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EXHORTATION SUR LA TRAHISON DE JUDAS.

ANALYSE.

 

Sujet. Le Sauveur du monde n'avait pas encore achevé de parler, que Judas, l'un des douze apôtres, arrive, et avec lui une troupe d'hommes armés, qui étaient envoyés par les princes des prêtres. Or, le disciple qui le trahissait leur avait donné ce signal, et leur avait dit : Celui que je baiserai est celui que vous cherchez; saisissez-le.

 

Ces seules paroles expriment assez toute l'horreur de la trahison de Judas.

 

Division. Le principe du crime de Judas, ce fut une passion mal réglée : première partie; et le comble de son crime, ce fut un aveugle désespoir : deuxième partie.

 

Première partie. Le principe du crime de Judas, ce fut une passion mal réglée. Quelle passion? Sa seule avarice. Se voyant frustré du gain qu'il eût fait, si l'on eût vendu ce parfum que Madeleine répandit sur les pieds de Jésus-Christ, et qu'on lui en eût mis l'argent entre les mains, il voulut ?e dédommager, et vendit pour cela Jésus-Christ même trente deniers.

De là concluons trois choses, qui regardent toute passion en général : combien il est dangereux de fomenter une passion dans notre cœur, puisqu'elle peut nous conduire aux plus grands désordres. Elle a fait de Judas un apostat et un homicide. Aussi quand Dieu a voulu punir les hommes sur la terre, et les plus grands hommes, il n'y a point employé de plus terrible châtiment que de les livrer à leurs passions.

Combien il est important d'attaquer la passion de bonne heure, puisque, lorsqu'elle s'est fortifiée, on ne peut, sans une extrême difficulté, la surmonter.

Combien il est nécessaire de n'en épargner aucune et de les réprimer toutes, puisqu'une seule suffit pour nous perdre. C'est une maladie mortelle, et il ne faut qu'une maladie mortelle pour nous causer la mort. Prière à Dieu.

Deuxième partie. Le comble du crime de Judas, ce fut un aveugle désespoir. Un apôtre réprouvé, quel abîme des jugements de Dieu! C'est là néanmoins que s'est terminée la trahison de Judas : pourquoi? Parce qu'il désespéra de la miséricorde de Dieu. Il fut touché de repentir, mais d'un repentir de démon, parce qu'il n'était pas accompagné de l'espérance chrétienne. Il reconnut son péché, mais il ne reconnut pas en même temps, remarque saint Bernard, la bonté de Dieu envers les pécheurs. Il rendit le prix pour lequel il avait vendu son maître; mais, dit saint Augustin, il ne fit point attention au prix dont son maître l'avait racheté. C'est ce qui le porta à ce dernier attentat, où, s'arrachant lui-même la vie, il consomma son éternelle damnation.

De là apprenons, 1° à craindre Dieu et à opérer notre salut avec tremblement, en quelque état et en quelque profession que nous soyons; 2° à ne point séparer la confiance de la crainte, mais à espérer toujours en Dieu, quelque pécheurs que nous ayons été. Le plus grand artifice de l'esprit séducteur est de nous donner de la confiance avant le péché, et de nous l'ôter après le péché. Tant que le pécheur se confiera en la grâce divine, ce sera toujours pour lui une ressource, parce que ce sera un motif capable de l'attirer à Dieu, et de lui faire prendre une sainte résolution de se convertir.

 

 

Adhuc eo loquente, unus de duodecim venit, et cum eo turba multa, missi a principibus sacerdotum. Qui autem tradiderat enm, dedit illis signum, dicens : Quemcumque osculatus fuero, ipse est, tenete eum.

 

Le Sauveur du monde n'avait pas encore achevé de parler, que Judas, l'un des douze apôtres, arriva, et avec lui une troupe d'hommes armés, qui étaient envoyés par les princes des prêtres. Or, le disciple qui le trahissait leur avait donné ce signal, et leur avait dit : Celui que je baiserai, est celui que vous cherchez ; saisissez-le. (Saint Matthieu, chap. XXVI, 47, 48.)

 

Que puis-je, Chrétiens, ajouter à ces paroles? et pour vous faire concevoir une juste horreur de la trahison de Judas, quelle autre image vous en tracerais-je, et en quels caractères plus marqués pourrais-je vous la représenter? C'est un disciple de Jésus-Christ, et c'est même un des disciples favoris, puisque c'est un des douze apôtres : Unus de duodecim. Il paraît à la tête d'une troupe armée : contre qui? contre son Maître ; et envoyé par qui ? par les ennemis de son Maître : Et cum eo turba multa, missi a principibus sacerdotum. C'est lui-même qui le trahit, cet adorable Maître, et lui-même qui l'a vendu aux Juifs : Qui autem tradiderat

 

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eum. Enfin le signal qu'il leur donne pour le connaître et pour le prendre, c'est un baiser : Quemcumque osculatus fuero, ipse est, tenete eum. Voilà sans doute, entre les souffrances de Jésus-Christ dans sa passion, ce qui lui dut être le plus sensible ; et c'est de quoi je viens aujourd'hui vous entretenir. Je ne prétends point m'arrêter à une longue et inutile déclamation contre l'attentai de cette âme lâche et sans foi. Une simple vue en découvre d'abord toute l'énormité. Mais, afin d'en tirer des leçons qui nous soient profitables, nous devons considérer dans le crime de Judas surtout deux choses, savoir, ce qui en a été le principe, et ce qui en a été le comble. Or le principe de son crime, ce fut une passion mal réglée, vous le verrez dans la première partie; et le comble de son crime, ce fut un aveugle désespoir. Je vous le montrerai dans la seconde partie. De là nous apprendrons en premier lieu de quelle conséquence il est de ne souffrir dans notre cœur nulle passion qui le puisse corrompre; et en second lieu, qu'à quelques excès néanmoins que la passion nous ait conduits, il n’y a jamais sujet de perdre espérance, et de se croire absolument abandonné de Dieu. Deux  points que je vous prie de bien remarquer et qui vont partager cet entretien.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

Rien de plus dangereux, Chrétiens, ni rien qui traîne après soi de plus funestes conséquences, qu'aune passion mal gouvernée, et à qui peu à peu nous laissons prendre l'ascendant sur nous. C’est un serpent qui se nourrit dans notre sein, mais qui n'en sort ensuite qu'en le déchirant, c’est une étincelle de feu qui s’entretient sous la cendre, mais qui peut causer un incendie général. C'est ce lion domestique et familier dont parle l'Ecriture, qui, venant à croître, porte la désolation partout,

et dévore tout ce qu'il rencontre. Vérité dont le perfide Judas sera dans tous les âges un exemple déplorable. Il a trahi le Sauveur du monde, en le livrant à ses ennemis : voila de tous les crimes le plus abominable. Mais quel en a été le principe? Si l'évangéliste ne nous l’avait marqué en termes exprès, nous ne pourrions nous le persuader, et nous aurions formé sur cela mille conjectures, sans jamais découvrir la cause d'une si détestable entreprise. Car en voyant un disciple se tourner contre son Maître, et travailler à le perdre, nous aurions cru qu'il l'était déterminé à cet attentat par quelqu'un de ces violents transports qui aveuglent l'esprit et troublent les sens ; par un emportement de colère, par une ardeur de vengeance, dans le ressentiment vif et tout récent d'une offense reçue. Supposé même toute l'énormité du fait, du moins aurions-nous jugé qu'il y eût quelque chose en cela de plus qu'humain, et que Judas, en s'abandonnant à cette perfidie, était possédé du démon qui agissait en lui, et dont il n'était que l'instrument et le ministre. Mais non, Chrétiens, ce n'a rien été de tout cela. Judas a trahi le Fils de Dieu sans emportement, sans ressentiment, sans vengeance, sans haine et sans aversion de sa personne. Car quel sujet en eût-il pu avoir? Pendant les trois années de son apostolat, de quelles grâces ne l'avait pas comblé ce Dieu Sauveur, et qu'était-il arrivé qui dût l'aigrir contre lui, et l'engager à une si noire trahison ? Comment donc oublia-t-il tant de bienfaits, et sacrifia-t-il si indignement son bienfaiteur? Encore une fois, mes Frères, l'eussiez-vous jamais pensé, si le Saint-Esprit ne vous l'avait pas fait entendre ? Une avare convoitise, l'esprit d'intérêt, la passion d'avoir, voilà ce qui corrompit le cœur de ce traître, et ce qui le précipita dans le plus profond abîme de l'iniquité. Reprenons la chose d'un peu plus haut ; et expliquons-nous.

Il avait été présent lorsque Marie-Madeleine vint répandre sur les pieds de Jésus-Christ un parfum de très-grand prix. Il en avait conçu de la peine, et s'en était hautement déclaré. Son avarice lui avait fait traiter de profusion et condamner une action si sainte : Ut quid perditio hœc (1)? Pour justifier son sentiment, il l'avait coloré d'une apparence de piété et de charité : Hé quoi ! ne pouvait-on pas vendre nette liqueur ? on en eût retiré une somme considérable, et cette somme eût servi au soulagement des pauvres : Potuit enim istud venunrandi multo, et dari pauperibus (2). Rien de plus spécieux que ce prétexte ; mais ce n'était qu'un prétexte; et si vous voulez savoir la vraie raison qui le touchait, le texte sacré va vous rapprendre. Car, dit saint Jean, il n'avait guère en vue les misères des pauvres ; et, en parlant d'eux, ce n'était pas pour eux qu'il parlait. Mais il amassait et il thésaurisait ; mais ayant soin de recueillir les aumônes faites à Jésus-Christ, il les gardait et se les appropriait : Non quia de egenis pertinebat ad eum, sed quia fur erat et loculos habens (3.) De là que fait-il ? et quelle résolution, et quelle affreuse extrémité ! Judas se voit frustré de son espérance ;

 

1 Matth., XXVI, 8. — 2 Ibid. 9. — 3 Joan., XII, 6.

 

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ce gain qui lui fût revenu de ce baume précieux qu'avait apporté Madeleine, ce gain sordide qu'il se proposait, lui échappe des mains. Il veut s'en dédommager ; et parce qu'il en trouve l'occasion prompte et commode, en vendant son Maître même , ce parricide ne l'étonné point. Il en a bientôt formé le dessein, il se met bientôt en état de l'exécuter : le voilà dans le conseil des princes des prêtres ; du sacré collège des apôtres qu'il a quitté, le voilà dans la synagogue des Juifs, avec qui il vient délibérer et négocier. Que me donnerez-vous, et je vous réponds de ce Jésus que vous cherchez : je vous l'amènerai : Quid vultis mihi dare, et ego eum vobis tradam (1). Ah ! disciple ingrat, que promettez-vous? que dites-vous? ou plutôt, mes chers auditeurs, que dis-je moi-même? et comment pourrais-je fléchir un cœur que la cupidité domine? Cette âme intéressée n'écoute que ce qui la peut satisfaire. On convient de part et d'autre : trente deniers sont offerts et sont acceptés : tout est conclu. Judas prend des mesures ; il agit, il livre Jésus, et ne s'estime pas moins heureux de pouvoir, aux dépens de cet adorable Sauveur, contenter l'insatiable désir qui le dévore , que les Juifs de pouvoir, à si peu de frais, contenter leur animosité et leur envie.

Voilà, Chrétiens, tout le fond de son crime, en voilà l'origine. C'a été un déicide, parce que c'était un voleur: Fur erat; et c'était un voleur, parce qu'il était avare. De son avarice sont venus tous ses larcins, et ses larcins ont enfin abouti jusqu'à mettre la vie et le sang d'un Dieu au prix des esclaves : car le prix des esclaves était de trente deniers. Faut-il s'étonner qu'étant avare, il soit devenu traître? Non, certes, puisqu'il est comme essentiel à l'avare de n'avoir point de foi. Faut-il s'étonner qu'étant avare, il ait violé lâchement tous les devoirs de la reconnaissance et de l'amitié? Il n'y a rien en cela que de très-naturel, puisque l'amitié et l'avarice sont incompatibles : car le caractère de l'une est de se communiquer et de vouloir du bien à autrui ; au lieu que le caractère de l'autre est de se renfermer toute dans elle-même, et de ne vouloir que son propre bien. Faut-il s'étonner qu'étant avare, il ait renoncé son Maître? Je n'en suis point surpris, répond saint Chrysostome, puisque, selon l'oracle de la vérité éternelle, on ne peut servir deux maîtres, et que tout avare est asservi à son avarice. Faut-il même s'étonner qu'étant avare, il ait vendu jusqu'à son Dieu ? Je n'ai

 

1 Matth., XXVI, 15.

 

pas non plus de peine à le comprendre, poursuit saint Chrysostome, puisque l'avare ne veut point d'autre Dieu que son avarice, ou que son argent. Or il n'est pas difficile de concevoir qu'on vende le Dieu véritable pour un Dieu prétendu, quand ce Dieu prétendu est le seul qu'on reconnaît, et à qui l'on est dévoué. Tout cela, Chrétiens, ce sont des réflexions solides ; mais sans nous arrêter à ce point particulier, ni davantage insister sur la passion de l'intérêt, concluons de l'exemple de Judas trois choses qui regardent toute passion en général; et apprenons, premièrement, combien il est pernicieux de fomenter une passion dans notre cœur, et de s'y assujettir, puisqu'elle peut nous conduire aux plus grands désordres; secondement, de quelle importance il est de l'attaquer de bonne heure et de l'étouffer dès sa naissance, puisque lorsqu'elle s'est une fois établie et fortifiée, il faut une espèce de miracle pour la détruire et la surmonter ; en troisième lieu, combien il est nécessaire de n'en épargner aucune, quelle qu'elle soit, et de les réprimer toutes, puisqu'une seule suffit pour nous pervertir et pour nous perdre. Trois maximes d'une conséquence extrême dans le règlement de notre vie. Plaise au ciel que je puisse bien les imprimer dans vos cœurs, et que vous sachiez dans la pratique en profiter !

Car j'en appelle d'abord à vous-même, mon cher auditeur, et je vous demande ce que peut la passion, ou, pour mieux dire, ce qu'elle ne peut point, quand elle s'est emparée d'un cœur? Quelles entreprises et quels desseins criminels ne lui inspire-t-elle pas ? Elle a fait de Judas un apostat et un homicide : que ne fera-t-elle point de moi? Je n'ai qu'à rappeler ma conduite passée, et qu'à voir où m'a mené en mille rencontres une passion qui m'entraînait. N'est-ce pas là le principe de tous les dérèglements de ma vie? Si j'avais été guéri de cette passion, je n'aurais pas fait cent démarches dont je n'ai que trop lieu maintenant de me repentir ; je ne me serais jamais engagé en telles et telles habitudes ; je ne serais jamais allé jusqu'à ces excès ; ma raison s'y serait opposée, ma volonté en eût eu horreur : mais la passion m'a tout persuadé, et m'a fait franchir toutes les barrières qui pouvaient me retenir. Aussi quand Dieu a voulu punir les hommes sur la terre, et les plus grands hommes, il n'y a point employé de plus terrible châtiment que de les livrer à leurs passions : Tradidit illos Deus in desideria cordis eorum (1). C'étaient des

 

1 Rom., I, 24.

 

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impies, dit saint Paul, parlant des philosophes païens ; et c'est pour cela que Dieu les a abandonnés au gré de leurs désirs. Il ne les a pas livrés aux afflictions et aux adversités temporelles; au contraire, il les a comblés d'honneurs et de prospérités. Il ne les a pas livrés aux démons, ministres de sa justice, et les exécuteurs de ses vengeances : à qui donc? à eux-mêmes et à leurs passions déréglées : pourquoi? parce qu'une passion, répond saint Chrysostome, est pire qu'un démon, et que Dieu se tient plus vengé par ce démon intérieur et naturel, que par tous les démons de l'enfer. Et en effet, poursuit l'Apôtre, de quelles passions ont-ils été esclaves? des plus brutales et des plus honteuses : Tradidit illos in passiones ignominiœ (1).

Or, ce que Dieu a fait au regard de ces infidèles par de si sales passions, il l'a fait au regard de Judas par la passion de l'intérêt ; et c'est ce qu'il fait encore tous les jours à notre égard par tant de passions différentes qui nous tyrannisent. Hé bien 1 dit Dieu dans l'ardeur de sa colère, vis donc, et agis comme tu le voudras; suis le torrent qui t'emporte, et lâche impunément la bride à tes appétits les plus injustes et les plus désordonnés. Je t'avais jusques à présent arrêté par la force de ma grâce ; mais je te laisse désormais la carrière ouverte. Puisque tu veux être un pécheur, sois - le tout à l'ait; et puisque tu veux obéir à ta passion, qu'elle te maîtrise, et qu'elle te plonge dans tout ce qu'elle a de plus vicieux et de plus odieux. Car voilà, Chrétiens, le vrai sens de cette terrible parole du Docteur des nations : Tradidit illos in passiones; et voilà ce que le Sauveur fit entendre à Judas, lorsque, après avoir tenté toutes les voies pour le ramener à son devoir, il lui permit enfin, ou sembla lui permettre d'exécuter son exécrable projet : Quod  facis, fac citius (2) ; Achève , perfide , achève ce que tu as médité et commencé. Depuis ce moment, ressentit-il la moindre peine au fond de son âme? hésita-t-il à se rendre aulnes des pontifes conjurés contre le Fils de Dieu? disputa-t-il quelque temps sur la convention qu'ils firent avec lui, et vendit-il au moins chèrement la sacrée personne de Jésus-Christ? Montra-t-il quelque répugnance à conduire lui-même les soldats dans le jardin, et lut-il ému de la présence du Maître le plus aimable, de l'accueil qu'il en reçut, et de ce reproche si tendre : Amice (3); Mon ami : Juda, osculo Filium hominis tradis (4)? Quoi ! Judas,

 

1 Rom., I, 26. — 2. Joan., XIII, 27.— 3 Matt., XXVI, 50.— 4 Luc, XXII, 48.

 

vous me trahissez, et c'est par un baiser? Ah ! la passion soutient tout cela, dévore tout cela, l'endurcit sur tout cela. Vous en êtes effrayés : mais, Chrétiens, n'y a-t-il eu qu'un Judas où la passion ait produit de si damnables effets? et combien voyons-nous encore dans le christianisme d'hommes passionnés vendre Jésus-Christ, le trahir, le sacrifier à leurs aveugles convoitises ? Supposez les crimes les plus énormes et les plus monstrueux attentats: l'homme en devient capable dès que la passion le gouverne. Supposez l'homme le plus vertueux et le plus attaché à ses devoirs : dès que la passion commencera à le solliciter, et qu'il lui prêtera l'oreille, il est en danger, et dans le danger prochain d'une ruine entière de sa conscience et de son âme. La raison en est que le caractère de la passion est de n'avoir point de bornes. Car les bornes que Dieu nous a prescrites ne peuvent nous être appliquées que par deux règles, qui sont la raison et la foi. Or le propre de la passion est de prévenir la raison et la foi, et que, les prévenant, elle prend l'avantage sur Tune et sur l'autre, et rend inutiles toutes leurs lumières.

Quel remède, mes chers auditeurs? Celui même que je vous ai marqué dans la seconde maxime, et que je trouve si bien exprimé dans ces belles paroles de l'Ecriture : Beatus qui tenebit et allidet parvulos tuos ad petram (1); Bienheureux celui qui écrasera tes petits contre la pierre ! Expressions figurées : et voici, selon saint Augustin, ce qu'elles nous représentent. Ces petits, remarque ce saint docteur, sont les passions de l'homme qui commencent à naître, et qui n'ont pas encore pris leur accroissement. Or, c'est alors que nous devons les écraser, les briser, les mortifier, parce qu'elles sont faibles, et qu'il est par conséquent beaucoup plus aisé de les vaincre et de s'en défaire. Mais si nous leur permettons de s'établir et de se fortifier, si nous les laissons se former en habitudes, dans peu nous n'en serons plus maîtres, et jusques au dernier soupir de notre vie, elles nous tiendront sous le joug, et nous feront éprouver leur malheureuse et cruelle domination : Beatus qui tenebit et allidet parvulos tuos ad petram !

Ce que je dis, au reste, mes Frères, regarde toutes les passions, sans en excepter aucune : pourquoi? parce qu'il n'en faut qu'une pour faire en nous d'étranges ravages, et qu'une seule peut nous égarer dans la voie du salut, et nous damner ;  parce qu'il n'en faut qu'une

 

1 Psal., CXXXVI, 9.

 

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pour susciter toutes les autres, autant qu'elles peuvent lui être utiles et servir à ses fins ; parce que celle dont nous nous défions peut-être le moins, est justement celle dont nous avons le plus à craindre, et qui souvent a des suites plus funestes. Troisième et dernière maxime, non moins incontestable que les deux premières. Judas n'était ni ambitieux, ni impudique, ni sensuel, ni emporté : l'Evangile ne lui attribue aucun de ces vices; mais il était intéressé, et ce fut assez pour l'engager dans l'intrigue la plus criminelle et la plus sacrilège conspiration. C'est donc fort mal raisonner que de dire : Je n'ai qu'une passion, et Dieu m'a fait la grâce d'être, du reste, peu sujet aux passions ordinaires qui règnent dans le monde : c'est comme si je disais : Je n'ai qu'une maladie mortelle, et que, me croyant en sûreté, je n'usasse contre cette maladie de nulle précaution. Mais dès que c'est une maladie mortelle, pourrait-on me répondre, cela ne suffit-il pas, et ne devez-vous pas prendre tous les soins nécessaires pour en arrêter le cours? Car dans le fond, qu'importe que ce soit de plusieurs maladies compliquées ensemble, ou d'une seule, que vous mouriez, si vous venez en effet à mourir? Disons de même, Chrétiens, par rapport à la passion : c'est une maladie de l’âme, et une maladie qui peut nous donner la mort ; en faut-il davantage, et qu'importe que d'autres l'accompagnent, ou qu'elle agisse seule? qu'importe que ce soit celle-ci ou celle-là, si nous périssons par celle-ci aussi bien que par celle-là ; et s'il y a dans chacune séparément un poison assez malin et assez contagieux pour éteindre dans nous tous les principes de la vie?

Quelle prière faut-il donc faire plus souvent et plus ardemment à Dieu-que celle du Prophète royal ? Ne tradas bestiis animas confitentes tibi  (1) ; Ah ! Seigneur, je le reconnais devant vous, et je le confesse ; j'ai mérité mille fois, en me révoltant contre vous, de ressentir la révolte de mes passions contre moi-même. Ce sont des bêtes féroces qui m'agitent, qui me tourmentent, et il est bien juste qu'une âme qui n'a pas voulu obéir à votre loi, ne soit pas elle-même obéie par ses propres convoitises. Mais après tout, mon Dieu, si vous avez à me châtier, que ce ne soit pas en me livrant à leurs désirs insensés : Ne tradas. Que j'aie de leur part des combats à soutenir; que j'aie, pour leur résister, des efforts à faire, et de grands efforts; que je sois obligé, pour ne pas

 

1 Psal., LXXIII, 19.

 

succomber à leurs attaques, de vivre dans une attention continuelle sur moi-même et dans un renoncement perpétuel à moi-même, c'est une peine qui m'est due ; et tant que j'en serai là et que vous voudrez m'éprouver par là, je ne penserai qu'à me soumettre, et qu'à bénir votre souveraine justice. Mais, Seigneur, si jamais vous allez plus avant, et que dans cette guerre intime vous m'abandonniez à ces ennemis de mon salut, que sera-ce de moi ? Tout autre châtiment, mon Dieu, je l'accepte de votre main : vous en avez de toutes les sortes; et quel que soit celui que vous choisirez, je m'y soumets : mais ce fatal abandonnèrent à mes passions, c'est, si je l'ose dire, Seigneur, à quoi je ne puis consentir ; c'est sur quoi je ne cesserai point d'implorer votre miséricorde, et de vous adresser mes vœux : Ne tradas bestiis animas confitentes tibi. Ce ne seront point, Chrétiens, des vœux stériles et sans fruit, pourvu qu'ils soient sincères. Dieu les écoutera : prenons confiance, et gardons-nous de l'autre malheur de Judas. La source de son crime, ce fut la passion ; mais le comble et la consommation de son crime, ce fut son désespoir, comme vous le verrez dans la seconde partie.

 

DEUXIÈME  PARTIE.

 

11 n'est pas surprenant que l'attentat commis contre la personne de Jésus-Christ ait été la cause de la réprobation de Judas : car, selon que saint Chrysostome l'a très-judicieusement remarqué, un homme perdu, un homme réprouvé de Dieu, est quelque chose de bien moins qu'un Dieu trahi et un Dieu vendu. Mais ce qu'il y a de plus étrange et de plus effrayant pour nous, c'est qu'un apôtre de Jésus-Christ se soit porté jusqu'à cette perfidie, et que, par une telle perfidie, il soit tombé dans l'affreux état d'une damnation éternelle. Voilà ce que nous pouvons regarder comme un abîme des jugements de Dieu. Ces deux termes d'apôtre et de réprouvé joints ensemble, et néanmoins si opposés, sont capables de jeter la terreur dans tous les esprits. Car qu'est-ce qu'un apôtre ? Un élu de Dieu, un ministre de Jésus-Christ, un dépositaire de ses secrets, un dispensateur de ses mystères, un prédicateur de son Evangile, un prince de son Eglise, un pasteur de son troupeau, un homme rempli des plus riches dons de la grâce. Et qu'est-ce qu'un réprouvé ? L'abomination de Dieu, l'objet de la colère et de la vengeance de Dieu, une victime de l'enfer, un vase d'ignominie, selon l'expression de saint Paul, un homme frappé de la malédiction

 

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du ciel, et livré à sa plus rigoureuse justice. Or qui peut voir sans effroi tout cela réuni dans un même sujet? La réprobation d'un homme, quel qu'il soit et en quelque état que je me le figure, est sans doute bien terrible ; celle d'un juste qui, de l'état de grâce où il était élevé, tombe dans l'état de perdition, est encore beaucoup plus affreuse : que sera-ce de la réprobation d'un disciple du Sauveur, qui de l'émi-nence du trône apostolique, si je puis parler de la sorte, est précipité dans un feu qui ne s'éteindra jamais, et condamné à un opprobre que rien jamais ne pourra effacer !

C'est là toutefois, mes Frères, que s'est terminée la trahison de Judas. Elle en a fait d'abord un apostat ; son apostasie l'a conduit au désespoir ; son désespoir lui a inspiré la pensée d'attenter lui-même à sa propre vie ; et cette mort pleine d'horreur, en mettant le comble à son crime, a mis le comble à la damnation de son âme, et doit être suivie d'une éternité de supplices. Encore une fois, n'est-ce pas là qu'il faut s'écrier avec le maître des Gentils : O altitudo (1) ! 0 profondeur impénétrable ! et jamais cette parole fut-elle mieux appliquée et vérifiée plus à la lettre? car une profondeur suppose une élévation : or, que concevons-nous, dans l'ordre du salut et de la grâce, de plus relevé que l'apostolat? et par conséquent, que pouvons-nous concevoir de plus profond et de plus bas que la chute et la réprobation d'un apôtre? O altitudo ! O profondeur 1 mais de quoi ? non pas des richesses de la miséricorde et de la bonté de Dieu, mais des trésors de la justice et de la colère de Dieu : O altiludo divitiarum ! Car Dieu a des trésors de colère comme des trésors de bonté, et les uns et les autres sont également des trésors de sagesse et de science, Sapientiœ et scientiœ Dei, parce que Dieu n'est pas moins sage ni moins éclairé en réprouvant, qu'il l'est en prédestinant. Il a voulu nous découvrir ses trésors de colère dans la personne de Judas, pour nous apprendre à les craindre et à nous en garantir. Voyons donc encore plus en détail les circonstances de la réprobation de ce malheureux.

Après avoir traité avec les princes des prêtres, il renonce à Jésus-Christ et à sa compagnie; d'où vient qu'il est appelé par saint Ambroise le chef des apostats, Apostalarum caput, et que, selon le cardinal Pierre Damien, tout ce qu'il y a de chrétiens qui perdent la foi et qui apostasient, sont comme les descendants et la postérité de Judas : Judœ execranda progenies.

 

1 Rom., XI, 33.

 

Et ne fallait-il pas en effet qu'il portât dès lors le caractère des réprouvés, puisqu'au moment qu'il communia de la main du Fils de Dieu, il fut possédé du démon, qui entra dans lui ? et c'est ce que saint Jean nous déclare expressément : Et post buccellam introivit in eum Satanas (1). Or qu'était-ce, mes Frères, demande saint Cyrille d'Alexandrie, qu'un homme qui venait tout à la fois de recevoir dans son cœur Satan et Jésus-Christ? Satan, pour l'y faire régner; et Jésus-Christ, pour l'y faire mourir ; Satan, à qui il donnait dans lui-même un empire absolu ; et Jésus-Christ, qu'il y crucifiait : Satan, qu'il exaltait au-dessus de Jésus-Christ ; et Jésus-Christ, qu'il lui présentait comme une victime et qu'il lui sacrifiait! N'était-ce pas là le sceau de la réprobation ? n'en était-ce pas le dernier terme ?

Mais cette réprobation, après tout, ne fut pas l'effet nécessaire ni du sacrilège de Judas, ni de son apostasie, ni de sa trahison. Car, après avoir abandonné Jésus-Christ, après avoir trahi Jésus-Christ, après l'avoir livré au pouvoir des Juifs, il y avait une ressource pour lui dans la miséricorde de Dieu ; et s'il eût bien ménagé les grâces qui lui restaient, il pouvait encore rentrer dans la voie de la justification, et par là même dans la voie du ciel. Que ne fit point le Fils de Dieu pour l'y rappeler? Comment lui parla ce Dieu Sauveur, et quels retours ne lui donna-t-il pas occasion de faire sur lui-même? Mais le cœur de cet apostat et de ce traître s'était fermé pour jamais aux grâces divines ; et de là son désespoir. Non pas qu'il ne reconnaisse son crime : au contraire, c'est parce qu'il le reconnaît, parce qu'il le déteste, mais par une fausse pénitence, qu'il se désespère. Il le reconnaît, mais il ne le reconnaît qu'à demi. Il le reconnaît comme une production de sa malice, mais il ne le reconnaît pas comme un sujet capable encore d'exciter la bonté de Dieu. Le voilà touché de repentir : Pœnitentia ductus (2); mais repentir, disent les Pères, qui outrage Dieu, bien loin de l'apaiser; pourquoi? parce qu'il procède d'un faux jugement, que Dieu est moins miséricordieux qu'il n'est juste ; et parce que ce jugement, faux et erroné, au lieu d'attendrir le pécheur pour Dieu, et de le toucher d'un saint amour, ne lui inspire que de l'aversion et de la haine.

L'eussiez-vous jamais cru, mes chers auditeurs, que le démon, qui est l'auteur du péché, pût être l'auteur de la pénitence, et que la pénitence,   qui  doit réconcilier l'homme avec

 

1 Joan., XIII, 27. — 2 Matth., XXVII, 3.

 

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Dieu, ne dût servir qu'à l'en éloigner? Voilà néanmoins le mystère qui s'est accompli dans Judas. Sa pénitence a été l'ouvrage du démon : c'est le démon qui la lui a suggérée, le démon qui lui en a donné les règles, le démon qui la lui a fait exécuter. Car tout y a été de son esprit. Ce fut une pénitence sincère, puisque Judas se repentit véritablement de son péché ; ce fut une pénitence vive et affectueuse, puisqu'il conçut une sensible douleur de son péché ; ce fut même une pénitence beaucoup plus efficace que ne le sont communément les nôtres, puisqu'il alla trouver les princes des prêtres, qu'il leur témoigna l'innocence de Jésus-Christ, et qu'il leur rendit l'injuste salaire qu'il avait reçu : Pœnitentia ductus, retulit triginta argenteos (1) ; mais avec toutes ces qualités, ce fut une pénitence de démon : comment cela? parce qu'elle ne fut pas animée de l'espérance chrétienne. Il y a près de six mille ans que tous les démons, dans l'enfer, font une pareille pénitence : ils reconnaissent toujours leur péché, et le reconnaîtront toujours; mais sans nul amour pour Dieu, ni nul sentiment de confiance en Dieu. Le grand artifice de l'esprit de ténèbres est de nous inspirer cette pénitence défectueuse, et de nous porter à faire par volonté ce qu'il fait par une sorte de nécessité.

Ainsi Judas proteste qu'il est pécheur, il s'en déclare publiquement : J'ai péché, dit-il, j'ai vendu le sang du juste : Peccavi, tradens sanguinem justum (2). Mais ce n'est point assez, répond saint Bernard, de confesser que tu es pécheur ;il faut confesser que Dieu est bon, et joindre cette confession de la miséricorde de ton Dieu à la confession de ton crime, parce que c'est dans ces deux confessions que consiste le retour à la grâce. Judas fait l'un, mais il laisse l'autre ; et de là il se repent, mais il ne se convertit pas. Il jette dans le temple les trente deniers dont a on payé sa trahison ; mais il n'a pas recours au trésor inépuisable de l'infinie bonté de Dieu qu'il a trahi ; il jette le prix pour lequel il a vendu son Maître, et il ne connaît pas le prix dont son Maître l'a racheté : Pretium reddit quo vendiderat Dominum (ces paroles sont de saint Augustin), non agnoscit pretium quo redemptus est a Domino. Enfin, confus et interdit, n'espérant rien de la part de Dieu, il se tourne contre soi-même, et, dans l'horreur qu'il conçoit de lui-même, il devient lui-même son propre bourreau. Les pharisiens et les scribes l'avaient renvoyé, et lui avaient dit

 

1 Matth., XXVII, 3. — 2 Ibid.

 

en le renvoyant qu'ils ne se mêlaient point de ce qui le regardait et qu'ils n'y prenaient aucun intérêt : Que nous importe? c'est à vous de voir ce que vous avez à faire : Quid ad nos? tu videris (1). Il y pourvoit en effet, mais de la manière que lui dicte son aveugle fureur. Il se croit indigne de vivre, il se condamne à la mort : mais à quelle mort? à la plus infâme. De la même main dont il a reçu le prix du sang : Pretium sanguinis (2), il forme le nœud qui doit finir le cours de ses années et lui ravir le jour. Il meurt, et, expirant par un nouveau crime, il laisse sa mémoire en exécration à tous les siècles : Et suspensus crepuit medius  (3).

Tel fut le sort de cet apôtre, déchu de son apostolat et dépouillé de toutes les grâces qui y étaient attachées. Or là-dessus, mes Frères, que de réflexions à faire, que de conclusions à tirer, que de résolutions à prendre ? Appliquons-nous bien à cet exemple, pour le considérer et l'étudier. C'est l'exemple d'un réprouvé ; mais l'exemple d'un réprouvé peut être pour nous une leçon aussi salutaire que les exemples des saints ; et la vue des damnés peut nous servir à connaître les voies de notre prédestination. Judas s'est perdu aux côtés de Jésus-Christ, et au milieu des apôtres; il n'y a donc plus d'état dans le monde qui soit assuré, il n'y a donc plus de lieu où l'on soit à couvert du péril ; on- peut donc se damner jusque dans les plus saintes professions ; on ne peut donc plus compter sur rien. Et en effet, sur quoi compterais-je ? est-ce sur les grâces de Dieu ? Judas en a eu de plus abondantes que moi. Est-ce sur l'usage des sacrements ? Judas a vécu et conversé avec l'auteur même des sacrements ; il a mangé à la table de Jésus-Christ, et il y a eu la même part que les autres disciples. Est-ce sur ma pénitence? Judas en a fait une infructueuse, et puis-je me promettre que la mienne aura plus de mérite et plus de pouvoir auprès de Dieu? Sur quoi donc, encore une fois, ferai-je fond ? Ah ! Seigneur, mon plus solide appui sera la crainte de vos jugements; car voilà par où vous voulez que le juste se soutienne aussi bien que le pécheur, et c'est en cela que votre grâce est admirable, d'avoir fait de la crainte, dont le propre est d'ébranler, l'affermissement de toutes les vertus. Il n'appartenait qu'à vous, ô mon Dieu, de lui donner une qualité si rare et si excellente. Dans l'ordre naturel, la crainte affaiblit ; mais dans l'ordre du salut, elle fortifie : et c'est par cette raison, remarque saint Ambroise, que le Fils de Dieu

 

1 Matth., XXVII, 4. — 2 Ibid. 6. — 3 Act., I, 18.

 

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a souffert Judas, et qu'il l’a admis au nombre de, ses disciples. Car ce choix n'a pas été sans un dessein particulier de sa Providence : Eligitur Judas, non per imprudentiam, sed per providentiam. Dieu a voulu que sa chute nous fût une preuve sensible de cette grande vérité, que nous devons opérer notre salut avec tremblement : Cum metu et tremore (1). Le premier ange nous avait déjà servi sur cela d'exemple, en se pervertissant dans le ciel ; mais son exemple, dit saint Bernard, n'était pas assez sensible pour nous. Le premier homme nous en avait donné un témoignage plus touchant en se perdant lui-même, et toute sa postérité avec lui, dans le paradis terrestre ; mais c'était un témoignage trop éloigné de nous : il en fallait un qui nous fût plus présent, et qui nous fit voir que dans le christianisme même où la grâce abonde , et dans les sociétés du christianisme les plus régulières et les plus parfaites, il y a toujours des dangers et des écueils à éviter. Or c'est de quoi nous avons la plus évidente conviction dans la personne de Judas ; et si nous présumons encore des miséricordes de notre Dieu, si nous oublions ses jugements redoutables , pour nous entretenir dans une vaine confiance, si nous négligeons l'affaire du salut, et que nous nous en reposions sur la providence du Seigneur, qui ne manque point aux hommes en cette vie, n'est-ce pas un aveuglement criminel, et une témérité sans excuse?

Mais devons-nous tellement craindre, que nous bannissions de notre cœur toute espérance? A Dieu ne plaise, Chrétiens ! Craignons, mais d'une crainte filiale : or cette crainte des enfants, bien loin d'exclure l'espérance, la demande au contraire , et la suppose comme une compagne inséparable. Judas a désespéré, et c'est son désespoir qui a consommé sa condamnation ; d'où il s'ensuit qu'il n'y a donc point de désordre, point d'habitude si invétérée, où il soit permis de se défier de la bonté divine, et de n'en plus attendre de grâce. Quand je serais aussi coupable et même plus coupable que Judas, tant que je suis sur la terre, je suis toujours dans la voie ; et tant que je suis dans la voie, Dieu veut que je le regarde comme nia fin , et que j'y aspire. Mais comment pourrais-je aspirer à ce que je n'espère plus ? David était devenu adultère ; David à son adultère avait ajouté l'homicide; David avait scandalisé tout son peuple ; David avait abusé de tous les dons de Dieu : mais entra-t-il pour cela dans

 

1 Philip., II, 12.

 

le moindre sentiment de désespoir? Que dis-je? plus il se reconnut criminel, plus il ranima son espérance, plus il la redoubla. Avant son péché, il appelait Dieu son Seigneur, son souverain, son roi ; mais depuis son péché, il usa d'un nom plus engageant et plus tendre, et commença de l'appeler sa miséricorde : Deus meus, misericordia mea (1). Car, selon la pensée de saint Augustin, étant pécheur devant Dieu, il ne trouva point détenue plus propre pour exprimer ce que Dieu lui était et lui voulait être : Non invenit quid appellaret Dominum, nisi misericordiam suam. D'où ce saint docteur conclut en s'écriant : O nomen sub quo nemini desperandum! O le grand nom, mes Frères ! nom qui condamne toutes les défiances des hommes, et qui nous apprend que personne, qui que nous soyons, ne peut, sans faire outrage à Dieu, se croire hors d'état de retourner à lui, et d'en obtenir une pleine rémission.

Pécheurs qui m'écoutez, comprenez ce que je dis, et ne l'oubliez jamais : ce qui a damné Judas, ce n'est point proprement la trahison qu'il avait commise, mais le désespoir où il s'abandonna après sa trahison ; car sans ce désespoir, tout traître qu'il était, il pouvait néanmoins encore se sauver. S'il eût espéré, sa trahison eût pu servir à sa justification, en servant à exciter sa pénitence et sa contrition. Son malheur est de s'être persuadé qu'il n'y avait plus de pardon pour lui ; et voilà ce qui perd tous les jours les grands pécheurs du monde.

Les pécheurs ordinaires se perdent par un excès de confiance, mais les libertins et les impies déclarés se perdent par un défaut de confiance. Les uns périssent parce qu'ils espèrent trop, et les autres parce qu'ils n'espèrent point du tout. Car voici la plus dangereuse illusion de l'esprit séducteur, qui ne Cherche qu'à nous attirer dans le précipice par quelque voie que ce puisse être. Avant le péché, il nous donne de la confiance, et il nous Vote après le péché ; c'est-à-dire qu'il nous donne de la confiance quand elle nous peut être préjudiciable, et qu'il nous l'ôte quand elle nous est salutaire et nécessaire. De même, avant le péché, il nous ôte la crainte des jugements de Dieu; mais il nous la rend après le péché, et nous la rend au double. De sorte, si je puis le dire, qu'il nous fait comme une espèce de restitution, en nous rendant après le péché ce qu'il nous avait ôté avant le péché. Mais, je me trompe : il ne nous rend point ce qu'il nous ôte, et il ne nous ôte point ce qu'il nous donne; car il nous rend après le péché

 

1 Psal., LVIII, 11.

 

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une fausse crainte, au lieu de la crainte véritable et religieuse qu'il nous a ôtée avant le péché, et ne nous ayant donné qu'une confiance présomptueuse avant le péché, il nous ôte après le péché la vraie confiance qui pourrait nous retirer de notre égarement, et nous ramener à Dieu.

Ah ! pécheurs, encore une fois, qu'il est important que vous conceviez bien ceci, et que vous y fassiez une sérieuse attention ! Si vous saviez espérer en Dieu, tout pécheurs que vous êtes, j'oserais vous répondre de votre salut; car si vous saviez espérer, vous espéreriez chrétiennement; c'est-à-dire que, malgré la multitude et la grièveté de vos offenses, vous espéreriez assez pour vous toucher, assez pour vous inspirer un saint désir de rentrer en grâce avec Dieu, assez pour vous en faire prendre la résolution et l'unique moyen, qui est la pénitence; assez pour vous soutenir, pour vous consoler, pour vous encourager dans votre retour; mais non point assez pour vous endurcir dans vos désordres, et pour vous confirmer dans vos habitudes vicieuses : c'est-à-dire que, ne perdant jamais l'idée de la miséricorde divine, et qu'au milieu des dérèglements de votre vie, rappelant le souvenir de cette bonté souveraine qui s'intéresse encore pour vous, qui vous ouvre son sein, qui vous tend les bras, qui vous invite, et qui vous promet une prompte et entière abolition dès que vous voudrez revenir, et que vous le voudrez bien, vous vous sentiriez émus jusque dans le fond de l'âme, pénétrés, attendris, piqués de reconnaissance envers le meilleur de tous les maîtres, confus de vos ingratitudes et indignés contre vous-mêmes, déterminés à tout, pour profiter de la grâce qui vous est offerte, et pour achever l'ouvrage de votre conversion. Plaise au ciel que ce soit là le fruit des saintes vérités que je viens de vous annoncer! plaise au ciel que tout ce qu'il y a de pécheurs dans cet auditoire, prosternés devant Dieu et humiliés au pied de cet autel, commencent dès aujourd'hui à mettre en œuvre cette espérance si avantageuse et si efficace que je leur prêche! Allons, mes Frères, et ne différons plus; le Seigneur nous attend, et il est prêt à nous recevoir. Nous sommes chargés de crimes, et c'est justement ce que nous devons d'abord confesser en sa présence : Peccavi, tradens sanguinem justum ; Oui, Seigneur, j'ai péché, et le perfide qui vous a vendu a-t-il plus péché que moi? J'ai déshonoré votre nom, j'ai violé votre loi, j'ai abusé de vos grâces, j'ai négligé vos sacrements, et combien de fois peut-être les ai-je profanés? J'ai sacrifié mon âme à mes passions, cette âme que vous aviez rachetée de votre sang : Tradens sanguinem justum. Je ne viens donc point m'excuser, mon Dieu ; je viens plutôt m'accuser comme Judas; mais du reste dans un autre sentiment que Judas. Peccavi : J'ai, péché contre vous, mais je ne cesserai point pour cela d'espérer en vous. J'ai péché; mais comme votre miséricorde est au-dessus de vos jugements, elle est au-dessus de tous mes péchés, et au-dessus de tous les péchés du monde. J'ai péché; mais plus j'ai péché, plus ma douleur augmente; et plus mon repentir est vif, plus vous êtes disposé à me pardonner. Dans cette confiance je vous réclamerai, et vous m'écouterez; je vous adresserai mes vœux, et vous les agréerez ; je travaillerai à vous satisfaire, je vous vengerai de moi-même, et vous me préserverez de vos vengeances pour me recevoir parmi vos élus, et me faire part de votre gloire, où nous conduise, etc.

 

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