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EXHORTATION SUR LES FAUX TÉMOIGNAGES RENDUS CONTRE JÉSUS-CHRIST.

ANALYSE.

 

Sujet. Plusieurs rendaient de faux témoignages contre Jésus, et tous ces témoignages ne s'accordaient point.

 

Voilà ce qui nous arrive à nous-mêmes en tant de médisances que nous faisons du prochain.

 

Division. Désordre de la médisance en celui qui la fait, et qui souvent ne se rend pas moins coupable que ces faux accusateurs qui témoignent contre Jésus-Christ : première partie. Désordre, de la médisance en celui qui l'écoute, et qui souvent n'est pas moins condamnable que Caïphe et que tout son conseil, qui prêtent si volontiers l'oreille aux accusations formées contre Jésus-Christ : deuxième partie.

Première partie. Désordre de la médisance en celui qui la fait, et qui souvent ne se rend pas moins coupable que ces faux accusateurs qui témoignent contre Jésus-Christ. Ces accusateurs du Fils de Dieu avancent contre lui mille impostures : et rien ne nous est plus ordinaire dans nos médisances, que d'y mêler des faussetés : car il n'y a guère de médisances où la vérité ne soit blessée en quelque manière. Si ce n'est pas toujours a l'égard du fond des choses, c'est au moins à l'égard des circonstances.

Ces accusateurs du Fils de Dieu veulent le noircir dans l'esprit de ses juges et le faire condamner; et l'injustice de la médisance est de s'attaquer à la réputation d'autrui, et de la détruire dans l'estime publique. Injustice d'autant plus griève, qu'elle ravit au prochain, de tous les biens naturels, le plus précieux, le plus délicat, le plus difficile à conserver et à réparer, qui est l'honneur.

Ces accusateurs du Fils de Dieu n'agissaient que par passion; et le principe le plus commun de tant de médisances où l'on se porte, n'est-ce pas une secrète passion qui nous anime? C'est une vengeance outrée, une haine envenimée, une aveugle antipathie, une jalousie mortelle, un esprit d'intérêt, une humeur chagrine et critique, un zèle mal entendu, une envie démesurée de parler, une légèreté indiscrète et sans réflexion.

Deuxième partie. Désordre de la médisance en celui qui l'écoute, et qui souvent n'est pas moins condamnable que Caïphe et tout son conseil, qui prêtent si volontiers l'oreille aux accusations formées contre Jésus-Christ. Ecouter volontairement la médisance et sans nécessité, c'est y participer, c'est la favoriser et la fomenter. Or, participer à un péché, le favoriser et le fomenter, c'est sans contredit un péché. Si chacun faisait son devoir à l'égard du médisant, et qu'on refusât de l'entendre, il serait obligé de se taire.

Voilà néanmoins de quoi l'on ne se fait nul scrupule. Content de n'être point auteur de la médisance, on ne compte pour rien de l'écouter. On l'écoute avec indifférence, on l'écoute avec complaisance, on l'écoute par un respect humain et une lâche condescendance, on l'écoute par une vaine curiosité; et ce qu'il y a de plus criminel, on l'écoute par une secrète malignité.

Préservons-nous donc de la médisance, comme du poison le plus mortel, soit pour celui qui la fait, soit pour celui qui l'écoute. Quels maux ne cause-t-elle pas? Du reste, si elle nous attaque, imitons la patience de Jésus-Christ.

 

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Multi testimonium falsum dicebant adversus eum, et convenientia testimonia non erant.

 

Plusieurs rendaient de faux témoignages contre Jésus, et tous ces témoignages ne s'accordaient point. (Saint Marc, chap. XIV, 56.)

 

Le moyen que tous ces témoignages pussent convenir ensemble, puisqu'ils étaient contraires à la vérité, et qu'il n'y a que la vérité qui s'accorde bien avec elle-même, au lieu que l'imposture est tous les jours sujette à se contredire et à se démentir ? Mentita est iniquitas sibi (1). C'est ce que nous voyons dans ces faux témoins qui déposent contre Jésus-Christ, et qui se font ses accusateurs devant le tribunal de Caïphe, alors grand prêtre, et revêtu de l'autorité pontificale, pour connaître de toutes les causes qui concernaient la religion. Ils allèguent bien des faits, ils produisent bien des preuves, ils s'étendent en de longs discours ; mais rien ne se soutient, et ce que dit l'un, l'autre le détruit, parce qu'ils ne sont inspirés, les uns et les autres, que par l'esprit de mensonge et par la passion qui les aveugle. Cependant Caïphe les écoute, lui qui devait, en juge équitable, réprimer leur audace; et les scribes, les pharisiens, les princes des prêtres, les anciens de la Synagogue, tous assemblés pour délibérer avec le pontife, bien loin d'imposer silence à ces imposteurs et de les confondre, se déclarent en leur faveur, et deviennent les plus zélés à les exciter : Summi vero sacerdotes et omne concilium quœrebant adversus Jesum testimonium (1).

Voilà, Chrétiens, quoique d'une manière en apparence moins odieuse, ce qui arrive encore chaque jour dans la société humaine et dans les conversations du monde. Il est vrai qu'on ne se porte pas communément à des calomnies atroces, et qu'il est moins ordinaire de vouloir, en parlant du prochain , lui imputer des crimes dont on le croit innocent; mais, du reste, est-il rien de plus commun, dans le commerce des hommes, que de se déchirer mutuellement par de cruelles et d'injurieuses médisances? et toutes injustes, toutes criminelles qu'elles sont, en a-t-on quelque remords dans l’âme, et s'en fait-on quelque scrupule ? Avec quelle liberté les débite-t-on? avec quelle facilité les écoute-t-on? Deux désordres dignes de tout le zèle évangélique, et contre lesquels je ne puis ici m'élever avec trop de force. C'est aussi de quoi je prétends vous entretenir. Désordre de la médisance dans celui qui la fait, et désordre de la médisance dans celui qui l'écoute. Désordre de la médisance dans celui

 

1 Psal., XXVI, 12. — 2 Marc, XIV, 55.

 

qui la fait, et qui souvent ne se rend pas moins coupable que ces faux accusateurs, qui témoignent contre le Fils de Dieu : ce sera la première partie. Désordre de la médisance dans celui qui l'écoute , et qui souvent n'est pas moins condamnable que ce pontife et que tout son conseil, qui prêtent si volontiers l'oreille aux accusations formées contre le Fils de Dieu : ce sera la seconde partie. La matière est d'une extrême conséquence , et mérite toutes vos réflexions.

 

PREMIÈRE  PARTIE.

 

C'est le caractère de l'iniquité, de se parer autant qu'elle le peut des dehors de la plus belle, de la plus exacte justice, et d'en affecter les plus belles apparences, lorsque dans le fond on en viole les règles les plus essentielles. Ainsi, quoique la mort du Fils de Dieu eût été déjà résolue dans un conseil secret des pharisiens et des pontifes, ils feignent néanmoins d'agir contre lui dans toutes les formes, et de ne manquer à aucune des procédures ordinaires. Il faut donc qu'il soit déféré au tribunal du grand prêtre, qu'il y soit accusé publiquement, et juridiquement examiné. C'est pour cela qu'on cherche des preuves ; et, dans ce jugement où la passion domine, on ne trouve que trop de délateurs et de prétendus témoins.

Que ne disent-ils point contre Jésus-Christ, et sous quels traits le dépeignent-ils? Cet homme dont toute la conduite fut toujours la plus droite et la plus irréprochable ; cet homme qui, dans ses paroles et dans ses actions, fut toujours la douceur même, la patience, la charité, l'humilité, la sainteté même; cet Homme-Dieu, pour qui le font-ils passer? pour le plus méchant des hommes, pour un perturbateur du repos public, qui veut changer le gouvernement et révolter toute la nation ; pour un usurpateur qui prétend se faire roi et ose attenter aux droits et à l'autorité du prince ; pour un impie qui blasphème la loi de Moïse, et qui parle même de renverser le temple de Dieu. Une parole qu'il a dite dans le sens le plus juste, et avec l'intention la plus pure et la plus innocente, ils la relèvent, ils l'empoisonnent, ils l'interprètent à leur gré, et lui en font un sujet de condamnation. Ne nous en étonnons pas; c'est que ce sont des gens prévenus; c'est qu'ils ont le cœur envenimé , et qu'ils sont remplis contre lui d'amertume. Pourvu qu'ils contentent leur haine , et qu'ils puissent venir à bout du dessein qu'ils ont formé de le perdre, rien .du reste ne les arrête, et ils ne suivent

 

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que leur animosité et leur ressentiment. C'est de quoi le Prophète, s'expliquant au nom de ce divin Sauveur, se plaignait avec tant de raison : Ils ont aiguisé leurs langues, ils les ont rendues aussi subtiles et aussi pénétrantes que le glaive le mieux affilé , pour me percer des coups les plus mortels : Lingua eorum gladius acutus (1).

Or, mes Frères, le même crime que commirent a l'égard de Jésus-Christ ces faux témoins, je dis que c'est, par proportion, celui dont tous les jours nous devenons coupables nous-mêmes dans les discours que nous tenons du prochain, et dans les médisances que nous en faisons avec si peu de retenue et si peu de modération. Car prenez garde, s'il vous plaît, et faites-en avec moi la comparaison, autant qu'elle nous peut convenir. Ces accusateurs du fils de Dieu avançaient contre lui mille impostures; et je soutiens que rien ne nous est plus ordinaire dans nos médisances que d'y un 1er des faussetés, que peut-être nous ne connaissons pas comme telles, mais qui le sont en effet, et dont nous aurions dû mieux nous instruire, pour en parler du moins avec plus d'exactitude, et pour n'y être pas trompés. Ces accusateurs du Fils de Dieu voulaient le noircir dans l'esprit de ses juges, et le faire condamner ; et vous savez que l'injustice de la médisance est de s'attaquer à la réputation d'autrui, de la détruire dans l'estime publique, et d'exposer le prochain aux mépris et aux jugements les plus désavantageux. Ces accusateurs du Fils de Dieu n'agissaient que par passion : et l'expérience de la vie nous apprend assez que le principe le plus commun dotant de médisances où l'on se porte si aisément et si impunément dans tous les états, même les plus saints, c'est une secrète passion qui nous anime et qui veut se satisfaire. Expliquons-nous, et considérons encore chacun de ces trois articles plus en détail.

Je sais combien la calomnie, je dis la calomnie délibérée et préméditée , nous paraît odieuse; et je ne puis ignorer que, pour peu qu'on ait de droiture d'âme et de probité, on ne voudrait pas imaginer des titres d'accusation contre le prochain, ni lui attribuer de pures fictions comme des faits réels et comme des vérités. Ce n'est pas que nous n'en ayons vu de nos jours, et que nous n'en voyions encore des exemples en certaines rencontres et sur certains sujets. Il n'y a rien qu'un faux zèle de religion n'ait employé et qu'il n'emploie pour

 

1 Psal., LVI, 3.

 

décréditer, non point seulement quelques particuliers, mais des sociétés entières qui s'opposent à ses progrès. Les plus évidentes suppositions ne lui coûtent plus alors à soutenir, et lui semblent suffisamment justifiées, dès là qu'elles peuvent servir à ses desseins et favoriser ses entreprises. Cependant, Chrétiens, je veux bien reconnaître que la médisance ne va pas toujours jusque-là, et que ce sont des excès dont nous avons naturellement horreur. Mais voici en même temps ce que j'ose avancer, et de quoi le seul usage du monde doit pleinement nous convaincre. C'est qu'il n'y a guère de médisances où la vérité même, outre la justice et la charité, ne soit au moins blessée en quelque manière ; où elle ne soit au moins altérée, déguisée, diminuée. Combien d'histoires se racontent dans les entretiens comme des choses certaines et avérées, et ne sont néanmoins que de faux bruits et de simples imaginations? On les croit comme on les entend, et on les répète de même. Elles deviennent communes par une démangeaison extrême qu'on a de les publier, et d'en informer toutes les personnes à qui elles ne sont point encore parvenues. S'il était question de les vérifier, quelle preuve en pourrait-on produire ? point d'autre que le récit qu'on nous en a fait à nous-mêmes ; récit aussi mal fondé que la créance que nous y avons donnée. Mais tout s'éclaircit enfin avec le temps, et l'on a la confusion d'apercevoir l'erreur dont on s'était laissé prévenir, et dont on a prévenu les autres. Je le pensais ainsi, dit-on, et j'en avais ouï parler de la sorte. Belle et solide excuse ! comme si c'était une raison suffisante pour former votre jugement et pour l'appuyer, que quelques rapports vagues et sans autorité ; comme si vous ne deviez pas savoir qu'il n'est rien de plus incertain ni de plus trompeur ; comme si la sagesse ne demandait pas d'autre examen, lorsqu'il s'agit de flétrir votre frère et de l'outrager. Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que des gens, après y avoir été trompés cent fois, n'en sont dans la suite ni plus réservés, ni plus circonspects, et qu'on les trouve toujours également disposés à recevoir tous les mauvais discours qu'on leur tient, et à les répandre.

Accordons-leur néanmoins qu'ils ne disent rien qui dans le fond ne soit vrai : mais ce fond, qui peut être véritable, combien l'exagère-t-on ? quelles circonstances y ajoute-t-on ? sous quelles couleurs empruntées le représente-t-on ? de quels prétendus embellissements l'orne-t-on, ou plutôt le défigure-t-on ? On fait

 

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là-dessus mille raisonnements ; on en tire des conséquences ; on en veut pénétrer les motifs, les vues, les intentions, les principes les plus secrets : tout cela autant de fantômes qu'on se figure, et autant d'idées vaines et chimériques où l'esprit s'égare et se perd. Or n'est-ce pas là ce qui arrive presque sans cesse dans ces conversations où l'on met si volontiers en jeu le prochain? et n'est-ce pas ainsi que, sans vouloir être calomniateur, et sans croire l'être, on l'est toutefois, sinon absolument, du moins en partie et sur des points très-essentiels?

Mais sans aller plus loin, et à se renfermer précisément dans les bornes de la médisance, je n'ai, mes Frères, qu'à vous la faire considérer en elle-même, pour vous en faire connaître l'injustice; injustice la plus griève : pourquoi? parce qu'elle ravit au prochain, de tous les biens naturels, le plus précieux, le plus délicat, le plus difficile et à conserver et à réparer, qui est l'honneur. Et en effet, qui ne sait pas que l'honneur, dans l'opinion du monde, est un bien du premier ordre? Qu'est-ce qu'un homme sans honneur? tût-il tous les autres biens, fût-il comblé de richesses, pût-il goûter dans son état tous les plaisirs, si c'est un homme noté et déshonoré, on le regarde comme le dernier des hommes. Ainsi tout ce qu'un homme du siècle oppose à l'Evangile sur le pardon des injures, qu'il se le dise à lui-même sur la médisance, et qu'il mesure son péché par les maximes qu'il établit et qu'il suit en matière de point d'honneur. Il a horreur des concussions, des usurpations violentes ou frauduleuses, des vols, des assassinats, des meurtres ; mais tout cela n'attaque, après tout, que les biens de fortune ou que la vie. Or il préfère l'honneur à tous ces biens ; d'où il s'ensuit qu'il doit donc avoir encore plus d'horreur de la médisance, que de tout cela.

Est-il, mes chers auditeurs (souffrez que je m'exprime de la sorte), est-il une bizarrerie pareille à la nôtre? Nous mettons l'honneur à la tête de tous les autres biens ; nous sommes sur cet honneur sensibles à l'excès ; il n'y a rien, pour sauver cet honneur, à quoi nous ne fussions prêts de renoncer ; nous nous en déclarons hautement; nous le témoignons dans toutes les rencontres, et la moindre atteinte faite à cet honneur est capable d'exciter dans nos cœurs les ressentiments les plus amers : mais, par une contradiction qui ne se peut comprendre, et que nous ne justifierons jamais, nous traitons de péché léger ce qui enlève aux autres ce même honneur, ce qui le ternit, ce qui le détruit. Est-ce là raisonner conséquemment? Ou bien abandonnons ces grands principes auxquels nous paraissons si attachés, et que nous faisons tant valoir touchant l'honneur; ou bien reconnaissons notre injustice, lorsque nous le blessons si aisément dans autrui, et que nous en tenons si peu de compte.

Injustice d'autant plus condamnable, que l'honneur est un bien plus délicat, un bien plus difficile à acquérir, à maintenir, à rétablir. Il n'y a qu'à voir combien il en coûte pour se faire dans le monde une bonne réputation. On n'en vient à bout qu'après de longues années d'épreuves, et des épreuves les plus critiques et les plus rigoureuses. Est-elle faite, que ne faut-il point pour s'y conformer, et pour la défendre de tout ce qui en pourrait obscurcir l'éclat? Car cet éclat d'une réputation saine et heureusement établie, est comme la glace d'un miroir, à qui la plus faible haleine ôte dans un moment tout son lustre. Nous avons un tel penchant à croire le mal, nous sommes même si accoutumés à l'augmenter et à l'exagérer, qu'une parole suffit pour perdre un homme, une femme dans notre estime. Nous prenons cette parole dans tous les sens, et toujours dans les plus mauvais, parce que c'est la perversité naturelle de notre cœur qui nous la fait interpréter. De sorte que la meilleure réputation et la plus juste est tout d'un coup renversée, et que souvent il n'est presque plus possible de la relever. Pour peu que vous touchiez à certain fruit, il perd toute sa fleur, et ne la peut plus reprendre; et dès qu'une fois l'honneur est endommagé, la tache est presque ineffaçable et le dommage sans remède. Vous direz dans la suite tout ce qu'il vous plaira, vous prendrez tous les soins imaginables pour guérir le coup que vous avez porté, et pour en fermer la plaie ; malgré toutes vos réparations et tous vos soins, on se souviendra toujours de tel mot qui vous est échappé, on s'en tiendra là, et l'on traitera tout le reste de discours étudiés et de cérémonies.

Qu'est-ce donc que la médisance ? c'est comme une grêle, qui ruine dans un jour, et même en beaucoup moins de temps, l'ouvrage de vingt années de travaux, de précautions, de mesures. On regarde comme une cruauté de ravager des terres cultivées : que sera-ce de détruire une réputation achetée si cher et au prix de tant de peines? Mais vous ne la détruisez, dites-vous, que par une vérité, et la vérité ne peut être contre la justice. Erreur : car il

 

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ne vous est pas permis de faire connaître toute la vérité. Quoique ce soit une vérité, tant qu’elle demeure secrète, ma réputation est entière, et vous L'entamez ; j'ai droit à cette réputation, et vous m'en privez; je suis dans une possession actuelle de cette réputation, et vous m'en dépouillez; ce que j'ai fait est caché, et vous lu révélez. Voilà votre injustice, et envers Dieu et envers moi-même : envers Dieu, puisqu'il vous avait défendu de me ravir un bien dont j'étais le maître, et que vous violez sa loi; envers moi-même, puisque sans raison vous attentez sur ce qui m'appartenait le plus légitimement, et que par une espèce d'oppression vous me l'arrachez des mains et le dissipez.

Oui, Chrétiens, c'est sans raison que le médisant se porte à de pareils attentats contre la réputation de son frère, et c'est aussi ce qui met le comble à son crime. Car je n'ai garde d'appeler de véritables raisons une vengeance outrée, une haine envenimée, une aveugle antipathie, une jalousie mortelle, un esprit d'intérêt, une humeur chagrine et critique, un zèle mal entendu, une envie démesurée de parler, de railler, de plaisanter, une légèreté sans attention, sans réflexion, sans ménagement ni discrétion. Or, ne sont-ce pas là les principes de la médisance? Reprenons.

lue vengeance outrée : on se croit bien fondé à rendre médisance pour médisance. Il a dit ceci de moi, et je dis cela de lui ; il ne m'épargne pas, pourquoi l'épargnerais-je? Conduite en quelque sorte tolérable parmi des Juifs, parmi des idolâtres et des païens ; mais ri expressément réprouvée dans les. chrétiens, à qui Jésus Christ a donné cette grande règle de pardonner toute injure, et de bénir ceux qui les chargent d'imprécations, Du moins, si l'on y observait quelque proportion : mais pour une chose qu'on a dite de vous, et qu'on n'a dite qu'une fois, peut être même pour le seul soupçon que vous en avez, il y a des années entières que vous poursuivez sans relâche cette personne, et que vous la déchirez.

Une haine envenimée : c'est assez d'être mal ensemble, d'avoir ensemble quelque dispute, quelque contestation, quelque procès, pour conclure qu'on peut publier contre son ennemi tout ce qu'on en sait, ou tout ce qu'on en croit savoir. De là, dans la défense d'une cause, tant de laits scandaleux que l'on recueille et que l'on produit, sans autre sujet ni d'autre avantage que de contenter son animosité et de couvrir de confusion l'adverse partie.

Une aveugle antipathie : certaines gens ne nous plaisent pas, et dès lors on n'en peut dire du bien. Mais pourquoi ne nous plaisent-ils pas? il ne faut point nous demander pourquoi, car nous ne le voyons guère nous-mêmes, et nous aurions de la peine à le marquer. Quoi qu'il en soit, dès qu'ils ne nous reviennent pas, et que nous en avons je ne sais quel éloignement, on ne leur passe rien, on ne leur pardonne rien, on ne les ménage en rien. C'est un plaisir de les faire sans cesse paraître sur la scène, et d'en divertir les compagnies.

Une jalousie mortelle : on ne l'avoue pas, parce que de soi-même c'est un vice honteux et humiliant ; mais sans l'avouer, on ne la sent pas moins. Jalousie ingénieuse à déguiser la médisance sous les plus beaux dehors, et à lui donner les couleurs les plus spécieuses; jalousie du mérite d'autrui, de ses succès, de ses vertus et de ses perfections; jalousie entre des partis différents, surtout entre des personnes du sexe, plus susceptibles que les autres de cette passion, et par là même plus sujettes à médire, et plus piquantes dans leurs traits satiriques et médisants.

Un esprit d'intérêt : examinez bien pourquoi dans la même vocation, dans le même emploi, celui-ci s'étudie tant à rabaisser l'autre et à le décréditer : c'est qu'il voudrait tout attirer à soi, et profiter aux dépens de celui-là qui lui fait ombrage. Examinez bien pourquoi dans la cour d'un prince la médisance est si fort en règne, et pourquoi il s'y répand tant de mémoires injurieux : c'est que chacun pense à s'avancer, et que tous ne pouvant occuper telle et telle place, vous vous trouvez par conséquent intéressé à flétrir quiconque pourrait y aspirer préférablement à vous, et les obtenir. Examinez même, si je puis user ici de cet exemple, examinez bien pourquoi, dans le cours d'une intrigue criminelle, ce rival se déchaîne à toute occasion et avec tant de violence contre son rival : c'est qu'il travaille a l'écarter, et qu'il prétend posséder seul l'infâme et malheureux objet de ses désirs.

Que dirai-je encore? Une humeur chagrine et critique le monde est plein de ces censeurs par état, qui ne voient dans le prochain que ce qu'il y a de défectueux, ou ce qui en a l'apparence. Du moins est-ce à cela qu'ils s'attachent, sans égard à tout le reste : n'ayant, ce semble, d'autre occupation, ni d'autre satisfaction dans la vie, que de déclamer, tantôt contre l'un, tantôt contre l'autre ; cherchant en tout et y trouvant, selon leurs bizarres idées, de quoi exciter le fiel qui les dévore, et sur quoi le faire couler.

 

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Un zèle mal entendu : oh ! que de médisances parla sont justifiées, sont consacrées, sont sanctifiées ! un médisant dévot, un médisant zélé ou prétendu tel, est le plus à craindre. D'un air tranquille et composé, d'un ton pieux et modeste, il en dira plus que l'emportement le plus passionné et la plus ardente colère n'en peut inspirer. Encore se flattera-t-il d'avoir en cela rendu service à Dieu, et s'en fera-t-il un mérite auprès du Seigneur. Content de lui-même, il ira devant un autel ou au pied d'un oratoire épancher son âme, et croira pouvoir dire, comme David (1) : Dans un matin, ô mon Dieu ! sans autre glaive que celui de la langue ou que celui de la plume, je combattais tous les ennemis de votre loi, et j'exterminais tous les pécheurs de la terre.

Une envie démesurée de parler, de railler, de plaisanter : Je n'ai rien contre cet homme, dit-on, je ne lui veux point de mal ; et si j'en parle, ce n'est que pour me réjouir. Divertissement sans doute bien charitable et bien chrétien ! vous n'avez rien contre lui, et vous le frappez aussi rudement que s'il y avait entre lui et vous l'inimitié la plus déclarée ! vous ne lui voulez point de mal, et vous lui en faites ! Vous n'avez en vue que de vous réjouir : eh quoi ! de le noircir et de le diffamer, de le rendre au moins un sujet de risée, et de lui ôter par là toute la douceur de la société humaine, de lui causer mille chagrins et de lui aigrir le cœur contre vous, est-ce donc si peu de chose que vous en deviez faire un jeu ? Esprit railleur dont on s'applaudit, dont on tire une fausse gloire, dont on se laisse tellement posséder, qu'on n'est plus maître de le retenir. Esprit pernicieux qui trouble la paix, qui rompt les amitiés les plus étroites, qui suscite les querelles et les dissensions.

Enfin, une légèreté sans attention, sans réflexion, sans ménagement ni discrétion : on raisonne de tout, à propos et hors de propos ; on dit tout ce qu'on sait, et souvent tout ce qu'on ne sait pas ; on n'a rien de secret, et quoi que ce soit qui s'offre à la pensée, on le jette d'abord tel qu'il se présente. Ce n'est point dessein prémédité , j'en conviens : c'est vivacité ; mais cette vivacité, ne fallait-il pas la modérer? ne fallait-il pas vous en défier? ne fallait-il pas profiter de tant d'occasions, où vous avez reconnu vous-même qu'elle vous avait emporté au delà des bornes 1 En serez-vous quitte quand vous direz à Dieu : Je n'y pensais pas. Il vous répondra que vous deviez y penser.

 

1 Psal., C, 8.

 

Car que vous n'y ayez pas pensé, le prochain n'en souffre pas moins : et c'est à vous de voir par où vous pourrez le dédommagera Concluons, Chrétiens. Voilà les principes de la médisance ; or de tels principes, que peut-il venir que de mauvais et de corrompu ? Si donc nous voulons acquérir la vie éternelle, et nous garantir d'un des dangers les plus présents d'en être exclus pour jamais ; si même dès ce monde nous voulons couler d'heureux jours et couper la racine de mille peines, de mille disgrâces, de mille affaires désagréables, Qui vult diligere vitam, et dies videre bonos (1); que ferons-nous pour cela ? c'est de suivre l'important avis que nous donne le Prophète en ces courtes paroles : Prohibe linguam tuam a malo (2). C'est, dis-je, de veiller sur notre langue et de la régler ; d'y mettre un frein, et, si je puis m'exprimer de la sorte, un frein d'équité, un frein de charité, un frein de circonspection et de sagesse, qui en arrête l'intempérance et qui en réprime les saillies. Ainsi nous éviterons le désordre de celui qui fait la médisance, et vous allez encore apprendre à éviter le désordre de celui qui l'écoute : c'est la seconde partie.

 

DEUXIÈME PARTIE.

 

Qu'il se trouve des hommes assez perdus d'honneur et de conscience pour s'attaquer à l'innocence même, et pour imaginer contre elle des faits supposés et de prétendus sujets d'accusation, c'est une des iniquités les plus criantes et les plus dignes de toute la sévérité des lois. Mais que ceux encore que Dieu a établis et qu'il a revêtus de sa puissance pour réprimer cette audace, l'autorisent au contraire, l'appuient, et lui laissent la liberté d'inventer tout ce qui lui plaît, et de l'avancer impunément, c'est le comble et le dernier degré de l'injustice. Or voilà néanmoins ce que fait Caïphe dans la cause de Jésus-Christ, et à l'égard des faux témoins qu'on a subornés contre cet Homme-Dieu. Comme grand prêtre et souverain juge, Caïphe devait les rejeter et même les châtier. Il était évident que leurs témoignages se contredisaient, et par conséquent qu'il y avait dans leurs dépositions de l'imposture et du mensonge. Il n'ignorait pas au nom de qui ils parlaient, ni de qui ils étaient les ministres et les suppôts. Il savait qu'ils étaient gagnés par les ennemis du Fils de Dieu pour l'opprimer et le faire périr. Mais bien loin de s'opposer à une si damnable entreprise

 

1 1 Petr., III, 10. — 2 Psal., XXXIII, 14.

 

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et de confondre ces calomniateurs, il les reçoit favorablement, il les écoute, il se joint à eux, et tire de la bouche du Sauveur du monde un aveu touchant sa divinité, dont il lui fait un crime, et qu'il traite de blasphème : Quid adhuc desideramus testes? Audistis blasphemiam (1) ? Pourquoi tout cela ? C'est qu'il entrait dans toutes les passions des scribes et des docteurs de la Synagogue ; c'est qu'il était lui-même d'intelligence avec les Juifs , piqués contre Jésus-Christ; c'est qu'il était bien aise d'avoir, pour le condamner, des preuves au moins apparentes, s'il ne pouvait en avoir de réelles et de solides. Voilà ce qui le rend si facile à entendre tout, quelque peu de vraisemblance qu'il y découvre, et quelque persuadé qu'il soit que ce sont autant d'inventions et autant d'artifices de la plus injuste et de la plus violente cabale.

De là, Chrétiens, que viens-je vous enseigner, ou de quelle erreur voudrais-je aujourd'hui vous détromper ? Appliquez-vous à ce point de morale, dont on n'a pas dans le monde une idée assez juste, et sur lequel on suit sans scrupule des principes très-contraires néanmoins et à la raison et à la religion. D'être auteur de la médisance, de la faire et de la débiter, c'est ce que les âmes vraiment chrétiennes reconnaissent aisément pour une injustice et un désordre ; mais d'y prêter seulement l'oreille, de s'y rendre attentif, de ne l'arrêter pas, autant qu'il est possible, et de n'y former nulle opposition, c'est ce qu'on ne pense guère à se reprocher, et ce qu'on met au rang des fautes les plus légères et les plus pardonnables. Or je soutiens que, sans rien dire soi-même au désavantage du prochain, on peut toutefois , par la seule attention qu'on donne à la médisance, pécher très-grièvement. Je soutiens que si c'est un crime d'attaquer et de blesser l'honneur d'autrui, c'en est pareillement un de ne le défendre pas de tout son pouvoir, et de ne le pas maintenir. Je soutiens que Dieu, là dessus, nous a chargés de l'intérêt di! nos frères ; que c'est un devoir, sinon le justice, au moins de charité; et que de manquer à cette loi indispensable, c'est désobéir à un précepte divin, et par là même s'exposer à une éternelle damnation.

Je le soutiens, dis-je ; et voilà pourquoi saint Bernard disait de la médisance que c'est un étrange mal et bien funeste, puisque du même trait elle cause la mort à trois personnes : à celui qui médit, à celui dont on médit, à celui

 

1 Marc, XIV, 63, 64.

 

devant qui l'on médit; à celui qui médit, et qui perd la vie de l'âme en perdant la grâce de Dieu ; à celui dont on médit, et qui perd en quelque sorte la vie civile en perdant la réputation qui l'y entretenait; enfin, à celui devant qui l'on médit, et qui perd la charité, dès là qu'il en abandonne les intérêts et qu'il permet qu'elle soit violée en sa présence. Tout ceci ne souffre nulle contestation : mais il faut le développer encore davantage, afin que vous en ayez une intelligence plus parfaite, et que vous sachiez précisément à quelles règles vous pouvez dans la pratique et vous devez vous en tenir.

Je dis donc qu'il y a, selon la distinction commune, trois états différents, soit à l'égard de celui qui fait la médisance, ou à l'égard de celui qui l'écoute : un état de supériorité, un état d'égalité et un état de dépendance. Comme je ne veux rien outrer, je conviens que chaque état a ses obligations particulières, et que dans tous ce ne sont pas les mêmes. Suis-je dans un état supérieur à celui du médisant, je puis lui fermer la bouche, je puis user de mon autorité pour interrompre ses discours trop libres et trop mordants ; je puis hautement lui déclarer et lui faire entendre que ce n'est point par de tels entretiens qu'on me peut plaire, que le christianisme nous les interdit, et qu'étant chrétien, je ne suis pas dans une disposition à les tolérer ni à les agréer. Suis-je dans un état égal, ou même dans un état inférieur; je n'ai pas le même droit alors de résister en face à la médisance, ni de m'élever aussi ouvertement contre elle et avec la même force : mais je puis au moins me taire, et par mon silence la laisser tomber ; mais je puis, par un air grave et sérieux, donner à connaître que je n'entre point en tout ce qu'on me dit, et que je n'y prends point de part; mais je puis, par des propos éloignés, couper la conversation, et peu à peu, la tourner sur d'autres sujets ; mais je puis même, par quelques paroles d'excuse, couvrir les choses, les justifier ou les adoucir : car c'est ainsi que la charité le demande. Sans cela, que fais-je ? Je me rends responsable devant Dieu de la médisance qui se commet, et j'en fais retomber sur moi l'iniquité. Voulez-vous savoir comment ? vous n'aurez pas de peine à le comprendre.

En effet, c'est une illusion de penser que nous n'ayons à répondre que de nos propres péchés. Les péchés d'autrui, selon la part que nous y avons, doivent entrer dans le compte que Dieu exigera de nous, ou, pour mieux

 

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dire , les péchés d'autrui nous deviennent propres et personnels, dès là que nous y participons, que nous y coopérons, que nous les favorisons , et que nous les fomentons. Or, écouter la médisance, je dis l'écouter sans nécessité, sans contrainte, d'une volonté délibérée et d'un plein gré, quand on pourrait ou la repousser directement et la combattre, ou l'éluder adroitement et la détourner, c'est sans contredit y participer, c'est y coopérer, c'est la favoriser et la fomenter.

Pour vous en convaincre d'une manière sensible, supposons l'esprit de charité tellement répandu dans le christianisme, que la médisance y trouvât partout des contradictions ; que la plupart des chrétiens fussent prévenus de telle sorte et disposés contre elle ; que personne ou presque personne ne lui applaudît; que le pouvoir des maîtres fût employé à la bannir de devant eux et à la proscrire ; que la fermeté des égaux et même des inférieurs fût assez constante pour y témoigner toujours une certaine répugnance, pour y former toujours quelque obstacle, du moins pour n'y consentir jamais , pour ne l'approuver jamais, pour ne marquer jamais ni par aucun signe, ni par aucune parole, qu'on y fît réflexion, et que l'esprit y fût appliqué : ah ! mes Frères , dites-moi s'il y aurait alors beaucoup de médisants, et même dites-moi s'il y en aurait un seul? La médisance ne trouvant point d'auditeurs favorables , ne recevant point d'éloges capables de la flatter et de l'exciter, se voyant au contraire ou honteusement rebutée, ou reçue froidement et négligée, oserait-elle se produire? le chercherait-elle avec tant d'ardeur? serait-elle si hardie et si téméraire à s'expliquer? n'y garderait-elle pas plus de mesure? n'y apporterait-elle pas plus de réserve? Il est donc incontestable que ce qui l'entretient et ce qui lui donne dans le monde un empire si étendu , c'est le bon accueil qu'on lui fait, et l'accès facile qu'elle rencontre dans tous les lieux où elle se présente. D'où il s'ensuit que la malice n'en doit pas être seulement attribuée aux médisants, mais qu'elle doit rejaillir encore sur tous ceux qui contribuent à la médisance, en lui laissant une pleine liberté de lancer ses traits sur qui il lui plaît, et comme il lui plaît. C'est pour cela que saint Jérôme s'écriait : Heureuse la conscience qui ne s'attache ni à voir le mal, ni à l'entendre : Felix conscientia quœ nec audit, nec aspicit malum. Prenez garde, je vous prie : ce saint docteur ne se contente pas de dire qu'heureux est l'homme qui ne se porte

point à mal parler, mais qui ne s'arrête pas même à écouter le mal : pourquoi? parce qu'il se met par là à couvert d'un des péchés les plus griefs, et en même temps les plus ordinaires.

Non, mes chers auditeurs, rien de plus ordinaire que d'avoir les oreilles ouvertes à tous les mauvais contes qui se font, et à toutes les histoires scandaleuses qui se récitent. Je puis ajouter que c'est aussi l'un des plus dangereux écueils où l'innocence soit exposée dans le commerce du monde. Une âme chrétienne et prévenue des sentiments de la religion peut avec moins de difficulté s'abstenir de la médisance, et ne la prononcer jamais elle-même ; mais de ne la pas entendre, c'est de quoi il n'est pas possible de se garantir sans une vigilance continuelle sur soi-même , et sans une résolution à l'épreuve de toutes les occasions et de toutes les tentations. De là vient, pour peu qu'on ait la conscience timorée , qu'il est rare que nous allions parmi le monde, et que nous nous mêlions dans les conversations du monde, sans en revenir avec quelque scrupule dans le cœur sur ce qui s'est dit du prochain, et sur la manière dont nous l'avons reçu. Je me trompe. Chrétiens , et je devrais plutôt reconnaître, en le déplorant, qu'il est rare et très-rare que nous ayons là-dessus le moindre scrupule, parce que la plupart ne comptent pour rien d'écouter une médisance, et d'en raisonner avec celui qui la fait. On l'écoute avec indifférence, on l'écoute avec complaisance, on l'écoute par un respect humain et par une lâche condescendance , on l'écoute par une vaine curiosité; et ce qu'il y a de plus criminel enfin, on l'écoute par une secrète malignité. Autant de caractères ou autant de degrés à distinguer dans le péché dont on se charge devant Dieu. Suivez-moi.

On l'écoute avec indifférence. Comme on n'est guère touché des intérêts du prochain, et qu'on ne se croit nullement engagé dans sa cause, on laisse parler chacun ainsi qu'il le juge à propos. Ce n'est pas mon affaire, dit-on, et cela ne me regarde point ; ce n'est point moi qui ai entamé cette matière; et dans tout cet entretien, je n'ai été qu'auditeur et que témoin. Sur ce beau principe, on se rassure, et l'on se tient quitte de tout. Si, dans les visites qu'on rend et qu'on reçoit, si, dans les compagnies que l'on fréquente , la charité est fidèlement observée et l'honneur d'autrui ménagé] on en est bien aise, et l'on en bénit le Seigneur : mais du reste, que la médisance y vienne prendre place, que la réputation de

 

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celui-ci ou de celle-là y soit impitoyablement déchirée, on en est peu en peine : pourquoi? parce qu'on ne peut se figurer qu'on en soit complice ; parce qu'on ne peut se mettre dans l'esprit qu'on ait sur cela d'autre obligation que de se tenir neutre, et de ne se point déclarer : comme si voyant mon frère attaqué avec violence et sur le point de périr, je pouvais sans crime l'abandonner à l'ennemi qui le poursuit, et lui refuser mon secours, lorsque je suis en état de le sauver. Il n'est pas nécessaire, pour connaître l'indignité d'une telle conduite et pour la condamner, d'avoir recours à la religion ; il suffit de consulter la loi de la nature et la raison.

On l'écoute avec complaisance. De tout temps la médisance a été, et est encore plus que jamais l'assaisonnement des conversations. Tout languit sans elle, et rien ne pique. Les discours les plus raisonnables ennuient, et les sujets les plus solides causent bientôt du dégoût. Que faut il donc pour réveiller les esprits, et pour y répandre une gaieté qui leur rende le commerce de la vie agréable? Il faut que dans les assemblées le prochain soit joué, et donné en spectacle par des langues médisantes : il faut que par des narrations entrelacées des traits les plus vifs et les plus pénétrants, tout ce qui se passe de plus secret dans une ville, dans un quartier, soit représenté au naturel et avec toute sa difformité : il faut que toutes les nouvelles du jour viennent en leur rang et soient étalées successivement et par ordre. C'est alors que chacun sort de l'assoupissement où il était, que les cœurs s'épanouissent, que l'attention redouble, et que les plus distraits ne perdent pas une circonstance de tout ce qui se raconte. Les yeux se fixent sur celui qui parle ; et quoiqu'on ne lui marque pas expressément le plaisir qu'on a de l'entendre, il le voit assez par la joie qui paraît sur les visages, par les ris et les éclats qu'excitent ses bons mots, par les signes, les gestes, les coups de tête. Tout l'anime ; et se trouvant en pouvoir de tout dire, sans que personne l'arrête, où sa passion, où son imagination ne l'emporte-t-elle pas? On ne se relire point qu'il n'ait cessé, et l'on s'en revient enfin d'autant plus content de soi, que, sans blesser, à ce qu'on prétend, sa conscience, on a eu tout le divertissement de la conversation la plus spirituelle et la plus réjouissante. Voilà ce qu'on met au nombre des amusements permis, et de quoi l'on s'imagine être en droit de goûter toute la douceur, sans que l'innocence de l’âme en soit endommagée.

On l'écoute par un respect tout humain et par une lâche condescendance. C'est un ami qu'on craint de choquer, c'est un maître qu'on ménage et qu'on veut flatter, c'est même un inférieur qu'on n'a fias la force de reprendre, et dont on se laisse dominer. On sait bien ce qui serait du devoir de la charité, et l'on voudrait y satisfaire ; mais l'assurance et le courage manquent. On gémit intérieurement de la contrainte où l'on est, et l'on se reproche sa faiblesse, mais on ne peut venir à bout de la surmonter. De là ce consentement forcé, mais apparent, qu'on donne à la médisance. On la condamne dans le fond du cœur; mais, de la manière dont on y répond, il semble au dehors qu'on l'approuve ; il semble qu'on entre dans toutes les pensées du médisant, dans toutes ses idées et tous ses sentiments. Or, par là même on l'y confirme; et bien loin de le guérir, on le perd, et l'on se perd soi-même avec lui.

On l'écoute par une vaine curiosité. Combien de gens veulent être informés de tout et tout savoir ! Je dis tout ce qui ne les regarde point, et qui ne les intéresse en rien. Car voici ce qu'il y a souvent de plus étrange et de plus bizarre : c'est qu'on ignore ses propres affaires, qu'on n'a nul soin de les apprendre, ni d'examiner ce qui se fait dans sa propre maison; tandis qu'on veut avoir une connaissance exacte des affaires des autres, et qu'on tient en quelque sorte registre de tout ce qu'ils font et de tout ce qui se fait chez eux. Au lieu donc de rejeter mille rapports, non-seulement inutiles, mais très-injurieux et très-pernicieux, on en est avide, on les recherche, et l'on en recueille jusqu'aux moindres particularités. C'est ce qu'on appelle ouvertures de cœur, confidences; et moi, c'est ce que j'appelle perfidies et médisances. C'est ce qu'on tâche de justifier par le droit de l'amitié; et moi c'est ce que je réprouve par le droit de la charité. Et où est-elle cette charité évangélique? comment l'accorder avec ces tours d'adresse, avec ces perquisitions , ces questions subtiles et captieuses ; avec ces longs circuits pour amener une personne dans le piège, pour lui tirer ce qu'elle a de plus caché dans l'âme, pour l'engager insensiblement à vous le révéler, pour abuser de son ingénuité, ou plutôt de sa simplicité? Il faudrait lui enseigner à se taire, et l'on use de toutes les industries et de toutes les instances, pour lui arracher une parole qu'elle devrait retenir. Cependant on se sait bon gré d'avoir découvert telle chose qui n'est pas connue ; on en triomphe, on s'en fait un faux mérite ; et ce

 

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sera beaucoup si dans peu l’on ne la rend pas publique, et l'on ne produit pas au jour tout le mystère. Achevons.

On l'écoute par une secrète malignité. Un homme a des précautions à prendre et des mesures à garder ; il n'aurait pas bonne grâce de s'élever hautement contre cet autre, et de déclamer contre lui ; on ne l'en croirait pas, et tout ce qu'il dirait ne ferait nulle impression ; on l'attribuerait à chagrin, à ressentiment, à prévention, à mauvaise volonté, parce qu'ils sont mal ensemble, et qu'ils ne se voient point ; parce qu'ils sont liés à des partis tout contraires, et que le monde est instruit de leur division ; parce qu'ils sont actuellement en concurrence pour un emploi, pour une charge, pour quelque avantage que ce puisse être. Mais s'il ne peut s'expliquer lui-même et s'il ne lui convient pas, qu'il lui est doux de trouver quelqu'un qui prenne sa place et qui parle pour lui ! Peut-être par bienséance en fera-t-il paraître quelque peine ; peut-être même affectera-t-il d'excuser ce qu'il entend et d'y donner un bon sens. Mais que la malignité est artificieuse ! il en dira trop peu pour une solide justification, et assez pour animer l'entretien, et pour engager encore à de plus amples détails et à de nouvelles médisances. Voilà le fruit de cette prétendue modération. Autant et mieux vaudrait-il qu'il eût ouvert son cœur, qu'il en eût suivi tous les sentiments, et qu'il eût jeté au dehors tout le fiel dont il est rempli.

Quoi qu'il en soit, mes Frères, préservons-nous de la médisance comme du poison le plus contagieux et le plus mortel. C'est l'idée que nous en fait concevoir le Saint-Esprit, en comparant la langue du médisant avec la langue du serpent : Acuerunt linquas suas sicut serpentis (1). Le serpent pique; ce n'est qu'une morsure : mais de cette morsure le venin se communique dans toutes les parties du corps. Le médisant parle ; ce n'est qu'une parole : mais bientôt cette parole retentit partout ; on se la redit les uns aux autres, et, pour user de cette figure, comme un souffle empesté, elle infecte également et toutes les bouches d'où elle sort, et toutes les oreilles où elle entre. Ne nous arrêtons point tant à examiner ce que fait le prochain, et ce qu'il ne fait pas. Si Dieu nous en a confié la conduite, veillons-y avec toute l'attention nécessaire ; mais du reste, en y observant toutes les règles d'une correction charitable, c'est-à-dire en l'avertissant, en le reprenant de lui à nous, et non en publiant ses

 

1 Psal., CXXXIX, 4.

 

imperfections et ses vices, ni en le décriant. S'il ne dépend point de nous et que nous n'en soyons point responsables, qu'avons-nous affaire de rechercher ses actions ? de quelle autorité entreprenons-nous de le juger et de le censurer? Chacun devant Dieu portera son fardeau ; et c'est à chacun de penser à soi, sans vouloir étendre plus loin ses vues. Que de soins superflus dont on se délivrerait ! que de retours fâcheux qu'on s'épargnerait ! que de querelles et de démêlés qu'on préviendrait ! que de péchés qu'on éviterait ! Combien une médisance a-t-elle troublé de familles, de sociétés, de communautés ? combien a-t-elle blessé de consciences, et combien d'âmes a-t-elle damnées ? De toutes les tentations dont nous avons à nous garantir, on peut dire que celle-ci est non-seulement la plus universelle, mais la plus dangereuse et la plus difficile à vaincre. L'apôtre saint Jacques en était bien persuadé, et nous n'éprouvons que trop tous les jours la vérité du témoignage qu'il en a rendu, quand il nous dit que la langue est un feu qui ne cherche qu'à s'échapper et à consumer tout : Et lingua ignis est (1); que c'est un mal inquiet, qui n'a point de repos et qui n'en donne point : Inquietum malum ; qu'il n'y a aucune espèce de bêtes si sauvages et si farouches que l'homme n'ait su réduire ; mais que pour la langue, on ne la peut dompter : Linguam autem nullus hominum domare potest. Et n'est-ce pas elle, en effet, qui fait tomber les plus sages, et qui entraîne les plus vertueux? Il n'y a point d'état où elle n'ait causé des dommages infinis. Au reste, mes chers auditeurs, si nous nous sentons quelquefois atteints de ses coups, et si nous nous voyons en butte à la médisance, nous avons dans Jésus-Christ un beau modèle de patience. Imitons ce divin Maître, et ne soyons point plus jaloux de notre réputation qu'il ne l'a été de la sienne. Ou ce qu'on dit de nous est vrai : reconnaissons-le humblement devant Dieu, et consentons, puisqu'il le permet, à en porter devant les hommes toute la confusion. Ou c'est sans fondement et sans raison qu'on nous accuse : contentons-nous, pour notre défense, d'une simple exposition de la vérité, et laissons au Seigneur le soin dune plus entière justification ; il y pourvoira dès cette vie même, au moins dans l'autre. Quand le monde nous comblerait de ses malédictions, nous sommes heureux si nous pouvons à ce prix mériter les bénédictions du ciel, et obtenir la gloire éternelle, que je vous souhaite, etc.

 

1 Jac., III, 6.

 

 

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