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PREMIER JOUR.

PREMIER JOUR.

PREMIÈRE MÉDITATION.

DE LA FIN DE L'HOMME.

DEUXIÈME MÉDITATION.

DE  LA FIN DU  CHRETIEN.

TROISIÈME MÉDITATION

DE LA FIN DU RELIGIEUX

CONSIDÉRATION

SUR  LA  PERFECTION  DE  NOS  ACTIONS  ORDINAIRES.

 

PREMIÈRE MÉDITATION.

DE LA FIN DE L'HOMME.

 

 

Notum fac mihi, Domine, finem meum.

Seigneur, faites-moi connaître ma fin. (Psaume XXXVIII, 5.)

 

PREMIER POINT. — Pourquoi Dieu m'a-t-il créé ? pour le connaître , pour l'aimer, pour le glorifier en cette vie, et pour le posséder en l'autre : voilà ma fin. Je ne suis point dans le monde pour y établir une fortune temporelle ; je n'y suis point pour y acquérir de la réputation et de l'estime ; je n'y suis point pour y vivre agréablement et à mon aise ; tout cela n'est point ma fin, ni ne le peut être. J'y suis pour y chercher Dieu, pour y servir Dieu, pour y accomplir les volontés de Dieu. En cela, dit le Sage, consiste l'homme, et tout l'homme (1).

 

1 Eccli., XII, 13.

 

Grande vérité, sur laquelle roulent toutes les autres vérités ! C'est néanmoins cette vérité que je n'ai pas connue jusqu'à présent, ou du moins que je n'ai jamais bien approfondie. Tellement que j'ai vécu comme si je ne la connaissais pas. Car au lieu que j'étais créé pour Dieu, par un abus énorme de ma raison, je n'ai vécu que pour moi-même, je n'ai pensé qu'à moi-même, je n'ai été occupé que de moi-même, j'ai rapporté tout à moi-même; en un mot, je me suis regardé comme si j'eusse été moi-même ma fin. Ne suis-je pas obligé d'en convenir ? Tel est donc l'affreux aveuglement dans lequel j'ai passé ma vie, ou la meilleure partie de ma vie. Si j'avais bien connu ma fin, et si je l'avais toujours eue devant les yeux,

 

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toute ma vie aurait été sainte. D'où sont venus mes égarements, mes relâchements, mes dérèglements? de ce que j'ai oublié cette fin ; de ce que mille fois, et dans des occasions essentielles, j'ai négligé de faire cette réflexion si salutaire : Quelle est ma fin ? de ce que dans des affaires capitales, où la sagesse chrétienne me devait conduire, je n'ai pas envisagé ma fin. C'est là ce qui m'a perdu.

Non-seulement Dieu est la fin de ma création et de mon être en général, mais de toutes mes actions en particulier : car il n'y en a pas une qui, par la raison que j'ai été créé pour Dieu, ne doive aussi être pour Dieu. Saint Paul n'en a pas excepté les actions même les plus indifférentes et les plus basses. Soit que vous mangiez, dit-il, soit que vous buviez, faites tout pour Dieu (1). Que s'ensuit-il de là ? que tout ce que j'ai fait dans ma vie pour une autre fin que pour Dieu, sans parler du désordre et du péché qui s'y rencontrait, n'a été pour moi devant Dieu de nul mérite. Quand j'aurais fait lus actions les plus éclatantes, quand j'aurais fait des miracles, Dieu n'en ayant point été la fin, tout cela n'est que vanité, et que vanité des vanités. Ils se sont détournés de leur fin, disait le prophète, et dès là ils sont devenus inutiles (2), ou plutôt, tout leur est devenu inutile. N'est-ce pas là mon état, et puis-je assez le déplorer?

 

SECOND POINT. — Ce qui doit fortement m'ex-citer à tendre sans cesse vers ma fin, c'est qu'il n'en est point de plus excellente. Dieu lui-même n'en a pas une plus noble, puisqu'il est lui-même sa fin. De toute éternité il se connaît, il s'aime, il forme des desseins pour sa gloire, et il les exécute dans le temps. Or en cela il m'a créé à son image et à sa ressemblance : car il m'a donné un entendement pour le connaître, une volonté pour l'aimer, un corps et une âme pour le glorifier. J'ai donc, en vertu de ma création, une fin aussi sublime que Dieu. O Seigneur ! s'écriait le saint patriarche Job, qu'est-ce que l’homme, pour mériter que vous l'ayez exalté de la sorte (3) ? Reconnais, mon âme, reconnais ta dignité, non pas pour en concevoir un vain orgueil, mais pour rendre à Dieu l'hommage d'une profonde adoration, et pour lui offrir le juste tribut de tes louanges. Au contraire, quand j'agis pour une autre lin que pour Dieu, je m'avilis, je me dégrade, je renonce à l'honneur que j'avais d'être fait pour Dieu et pour Dieu seul. Quand je me

 

1 1 Cor., X, 31. —2 Psal., XIII, 3. — 3 Job., VII, 17.

 

cherche moi-même, par une juste punition de Dieu, je me trouve moi-même ; et en me trouvant moi-même, je ne trouve que le néant. L'homme a oublié Dieu, et en l'oubliant il s'est méconnu, et par là il est devenu non-seulement semblable aux bêtes (1), mais de pire condition que les bêtes. Car au moins les bêtes, quoique privées de raison, agissent-elles conformément à leur fin, et Dieu est toujours leur fin ; au lieu qu'il n'est plus la mienne, quand je suis assez aveugle et assez insensé pour m'en proposer une autre que lui.

Point encore de fin plus nécessaire, soit par rapport à Dieu , soit par rapport à moi. Nécessaire par rapport à Dieu : car Dieu ne serait pas Dieu, s'il m'était permis d'agir pour une autre fin que pour lui. Il cesserait d'être Dieu, si je pouvais avoir droit de former la moindre pensée , de dire la moindre parole, de faire la moindre action, sans la rapporter à lui. Cependant il ne suffit pas qu'il soit ma fin par la nécessité de son être : il faut qu'il le soit (et il veut l'être) par mon choix. Voilà ce qui fait sa gloire. Voudrais-je la lui disputer? Nécessaire par rapport à moi; car il n'y a que Dieu qui puisse me rendre heureux, et par conséquent qui puisse être ma fin. Vous m'avez fait pour vous, Seigneur, disait saint Augustin, et mon cœur sera toujours dans l'agitation et dans le trouble, jusqu'à ce qu'il se repose en vous. Quoi que le monde fasse pour moi, il ne me contentera jamais. Je ne l'ai que trop éprouvé, pour n'en être pas convaincu. Il me faut quelque chose de plus que le monde, et je ne serai rassasié que lorsque je posséderai mon Dieu.

 

TROISIÈME POINT. — Tout, hors le péché, peut me conduire à ma fin. Il n'y a point de créature dans l'univers qui ne m'aide à connaître Dieu, qui ne me découvre quelque perfection de Dieu , et qui ne doive m'inspirer de l'amour pour Dieu. Il n'y en a donc pas une qui ne puisse être, et qui ne soit actuellement un moyen pour m'élever à Dieu. Les cieux, les astres, les éléments , tout m'annonce un Dieu , en sorte que je suis inexcusable si, le connaissant, je ne réponds pas à l'obligation étroite où je me trouve de le glorifier comme Dieu. Est-il possible , Seigneur, qu'il y ait eu des mondains assez infidèles pour ne vouloir pas écouter cette voix de toute la nature? Votre apôtre néanmoins me l'apprend : mais aussi m'assure-t-il que, par un juste jugement, vous les avez tous livrés à leur sens réprouvé. Que

 

1 Ps., XLVIII, 13.

 

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serait-ce de moi, si jamais vous veniez à m'abandonner ainsi moi-même!

Quoiqu'il en soit, je dois, dans l'ordre de sa providence , regarder tout ce qui m'arrive comme un moyen dont Dieu veut que je me serve pour arriver à la fin qu'il m'a marquée : prospérité, adversité, santé, maladie, pauvreté, commodités, mépris, honneur, joie, affliction. Car nous savons , dit saint Paul, que tout cela contribue au bien de ceux qui aiment Dieu (1), parce qu'il est vrai que tout cela , si je suis fidèle à la grâce, me porte à Dieu, m'attache à Dieu, me soumet à Dieu, me force de recourir à Dieu. Et en effet, Dieu a conduit ses élus par toutes ces différentes voies ; et toutes ces voies différentes, dans l'usage qu'en ont fait les saints, ont également servi à leur prédestination. Dans tous ces événements, quoique contraires, ils ont trouvé le royaume de Dieu, qui était leur fin.

Or voilà ce que je n'ai point assez connu : l'utilité de tout cela, et les desseins de Dieu en tout cela ; ou si je l'ai connu d'une connaissance stérile et de spéculation, voilà ce que j'ai pleinement ignoré dans la pratique. Car, malgré les desseins de Dieu, j'ai abusé de tout cela : de la santé , pour vivre au gré de mes passions; de l'infirmité, pour mener une vie lâche; des afflictions, pour murmurer; de la joie, pour me dissiper; de la prospérité, pour m’enorgueillir ; de l'adversité, pour m'aBattre. Quel renversement de l'ordre de Dieu î quelle infidélité à sa providence! quel oubli de mes propres intérêts! Je ne dois donc désormais user des créatures que pour arriver à ma tin ; c'est-à-dire que je ne dois les estimer, les désirer , les rechercher, qu'autant qu'elles peuvent m'approcher de Dieu et me tenir uni à Dieu. Si je les regarde autrement, elles se tournent contre moi : et pour venger, à mes dépens, le Dieu qui les a créées, bien loin de m'être utiles et profitables, elles me deviennent pernicieuses et dommageables.

 

Conclusion. — Il n'y a que votre grâce. o mon Dieu, qui puisse me tirer du déplorable aveuglement où je vis depuis tant d'années. Faites-moi connaître ce que je suis, et pourquoi je le suis. Donnez-moi une idée vive de la fin où je dois aspirer ; une idée qui me fasse agir , qui m'anime , qui me soutienne : qu'il paraisse dans ma conduite que je suis en effet , non-seulement persuadé , mais touché de cette fin. Que mon unique soin

 

1 Rom., VIII, 28.

 

soit de la rechercher partout et en tout, d'en renouveler tous les jours l'intention et le désir, et de me faire incessamment à moi-même le reproche que Jésus-Christ faisait à Marthe : Vous vous embarrassez de bien des choses, et il n'y en a qu'une seule de nécessaire (1). Or cette seule chose nécessaire, c'est ma fin.

Quant aux moyens, Seigneur, je vous demande cette sainte indifférence où vous voulez que je sois à l'égard de tout ce qu'il y a dans le monde : biens ou maux , grandeurs ou humiliations, plaisirs on afflictions. Et que m'importe d'être riche ou pauvre, d'être sain ou malade, d'être méprisé ou honoré, pourvu que je sois à vous , et que vous soyez éternellement à moi? Que m'importe par quelle voie je parvienne à ma fin, pourvu que j'y parvienne! Sainte indifférence, qui me délivrerait de tous les troubles, de tous les chagrins, de toutes les inquiétudes, de toutes les craintes, dont mon attachement aux créatures est la source! Sainte indifférence , qui bannirait de mon cœur toutes les passions dont il est continuellement agité! Sainte indifférence, qui mettrait le calme dans mon âme, et qui serait déjà pour moi une béatitude anticipée!

Ajoutez, mon Dieu, à cette indifférence une disposition encore plus sainte, de préférer, entre les choses du monde , celles que je connaîtrai m'être plus utiles pour m'avancer vers ma fin, à celles que je saurai me l'être moins. Car quoique toutes soient des moyens pour aller à vous, il y en a qui m'y conduisent bien plus sûrement et plus infailliblement; et quelque horreur naturelle que je puisse avoir de celles-ci, je ne dois pas hésitera leur donner la préférence sur les autres, qui me seraient plus agréables, mais dont il me serait plus facile et plus dangereux d'abuser. Surtout aidez-moi à m'établir et à me fortifier dans la suinte résolution où je dois être d'embrasser généralement et sans réserve tous les moyens par où vous voulez que j'arrive à cet unique nécessaire, qui est ma fin. Car s'il y a un seul de ces moyens que j'excepte , quand je prendrais tous les autres, dès là je ne voudrais plus sincèrement ni efficacement ma fin ; et la volonté que j'aurais d'atteindre à cette fin ne serait plus qu'une velléité et qu'une erreur. Point de restriction, ô mon Dieu, point de limitation ni de bornes, quand il s'agit d'une fin aussi essentielle que celle-là. Examen de mon cœur sur ces trois dispositions. Suis-je dans cette indifférence parfaite pour tout ce qui n'est pas

 

1 Luc., X, 42.

 

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Dieu? suis-je déterminé à choisir, quoi qu'il m'en coûte, les moyens les plus sûrs et les plus propres pour me conduire à Dieu? veux-je les employer tous, et le veux-je bien ?

 

DEUXIÈME MÉDITATION.

DE  LA FIN DU  CHRETIEN.

 

Si quis vult venire post me, abneget semetipsum.

Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à  soi-même. (Matth., chap. XVI, 21.)

 

PREMIER POINT. — Pourquoi suis-je chrétien? pour servir et honorer Dieu : non plus selon les simples vues de ma raison, puisque ma raison étant aussi faible, aussi bornée et aussi obscurcie qu'elle l'est par le péché, elle ne me donnerait pas d'assez hautes idées de Dieu. Non plus selon les maximes générales de la religion : car Dieu demande de moi, comme chrétien, quelque chose de plus parfait que ce que la religion en général prescrit à tout homme qui connaîtrait Dieu, et n'aurait que la foi d'un Dieu. Mais je suis chrétien pour servir Dieu et pour le glorifier selon les règles particulières, et selon l'esprit de la loi de Jésus-Christ. Dieu ne veut plus que je vive selon d'autres règles que celles-là ; et tout ce qui n'est pas selon ces règles n'est plus selon le cœur de Dieu.

En effet, Jésus-Christ n'est venu au monde que pour me faire connaître Dieu, et que pour m'apprendre à honorer Dieu comme Dieu mérite d'être honoré. C'est pour cela qu'il disait : Mon Père, j'ai fait connaître aux hommes votre nom (1). Moïse avait appris aux Juifs à honorer Dieu par des sacrifices et des victimes ; mais ces sacrifices, où l'on n'immolait que des animaux, n'étaient que l’ombre et la figure du vrai culte que Dieu attendait de moi. Ces sacrifices étaient infiniment au-dessous de ce que Dieu méritait. Jésus-Christ est donc venu pour m'enseigner à honorer Dieu en esprit, c'est-à-dire par le sacrifice de moi-même et par le renoncement à moi-même.

Divine leçon que cet Homme-Dieu, comme législateur, et comme maître, m'a faite dans sa propre personne. Entrant dans le monde, il dit à Dieu : Vous n'avez plus voulu, Seigneur, d’oblation étrangère; mais vous m'avez formé un corps. Les holocaustes de l'ancienne loi ont cessé de vous agréer ; c'est pourquoi j'ai dit : Me voici  je viens, je m'offre, je me livre à vous (2). En un mot, il s'est immolé lui-même, il s'est

 

1 Joan., XVII, 26. — 2 Hebr., X, 6.

 

anéanti lui-même, et cela pour honorer Dieu ; mais en même temps pour avoir droit de me dire : Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce et qu'il meure à soi-même (1).

Voilà, dis-je, pourquoi je suis chrétien, et c'est uniquement par là que je me mets en état de rendre à Dieu le véritable hommage que je lui dois. Il faut donc conclure que si je ne renonce à moi-même, je ne suis chrétien que de nom; que si je ne renonce à moi-même , je ne porte le nom de chrétien que pour ma confusion ; que, quoi que je fasse d'ailleurs, si je ne renonce à moi-même, je ne connais pas Dieu, je n'aime pas Dieu, je suis incapable de glorifier Dieu de la manière que je le dois connaître, que je le dois aimer, que je le dois glorifier. C'est dans ce renoncement à moi-même, et dans ce sacrifice de moi-même, que consiste pour moi la religion. Les Juifs pouvaient l'ignorer : mais après la révélation expresse qu'il a plu à Dieu d'en faire an monde par Jésus-Christ, mon ignorance sur ce point serait un crime. Ce renoncement est difficile, mais il est nécessaire. Se quitter soi-même , se dépouiller de soi-même, c'est une parole bien dure, selon les sens et selon les inclinations naturelles; mais c'est une parole de salut, une parole de vie, et de la vie éternelle.

 

SECOND POINT. — En qualité de chrétien, je dois être conforme à Jésus-Christ. Car c'est dans cette vue, dit saint Paul, que Dieu a choisi ses élus, les ayant tous prédestinés sur le modèle de son Fils. Y a-t-il entre Jésus-Christ et moi de la conformité ; j'ai droit d'espérer en Dieu, et de faire fond sur ses miséricordes. Mais n'y a-t-il dans moi nul trait de ressemblance avec Jésus-Christ; quand j'aurais d'ailleurs toutes les perfections des anges, Dieu ne me reconnaît point, ni ne me compte point au nombre des siens. Quoi qu'il en soit, voilà ma fin, et à quoi je dois travailler comme chrétien : à me faire une copie vivante de Jésus-Christ ; à envisager Jésus-Christ comme l'excellent original sur lequel je dois me former; à me dire

 

1 Matth., XVI, 24.

 

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sans cesse en le contemplant ce que Dieu dit à Moïse : Voyez, et faites selon le divin exemplaire que vous avez devant les yeux (1).

En qualité de chrétien , je dois être revêtu de Jésus-Christ. C'est l'expression dont s'est servi l'Apôtre : Vous tous qui avez été baptisés en Jésus-Christ, vous êtes revêtus de Jésus-Christ (2). Quel honneur pour moi, en me dépouillant du vieil homme, de m'être revêtu du nouveau ! Mais quelle honte aussi pour moi, si je n'en suis revêtu qu'extérieurement, et si, faisant profession d'être chrétien, je n'en ai pas intérieurement l'esprit ! Quelle contradiction, si, portant le caractère et la marque du sacrement de Jésus-Christ, je n'en ai pas la sainteté, et si dans la pratique je sépare l'un de l'autre ! Quelle monstrueuse hypocrisie, si je ne suis chrétien qu'en apparence, et si devant Dieu j'ai un esprit et un cœur tout païen !

En qualité de chrétien, je dois être incorporé à Jésus-Christ comme un de ses membres ; je dois lui être uni comme à mon chef. C'est encore la doctrine du saint Apôtre : Ne savez-vous pas que vos corps sont les membres de Jésus-Christ (3) ? Or entre le chef et les membres il doit y avoir de la proportion ; et s'il n'y en a point entre Jésus-Christ et moi, je n'ai plus avec lui cette liaison qui fait, selon Dieu , tout mon bonheur et toute ma gloire. Ou si je suis, comme chrétien, un des membres de Jésus-Christ , je ne suis, comme indigne chrétien, qu'un de ces membres gâtés qui ne servent qu'à déshonorer son corps mystique.

Enfin je dois, en qualité de chrétien , vivre de la vie même de Jésus-Christ ; de sorte que la vie de Jésus-Christ doit paraître (4) dans toute ma conduite, et même, ainsi que me l'enseigne le maître des nations, dans ma chair mortelle. Je suis chrétien , pour pouvoir dire comme ce grand saint : Je vis, ou plutôt ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi (5), et par conséquent qui pense en moi, qui parle en moi, qui agit en moi. Puis-je en la présence de Dieu, sans me tromper, sans me flatter, me rendre à moi-même ce témoignage? Voilà toutefois à quoi Dieu m'appelle.

 

TROISIÈME POINT. — Ce n'est point assez, pour être parfaitement chrétien, que je sois dans une sainte indifférence à l'égard de tout ce qui n'est pas Dieu : il faut que je m'attache expressément et déterminément aux moyens que Jésus-Christ  m'a  lui-même marqués

 

1 Exod., XXV, 40. — 2 Galat., III, 27. — 3 Cor., VI, 15. — 4 2 Cor., IV, 10. — 5 Galat., II, 20.

 

comme les plus efficaces, les plus infaillibles, et, supposé le choix qu'il en a fait, les plus indispensables et même les seuls suffisants pour acquérir la perfection où le caractère de chrétien m'engage, et où est renfermée ma fin. Or, suivant ce principe, je dois donc, sans balancer, préférer la pauvreté, j'entends la pauvreté de cœur, aux biens de ce monde : c'est-à-dire que je dois m'estimer plus heureux d'être détaché des biens de ce monde, que de les posséder ; plus heureux de les mépriser, que d'en jouir, parce que le détachement et le mépris des biens de ce monde est le premier moyen que Jésus-Christ m'a proposé pour honorer Dieu.

Suivant ce principe, je dois préférer la vie austère et pénitente à la vie douce et commode, parce que c'est ainsi que Jésus-Christ l’a jugé lui-même et qu'il l'a pratiqué : Au lieu du bonheur, même temporel, et de la joie qui lui était due, il a pris la croix pour son partage (1). Car il venait, comme Sauveur, établir une religion d'hommes pécheurs , à qui la pénitence était nécessaire pour apaiser la justice de Dieu. Il venait, comme réformateur du monde, en corriger les désordres; et il savait que la vie douce et commode était la source empoisonnée de toute la corruption du monde, et qu'au contraire la vie austère et pénitente en était le remède souverain.

Suivant ce principe, je dois être persuadé de ces maximes si communes dans l'Evangile et si familières aux apôtres : Qu'il ne suffit pas que je porte ma croix, mais qu'il faut que ce soit moi-même qui m'en charge, et qui me l'impose. Qu'il ne suffit pas que je m'y soumette, mais qu'il faut que je l'aime , qu'il faut que je m'en glorifie. Que sans cela je ne puis honorer Dieu , comme Jésus-Christ m'a fait connaître que Dieu veut être honoré. Que si je ne crucifie pas ma chair, je ne puis appartenir à Jésus-Christ, ni par conséquent à Dieu. Que, pour être enfin revêtu de Jésus-Christ, il faut que je sois revêtu de la mortification de Jésus-Christ.

Suivant ce principe, bien loin de fuir l'abjection et l'humiliation, je dois l'accepter, la souhaiter, la demander plus que toutes les grandeurs et que tous les honneurs du monde, puisque c'est le grand moyen que Jésus-Christ a mis en œuvre pour rendre à Dieu la gloire qui lui avait été ravie. L'orgueil avait soulevé l'homme contre Dieu, et il n'y avait que l'humilité qui pût réparer l'injure faite à Dieu. Moyen

 

1 Hebr., XII, 2.

 

509

 

excellent, mais moyen indispensablement requis pour trouver grâce auprès de Dieu.

 

CONCLUSION. — Voilà, Seigneur, ce que le monde ne connaissait pas ; voilà ce que les sages du monde ne connaissent point encore : mais grâces immortelles vous soient rendues de m'avoir révélé de si sublimes et de si importantes vérités 1 Par là vous m'avez enseigné la vraie sagesse, en me détrompant des erreurs grossières dont le monde est rempli sur ce qui regarde ces faux biens. Par là vous m'avez guéri des passions dont il est, en vue de ces biens, malheureusement possédé et cruellement déchiré. Par là vous m'avez fait goûter le solide repos, et vous m'avez fait éprouver la vérité de votre promesse : Apprenez de moi que je suis humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos cimes l. Mais par là vous m'avez surtout appris à honorer votre Père, et à lui offrir le culte le plus digne de lui, le plus conforme à ses inclinations, et le plus capable de me sanctifier moi-même. Soyez mille fois béni, aimable et adorable maître , de m'avoir ainsi fait entendre ce que c'est que d'être chrétien ; de m'avoir instruit de la fin pour laquelle je le suis; de m'avoir prescrit les moyens qui doivent me mener à cette fin ; et de m'avoir rendu tout cela non-seulement intelligible, mais sensible, dans votre sacrée personne. Car j'avais besoin, et de votre autorité , et de votre exemple, pour bien comprendre tout cela. Il

 

1 Matth., XI,29.

 

me fallait un aussi grand modèle que vous pour m'animer, pour me soutenir, et dans la recherche de cette fin si contraire à mon amour-propre , et dans la pratique de ces moyens si directement opposés à tous les sentiments de la nature.

Cependant ai-je été jusques à présent bien convaincu de la nécessité de l'un et de l'autre, je veux dire de la nécessité d'aspirer à cette fin et d'en prendre les moyens? Tout chrétien que je suis, ai-je vécu dans ce renoncement à moi-même, qui est l'abrégé et la fin de la loi de Jésus-Christ ? En m'examinant sur ces trois moyens, sans lesquels Jésus-Christ m'a déclaré qu'il n'y a point de salut pour moi, que trou-verai-je? Suis-je pauvre dé cœur? suis-je humble de cœur? suis-je mortifié et circoncis de cœur? Et si je ne le suis pas, que suis-je donc dans l'idée de Dieu, et qu'est-ce que ma vie, sinon un fantôme de christianisme que Dieu réprouve? Je ne puis encore une fois alléguer là-dessus mon ignorance pour excuse ; je ne puis plus demander à Dieu qu'il me donne une connaissance certaine de ma fin : Jésus-Christ s'en est plus que suffisamment expliqué. Voilà à quoi se réduit tout son Evangile. O mon Dieu ! que vous répondrai-je un jour, quand vous m'opposerez cet Evangile? que puis-je vous répondre dès aujourd'hui, quand cet Evangile et ma conduite s'accordent si peu ? Cet Evangile ne changera jamais : c'est donc à moi de changer ma conduite et de réformer ma vie.

 

TROISIÈME MÉDITATION

DE LA FIN DU RELIGIEUX

 

De mundo non estis.

Vous n'êtes plus au monde. (Jean, chap. XV, 19.)

 

PREMIER POINT. — Dieu m'a appelé à l'état religieux, afin que j'y vive séparé du monde, détaché du monde, crucifié pour le monde, et absolument mort au monde. Quatre degrés par rapport auxquels je dois me juger moi-même, et me confondre d'avoir jusques à présent si mal répondu à ma vocation.

Ma fin, dans l'état religieux, est d'y vivre séparé du monde, non-seulement d'habitation et de demeure, mais d'esprit et de sentiments. Il ne me suffit pas, pour être religieux, d'en porter l'habit, ni même d'en avoir fait le vœu : il faut que j'en aie l'esprit. Or il arrive tous les jours que l'esprit du monde s'introduit jusque dans la religion : comme, par un efi'et tout contraire , l'esprit de la religion se communique quelquefois aux conditions les plus engagées dans le monde. Combien d'âmes toutes mondaines dans les communautés religieuses? Ne suis-je point de ce nombre?

Ma fin, dans l'état religieux, est d'y vivre détaché du monde. Car je serais le plus malheureux des hommes, si j'étais séparé du monde sans en être détaché, puisque dès là je n'aurais plus, ni les consolations du monde, ni celles de Dieu. Etre séparé du monde et n'en être pas détaché, ce serait pour moi non-seulement le plus grand de tous les malheurs, mais le plus

 

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grand de tous les désordres; et je pourrais me reprocher alors, plus justement que saint Bernard , que je suis la chimère de mon siècle. C'est-à-dire que je ne suis ni séculier, ni religieux : ni séculier, puisque je me suis retiré du monde ; ni religieux, puisque je tiens encore au monde et que je ne l'ai pas tout à fait abandonné.

Ma fin, dans l'état religieux, est d'y être, comme saint Paul, crucifié pour le monde. Tellement que si, malgré ma profession de religieux, j'aime encore le monde, et si le monde m'aime encore; que si je me plais encore avec le monde, et si le monde se plaît encore avec moi ; que si le monde, tout religieux que je suis, ne laisse pas de s'accommoder de mes maximes, et si je m'accommode également des maximes du monde, je ne suis plus religieux que de nom. Pour l'être en effet et en vérité, il faut que je sois dans le monde comme dans un état de souffrance. Il faut que le monde soit ma croix, comme je serai infailliblement la croix du monde, par la contrariété de sentiments et de principes qui se trouvera entre lui et moi, dès que je me comporterai en religieux.

Ma fin, dans l'état religieux, est de mourir absolument au monde et à moi-même : car en vain me flatterais-je d'être mort à tout ce qui s'appelle le monde, si je n'étais mort à moi-même. Le monde auquel je dois surtout mourir est en moi. Le monde qui est hors de moi n'a rien pour moi de dangereux, en comparaison de celui que je porte au milieu de moi. Le monde que j'ai à combattre, ce sont ces trois concupiscences dont parle saint Jean, d'autant plus à craindre pour moi, qu'elles sont dans moi-même et une partie de moi-même. Etre mort à moi-même dans la religion, c'est n'y avoir plus de volonté, plus d'humeur, plus de vues ni de prétentions humaines. Si tout cela est encore en moi, et si j'ai encore, pour certains intérêts que l'on se fait dans la profession religieuse, des vivacités, des empressements, de la sensibilité, je ne suis ni mort selon Jésus-Christ, ni enseveli avec Jésus-Christ. Ainsi ma religion est vaine, et n'eût-il pas presque autant valu rester dans le monde?

 

SECOND POINT. — Cette séparation et ce détachement du monde, ce crucifiement et cette mort spirituelle sont d'une sainteté bien relevée : mais pourquoi suis-je entré dans l'état religieux?  Pour y travailler  tout autrement que je n'aurais pu faire dans le monde, non-seulement à mon salut, mais à ma perfection. Supposé mon engagement à la religion, ma perfection et mon salut sont désormais deux choses inséparables. Je dois donc être persuadé qu'au lieu que le Sauveur du monde disait à ce jeune homme de l'Evangile : Si vous voulez être parfait, quittez tout ce que vous avez, et suivez-moi (1); il me dit maintenant et sans condition : Parce que vous avez tout quille, et qui; vous vous êtes engagé à me suivre, souvenez-vous que vous devez être parfait, cette perfection, que Jésus-Christ a proposée aux chrétiens du siècle comme un conseil, est donc pour moi un commandement que je nie suis imposé. Il m'était libre d'être religieux, ou de ne l'être pas; mais du moment que je le suis, il ne m'est plus libre de renoncer à l'obligation que j'ai d'être parfait, ou du moins de vouloir sincèrement et efficacement le devenir. Voilà toutefois le devoir essentiel à quoi je manque, quand je suis assez lâche pour abandonner, dans la profession religieuse, le soin de ma perfection. Péché grief, puisque je deviens prévaricateur de mon état, jusqu'à sortir de mon état. Car mon état, comme religieux, est de tendre continuellement à la perfection. Dès là donc que je la néglige, et que je n'y aspire plus ; dès là que je ne me soucie plus d'y parvenir, et que je n'en ai plus le zèle, mitre le désordre de ma conduite envers Dieu, outre le danger que Dieu ne retire de moi ses grâces, je sors de la voie où j'étais appelé. Or sortir de la voie que Dieu m'avait marquée, c'est, dans l'ordre du salut, l'égarement le plus funeste, et dont les suites sont le plus à craindre.

Mais en m'éloignant ainsi de la fin pour laquelle je suis religieux, quel sujet n'ai-je pas de rougir et de trembler, quand je vois au milieu du monde des séculiers plus touchés que moi du désir de leur perfection, plus occupés que moi du soin de leur perfection, et par là même beaucoup plus parfaits dans leur condition que moi dans la mienne? Sans parler des vertus politiques et civiles qui font le mérite des partisans du monde, et qui devraient être déjà pour moi autant de leçons, combien y a-t-il de chrétiens dans le monde plus mortifiés, plus humbles, plus charitables qu'une infinité de religieux? Quel témoignage contre moi et quelle conviction, quand Dieu, dans son jugement, me mettra ces exemples devant les yeux! Toute comparaison à part, n'est-il

 

1 Matth., XIX, 21.

 

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pas bien honteux et bien indigne qu'après tant d'années, que je suis religieux et que je nie trouve obligé par mon état à marcher dans la voie de la perfection, j'y aie fait si peu de progrès ; que je n'aie peut-être pas encore commencé, ni même sérieusement pensé à m'y avancer; que je sois peut-être aujourd'hui plus imparfait que lorsque j'étais dans le monde; que, bien loin de croître en vertu dans la maison de Dieu, j'y aie peut-être toujours été eu dégénérant et en me relâchant? Est-ce parce que Dieu demandait de moi? est-ce là ce que je lui avais promis?

 

TROISIÈME POINT. —C'est par une grâce toute spéciale qu'il a plu à Dieu de m'appeler à la perfection religieuse : c'est par une distinction et un choix dont je ne puis assez reconnaître, ni assez estimer les avantages. Il est vrai que Dieu, en vertu de ce choix, exige de moi plus qu'il n'exige du commun des chrétiens : mais en cela même quelles ont été les vues de sa providence et de sa miséricorde envers moi? Il a voulu que je lui fusse dévoué d'une façon plus particulière et plus intime; il a voulu me mettre au rang de ses favoris qui l'approchent de plus près, et avec qui il a de plus fréquentes et de plus abondantes communications ; il a voulu non-seulement me conserver dans une innocence plus parfaite, mais m'élever aux plus sublimes vertus, afin de me tenir plus étroitement uni à lui, et de me donner lieu d'acquérir plus de mérites devant lui; il a voulu faire éclater en moi toutes les richesses de sa grâce, et me disposer à recevoir un jour les dons les plus excellents de sa gloire ; il a voulu me proposer au monde comme un modèle, et que mes entretiens, que mes actions, que toute ma vie honorât son service, édifiât le prochain, et fût pour les chrétiens du siècle une leçon visible et présente, qui les instruisît et qui les touchât. Car tout cela est attaché à cette perfection, qui fait la sainteté et le caractère propre de mon état.

Or, n'est-ce pas en quoi je dois admirer la bonté de Dieu, qui m'a choisi de la sorte ; qui, par une prédilection toute gratuite, m'a destiné à de si grandes choses, et m'a prévenu de telles faveurs ; qui, pour me soutenir dans une vocation si sainte, et pour m'aider à la remplir, m'a fourni tant de moyens? Je puis donc dire, aussi bien que Moïse, et même avec plus de sujet que Moïse, qu'il n'en a pas ainsi usé a l'égard de toute nation : c'est-à-dire qu'entre les chrétiens mêmes, qu'entre les enfants de la même Eglise et parmi son peuple, il m'a préféré à des millions d'autres qu'il a laissés et qu'il laisse encore au milieu des dangers du monde et de toute sa corruption. Qu'avais-je fait plus qu'eux avant que Dieu me retirât de ce siècle perverti, où je me trouvais exposé connue eux? et par où m'étais-je rendu plus digne d'un de ses bienfaits les plus signalés?

Après cela que dois-je penser de moi-même, si, dans un état où je dois être singulièrement dévoué à Dieu, je m'occupe de toute autre chose que de Dieu? si dans un état où je dois communiquer plus souvent et plus intimement avec Dieu, je me dégoûte de tous les exercices qui peuvent me porter à Dieu, et je vis dans une dissipation continuelle qui me fait perdre presque tout sentiment de Dieu? si, bien loin de me préserver, selon mon état, des taches les plus légères, et de pratiquer toute la sainteté du christianisme dans le degré le plus éminent, je fais en mille rencontres de mortelles blessures à mon âme, ou je me jette au moins là-dessus en des embarras de conscience très-dangereux, et si je n'ai pas même le fond et l'essentiel de la piété chrétienne? si, bien loin de m'enrichir pour le ciel, je demeure dans une vie lâche et inutile, où je ne profite de rien, parce que je m'acquitte de tout négligemment et sans esprit intérieur ? si, bien loin de faire honneur au service de Dieu et à ma profession, je les déshonore, et au lieu d'édifier le monde, je le scandalise? Il n'y a que trop de religieux à qui ces reproches conviennent: y en a-t-il à qui ils conviennent plus qu'à moi? Quoi qu'il en soit, c'est à moi de me les appliquer utilement, et d'en tirer de justes conséquences pour mon instruction et ma sanctification.

 

CONCLUSION. Ah! Seigneur, je n'avais point encore conçu ce que c'est que d'être religieux. Je n'en avais qu'une faible idée, et voilà pourquoi je me suis si peu mis en peine de parvenir à la fin d'un état si saint. La vie religieuse ne m'avait paru qu'une vie obscure et abjecte selon le monde, qu'une vie de contrainte et de gêne selon les sens ; mais je n'en comprenais pas l'excellence et la perfection. C'est aujourd'hui, mon Dieu, que vous me la faites connaître ; c'est aujourd'hui que je commence à sentir mon bonheur et à le goûter, parce que c'est aujourd'hui que je conçois une toute autre estime de ma vocation.

Mais du reste, Seigneur, ce n'est point assez que je connaisse la perfection de mon état; il

 

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faut qu'autant que je la connais, qu'autant que je l'estime, je la désire, et que je la désire comme elle doit être désirée. Or il n'y a que vous qui puissiez, par votre grâce, former en moi ce désir, accompagné de toutes les qualités nécessaires pour être conforme à mes obligations. Car vous le savez, Seigneur, ce qui m'a perdu, c'est que je n'ai jamais eu pour la perfection religieuse qu'un désir vague, qu'un désir oisif et languissant, qu'un désir borné et limité, qu'un désir passager et volage, qu'un de ces désirs qui tuent l'âme et qui ne la sanctifient pas, qu'un de ces désirs de pure complaisance dont l'enfer est plein ; au lieu que, pour arriver à une fin si importante et si sublime, il me fallait un désir fervent, un désir efficace et pratique, un désir universel et sans mesure, un désir constant et ferme, un désir suivi et soutenu d'une sainte persévérance. Qu'ai-je donc à faire pour exciter désormais et pour entretenir dans mon cœur un tel désir? C'est de me souvenir sans cesse de la fin pourquoi je suis religieux; c'est, à l'exemple de saint Bernard, de me demander sans cesse à moi-même : Pourquoi ai-je quitté le monde? pourquoi suis-je venu en religion ? Car voilà, mon Dieu, ce que j'ai cent fois oublié, et dans des occasions essentielles, où il était pour moi de la dernière conséquence d'y penser; voilà à quoi je n'ai fait nulle attention.

Mais, Seigneur, c'est ce que je me propose dans la suite d'avoir toujours présent à l'esprit, et de quoi je veux me faire une règle pour tout le reste de ma vie. Quand l'amour-propre me portera à rechercher mes commodités et mes aises au préjudice de la vie régulière que j'ai embrassée, je rentrerai en moi-même, et je me dirai : Est-ce pour cela que je me suis fait religieux? Quand il me prendra, ou quelque dépit secret d'une humiliation, ou quelque chagrin de voir les autres au-dessus de moi, ou quelque envie d'occuper certaines places et d'être employé à certaines fonctions, ou quelque dégoût de mes observances et de mes exercices ordinaires, j'en reviendrai toujours à la même réflexion : Qu'ai-je eu en vue lorsque j'ai renoncé au monde, et qu'ai-je prétendu en me consacrant à Dieu? Cette pensée m'animera, me fortifiera ; et pour me la rendre salutaire, vous y ajouterez, Seigneur, l'onction de votre divin esprit et de votre grâce.

 

CONSIDÉRATION

SUR  LA  PERFECTION  DE  NOS  ACTIONS  ORDINAIRES.

 

 

PREMIER POINT. — Notre perfection, selon Dieu, ne consiste point à faire beaucoup de choses : ce fut l'erreur de Marthe, que Jésus-Christ condamna. Ce n'est point non plus à faire de grandes choses : il y a des saints très-grands devant Dieu, qui n'ont rien fait de grand pour Dieu ; des saints dont la vie a été obscure et cachée, dont les actions n'ont rien eu de brillant et d'éclatant, dont le monde n'a point parlé. Ils étaient grands parleur sainteté : mais toute leur sainteté était renfermée en de petites choses; et Dieu, dans la fidélité avec laquelle ils pratiquaient ces petites choses, leur faisait trouver des trésors infinis de grâces. Ils étaient grands par leur humilité ; et leur humilité les portait toujours à choisir les derniers emplois, laissant aux autres les fonctions où il y avait plus à paraître, et ne se jugeant pas capables d'y être appliqués. Enfin, notre perfection ne demande point que nous fassions des choses extraordinaires et singulières. Dès là qu'elles sont singulières et extraordinaires, elles sont rares, et les occasions n'en sont pas fréquentes: cependant notre perfection doit être en ce qui nous est plus habituel, en ce qui nous occupe plus souvent, en ce que nous avons continuellement dans les mains, en ce qui remplit les journées et les années de notre vie.

D'où il s'ensuit que c'est de nos actions les plus ordinaires que dépend la perfection où Dieu nous appelle. Car ce sont là les actions propres de notre profession et de notre état; et par conséquent ce sont celles que Dieu veut spécialement de nous, puisqu'il ne nous a attirés par sa grâce dans cet état et cette profession, que pour y vivre et pour y agir selon l'ordre qui y est établi. Or il est certain d'ailleurs que ce qui fait notre sanctification, c'est la volonté de Dieu ; que c'est cette volonté de Dieu qui donne le prix à tout ce que nous faisons; que sans cette volonté de Dieu, nos plus grandes actions ne sont rien, et qu'avec cette volonté de Dieu nos moindres actions ont un mérite très-relevé. Je dois donc conclure que

 

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je ne serai parfait devant Dieu que par l'accomplissement de mes devoirs les plus communs. Qu'a fait Jésus-Christ pendant trente ans? rien de remarquable dans l'estime du monde, et rien même que de vil aux yeux des hommes : mais parce qu'il faisait la volonté de son Père, parce qu'en toutes choses, ainsi qu'il le disait lui-même, il agissait selon le gré de son Père (1), ces actions, viles aux yeux des hommes, étaient l'objet des complaisances de Dieu.

Quel fonds de consolation pour nous! Il n'est point nécessaire de chercher bien loin notre perfection : elle est auprès de nous et dans nous. Je trouverai la mienne dans mes obligations et dans mes exercices de chaque jour. Une perfection hors de ces exercices, et qui n'irait pas à m'acquitter de ces obligations, serait pour moi une perfection mal entendue et mal réglée, que Dieu ne reconnaîtrait point, que le monde même réprouverait, qui pourrait m'inspirer de l'orgueil, et qui m'exposerait à mille défauts. Au lieu que cette perfection d'une vie commune est approuvée de Dieu et des hommes. Elle édifie, elle met la vertu en crédit, elle maintient la règle, elle n'enfle point, ni n'est point sujette à la vanité. On la croit aisée, et elle l'est dans la spéculation ; mais pour en soutenir longtemps et constamment la pratique, qu'il y a de difficultés à vaincre ! qu'il y a de violences à se faire, et par là même aussi de récompenses à obtenir !

 

SECOND POINT. — Notre perfection n'en demeure pas là; mais à ces actions ordinaires sur quoi elle est fondée, elle doit ajouter certaines circonstances et certaines conditions nécessairement requises. C'est-à-dire qu'il ne suffit pas de faire ce qui est de notre état, de notre vocation, de notre emploi; mais qu'il le faut bien faire : tellement qu'on puisse dire de nous, par proportion, ce qu'on disait du Fils de Dieu : Il a bien fait toutes choses (2).

Or, bien faire toutes ses actions, c'est les faire avec exactitude, avec ferveur, avec persévérance. 1° Avec exactitude : de sorte qu'on n'en omette aucune volontairement et par sa faute, et qu'on ne retranche pas même à une seule la moindre partie de ce qui lui est assigné. Cette exactitude regarde encore l'heure, le lieu, la manière : car ne les pas faire au temps marqué, dans le lieu qui convient, de la manière qui est prescrite, ce sont autant d'imperfections qui en diminuent la valeur, puisque ce sont

1 Joan., VIII, 28. — 2 Marc., VII, 37.

 

autant de transgressions de la volonté de Dieu, qui est ordonnée en tout et qui s'étend à tout, sans oublier les plus petites particularités. 2° Avec ferveur : ce n'est pas à dire avec goût, avec plaisir, avec une ardeur sensible. Quoique la ferveur soit communément accompagnée de ce goût, de ce plaisir, de cette ardeur, elle n'en est pas toutefois inséparable. On peut être très-fervent, et avoir un dégoût naturel pour ce que l'on fait, y sentir de la répugnance, et n'y trouver que de la sécheresse et de la froideur. C'est même alors que la ferveur est beaucoup plus solide et plus méritoire, quand elle nous fait agir résolument et délibérément malgré ces répugnances et ces dégoûts, malgré ces froideurs et ces sécheresses. 3° Avec persévérance : c'est par-dessus tout cette persévérance qui coûte, et c'est ce qui faisait dire à saint Bernard, parlant de la vie religieuse, qu'à n'en regarder que chaque exercice en particulier et en lui-même, elle n'est pas à beaucoup près si rigoureuse que le martyre ; mais qu'à les rassembler tous et à considérer leur durée, il n'y a point, selon la nature, de martyre plus insoutenable. Aussi voit-on assez de religieux dans les communautés, et même de chrétiens dans le monde, fidèles à leurs pratiques et à leurs obligations en certains temps et à certains jours, où ils sont plus touchés de Dieu : mais d'eu trouver qui marchent toujours d'un pas égal, qui n'aient pas leurs vicissitudes et leurs changements, qui fassent avec la même attention et la même assiduité le lendemain ce qu'ils ont fait le jour précédent, et qui sur cela ne se relâchent ni se démentent jamais jusques au dernier moment de leur vie, c'est une espèce de miracle.

Voilà donc les trois règles que je dois prendre pour me diriger dans la voie de ma perfection et dans la sanctification de mes actions : exactitude, ferveur, persévérance. Mais en même temps ne sont-ce pas pour moi trois grands sujets de m'humilier et de déplorer toutes mes infidélités ? Il ne faudrait pour me sanctifier que mes observances et ma règle ; mais de combien d'omissions y suis-je coupable? de combien de lâchetés, d'inconstances, de variations ? Dois-je m'étonner qu'avec tant de moyens de m'avancer, j'aie fait si peu de progrès; ou plutôt, ne dois-je pas trembler du peu de progrès que j'ai fait avec des moyens si abondants et si présents de me perfectionner ?

 

TROISIÈME POINT. — Ce n'est pas tout encore ;

 

 

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mais il y a un dernier degré de perfection que nous devons donnera nos actions, et qui en est comme l'âme et comme la vie : c'est de les faire par un esprit intérieur et par un principe de religion. Car tout le reste n'est que le corps de la sainteté ; mais ce qui les vivifie, ce qui les anime et qui les consacre, c'est le motif qui nous conduit, et l'intention que nous nous proposons. Faire ses actions par humeur, par caprice, par inclination, par coutume, par respect humain; par ostentation, par intérêt, ce n'est pas les faire pour Dieu ni en vue de Dieu ; et dès que Dieu n'y a point de part, quel compte nous en peut-il tenir, et comment peut-il les agréer? Tout le mérite de la fille du roi lui vient, avec la grâce de Dieu, du dedans et du fond de son cœur (1). Quand donc je ferais les actions les plus héroïques, si Dieu n'en est pas la fin, et si je ne les fais pas pour lui plaire, comme il n'en tire nulle gloire, il les regarde d'un œil au moins indifférent, et je n'en puis retirer moi-même aucun fruit.

Vérité terrible, si je la médite bien. Car si je repasse sur toutes mes actions, et que je les examine au poids de cette balance, combien en trouverai-je sur quoi j'aie quelque sujet de compter? Il est vrai, j'agis à l'extérieur comme les autres; je vais à la prière, au travail, à mes occupations ; j'assiste à tout, et je satisfais en apparence à tout : mais du reste, sans vue de Dieu, sans retour vers Dieu; souvent avec une légèreté d'esprit et une dissipation qui m'ôte toute bonne pensée et tout bon sentiment; souvent par une certaine habitude que j'ai contractée avec le temps, et que je suis en aveugle ; tout au plus par une certaine

 

1 Psal., XLIV, 14.

 

bienséance et une raison purement naturelle; quelquefois même par nécessité et par contrainte; d'autres fois, et peut-être en bien des rencontres, par une vaine complaisance et une envie secrète de me distinguer. Or tout cela, qu'est-ce devant Dieu? et n'est-ce pas de tout cela néanmoins que ma vie est composée? C'est-à-dire que j'agis comme si je n'agissais pas, et que tout ce que je fais ne sert pas plus à ma perfection que si je ne faisais rien.

D'autant plus malheureux et plus condamnable, qu'il n'y a plus une si petite action que je ne puisse rapporter à Dieu, et qui, rapportée à Dieu, n'eût son mérite auprès de Dieu. Car ce que Dieu considère dans nos actions, ce n'est pas tant la substance que l'esprit ; et en cela nous devons reconnaître la sagesse et la douceur de sa providence. Il ne nous a pas donné à tous les mêmes talents, et il ne nous a pas tous mis en état de vaquer aux mêmes emplois : mais parce qu'il nous appelle tous à la perfection, il a voulu que de toutes nos actions, il n'y en eût point de si obscure ni de si servile qui ne put être relevée par la droiture et la pureté de notre intention, et qui de la sorte ne contribuât à nous élever nous-mêmes. De là je dois bien gémir de me voir si pauvre et si dénué des dons spirituels, après qu'il m'a été si facile de m'enrichir, et de croître sans cesse de vertus en vertus. Chaque action de ma vie nie pouvait profiter : mais que sais-je s'il y en a eu une seule que Dieu ait trouvée digne de lai, et qui m'ait été de quelque utilité pour l'avancement de mon âme ! Quelle perte que je dois regretter, mais qui m'engage encore plus à redoubler mes soins, et à réveiller tout mon zèle pour la réparer ?

 

 

 

 

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