EXHORTATIONS CAREME IV

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EXHORTATION
SUR LE SOUFFLET DONNÉ A JÉSUS-CHRIST DEVANT LE GRAND PRÊTRE.

ANALYSE.

 

Sujet. Jésus ayant parlé de la sorte, un des soldats qui était à son côté lui donna un soufflet, en disant : Est-ce ainsi que vous répondez au grand prêtre ?

 

Jésus-Christ nous donne ici un bel exemple du pardon des injures.

 

Division. Supporter les injures comme Jésus-Christ sans en poursuivre la vengeance et sans éclater : première partie; agréer même les injures comme Jésus-Christ, jusqu'à s'y exposer en certaines rencontres et à les aimer : deuxième partie.

Première partie. Supporter les injures comme Jésus-Christ, sans en poursuivre la vengeance et sans éclater. Quelle injure» un soufflet reçu, et de la manière la plus outrageante! Combien de raisons semblaient engager le Sauveur du monde à venger sur l'heure cet outrage? Il le pouvait, puisque la vengeance lui appartient en qualité de Dieu : mais il aime mieux nous apprendre par son exemple à réprimer toutes nos vengeances, et il veut détruire par là tous les faux raisonnements et tous les prétextes dont notre passion cherche à s'autoriser.

Exemple si convaincant, qu'il ne nous laisse nulle ressource où nous puissions nous retrancher. S'il se fût contenté de nous dire: Je vous ordonne de ne point repousser la violence par la violence ; mais si quelqu'un vous frappe sur la joue droite, présentez-lui encore la gauche, cette parole nous eût paru dure. Mais il nous l'adoucit en y ajoutant son exemple : car l'exemple de ce Dieu Sauveur doit être la règle de toute notre vie.

Cependant, il y en a bien peu qui le suivent. On voit des hommes, sages du reste, des hommes vertueux, des hommes religieux; mais où en voit-on qui soient patients dans les injures, et qui les reçoivent avec modération? On fait profession de piété et de la plus étroite morale, et néanmoins on est d'une sensibilité extrême sur les moindres offenses. Pour nous confondre, envisageons Jésus-Christ, et considérons cette face respectable et adorable aux anges mêmes, couverte d'un soufflet.

Deuxième partie. Agréer même les injures comme Jésus-Christ jusqu'à s'y exposer en certaines rencontres et à les aimer. Ainsi pour faire son devoir dans une charge, dans une dignité, dans un ministère, combien y a-t-il souvent de mépris, de railleries, de médisances, d'outrages à essuyer? Or, je m'en dois faire alors un mérite; je dois les aimer pour Dieu.

Cela est bien parfait et bien difficile : mais souvenons-nous que notre divin Maître a voulu être rassasié d'opprobres, et qu'il en a fait ses délices. C'est pour cela que les Saints, et entre les autres saint Paul et David, les ont reçu avec tant de joie; et sans cela même on ne peut avoir l'Esprit de Jésus-Christ, ni par conséquent être véritablement chrétien. Mais le moyen d'aimer ce qui nous offense, ce qui nous humilie? En le regardant comme une portion des opprobres de Jésus-Christ, et comme une matière de sacrifice à Jésus-Christ.

Mais encore à quoi dans la pratique se réduit là-dessus noire obligation? A aimer mieux se voir méprisé, moqué, condamné, persécuté, que de se départir jamais d'une exacte vertu en consentant à l'iniquité. Ce n'est  pas que le cœur ne soit alors bien

 

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combattu ; mais au milieu de ces combats, mille considérations le soutiennent, et Dieu d'ailleurs ne lui refuse pas le secours de sa grâce. Avec la force et l'onction de cette grâce, on s'écrie comme le Prophète : C'est un bien, Seigneur, que j'aie été humilié, puisque je le suis pour vous. Plaise au ciel que nous soyons animés de ce sentiment! C'est par le mépris de la confusion, selon l'expression de l'Apôtre, que le Fils de Dieu a consommé notre foi; et c'est par l'amour de la confusion que nous la consommerons nous-mêmes, et que nous parviendrons au plus pur christianisme, et à la vraie gloire qui en est la récompense.

 

Hœc cum dixisset , unus assistens ministrorum dedit alapam Jesu, dicens : Sic respondet pontifici ?

 

Jésus ayant parlé de la sorte, un des soldats qui était à son côté lui donna un soufflet, en disant : Est-ce ainsi que vous répondez au grand prêtre ? (Saint Jean, chap. XVIII, 22.)

 

Qu'avait donc répondu le Sauveur du monde, interrogé par le grand prêtre, et qu'avait-il dit qui méritât une si prompte punition, et qui dut lui attirer un tel outrage? Anne lui démodait compte de sa doctrine, et pour la justifier devant ce pontife, il l'avait renvoyé à ses disciples, et voulait que sur ce point ils fussent appelés en témoignage. Etait-ce là son crime, et fallait-il pour cela l'insulter et lui meurtrir le visage d'un soufflet? Mais, Chrétiens, ne raisonnons point ici selon les lois de la justice : elles y sont toutes violées, et le moyen que le bon droit eût quelque part dans un jugement où la passion domine, et l'une des plus violentes passions, qui est l'envie? Ce que nous devons uniquement considérer comme le sujet tout ensemble et de notre admiration et de notre imitation, c'est l'invincible constance du Fils de Dieu dans une conjoncture capable de déconcerter et de troubler l'homme le plus ferme et le plus maître de lui-même. Voilà ce qu'il avait prévu, et sur quoi il s'était déjà si clairement expliqué, quand il disait, par la bouche de son prophète : Faciem meam non averti ab increpantibus, et conspuentibus in me (1) ; Je n'ai point détourné mon visage pour me mettre à couvert des coups de mes ennemis, et de toutes les extrémités où ils se portaient contre moi. Voilà par où il a prétendu nous former nous-mêmes aux injures, et nous apprendra comment nous devons les recevoir. Leçon, mes chers auditeurs, si nécessaire dans le commerce de la vie ! Recevoir les injures comme Jésus-Christ les a reçues, c'est-à-dire les supporter, et même les agréer : les supporter, en les recevant avec patience ; et même les agréer, en les recevant avec joie : les supporter sans en poursuivre la vengeance et sans éclater ; et même les agréer, surtout en de vaines rencontres, jusqu'à s'y exposer, et à les aimer. Que je m'estimerais heureux si je pouvais bien aujourd'hui vous imprimer l'un et l'autre dans le cœur ! C'est le dessein que je M propose, et tout le partage de cette exhortation.

 

1 Isa., L, 6.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

Quelle épreuve pour la patience de Jésus-Christ ! un soufflet reçu, et reçu devant une nombreuse assemblée, et reçu comme un châtiment et une correction, et reçu de la main d'un soldat et d'un homme méprisable ! car toutes ces circonstances sont remarquables. Et prenez garde encore, s'il vous plaît. De qui s'agit-il, et de quoi s'agit-il? De qui,dis-je, s'agit-il? Du Messie, de l'envoyé de Dieu, d'un Homme-Dieu, d'un Dieu. Et de quoi s'agit-il? De l'outrage le plus sanglant, d'une injure qui, parmi les hommes, est une insulte, est une flétrissure, est un opprobre et une ignominie. Le Sauveur du monde n'en pouvait-il pas tirer une vengeance éclatante? Ah ! Chrétiens, il n'a qu'à prononcer une parole, et le feu du ciel descendra pour foudroyer cet audacieux qui l'a frappé ; il n'a qu'à prier son Père, et son Père, s'il est besoin, lui enverra des légions d'anges pour le seconder ; il n'a qu'à mettre en œuvre sa propre vertu, et elle fera des miracles pour sa défense. Je dis plus : non-seulement il est en pouvoir de venger sur l'heure un tel affront, mais, selon toute la raison, il semble y être engagé, et le devoir ; car il est question de prévenir un scandale, ou de le réparer. On l'accuse d'avoir offensé le pontife, et blessé le respect dû à cette suprême dignité. C'est pour cela qu'on s'élève contre lui, et qu'on le maltraite. Le souffrira-t-il ? Mais ce sera autoriser le reproche qu'on lui fait, mais ce sera en quelque sorte justifier le traitement indigne qu'il reçoit, mais ce sera laisser impunément répandre une tache sur sa sainteté, dont on cherche à ternir l'éclat. Tout cela est vrai, mes chers auditeurs, et tout cela néanmoins ne le peut porter à se faire justice : pourquoi? parce que la justice qu'il se ferait, quoique juste et fondée sur le droit le plus certain, aurait toujours quelque couleur de ressentiment propre et de vengeance. Or il veut détruire dans le cœur des hommes et dans leur conduite tout ressentiment et toute vengeance, et même toute couleur de ressentiment et de vengeance.

Ce n'est pas que la vengeance ne lui appartienne : car en qualité de Dieu et de souverain Maître, il a dit et il a pu dire : Mihi vindicta (1). Mais si elle lui appartient en qualité de Dieu ,

 

1 Rom., XII, 19.

 

 

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elle ne lui appartient pas en qualité d'homme. Or, étant homme et Dieu tout ensemble, il y avait à craindre que ce qui viendrait de Dieu ne fût imputé à l'homme; et parce qu'il était important que jamais l'homme n'entreprît de se venger, et qu'il n'eût pour cela aucun titre apparent; voilà pourquoi ce Dieu-Homme ne se venge pas lui-même. Il avait fait un miracle dans le jardin , en renversant d'une parole les soldats envoyés pour se saisir de sa personne : mais il l'avait fait avant qu'ils l'eussent attaqué, et qu'ils eussent porté les mains sur lui ; c'est-à-dire dans un temps où l'on ne pouvait regarder ce miracle comme une vengeance. Maintenant qu'il a reçu l'injure, il demeure, pour ainsi dire, sans action. S'il faisait un nouveau miracle, il ferait redoutera ses ennemis sa toute-puissance; mais il aime mieux paraître faible, que de paraître agir avec aigreur et par passion. Si donc il répond à cet insolent qui l'outrage, ce n'est point en s'élevant, ni en se récriant, mais avec une modestie et une douceur que rien n'altère. Si j'ai mal parlé, lui dit-il, faites voir en quoi : sinon, pourquoi me frappez-vous? Si male locutus sum, testimoniam prrhibe de malo : si autem bene, cur me cœdis (1) ? Voilà où il s'en tient, et toute la satisfaction qu'il demande. Mais de prendre lui-même sa cause et ses intérêts, de rendre à l'injuste agresseur qui l'offense mal pour mal, et de réprimer son audace par une punition exemplaire, c'est ce qu'il ne fera pas, parce que cette punition , ainsi que je vous l'ai fait remarquer, quelque légitime d'ailleurs et quelque équitable qu'elle fût, pourrait être faussement interprétée, et confondue avec une vengeance toute naturelle.

Ainsi, mes Frères, ce divin Sauveur évite, autant qu'il est possible, et fuit jusqu'à l'ombre de la vengeance , parce qu'il est venu abolir la vengeance même, et l'extirper de la société des hommes. Or, en matière de vengeance, l'ombre et le corps sont presque inséparables; et pour détruire le corps, qui est un corps de péché, il en faut détruire l'ombre la plus légère. Comme législateur de la loi nouvelle, il avait fait là-dessus son commandement, et il s'en était déclaré dans ses divines instructions: mais, dit saint Chrysostome, cela ne suffisait pas. Il fallait pourvoir à la sûreté de ce commandement, et mettre ce précepte à couvert de tous les stratagèmes et de toutes les subtilités dont la passion des hommes se sert pour en éluder l'obligation et la pratique. Car il n'est

 

1 Joan., XVIII, 23.

 

pas croyable, ajoute ce saint docteur, combien de ruses et combien d'artifices l'amour-propre sait là-dessus imaginer, tantôt nous persuadant qu'on nous fait injure, lorsque ce n'est qu'une injure chimérique ; tantôt, s'il y a quelque chose de réel, nous l'exagérant, l'augmentant, le défigurant, l'empoisonnant; tantôt, pour colorer nos vengeances, nous les déguisant sous le masque de zèle et d'équité, nous les proposant comme permises , comme raisonnables , comme saintes ; nous fournissant des prétextes pour les exécuter, des autorités pour s'y conformer, mille adoucissements pour les pallier. Il était, dis-je, nécessaire, de renverser tout cela : et parce que, pour le renverser et l'anéantir, il était d'une égale importance d'ôter à l'homme sur ce point la liberté de son raisonnement; parce que, s'il y a chose pernicieuse et trompeuse, c'est le raisonnement d'un esprit piqué et animé, parce qu'il n'y a que la passion alors qui raisonne, et que rien n'est plus faux ni plus outré que le raisonnement de la passion, il fallait que Dieu, ou que Jésus-Christ, Fils de Dieu, fortifiât sa loi d'une conviction qui fût au-dessus de tout le raisonnement humain. Or, cette conviction sans réplique, poursuit saint Chrysostome, c'est son exemple.

Oui, chrétiens, c'est l'exemple de ce soufflet qu'il laisse impuni, et dont il ne demande nulle réparation. Car s'il ne voulait pas lui-même tirer raison d'une injure si publique et si atroce, s'il ne voulait pas y employer cette vertu souveraine qui dans un moment forme les tonnerres, et les lance sur la tête des criminels pour punir leurs crimes et leur faire sentir la sévérité de ses châtiments, du moins ne pouvait-il pas s'adresser au juge? ne pouvait-il pas lui porter sa plainte? ne pouvait-il pas le prendre à témoin, et de son innocence outragée, et de la dignité même de ce pontife, blessée par un attentat commis au pied de son tribunal et sous ses yeux? Mais il abandonne tous ses droits, il oublie tous ses intérêts, il sacrifie toute sa gloire, et n'est attentif qu'à nous donner un modèle sensible de la patience la plus héroïque et la plus parfaite.

Exemple, encore une fois, si convaincant, qu'il ne nous laisse nulle ressource où nous puissions nous retrancher. Car vous avez beau, mon cher auditeur, raisonner et vous défendre: après l'exemple de Jésus-Christ, il faut se taire et céder. Il n'y a point d'autre règle à suivre que celle-là, point d'autre principe de morale. Principe d'une évidence entière et absolue;

 

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principe d'autant plus incontestable, qu'il est plus proportionné à nos connaissances et plus palpable; principe selon lequel nous devons juger de tous les autres, auquel nous devons rapporter tous les autres, sur lequel nous devons rectifier tous les autres; principe seul capable de réprimer tous les mouvements et toutes les saillies du cœur le plus irrité et le plus emporté, pour peu que ce soit encore un cœur chrétien. En un mot, principe d'où suit nécessairement cette grande conséquence exprimée dans l'Evangile, et marquée par le Sauveur du monde comme un article capital de la doctrine toute céleste qu'il est venu nous enseigner : Ego autem dico vobis non resistere malo; sed si quis percusserit te in dexteram maxillam tuam, prœbe illi et alteram (1). Pour moi, je vous dis de ne point repousser la violence par la violence ; mais si quelqu'un vous frappe sur la joue droite, présentez-lui encore la gauche ; c'est-à-dire souffrez-le sans bruit, sans animosité, sans fiel. Si Jésus-Christ eût seulement parlé de la sorte en maître et en docteur, ce serait toujours une parole respectable pour nous, puisqu'elle serait toujours pleine de sainteté et de sagesse : mais après tout, en la respectant, nous aurions pu dire que c'est une parole d'une sainteté bien sévère et d'une pratique bien dure : Durus est hic sermo. Ainsi s'expliquaient, quoique sur un autre sujet, les Capharnaïtes, et ainsi nous en serions-nous expliqués nous-mêmes. Le Fils de Dieu l’a prévu, et voici le remède qu'il y apporte. Hé bien ! nous dit-il, s'il faut tempérer la dureté apparente de ma parole, je la tempérerai, je l'adoucirai, et par où? par mon exemple. Car je ne veux pas qu'elle devienne un scandale pour vous, et que cette parole, qui est une parole de vie , vous donne lieu de me quitter, et de vous perdre en vous éloignant de moi. Est-il rien de plus outrageant qu'un soufflet? or je m'exposerai à cet outrage, et ma patience sera le tempérament et l'adoucissement de dite parole que vous trouvez si rigoureuse, il qui vous semble si impraticable.

En effet, Chrétiens, il est impossible de ne pas goûter cette parole du Sauveur des hommes, tout amère qu'elle paraît, quand on le voit l'accomplir lui-même avant nous. Et ne me répondez point qu'il en a trop exigé de nous, lorsqu'il a voulu que son exemple nous servît de règle : comme si l'exemple de cet Homme-Dieu ne devait pas être la règle de toute notre Vie; comme s'il n'avait pas prétendu réformer

 

1 Matth., V, 39.

 

le monde, autant par la force de son exemple que par l'efficace de sa prédication ; comme si ce n'était pas dans cette vue qu'il s'est fait semblable à nous et de même nature que nous, afin que nous pussions aussi nous-mêmes nous conformer à lui, et que son exemple fit plus d'impression sur nous; comme si en particulier cet exemple d'un Dieu supportant la plus griève offense n'était pas le plus pressant reproche et la plus haute condamnation de nos délicatesses infinies, de nos sensibilités extrêmes sur tout ce qui concerne le faux honneur du siècle, de nos impatiences et de nos vivacités que rien ne modère, que rien n'apaise, que rien ne peut satisfaire.

Car voilà, mes chers auditeurs, le désordre où nous sommes tombés, et qui croît tous les jours ; voilà ce que tous les prédicateurs de l'Evangile, avec tout leur zèle et toute leur éloquence, n'ont pu corriger ; voilà de tous les vices, le dernier dont nous travaillons à nous défaire et dont nous croyons devoir nous défaire. Il y a des sages dans le monde qui, par raison et même par christianisme, mènent une vie assez réglée : point d'intrigues ni d'habitudes criminelles, point d'excès de débauches, de scandales; bonne foi, droiture, fidélité en tout : il y a des âmes pieuses et dévotes qui s'adonnent avec édification à toutes les pratiques saintes, qui visitent les autels, qui écoutent la parole de Dieu, qui vaquent à l'oraison, qui fréquentent les sacrements, qui exercent la charité envers les pauvres; il y a des âmes religieuses qui vont encore plus loin, et qui, en vue de s'élever et de parvenir à la plus sublime perfection, se dépouillent de tous les biens de la terre, renoncent à tous les plaisirs des sens, se renferment dans le cloître, et là passent leurs jours dans la pauvreté, dans l'obscurité, dans la sujétion et la dépendance, dans la pénitence et la mortification : effets de la grâce du Seigneur, qui se sont perpétués jusque dans ces derniers siècles, et dont nous ne pouvons trop le bénir. Mais, oserai-je le dire? parmi ces sages chrétiens, parmi ces âmes vertueuses, ou faisant profession d'une piété particulière, parmi ces âmes parfaites, ou voulant l'être, et pour cela retirées dans les solitudes et dans les monastères, à peine peut-être s'en trouvera-t-il un seul qui sache dissimuler une injure, qui sache l'oublier et la pardonner. On apprend tout le reste, on se forme à tout le reste, on s'exerce dans tout le reste ; on apprend à jeûner, on apprend à veiller, on apprend à prier, on apprend à méditer, on apprend à macérer sa

 

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chair et à la mortifier ; mais le silence, mais la patience, mais la charité, mais la modération, l'empire sur soi-même et sur les mouvements de son cœur, dans les occasions et sur les matières où l’on se croit offensé, c'est en toutes les conditions et en tous les états ce qu'on n'apprend presque jamais, et ce qu'on ne veut pas même apprendre. On se fait un point de conduite et de sagesse de n'être pas si bon, ni si endurant; on n'aime point à passer pour une personne que l’on puisse aisément attaquer, et qui ne sache pas se défendre ; on s'applaudit au contraire de s'être rendu comme invulnérable, et d'avoir accoutumé les gens à nous craindre et à nous ménager; on a là-dessus mille raisons de prudence, de bienséance, de justice, mais raisons qui, bien examinées et bien pesées, se réduisent toutes à une seule, savoir, qu'on ne veut rien souffrir.

Avec cela néanmoins, on est déclaré pour la plus étroite morale, on demeure les heures entières aux pieds du Seigneur ; on est dans un quartier, dans une société, dans une maison un modèle de vertu ; on a des ravissements et des extases ; c'est-à-dire qu'on est comme ces montagnes dont parle l'Écriture, qu'il suffit de toucher pour faire sortir de leur sein d'épaisses fumées et des flammes ardentes ; Tange montes, et fumigabunt (1). Ah ! ce sont des montagnes que ces âmes si pures et si saintes, ou prétendues telles ; ce sont de hautes montagnes, des montagnes élevées presque jusqu'au troisième ciel, par la sublimité de leurs sentiments et de leurs vues; mais allez tant soit peu heurter contre elles, qu'il vous échappe une parole, un geste, un air de mépris, une légère contradiction qui les choque, ce sont alors des montagnes fumantes et tout embrasées ; ou si elles se resserrent dans elles-mêmes, et ne produisent rien au dehors, c'est pour nourrir en secret un venin caché qui agit lentement, mais pour n'agir ensuite et selon les rencontres que plus efficacement et que plus malignement. Écueil fatal à l'innocence de tant d'âmes, du reste les plus irréprochables ; écueil capable de les perdre, et de les perdre partout, parce qu'on n'en est nulle part à couvert, et que c'est souvent dans les assemblées les plus régulières d'ailleurs qu'il est plus à craindre.

Quoi qu'il en soit, mon cher auditeur, et qui que vous soyez, j'en reviens à l'exemple que notre mystère nous présente : c'est celui de Jésus-Christ. Car ce que le Prophète disait à

 

1 Psal., CXLIII, 5.

 

Dieu,   je   ne  ferai point difficulté  de  vous l'appliquer ici, et de vous dire à vous-même : Respice in faciem Christi tui (1). Vous êtes touché, mon cher Frère, de la manière dont on a parlé de vous, dont on s'est comporté envers vous, et vous avez bien de la peine à modérer là-dessus votre chagrin et à le digérer. Mille considérations  devraient vous retenir, et je pourrais les produire et les employer pour adoucir l'amertume de votre cœur ; mais il ne m'en faut qu'une : envisagez votre Christ ; voyez cette face respectable et adorable aux anges mêmes, couverte d'un soufflet : Respice in faciem Christi tui : c'est votre Christ, puisque c'est pour vous qu'il a reçu l'onction divine; votre Christ puisque c'est à vous qu'il s'est donné, et pour vous qu'il s'est livré et immolé: Christi tui ; mais je dis plus, c'est votre Dieu. Or comparez personne à personne, injure à injure; la personne sacrée d'un Homme-Dieu et la vôtre, faible et vile créature ; un soufflet, et l'offense peut-être assez peu remarquable par elle-même, que vous relevez néanmoins avec tant de bruit, et dont vous vous plaignez avec tant d'exagération et tant de chaleur. Il y va de votre honneur, dites-vous; mais votre honneur est-il plus précieux que celui du Fils de Dieu , et que celui de Dieu même? il y va de votre intérêt, ajoutez-vous ; mais votre intérêt est-il plus important que celui de toute la religion, intéressée dans l'injure faite à son chef et à son divin auteur? On vous a traité indignement, et sans nul respect de votre rang, de votre nom, de votre naissance; mais l'indignité est-elle plus grande à votre égard qu'elle ne l'était à l'égard de la souveraine majesté? Imaginez tout ce qu'il vous plaira ; l'exemple que je vous mets devant les yeux aura toujours la même force; et quoi que vous puissiez alléguer, j'aurai toujours droit de vous répondre : Respice in faciem Christi tui. Oui, regardez-le ce Christ,  et apprenez de lui  non-seulement à supporter les injures avec patience, mais avec joie ; et même, selon les conjonctures et les besoins, à vous y exposer et à les aimer : c'est la seconde partie.

 

DEUXIÈME  PARTIE.

 

Non, Chrétiens, ce n'est point assez que l'exemple du Fils de Dieu fasse mourir dans nos cœurs tout sentiment de vengeance; je prétends qu'il y doit produire quelque Gnose encore de plus; je prétends qu'il doit nous préparer aux affronts, aux mépris, à tout ce

 

1 Psal., LXXXIII, 10.

 

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qu'il va de plus sensible en matière d'honneur. Et pour vous mieux déclarer ma pensée, qu'est-ce , dans le sens où je l'entends, que de nous préparer à tout cela? est-ce nous mettre dans la disposition d'endurer généreusement tout cela? c'est trop peu ; d'accepter de la main de Dieu et volontairement tout cela? ce n'est point encore à quoi je me borne ; d'agréer tout cela, de l'honorer, d'en faire gloire et de le rechercher? voilà le point où nous devons tendre, et que j'ose ici vous proposer comme un point essentiel et souvent indispensable. On ne peut, ce semble , porter la perfection à un plus sublime degré; mais après tout, la loi chrétienne va jusque-là, et cette perfection qui nous parait si relevée est, en je ne sais combien d'occasions qui se présentent tous les jours, un précepte évangélique et une. obligation. Développons cet article important, et donnons-lui but l'éclaircissement nécessaire, afin que vous le puissiez bien comprendre.

Ainsi, par exemple, pour être déterminé, comme je le dois être, à pardonner de bonne foi, et à m'interdire toute vengeance ; pour être prêt, en mille rencontres, à soutenir la cause de Dieu, et à la défendre; pour m'opposer à des scandales que je vois naître à toute heure dans le commerce du monde, et que ma charge, que ma dignité, que mon ministère m'engagent à réprimer, autant qu'il est en moi et qu'il dépend de moi ; pour me dégager de tant de considérations particulières, qui pourraient m'arrêter lorsqu'il s'agit de l'honneur de la religion et de ses intérêt? ; en un mot, pour être dans une résolution inébranlable, quoi qu'il arrive, et quoi qu'on en puisse dire, de me comporter en chrétien, et de n'en pas démentir une fois la glorieuse qualité : pour cela, dis-je, et pour bien d'autres devoirs dont le détail serait infini, combien y a t-il de contradictions , de chagrins, de retours fâcheux, de faux jugements, de railleries, de médisances, de paroles aigres, de reproches, enfin d'outrages à essuyer? Or le moyen de n’en être point ébranlé, si l'on n'est dans la disposition de les aimer pour Dieu, de les agréer pour Dieu, de les honorer, de s'en glorifier pour Dieu ? Car voilà comment la foi que nous professons exige de nous les mêmes sentiments que témoignaient les apôtres lorsqu'on les calomniait, qu'on les insultait dans les places publiques, et qu'ils se tenaient heureux d'endurer toutes sortes d'opprobres pour le nom de Jésus-Christ : Ibant gaudentes a conspectu concilii, quoniam digni habiti sunt pro nomine Jesu coutumeliam pati (1). Il est vrai, Chrétiens, et je l'ai reconnu d'abord, que pour en venir là, il faut une vertu bien pure et bien généreuse, et c'est néanmoins une vertu nécessaire. Mais si la religion nous impose une loi si difficile et si contraire aux sens et à la nature, elle a bien aussi de quoi nous en faciliter la pratique ; et, sans parler des autres motifs qu'elle nous fournit, en est-il un plus puissant et plus capable de nous consoler dans les humiliations de la vie et de nous animer, que le soufflet donné au Sauveur du monde, et, malgré toute l'ignominie qui y était attachée , désiré et recherché par cet Homme-Dieu ? Prenez garde, en effet, qu'il ne l'a reçu que parce qu'il l'a voulu recevoir : car il ne tenait qu'à lui d'arrêter le bras sacrilège de l'insolent qui le frappa. Non-seulement il n'a point voulu se défendre de cet outrage, mais il l'a souhaité, mais il s'y est disposé, mais il en a fait le sujet de ses vœux les plus ardents, et comme ses délices. D'où vient que le prophète Jérémie, parlant de ce divin Sauveur et de ses souffrances, se servait d'une expression bien propre et bien énergique, savoir, qu'il serait rassasié d'opprobres : Saturabitur opprobriis (2). Une viande dont nous avons horreur, nous la rejetons, ou si le besoin nous force d'en user, du moins n'en prenons-nous qu'autant qu'il suffit selon la nécessité présente, et rien davantage : mais que ce soit une viande à notre goût, nous la mangeons avec appétit, et même avec avidité, jusqu'à nous en remplir et nous en rassasier. Voilà comment notre adorable Maître s'est, pour ainsi dire, nourri de la confusion ; voilà comment il en a contenté sa faim : Saturabitur. Or, ce qui a été la nourriture d'un Dieu et l'objet de ses désirs, pour procurer la gloire de son Père et le salut des hommes, ne doit-il pas nous devenir respectable, nous devenir vénérable, nous devenir aimable, partout où la même gloire et le même salut se trouvent intéressés ?

C'est pour cela que les saints se sont réjouis d'être en butte aux persécutions et aux mépris du monde ; et que bien loin de s'en offenser, ils les regardaient comme des faveurs. C'est pour cela que saint Paul, qui sentait autant que personne, et qui connaissait le véritable honneur, puisqu'il était d'un sang noble et citoyen romain, se faisait néanmoins, ainsi qu'il l'a hautement et si souvent déclaré, un plaisir des affronts même les plus sanglants :

 

1 Act., V, 41. — 2 Lam., III, 30.

 

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Propter quod placeo mihi in contumeliis (1). Il ne disait pas seulement: Je me console, je me résigne, je me fortifie dans les outrages; mais : Je m'y plais ; pourquoi ? parce que mon Sauveur les a sanctifiés et me les a rendus précieux. C'est pour cela que David, tout roi qu'il était, dans la seule vue de ce mystère, je veux dire d'un Dieu si indignement et si violemment insulté, au lieu de fuir les opprobres, les attendait, les demandait, les recevait avec action de grâce et comme des bienfaits : Improperium expectavit cor meum (2). Séméi, l'un de ses sujets, le chargeait de malédictions et de reproches, mais ce prince en bénissait Dieu. Toute sa cour, justement irritée, voulait réprimer l'audace et la violence de cet emporté ; mais ce prince les retenait : Laissez-le, leur disait-il ; c'est une humiliation que Dieu m'envoie ; c'est un don de sa main, ne me l'enlevez pas. Qui pouvait inspirer à David un sentiment si peu ordinaire dans un roi, et même si opposé à toutes les raisons d'état? Ah ! Chrétiens, rien autre chose que la considération de son Dieu et de son Sauveur, qui se faisait déjà connaître à lui par les lumières de l'esprit prophétique, et qui en particulier lui révélait toutes les ignominies de sa passion. Il voyait ce Dieu de gloire, cette souveraine majesté, déshonoré par un soufflet ; et à ce spectacle, touché d'un saint zèle : Hé ! Seigneur, s'écriait-il, qui craindrait après cela toutes les injures du monde, et qui ne les souhaiterait pas, puisque vous les prenez pour vous-même, et que vous en faites les apanages de votre adorable humanité ? Voilà pourquoi, mon Dieu , je les reçois , non plus précisément comme une épreuve de ma patience, car je n'ai plus en quelque manière besoin de cette vertu ; mais comme l'accomplissement des vœux de mon âme, qui les attend et qui y aspire : Improperium expectavit cor meum. Prenez garde, Chrétiens, à la raison qu'il en apporte : elle contient en abrégé tout le précis de la doctrine évangélique : Quoniam opprobria exprobrantium tibi ceciderunt super me (3). C'est, mon Dieu, ajoutait-il, que tous les outrages qui vous ont été faits dans votre douloureuse passion, sont par avance retombés sur moi. C'est que j'y ai pensé attentivement, que je les ai considérés, et qu'en y pensant, qu'en les considérant, je les ai vivement ressentis moi-même. C'est qu'ils ont fait sur mon cœur une impression de grâce, et que cette grâce, que cette impression divine m'a porté

 

1 2 Cor., XII, 10. — 2 Psal., LXVIII, 21. — 3 Ibid. 10.

 

à les aimer : je ne dis pas seulement (c'est saint Augustin qui développe ainsi les paroles de ce Prophète-roi, dans l'exposition du psaume soixantième), je ne dis pas seulement, Seigneur, à les aimer dans vous, mais dans moi. Car alors même que c'est à moi qu'on s'attaque, et que par là les injures me deviennent personnelles, je les regarde néanmoins comme les vôtres, et les envisageant de cette sorte, comment ne les aimerais-je pas ? Oui, Seigneur, ce sont les vôtres, puisque vous les avez fait passer de vous en moi, et qu'après les avoir éprouvées d'abord, vous les avez fait rejaillir sur moi : Quoniam opprobria exprobrantium tibi ceciderunt super me.

Il faut toujours convenir, mes chers auditeurs, qu'il n'y a que la religion, et que la religion la plus sainte, qui puisse établir une âme dans une telle disposition ; et ne nous en étonnons pas : car il n'y a que la religion qui puisse nous faire rendre hommage aux opprobres d'un Homme-Dieu. Il faut convenir que ce n'est ni la chair ni le sang qui nous révèle ces grandes maximes et cette haute morale, mais le Père qui est dans le ciel, mais le Fils qui est descendu sur la terre, mais le Saint-Esprit qui réside en nous. Il faut convenir que c'est là comme le chef-d'œuvre de la grâce toute-puissante du Seigneur. Mais persuadons-nous bien encore une fois, et convainquons-nous fortement de cette vérité fondamentale, que sans cela l'on ne peut avoir l'esprit de Jésus-Christ, et par conséquent que sans cela même on ne peut être véritablement chrétien. C'est ce que toute l'Ecriture nous annonce, et ce que chacun de nous doit s'appliquer à lui-même. Car voilà le point sur lequel je ne puis trop insister, et que nous ne pouvons trop méditer, qu'il est impossible d'être chrétien, et même simplement chrétien, si l'on n'est préparé de cœur à toutes les injures, puisqu'il y a mille occasions dans la vie où, sous peine de damnation, l'on est obligé de s'y exposer pour l'acquit de sa conscience et la sûreté de son salut ; qu'il est impossible que nous y soyons sincèrement préparés et de cœur, tandis que nous en conservons une aversion et une horreur volontaire ; et qu'il n'est pas enfin possible que nous n'en ayons toujours le même éloignement et la même horreur, à moins que nous n'en concevions la juste estime qui leur est due, et que nous ne les aimions selon Dieu et en Dieu. Tout cela est d'une suite et d'une liaison nécessaire ; pourquoi ? parce que nous fuyons naturellement ce que nous n'aimons

 

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pas, et que nous n'aimons pas ce que nous n'estimons pas, et que nous ne pouvons estimer ce que nous jugeons vil et méprisable. C'est donc par l'entendement qu'il faut commencer d'abord, afin de former ensuite dans le cœur les vrais sentiments que Dieu exige de nous. Selon l'estime que nous ferons de tout ce qui s'appelle dans le monde injures et outrages, nous apprendrons plus ou moins à les révérer et à les agréer.

Mais, dites-vous, comment estimerons-nous et comment aimerons-nous ce qui nous rabaisse dans l'opinion des hommes, ce qui nous humilie et ce qui nous perd d'honneur, ce qui passe dans la société civile pour une tache et mit' flétrissure? J'en conviens : tant que nous le remanierons en soi, et que nous ne porterons pas plus loin nos vues, nous ne le trouverons jamais estimable : mais ce n'est point en soi que nous le devons considérer, c'est en Jésus-Christ, et par rapport à Jésus-Christ. Je veux dire que nous le devons regarder comme une portion des opprobres de Jésus-Christ, comme un état de ressemblance avec Jésus-Christ, comme une matière de sacrifice à Jésus-Christ, et comme un sujet qu'il nous fournit de lui marquer notre attachement et notre constance. Or, sous ce regard, il n'y a rien de si outrageant et de si infamant, selon l'esprit du siècle, qui ne nous devienne glorieux selon l'esprit de la foi, et que nous n'embrassions comme un avantage pour nous et comme un bonheur.

Ceci néanmoins demande encore quelque explication, et cette doctrine que je vous prêche est si fort au-dessus de l'homme, que je ne puis trop vous la rendre intelligible, ni trop vous faire connaître où dans la pratique elle doit s'étendre, et où elle peut se borner. Car à quoi se réduit ce langage si inconnu au monde , et que signifient ces expressions si nouvelles peut-être pour vous, et dont votre faiblesse est étonnée : estimer les injures , aimer les injures, se réjouir dans les injures, recevoir de bon gré les injures, et même avec plaisir ? Je ne prétends pas vous faire entendre par la qu'il soit absolument nécessaire d'étouffer toutes les répugnances que nous y avons, je ne prétends pas que nous y devions être tout à fait insensibles, tellement qu'elles ne nous causent nulle altération, même involontaire, nul de ces retours intérieurs, nulle de ces peines presque inséparables de notre humanité ; je ne prétends pas que nous y trouvions un goût qui flatte le cœur, et qui soit conforme aux inclinations de la chair. Je sais que les saints ont été jusque-là ; qu'ils ont si bien réprimé en eux et fait mourir la nature, que toutes les insultes et tous les affronts n'étaient pas capables de troubler un moment la paix de leur âme ; qu'ils s'y étaient comme endurcis, ou pour mieux dire qu'ils les goûtaient aussi sensiblement, aussi agréablement, aussi délicieusement, qu'un esprit ambitieux goûte les vaines distinctions et les faux honneurs du siècle : je le sais, et combien d'exemples en pourrais-je produire? Mais je ne puis ignorer aussi que ces vertus extraordinaires et singulières, que ces miracles de l'humilité chrétienne, ne sont point d'une nécessité indispensable ; et puisque je m'en tiens ici à la nécessité, je dis qu'estimer en chrétien les injures, les aimer, s'y complaire, c'est dans un esprit de religion, malgré tous les raisonnements du monde et malgré toutes les révoltes des sens, se croire heureux de participer aux ignominies du Fils de Dieu, surtout lorsqu'il s'agit de la gloire de Dieu et de la défense de sa loi ; que c'est aimer mieux se voir méprisé, se voir moqué et raillé, se voir condamné et persécuté pour la justice, que d'être élevé et applaudi en commettant l'iniquité ; que c'est être dans la résolution, et dans une forte résolution , de ne se départir jamais de la plus exacte vertu, soit par l'espérance d'un éclat mondain, soit par le dégoût d'une vie cachée et d'une condition obscure.

Ce n'est pas que le cœur ne soit alors bien combattu ; qu'il ne se trouve exposé à de violentes agitations et à de grandes tentations ; que s'il s'écoutait lui-même , il ne franchît bientôt toutes les barrières qui l'arrêtent? ou qu'au moins il ne se laissât emporter aux reproches, aux dépits, aux saillies de la colère et à toutes ses vivacités. Ce n'est pas même qu'à des moments fâcheux et critiques, où toute sa force semble l'abandonner, il ne tombe dans rabattement, dans l'ennui, dans la désolation et une défaillance presque entière : car voilà, quelque résolu et quelque déterminé qu'il puisse être, ce que lui fait éprouver malgré lui la passion. Mais, au milieu de ces sentiments que la raison désavoue et où la volonté n'a point de part, au milieu de ces assauts, une âme demeure toujours fixe et comme immobile dans les mêmes principes, qui sont les principes évangéliques. Elle se dit toujours à elle-même que c'est un bien, et le souverain bien en cette vie, de pouvoir marquer à Dieu sa fidélité dans l'objection. Elle se soutient par

 

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les paroles du Sauveur du monde à ses apôtres: On vous accusera, on vous calomniera, on dira de vous toute sorte de mal ; mais pour cela ne vous relâchez point dans l'exercice de votre ministère, et ne vous affligez point, puisque au contraire vous devez vous en glorifier, et que vous en devez triompher de joie : Gaudete et exultate (1). Elle se nourrit de ces pensées si vraies et si consolantes, que la plus belle gloire d'un chrétien est de faire à Dieu le sacrifice de toute propre gloire; que si c'est le sacrifice le plus difficile, c'est aussi le plus méritoire pour l'éternité ; qu'une confusion soutenue pour une si bonne cause, et dans une vue si sainte, est un fonds qui profite au centuple devant le Seigneur; qu'on ne peut mieux lui témoigner que par là son dévouement inviolable, et la préférence qu'on donne à son devoir par-dessus toute autre considération ; que s'il y a quelque amertume à ressentir d'abord, cette amertume se change bientôt dans une douceur solide, et quelquefois même très-sensible, dès qu'on vient à ouvrir les yeux de la foi, ou à prendre la balance du sanctuaire, pour juger d'une injure qui nous est faite et de l'humiliation qui nous en reste. Tout cela, encore une fois, et mille autres réflexions que fournit à une âme, non l'aveugle prudence du siècle, mais une sagesse toute divine, la rassurent, la fortifient, la ramènent de ses premiers troubles et de ses premiers mouvements, la rétablissent dans le calme, et lui font goûter la paix au milieu de ce qui excite tant de guerres et tant de dissensions parmi les hommes.

Dieu, de sa part, ne lui manque pas ; et autant que cette âme lui est fidèle, autant et plus encore se montre-t-il libéral envers elle. Il fait couler sa grâce avec abondance; et qu'y a-t il de si désagréable et de si rebutant que cette grâce ne puisse adoucir ? Avec l'onction de cette grâce, on est en état, si je l'ose dire, d'affronter, pour l'honneur de Dieu, pour la défense de l'Eglise, pour le progrès de la religion, pour la pratique et l'observation de ses devoirs, tous les outrages et tous les opprobres. Plus il s'en présente, plus on s'écrie avec le Prophète royal : Bonum mihi quia humiliasti me (2) ; Soyez béni, Seigneur, d'avoir permis que je fusse ainsi humilié, puisque je le suis pour vous. On se rend intérieurement et devant Dieu le même témoignage que se rendait le grand Apôtre, et l'on dit avec la même confiance que lui : Maledicimur, et benedicimus (3). Nous sommes chargés de malédictions, et nous

 

1 Matth., V, 12. — 2 Psal., CXVIII , 71. — 3 1 Cor., IV, 12.

 

ne croyons pas devoir autrement y répondre que par des bénédictions et des actions de grâces : Blasphemamur, et obsecramus (1). On prononce contre nous mille blasphèmes, et nous ne faisons entendre au ciel que des prières en faveur de nos calomniateurs, et que des vœux : Tanquam purgamenta hujus mundi facti sumus (1). On nous regarde comme les derniers hommes du monde, et au lieu d'en concevoir de la peine, nous nous en félicitons nous-mêmes. Car nous savons pourquoi l'on nous traite de la sorte, que c'est parce que nous sommes à Dieu, et que nous y voulons toujours être ; parce que nous ne voulons jamais sortir de l'obéissance qui est due aux commandements de Dieu, ni nous détacher de sa loi ; parce que nous employons l'autorité que nous avons reçue de Dieu à maintenir le bon ordre et la règle, l'équité et le bon droit, et que nous n'avons là-dessus ni ménagements, ni égards ; parce que nous usons des talents que Dieu nous a donnés, et du zèle que sa grâce nous a inspiré pour attaquer le vice, pour combattre l'erreur, pour démasquer le mensonge, et le détruire en le dévoilant. Or être décrié pour cela, être pour cela noté dans le monde et marqué des plus noirs caractères, être exposé aux discours, aux satires, aux jugements les plus injurieux, aux traitements les plus iniques et les plus outrés, voilà notre consolation , voilà en quelque manière notre triomphe, voilà de quoi nous ne pouvons assez remercier le Seigneur qui nous éprouve, et sur quoi nous ne pouvons trop lui dire : Lœtati sumus pro diebus quibus nos humiliasti, annis quibus vidimus mala (3).

Plaise au ciel, mes chers auditeurs, que vous soyez animés de cet esprit ! S'il ne vous porte pas jusqu'à vous réjouir dans les injures, du moins vous aff'ermira-t-il contre une faiblesse bien ordinaire dans le christianisme, je veux dire contre ce respect humain qui arrête tant de bonnes œuvres, et qui cause tant de désordres et tant de maux. Parce qu'on craint une parole, une raillerie, on néglige tous les jours ses obligations les plus essentielles; et souvent même on se laisse entraîner au crime et à des dérèglements dont on a d'ailleurs horreur. On n'a pas la force de surmonter je ne sais quelle honte, et peut-être en avez-vous mille fois éprouvé les pernicieux effets. Mais voulons-nous nous affranchir de cette servitude, suivons le conseil de l'Apôtre, par où je finis, et revenons-en toujours à l'exemple de

 

1 1 Cor., IV, 13. — 2 Ibid. — 3 Psal., LXXXIX, 15.

 

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notre Sauveur : Aspicientes in auctorem fidei et consummatorem Jesum (1) : Attachons sans cesse nos regards sur ce Maître adorable, l'auteur et le consommateur de notre foi. Il en est l'auteur par sa sagesse, et le consommateur par son amour. Il en est l'auteur par sa doctrine toute sainte, et le consommateur par ses exemples tout divins. Il n'a point voulu séparer ces deux qualités, ni être l'auteur de notre loi sans en être le consommateur; non-seulement afin qu'il ne nous vînt pas en pensée qu'il lui avait été bien facile d'en ordonner ainsi, et d'établir des règles pour les faire garder aux autres sans les observer lui-même, mais surtout parce que la qualité de consommateur lui a paru aussi glorieuse et aussi digne de lui que celle d'auteur : de sorte qu'il n'a pas cru devoir nous la laisser, mais qu'il l'a prise par droit de préférence ; voulant bien que nous fussions les observateurs et les sectateurs de cette foi, mais se réservant la gloire d'en être le consommateur. Or en quoi particulièrement et par où l'a-t-il consommée? saint Paul nous l'apprend et nous  le  marque en

 

1 Hebr., XII, 22.

 

termes exprès : Qui, proposito sibi gaudio, sustinuit crucem, confusione contempta (1); c'a été en méprisant la confusion, en s'élevant au-dessus, et en la portant avec un courage et une constance inébranlables. Mais oserais-je, grand apôtre, ajouter quelque chose à cette parole, et ne pourrais-je pas dire, sans en altérer le sens, que ce n'a pas même seulement été par le mépris de la confusion, mais par l'amour de la confusion ? De là je ne dois point espérer d'avoir jamais une foi bien ferme, ni une piété bien solide, tant que je me laisserai dominer par le respect du monde, et par la crainte qu'il ne parle de moi, qu'il ne se tourne contre moi, qu'il ne lance ses traits sur moi. Mais du moment que je me serai dégagé de cet esclavage, du moment que je ne rougirai point de mon Dieu et de mon devoir, c'est alors que je commencerai à être chrétien, et que marchant, s'il le faut, par la voie de la confusion selon les fausses idées des hommes, je parviendrai à la vraie gloire, qui est la gloire éternelle, où nous conduise, etc.

 

1 Hebr., XII, 2.

 

 

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