'éclairaient viennent à s'éteindre; c'est lorsque toute la ferveur qui m'excitait et qui m'emportait vient à se refroidir; c'est lorsque toutes ces larmes qu'une certaine tendresse de cœur et de dévotion me faisait répandre sont venues à sécher, et que toutes ces douceurs secrètes qui m'attiraient et qui m'attachaient se sont tournées en aridités et en dégoûts. Car voilà l'écueil où les âmes qui paraissent le mieux affermies ne sont que trop sujettes à échouer : c'est là qu'elles commencent à se démentir : Avertisti faciem tuam, et factus sum conturbatus (2). Mais c'est en ce temps d'épreuve que je dois m'armer de toute la force chrétienne, et faire à Dieu une sainte violence pour m'approcher de lui, malgré ses rébus apparents : Verumtamen non sicut ego volo, sed sicut tu. Vous me délaissez, mon Dieu, mais je ne vous délaisserai point. Vous me délaissez en me privant de cette présence sensible dont vous favorisez vos élus ; mais je ne vous délaisserai point en perdant cette union inviolable et essentielle que vos élus ont avec vous, et qu'ils doivent toujours conserver. Au contraire, plus je me verrai abandonné de vous, ou plus je croirai l'être, plus je m'abandonnerai à vous ; et avec les simples vues de la foi qui me restent, je vous dirai tout ce que je vous disais en ces jours de bénédiction et de paix, où vous daigniez vous communiquer à moi et me gratifier de vos plus doux entretiens et de vos plus consolantes visites : Verumtamen non sicut ego volo, sed sicut tu. De là, sans chercher les vaines consolations du monde, et sans avoir recours à des parents, à des amis qui pourraient la dissiper, et en

 

1 Psal., XXIX, 7. — 2 Ibid. 8.

 

quelque manière la dédommager de ce qu'elle ne trouve point auprès de Dieu, une âme soumise ne veut que Dieu; et de quelques épines que la voie où elle marche soit semée, il lui suffit de savoir que c'est la voie de Dieu, et qu'elle y est par la volonté de Dieu. Cette seule pensée lui inspire un courage qui la dispose à tout, et qui lui fait accepter tout. Je dis tout, sans restriction et sans choix. Car à quoi je ne puis trop prendre garde, c'est que ce ne serait point encore assez, et même que ce ne serait rien pour moi de me soumettre, si ma soumission n'était universelle, et si je prétendais me résigner à une chose et non à l'autre. Dès que l'une et l'autre se trouvent également marquées d u sceau de la volonté de Dieu, l'une et l'autre, sous cet aspect, ne doivent être également sacrées , puisque la volonté de Dieu est, dans l'une comme dans l'autre également respectable et adorable. Quel calice le Fils de Dieu consent-il à boire? Celui que son Père lui présente, celui que son Père lui a choisi, celui que son Père lui envoie par le ministère de l'ange, et non pas celui qu'il s'est préparé, ni qu'il a choisi lui-même : Calicem quem dedit mihi Pater (1). Si j'avais moi-même à me prescrire mes peines, mes disgrâces, mes mortifications, mes humiliations ; si je pouvais, à mon gré, et selon mon goût, prendre l'une et laisser l'autre, autant qu'il y aurait de mon goût et de mon gré, autant y aurait-il de ma volonté, j'entends ma propre volonté. Or, ce qui s'appelle ma propre volonté ne peut compatir avec la volonté de Dieu, ou plutôt avec une sincère et véritable soumission à la volonté de Dieu : pourquoi ? parce que l'essence de cette soumission est que toute propre volonté soit anéantie dans moi, et comme absorbée dans la volonté de Dieu.

Ainsi je dois reconnaître l'illusion de ce langage si commun dans le christianisme, et que tiennent tant d'âmes pieuses du reste, et régulières dans leur conduite. On dit : Je veux bien souffrir, puisque Dieu l'ordonne ; mais je voudrais que ce ne fût point ceci ou cela. On dit : Que Dieu m'afflige d'une infirmité, d'une maladie, je la porterai sans me plaindre : mais je ne puis vivre dans l'abaissement où je suis, ni digérer les outrages que je reçois et les traitements indignes qu'on me fait. On dit : Que Dieu me frappe dans mes biens ; je les lui offre tous, et il en est le maître : mais que ma réputation soit attaquée, mais que cet homme l'emporte sur moi, et que mes droits soient si injustement

 

1 Joan., XVIII, 11.

 

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blessés ; mais que le repos de ma vie soit sans cesse troublé par les chagrins, par les humeurs, par les contradictions perpétuelles de cet esprit bizarre et inquiet, c'est ce qui ne me paraît pas soutenable. Voilà comment on s'explique, et le sentiment où l'on s'entretient : mais c'est en cela même qu'on s'égare et qu'on perd toute soumission. parce qu'on n'en a qu'une imparfaite et bornée. Car ce calice qu'on rejette, c'est justement celui que Dieu nous a destiné par sa providence, et par conséquent celui qui nous doit sanctifier, celui qui doit être la matière de notre obéissance, et qui en doit faire le mérite : Calicem quem dedit mihi Pater. Tout autre nous serait inutile, parce qu'il ne nous viendrait pas de la main de Dieu, et que ce n'est point par celui-là qu'il lui a plu d'éprouver notre soumission, ni à celui-là qu'il a voulu attacher notre salut et notre perfection. D'où il s'ensuit que si je veux être soumis à Dieu, je ne dois rien excepter : rien, dis-je, non-seulement par rapport aux choses, mais même par rapport aux moindres circonstances des choses. Et, en effet, remarque saint Thomas, ce que Dieu veut, hors des conjonctures où il veut, et sans les circonstances avec lesquelles il le veut, n'est plus, à le bien prendre, ce qu'il veut. Dire donc : De la part d'un autre, je supporterais cette parole, ce mépris, ce refus ; mais de la part de telle personne, c'est ce que je ne saurais dissimuler ni tolérer ; dire : En d'autres rencontres et dans un autre temps, je me tairais; mais maintenant, il faut que je me contente et que j'éclate : penser de la sorte, et être ainsi disposé, n'est-ce pas vouloir faire la loi à Dieu? Celte circonstance du lieu, du temps, de l'occasion, de la personne, est-elle moins dépendante de lui et de sa suprême volonté, que tout le reste?

Ah ! Seigneur, que la nature est ingénieuse pour défendre ses intérêts ! et que le cœur de l'homme, jaloux de sa liberté et impatient sous le joug, devient adroit à s'autoriser contre vous et à justifier ses révoltes! Trop longtemps, mon Dieu, et trop souvent j'ai moi-même écouté les faux prétextes d'un esprit aigri, d'un esprit animé, d'un esprit rebelle, et j'en ai suivi les mouvements : mais il faut enfin qu'il plie; et, après un exemple comme le vôtre, il ne lui est plus permis d'avoir d'autre sentiment que celui d'une humble et d'une aveugle soumission. Soumission dans les plus fâcheux revers et dans les plus tristes accidents ; soumission dans les calamités, dans les besoins, dans les traverses, dans  toutes les  misères de la vie ; soumission malgré les répugnances, malgré les soulèvements de cœur, malgré tout le bruit et tous les retours des passions les plus vives et les plus ardentes ; soumission au milieu des plus profondes ténèbres, au milieu des découragements, des désolations, des langueurs, et sans nulle goutte de cette rosée céleste que vous faites couler, Seigneur, à certains moments et sur certaines âmes ; soumission toute pure et toute surnaturelle, où ne se mêle rien d'humain, rien de tout ce que le monde me peut offrir pour me soulager ou pour me distraire ; soumission générale et complète, qui embrasse tous les événements, quels qu'ils soient ou qu'ils puissent être, et dans chaque événement jusques aux plus légères particularités. Car telle est, mon Dieu, la soumission que je vous dois, et dont je ne puis me départir sans oublier ce que vous êtes et ce que je suis. Elle a pour moi bien des difficultés, et j'y trouve dans moi bien des obstacles. Tout ce qu'il y a de charnel dans mon cœur y forme de continuelles oppositions, et cette guerre intestine m'expose à de rudes assauts. Mais avec votre grâce, Seigneur, la raison et la religion réprimeront la chair ; ou si elles ne peuvent lui imposer silence, au milieu de ses cris, et sans prêter l'oreille à ses murmures, je ne cesserai point de répéter cette parole que je vous ai déjà bien des fois adressée, et dont je comprends aujourd'hui le sens mieux que jamais : Verumtamen non sicut ego volo , sed sicut tu. Quand je ne chercherais que le repos de mon âme, c'est dans cette disposition que je le trouverai; et sans cette disposition, je ne puis l'avoir ; car vous êtes, Seigneur, le centre de mon repos ; et, par conséquent, il n'y a de repos à espérer pour moi qu'autant que je serai uni à vous. Le supplice des damnés dans l'enfer est d'avoir une volonté contraire à la vôtre, et par là même, de vouloir éternellement ce qui jamais ne sera, et de ne vouloir jamais ce qui sera pendant toute l'éternité. Le bonheur des prédestinés dans le ciel est de n'avoir qu'une même volonté avec vous. Ils vous voient, ils vous aiment, ils vous possèdent ; mais cette vision, cet amour, cette possession ne les rendent bienheureux que parce que ce sont les principes de cette admirable et ineffable conformité qu'ils ont avec vous. De sorte que si quelqu'un de ces bienheureux n'était pas content de l'état où vous l'avez mis, et qu'il désirât un autre degré de gloire que celui qu'il a reçu, il ne serait plus bienheureux. Or il ne tient qu'à moi d'entrer

 

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dès à présent, par une soumission chrétienne, en participation de ce bonheur, et d'acquérir par choix et par mérite cet avantage dont les bienheureux jouissent par récompense et par nécessité. Soumission dans le sentiment, pour vouloir tout ce que Dieu veut, et soumission encore dans l'action, pour faire tout ce que Dieu veut : c'est ce que j'ai maintenant à vous expliquer.

 

DEUXIÈME PARTIE.

 

Il y a, disent les théologiens, deux sortes de vertus : les unes, selon le langage de l'école, vertus affectives ; et les autres, vertus effectives; c'est-à-dire qu'il y a des vertus qui sont toutes renfermées dans le cœur, et qui ne consistent qu'en de simples complaisances, dans le désir, l'affection, le sentiment ; et qu'il y a des vertus qui se produisent au dehors par des effets, et dont le mérite est d'exécuter, d'accomplir, de pratiquer. La conformité chrétienne et la soumission aux volontés de Dieu comprend l'une et l'autre espèce : non-seulement elle nous fait aimer et accepter ce que Dieu veut; mais,dans la pratique, elle nous fait agir conséquemment à ce que Dieu veut, et selon qu'il le veut. Voyons-le dans la conduite de notre divin Maître, et tirons de son exemple cette nouvelle instruction.

Il était marqué dans les décrets de la sagesse divine que cet Homme-Dieu serait livré à la mort. Lange venait encore de lui annoncer là-dessus l'ordre du ciel : c'était un commandement exprès, et par l'effort le plus généreux il s'y était résigné, il y avait consenti. Mais dans l'extrême défaillance où il se trouvait, épuisé de forces, et ayant presque déjà perdu tout son sang, était-il en état de se présenter si tôt à cette cruelle passion dont il avait ressenti si vivement les approches ? La seule idée qu'il en avait conçue l'avait consterné, l'avait accablé, l'avait jeté dans un trouble et réduit dans une faiblesse où il se connaissait à peine lui-même. Il avait été plus d'une fois obligé d'avoir recours à ses apôtres pour le soutenir; il les avait avertis de veiller, de se tenir prêts et sur leurs gardes, de ne le point abandonner: Sustinete hic, et vigilate mecum (1) ! ; comme s'il se fût défié de sa résolution, dit saint Chrysostome, et qu'il eût cru avoir besoin de leur présence. Y avait-il donc lieu d'attendre qu'il osât entrer dans un combat où il semblait si mal disposé; qu'il osât se mettre lui-même entre les mains de ses ennemis ; que bien loin de

 

1 Matth., XXVI, 38.

 

prendre la fuite au bruit des soldats qui le cherchaient, il allât le premier à eux et qu'il les prévînt : tout cela, par un saint empressement de satisfaire à ce que son Père demandait de lui, et de se conformer à ses desseins sur lui? Non, Chrétiens, à en juger selon les vues humaines, on ne pouvait guère l'espérer ; mais c'est là même aussi que nous devons reconnaître et que nous ne pouvons assez admirer l'efficace toute-puissante d'une résignation parfaite, et secondée de la grâce. Il n'y a rien à quoi elle ne nous porte ; rien, dis-je, de si pénible qu'elle ne nous fasse entreprendre, rien de si rebutant qu'elle ne nous fasse embrasser, rien de si ennuyeux et de si fatigant où elle ne nous fasse persévérer, jusqu'à ce que l'ordre de Dieu, que sa volonté ait tout l'accomplissement qui dépend de nous, et que nous lui pouvons donner. En voici la preuve ; et pour nous en convaincre, ayons toujours les yeux attachés sur Jésus-Christ, notre exemplaire et notre guide.

Quel prodige en effet, et quel changement merveilleux ! quelle intrépidité dans cet homme auparavant si timide, à ce qu'il paraissait, et saisi de si mortelles alarmes? quelle constance et quelle fermeté dans cet homme auparavant tout abattu, tout interdit, et prêt à succomber sous le poids de sa douleur ! quelle promptitude et quelle activité dans cet homme auparavant tout appesanti selon les sens, tout atténué, étendu par terre, et sur le point de rendre l'âme ! Qu'est-il arrivé, et qui eu a pu faire de la sorte comme un autre homme? Voici le mystère, chrétiens auditeurs, et l'une des plus salutaires instructions pour nous. C'est toujours le même Homme-Dieu, et ce l'a toujours été; toujours pénétré des mêmes sentiments de soumission à la volonté de Dieu ; mais cette soumission demeurait renfermée dans le cœur, parce que ce n'était pas encore le temps de la prouver par les œuvres, et d'agir. Elle a été rudement attaquée, fortement combattue, violemmenl agitée, et presque déconcertée; mais dans le fond elle ne fut jamais altérée, ni jamais elle ne s'est démentie. De là l'heure est-elle venue où il faut enfin accomplir le commandement de Dieu : c'est alors que cette soumission se montre dans tout son éclat, et qu'elle déploie toute sa vertu. A ce moment toutes les frayeurs de Jésus-Christ se dissipent, toutes ses inquiétudes se calment, toutes ses répugnances s'évanouissent ; rien ne l'étonné, rien ne l'arrête. A ce moment toutes les puissances de son âme se réveillent et se fortifient. Suivons-le,

 

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voyons-le marcher vers ses apôtres, écoutons-le parler. Il ne leur dit plus: Ne vous endormez pas, observez exactement toutes choses, et ne me quittez point, comme s'il eût voulu qu'ils fussent toujours attentifs à sa défense; mais : Dormez maintenant, leur dit-il, et reposez : Dormite jam et requiescite (1) ; voulant ainsi, selon la pensée de saint Chrysostome, leur donner à connaître qu'il ne comptait point sur eux, qu'il n'y avait point pour lui à reculer, que son parti était pris, que son jour était marqué, que c'était celui-là, et qu'il ne cherchait point à l'éviter: Ecce appropinquavit hora (2). Il ne leur témoigne plus ni tristesse, ni crainte, ni irrésolution ; mais, dans le feu et l'ardeur qui le transporte, il hausse la voix, il les presse, il les excite. Allons, reprend-il d'un ton vif et assuré, levez-vous et avançons : Surgite , eamus (3) : pourquoi ? c'est que le perfide qui me doit trahir n'est pas loin, et que je ne veux pas qu'il ait l'avantage d'avoir été plus prompt à me trouver, que je ne l'aurais été à m'offrir moi-même. C'est que la troupe qu'il conduit va bientôt paraître, et qu'il ne convient pas qu'ils lussent plus déterminés à se saisir de ma personne, que je ne l'aurais été moi-même a la leur abandonner : Surgite, eamus; ecce appropinquavit qui me tradet (4). Il ne se retire plus a l'écart, ni dans le lieu du jardin le plus solitaire, comme s'il eût eu peur d'être découvert et aperçu de ses ennemis ; mais il va au-devant d'eux, mais il les aborde, il les interroge, il leur demande quel dessein les amène, et contre qui ils sont envoyés: Quem quœritis (5)? S’ils lui répondent que leur commission regarde Jésus de Nazareth, et qu'ils viennent à lui, il ne se dissimule point, il ne se déduise point : C'est moi. me voilà : Ego sum (6). Si la majesté de son visage, si sa parole toute divine leur imprime d'abord du respect, et leur donne même une telle épouvante qu'ils en sont tous renverses, il leur permet de se relever, il leur parle une seconde l'ois : De quoi s'agit-il? je vous ai dit que je suis ce Jésus que vous cherches; faites tout ce qui vous est ordonné: Dixi vobis, quia ego sum (7). S'il se met de la sorte en leur pouvoir, il leur défend de rien entreprendre contre ses apôtres, et de les arrêter avec lui, parce qu'ils ne lui sont point nécessaires, et qu'il ne les considère point comme des appuis. Pour moi, vous me traiterez de la manière qu'il vous plaira, puisque c'est à moi que vous tu voulez; mais pour ces disciples, laissez-les

 

1 Matth., XXV, 45. — 2 Ibid. — 3 Ibid. 46. — 4 Ibid.  — 5  Joan., XVIII, 4. —  6 Ibid. 5. — 7 Ibid.

 

aller: Si ergo me quœritis, sinite hos abire (1). Enfin quand, par un excès de zèle pour son maître, Pierre tire l'épée et frappe un des gens du pontife, on dirait, selon la belle expression de Tertullien, que du même coup la soumission de Jésus-Christ et sa patience est blessée : Patientia Domini in Malcho vulnerata est. Il condamne l'impétuosité de cet apôtre trop ardent, il lui retient le bras, et dans le moment même il fait un miracle pour guérir la blessure que Malchus avait reçue. Car il ne peut souffrir qu'on forme le moindre empêchement à ce que son Père désire de lui, et à l'ouvrage dont il est chargé. Il ne pense plus qu'à cela, il ne soupire plus qu'après cela, il ne s'occupe plus que de cela. Dès qu'il y envisage la volonté de son Père, il ne lui faut point d'autre motif, d'autre intérêt, d'autre soutien : et c'est lui-même qui s'en déclare le plus hautement et le plus expressément dans cet admirable passage de l'évangile de saint Jean : Ut cognoscat mundus quia diligo Patrem, et sicut mandatum dedit mihi Pater, sic facio; surgite, eamus (2) ; Ne balançons point, et ne différons point. Je sais ce qui m'est réservé, et à quoi je suis appelé ; mais il n'y a rien de si rigoureux que je ne veuille subir, point de supplice si cruel que je ne sois résolu d'endurer; afin que le monde sache que j'aime mon Père, afin de faire voir au monde combien les ordres de mon Père me sont vénérables et me sont chers; afin d'instruire le monde, et de lui apprendre comment il doit respecter les volontés de mon Père, et s'y conformer dans toutes ses démarches : Ut cognoscat mundus quia diligo Patrem, et sicut mandatum dedit mihi Pater, sic facio.

Or, mes Frères, ce monde que le Fils de Dieu a voulu instruire aux dépens de sa propre vie, c'est nous-mêmes. Il y a, comme vous l'avez pu déjà comprendre, il y a des volontés de Dieu qui n'exigent de nous autre chose que le gré du cœur, qu'une acceptation volontaire et libre, que la patience à recevoir et à supporter. Mais il y en a qui tendent à l'action, qui nous imposent certains exercices, certains devoirs, et qui nous obligent à les remplir : volontés de pratique, volontés dont il est présentement question : et là-dessus voici ce que nous enseigne l'excellent modèle que je viens de vous proposer; car dès qu'une fois elles nous sont connues, ces divines volontés, et que nous sentons le mouvement de la grâce qui nous presse de les exécuter et de les suivre, malheur à quiconque délibère et demeure dans une

 

1 Joan., XVIII, 8. — 2 Ibid., XIV, 31.

 

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oisiveté lente et paresseuse ! En vain d'ailleurs nous flattons-nous d'une prétendue résolution d'être fidèles à Dieu ; du moment que cette résolution est sans effet, c'est une résolution chimérique et une erreur qui nous trompe. Dans Tordre de la grâce, vouloir et faire n'est qu'une même chose, puisque si la grâce, dit saint Augustin, n'est donnée de Dieu que pour vouloir, le vouloir n'est donné par la grâce que pour faire. Si donc ce vouloir dont nous nous prévalons n'opère rien, ce n'est plus qu'un vouloir imaginaire ; et l'on ne peut mieux nous comparer qu'à ces idoles dont parle Moïse, qui ont des pieds, mais qui ne marchent jamais ; qui ont des bras, mais qui n'agissent jamais ; qui ont une bouche, et qui jamais ne prononcent une parole.

Tel est néanmoins, mes chers auditeurs, le pitoyable aveuglement où tombent une infinité de chrétiens. Ils disent cent fois le jour à Dieu : Fiat voluntas tua : Seigneur, que votre volonté soit faite ; ils le disent, et se font un mérite de l'avoir dit : tellement que, à les en croire, ce sont autant d'actes de soumission et de résignation. Cependant que font-ils de tout ce que Dieu veut, et de tout ce qu'il leur a prescrit dans leur état? à quoi se montrent ils assidus et réguliers? combien d'obligations indispensables négligent-ils? et de celles même qu'ils accomplissent peut-être en partie, que ne retranchent-ils point, et que n'oublient-ils point? Or se dire soumis à Dieu, et toutefois ne se conduire presque en rien selon les vues de Dieu ; témoigner à Dieu qu'on est résigné à tout ce qui lui plaît, et ne pratiquer presque rien de ce qui lui plaît, et que nous savons lui devoir plaire ; demander chaque jour à Dieu que tout se fasse dans le ciel et sur la terre, dans nous et hors de nous, conformément à sa volonté, et s'écarter sans cesse de cette volonté divine, et ne garder presque rien des règles que nous a tracées cette volonté divine, et vivre dans une omission fréquente, ordinaire, presque universelle de ce que nous inspire cette volonté divine, n'est-ce pas se jouer de Dieu même, et vouloir faire un fantôme d'une des plus solides et des plus saintes vertus du christianisme?

Rendons-nous justice, chrétiens auditeurs, et jugeons-nous de bonne foi nous-mêmes. Nous professons une religion dont les maximes, les conseils, les préceptes, toutes les observances sont à notre égard des déclarations formelles et précises de la volonté de Dieu. Nous sommes dans des conditions, dans des ordres, dans des sociétés où Dieu nous a appelés, où Dieu nous a marqué nos voies, où Dieu nous a distribué nos fonctions et nos emplois. En mille occasions particulières et en mille conjonctures nous nous sentons intérieurement touchés, sollicités, pressés de Dieu, qui nous fait connaître ce qui lui agréerait, ce qui l'honorerait, ce qui nous sanctifierait, ce qui coopérerait aux vues de miséricorde et de salut qu'il a conçues en notre faveur. Si nous l'écoutons, si nous entrons dans la route qu'il nous ouvre, et où il nous attire par sa grâce ; si nous nous acquittons chrétiennement et constamment du ministère dont il nous a chargés, et que nous nous adonnions sans relâche à tout ce qui est de notre profession; si nous accordons nos mœurs et tout le plan de notre vie avec son Evangile, avec notre foi, avec le culte qui lui est dû, et que, jusqu'au dernier soupir, nous nous attachions à le servir comme il mérite de l'être, et comme il veut l'être : alors prenons confiance; nous pouvons avec quelque certitude nous répondre que nous lui sommes unis d'esprit et de volonté. Sans cela, nous avons beau nous humilier devant ses autels, nous avons beau le reconnaître pour le souverain arbitre et le maître de toutes choses, nous avons beau là-dessus, à certains moments, nous épancher dans les protestations les plus animées et les plus spécieuses : ce n'est qu'un pur langage, ce ne sont que de simples complaisances, qui, séparées des œuvres qu'elles devraient produire, ne peuvent être réputées devant Dieu, ni comptées pour une véritable soumission.

Vous me direz que cette soumission en pratique et en œuvres demande bien de la contrainte et de la gêne ; qu'il y a des exercices très-laborieux et très-fatigants ; qu'il y a des temps où ils sont supportables, et qu'il y en a d'autres où ils ne le sont plus ; qu'on n'est pas toujours en disposition de se faire violence, et d'agir de la même manière, avec la même promptitude et le même zèle, dans la même étendue et la même exactitude. Ah ! Chrétiens, en parlant de la sorte et voulant vous prévaloir de telles excuses, pensez-vous au Maître à qui vous appartenez comme ses créatures , et dont vous relevez nécessairement et essentiellement? comprenez-vous sa grandeur et ses droits? n'est-il pas toujours votre Dieu? ne l'est-il pas partout et dans tous les lieux? ne l'est-il pas en toutes rencontres, et en quelque situation, ou intérieure ou extérieure que vous puissiez vous trouver ? La volonté de ce premier Etre n'est-

 

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elle pas une volonté supérieure? et par quel renversement faudra-t-il que cette volonté suprême, cette première volonté, dépende de nos faiblesses et de nos lâchetés, dépende de nos humeurs et de nos caprices, dépende de nos légèretés et de nos inconstances? Quoi donc! ce Dieu si puissant et si digne d'être servi et obéi ne verra ses ordres suivis que lorsqu'ils nous plairont, que lorsqu'ils nous seront aisés et faciles, que lorsqu'ils ne nous exerceront point, qu'ils ne nous captiveront point, qu'ils ne nous mortifieront point ! il se conformera à nos changements et à nos variations? il attendra le temps favorable où notre ferveur se rallumera, et où nous serons touchés d'un attrait tout nouveau ; comme si c'était à lui de s'accommoder à nous, et non pas à nous de nous accommoder à lui et à toutes ses ordonnances? Non, Seigneur, il n'en doit pas être ainsi, et ce serait non-seulement un désordre, mais une indignité. Car pourquoi vous serais-je soumis plutôt aujourd'hui que demain, plutôt dans une occasion que dans un autre , plutôt sur tel sujet que sur tel autre? N'êtes-vous pas toujours pour moi le même Dieu, et ne suis-je pas toujours à votre égard dans la même dépendance? Votre volonté estime volonté éternelle, et je suis l'instabilité même; mais il faut que mon instabilité soit fixée par votre éternité, et qu'en tout ce qui sera de votre bon plaisir, ma volonté soit immuable par vertu, comme la vôtre est immuable par nature. Le même empire impose toujours la même obligation, et le même maître m'engage toujours à la même obéissance.

Sur cela, Chrétiens , qu'avons-nous à faire? C'est de rentrer en nous-mêmes, et de nous examiner sérieusement nous-mêmes;  c'est de voir en quoi particulièrement nous sommes plus lâches a pratiquer la volonté de Dieu, et plus libres à nous affranchir des règles et des devoirs qu'il nous a prescrits. Est-ce dans les exercices de piété, dans la prière, dans la pénitence, dans l'usage des sacrements et dans les divins mystères? est-ce dans les soins temporels , dans les fonctions d'une charge, dans l'administration d'un bien, dans la conduite d'un ménage, dans l'éducation des enfants ? De même, quels sont les accidents de la vie, les événements, les disgrâces, où nous sommes plus sujets à nous troubler et à murmurer? Sont-ce les maladies dont Dieu nous afflige? sont-ce les injustices que nous font les hommes, et les persécutions qu'ils nous suscitent? Sont-ce les pertes qui nous arrivent dans un commerce et dans les affaires que nous entreprenons? sont-ce les mépris qu'on nous témoigne, et les humiliations où nous sommes exposés ? sont-ce les travaux dont on nous charge, et les fatigues dont on nous accable, ou dont nous nous croyons accablés? Reconnaissons-le en la présence de Dieu ; car il ne tient qu'à nous de le découvrir, et nous savons assez ce qui altère plus communément notre cœur, et ce qui nous fait plus de peine. Ne nous contentons pas de le savoir, mais prémunissons-nous contre cela même; et toutes les fois que la chose en effet se présente, et qu'il faut mettre la main à l'œuvre, qu'il faut baisser la tête et porter le fardeau, qu'il faut se renoncer soi-même et s'assujettir , qu'il faut se réprimer ou faire effort, imaginons-nous que nous nous trouvons à la place des trois disciples, et que Jésus-Christ, marchant devant nous comme notre conducteur, nous dit : Surgite, eamus : ecce appropinquavit hora : Hâtez-vous, âmes chrétiennes, et ne tardez pas un moment. Voilà l'heure où votre Dieu vous appelle, et où vous devez me suivre. C'est dans cette occasion, dans cette action, que vous avez à montrer votre amour, votre attachement, votre obéissance, et à en donner un témoignage certain. Gardez-vous de vous comporter ici avec négligence, et avec un esprit chagrin et chancelant. Gardez-vous de faire un pas en arrière, ou de vous tenir dans un lâche assoupissement et dans un repos oisif : Surgite, eamus. Souvenez-vous de la grandeur du Maître qui veut cela de vous, et qui vous l'enjoint. Souvenez-vous de la gloire qu'il en attend, et de la récompense que vous en recevrez. Souvenez-vous que vous l'aurez pour témoin, pour spectateur, pour juge. Souvenez-vous que c'est de là peut-être qu'il a fait dépendre votre sanctification , votre salut, votre prédestination éternelle. Souvenez-vous qu'il y a peut-être attaché les dons les plus précieux de sa grâce, et que peut-être, manquant là-dessus de soumission, vous vous priverez de ses plus insignes faveurs et de ses plus abondantes bénédictions : Surgite , eamus. Figurons-nous , dis-je, mes Frères, que c'est le Sauveur même qui nous presse de la sorte, et qui nous sollicite. S'il nous reste un degré de foi, y a-t-il rien à quoi ces motifs ne soient capables de nous déterminer? Plus résignés alors que jamais et plus résolus à toutes les volontés de notre Dieu, nous nous écrierons comme saint Paul : Domine, quid me vis facere (1) ?

 

1 Act.,IX, 6.

 

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Expliquez-vous, Seigneur, et me déclarez, ou me faites annoncer de votre part, ce que vous désirez de moi : quoi que ce soit, j'y consens; je vous tends les bras, et mon cœur est prêt. Pour nous confirmer dans cette disposition, nous en reviendrons au sentiment du Fils de Dieu ; et quelque victoire qu'il y ait à remporter, ou sur nous-mêmes, ou sur le monde, nous dirons : Ut cognoscat mundus quia diligo Patrem ; et sicut maudatum dedit mihi Pater, sic facio. Ah ! Seigneur, le monde n'a guère connu jusqu'à présent si je vous aimais, et je ne l'ai guère connu moi-même : mais il est temps enfin de l'en convaincre pour son édification, et de m'en convaincre moi-même pour ma consolation. Car jamais je ne donnerai au monde, ni moi-même je n'aurai jamais de preuve plus convaincante, que je vous aime sincèrement, efficacement, pleinement, que lorsque je me trouverai, et dans le sentiment et dans la pratique, comme transformé en vous par une inviolable et entière conformité de volonté. Ce ne sera pas en vain ; et jamais aussi n'aurai-je de meilleur titre pour aspirer à votre gloire, et pour être reçu dans votre royaume, où nous conduise, etc.

 

 

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