SIXIÈME JOUR

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SIXIÈME JOUR
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HUITIÈME JOUR

SIXIÈME  JOUR.

 

SIXIÈME  JOUR.

PREMIÈRE MÉDITATION.

DE  LA PAUVRETÉ DE JÉSUS-CHRIST DANS SA NATIVITÉ.

DEUXIÈME MEDITATION.

DE L'OBÉISSANCE  DE JÉSUS-CHRIST  DANS SA  FUITE EN EGYPTE.

TROISIÈME MÉDITATION.

DE LA VIE  CACHÉE  DE  JÉSUS-CHRIST  JUSQU'AU  TEMPS  DE  SA  PRÉDICATION.

CONSIDÉRATION

SUR LES  CONVERSATIONS  AVEC LE  PROCHAIN.

 

PREMIÈRE MÉDITATION.

DE  LA PAUVRETÉ DE JÉSUS-CHRIST DANS SA NATIVITÉ.

 

Scitis gratiam Domini nostri Jesu Christi, quoniam propter vos egenus factus est, cum esset dives.

Vous savez quelle a été la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui, de lui-même étant riche, s'est l'ait pauvre pour vous. (2 Cor., chap. VIII, 9.)

 

PREMIER POINT. — C'est dès sa naissance que Jésus-Christ commence à exécuter le dessein qu'il avait formé de vivre et de mourir pauvre. Ce Dieu de majesté, ce souverain auteur de toutes choses, et par conséquent à qui toutes choses appartenaient, pouvait naître au milieu des richesses et dans l'abondance. Il semblait même que cet état convenait davantage, non-seulement à la dignité de sa personne, mais à la fin de sa mission; car venant sur la terre pour attirer à lui tous les hommes et pour les soumettre à sa loi, pouvait-il mieux les engager à le suivre que par l'éclat et la pompe d'une condition opulente? du moins les Juifs avaient-ils conçu cette idée du Messie qu'ils attendaient, et croyaient-ils qu'il se ferait voir dans la splendeur, et qu'il les comblerait de biens temporels. Mais que les vues du Seigneur sont différentes des nôtres, et au-dessus des nôtres ! Ce Messie, ce désiré des nations, naît enfin, mais dans la pauvreté; et pourquoi? parce qu'il voulait d'abord, par son exemple, persuader au monde cette vérité, qu'il devait ensuite nous annoncer lui-même dans son Evangile : Bienheureux les pauvres (1) !

Voilà donc pourquoi il se fait pauvre dès sa sainte nativité; et comme la première leçon qu'il avait à nous donner était du bonheur des pauvres, voilà le premier état où il se montre à nos yeux, et où il nous représente son adorable humanité : exemple plus puissant que tous les discours ; exemple qui nous découvre sensiblement le mérite et le prix de la pauvreté, puisqu'elle a été digne du choix d'un

 

1 Matth., V, 3.

Dieu, et qu'il l'a préférée à toutes les richesses du siècle ; exemple le plus propre à nous en inspirer, non-seulement l'estime, mais l'amour et le goût, puisque nous la voyons consacrée dans la personne de ce Dieu Sauveur, qui ne s'y est réduit et ne l'a embrassée que pour nous.

C'est à cette pauvreté qu'il m'a spécialement appelé par sa grâce ; et un avantage singulier de la profession religieuse est d'y pouvoir imiter plus parfaitement la pauvreté de Jésus-Christ. Il y a des pauvres dans le monde; mais les uns ne sont pauvres que d'effet et que par la nécessité de leur condition, sans l'être de cœur et d'affection ; et les autres le sont d'affection et de cœur, sans l'être réellement et en effet. La pauvreté des premiers n'est qu'une pauvreté forcée, qu'ils déplorent, et dont ils se plaignent; d'où il s'ensuit que ce n'est point la pauvreté de Jésus-Christ, laquelle a été une pauvreté volontaire. La pauvreté des seconds est une pauvreté chrétienne et agréable à Dieu ; leur cœur est détaché des biens qu'ils ont dans les mains, et, selon la maxime de l'Apôtre, ils les possèdent comme s'ils ne les possédaient pas ; mais ce n'est pas là néanmoins toute la pauvreté de Jésus-Christ, lequel a voulu se dépouiller de toute propriété et de toute possession.

Il n'y a, à bien parler, que le religieux qui soit le vrai imitateur de la pauvreté de son Dieu. Il est pauvre en effet, et encore plus pauvre de volonté : pauvre en effet, car il a tout quitté; encore plus pauvre de volonté, car c'est lui-même qui, par le secours et l'inspiration d'en-haut, s'est déterminé à quitter tout, et qui serait prêt de renoncer au monde entier s'il en était maître. C'est donc en vertu de ce sacrifice que je puis dire à Jésus-Christ,

 

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comme les apôtres : Seigneur, j'ai tout abandonné pour vous suivre (1) ; et, si je suis toujours fidèle à ma vocation, c'est en récompense de ce même sacrifice que je puis attendre de la part de Jésus-Christ cette réponse si consolante et cette grande promesse : Vous serez assis sur des trônes de gloire (2). Avec une telle espérance, et soutenu de l'exemple de mon Sauveur, ai-je lieu de regretter ce que je lui ai sacrifié? Dois-je même le compter pour quelque chose? dois-je le regarder comme un don que j'aie fait à Dieu ; ou n'est-ce pas une grâce que Dieu m'a faite de l'agréer et de vouloir bien l'accepter? La pauvreté où je vis ne me devient-elle pas honorable, dès que c'est celle de Jésus-Christ? ne me devient-elle pas douce et aimable, dès qu'elle me lie si étroitement à Jésus-Christ? ne me devient-elle pas infiniment chère et précieuse, dès qu'elle me donne un droit particulier au royaume de Jésus-Christ et à une félicité éternelle ?

 

SECOND POINT. — Si, d'une part, la pauvreté de mon état est plus conforme à la pauvreté de Jésus-Christ, il s'en faut bien d'ailleurs qu'il n'y ait entre l'une et l'autre une ressemblance entière et une pleine égalité. Pour m'en convaincre, je n'ai qu'à ouvrir les yeux et qu'à contempler cet Enfant-Dieu dans l'étable où il est né. Cette étable, voilà sa demeure; cette crèche, voilà son berceau; cette paille où il est couché, voilà le lit de son repos ; ces misérables langes qui l'enveloppent, voilà tous ses vêtements. Est-ce qu'il n'eut besoin de rien autre chose pour se défendre du froid de la nuit, de l'extrême rigueur de la saison, de toutes les injures du temps? est-ce qu'il ne fut point sujet aux infirmités de l'enfance, et qu'il ne les ressentit point? 11 était homme comme nous, passible comme nous, encore même plus <jue nous, par la délicatesse de son corps ; et ses larmes, ses cris donnaient assez à entendre ce qu'il souffrait. Mais, du reste, la pauvreté n'a rien de si rigoureux qu'il n'ait voulu éprouver, et il est venu sur la terre pour en porter tout le fardeau et en soutenir toute la misère.

Saint Bernard s'adresse là-dessus aux riches du monde; et pour leur instruction ou leur condamnation, il les invite à écouter la voix de cette étable d'un Dieu naissant, de cette crèche, de ces langes. Quoique, dans ma profession, je ne puisse être mis au nombre des riches du siècle, je ne dois pas me rendre moins attentif à cette même voix, et ce qu'elle

 

1 Matth., XIX, 27. —  2 Ibid., 28.

 

m'annonce ne doit guère me donner moins de confusion. Elle me représente l'état pauvre de mon Sauveur, et, par un juste retour sur moi-même, elle m'engage à me comparer avec lui, c'est-à-dire à rougir en sa présence de ma faiblesse et à la reconnaître : car, il est vrai, je mène une vie pauvre ; mais, dans le fond, à quoi se réduit cette pauvreté? Puis-je la faire entrer en quelque comparaison avec l'étable, avec la crèche, avec ces langes usés et déchirés? Ai-je les mêmes incommodités à endurer? Me suis-je vu quelquefois dans les mêmes extrémités? Ai-je manqué en quelques rencontres des choses nécessaires? Tout pauvre que je suis, n'ai-je pas ce qui me suffit? La religion s'est chargée d'y pourvoir. Elle ne s'est pas chargée de pourvoir au superflu ni au délicieux : ce n'est point ce que j'en ai attendu, ni ce que j'en ai dû attendre ; et sans doute ce serait une étrange pauvreté que la mienne, si je prétendais l'accorder avec les délices et les superfluités. Mais quant à ce nécessaire dont de sages instituteurs ont jugé que je ne pouvais me passer, dont tant d'autres avant moi se sont contentés, et dont tant d'autres comme moi se contentent encore présentement, m'est-il refusé, et ne me le fournit-on pas?

En cela même j'ai cet avantage, que la religion me délivre de tous les soins temporels, qui occupent une infinité de gens du monde pour s'assurer ce nécessaire et pour se le procurer. N'est-ce pas assez pour moi? Eh ! c'était bien assez pour tout ce qu'il y a eu de saints et de fervents religieux, qui m'ont précédé dans la même observance et sous la même règle. Que dis-je? C'était trop pour eux; et leur pauvreté, à les en croire, était toujours trop aisée et trop commode. Bien loin de vouloir élargir ce nécessaire et l'étendre, ils ne pensaient qu'à le resserrer autant qu'il leur était permis, afin de le proportionner davantage à l'état de Jésus-Christ et de l'en approcher de plus près. Ils ne se plaignaient que d'en être encore si éloignés. Hélas ! j'en suis bien plus éloigné qu'eux : mais est-ce là le sujet de nies plaintes? Oh! que de murmures cesseraient, que de retours de l'amour-propre seraient tout d'un coup arrêtés, si je venais à mieux comprendre que je ne l'ai compris jusques à prisent, ce que c'est que d'être pauvre comme Jésus-Christ, ou plutôt si je comprenais mieux de quelle indignité il est, dans un religieux, de se dire pauvre de Jésus-Christ, et de ne vouloir pas être pauvre comme Jésus-Christ !

 

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TROISIÈME POINT. — Ou c'est Jésus-Christ qui s'est trompé dans le choix qu'il a fait d'un état pauvre, ou c'est le monde qui se trompe dans l'attachement qu'il a aux biens de la terre. Mais Jésus-Christ étant la sagesse incréée, il est incapable de se tromper en aucune chose ; d'où il faut conclure que c'est donc le monde qui est dans l'erreur et qui s'égare. Voilà comment raisonnait saint Bernard, et ce raisonnement regardait en général toutes les conditions; mais on peut bien l'appliquer en particulier à la profession religieuse.

Car, entre toutes les conditions, où est-ce qu'on se trompe le plus, si ce n'est dans la religion, dès qu'on y est attaché à ses commodités et qu'on y recherche les aises de la vie? Une âme religieuse tombe alors dans les plus grossières erreurs, et sa conduite en est toute pleine. 1° Elle se flatte de suivre Jésus-Christ pauvre, parce qu'elle marche dans la voie de la pauvreté : mais autre chose est de marcher dans la voie de la pauvreté, et d'y suivre Jésus-Christ. On l'y suit par une sainte conformité de sentiments avec lui; et quelle conformité y a-t-il entre les sentiments de ce Dieu volontairement dépouillé de tout, et ceux d'une âme qui, dans la pauvreté qu'elle professe, ne pense qu'à se ménager tout ce qu'elle peut d'accommodements et de douceurs ? 2° Elle croit avoir devant Dieu le mérite de la pauvreté évangélique, quoi qu'elle n'en ait pas le véritable esprit : car ce n'est pas l'avoir, cet esprit de pauvreté, que de ne vouloir manquer de rien, et de savoir si bien se dédommager d'un côté de ce qu'on ne peut recevoir de l'autre. 3° Comme il arrive souvent que, malgré toute son attention et toutes ses précautions, elle n'a pas, à beaucoup près, tout ce qu'elle souhaite, il s'ensuit de là qu'elle ressent tout l'effet et toute la peine de la pauvreté, sans en retirer aucun fruit ni en pouvoir espérer aucune récompense.  4° Après avoir abandonné peut-être de grands biens, ou du moins un honnête établissement dans le monde, elle se laisse occuper de bagatelles, et n'en est pas moins possédée que les mondains le sont d'une abondante fortune. 5° D'autant plus aveugle et plus dangereusement trompée qu'elle se persuade, en bien des occasions et sur bien des sujets où elle se donne certaines libertés, qu'il n'y va pas du salut, lorsque son vœu néanmoins s'y trouve violé et que la conscience y est grièvement blessée.

Point de matière où l’on ait plus à craindre, même dans la religion, de se faire une fausse conscience, qu'en ce qui concerne la pauvreté. Combien de fois ai-je eu sur cela moi-même des doutes, des inquiétudes, des remords ? et si je n'en ai point eu, combien ai-je eu lieu d'en avoir? Car me suis-je toujours appuyé sur de bons principes pour me rassurer? Combien peut-être ai-je fait valoir de mauvaises excuses que je prenais pour de bonnes raisons, parce qu'elles secondaient mes désirs? De combien de permissions me suis-je autorisé, ou extorquées, ou mal interprétées, ou trop étendues? Quoi donc? ai-je renoncé aux richesses du siècle en vue des périls qu'elles portent avec elles, pour me jeter en d'autres embarras et en d'autres dangers du côté même de la pauvreté religieuse? L'ai-je embrassée, cette sainte pauvreté , à condition de n'en éprouver dans la pratique aucun effet? Ai-je prétendu être de ces religieux qui, dans un sens bien opposé à celui de l'apôtre saint Paul, n'ont rien en apparence, mais réellement possèdent tout? En vérité, fallait-il pour cela sortir du monde; et, après avoir fait une fois le sacrifice de tous ses biens, si je veux encore user de certaines réserves, n'ai-je point peur d'attirer sur moi la malédiction dont Dieu a menacé quiconque déroberait quelque chose de l'holocauste qui lui est offert? L'expérience a souvent confirmé la menace. Malheur, si j'en devenais moi-même un exemple !

 

CONCLUSION. — Dieu créateur du ciel et de la terre, mais que j'adore sous la forme d'un enfant et que je vois dans la misère d'une étable et d'une crèche, Seigneur, agréez le sacrifice que je renouvelle en votre présence, de tout ce que le monde me destinait et de tout ce que j'y pouvais prétendre. Dans le sentiment qui me touche , il me semble que par votre grâce je serais actuellement disposé à vous sacrifier un royaume si je le possédais , et que je n'en voudrais être maître que pour vous l'offrir.

Hélas ! Seigneur, vous ne m'en demandez pas tant, et voilà l'illusion ordinaire qui nous séduit. Nous formons pour vous des souhaits que nous ne pouvons exécuter; et ce qui dépend de nous, nous vous le refusons. Car il ne s'agit point, mon Dieu, de renoncer à des royaumes ni à des empires, que je n'ai pas et que je n'aurai jamais : mais ce que vous voulez de moi, c'est que, par un esprit de pauvreté, je me défasse de ceci et de cela, où mon cœur est attaché , et dont je sens bien que je devrais apprendre à me passer. C'est peu de chose ; mais si je vous étais fidèle en ce peu de

 

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chose, que vous répandriez sur moi de grâces et de trésors spirituels! Et parce que j'ai toujours répugné jusques à présent à vous l'accorder, que ce peu de chose a causé de dommage à mon âme , et lui en peut causer dans la suite ! Voilà, Seigneur, ce que je dois vous donner, et de quoi je dois me dépouiller : voilà l'offrande que je dois porter à votre crèche. Ah ! si ce peu de chose m'arrête, que serait-ce, mon Dieu, s'il était question de grandes choses I En quelque dénuement que la pauvreté religieuse me réduise, il ne sera jamais tel que le vôtre, ni jamais il ne sera comparable aux dons célestes et à l'infinie récompense que vous avez promise aux pauvres évangéliques.

 

 

DEUXIÈME MEDITATION.

DE L'OBÉISSANCE  DE JÉSUS-CHRIST  DANS SA  FUITE EN EGYPTE.

 

Humiliavit semetipsum, factus obediens.

Il s'est abaissé lui-même, et s'est fait obéissant. (Phil., ch. II, 8.)

 

PREMIER POINT. — Quoique Tordre que reçut Joseph de la part du ciel et par le ministère d'un ange , de s'enfuir en Egypte avec Jésus et Marie, ne s'adressât pas immédiatement à Jésus-Christ, il le regardait néanmoins et ne regardait même que lui. Et parce que cet Enfant-Dieu avait une pleine connaissance de tout ce qui se passait, on peut considérer cette fuite si prompte et si peu préparée comme l'effet de son obéissance.

Ce fut dans son principe une obéissance toute sainte, puisqu'elle n'était fondée que sur une conformité parfaite de sa volonté avec la volonté de son Père, à qui seul il voulait plaire, et en qui il se confiait uniquement. Il l'envisageait non-seulement dans cet ange envoyé d'en haut, mais dans Joseph à qui l'ange avait parlé, et qui devait être lui-même en cette occasion l'agent et le ministre de Dieu. Ce divin Enfant se laissa donc conduire, et n'eut point d'autre sentiment que celui d'une soumission filiale, et d'un plein abandonnement de ses intérêts entre les mains de la Providence et de ceux qu'elle avait chargés du soin de sa personne. Or telle est l'obéissance religieuse. Rien de plus saint que les principes sur quoi elle est établie : car c'est sur l'acte de foi le plus héroïque , sur l'acte de confiance le plus excellent, et sur l'acte de charité le plus parfait.

Acte de foi le plus héroïque, puisque, pour obéir en religieux, je dois croire que l'autorité de Dieu réside dans mes supérieurs , et qu'elle leur a été communiquée par Jésus-Christ; non point à la vérité par Jésus-Christ en personne, mais par Jésus-Christ représenté dans son vicaire et dans toutes les puissances de l'Eglise légitimement ordonnées. De sorte que cette communication d'autorité me doit être aussi certaine que si elle s'était faite par une apparition visible de Jésus-Christ même, et qu'il s'en fût expliqué de vive voix. Je dois croire de plus que m'étant soumis volontairement et de gréa cette juridiction divine et humaine tout ensemble , c'est Dieu qui me gouverne par mes supérieurs, et que je suis obligé de leur rendre obéissance, non pas en tant que ce sont des hommes comme moi, mais en tant qu'ils me tiennent la place de Dieu , qui me déclare par leur bouche ses volontés. Et parce que cette vérité subsiste indépendamment des imperfections de ces supérieurs et de leurs faiblesses, indépendamment des contradictions de mon esprit et des répugnances de mon cœur, de là vient qu'avec tout cela le même acte de foi doit toujours subsister, et que, malgré tout ce que je découvre de défauts dans un supérieur, je dois toujours également le respecter, ou plutôt reconnaître et respecter Dieu dans lui.

Acte de confiance le plus excellent : car, à n'en juger que selon les lumières naturelles, souvent je pourrais craindre de m'égarer en suivant les vues de mes supérieurs. Mais j'obéis néanmoins, parce que j'espère que Dieu, touché de mon obéissance, leur inspirera ce qui me convient ; qu'il ne permettra pas que je me perde dans l'exercice , l'emploi, le lieu où ils m'auront destiné ; qu'il me délivrera de tous les dangers qui pourraient s'y rencontrer pour moi, et que, supposé même qu'ils se fussent trompés, il ne me demandera point compte de leur erreur ; enfin, qu'il agréera ce que j'aurai fait, dès que je l'aurai fait par un véritable esprit de dépendance, et qu'il m'en récompensera.

Acte de charité le plus parfait, parce que le plus grand sacrifice que je puisse faire à Dieu, c'est celui de ma volonté ; et qu'il n'y a que le plus pur amour de Dieu qui puisse me porter

 

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à me dépouiller ainsi de moi-même et de ce que j'ai de plus précieux parmi les biens naturels, qui est ma liberté. Quel fonds de consolation pour une âme religieuse et soumise ! quel mérite de l'obéissance ! Mais au contraire quand je me rends difficile aux ordres de mes supérieurs, et que je veux m'y soustraire, quel renversement et quel sujet de crainte pour moi ! Ce n'est point vous, disait Dieu à Samuel, parlant des Juifs, qui demandaient d'être gouvernés par un autre que ce prophète, ce n’est point vous qu'ils ont rejeté, c'est moi-même (1). Ainsi, en désobéissant à un supérieur, c'est à Dieu même que je désobéis, c'est contre Dieu même que je m'élève, c'est de Dieu même que je me sépare, et de volonté, et d'action. Or qu'est-ce que de désobéir à Dieu, de se révolter contre Dieu, de se séparer de Dieu ?

 

SECOND POINT. — Autant que l'obéissance de Jésus-Christ fut sainte dans son principe, autant devait-elle être pénible dans l'exécution. De quoi s'agissait-il ? De quitter dès les premiers jours de sa naissance son propre pays, et d'être transporté dans un pays étranger; de s'exposer, tout enfant et tout faible qu'il était, aux fatigues et aux périls d'un rude voyage ; de partir dès la nuit même où l'ordre est donné à Joseph, et de se mettre en chemin sans délai, sans préparatifs, sans provisions ; d'aller en Egypte, parmi un peuple infidèle et ennemi des Juifs ; d'y vivre obscur et inconnu, dans une pauvreté extrême et dans un besoin absolu de toutes choses; enfin, d'y demeurer jusqu'à ce que la Providence l'en retirât : car l'ange ne marque point pour cela d'autre temps, ni ne fixe point de terme. Quelle épreuve ! et jamais l'obéissance religieuse eut-elle de pareilles difficultés à surmonter?

Cependant le père, la mère, l'enfant, toute cette sainte famille obéit. Point de retardements. point d'excuses ni de représentations. Incontinent Joseph se leva, prit l'enfant, et s'enfuit en Egypte (2). A examiner la chose selon les vues humaines, par où il ne m'est que trop ordinaire de me conduire, mille raisons devaient arrêter une obéissance si prompte et si rigoureuse. Le moyen qu'un enfant, encore au berceau, pût soutenir une telle marche? Comment l'emporter au milieu des ténèbres, et de tant de risques qu'il y avait à courir sur la route? Où trouver de quoi fournir à sa subsistance, et Dieu ne pouvait-il pas autrement le sauver de la persécution d'Hérode? Voilà

 

1 1 Reg., VIII, 7.— 2 Matth., II, 13.

 

comment on raisonne jusque dans la religion, et n'est-ce pas ainsi que j'ai raisonné moi-même sur mille sujets, où il n'était pas question à beaucoup près, pour accomplir ma règle et pour satisfaire à ce qu'exigeaient des personnes supérieures, de prendre autant sur moi, ni de me faire la même violence? Le moindre effort m'étonne, le moindre obstacle me retient ; tout me devient impossible, et j'ai toujours des prétextes à alléguer, ou de faiblesse, d'incommodité, d'infirmité, ou d'opposition naturelle et d'aversion, ou de quelque sorte que ce soit. Que là-dessus un supérieur ne se rende pas à mes remontrances, et qu'il ne croie pas devoir m'écouter, c'est assez pour me jeter dans le trouble et pour m'indisposer contre lui. Je le regarde comme un homme intraitable, et sa fermeté, toute sage qu'elle peut être, me parait rigueur outrée et dureté. Ne m'en suis-je pas expliqué bien des fois en ces termes, ou du moins ne l'ai-je pas ainsi pensé ?

Ce qu'il y a de plus étrange, et ce que je ne puis trop de fois me reprocher à moi-même, ni trop reconnaître à ma condamnation, c'est que la plupart des choses sur lesquelles je murmure avec plus d'amertume, et contre lesquelles je me récrie plus hautement, ne me paraissent insoutenables que dès qu'elles me sont enjointes par l'obéissance. Du moment qu'on les laisserait à ma liberté, je ne les trouverais plus au-dessus de mes forces, et je n'en aurais plus tant d'éloignement. Si je veux me juger de bonne foi, tel est l'état de mon cœur, et c'est ce que j'ai pu remarquer dans une infinité de rencontres. Qu'un véritable esprit d'obéissance me faciliterait de devoirs, et qu'il me les adoucirait même ! Car voilà ce qui me manque. Avec cet esprit obéissant, il n'y a point de victoire, selon la parole de l'Ecriture, que je ne fusse en état de remporter : mais sans ce même esprit, il n'y a rien de si léger qui ne me semble un joug insupportable.

Quand le Fils de Dieu obéissait à son Père en s'éloignant de sa patrie et se retirant chez des idolâtres, il était dès lors, selon la préparation de son cœur, obéissant jusques à la mort de la croix (1) ; c'est-à-dire que dès lors il était disposé à être un jour crucifié, et à mourir par obéissance. Voilà, si mon obéissance est aussi parfaite qu'elle devrait l'être, la disposition où elle me doit mettre. Il ne s'agit point actuellement d'endurer la mort pour me soumettre à l'obéissance, puisque je n'en ai pas l'occasion. Mais ce que je ne puis faire

 

1 Phil., II,8.

 

maintenant, faute d'occasion, je dois toujours être prêt à le faire si elle se présentait. Or, ai-je lieu de croire que je sois ainsi préparé, lorsque l'obéissance dans les plus petites choses me fait tant de peine? J'ai bonne grâce de me plaindre des ordres qu'on me donne et des règles qu'on m'impose. Ai-je obéi jusqu'au prix de mon sang, jusqu'au sacrifice de ma vie?

 

TROISIÈME POINT. — L'obéissance de Jésus-Christ fut bien récompensée par les merveilleux effets qu'elle produisit. Jamais il n'en fut de plus salutaire. 1° Ce divin Sauveur porta avec lui ces grâces de salut qui sanctifièrent l'Egypte, et se répandirent dans la suite des années sur tant de solitaires et de pénitents dont les déserts furent remplis, et dont la vie angélique a fait l'édification et l'admiration de tout le monde chrétien. 2° Sa fuite le préserva de la fureur d'Hérode, et le déroba à la violence de ce persécuteur, qui cherchait à le perdre. Tellement que, malgré toutes les mesures de ce roi barbare et impie, il échappa par son obéissance à cet horrible massacre où Hérode, parmi tant d'innocents, prétendait l'envelopper.

Si je comprenais tous les avantages de l'obéissance religieuse, bien loin de regarder la sujétion où elle me réduit comme un joug pesant , et de m'en plaindre , je m'y soumettrais avec joie, et je ne voudrais rien faire qu'elle n'eût réglé et ordonné. C'est cette obéissance religieuse qui relève toutes nos actions, même les plus indifférentes. Quoi que je fasse, dès que je le fais par obéissance, fût-ce la chose la plus basse en elle-même et la plus servile, mon obéissance la consacre, et lui donne un caractère particulier de sainteté. C'est cette même obéissance religieuse qui attire sur nous les grâces de Dieu. Du moment que j'agis par l'ordre du Seigneur, ce que je fais est proprement son œuvre , et par là il se trouve engagé à m'accorder son secours et à récompenser ma fidélité. De là vient que les entreprises où nous sommes employés par l'obéissance sont communément celles que Dieu bénit davantage et qui réussissent le mieux, soit pour l'édification et le bien du prochain , soit pour notre propre avancement et notre propre consolation.

C'est encore cette obéissance religieuse qui nous préserve du plus dangereux ennemi que nous ayons à craindre dans la voie du salut et de la perfection, qui est notre volonté propre. Comme c'est une volonté aveugle, et portée par sa pente naturelle au relâchement, il lui faut un guide qui la conduise et un frein qui la retienne. Or l'obéissance lui sert de l'un et de l'autre, en la tenant étroitement liée à la volonté divine. Sous la conduite et la direction de cette volonté de Dieu, toujours droite et toujours sainte, je suis en sûreté, parce que je ne puis m'égarer tant que je marche dans le chemin où Dieu m'appelle, et qu'il m'a lui-même marqué. Aussi n'y a-t-il point de vertu moins suspecte ni plus solide, que celle qui est fondée sur l'obéissance : mais toute vertu qui s'en écarte n'est plus qu'une vertu apparente et qu'une illusion.

Sont-ce là les avantages dont je suis touché, et que je me propose dans l'obéissance que je rends à mes supérieurs, ou que je reconnais devoir leur rendre? S'ils disposent de moi d'une manière conforme à mes vues et à nies désirs, et si, dans les règlements qu'ils font et les ministères où ils m'emploient, je trouve de quoi flatter ma vanité et de quoi contenter mon amour-propre, voilà par où l'obéissance me plaît. Mais qu'elle n'ait point d'autre bien pour moi que de m'éprouver et de me perfectionner selon Dieu et selon mon état; que je n'aie point d'autre fruit à en retirer que d'acquérir devant Dieu de nouveaux mérites, et de me procurer de sa part une plus grande abondance de grâces toutes spirituelles ; que je n'y voie qu'une occasion favorable et un moyen très-efficace de rompre ma volonté, de l'assujettir et de me mettre en garde contre ses erreurs et ses égarements, c'est à quoi je suis peu sensible, et ce qui ne fait guère d'impression sur mon cœur. Qu'est-ce néanmoins que toute mon obéissance, si ce n'est pas là ce qui l'anime? Que me sert-il d'en avoir fait le vœu, et l'ai-je dû faire par d'autres motifs que ceux-là? Quand j'y chercherai de pareils avantages, je les y trouverai ; mais dès que j'y chercherai tout autre chose, par un juste châtiment de Dieu, je n'y trouverai point ce que je cherche; et souvent n'y trouverai-je que des sujets de peine et des occasions de péché, que je ne cherchais pas.

 

CONCLUSION. — C'est par une providence toute spéciale sur moi, mon Dieu, que vous voulez prendre soin de toute la disposition de ma vie , et me déclarer sur chaque chose, par l'organe de mes supérieurs, vos divines volontés. Soit que vous me parliez immédiatement ou que vous me parliez par eux, c'est toujours vous, Seigneur, qui me parlez, et vous qui me conduisez. Or qui peut mieux me conduire que

 

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vous, et à qui puis-je plus sûrement me confier qu'à vous-même?

C'est donc, mon Dieu, sous votre conduite que je viens me ranger tout de nouveau : mais pour me confirmer dans cette voie de l'obéissance où je veux désormais rentrer, et d'où je ne veux plus sortir, donnez-moi, Seigneur, toute la simplicité et toute la docilité des enfants : toute leur simplicité dans l'esprit, et toute leur docilité dans le cœur. Car voilà le modèle que vous nous avez proposé dans votre Evangile , et sur lequel nous devons nous former. Avec cette simplicité d'un enfant, je ne raisonnerai plus tant sur ce qui me sera commandé. J'obéirai, et je vous laisserai examiner les vues et les intentions des personnes à qui j'obéis. Avec cette docilité d'un enfant, je n'aurai plus tant de difficultés à opposer, ni tant de représentations à faire sur ce qu'on souhaitera de moi. Quand même, dans le secret de mon cœur, j'aurais peine à l'approuver, j'agirai toutefois sans murmure, et je me tiendrai dans le respect et dans le silence.

Peut-être la prudence de la chair me fera-t-elle entendre que de se rendre si dépendant, c'est s'exposer dans une maison à être chargé de tout ce qu'il y a de plus difficile et de plus pénible. Mais quoi que ce soit, Seigneur, que m'importe, pourvu que mon obéissance vous honore, qu'elle me maintienne dans une sainte paix, qu'elle contribue à la satisfaction de ceux que vous avez établis pour me gouverner en votre nom, qu'elle serve à l'édification et au bon ordre de la communauté, qu'elle me porte à vous et qu'elle m'y attache? A une âme obéissante et vraiment religieuse, tout est égal, ô mon Dieu, dès que vous l'agréez et que vous daignez nous en tenir compte.

 

TROISIÈME MÉDITATION.

DE LA VIE  CACHÉE  DE  JÉSUS-CHRIST  JUSQU'AU  TEMPS  DE  SA  PRÉDICATION.

 

Et descendit cum illis , et venit Nazareth , et erat subditus illis.

S'étant mis en chemin avec Marie et Joseph, il alla à Nazareth, et il leur était soumis. (Luc, chap. II, 5.)

 

PREMIER POINT. — Voici sans doute un des plus grands mystères de la vie de Jésus-Christ; et quelque obscur que ce mystère puisse être, je ne dois pas moins l'admirer que ceux qui ont le plus éclaté aux yeux des hommes. C'est la retraite où vécut ce divin Maître, jusqu'au temps de sa prédication. Cet Homme-Dieu, qui était rempli de tous les trésors de la sagesse et de la science, qui possédait dans un suprême degré tous les dons de la nature et de la grâce, qui pouvait briller dans le monde, et s'attirer l'estime et la vénération de tous les peuples; cet Homme-Dieu, qui, jusqu'à l'âge de trente ans, eût pu opérer tant d'oeuvres merveilleuses pour la gloire de son Père, s'il eût pris soin de se faire connaître; qui eût pu convertir tous les pécheurs, tous les idolâtres, et répandre l’Evangile par toute la terre; cet Homme-Dieu, qui n'était même envoyé que pour cela, et qui pour cela seul était descendu du ciel, s'est réduit toutefois à une vie cachée, et de trente-trois ans qu'il avait à demeurer parmi nous, en a passé trente dans le silence et la solitude, et n'en a réservé que trois pour se produire en public et pour annoncer le royaume de Dieu.

Qu'a-t-il fait durant ces trente ans d'une vie particulière et retirée? Il était soumis à Marie et à Joseph (1) : voilà ce qu'on nous en dit. Nous ne savons rien de tout le reste, et il a voulu l'ensevelir dans les ténèbres, en sorte qu'il n'y eût que Dieu qui en fût témoin. Conduite qui semble d'abord bien surprenante, mais dont le secret néanmoins n'est pas difficile à découvrir. Il a prétendu par là réprimer en nous ce désir de paraître, qui nous est si naturel, et qui cause tant de désordres dans les maisons religieuses. Il n'est pas possible qu'un religieux soit solidement à Dieu, si c'est un homme tout extérieur; et rien n'était plus capable de modérer cet empressement de se montrer au monde et de s'y distinguer, que l'exemple d'un Dieu solitaire et volontairement ignoré du monde.

Car cet exemple m'ôte tous les prétextes que je pourrais avoir, et que l'amour-propre sait si adroitement nous suggérer, en nous persuadant qu'il y va de la gloire de Dieu, et que le salut du prochain y est engagé; que c'est une nécessité en telles et telles conjonctures; que la bienséance le veut ainsi : que cela sert à entretenir la charité ; qu'il faut de la société dans la vie; qu'une si grande retraite nous rend inutiles, et nous empêche de faire valoir les talents que nous avons reçus. Spécieuses raisons, mais

 

1 Luc., II, 5.

 

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dont je voudrais en vain m'autoriser. Suis-je plus en état que Jésus-Christ de contribuer à la gloire de Dieu? Dois-je plus m'intéresser que lui au salut du prochain? Le monde a-t-il plus besoin de moi, et y suis-je plus nécessaire? Connais-je mieux ce qui contient et ce qui ne convient pas? Ai-je plus de zèle pour l'entretien de la société et de la charité? Ai-je des talents plus relevés, et dont il y ait plus de fruit à espérer? Ame vaine, apprends à te détromper et à te confondre. Au lieu de ces maximes que m'inspire, jusque dans la religion, un esprit mondain, mon Sauveur est venu m'enseigner une route toute contraire, et à laquelle je dois m'en tenir : c'est d'aimer à être inconnu, à être oublié, à être délaissé, et délaissé même, non-seulement du reste des hommes, mais de la communauté où je vis, n'y étant chargé d'aucun autre emploi que de l'observation de ma règle, et n'y entrant dans aucune affaire, bien loin de m'embarrasser et de m'intriguer dans les affaires du siècle.

Telle doit être ma disposition, sans préjudice néanmoins de l'obéissance que je dois à mes supérieurs. S'ils veulent se servir de moi, soit au dedans, soit au dehors, il faut leur obéir, et m'acquitter le plus parfaitement que je pourrai des ministères où ils me destineront. Mais quand j'agirai de la sorte, et quand surtout je ne me produirai au dehors que lorsque mes supérieurs me l'ordonneront et qu'autant qu'ils me l'ordonneront, j'y paraîtrai beaucoup moins; et y paraissant moins, Dieu n'en sera que plus glorifié, le monde que plus édifié, les bienséances de mon état que mieux gardées, et toutes mes fonctions que plus fidèlement et plus saintement exercées. Je n'ai donc qu'à attendre en paix les ordres de la Providence ; et tant qu'elle me permettra de rester dans l'obscurité, je dois m'en réjouir, chérir ma retraite, et dire comme le Prophète royal : J’ai choisi d'être abject, et le dernier dans la maison de mon Dieu (1).

 

SECOND POINT. — Quelles étaient les occupations de Jésus-Christ dans sa vie cachée? Si nous en jugeons par les apparences, ce n'étaient que des occupations basses en elles-mêmes, communes et serviles. Il travaillait avec Joseph; il partageait avec Marie les soins nécessaires pour le bon ordre de cette sainte famille; il exécutait ponctuellement ce que l'un et l'autre lui prescrivaient, sans rien omettre ni rien négliger des moindres offices. Qu'était-ce là pour

 

1 Psal., LXXXIII, 11.

 

le Messie, pour l'Envoyé de Dieu, pour le Fils unique de Dieu? Or Dieu cependant tirait autant de gloire de ces actions, que de tout ce que ce Sauveur des hommes devait faire dans la suite de plus grand. Dieu les agréait; et le voyant adonné à de tels exercices, il disait déjà de lui, quoique avec moins de solennité et moins d'éclat qu'au jour de son baptême: Voilà mon Fils bien-aimé, en qui j'ai mis mes complaisances (1). Pourquoi cela? parce qu'en toutes ces actions Jésus-Christ se conformait au bon plaisir de son Père ; parce que toutes ces actions étaient animées d'un esprit intérieur, et relevées par des vues toutes divines. De là vient qu'elles étaient si méritoires devant Dieu et si agréables à ses yeux.

Il y avait en ce temps-là des princes sur la terre et des empereurs. Il y avait de fameux conquérants qui remplissaient te monde de leur nom et du bruit de leurs actions héroïques. On parlait de leurs desseins, de leurs entreprises, de leurs faits mémorables. On les publiait partout, et on les exaltait : mais dans l'estime de Dieu ce n'était rien ; et n'en étant ni le principe, ni la fin, il n'y avait nul égard. Au contraire, on ne parlait point de Jésus-Christ, on ne le connaissait point, on ne savait ni son nom, ni sa naissance, ni sa demeure, ni comment il vivait, ni à quoi il s'employait. Il était dans un coin de la Judée comme s'il n'y eût point été; mais Dieu tenait ses regards sans cesse attachés sur lui, et n'en retirait pas un moment les yeux. C'était un objet digne de l'attention de tout le ciel, et il ne faisait pas une action qui ne fût d'un prix infini.

Quel soutien et quel sujet de confiance pour une personne religieuse, qui, dans son état, n'est employée qu'à des exercices dont le monde ne tient nul compte ! Souvent même sont-ce les dernières fonctions d'une maison, et les plus humiliantes. Mais ce qui la console, et ce qui est en effet bien consolant pour elle, c'est la parole de l'Apôtre qu'elle s'applique à elle-même : Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu (2). Car dès que c'est une vie cachée en Dieu, c'est une vie selon le gré de Dieu, par conséquent une vie toute sainte; et puisque c'est une vie cachée avec Jésus-Christ, c'est donc une vie toute conforme à la vie de Jésus-Christ, à son esprit et à ses sentiments. Or quelle vie est plus à souhaiter pour moi que celle qui m'unit de la sorte à mon Dieu, et qui me donne des rapports si étroits avec mon Sauveur et mon modèle? C'est là

 

1 Matth., III, 17. — 2 Coloss., III, 3.

 

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proprement la vie intérieure; et dans une telle vie y a-t-il rien de si vil en apparence et de si méprisable, que je ne doive estimer au-dessus de tout? Ce serait bien dégénérer de ma profession, si je réglais autrement l'estime que je fais des choses, que par la sainteté qui y est attachée, et par la volonté de Dieu que j'y accomplis. Avec l'un et l'autre, tout est d'une valeur inestimable, tout est grand.

 

TROISIÈME POINT. — De quel repos était accompagnée la retraite de Jésus-Christ, et quelle paix n'y goûtait-il pas? Inconnu au monde, il n'était point exposé à ses discours, ni sujet à ses contradictions. Dans l'étroite enceinte d'une maison pauvre où il se tenait renfermé, et où il se bornait à son travail, il n'avait point de part à tous les mouvements qui agitaient le reste des hommes, il jouissait tranquillement du silence et du calme de sa solitude; et s'il s'entretenait, c'était, dans le secret de son âme, avec son Père, dont il recevait les plus sensibles et les plus douces communications.

De tous les biens que nous pouvons désirer sur la terre, il est constant qu'un des plus précieux c'est la paix : mais il n'est pas moins certain que de tous les moyens pour acquérir cette paix, ou intérieure ou extérieure, un des plus assurés, c'est une vie retirée et cachée. Le monde est comme une mer orageuse ; au lieu «pie la retraite est comme un port et un asile, où l'on est à couvert de tous les orages. Voilà par où les gens du monde estiment eux-mêmes la profession religieuse ; et voilà ce qui leur fait dire en tant de rencontres qu'un bon religieux, une bonne religieuse, sont mille fois plus contents dans leur cellule, qu'on ne l'est dans le tumulte et les embarras du siècle.

Les plus mondains le disent, et en cela ils disent encore plus vrai que peut-être ils ne le pensent. Mais ils le diraient bien autrement, s'ils avaient en effet connu par quelque épreuve les douceurs solides que goûte une âme accoutumée à vivre seule, et qui sait se borner à cette vie particulière. Elle a ses occupations, qui lui ont été marquées par l'obéissance, ou qu'elle s'est tracées elle-même. Ce ne sont point des fonctions d'éclat; et c'est par là justement qu'elles lui plaisent davantage. Elle s'en acquitte avec fidélité, mais du reste sans vouloir s'ingérer en aucune autre chose. Ainsi elle est peu troublée de tout ce qui se passe dans le monde, et de mille événements qui sont pour tant d'autres une source d'inquiétudes et de chagrins. Souvent même n'en est-elle pas instruite, ni ne veut-elle pas s'en instruire. Et comment s'inquiéterait-elle de tout ce qui arrive au dehors, puisqu'à peine elle sait une partie de ce qui se fait auprès d'elle et dans l'intérieur de la communauté ? Dès que les choses ne la regardent point, et qu'il ne s'agit ni de la charité, ni ,du bien commun de la maison, elle ne s'informe de rien, ni ne s'entremet en rien : car la retraite religieuse va jusque-là.

Ah ! que de religieux auraient mené dans leur état et y mèneraient une vie paisible, s'ils avaient pris de bonne heure cet esprit de retraite, et s'ils savaient se renfermer dans eux-mêmes ! Mais il semble que nous nous soyons à charge à nous-mêmes, et que nous ne puissions demeurer avec nous-mêmes. On veut se mêler de tout. Pour cela il faut se trouver partout. Si l'on est arrêté, c'est une peine : et si l'on peut suivre son impétuosité naturelle et aller où elle nous emporte, c'est encore le principe d'un plus grand mal. Car il n'est pas possible que la diversité des objets, que les différents intérêts où l'on entre, n'excitent bien des désirs et bien des passions dont la paix du cœur est altérée. La clôture et la cellule s'adoucissent à mesure qu'on les garde : mais c'est en les quittant trop souvent et trop longtemps, qu'on se les rend insupportables. Il y faut néanmoins revenir, et voilà ce qui cause les dégoûts et les ennuis. N'est-ce pas peut-être ce qui m'en a causé une infinité à moi-même? Pourquoi sur la terre chercher si loin mon bonheur et hors de moi, lorsqu'avec Dieu et avec sa grâce, je puis le trouver dans moi et au milieu de moi?

 

CONCLUSION. — Soyez éternellement béni, Seigneur, de la miséricorde que vous m'avez faite, en me retirant dans votre sainte maison. Ce n'est pas seulement pour la vie future et pour mon salut un lieu de sûreté , mais c'est pour tout le cours de cette vie présente une demeure de paix. Il est vrai, Seigneur, qu'il y faut avoir un certain attrait et un certain goût ; et ce goût de la retraite n'est pas une des moindres grâces que puisse recevoir de vous une âme religieuse. Vous me l'accorderez, cette grâce, puisque je vous la demande, et que vous savez combien elle m'est nécessaire.

Détachez mon cœur de tous les vains amusements qui peuvent le distraire et le dissiper, et qui ne l'ont en effet que trop dissipé et que trop distrait jusqu'à cette heure. Faites-le rentrer au dedans de lui-même, et inspirez-lui

 

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cet esprit intérieur, qui seul est capable de le tenir dans le recueillement et dans le calme. Toute autre chose où je voudrais établir mon repos en ce monde peut me manquer ; mais ma retraite ne me manquera point, et ce sera toujours ma ressource et mon refuge.

Vous surtout, mon Dieu, vous ne me manquerez point dans la vie la plus obscure et la plus cachée. Je vous y trouverai, et qu'ai-je à souhaiter de plus ? C'est là que l'âme s'entretient avec vous, qu'elle vous parle et qu'elle vous entend, qu'elle vous possède et qu'elle vous goûte. Mais vous n'êtes point dans le bruit : du moins vous ne vous y laites guère connaître, ni guère sentir. 0 mon Dieu, on serais-je bien sans vous, et où puis-je être mal avec vous? Que m'importe d'être connu du monde, honoré dans le monde, ou de ne l'être pas, si je vous ai toujours pour témoin, et si vous m'honorez de votre présence? Vous seul me tiendrez lieu de toutes choses ; et dans mon obscurité et mes ténèbres, je serai plus en état de vous dire sans cesse, avec la même consolation que vous le disait un de vos plus fidèles serviteurs : Mon Dieu et mon tout.

 

CONSIDÉRATION

SUR LES  CONVERSATIONS  AVEC LE  PROCHAIN.

 

 

Il y a peu d'ordres religieux où tout commerce avec le prochain soit absolument interdit. Dans la profession religieuse comme ailleurs , on a certaines heures où l'on peut converser ensemble ; et il n'est point même défendu d'avoir quelques connaissances au dehors, ni de les entretenir. Mais il est vrai du reste que dans les conversations avec le prochain il se glisse bien des abus où nous tombons très-communément, et dont nous ne pouvons mieux nous garantir que par trois règles générales, qui sont pour nous d'une extrême conséquence. La première, que nos conversations soient toujours accompagnées d'une modestie religieuse et d'une sage retenue; la seconde qu'elles soient solides et utiles; et la troisième, que la charité y règne, et qu'elle en éloigne tout ce qui est contraire à l'esprit d'union et de paix.

 

PREMIER POINT. — Conversation accompagnée d'une sage retenue et d'une modestie religieuse : car, de même qu'il y a pour les personnes du monde des bienséances du monde , il y a, pour les religieux, des bienséances religieuses ; et par rapport à la manière de converser , il est constant que mille choses où l'on ne trouve point à dire dans un homme du monde deviennent peu séantes dans un religieux, et sont même tout à fait répréhensibles. C'est donc particulièrement aux religieux que convient l'avis de l'Apôtre, lorsqu'il disait aux premiers fidèles : Faites voir en tout votre modestie (1). Elle paraît dans l'air, dans le

 

1 Philip.,  IV, 5.

 

maintien, dans le geste, dans le ton de la voix, dans les termes et les expressions, dans tout l'extérieur. Ce n'est pas qu'elle ait rien d'affecté, ni de trop étudié : l'affectation n'est bonne nulle part; mais, sans aucune contrainte ni aucune gêne , elle évite certains airs trop évaporés , certains mouvements trop précipités, certains gestes trop peu mesurés, certains éclats de voix trop élevés, certaines paroles et certaines expressions trop familières, surtout avec des séculiers.

C'est une erreur dont se laissent prévenir bien des religieux, de se persuader que, par des conversations toujours enjouées et peu réservées , ils se rendent plus agréables au monde , et s'en attirent plus aisément l'estime et la confiance. Le monde est au contraire le censeur le plus éclairé et le plus sévère que les personnes religieuses aient à craindre. Il sait parfaitement quelles mesures elles doivent garder, et quels égards elles doivent avoir à la sainteté de leur profession : il y fait une réflexion particulière, et tout libertin, tout déréglé qu'il est, il exige de leur part une régularité et une circonspection qu'il porte même quelquefois jusques au scrupule.

Ainsi, dans les entretiens d'un religieux, le monde veut voir de la gravité, du recueillement, de la modération, de la discrétion, de la sagesse ; et s'il en rencontre quelqu'un où il remarque tous ces caractères , c'est de celui-là qu'il s'édifie et en celui-là qu'il se confie. Tout autre ne lui est bon que pour l'amusement. On peut dire même qu'il n'est presque bon à rien autre chose dans l'intérieur d'une communauté:

 

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on le laisse parler et discourir tant qu'il lui plaît, et comme il lui plaît; mais ses discours, souvent sans ordre et sans règle, font peu d'impression , et l'on n'y donne qu'une attention très-légère.

Selon la maxime ordinaire, la bouche parle de l'abondance du cœur; et c'est encore une vérité, que le cœur se répand par la bouche. De là donc on peut conclure d'une personne religieuse trop vive et trop mondaine dans ses façons de parler, qu'elle est déjà fort dissipée au dedans d'elle-même, et que dans la suite elle ne fera que se dissiper toujours davantage. Une Ame recueillie, et qui porte partout la présence et la vue de Dieu , ne s'abandonne point de la sorte à ses vivacités naturelles. Elle est honnête et affable, mais sans s'épancher tant au dehors, ni entrer en de si grandes agitations : elle n'est ni sauvage ni mélancolique ; mais au milieu de sa joie, et dans les démonstrations qu'elle en donne, elle ne perd rien de tout le sérieux qui la doit tempérer : elle ne demeure point dans un triste et morne silence, mais elle ne cherche point aussi à tenir seule la conversation, ni à maîtriser tous ceux avec qui elle traite : elle dit simplement ce qu'elle pense, et laisse à chacun le loisir de s'expliquer à son tour, n'interrompant jamais, et toujours plus prête à écouter qu'à se faire entendre. Qu'on éviterait de fautes dans la société, si l'on se formait sur ce modèle, et si l'on ne s'écartait jamais du respect chrétien et religieux qu'on se doit les uns aux autres !

SECOND POINT. — Conversations solides et utiles. Ce n'est pas à dire qu'elles doivent toujours rouler sur des matières spirituelles et de pure piété : cela serait à souhaiter parmi des religieux ; mais, après tout, comme la religion accorde quelques heures d'entretien pour récréer l'esprit et pour le relâcher, elle donne là-dessus un peu plus de liberté , et ne défend point de mêler dans la conversation des sujets moins relevés et moins importants : c'est une tolérance raisonnable et très-convenable.

Mais ce qui ne conviendrait en aucune sorte, ce serait, 1° qu'entre des personnes religieuses on ne s'entretint ordinairement que de bagatelles, et qu'on employât des temps considérables en de puérils et vains discours; 2° qu'on ne parlât que des affaires du monde , et de ce qui s'y passe ; qu'on ne s'assemblât que pour contenter sur tout cela sa curiosité, et pour entendre le récit de tous les bruits qui courent et de toutes les nouvelles qui se répandent; 3° qu'aux heures mêmes où le silence est ordonné, on se réunit plusieurs ensemble, en des lieux particuliers et contre la règle, pour se rapporter mutuellement tout ce qui se fait dans une communauté, et pour en raisonner fort inutilement; 4° que dans toutes ces conversations , soit particulières, soit publiques , on ne dit pas peut-être un mot de Dieu, ni qui pût porter à Dieu ; mais qu'on n'y débitât que des maximes toutes conformes à l'esprit du monde et à ses sentiments; 5° qu'on laissât tomber l'entretien dès que quelqu'un commencerait à le tourner sur les choses du ciel, et à y jeter quelques paroles d'édification; qu'on en conçût du dédain, et qu'on en témoignât du dégoût et de l'ennui. Voilà, encore une fois, ce qui ne peut s'accorder avec la sainteté de l'état religieux.

Quand, après une conversation où l'on ne s'est rempli l'esprit que d'idées frivoles , on se trouve devant Dieu et dans la prière sans goût, sans onction , sans attention, y a-t-il lieu d'en être surpris ? Une bonne réflexion qu'on eût entendue dans un entretien plus solide eût nourri l'âme , et eût allumé toute sa ferveur ; car souvent il n'en faut pas davantage. Ces deux disciples à qui Jésus-Christ ressuscité se joignit sur le chemin d'Emmaüs se sentaient tout brûlants de zèle, pendant qu'il conversait avec eux et qu'il leur expliquait les divines Ecritures. Mais que remporte-t-on de la plupart des conversations ? un cœur vide, une imagination égarée, beaucoup d'indifférence et de sécheresse dans le service de Dieu. Il n'y a que trop de personnes religieuses qui pourraient en rendre témoignage.

Ce qui paraît encore plus à déplorer, c'est que des religieux aient quelquefois de longs entretiens, même avec des séculiers, sans jamais leur rien dire des vérités du christianisme, ni qui regarde le salut. On craint de les rebuter par ces sortes de discours, et qu'ils n'en fussent bientôt fatigués. Il est vrai qu'il y faut de la prudence , et qu'on ne doit pas faire de la conversation une prédication perpétuelle. Mais d'ailleurs trois choses sont certaines : 1° Les séculiers ne se rebutent point si aisément qu'on le pense de ce que leur dit une personne religieuse pour les édifier et leur inspirer des sentiments chrétiens. Si c'était un homme engagé comme eux dans le monde qui leur tint de pareils discours, peut-être en seraient-ils étonnés et en feraient-ils quelques railleries : mais ils ne reçoivent pas de même ce qui vient

 

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de la bouche d'un religieux. Ils y font plus d'attention, et ils n'en ont que plus de respect pour lui, voyant qu'il parle conformément à son état, et qu'il s'acquitte en cela de son devoir. 2° Non-seulement ils ne s'en rebutent point, mais plusieurs même en sont touchés : ils s'y affectionnent et en profitent; et s'ils avaient à se scandaliser, ce serait plutôt qu'un homme aussi étroitement dévoué à Dieu que l'est un religieux par sa profession, ne les fît jamais souvenir de leurs obligations envers ce premier maître, et du soin qu'ils doivent prendre de le servir et de se sauver. 3° Enfin, supposé que de semblables conversations ne les accommodent pas, ce qui s'ensuivra de là, c'est qu'on les verra moins, et c'était l'excellent principe de saint Ignace de Loyola. Ou les gens du monde, disait-il, m'écouteront volontiers quand je leur parlerai sur des sujets édifiants, et alors Dieu en sera glorifié et j'aurai ce que je demande; ou, dégoûtés de telles matières, ils s'éloigneront de moi, et alors ils me feront moins perdre de temps, et j'en irai moins perdre avec eux.

Et qu'est-il nécessaire, en effet, d'être tant dans le monde et avec le monde, si toutes les visites qu'on lui rend ou qu'on en reçoit ne contribuent ni à sa sanctification ni à la nôtre? Est-ce à cela que des personnes religieuses doivent passer presque toutes leurs journées ? Autant et beaucoup mieux vaudrait-il demeurer dans la retraite, et, selon l'expression de Jésus-Christ, laisser les morts ensevelir leurs morts (1). Les apôtres parcouraient le monde, mais pour y enseigner, pour y catéchiser, pour y annoncer le royaume de Dieu. Voir autrement le monde, c'est, malgré le renoncement qu'on a fait au monde, être encore tout mondain, et plus peut-être qu'on ne l'eût été dans le monde même.

 

TROISIÈME POINT. — Conversations charitables et sans offense de personne. Le Sage a dit, en général, que celui qui ne pèche point dans ses paroles est un homme parfait : mais on peut dire en particulier au regard de la charité, que c'est une grande perfection et une vertu bien rare, de ne la blesser jamais dans les entretiens. Car voilà , dans les maisons même religieuses, le plus commun et le plus dangereux écueil qu'on ait à craindre. Elle s'y trouve altérée en diverses manières, dont les plus ordinaires sont :

1° Les impatiences naturelles et les chagrins de certains esprits colères et brusques, qui ne

 

1 Matth., VIII, 22.

 

savent s'exprimer sur rien en des termes de douceur. On ne peut presque leur parler, sans s'exposer à une réponse désagréable ; et l’on a beau prendre toutes les précautions possibles, il y a toujours de leur part quelque rebuta essuyer.

2° Les contestations qui naissent, et les disputes où l'on s'échauffe de part et d'autre. Cela vient surtout de deux sortes de caractères très-fâcheux dans le commerce de la vie. Les premiers sont contredisants, et les seconds sont opiniâtres. D'où il arrive que les uns, par un esprit de contradiction, formant toujours des difficultés sur ce qu'on leur dit, et les autres, par un esprit d'opiniâtreté, ne voulant jamais céder, ni reconnaître qu'ils se soient trompés, on s'échappe en bien des paroles dont les cœurs sont piqués et ulcérés.

3° Les railleries, soit qu'on soit trop libre à les faire, ou qu'on soit trop délicat à s'en offenser. Car il y a des esprits d'une telle faiblesse, qu'il ne faut qu'un mot pour les choquer: comme il y en a aussi qui se laissent tellement aller à une envie démesurée de railler de toutes choses et de quiconque, qu'ils le font sans ménagement et sans égard. Pourvu qu'ils se contentent, ils n'examinent rien davantage, et ne s'inquiètent guère si quelqu'un en a de la peine. Cette peine toutefois n'est que trop réelle ; et quoiqu'elle puisse être mal fondée, et que souvent dans celui qui la ressent ce ne soit que l'effet d'une trop grande sensibilité, il y faudrait néanmoins prendre garde ; et non-seulement la charité religieuse , mais la seule humanité le demanderait. Rien loin de cela, on prend plaisir à se jouer d'une personne. On en fait tout le sujet de l'entretien ; et à ses dépens, on se donne une récréation et un divertissement peu sortable.

4° Les jugements et les murmures, ou contre les supérieurs, ou contre ceux qui se trouvent chargés de quelque office dans la communauté, ou contre des particuliers. Dès qu'on n'approuve pas une chose (et combien y en a-t-il qui soient approuvées de tout le monde), quoi qu'il en soit, dès qu'une chose déplaît,on ne peut s'en taire. Du moins si l'on en parlait dans la vue de quelque utilité qui en dût revenir: mais on sait assez que tout ce qu'on dira ne produira rien. Pourquoi donc entre-t-on là-dessus en de si longues explications? par une maligne satisfaction qu'on goûte à déclarer ses sentiments, et par un secret penchant à condamner et à censurer.

5° Les médisances. Ce point est plus important,

 

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et les religieux n'ont pas moins à se précautionner là-dessus que les gens du monde. Sur tout autre article, on a communément dans la religion la conscience plus timorée et plus étroite ; mais sur l'article de la médisance, les plus réguliers et les plus sévères ont quelquefois une conduite et des principes bien larges. II y a peu de conversations où il ne soit parlé du prochain ; et par un malheureux enchaînement, quand une fois on a commencé, on ne cesse point qu'on n'ait dit tout ce qu'on prétend savoir, et qu'on devrait tenir secret.

La charité doit corriger tout cela, et bannir tout cela des conversations chrétiennes, à plus forte raison des conversations religieuses. Point d'amertume dans les paroles, ni de brusqueries. On n'est pas toujours maître d'empêcher que certains mouvements ne s'élèvent dans le cœur : mais au moins faut-il avoir assez d'empire sur soi pour les tenir cachés au dedans, et pour n'en rien faire paraître. Point de contradictions trop fortes, ni d'altercations. Chacun a sa pensée, et chacun peut la produire, quoique contraire à la pensée des autres. Mais du moment que la question commence à dégénérer dans une espèce de différend, et qu'on le remarque, il vaut incomparablement mieux se renfermer dans le silence et ne pas poursuivre, que de s'obstiner par une fausse gloire à remporter un vain avantage, et d'être par là un sujet de discorde. Point de traits railleurs et piquants. Un mot assaisonné d'un certain sel et dit agréablement n'est pas toujours condamnable, pourvu que personne n'y soit intéressé, ou que celui qui pourrait y avoir quelque intérêt prenne bien la chose, et n'en témoigne aucun déplaisir. Mais après tout une raillerie trop fréquente a souvent de fort mauvais effets. Et il ne faut point alléguer pour excuse qu'il n'y a rien en ce qu'on dit que d'indifférent et que d'innocent. Ce n'est plus une raillerie indifférente ni innocente, dès que la charité en souffre; or il n'est presque pas possible qu'elle n'en souffre par l'extrême délicatesse de la plupart des esprits, qui s'offensent aisément, et ressentent très-vivement les moindres atteintes. Point de murmures ni de plaintes, du moins dans les entretiens publics. Si l'on voit quelque chose à reprendre, on peut en secret s'en expliquer avec une personne de confiance, soit supérieure, ou autre : mais de s'en déclarer hautement et devant toute une assemblée, c'est une espèce de révolte, ou c'est en quelque manière vouloir l'exciter. Enfin, point de médisances : car si la médisance est un péché grief dans des séculiers, qu'est-ce dans des religieux? Parlons bien de tout le monde; ou si nous n'avons rien de bon à dire, taisons-nous. En gardant ces règles, on se préserve d'une infinité de désordres; on rend la société religieuse également édifiante et douce, et c'est ainsi que se vérifie la parole du Prophète royal : Quel avantage et quel bonheur pour des frères, de vivre ensemble et dans une sainte union (1) !

 

1 Psal., CXXXII, 1.

 

 

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