DE L’ÉTAT RELIGIEUX

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DE L’ÉTAT RELIGIEUX.

 

DE L’ÉTAT RELIGIEUX.

VÉRITABLE BONHEUR DE L'ÉTAT RELIGIEUX.

VOCATION  RELIGIEUSE : COMBIEN IL EST IMPORTANT DE S'Y RENDRE FIDÈLE ET DE LA  SUIVRE.

ESPRIT  RELIGIEUX : QUELS BIENS IL PRODUIT,  COMMENT IL S'ETEINT, ET COMMENT ON PEUT LE FAIRE REVIVRE.

HABIT RELIGIEUX :  CE QU'IL SIGNIFIE,  ET A  QUOI IL ENGAGE.

VOEUX DE RELIGION, OU SACRIFICE RELIGIEUX.

JUGEMENT DU  RELIGIEUX, OU  LE RELIGIEUX AU  JUGEMENT  DE  DIEU.

SAINTES  RÉSOLUTIONS  D'UNE AME  RELIGIEUSE QUI RECONNAIT  L’IMPERFECTION  DE SON ÉTAT, ET SE CONFOND DE  SES INFIDÉLITÉS.

GOUVERNEMENT RELIGIEUX, ET QU’ELLES VERTUS  Y SONT PLUS NÉCESSAIRES.

PENSÉES  DIVERSES  SUR L'ÉTAT  RELIGIEUX.

 

VÉRITABLE BONHEUR DE L'ÉTAT RELIGIEUX.

 

Quand on parle du bonheur de l'état religieux, il me semble qu'on en donne quelquefois des idées bien humaines ; et j'avoue que je l'entends pas volontiers des prédicateurs nous représenter la vie religieuse comme une vie douce, exempte de toute peine et dégagée de tout soin. On dirait, à les en croire, que le religieux n'a rien à souffrir, rien à supporter ; que rien ne lui manque et que tout lui rit; que tout succède selon ses désirs. Pour une maison qu'il a quittée, cent autres et au delà lui sont ouvertes; pour un père et une mère dont il s'est séparé, autant d'autres qu'il y a de supérieurs chargés de sa conduite. Tout cela est beau : mais le mal est que tout cela n'est guère Évangélique. Et pourquoi faudrait-il renoncer au monde, si c'était là le centuple que Jésus-Christ nous eût promis, et qu'on eût à attendre dans la religion ? Outre qu'on trouverait beaucoup à décompter des espérances qu'on aurait conçues en embrassant l'état religieux, il serait sans doute fort étrange qu'on cherchât hors du monde ce qu'on a prétendu fuir en sortant du monde, c'est-à-dire des avantages purement temporels et des douceurs toutes naturelles.

Le grand avantage de la profession religieuse, c'est l'abnégation chrétienne, c'est la mortification des sens, c'est la croix ; et voilà sous quel aspect on la doit envisager. Tout ce qui s'éloigne

. de cette vue s'éloigne de la vérité, et par conséquent n'est qu'illusion. Je veux donc qu'on ne dissimule en rien à une jeune personne qui forme le dessein de se retirer dans la maison de Dieu, et qui s'y sent appelée. Je veux qu'on ne lui déguise rien par de brillantes, mais de fausses peintures; qu'on lui laisse voir toutes

. les suites du choix qu'elle fait ; qu'on lui propose les objets tels qu'ils sont, et qu'on lui montre les épines dont est semée la voie où elle entre. Car qu'est-ce en effet que la vie religieuse, sinon l'Evangile réduit en pratique, et dans la pratique la plus parfaite ? Et qu'est-ce que l'Evangile, sinon une loi de renoncement à soi-même, de mort à soi-même, de guerre perpétuelle contre soi-même ?

Mais on me dira que ces pensées peuvent décourager une âme et la rebuter ; et moi je réponds que c'est de là même au contraire

 

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qu'elle peut et qu'elle doit tirer les motifs les plus propres à la résoudre et à l'affermir dans sa résolution : comment? parce que c'est de là qu'elle apprend à estimer l'état religieux par où il est précisément et souverainement estimable, savoir : comme un état de sanctification, comme un état de perfection, comme un état de salut, comme un état où l'âme religieuse peut amasser chaque jour de nouveaux mérites pour l'éternité, et accumuler sans cesse couronnes sur couronnes. Point capital auquel elle doit uniquement s'attacher, et en quoi elle doit faire consister sur la terre tout son bonheur. Aussi est-ce sur cela seul que le prédicateur lui-même doit insister, et en cela seul qu'il doit renfermer les excellentes prérogatives de la profession religieuse. Quoi qu'il en soit de tout le reste, et quelques couleurs que l'on emploie à l'embellir et à le relever, dès qu'on s'écartera de cette importante considération du salut, je n'hésiterai point à dire en particulier de l'état religieux et des personnes qui s'y engagent, ce que saint Paul disait en général du christianisme et des chrétiens qui le professaient : Si l'espérance que nous avons se borne à cette vie, de tous les hommes, nous sommes les plus malheureux (1).

Voilà ce que je dirai, sans craindre d'en être désavoué par aucun de ceux qui ont quelque connaissance de la vie religieuse, et surtout de ceux qui en ont quelque expérience. Mais du moment qu'on m'alléguera le salut, qu'on me parlera de la vocation religieuse comme d'un gage de prédestination et de salut, qu'on m'y fera reconnaître une prédilection de Dieu, et une providence spéciale par rapport à mon salut, ah ! c'est alors que je m'écrierai avec le même saint Paul : Au milieu de mes tribulations et dans les plus rudes épreuves de mon état, je suis rempli de consolation, je suis comblé de joie (2).

J'ajouterai encore, comme le Prophète royal : Un jour dans votre maison, ô mon Dieu, vaut mieux pour moi que mille années parmi les pécheurs du siècle (3). Que j'y sois humilié, dans cette maison de mon Dieu, et que j'y occupe les dernières places; que j'y ressente toutes les incommodités d'une étroite pauvreté, et que j'y porte tout le poids d'une obéissance rigoureuse; que la nature avec toutes ses convoitises y soit combattue, domptée, immolée : il me suffit que ce soit une maison de salut, pour me la rendre, non-seulement supportable, mais agréable,  mais aimable. Je n'y demande rien

 

1 1 Cor, XV, 19. — 2 2 Cor., VII, 4.— 3 Psal., LXXXIII,  11.

 

autre chose, et c'est là que je porte toutes mes prétentions. Traiter de la sorte le bonheur de la profession religieuse, c'est prendre dans le sujet ce qu'il y a de solide et de réel, et c'est toujours, dans chaque sujet, à ce qu'il y a de réel et de solide qu'un prédicateur doit s'arrêter; autrement il dira de belles paroles qui frapperont l'air, mais sans convaincre les esprits ni toucher les cœurs.

Et il ne faut point me répondre que l'Evangile, après tout, que tous les Pères de l'Eglise, fondés sur la parole de Jésus-Christ, promettent aux religieux, non-seulement le centuple de l'autre vie, qui est le salut éternel, mais encore, dès cette vie présente, un centuple qui ne peut être autre chose que le repos dont on jouit et toutes les douceurs qui l'accompagnent. Il est vrai que le Sauveur du monde a parlé de ce double centuple, l'un de la vie future, l'autre du temps présent, puisqu'il a dit dans les termes les plus formels : Personne ne quittera pour moi sa maison, ou ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère, ou ses héritages, qui dès à présent ne reçoive cent fois autant, et qui, dans le siècle à venir, n’obtienne la vie éternelle (1). Il n'est pas moins vrai que le centuple de cette vie ne peut être, pour une âme religieuse, que la paix qu'elle goûte dans son état, et qui seule vaut cent fois mieux que tous les héritages et tous les biens auxquels elle a renoncé : car c'est ainsi que les interprètes vérifient ce beau passage de saint Marc, et qu'ils entendent la promesse du Fils de Dieu. Mais qu'est-ce que cette paix ? Voilà l'article essentiel et sur quoi de jeunes personnes peuvent être dans une erreur dont il est bon de les détromper, au lieu de les y entretenir par des discours flatteurs et de vaines exagérations.

Quand Jésus-Christ donna la paix à ses disciples, il les avertit en même temps que ce n'était point une paix telle que le monde la conçoit, ni qu'il la désire. Je vous donne ma paix, leur dit ce divin Maître : c'est la mienne, et non point la paix du monde. Cette paix du monde, cette paix fausse et réprouvée, est une paix oisive, molle, fondée sur les aises et les commodités de la vie, sur tout ce qui plaît à la nature et qui satisfait l'amour-propre : mais la paix de l'âme religieuse est établie sur des principes tout contraires, sur la haine de soi-même, sur un sacrifice perpétuel de ses appétits sensuels, de ses inclinations, de ses passions, de ses volontés. Tellement que le religieux ne peut être content dans sa retraite qu'autant

 

1 Matth., XIX, 29.

 

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qu'il sait s'humilier, se crucifier, se vaincre, se rendre obéissant, pauvre, patient, assidu au travail, exact à ses devoirs, ne se dispensant de rien, ne se ménageant en rien, ne voulant être épargné sur rien. Il lui en doit coûter pour cela : mais, par une espèce de miracle, moins il se ménage, moins il s'épargne lui-même, et plus il sent l'abondance de la paix se répandre dans son cœur.

Et ne voyons-nous pas aussi que c'est justement dans les communautés les plus régulières et les plus austères qu'on témoigne plus de satisfaction, et qu'on trouve le joug de Jésus-Christ plus doux et son fardeau plus léger? Tout contribue à ce contentement et à cette tranquillité d'une âme vraiment religieuse : l'indifférence où elle est à l'égard de toutes les choses humaines, et son dégagement de tous les intérêts qui causent aux mondains tant d'inquiétudes; l'entier abandonnement de sa personne entre les mains de ses supérieurs, pour se laisser conduire selon leur gré et selon leurs vues ; le calme de la conscience ; l'attente de cette souveraine béatitude où elle aspire uniquement, et vers laquelle elle travaille chaque jour à s'avancer par de nouveaux propres; et surtout l'onction intérieure de la grâce divine qui la remplit. Car Dieu, fidèle à sa parole, a mille voies secrètes pour se communiquer à cette âme, et pour la combler des plus pures délices.

A en juger par les dehors, on ne voit rien dans tout le plan de sa vie que de pénible et de rebutant: clôture, solitude, silence, dépendance continuelle, soumission aveugle, règle gênante, observances incommodes, fonctions laborieuses, exercices humiliants, abstinences, jeûnes, macérations de la chair. Mais sous ces dehors capables d'effrayer des âmes qui n'ont jamais pénétré plus avant, et qui n'ont appris par nulle épreuve à connaître les mystères de Dieu, combien y a-t-il de ces consolations cachées, suivant le témoignage du Prophète, et réservées à ceux qui craignent le Seigneur ! combien plus encore y en a-t-il pour ceux qui l'aiment, et qui le servent eu esprit et en vérité !

De là vient, par une merveille que l'homme terrestre et animal ne comprend pas et ne comprendra jamais, mais qui se découvre à l'homme religieux et spirituel par l'expérience et le goût le plus sensible; de là, dis-je, il arrive qu'au lieu que les gens du monde, avec tous leurs biens, tous leurs honneurs, tous leurs plaisirs, sent presque toujours mal contents et se plaignent incessamment de leur sort, le religieux, dans son dénuement, dans son obscurité, sous l'obédience la plus rigide et dans les pratiques les plus mortifiantes, ne cesse point de bénir sa condition, et fournit paisiblement toute sa carrière. La paix qu'il possède est la paix de Dieu; et l'Apôtre, qui l'avait lui-même éprouvée, nous assure que la paix de Dieu est au-dessus de tous les sens, et que rien en ce monde ne l'égale. Or voilà, encore une fois, par où je veux qu'on représente aux personnes religieuses le bonheur de leur état. Voilà sur quoi je veux qu'on insiste, et ce qui servira à exciter leur zèle, leur vigilance, leur ferveur, en leur faisant conclure qu'elles ne seront heureuses que par là ; mais que par là même aussi elles le seront pleinement et constamment.

 

VOCATION  RELIGIEUSE : COMBIEN IL EST IMPORTANT DE S'Y RENDRE FIDÈLE ET DE LA  SUIVRE.

 

Ce n'est point une chose indifférente ni d'une légère importance, de manquer à la vocation de Dieu, quand il appelle à l'état religieux. Nous avons là-dessus dans l'Evangile même un exemple, qui seul suffira pour nous faire entendre à quoi s'expose quiconque ferme l'oreille à la voix du Seigneur et résiste à l'attrait de sa grâce. Examinons-en toutes les circonstances, et il nous sera aisé de comprendre où peut enfin conduire une infidélité sur un point aussi essentiel que celui-ci, et quelles en sont les suites malheureuses.

Cet exemple si convaincant, c'est celui de ce jeune homme qui s'adressa au Fils de Dieu pour apprendre de ce divin Maître comment il pourrait parvenir à la vie éternelle. Gardez les commandements (1), lui répondit le Sauveur du  monde. Sur quoi ce jeune homme répliqua : Seigneur, c'est ce que j'ai fait jusqu'à présent et ce que je fais encore. Sainte disposition où se trouvent communément ceux à qui Dieu inspire le dessein de la retraite, et qu'il veut s'attacher plus étroitement dans la religion. Ce sont de jeunes gens dont les mœurs sont assez réglées, et dont le monde jusque-là n'a corrompu ni l'esprit ni le cœur. Quoi qu'il en soit, Jésus-Christ parut touché de la réponse du jeune homme qui lui parlait; il témoigna concevoir pour lui une affection particulière; il l'envisagea d'un œil  de bienveillance, et, l'invitant à une sainteté plus relevée : Si vous voulez, lui dit-il, être parfait, allez,  rendez tous vos biens, donnez-les aux pauvres,

 

1 Matth., XIX, 17.

 

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et suivez-moi. Voilà à peu près la vocation religieuse, mais c'est là même que le zèle de ce jeune homme commence à se refroidir. La proposition du Fils de Dieu l'étonné ; il lui est dur d'abandonner tous ses héritages et de s'en défaire ; cette pensée l'attriste : il ne saurait s'y résoudre, il se retire. De là que s'ensuit-il, et qu'en doit-on naturellement conclure, sinon que ce jeune homme quittait les voies de la perfection qui lui étaient ouvertes, sans quitter néanmoins les voies du salut, puisqu'il gardait les préceptes, et que, pour être sauvé, c'est assez de les avoir observés? Mais le Fils de Dieu conclut bien autrement : car se tournant vers ses disciples : Je vous le dis en vérité, s'écrie-t-il, difficilement un riche entrera dans le royaume des cieux (1). Quelle conclusion ! Quoiqu'elle regardât tous les riches en général, elle avait un rapport particulier à ce jeune homme, qui possédait de grands biens, et qui, par attachement aux richesses temporelles, avait seulement refusé de tendre à une plus haute perfection que la simple pratique des commandements. D'où il semblait que le Sauveur du monde ne dût tirer d'autre conséquence que celle-ci : Difficilement un riche parviendra à la perfection de mon Evangile. Cependant il ne s'en tient pas là ; mais il déclare expressément que ce riche de qui il s'agissait aurait bien de la peine à se sauver, et qu'il était fort à craindre qu'il ne se sauvât jamais : pourquoi ? parce que si la perfection qu'on lui avait proposée n'était pour les autres qu'un conseil , elle était devenue pour lui comme une obligation, en vertu de la grâce spéciale qui l'y appelait, et qu'il rendait inutile par sa résistance.

Il y va donc du salut : et en faut-il davantage pour déterminer une jeune personne que la vocation divine porte à la vie religieuse, et qui sur cela se croit suffisamment instruite des volontés du Seigneur? C'est là qu'elle doit imiter, autant qu'il lui est possible, la promptitude et l'ardeur de Madeleine, qui, dans le moment, quitta tout dès qu'on vint lui dire : Le maître est ici, et il vous demande (2). Et parce qu'une telle résolution est quelquefois sujette , ou par une considération de fortune, ou par une affection naturelle, à de grandes contradictions de la part dune famille, c'est là que lui est non-seulement permise, mais en quelque sorte ordonnée, une pieuse dureté, pour voir, sans se troubler, le trouble d'un père, et, sans s'attendrir, les larmes d'une mère. Car

 

1 Matth., XIX, 24. — 2 Joan., X, 28.

 

je veux sauver mon âme, disait, dans une pareille conjoncture, la généreuse Paule. Cette seule raison répond à tout, et tout doit céder à un intérêt qui est au-dessus de tout.

De là même nous devons juger combien, de leur part, des parents se rendent coupable lorsqu'ils s'opposent à la vocation de leurs enfants, et qu'ils les empêchent de suivre la voix de Dieu qui se fait entendre à eux. C'est s'opposer à Dieu même en s'opposant à ses desseins, et c'est détourner des enfants de la voie du salut qui leur est marquée. On me dira qu'on ne prétend point absolument les détourner de la profession religieuse, mais qu'on veut seulement éprouver leur vocation : c'est-à-dire, ainsi que s'en expliquent des parents même assez chrétiens d'ailleurs, qu'on veut, par exemple, que cette fille n'agisse point en aveugle, qu'on veut qu'elle sache ce qu'elle quitte, et pour cela qu'elle voie le monde, qu'elle le connaisse avant que d'y renoncer. Principe spécieux et raisonnable dans l'apparence , mais dans la pratique très-dangereux , et souvent en effet très-pernicieux. On en sera convaincu par une réflexion que peu de gens font, et qui néanmoins est solide et importante. Car à quoi se réduit cette connaissance du monde qu'on prétend donner à une jeune personne? Elle consiste à lui faire voir ce qui peut lui inspirer du goût pour le monde, sans lui faire en même temps connaître ce qui est capable de l'en dégoûter. De sorte que d'une part on lui présente le poison , sans lui présenter, d'autre part, le contre-poison ; et de cette minière on la jette dans le péril le plus évident, et on l'expose à la tentation la plus forte. Développons ceci davantage, et faisons-le mieux comprendre.

Si l'on pouvait désiller les yeux à une jeune fille, et lui révéler les secrets des cœurs; si l'on pouvait la rendre témoin de ce qui se passe dans l'intérieur des familles, et lui découvrir toutes les peines, tous les chagrins, toutes les traverses dont le faux bonheur du monde est accompagné, ce serait pour elle un préservatif: mais tout cela ne s'apprend que par l'expérience ; et cette expérience, elle ne peut encore l'avoir acquise dans l'âge où elle est Cependant on la produit dans le monde, on la pare des ornements du monde, on la mène dans les compagnies du monde, on la fait entrer dans les parties de plaisir, dans les jeux, dans les spectacles du monde. Elle n'aperçoit devant elle qu'une figure brillante et agréable qui l’éblouit, et qui naturellement doit lui

 

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plaire. D'où il arrive de deux choses l’une : ou qu'elle se laisse prendre à l'attrait et qu'elle succombe à l'occasion, perdant ses premiers sentiments et manquant aux desseins de Dieu sur elle; ou du moins que, persistant dans sa résolution, et se mettant en devoir de l'accomplir, elle emporte avec elle une idée du monde, qui ne servira qu'à la troubler à certains moments d'amertume et d'ennui presque inévitables, jusque dans les plus saintes communautés. Or, pour ne rien dire de plus, il vaudrait assurément beaucoup mieux la préserver de telles occasions, et prévenir de si mauvais effets. Mais elle ne connaîtra donc point le monde ? Qu'est-il nécessaire qu'elle le connaisse, puisque Dieu même la retire justement du monde, afin qu'elle ne le connaisse point ? Plût au ciel que bien d'autres ne l'eussent jamais connu! Quoiqu'il en soit, c'est une victime que le Seigneur s'est réservée. Contentez-vous que, de votre côté, son choix soit pleinement libre, et du reste laissez-la marcher à l'autel le bandeau sur les yeux. Dieu l'y attend, et il saura bien, dans sa sainte maison , l'éprouver lui-même autant qu'il faut et selon qu'il faut. Elle ne peut être en de meilleures mains.

J'ai dit que ce devait être assez pour vous qu'en se dévouant à l'étal religieux, son choix, de votre part, fût pleinement libre ; et en cela j'ai voulu marquer un autre excès où se portent des parents tout mondains, par des vues également contraires et à l'esprit du christianisme, et aux sentiments de l'humanité. Car, quelque respectable et quelque inviolable que soit la liberté des enfants au regard de la vocation, surtout de la vocation religieuse, on abuse de l'autorité qu'on a sur eux , en l'étendant jusque sur leur volonté ; et, sans les consulter, ni consulter Dieu , on les détermine , par une espèce de contrainte, à une profession qui ne leur convient en aucune sorte, et à laquelle ils ne conviennent point, puisque ce n'est point l'état où ils se sentent appelés. Or, qu'est-ce que cela? Je n'en puis donner une figure plus juste, mais tout ensemble plus terrible, que ce qui nous est représenté dans l'Ecriture : le voici.

On ne peut lire sans horreur ce qui est dit au Psaume cent cinquième, où le Prophète rapporte que les Juifs , séduits par les nations étrangères et engagés dans leur idolâtrie, conduisaient eux-mêmes leurs propres enfants aux pieds des idoles, et que là, sans respect de la nature et de ses droits, ils versaient le sang de ces innocentes victimes, et les immolaient aux démons. Quels meurtres ! quels parricides ! Mais je puis le dire, et ce ne sera point une exagération : voilà ce que nous voyons encore de nos jours, quand des pères et des mères, trompés parles fausses maximes du monde, font violence à des enfants pour les bannir de la maison paternelle , et les confiner dans un cloître. Que dis-je? après tout, ce n'est point aux démons , c'est à Dieu qu'ils les sacrifient. Ah ! c'est à Dieu ! Hé ! ne sait on pas combien ces parents inhumains sont peu en peine de la gloire de Dieu et de son service? Mais ce qui les touche, c'est leur cupidité et leur intérêt : ces enfants coûteraient trop à entretenir, et il faut à moins de frais s'en défaire. Ce qui les touche, c'est leur ambition démesurée, et la passion d'élever une famille : pour la mieux établir, il faut la soulager et en réunir les biens , qui se trouveraient partagés entre trop d'héritiers. Ce qui les touche, c'est leur fol amour et leur prédilection pour un fils uniquement cher : il faut qu'il emporte tout, et que l'héritage des autres soit la retraite et la pauvreté religieuse. Ainsi cet intérêt, cette ambition , cette prédilection , voilà les idoles, voilà les démons auxquels sont immolées de tendres victimes dont le sang crie au tribunal de Dieu. Je dis immolées, car c'est leur donner la mort : une mort purement civile, j'en conviens, mais plus dure peut-être que ne le serait la mort naturelle, dès que cette mort, quoique civile seulement, est une mort violente et forcée. Je m'exprime là-dessus en des termes bien forts et bien vifs ; mais c'est que je conçois fortement et vivement la chose : et si dans le monde on la concevait de même, tant de pères et de mères y feraient plus d'attention. Heureux ceux qui font au Seigneur un plein sacrifice d'eux-mêmes! mais il ne peut être saint ni agréé de Dieu, si le cœur n'y a part, et si ce n'est un sacrifice volontaire.

 

ESPRIT  RELIGIEUX : QUELS BIENS IL PRODUIT,  COMMENT IL S'ETEINT, ET COMMENT ON PEUT LE FAIRE REVIVRE.

 

Comme il y a une multitude infinie de chrétiens qui ne sont pas vraiment chrétiens, on peut dire qu'il y a bien des religieux qui ne sont pas vraiment religieux. Ainsi l'Apôtre disait en ce même sens, que tous les descendants d'Israël, quoique descendants d'Israël, n étaient pas pour cela de vrais Israélites (1) : et que leur

 

1 Rom., IX, 6.

 

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manquait-il pour l'être? l'esprit de la loi. Que manque-t-il de même à une infinité de chrétiens pour être de vrais chrétiens? l'esprit chrétien. Et que manque-t-il à un grand nombre de religieux pour être de vrais religieux? l'esprit religieux.

Mais qu'est-ce que cet esprit religieux? c'est une sincère estime de sa vocation , et une disposition intérieure et habituelle à remplir toute la mesure de perfection où l'on se sent appelé en qualité de religieux : si bien que cette perfection religieuse, qu'on sait être de la volonté de Dieu , soit la fin prochaine et immédiate de toutes nos intentions, de toutes nos affections, de toutes nos actions. Tel est l'esprit dont le religieux doit toujours être animé ; telle est l'âme qui doit lui donner la vie , je dis cette vie spirituelle, cette vie divine et surnaturelle, sans quoi il ne peut plus être dans la maison de Dieu qu'un membre mort et inutile, soit pour la religion, soit pour lui-même. Il est donc d'une conséquence extrême d'entretenir, autant qu'il est possible, cet esprit dans une communauté religieuse, et dans le cœur de chaque personne religieuse. Quels biens n'est-il pas capable de produire? Quels abus, au contraire , quels désordres s'introduisent dans les sociétés les plus régulières , dès qu'il commence à s'éteindre? comment le perd-on? comment peut-on le faire revivre et le ressusciter? Autant de points dignes des plus sérieuses réflexions, et dont il importe infiniment d'être instruit.

I. Et d'abord quels biens cet esprit religieux n'est-il pas capable de produire? On peut lui appliquer ce que Salomon a dit de la sagesse : Tous les biens me sont venus avec elle (1). En effet, qu'un religieux soit rempli de cet esprit, de là lui vient le goût de son état, la fidélité à tous les devoirs de son état, l'exactitude aux moindres pratiques de son état, le prix devant Dieu et la sanctification des exercices de son état, enfin la paix et un parfait contentement dans son état. Que d'avantages! comprenons-les bien, et considérons-les chacun en particulier.

Le goût de son état : pourquoi ? parce qu'alors le religieux estime son état. Or, de l'estime suit naturellement le goût. Et c'est ainsi qu'on a vu et que nous voyons encore de nos jours tant de personnes religieuses, de l'un et de l'autre sexe, s'affectionner à des états dont l'austérité révolte tous les sens, et semble être au-dessus des forces humaines : tellement que

 

1 Sap., VII, 11.

 

la nature des choses paraît changer à leur égard, et que ce qui devrait, selon le? sentiments ordinaires, leur inspirer de l'horreur et les rebuter, leur devient un attrait pour les engager et les attacher. La fidélité à tous les devoirs de son état : pourquoi ? parce qu'alors le religieux aspire à la perfection de son état, qu'il la désire véritablement et ardemment, qu'il la désire même uniquement. Or, n'ignorant pas d'ailleurs qu'elle est toute renfermée dans ses devoirs, il s'y porte avec un zèle infatigable et une ferveur que rien n'arrête. Toute son étude, ce sont ses devoirs ; toute son occupation, ce sont ses devoirs; toute sa vie, ce sont ses devoirs. Il n'en omet pas un, et il n'y en a pas un où il n'apporte autant de vigilance et autant de soin que si c'était le seul dont il fût chargé et dont il eût à répondre. L'exactitude aux moindres pratiques de son état: pourquoi ? parce qu'alors le religieux n'ayant rien plus à cœur que son avancement dans les voies de Dieu, et sachant combien y peuvent contribuer certaines pratiques, qui, sans être proprement des devoirs ni d'une obligation étroite, sont néanmoins des usages communs et des coutumes établies, il s'en fait à lui-même des règles, et comme des lois inviolables. Rien n'est petit pour lui, dès que c'est un moyen de s'élever à Dieu, et de faire quelque progrès dans l'humilité, dans la charité, dans l'obéissance, dans la mortification cl la patience, dans toutes les vertus. Il embrasse tout, il se réduit à tout, il profite de tout. Le prix devant Dieu et la sanctification des exercices de son état : pourquoi ? parce qu'alors le religieux ayant toujours Dieu présent, et en conservant partout le souvenir, il ne se conduit que par des vues supérieures et toutes religieuses. Point d'autre principe qui le fasse agir, point d'autre motif que le bon plaisir de Dieu. Or, ce qui donne à toutes nos œuvres un caractère de sainteté plus excellent, et ce qui en rehausse particulièrement la valeur, c'est la sainteté même du principe d'où elles partent et l'excellence du motif qui les accompagne.

Enfin la paix et un parfait contentement dans son état : dernier avantage, qui est la suite immanquable des autres. Car le religieux aimant son état, goûtant tous les devoirs de son état, s'affectionnant aux moindres pratiques de son état, envisageant Dieu dans tous les exercices de son état, et y trouvant un trésor de mérites qu'il amasse et qu'il grossit d'un jour à l'autre, doit, par une conséquence infaillible, se plaire dans son état et y ressentir

 

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les plus solides consolations. C'est ce que mille temples jusqu'à présent ont vérifié ; et comme le bras de Dieu n'est point raccourci, et que sa grâce, malgré l'iniquité du siècle, opère toujours avec la même onction, c'est encore maintenant ce que mille exemples vérifient. Ces consolations, au reste, cette onction que Dieu répand dans l'âme religieuse, n'ont rien de ces plaisirs grossiers ni de ces vaines douceurs où les mondains font consister leur prétendu bonheur. Ce sont des consolations toutes pures, toutes célestes, qui, par l'alliance la plus merveilleuse, s'accordent avec toutes les rigueurs de l'abnégation évangélique et toute la sévérité de la pénitence. Car voilà le miracle que nous ne pouvons assez admirer : dans une vie où la nature est incessamment combattue, où chaque jour elle est domptée, mortifiée, crucifiée, on jouit d'un repos inaltérable, on ne cesse point de bénir son sort, et l'on s'y estime plus heureux qu'au milieu de toutes les pompes et de toutes les joies du monde.

Or, encore une fois, qui fait tout cela? je l'ai dit, l'esprit religieux. Esprit intérieur qui, du fond de l'âme où il réside, se communique au dehors, et se montre dans tout l'extérieur du religieux : dans ses discours, dans son air, dans sa marche, dans toutes ses manières. Les gens du monde s'en aperçoivent bien, et de deux religieux ils savent bien distinguer celui qui se comporte en religieux, et celui qui parle, qui converse, qui se conduit en séculier. D'où vient le respect qu'ils ont pour l'un, et le mépris qu'ils témoignent quelquefois pour l'autre. Voilà pourquoi dans ce premier noviciat, par où, selon l'ordre et la sage discipline de l'Eglise, il faut passer avant que de prendre avec la religion un engagement fixe et immuable, les maîtres à qui l'on confie le soin de fermer ces jeunes élèves que Dieu retire du milieu de Babylone, et. qu'il rassemble auprès de lui, s'étudient par-dessus tout à leur imprimer profondément cet esprit religieux, et ne leur recommandent rien avec plus d'instance que de le nourrir dans eux, de l'y fortifier, et de l'y maintenir jusqu'à la mort. Tant on est persuadé que c'est le premier fondement de l'édifice spirituel qu'ils ont à bâtir, et que de cette racine doivent procéder tous les fruits de justice que Dieu attend d'une vie régulière et conforme à la profession religieuse.

II. Mais parce que les contraires ne paraissent jamais mieux que lorsqu'on les oppose à leurs contraires, après avoir vu quels biens produit l'esprit religieux,  voyons quels abus et quels désordres s'introduisent dans une communauté dès qu'il commence à s'éteindre. Il serait à souhaiter qu'on en eût des preuves moins fréquentes et moins éclatantes; mais on est obligé de le reconnaître, quoique avec une extrême douleur : c'est par la que sont tombées des maisons entières, où la régularité, depuis leur établissement, s'était conservée dans toute sa vigueur, et qui longtemps avaient été l'édification de l'Eglise. Dieu y était servi fidèlement et saintement; la bonne odeur de leur piété se répandait de jour en jour, et se perpétuait d'année en année ; tout le public en était instruit et les regardait comme des asiles de l'innocence chrétienne et de la pureté des mœurs la plus parfaite. On vantait de tous côtés la tranquillité, l'union, la charité qui y régnait, et qui, d'un grand nombre de sujets, ne faisait qu'un même cœur et qu'une même âme. Mais quelle malheureuse révolution a troublé cette harmonie et renversé ce bel ordre ? comment est arrivé ce changement prodigieux, et cette triste décadence qui a perdu des communautés où l'observance était si exacte et la règle si bien établie ? C'est qu'on y a laissé entrer l'esprit du monde, et que l'esprit du monde en a banni l'esprit religieux : je veux dire qu'il en a banni l'esprit de retraite, l'esprit d'oraison, l'esprit de dévotion, l'esprit de pauvreté, de pénitence, de soumission, l'esprit de détachement, de renoncement à soi-même, et qu'il y a porté avec lui un esprit de dissipation, un esprit de licence et d'indépendance, un esprit de tiédeur et d'éloignement des choses de Dieu, un esprit de propriété, de commodité, de paresse; un esprit vain, hautain, jaloux des préférences et des distinctions, impatient, délicat, sensible, et la source enfin de mille divisions ; car voilà quel est cet esprit du monde qui prend la place de l'esprit de religion.

Faut-il alors s'étonner que cette ivraie, semée dans le champ du père de famille, y étouffe tout le bon grain? Faut-il, dis-je, être surpris qu'une maison se dérange, et qu'elle prenne une face toute nouvelle? que de maison de Dieu qu'elle était, elle devienne, une maison de confusion, où les plus anciennes pratiques s'abolissent, où les plus saints règlements sont négligés, où chacun vit selon son gré, et où les fautes demeurent impunies ; où il n'y a plus ni subordination à l'égard des supérieurs, ni déférence à leurs avis et à leurs répréhensions, ni assiduité à la prière, ni zèle pour la fréquentation des sacrements, ni

 

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amour de la solitude, ni recueillement, ni pauvreté, ni austérités? S'il y reste encore quelques âmes vraiment religieuses, de quel œil voient-elles une défection si générale et si déplorable, et de quel amertume sont-elles remplies dans le cœur, quand elles comparent l'état présent,  où la communauté se trouve réduite avec ce premier état, cet état florissant dont elles ont été témoins, et dont elles ne peuvent presque plus découvrir le moindre vestige? C'est le sujet de leurs gémissements, d'autant plus douloureux  qu'elles se croient moins capables de remédier au mal qui les afflige : car souvent elles sont même obligées de se taire là-dessus, et n'osent s'en expliquer ni déclarer leurs sentiments, parce qu'elles savent que tout ce qu'elles diraient serait mal reçu, et ne servirait qu'à irriter les esprits. Cependant le désordre, bien loin de se corriger, croît tous les jours :  à mesure que l'esprit religieux s'en va, une certaine crainte de Dieu s'efface,  une certaine tendresse de conscience diminue ; on s'enhardit, pour ainsi dire, à faire certains pas, à franchir certaines barrières : et en de telles conjonctures, à quoi n'est-on pas exposé, à quels égarements, à quels scandales? Hélas Ile souvenir du passé est sur cela une leçon bien terrible et bien touchante.

Il est vrai, après tout, que de pareilles chutes sont moins ordinaires et moins à craindre pour toute une maison religieuse, que pour quelques particuliers qui s'oublient, et qui s'écartent de leurs devoirs. Car quoique le corps d'une communauté se soutienne, il peut y avoir des membres infirmes et mal affectés ; c'est-à-dire qu'il peut y avoir de mauvais sujets qui se relâchent, et qui dégénèrent de la sainteté de leur vocation. Or n'y en eût-il qu'un seul, il est certain que la cause de son malheur est, ou de n'avoir jamais bien pris l'esprit religieux, ou de l'avoir perdu. Peut-être avec cet esprit avait-il eu d'abord les plus heureux commencements ; peut-être était-il entré dans la carrière avec une ardeur et une résolution dont il semblait qu'on dût tout espérer pour l'avenir. Mais ces espérances peu à peu se sont évanouies ; au milieu de sa course il s'est arrêté, il s'est dérouté, il a quitté son chemin ; et qui sait quand il le reprendra ? Combien d'autres , après s'être égarés comme lui, n'en sont plus revenus ! O aveugles et insensés ! disait saint Paul aux Galates, vous êtes si dépourvus de raison, qu'ayant commencé par l'esprit, vous finissez maintenant par la chair. Vous marchiez bien : pourquoi n’avez-vous pas continué de même et quel obstacle s'est opposé à votre persévérance (1) ? Cet obstacle, à l'égard du religieux dont nous parlons, et à qui nous pouvons appliquer dans toute leur force les paroles de l'Apôtre, c'est qu'il n'a plus le même esprit qui le dirigeait et le gouvernait. Trop de commerce, et de distractions au dehors, trop de mouvements même et d'agitations au dedans, omissions trop libres et trop fréquentes de l'observance régulière , négligences et tiédeurs dans ses exercices de piété, nouvelles idées, nouvelles inclinations, nouvelles patentions : tout cela insensiblement a déraciné de son cœur les principes de religion où il avait été élevé.

Or, n'ayant plus le même esprit, il n'a plus les mêmes maximes ; il ne pense plus comme il pensait, il ne goûte plus ce qu'il goûtait, il n'agit plus dans les mêmes vues qu'il agissait. Son état, qu'il aimait, lui devient ennuyeux et insipide ; ses devoirs auxquels il était inviolablement attaché, lui paraissent incommodes et gênants ; mille petites pratiques qui ont passé en coutume, et qu'une sainte ferveur ajoute à la règle, ne sont plus dans son estime que des minuties et des dévotions de novice. Il se ménage, il s'épargne, et tâche de s'adoucir le joug en se déchargeant de tout ce qu'il peut. Ce qu'il observe même par une obligation dont il n'est pas en son pouvoir de se dispenser, il n'y satisfait qu'à demi, que de mauvaise grâce, qu'avec une espèce de regret, que par un respect humain, que par une crainte servile, et qu'autant qu'il est éclairé de l'œil des supérieurs. Ainsi, dans une langueur mortelle, il traîne une vie lâche, imparfaite et sans mérite. Que dis je, une vie sans mérite? Plût au ciel qu'elle lût seulement inutile, et qu'elle ne lut pas aussi criminelle qu'elle l'est! Car dans ce relâchement, il n'est pas possible qu'on ne soit exposé à bien des péchés beaucoup plus griefs qu'on ne les conçoit, et qui au jugement de Dieu seront pour la conscience de rudes charges. Puissions-nous y faire présentement toute l'attention nécessaire, et n'attendre pas à y chercher le remède lorsqu'il n'y en aura plus! Il y en a encore : et quel est-il? ce serait un esprit plus religieux. S'il est mort n nous, travaillons à le ranimer : c'est l'entreprise la plus digne de nos soins.

III. En effet, l'esprit religieux ne se retire point si absolument d'une âme qu'on ne puisse

 

1 Galat., III, 3.

 

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le rappeler, et il ne s'amortit point de telle sorte qu'on ne puisse le réveiller et le ressusciter. Vérité dont il est important avant toutes choses de se bien convaincre, et confiance qu'on ne doit jamais perdre, à quelque degré d'attiédissement et d'imperfection qu'on en soit venu. Car le démon, ennemi du progrès spirituel et de la sanctification du religieux, comme il est l'ennemi du salut de tous les hommes, n'a point d'artifice plus dangereux ni plus puissant pour empêcher le retour d'une âme religieuse, et pour s'opposer à la grâce qui la sollicite intérieurement et qui l'attire, que de la décourager de lui persuader qu'elle ne pourra rentrer dans ses premières voies, ou qu'en y rentrant elle ne pourra s'y maintenir. Elle se représente là-dessus à elle-même des difficultés qu'elle n'ose espérer de vaincre. Elle se sent dans une aridité, une sécheresse, un dégoût et un abattement où il lui semble qu'elle restera toujours, quelque bonne volonté qu'elle ait d'en sortir; mais c'est une illusion. Tout ne dépend que d'un seul point, qui est de faire revivre dans elle l'esprit religieux. Or pourquoi ne le pourrait-elle pas? Hé ! les plus grands pécheurs du siècle peuvent bien, avec l'assistance divine, reprendre l'esprit du christianisme; pourquoi lui serait-il plus difficile, avec le même secours, de reprendre l'esprit de sa vocation ? Il y a des moyens pour cela, et les plus efficaces se réduisent à trois, qui sont la réflexion, l'action, la prière.

Car si je veux me rétablir dans cet esprit de religion qui m'a fait renoncer au monde, et dont j'ai reçu les prémices en recevant l'habit religieux; ou si je veux lé rétablir dans moi, le premier moyen que j'y dois employer est la réflexion. C'est-à-dire que je dois attentivement considérer et me remettre devant les yeux ces grands objets dont j'ai ressenti l'impression à certains temps de ma vie et en certaines rencontres, surtout quand je me suis dévoué à Dieu dans sa sainte maison ; que je dois me retracer vivement ces grandes vues que j'avais alors de l'importance de mon salut, du prix de mon âme, de la vanité du monde et de ses dangers, des avantages de la retraite et de la profession religieuse, des desseins de Dieu sur moi et de l'obligation d'y répondre, de mes devoirs envers lui, soit généraux comme chrétien , soit particuliers comme religieux; des hommages qui lui sont dus, des grâces dont il m'a comblé, de la reconnaissance qu'il en attend et qu'il a droit d'en attendre, des promesses que je lui ai faites, de la fidélité constante à quoi elles m'engagent. Frappé de ces idées, je dois ensuite me tourner vers moi-même et contre moi-même; je dois me dire : Où en suis-je, et que fais-je dans mon état, dans cet état de sainteté et de perfection? Je l'ai choisi; mais en le choisissant que me suis-je proposé, et en m'y consacrant qu'ai-je prétendu? J'ai voulu mettre en sûreté le salut de mon âme; et jusque dans l'asile où elle devrait être à couvert de tout péril, je la perds. J'ai voulu me garantir de la contagion du monde ; et ce monde que je fuyais, je le recherche, je me rapproche de lui à toute occasion, ou je tache de le rapprocher de moi ; je ne me plais qu'avec lui, et tout sans lui m'est un désert et m'ennuie. J'ai voulu me sanctifier par une vie religieuse; mais, de bonne foi, qu'est-ce que ma vie? n'est-elle pas moins religieuse que séculière? et combien de personnes séculières vivent beaucoup plus régulièrement et plus religieusement que je ne vis? J'ai voulu me donner à Dieu, et m'y donner sans réserve ; j'ai voulu suivre sa voix qui m'appelait, et remplir les desseins de sa providence ; j'ai voulu l'honorer, le servir, m'unir à lui par les nœuds les plus étroits ; je lui en ai fait au pied de son autel une protestation solennelle : mais en vérité puis-je croire que je sois à lui comme je le dois, que je marche dans ses voies, et que j'accomplisse ses desseins, que je le serve selon qu'il le demande et qu'il le mérite; que je m'acquitte à son égard de tout ce que je lui ai promis, et que je lui garde la fidélité que je lui ai jurée? Hélas! comment pourrais-je me le persuader, lorsque je tiens une conduite dont je ne puis ignorer le dérèglement? Voilà, dis-je, quels reproches je dois me faire, et voici ce qu'il y faut ajouter. Car cette conduite si peu religieuse, où doit-elle enfin aboutir? demeurera-t-elle toujours impunie? Après que mes supérieurs auront eu peut-être assez de condescendance pour la tolérer, Dieu en usera-t-il de même? et quand je paraîtrai à son tribunal, aura-t-il la même indulgence?Toutes ces pensées, bien approfondies en de sérieuses méditations, sont capables de rallumer le feu dans une âme, et c'est le premier moyen d'y exciter par la réflexion, et d'y renouveler l'esprit religieux.

Le second est l'action. Saint Augustin, au sujet de la foi, parlant à un homme qui dit : Si je comprenais, je croirais, lui répond : Croyez, et vous comprendrez. On peut faire la même réponse à un religieux. Si j'avais, dites-vous, l'esprit religieux, j'agirais; mais pour

 

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l'avoir, agissez : c'est en agissant que vous le formerez dans vous et que vous l'y ferez renaître. Vous l'avez perdu, cet esprit religieux, en cessant de pratiquer les exercices de votre état; et vous le retrouverez en les reprenant. Mais puis-je agir sans cet esprit ? vous le pouvez, aidé de la vertu céleste; vous pouvez, dis-je, indépendamment du goût, du sentiment, de la vivacité que donne cet esprit, vous rendre assidu à tout ce qui est de votre règle; vous pouvez, aux heures et aux temps prescrits, vous recueillir devant Dieu et méditer, lire de bons livres et vous y appliquer, rentrer en vous-même et faire l'examen de votre conscience, approcher plus souvent du tribunal de la pénitence, de la sainte table, et y apporter plus de préparation ; assister plus exactement aux divins offices, et les réciter avec plus de révérence et plus de modestie; vaquer à toutes vos fonctions, sans en rien omettre ni en rien négliger. Il n'est pas besoin de descendre là-dessus dans un plus long détail. Vous savez assez quelles sont les observances propres de votre institut; vous en voyez la pratique dans votre communauté : soumettez-vous à tout cela, et n'en passez pas un point, quelque léger qu'il soit. Vous y aurez de la peine, j'en conviens; vous n'agirez qu'avec répugnance : mais si vous vous armez d'une généreuse résolution, et que vous teniez ferme, marchant toujours du même pas et suivant toujours la même route, malgré toutes les épines qui s'y rencontreront, j'ose vous assurer que ce ne sera pas en vain, et je puis vous promettre que l'esprit religieux qui s'était éloigné, ou plutôt que vous aviez vous-même éloigné de vous, reviendra; qu'il ramènera avec lui l'Esprit de Dieu, ou, pour mieux dire, que l'Esprit de Dieu le ramènera lui-même, et qu'il vous secondera. Vous serez surpris d'une si heureuse conversion ; vous en bénirez mille fois le ciel, et vous vous écrierez comme le saint homme Job : Ce que mon âme rejetait avec horreur est maintenant nui plus douce nourriture (1). Votre profession et tous ses engagements, bien loin d'être encore pour vous un fardeau aussi pesant qu'ils l'étaient ou qu'ils vous le semblaient, vous deviendront aisés, et vous porterez le joug du Seigneur avec une sainte allégresse.

Mais achevons, et disons quelque chose du troisième moyen, qui est la prière. Il n'y a rien qu'elle ne puisse obtenir, et voilà ce que le Sauveur des hommes nous a fait entendre dans son Evangile par ces paroles si expresses :

 

1 Job., VI, 7.

 

Demandez, et vous recevrez. Or, si Dieu est toujours disposé à nous écouter, lors même qu'il n'est question que d'affaires humaines et d'intérêts temporels, que sera-ce quand nous voudrons attirer sur nous les dons de son Esprit, et que dans ce dessein nous élèverons vers lui nos cœurs? Ainsi l'âme religieuse concevant les dommages infinis que lui a causés la porte qu'elle a faite de l'esprit religieux, et touchée d'un vrai désir de les réparer, n'a point de ressource plus prompte ni plus solide que de recourir à Dieu. Qu'elle lui représente sa misère: Hélas! Seigneur, elle est extrême, et vous en êtes témoin; vous voyez la désolation de mon cœur et le triste abandonnement où il se trouve. Il est en votre présence comme une paille sans suc et toute desséchée (1). Ah ! mon Dieu, il n'y a plus rien en moi de religieux que le nom. Qu'elle se reconnaisse coupable, et qu'elle lui en témoigne humblement et affectueusement son repentir. Non, Seigneur, ce n'est point à vous que je puis imputer le désordre de mon état, mais à moi-même; ce n'est point à vous que je puis m'en prendre, mais je n'en dois accuser que moi-même. Je m'en accuse à vos pieds, et je confesse devant vous que j'ai péché: juste sujet de mes regrets et de mes gémissements ! S'ils ne sont point encore aussi vifs que je le voudrais, du moins ils sont sincères, et vous le savez. Qu'elle implore avec confiance sa miséricorde, et qu'elle lui redemande cet esprit de grâce qui peut seul la relever, ou la mettre en disposition de se relever elle-même: Jusqu'à quand, ô mon Dieu? jusqu'à quand? N'y a-t-il donc pas assez de temps que je languis dans le fond de mon indolence, et ne sortirai-je point de mon assoupissement? Daignez me renvoyer votre esprit, et l'esprit de la sainte religion où il vous a plu de m'appeler : avec cet esprit religieux, vous me rendez la vie; mais sans cet esprit religieux, je n'ai ni sentiment ni mouvement. Qu'elle le fasse souvenir de ses bontés passées, et des miracles que sa grâce a opérés en faveur de tant d'autres. Pourquoi, Seigneur, ne ferez-vous pas pour moi ce que vous avez fait pour eux? Ils s'étaient égarés comme moi, et peut-être plus que moi ; mais au premier signe qu'ils ont donné d'un retour véritable, au premier désir qu’ils en ont marqué, vous leur avez tendu les bras, vous les avez recueillis dans votre sein, vous les avez embrasés d'un feu céleste, et revêtus d'une force divine. Leur changement a comblé de consolation toute une communauté; et,

 

1 Job., XIII, 25.

 

après en avoir été le scandale, ils en sont devenus l'exemple. Hé ! mon Dieu, puissiez-vous répandre sur moi les mêmes bénédictions ! J'en ai le même besoin, je les désire avec la même ardeur; il ne tient qu'à vous que je n'en ressente les mêmes effets. Enfin, que l'âme religieuse insiste toujours, et qu'elle ne cesse point de prier, jusqu'à ce que Dieu se soit laissé fléchir, et qu'il l'ait exaucée. Il n'éprouvera pas longtemps sa persévérance; car il n'est point de prière qu'il agrée davantage, parce qu'il n'en est point qui soit plus selon ses vues. Quoi qu'il en soit, on ne peut rechercher avec trop d'empressement, ni demander avec trop d'instance, un aussi grand don que l'esprit religieux. C'est le trésor évangélique, trésor caché et tout intérieur; mais si nécessaire et si précieux qu'il faut tout vendre pour l'acheter. Heureux quiconque le possède, plus heureux quiconque le conserve , l'entretient, le fait croître jusques à la mort !

 

HABIT RELIGIEUX :  CE QU'IL SIGNIFIE,  ET A  QUOI IL ENGAGE.

 

Ce que l'apôtre saint Paul recommandait aux premiers fidèles, il nous le recommande à tous, qui est de nous revêtir de Notre-Seigneur Jésus-Christ (1). Or, dans un sens spirituel, se revêtir de Jésus-Christ, c'est se remplir l'esprit et le cœur des maximes de Jésus-Christ et de ses sentiments, c'est conformer sa vie à la vie de Jésus-Christ, et régler toute sa conduite sur ce divin modèle. Mais, prenant les paroles du grand Apôtre plus à la lettre, on peut bien les appliquer à l'habit religieux, et dire plus proprement d'une personne appelée à la religion, et admise à ce saint état, que, dans la cérémonie de sa vêture, c'est de Jésus-Christ qu'elle se revêt. En effet, elle se revêt de la pauvreté de Jésus-Christ, puisque l'habit religieux est un habit pauvre ; elle se revêt de l'humilité de Jésus-Christ, puisque l'habit religieux est un habit modeste et humble ; elle se revêt de la pénitence de Jésus-Christ, puisque l'habit religieux est un habit pénitent. Ainsi du reste.

Mais entrons en quelque détail, et voyons plus en particulier quel est le mystère du saint habit que nous portons en qualité de religieux. Voyons quels en sont les engagements, quels en sont les avantages, comment il nous instruit de nos obligations, comment il condamne nos relâchements, de quelle manière il nous honore, et de quelle manière nous l'honorons ou nous

 

1 Rom., XIII, 14.

 

le déshonorons, selon l'esprit qui nous anime, et la bonne ou mauvaise édification que nous donnons au dehors. De tout ceci nous pourrons tirer des leçons très-salutaires, et de puissants motifs pour allumer toute notre ferveur dans la pratique de nos devoirs.

Qu'est-ce que l'habit religieux? c'est, pour user de cette expression, une espèce de sacrement: je veux dire que c'est un signe visible des dispositions intérieures et des sentiments invisibles de l'âme religieuse. Le religieux touché de Dieu, et sentant l'efficace de cette parole évangélique, Bienheureux les pauvres, ne se contente pas d'une pauvreté en esprit, mais embrasse réellement la pauvreté de Jésus-Christ par un dépouillement absolu de toutes choses; et c'est pour en faire une profession ouverte qu'il se revêt d'un habit pauvre, afin de donner ainsi à entendre que toute la fortune du monde ne lui est rien, qu'il y a renoncé, et qu'il n'aspire qu'aux richesses immortelles qui lui sont réservées dans le ciel. Le religieux, disciple d'un Dieu humilié, et connaissant toute la vanité du faste et de l'orgueil humain, s'attache à l'humilité de Jésus-Christ; et c'est pour en faire une déclaration publique qu'il se revêt d'un habit modeste et humble, afin de témoigner par là combien il est ennemi de tout ce qui s'appelle pompes du siècle, combien il les méprise, et qu'au lieu de chercher à paraître et à se distinguer par un faux éclat, toute son ambition est de tendre sans cesse vers l'héritage éternel, et d'y briller dans la splendeur des saints. Le religieux mort à lui-même ou désirant d'y mourir, et sachant quelle est la corruption des sens, et combien il importe de les tenir dans la sujétion, prend pour son partage la mortification de Jésus-Christ; et c'est pour notifier le choix qu'il fait, qu'il se revêt d'un habit grossier et pénitent; comme s'il disait : Que les mondains, idolâtres de leur chair, la flattent et l'entretiennent dans une mollesse criminelle; pour moi, je suivrai mon Sauveur crucifié, et chaque jour je me chargerai de sa croix, et la porterai sur mon corps.

A cet habit religieux, les personnes du sexe ajoutent le voile, ce voile sacré que Tertullien compare à un bouclier, qui sert de défense à l'âme contre tous les scandales où elle pourrait être exposée, et contre tous les assauts de la tentation qu'elle aurait à soutenir. Mais, quoi qu'il en soit de la pensée de ce Père, ce qui est certain, c'est qu'en se couvrant de ce voile, une vierge chrétienne fait une protestation authentique et solennelle de la résolution où elle est

 

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de fermer désormais les yeux à tous les objets terrestres et profanes ; d'étouffer dans elle les deux désirs les plus pernicieux et néanmoins les plus ordinaires, qui sont le désir de voir et le désir d'être vue, de s'ensevelir toute vivante, et de se cacher dans l'obscurité de la retraite, pour n'être plus du monde et n'avoir plus de rapport avec le monde; de ne s'occuper que du soin de plaire à son divin époux, et de le gagner; de se dévouer uniquement à Dieu, et de n'avoir plus de conversation et de commerce qu'avec Dieu.

Voilà, dis-je, de quoi l'habit religieux est un témoignage sensible ; voilà ce qu'il signifie et ce qu'il annonce. Et de là même ce respect qu'il inspire communément aux gens du monde, qui le regardent comme un habit d'honneur : je dis comme un habit d'honneur ; car s'il y a des habits pour le seul usage et la seule commodité, il y en a aussi pour marquer la distinction et la dignité. Ainsi voyons-nous les rois porter dans les grandes solennités le manteau royal, comme le symbole et le caractère de la majesté de leur personne; ainsi voit-on les souverains pontifes vêtus de leur habit de cérémonie , qui les fait reconnaître entre tous les prélats de l'Eglise ; ainsi les bienheureux mêmes dans le ciel ont-ils, selon l'expression de l'Ecriture, un vêtement de gloire, proportionné au degré de leur béatitude et de leur sainteté. Or tel est par comparaison l'habit religieux ; et c'est ce qui en fait l'ornement et le prix. Carie prix et l'ornement d'un habit ne doit point précisément consister dans la matière qui le compose, mais dans le ministère auquel il est affecté, mais dans la condition, dans l'élévation, dans le rang et la prééminence qu'il représente. D'où vient donc que l'habit de la religion, avec toute sa simplicité et toute sa pauvreté, est cependant si respectable et si honorable ? ce ne peut être que parce qu'il représente des amis de Dieu, des hommes spécialement engagés et consacrés à Dieu, des serviteurs et des servantes de Dieu par état, des épouses de Jésus-Christ, des vierges de Jésus-Christ, des pauvres de Jésus-Christ, de fidèles imitateurs de Jésus-Christ, dont ils ont pris les livrées, et à qui seul ils font gloire d'appartenir.

Ce sont là en effet les premières idées que le monde conçoit d'une personne religieuse, à en juger par son habit. Mais allons plus avant; et de tout cela que doit apprendre le religieux? que doit-il conclure? quel retour doit-il faire sur lui-même? qu'a-t-il à se reprocher, et de quoi doit-il se confondre ? C'était la pratique

de saint Bernard; il se remettait sans cesse devant les yeux les devoirs de sa profession, et il se demandait : Où êtes-vous venu, et pourquoi y êtes-vous venu ? Solide réflexion, et utile souvenir qui ne devrait jamais s'effacer de l'esprit d'un religieux.

Car c'est à peu près comme saint Bernard, et même avec plus de sujet que saint Bernard, qu'il doit s'interroger souvent lui-même, et se demander : Quel est l'habit que je porte, et qu'ai-je prétendu ou qu'ai-je dû me proposer en le recevant ? C'est un habit pauvre, par où je professe devant le monde la pauvreté de Jésus-Christ : hé ! qu'est-ce donc d'avoir sous cet habit pauvre des sentiments tout opposés à la pauvreté que j'ai choisie ; de veiller avec tant de soin à ce que rien ne me manque; de trouver si étrange que quelque chose me soit refusé ; de ne pouvoir me réduire au nécessaire, mais de rechercher avec un empressement extrême des superfluités qui m'accommodent ; de n'avoir point de repos qu'elles ne nie soient accordées, et d'imaginer mille prétextes pour m'en justifier l'usage ; d'affecter même quelquefois (pitoyable faiblesse dont les sociétés religieuses ne sont pas toujours exemptes), d'affecter pour ainsi dire, jusque dans le sac et le ciliée, un arrangement, un air de propreté qui se ressent de l'esprit mondain dont mon cœur ne s'est encore jamais bien dégagé ? C'est un habit modeste et humble, par où je professe l'humilité de Jésus-Christ: hé ! qu'est-ce donc de conserver sous cet habit humble et modeste des sentiments tout contraires à l'humilité chrétienne, de savoir si peu m'abaisser, céder dans les rencontres, supporter un mépris. écouter un avertissement; de désirer avec tant d'ardeur certaines préférences, certaines places qui piquent mon orgueil, et de prendre tant de mesures pour les emporter ; de nourrir au fond de mon cœur tant de jalousies secrètes contre ceux ou celles à qui l'on donne l'ascendant sur moi, et qui sont dans une certaine estime à laquelle je n'ai pu encore parvenir ; de faire tant d'attention à tout ce qui est capable, ou de me causer le moindre désavantage, ou de me procurer le moindre éclat, parce que l'un blesse ma vanité, et qu'elle se repaît de l'autre ? C’est un habit grossier et pénitent, par où je professe devant le monde la mortification de Jésus-Christ : hé ! qu'est-ce donc, dans cet habit pénitent et grossier, d'être d'une si grande délicatesse sur ce qui concerne ma personne, mes aises, mes commodités ; ne voulant nie gêna en rien , fuyant, autant que je le puis, la peine

 

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elle travail ; usant de toutes les fausses raisons que mon imagination me suggère, pour m'adoucir la rigueur de l'observance régulière et pour m'en décharger; me laissant abattre à la plus légère infirmité qui m'arrive, et m'en servant pour demander des dispenses et obtenir des soulagements dont je pourrais fort bien me passer; enfin , vivant au gré de mes sens et ne leur faisant aucune violence ?

Mais qu'est-ce encore, sous un voile qui me consacre à la solitude et au silence d'une vie retirée, et qui me fait disparaître aux yeux du monde pour me séparer du monde ; sous un voile qui marque le détachement, le recueillement, l'esprit intérieur si propre de ma vocation : qu'est-ce, dis-je, sous ce voile, d'aimer toutefois le monde,  c'est-à-dire  d'aimer  les visites du monde, les conversations du monde, les liaisons avec le monde, d'y prendre un goût qui m'attache le cœur, qui me distrait et me dissipe, qui me détourne de mes exercices et me les rend ennuyeux , qui me refroidit dans l'oraison, dans la communion ; qui, peu à peu, éteint en moi toute la ferveur de la dévotion et tout le zèle de mon avancement et de ma perfection; qui, peut-être à certaines heures, me retrace assez vivement les pensées du monde, pour me faire soupirer dans mes liens , et regretter presque la liberté que j'ai sacrifiée?

Qu'est-ce en effet que tout cela? Quelle contrariété entre l'habit et les sentiments ! et, dans cette contrariété, à qui peut-on mieux comparer le religieux, qu'à ces faux prophètes qui, selon l'expression de l'Evangile, se montraient sous des vêtements de brebis , mais qui dans le fond n'étaient rien moins que ce qu'ils paraissaient? L'habit religieux n'est donc alors qu'une hypocrisie, qui peut en imposer aux hommes, mais qui ne peut tromper Dieu.

C'est bien pis quand le monde même vient à s'apercevoir d'une telle contradiction. Et comment ne s'en apercevrait-il pas? Car, outre qu'il est d'une critique et d'une pénétration extrême à l'égard des religieux, il faut convenir que, comme il y a des séculiers qui, sous l'habit du monde, font voir des sentiments tout religieux , il n'y a que trop de religieux qui, sous l'habit de religion , font voir des sentiments tout séculiers. On les découvre à leurs manières libres, à leurs airs évaporés, à leurs paroles peu mesurées et peu discrètes, sans retenue et sans nulle considération. Le monde qui les voit et qui les entend, en est surpris : et s'il ne leur témoigne pas la surprise où il est, si même devant eux il semble leur applaudir,

 

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il sait bien s'en expliquer dès qu'ils se sont retirés. Sont-ce là, dit-on,des religieux? ils pensent comme nous, ils parlent comme nous, ils agissent comme nous : à l'habit près, quelle différence y a-t-il entre eux et nous?

Scandale qui retombe sur l'habit même , et qui le déshonore : mais faisons-le cesser, ce scandale qui se répand si aisément et si vite. Il ne tient qu'à nous, et nous le pouvons par une conduite digne de notre profession. Ne soyons pas religieux seulement par l'habit ; mais que notre habit et nos mœurs s'accordent parfaitement ensemble. Craignons que ce saint habit ne devienne un témoin irréprochable , quand nous paraîtrons au jugement de Dieu. Soutenons-en la sainteté , et honorons-le de telle sorte, par une fidélité entière et une exacte régularité , que ce soit pour nous une robe de noce, avec laquelle nous puissions être reçus au festin de l'époux, et avoir part au banquet céleste.

 

VOEUX DE RELIGION, OU SACRIFICE RELIGIEUX.

 

Ce qui fait essentiellement le religieux, ce sont les trois vœux de religion ; et il faut bien que la profession de ces vœux soit quelque chose de grand et de relevé, puisque les Pères de l'Eglise en ont parlé avec tant d'éloges , et qu'ils lui attribuent des qualités si glorieuses et si avantageuses. Car les uns l'ont appelée un second baptême qui efface les péchés, et qui ne fait plus seulement renaître l'âme chrétienne à la vie de la grâce, mais à une vie sainte et à un état de perfection. Les autres l'ont regardée comme un vrai martyre, non point de la foi, mais de la charité : martyre, dit saint Bernard , qui, sans effusion de sang , et sans l'horreur apparente de toutes ces cruautés que les tyrans exerçaient contre les défenseurs du nom chrétien, n'est pas dans le fond, à raison de sa durée, moins rigoureux, et semble même plus difficile à soutenir. Voilà quels ont été les sentiments de ces saints docteurs. Pensées nobles et sublimes, mais auxquelles je ne crois pas néanmoins devoir ici m'attacher, parce qu'il me paraît que le Prophète royal, plus directement encore inspiré du ciel , nous donne de cette profession des vœux une idée plus naturelle et plus propre, lorsqu'il nous la représente comme un sacrifice : Offrez au Seigneur votre Dieu (ce sont ses paroles), offrez-lui un sacrifice de louange, et présentez vos vœux au Très-Haut (1).

 

1 Psal., XLIX, 14.

 

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Sacrifice tout religieux : comment? en deux manières dont l'alliance est remarquable. En premier lieu, parce que dans ce sacrifice c'est le religieux qui, lui-même et en personne, fait la fonction de sacrificateur et de prêtre. Et en second lieu , parce que , dans ce sacrifice, c'est le religieux qui, lui-même et en personne, tient la place d'hostie et de victime. Le religieux dans la profession de ses vœux, prêtre et victime tout ensemble. Prêtre qui offre, et victime qui est offerte. Prêtre qui offre , et qui, par cette oblation et ce sacrifice, s'engage à Dieu solennellement et authentiquement ; victime qui est offerte , et qui en conséquence de cette oblation et de ce sacrifice , appartient désormais à Dieu spécialement et totalement. Deux rapports sous lesquels toute âme religieuse peut se considérer : deux vues qui lui doivent servir de règle dans la conduite de toute sa vie, et qui Tune et l'autre ont de quoi lui fournir sur son état et sur les devoirs de son état des réflexions très-édifiantes et de très-salutaires instructions.

I. C'est le religieux qui, lui-même et en personne, dans la profession de ses vœux, fait la fonction de sacrificateur et de prêtre : pourquoi? parce que c'est lui-même qui s'oblige, lui-même qui se voue, lui-même qui se donne, lui-même, en un mot, qui s'immole et se sacrifie. Dieu est présent ace sacrifice, pour l'agréer; le ministre député de l'Eglise y assiste, pour l'accepter; le peuple fidèle en est spectateur, pour en rendre témoignage et pour le vérifier : mais celui qui le fait, c'est le religieux même, et nul pour lui ne le peut faire. La preuve en est manifeste : car, selon la maxime de la théologie, le vœu est un acte de la volonté, et d'une volonté libre ; par conséquent d'une volonté qui agit elle-même, qui se détermine elle-même, qui, en vertu du pouvoir qu'elle a reçu de Dieu sur elle-même, dispose en effet d'elle-même et se lie elle-même. Il est vrai qu'elle est pour cela prévenue et soutenue de la grâce; il est vrai que la vocation divine la presse, la sollicite, l'attire; mais, après tout, cette grâce, cet attrait, cette vocation d'en-haut, ce n'est point ce qui forme l'engagement que le religieux contracte avec Dieu. Il faut que la volonté acquiesce, qu'elle consente, qu'elle se livre, et que dans cet acquiescement de la volonté, que dans ce consentement, dans ce dévouement, il n'y ait ni violence, ni contrainte, ni nécessité, ni erreur, ni surprise, rien enfin qui puisse en aucune sorte préjudiciel- à la liberté de l'homme et à ses droits.

Droits tellement inviolables et condition si absolument requise dans le religieux, que de là dépend la vérité de son sacrifice, la sainteté de son sacrifice , le mérite et l'utilité de son sacrifice, la stabilité de son sacrifice et sa perpétuité. Tout ceci est important. 1° La vérité de son sacrifice : car comme il s'agit de la personne du religieux, si ce n'est pas lui qui, de son gré et d'une volonté pure, vient s'offrir et se consacrer, ce ne peut être un vrai sacrifice, puisque ce ne peut être un vrai engagement. En vain paraîtra-t-il au pied de l'autel ; en vain, au milieu d'une compagnie attentive à l'écouter, prononcera-t-il d'une voix haute et distincte la formule prescrite et les paroles essentielles : si elles ne sont que dans la bouche et que ce ne soit point de l'intérieur qu'elles partent, tout cet appareil ne sera plus qu'une montre spécieuse et qu'une cérémonie sans effet. Ainsi le décident tous les maîtres de la morale ; et c'est conformément à cette doctrine qu'ils rejettent, comme promesse vaine et de nulle valeur, tout vœu qui n'aurait eu d'autre principe qu'un respect humain, qu'une crainte servile, que de trompeuses espérances, que des menaces capables de troubler le religieux et de le forcer dans son choix. 2° La sainteté de son sacrifice :  la raison est que ce qui sanctifie, c'est l'intention, c'est l'esprit. D'où il faut conclure que le sacrifice du religieux n'étant pas accompagné de cette intention ni animé de cet esprit, il ne devrait être censé, au jugement de Dieu, que pour une action indifférente et morte. Quel honneur en reviendrait à Dieu , qui ne se tient honoré que de la disposition de l'âme? Et qu'ai-je affaire, disait-il aux Juifs , des fruits de la terre que vous apportez dans mon temple , et du sang des animaux qui coule sur mes autels? Tout cela ne m'est rien, tandis que vos cœurs ne sont point à moi et ne se portent point vers moi. 3° Le mérite et l'utilité de son sacrifice : Jésus-Christ a promis le centuple en ce monde, et la vie éternelle dans l'autre; mais a qui? non pas a celui qu'on aura dépouillé de ses terres et de tous ses héritages;  mais à celui qui lui-même et volontairement les aura quittés : non pas à celui qu'on aura éloigné de son père, de si mère, de ses frères, de ses sœurs ; mais à celui qui lui-même et volontairement se sera séparé d'eux : non pas à celui qu'on aura entraîne après lui; mais à celui qui lui-même et volontairement se sera mis à sa suite. Et en effet, il n'y a rien de méritoire auprès de Dieu que ce qui nous est volontaire; et Dieu ne mesure le

 

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prix de ce que nous faisons que par l'affection avec laquelle nous le faisons. 4° La stabilité de son sacrifice et sa perpétuité : les vœux de religion sont irrévocables, et par là même ils sont perpétuels, et en quelque manière éternels. Or ils ne le peuvent être qu'autant que la volonté s'est engagée. Par conséquent, si ce n'était pas elle-même qui se fût engagée, et que l'engagement du religieux n'eût été qu'un engagement faux et apparent, il pourrait le désavouer, il pourrait le révoquer, il pourrait secouer un joug auquel il ne se serait pas soumis, et où il ne se croirait attaché par aucun lien. Il en faut donc revenir à ce point capital, que pour être véritablement, dignement, constamment à Dieu, c'est le religieux qui lui-même doit se présenter et se consacrer; et voilà le sens de ma proposition, quand je dis que dans son sacrifice il doit faire lui-même l'office de sacrificateur et de prêtre.

Grande vérité, qui fournit à l'âme religieuse bien des sujets et de consolation et d'instruction, soit dans le temps même où elle s'engage par la profession de ses vœux, soit dans toute la suite et tout le cours de ses années. Et d'abord quel fonds de consolation, lorsqu'après les épreuves ordinaires, appelée devant le Seigneur pour se déclarer a la face de l'Eglise, et pour consommer son sacrifice par une promesse et une protestation publique, elle peut se dire à elle-même et le dire à Dieu : que ce qui la conduit, ce n'est point un esprit de servitude, qui est l'esprit des esclaves, mais un esprit d'amour, qui est l'esprit des enfants; que ce n'est point un esprit d'intérêt, qui est l'esprit des mercenaires, mais un esprit de religion, qui est l'esprit des élus! Oui, Seigneur, me voici : je viens; mais vous me permettez en même temps de me porter à moi-même le doux témoignage que je viens parce que je le veux; que c'est mon cœur qui vous désire, mon cœur qui vous cherche, et que le don qu'il vous fait n'est point un bien qu'on lui arrache, mais un hommage qu'il vous rend. Bénie soit, mon Dieu, votre miséricorde, qui sait ainsi me mettre en état de goûter le plaisir le plus solide, quand je puis penser que je fais quelque chose pour vous, et que c'est moi qui le lais, sans y être autrement déterminée que par le mouvement de votre divin Esprit, et par ma fidélité à en suivre la sainte impression. Fidélité qui vous honore d'autant plus, et fidélité qui m'est d'autant plus salutaire et plus méritoire, que c'est le fruit d'une volonté plus maîtresse d'elle-même et de ses résolutions.

Telle est, dis-je, et telle doit être la consolation de l'âme religieuse. Consolation durable, qui, de ce premier moment où l'âme commence son sacrifice, s'étend jusqu'au dernier moment où elle sort de cette vie mortelle pour passer dans le sein de Dieu. Car il n'en est pas du sacrifice religieux comme des autres sacrifices qui, sur l'heure et dans un espace de temps très-court, se consomment par l'entière consommation de la victime. Le religieux, tout immolé et tout sacrifié qu'il est, subsiste encore, et peut avoir une nombreuse suite de jours à remplir ; mais avec cet avantage que chaque jour il peut aussi renouveler le même sacrifice. Ce n'est pas un nouvel engagement qu'il contracte, mais c'est le même qu'il confirme. Il n'est plus désormais en son pouvoir de s'en dispenser; mais il est toujours vrai, et il lui suffit de savoir que c'est lui-même qui se l'est imposé : tellement que cet état, par une heureuse et sainte propagation, se perpétue de jour en jour, ou d'âge en âge, et se communique à toutes ses observances, à toutes ses fonctions, à tous ses emplois, jusqu'à ce qu'il plaise au ciel de finir sa course et de couronner ses mérites.

Ce n'est pas assez ; mais de là même quelles instructions tire le religieux ? quels motifs pour se soutenir dans la pratique de ses devoirs, et pour se reprocher ses relâchements et ses tiédeurs? Hé quoi! j'ai dit, j'ai promis, j'ai voulu ! J'ai dit à Dieu : Vous êtes mon Dieu, et je n'ai point d'autre maître à servir. Je lui ai promis une soumission et un attachement sans réserve. Comme je le promettais, je le voulais. Je voulais vivre selon ma règle ; je voulais en accomplir toute l'obligation et en acquérir toute la perfection. Or, ce que j'ai voulu si justement et d'une vue si délibérée , ai-je cessé de le vouloir? ou, si je le veux encore, pourquoi ne le veux-je plus avec le Mette zèle et la même ardeur? Le poids de la régularité me devient rude et pénible, surtout a certains temps. Une longue persévérance est sujette à bien des dégoûts et bien des ennuis ; mais j'ai dû prévoir tout cela : que dis-je? je l'ai même eu effet prévu, et en le prévoyant, je l'ai accepté. J'en ai donné généreusement et hautement ma parole. Etait-ce pour la révoquer? était-ce pour me démentir? était-ce pour manquer de courage dans l'exécution? Malheur à moi, si je détruisais de la sorte et j'anéantissais la vertu d'un sacrifice où, moi-même et en personne, j'ai fait la fonction de sacrificateur et de prêtre.

 

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II. C'est le religieux qui, lui-même et en personne, dans la profession des vœux, tient la place d'hostie et de victime. Car, dans son sacrifice, ce qu'il offre, ce n'est rien autre chose que lui-même, et que tout ce qui lui peut appartenir. Or, en s'offrant lui-même, il fait à Dieu l'offrande la plus précieuse, la plus honorable, la plus universelle.

1. Offrande la plus précieuse : je dis la plus précieuse, non point absolument et en soi, mais par rapport à celui qui la fait. Expliquons-nous. A me considérer moi-même tel que je suis et dans le fond de mon être, je ne suis rien, je ne puis rien, je ne dois me compter pour rien ; mais ce rien, après tout, c'est ce que j'ai de plus cher, puisque c'est moi-même, et qu'à tout être, rien après Dieu, n'est plus cher que soi-même. Quand donc je me donne moi-même, je fais de ma part le don le plus grand. Dieu dit à Abraham : Prends Isaac ; c'est ton fds unique, et tu l'aimes : cependant je veux que tu le conduises sur la montagne, et que là tu me le sacrifies (1) ; car je te le demande. Le saint patriarche obéit ; il mena son fils au lieu qui lui était marqué ; il éleva lui-même le bûcher où il devait l'immoler, se mit en état de le frapper, selon l'ordre qu'il en avait reçu ; et si l'ange du Seigneur ne lui eût arrêté le bras, c'était fait d'Isaac, et bientôt le sang de ce fils bien-aimé allait être répandu et sa vie terminée. Voilà ce que toute la postérité a comblé d'éloges, et canonisé comme un des sacrifices les plus saints et les plus mémorables. Voilà ce qui plut singulièrement à Dieu, et ce qu'il regarda comme un des monuments les plus certains et les plus sensibles de la religion d'Abraham et de sa foi : C'est maintenant que je connais combien tu me crains, puisque tu n'as pas même épargné ton fils unique. Le Seigneur n'en demeure pas là, mais sa libéralité le porte encore plus loin : Parce que tu as fait cela, et que, pour me témoigner ton amour, tu n'as point eu d'égard à ton propre pis, je te bénirai, je multiplierai ta race, je la rendrai aussi nombreuse que les étoiles du ciel.

Or, sans prétendre rabaisser en aucune manière un sacrifice dont l'Ecriture a tant exalté le mérite, et que Dieu récompensa si abondamment et si magnifiquement, il est vrai du reste qu'Abraham, en sacrifiant Isaac, ne se sacrifiait pas lui-même : il sacrifiait un fils. Dans ce fils, le seul appui de sa famille, et le seul par qui son nom dût se perpétuer, il sacrifiait  toutes ses espérances pour l'avenir :

 

1 Genes., XXII, 2.

 

mais, encore une fois, ce fils, ce n'était pas lui-même ; et il en faut toujours revenir à la maxime de l'Evangile, qu'il n'y a point de sacrifice pareil à celui de donner sa vie pour ses amis , et de se donner soi-même. Avantage inestimable du religieux ; et c'est par là qu'il pratique à la lettre, et dans toute la force de son sens, cette grande leçon du Sauveur des hommes : Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce lui-même (1). Prenez garde, remarque saint Grégoire, pape, c'est beaucoup de renoncer à ce qu'on possède, mais ce n'est pas tout; le point difficile et le souverain degré, c'est de renoncer à ce qu'on est, et a sa personne.

2. Offrande la plus honorable : comment? par la raison même que c'est l’offrande la plus précieuse. Et en effet, le prix de la victime augmente le prix du sacrifice ; et le prix du sacrifice honore le maître à qui il est présenté. Dans l'ancienne loi , on offrait à Dieu les nuits de la terre , on lui offrait le sang des boucs et des taureaux. Il ne remettait point ces victimes, il voulait bien les accepter ; mais dans le fond étaient-ce des victimes dignes de ce souverain Etre, et de quel œil voyait-il ses autels ensanglantés de telles hosties ? Il n'y a qu'à l'entendre s'en déclarer à son peuple par la bouche du Roi-Prophète, et dans les termes les plus énergiques et les plus formels : Ecoute, Israël, et reçois ce témoignage de ma part. Je ne dédaigne point tes sacrifices ; je veux même les avoir continuellement devant mes yeux, afin qu'ils me sollicitent sans cesse à te faire du bien. Mais sais-tu, poursuit le Seigneur, sais-tu ce que j'agréerais au delà de tout le reste, et ce qui conviendrait mille fois plus à ma grandeur ? ce ne sont point les prémices de tes campagnes ou de tes troupeaux. Et que m’importe tout cela ? si j'ai faim, si je suis pressé de la soif, est-ce à toi que j'aurai recours, et tout l'univers n'est-il pas à moi (2) ? Mais par où donc , ô le Dieu de nos pères ! reconnaîtrons-nous votre suprême puissance, et ce domaine absolu qui soumet à votre empire tous les êtres créés? Quel tribut exigez-vous pour cela de nous? Point d'autre que vous-même, répond le Dieu tout-puissant. De tout ce que vous pouvez m'offrir entre les êtres sensibles et dépourvus de raison, rien ne vous égale vous-mêmes, et rien ne doit plus servira ma gloire: car ma gloire, c'est que l'homme, que cet homme, l'une des plus nobles créatures qui soient sorties de mon sein, que cet homme

 

1 Matth., XVI, 24. — 2 Psal., XLIX, 12.

 

formé à la ressemblance et marqué du sceau de son Créateur, que cet homme que j’ai mis dans les mains de son conseil (1), et à qui j'ai laissé la disposition de lui-même , n'en veuille point autrement disposer que pour moi et que pour se dévouer à moi. Voilà le sacrifice dont je suis jaloux. Or ce que Dieu, dès les premiers temps, disait aux Israélites, c'est avec bien plus de sujet ce que, dans la loi évangélique, il dit à l'âme religieuse; et ce qu'elle fait en se sacrifiant, selon le langage de l'Apôtre, comme une hostie vivante, sainte, agréable à Dieu, et lui rendant, par ce sacrifice d'elle-même, le culte raisonnable qu'elle lui doit, et qui lui est le plus glorieux (2).

3. Offrande la plus universelle : se donner soi-même, c'est tout donner. Il n'y a pour l’homme que trois sortes de biens naturels, biens de la fortune, biens du corps, biens de l'âme. Biens de la fortune, qui sont les richesses temporelles; biens du corps, qui sont les plaisirs des sens ; biens de l'âme, qui sont l'entendement et la volonté : or le religieux, en se donnant lui-même, donne et sacrifie tout cela. Biens de la fortune, c'est ce qu'il donne et ce qu'il sacrifie par le vœu de pauvreté ; biens du corps, c'est ce qu'il donne et ce qu'il sacrifie par le vœu de chasteté; biens de l'âme, c'est ce qu'il donne et ce qu'il sacrifie par le vœu d'obéissance. Que lui reste-t-il donc ? rien. Mais je me trompe ; et s'il ne lui reste rien en effet, mille choses peuvent lui rester en espérances , en prétentions, en désirs. C'est la belle pensée de l'abbé Rupert, et la voici : Car quand je me trouverais, par le malheur de ma naissance et de ma condition , dans un dénuement entier, et que de tous les biens humains je n'en posséderais aucun, du moins pourrais-je en prétendre la possession par une infinité de droits légitimes que je serais capable d'acquérir ; du moins pourrais-je en espérer la possession par mille voies justes et mille moyens qu'il me serait permis de mettre en usage ; du moins pourrais-je en désirer la possession , et sans bornes porter mes souhaits à tout ce que je verrais et à tout ce que j'imaginerais. Je le pourrais, dis-je, comme tout autre que moi le pourrait de même : pourquoi? parce que si l'être de l'homme est limité, sa convoitise ne l'est pas, et que son cœur, quelque étroite qu'en soit l'étendue, a néanmoins assez de capacité pour renfermer tout le monde. On me dira que ces prétentions, ces espérances,

 

1 Eccli., XV, 14. — 2 Rom., XII, 1.

 

ces désirs n'ont rien de réel ; que ce sont de simples idées, et communément de vaines chimères : je le veux ; mais c'est justement en quoi je crois devoir admirer davantage l'efficace et la vertu du sacrifice religieux. Car c'est dans ce sacrifice, où le religieux se donne lui-même, qu'il donne conséquemment et qu'il sacrifie toutes ses prétentions, toutes ses espérances, tous ses désirs; et c'est là même aussi que Dieu , dans l'acceptation qu'il fait de ce sacrifice, considère ces prétentions comme si c'étaient des titres solides, reçoit ces espérances comme si c'étaient des biens assurés et présents, compte ces désirs comme si c'étaient des possessions actuelles et véritables. Et voilà comment les Pères entendent ces paroles de saint Pierre à Jésus-Christ : Seigneur, nous avons tout quitté pour vous suivre (1). Quelle confiance ! dit saint Jérôme ; qu'était-ce que Simon-Pierre ? un pauvre pêcheur. Qu'avait-il quitté? des filets qui faisaient toute sa richesse, et qui lui servaient à gagner sa vie. Cependant il semble qu'il eût quitté l'état le plus opulent et le plus abondant. Nous avons tout quitté. Ah ! il est vrai, Pierre, dans le fond et à proprement parler, n'avait rien quitté; mais selon l'esprit et dans la préparation de son cœur, il avait tout quitté, parce qu'il avait quitté l'affection de tout avoir, ou, pour mieux dire, toute affection d'avoir ; il avait quitté toute la terre, parce que s'il eût eu le domaine de toute la terre, il y eût renoncé en vue de Dieu et en vue de Jésus-Christ son Sauveur et Fils de Dieu. Ainsi ce ne peut être une proposition outrée, si j'avance, selon que je viens de l'expliquer, que le religieux, par l'offrande qu'il fait de soi-même à Dieu, lui offre dans soi-même et avec soi-même tout l'univers.

Sacrifice dont la gloire, quoique rapportée à Dieu seul, rejaillit néanmoins sur l'âme religieuse, puisque c'est en vertu de cette offrande que le religieux devient non-seulement devant Dieu, mais devant les hommes et dans l'estime des hommes, une personne sacrée. Sacrifice auquel sont attachées les plus grandes récompenses de Dieu, soit pour ce monde, soit pour l'autre. Et sacrifice aussi qui, depuis le jour de la profession des vœux jusqu'au dernier jour de la vie, engage indispensablement le religieux à se tenir dans un état perpétuel de victime. Or qu'est-ce que cet état? il y en a peu qui le comprennent bien, et encore moins qui veuillent bien s'y réduire et en embrasser toute la perfection. Car être victime, j'entends

 

1 Matth., XIX, 27.

 

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victime de Dieu, et l'être par état, c'est n'être plus à soi, ne plus disposer de soi, n'avoir plus aucun droit sur soi et n'en plus prétendre ; c'est être uniquement au pouvoir de Dieu, ne plus dépendre que de Dieu, ne plus agir que selon les ordres de Dieu et ses adorables volontés, par quelque organe et de quelque manière qu'il nous les fasse déclarer; c'est être dans un état de mort, et comme un mort se laisser conduire, gouverner, placer au gré de Dieu et des puissances supérieures à qui Dieu nous a soumis: de sorte que chaque jour nous puissions dire avec l'Apôtre, et dans le même sentiment que l'Apôtre : Seigneur, tous les jours nous sommes livrés à la mort pour l’amour de vous, et à chaque moment nous sommes regardés et nous nous regardons comme des victimes qu'on immole (1). Vue admirable pour l'âme religieuse: Je suis une victime de mon Dieu. Vue capable de la soutenir dans toutes les observances, quelque pénibles qu'elles soient et quelques efforts qu'elles demandent. Dans cette considération, à quoi n'est-elle pas préparée? S'il faut prier, veiller, travailler, s'humilier, se mortifier, aux dépens de son repos, aux dépens de sa santé, aux dépens de toutes ses inclinations et à quelque prix que ce puisse être, rien ne l'étonné quand elle pense que c'est en tout cela qu'elle est victime. Qualité qui la louche d'autant plus qu'elle voit tant de mondains se faire les victimes de leur ambition, les victimes de leur intérêt, les victimes de leur plaisir et de leurs plus honteuses cupidités, les victimes du monde qui les tyrannise et qui les perd; au lieu qu'étant la victime de Dieu et d'un saint amour de Dieu, elle est la victime de son devoir, la victime de sa perfection, la victime de son salut, la victime de l'éternelle félicité qui lui est réservée, et qu'elle s'efforce de mériter.

Voilà pourquoi elle s'estime heureuse, et par où elle l’est en effet. Voilà par où nous pouvons l'être dans la religion. Notre sacrifice n'est point un simple sacrifice; mais c'est un holocauste où toute la victime doit être consommée. Vouloir en retenir quelque chose, ou le reprendre après l'avoir sacrifié, ce serait un larcin que Dieu, selon le terme de l'Ecriture, aurait en horreur, et qui nous exposerait à ses plus rigoureux châtiments. Si là-dessus nous nous sentons coupables par quelque endroit, rougissons de notre infidélité, réparons-la, et, par une protestation toute nouvelle, rendons à Dieu ce que nous lui avons enlevé. Point de

 

1 Rom., VIII, 36.

 

réserve avec vous, Seigneur; car vous êtes un maître trop grand pour vous contenter d'un partage indigne de vous. C'est même beaucoup que vous daigniez agréer le sacrifice que je vous ai fait, et que je vous fais encore. Hé! mon Dieu, ce que j'en voudrais retrancher,! qui le donnerais-je ? et ce que j'en ai retranché jusqu'à présent, à qui l'ai-je donné? Quoi que ce soit, il est toujours temps de le rapportera votre autel, et vous êtes toujours prêt à le recevoir. Ne le rejetez pas, Seigneur; et si je l'ai profané, si je l'ai employé, contre vos ordres, à me relâcher de la rigueur de ma règle, ne le méprisez pas, puisque je ne veux plus désormais l'employer, et tout ce que je suis, qu'à vous obéir et à vous plaire.

 

JUGEMENT DU  RELIGIEUX, OU  LE RELIGIEUX AU  JUGEMENT  DE  DIEU.

 

C'est une promesse bien consolante pour le religieux, que celle de Jésus-Christ aux apôtres: Je vous dis en vérité qu'au temps de la résurrection, lorsque le Fila de l'homme sera assis sur le siège de sa majesté, vous qui m'avez suivi, vous serez vous- mêmes assis sur douze sièges, et que vous jugerez les douze tribus d'Israël. Et quiconque aura quitté pour moi sa maison, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère, toi héritages, recevra le centuple et la vie éternelle  (1) . Le religieux, comme les apôtres, a tout quitté. Il a même, dans un sens, beaucoup plus quitté que les apôtres, puisqu'ils ne quittèrent que leurs barques et leurs filets, n'étant que de pauvres pêcheurs. Enfin, c'est au nom de Jésus-Christ et pour Jésus-Christ qu'il a renoncé au monde et à tous les biens du monde. Il a donc part à la promesse du Fils de Dieu; et elle n'exprime rien de si grand qu'il ne puisse s'appliquer et où il n'ait droit de prétendre. Quelle espérance 1 quelle récompense! Mais voici d'ailleurs une autre parole bien terrible , sortie de la bouche du même Sauveur, et qui fournit aux religieux un fonds inépuisable de réflexions, et des réflexions les plus sérieuses : On exigera beaucoup de celui à qui l'on a beaucoup donné ; et plus on lui aura confié de talents, plus on lui en redemandera (2). C'est-à-dire que nous serons jugés selon notre état, et selon les grâces attachées à notre état : de sorte que plus l'état aura été saint et capable de nous sanctifier, plus nous aurons décompta à rendre et de châtiments à craindre. Car, suivant

 

1 Matth., XIX, 29. — 2 Luc, XIX, 23.

 

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ce qui est encore écrit dans l'Evangile : Le serviteur qui a connu la volonté de son maître, et qui, ayant eu plus de moyens pour l’accomplir, l'aura néanmoins négligée et n'aura mis ordre à rien, en sera plus criminel et plus rigoureusement puni (1).

Voyons donc un religieux au jugement de Dieu, je dis un religieux tiède, lâche, imparfait, peu soigneux de ses devoirs , et peu zélé pour son avancement et pour sa perfection. Voyons-le à ce jugement redoutable, où Dieu ne distinguera les conditions et les professions que pour en faire la matière et la règle de ses arrêts. C'est là que nous comparaîtrons tous, et que le religieux, comme le reste des hommes , viendra répondre de toute sa vie, et recevoir sa sentence. Ne nous flattons pas que ce soit toujours une sentence favorable. Jusque dans le sacré collège des apôtres , il y a eu un apostat et un réprouvé : nous étonnerons-nous, après cela, que dans les plus saints ordres il se trouve des sujets indignes de l'habit qu'ils portent, et réservés aux vengeances du Seigneur?

Quoi qu'il en soit, il sera jugé, ce religieux, quel qu'il puisse être ; et comment Dieu y procédera-t-il? quelle forme de jugement observera-t-il? que lui remettra-t-il devant les yeux pour le convaincre? quatre choses : le bienfait de sa vocation, les devoirs de sa vocation , les moyens qui lui auront été fournis pour remplir sa vocation ; enfin, l'abus criminel qu'il aura fait des grâces de sa vocation. Tout cela formera contre lui un témoignage qui l'accablera, et qui ne lui laissera nulle excuse pour se justifier.

I. Le bienfait de sa vocation. Dieu ne s'était pas contenté de l'appeler au christianisme, de l'agréger par le baptême au corps de son Eglise, de lui révéler les vérités de son Evangile, et de le l'aire instruire de ses mystères, de ses commandements, des voies ordinaires du salut; grâces communes qui doivent suffire à tout chrétien pour l'attacher inviolablement à Dieu. Mais à l'égard de cette âme religieuse, Dieu avait eu des vues encore plus relevées et plus particulières. Il l'avait regardée comme sa vigne choisie, selon la figure dont il se servait lui-même en parlant de Jérusalem. Cette vigne qu'il voulait faire profiter au centuple, et dont il prétendait recueillir des fruits de sainteté les plus excellents, il l'avait plantée dans une terre de bénédiction. Il se proposait de la voir croître, monter, s'élever, et voilà pourquoi il l'avait

 

1 Luc., XIX, 22.

 

distinguée et spécialement élue. C'était de fa part une faveur, une élection toute gratuite ; et c'est aussi ce qu'il représentera au religieux, c'est de quoi il lui retracera l'idée la plus vive et le souvenir le plus touchant.

Il lui développera les secrets de sa providence et toute sa conduite : comment il l'avait prédestiné de toute éternité pour être associé à son peuple chéri et à ses plus fidèles amis; comment il l'avait prévenu dès ses plus jeunes années , pour lui inspirer le dégoût du monde et pour l'en séparer; comment, dans un âge faible, il lui avait donné assez de force et assez de courage pour rompre tous les liens de la chair et du sang, et pour vaincre tous les obstacles qui pouvaient le retenir ; comment il l'avait reçu dans sa maison, dans son sanctuaire, pour n'y être occupé que des choses divines et pour ne vaquer qu'à de pieux exercices ; comment il l'avait appelé aux plus hauts degrés de la sainteté, et lui en avait ouvert les voies ; comment il avait eu en vue de lui faire mener sur la terre, autant qu'il était possible, la vie des anges dans le ciel, de le tenir toujours auprès de lui comme ces esprits bienheureux, et de l'admettre en quelque manière dans sa confidence et dans sa plus intime familiarité. Car telle est, en effet, l'excellence de la vocation religieuse ; en voilà les prérogatives et les plus précieux avantages.

II. Les devoirs de sa vocation. Les grâces de Dieu, surtout certaines grâces, portent avec elles leurs obligations ; et, selon le prix et la mesure de ces grâces, les obligations croissent et s'étendent à des pratiques plus parfaites. De là vient que la sainteté d'un religieux doit autant surpasser la sainteté d'un homme du siècle , que la vocation de l'un est au-dessus de la vocation de l'autre ; et c'est pour cela même aussi que l'état religieux consiste essentiellement dans ce sacrifice entier que nous faisons de nous-mêmes par les trois vœux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance : de pauvreté, en dévouant à Dieu tous nos biens ; de chasteté, en dévouant à Dieu tous nos sens ; d'obéissance, en dévouant à Dieu tout notre cœur et toute notre volonté.

C'est encore pour cela que les saints instituteurs, éclairés et inspirés de Dieu, ont ajouté à ces trois engagements chacun une règle où, dans un cours d'observances ordonnées et solennellement approuvées, sont contenus et réduits en acte tous les conseils évangéliques, toutes les vertus : le plus pur amour de Dieu, la charité du prochain la plus désintéressée,

 

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une mortification continuelle, soit intérieure, soit extérieure; l'humilité, le mépris de sa personne, la patience, la soumission, le recueillement, la retraite, le silence, la modestie, le jeûne, les abstinences, l'assiduité à l'oraison, à l'office divin, aux lectures de piété, aux examens de la conscience, à la confession, à la communion, au travail et aux fonctions de son emploi; en un mot, tout ce qui peut servir à perfectionner l'âme religieuse et à la sanctifier. Devoirs que Dieu détaillera pour ainsi dire, de point en point, aux religieux, sans en omettre un seul article. Voilà votre règle, reconnaissez-la. Voila ce que vous deviez faire et ce que vous deviez être ; vous l'aviez promis, et je l'avais exigé de vous. Et qu'y avait-il en cela que de juste, que de convenable à votre profession? Il fallait l'honorer comme elle vous honorait ; il fallait en soutenir la sainteté. La route vous était tracée : il y fallait marcher.

III. Les moyens qui lui auront été fournis pour remplir sa vocation. Non-seulement Dieu ne nous demande rien d'impossible, mais tout ce qu'il nous demande, quelque difficulté qui s'y rencontre, eu égard à notre faiblesse, il prend soin de nous le faciliter par sa grâce, et de nous le rendre praticable. C'est ce qui paraît dans l'état religieux. Si le religieux doit tendre à toute la perfection de l'Evangile, combien de moyens la religion lui met-elle en main pour y parvenir? Qu'épargne-t-elle pour l'instruire, pour l'éclairer, pour l'animer, pour le fortifier, pour le préserver des occasions, pour le relever de ses chutes, pour le régler par de bons modèles, pour allumer sans cesse dans son âme une sainte ferveur, et pour l'avancer?

Temps d'épreuves où, tout récemment sorti du monde et novice dans les choses de Dieu, de sages maîtres n'ont d'autre occupation que de le dresser, de l'exercer, de lui former l'esprit et le cœur, de lui enseigner la science des saints, et de lui apprendre à la pratiquer. Temps de retraite, où, rentrant en lui-même et repassant par ordre les vérités les plus touchantes, il revient de ses dissipations, il se remet de ses langueurs, il pleure ses infidélités et ses négligences, il reprend sa première ardeur, et redouble le pas dans la carrière qui lui est marquée. Temps de renouvellement, où, pour se lier plus étroitement à Dieu que jamais, et pour serrer les sacrés nœuds qui l'attachent, il ratifie toutes les promesses qu'il a laites, il se reproche les plus légères atteintes qu'il peut y avoir données, il s'engage par de nouvelles protestations, et se rétablit ainsi auprès du Seigneur, dont il commençait à s'éloigner. Exercices journaliers : la méditation, la prière, la visite des autels, l'assistance au chœur, les louanges divines, l'approche des sacrements, les fréquentes revues, les œuvres dl pénitence, les entretiens spirituels, les conférences, les exhortations, l'usage des lions livres; vigilance des supérieurs, exemples des égaux, concours unanime des sujets dont une communauté est composée, qui vivent sous la même règle, et qui, par une édification mutuelle et une sainte émulation, se soutiennent les uns les autres. Ajoutez les grâces du ciel, grâces intérieures, grâces particulières, grâce! plus abondantes dans les maisons religieuses que partout ailleurs ; lumières, sentiments, inspirations.

Que faut-il de plus? et ce que Dieu disait à Israël, n'aura-t-il pas droit de le dire à un religieux : Qu'ai-je pu faire pour vous que je n'aie pas fait (1) ? Je vous ai sauvé de l'Egypte, je vous ai conduit dans une terre de bénédiction, je vous ai nourri de la manne céleste; ma miséricorde vous environnait de toutes parts, et je vous ai recueilli sous mes ailes, pour vous défendre de tous vos ennemis. Quelles barrières n'aviez-vous pas à leur opposer? de quelles armes n'étiez-vous pas muni pour les combattre? que vous demandais-je au-dessus de vos forces ; et, pour vous seconder, quelle protection, quels soins, quels appuis vous ont été refusés? Vous ne vous plaindrez pas de moi et de ma providence ; mais c'est à moi maintenant d'examiner quelles plaintes j'ai à former contre vous, et combien vous êtes redevable à ma justice.

IV. L'abus criminel qu'il aura fait des grâces de sa vocation. Voici le point capital et décisif, voici le terme fatal et le dénouement de cette dangereuse procédure. L'Evangile ne nous annonce rien sur cela que d'effrayant, que de sinistre. Le Fils de Dieu cherche du fruit dans un figuier, et n'y en trouvant point, il le maudit. Le cep de la vigne qui ne produit que des feuilles est coupé, desséché, et mis au feu. Le serviteur qui ne rend que le talent qu'on lui a confié, et qui ne l'a pas fait valoir, est réprouvé du maître. Ainsi que sera-ce au moment de la mort, à ce moment où le religieux cite au tribunal de Dieu paraîtra devant cette souveraine majesté et aux pieds de ce juge inexorable qui n'a acception de personne? que sera-ce, dis-je, quand Dieu, s'adressant à lui, lui dira comme ce seigneur à son intendant :

 

1 Isa , V, 4.

 

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Rendez-moi compte de votre recette (1) ? Car voilà ce que vous aviez reçu, et à quelles conditions vous l'aviez reçu. Tel était le bienfait de votre vocation, tels étaient les devoirs de votre vocation, tels ont été les moyens qu'on vous a fournis pour remplir votre vocation : à quoi tout cela s'est-il terminé, et de votre part quels en ont été les effets ?

Que sera-ce quand Dieu reprenant le fil et toute la suite de sa vie pendant les trente, les quarante années, et peut-être davantage, il lui fera voir une vie passée dans l'oisiveté, dans la paresse, dans une tiédeur mortelle et habituelle; une vie dissipée, immortifiée, quelquefois plus sensuelle par proportion et plus mondaine que la vie même du monde; une vie sans attention sur soi-même, sans zèle de sa perfection, sans goût pour toutes les pratiques de piété et sans dévotion ; des vœux très-imparfaitement gardés, et souvent tout à fait violés ; des règles, ou méprisées et hautement transgressées , ou observées par nécessité, par crainte, par bienséance, par respect humain ; M actions toutes naturelles, des intentions toutes serviles, des passions très-vives, des conversations très-libres, des paroles très-médisantes et très-malignes, des animosités nourries et invétérées dans le cœur, des impatiences au dehors et des saillies de colère qui n'ont que trop éclaté dans les rencontres, et que trop causé de trouble et de scandale ?

Car nous parlons d'un religieux de ce caractère : c'est-à-dire (et faut-il, hélas ! que nous soyons contraints de faire un tel aveu !), c'est-à-dire que nous parlons d'un grand nombre de religieux, sans y en comprendre d'autres dont il serait à souhaiter que les égarements, plus affreux encore et plus déplorables, fussent ensevelis dans un éternel oubli. Or, encore une fois, que sera-ce quand ce religieux se trouvera (barge de répondre à Dieu d'une telle vie, et lune conduite si peu religieuse? Est-ce là ce que Dieu attendait de lui, et ce qu'il devait en attendre? est-ce là ce que lui-même il avait eu d'abord en vue, lorsqu'il sortit de la maison paternelle, et qu'il se dégagea, avec une détermination si ferme et si constante, de tous les liens du monde, pour se consacrer uniquement au service de Dieu ? était-ce là que devait se réduire ce service de Dieu, et en cela qu'il devait consister? Hé ! s'il ne s'agissait d'autre chose, qu'était-il nécessaire de faire tant d’efforts, de rompre tant de nœuds, de s'enfermer dans le cloître, et de recevoir pendant une

 

1 Luc, XVI, 2.

 

année de probation tant de leçons ; de prendre des engagements si saints, si étroits, si irrévocables? Pourquoi tout cet appareil? il n'y avait qu'à rester dans le siècle, et qu'à y jouir de sa liberté.

Mais allons plus avant : et que sera-ce encore quand, pour achever de confondre le religieux, et pour lui ôter toute excuse, Dieu formera contre lui un jugement de comparaison ? je veux dire quand Dieu l'opposera lui-même à lui-même ; quand Dieu le comparera avec tant de justes qui vivaient dans le monde, et qui s'y sont sanctifiés; quand Dieu fera même servir à sa condamnation les pécheurs du monde, et toute leur conduite selon le monde? Témoignages qu'il ne pourra récuser, et dont il sera accablé. Reprenons.

1. Comparaison de lui-même avec lui-même. Et en effet, il n'y a point ou presque point de si mauvais religieux qui, vivant au milieu de ses frères, et les voyant assidus à leurs observances,n'ait eu quelquefois certains sentiments, et ne se soit trouvé en certaines dispositions où Dieu le touchait, où il comprenait le bonheur de son état, où il en considérait la sainteté, où il s'affectionnait à ses devoirs, où il était résolu de s'y rendre plus fidèle, et où il les remplissait véritablement. C'était pour les supérieurs une consolation, pour la communauté un sujet d'édification, et pour lui-même un repos de conscience dont il goûtait toute la douceur et toute l'onction. C’est donc là, c'est à ces heureux jours que Dieu, pour ainsi dire, le renverra. Que pensiez-vous alors? à quoi éliez-vous disposé? que faisiez-vous ? qu'y avait-il, dans la règle que je vous avais imposée et que vous aviez embrassée, qui vous étonnât, qui vous rebutât, qui vous arrêtât? Vous couriez dans mes voies, et vous vouliez y persévérer et y mourir: pourquoi vous en êtes-vous retiré, et d'où est venu ce changement? Ce qui était un devoir pour vous a-t-il cessé de l'être? Ne vous étiez-vous donné à moi que pour un temps, et n'étiez-vous pas toujours engagé par la même profession et les mêmes vœux 1 Ces grands motifs qui vous attachaient à vos obligations ont-ils perdu toute leur force; et le joug que vous portiez si délibérément et avec tant de courage est-il devenu plus pesant et moins soutenable? Soyez vous-même votre juge, car c'est à vous-même que j'en appelle : ce que vous avez voulu en telle conjoncture et ce que vous avez pratiqué, vous avez toujours dû le pratiquer et toujours dû le vouloir.

2. Comparaison avec les justes du siècle. Le

 

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monde est bien corrompu ; mais c'est cela même qui relève la gloire et le mérite de tant de saintes âmes qu'on voit dans le monde, tout corrompu qu'il est, et malgré tous ses dangers, s'adonner constamment à toutes les œuvres de la piété chrétienne, et vivre selon toute la perfection de l'Evangile. Quelle innocence, quelle pureté de mœurs ! quelle dévotion vive et ardente dans l'oraison, dans la communion, dans toutes les pratiques de religion ! quelle fidélité aux moindres exercices que leur a prescrits un ministre de Jésus-Christ, en qui elles ont mis leur confiance ! quelle docilité aux leçons de ce directeur, et quelle obéissance à ses ordres comme aux ordres de Dieu même l quel esprit de pénitence, que d'austérités secrètes ! que de rigueurs qu'on est plutôt obligé de modérer que d'exciter ! combien d'autres opérations de la grâce qui ne paraissent point, parce que ce sont des âmes sans ostentation, et plus soigneuses de se cacher que de se produire aux yeux du public ! il n'y a que les prêtres du Seigneur, dans le sein desquels elles déposent leur conscience, qui soient bien instruits de ses mystères : et je ne dissimulerai point que moi-même j'en ai cent fois rougi devant Dieu, voyant dans le plus grand monde des saints et des saintes, et y découvrant d'éminentes vertus qui me reprochaient mes imperfections et mes faiblesses.

Mais ce reproche, combien sera-t-il encore plus pressant au jugement de Dieu, et quels prétextes le religieux pourra-t-il alléguer là-dessus pour sa défense ? Le Fils de Dieu, parlant des Juifs, disait : Les Ninivites s'élèveront au jugement contre cette nation, et la condamneront. Car dès qu'ils entendirent la prédiction de Jonas, ils firent pénitence ; et voici plus que Jonas (1). Le même Sauveur ajoutait : Plusieurs viendront de l'orient et de l'occident, et auront place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob, dans le royaume des cieux ; mais les enfants du royaume seront rejetés (2). Tristes figures dont le sens ne peut que trop s'appliquer à notre sujet, et qui n'en sont qu'une trop sensible démonstration. Car voilà ce qui doit s'accomplir à l'égard du religieux, et voilà comment Dieu, pour ainsi parler, lui confrontera des troupes de séculiers dont la vie et les exemples feront sa honte et sa condamnation. Dans la terre des pécheurs, ils se sont sanctifiés; et vous, dans la terre des saints, quel degré de sainteté avez-vous acquis ? Ils étaient au milieu des périls , et ils se sont sauvés ;

 

1 Matth., XII, 41. — 2 Ibid., VIII, 11.

 

vous dans un lieu d'asile et gardé de toutes parts, en combien de manières avez-vous exposé et hasardé votre salut? Tout conspirait à les détacher de moi, et jamais ils ne se sont départis de ma loi et de la perfection de ma loi ; vous, tout vous portait vers moi, et combien de fois m'avez-vous oublié, combien de temps ? Cette perfection où ils sont parvenus n'était pour eux qu'un conseil, et ils n'en ont pas néanmoins négligé ni volontairement omis un seul point : pour vous , c'était un devoir indispensable, c'était un précepte de la désirer, de la rechercher, d'y tendre sans cesse et de vous y avancer : mais quel effort avez-vous fait pour cela, mais y avez-vous pensé, mais vous en êtes-vous occupé, mais en mille rencontres et sur mille sujets avez-vous même observé l'essentiel de l'Evangile et satisfait au commandement?

3. Comparaison avec les pécheurs du siècle. Ce sont ces mondains qui, possédés du monde dont ils se sont rendus esclaves, donnent aux affaires du monde et à son service toute leur attention et tous leurs soins. Que ne font ils point pour lui plaire, et que ne leur en coûte-t-il point pour acquérir ses biens, pour obtenir ses récompenses , pour parvenir à ses honneurs, pour s'insinuer dans sa faveur, et pour s'y maintenir ? On peut dire qu'il y a peu d'ordres religieux, et qu'il n'y en a peut-être point, quelque austères qu'ils soient, qui exige autant de vigilance et de réflexions, autant de veilles et de fatigues, autant d’exercices pénibles et laborieux, autant de sujétion et de dépendance, autant de sacrifices de ses aises, de son repos, de sa santé, de sa propre volonté, qu'il en faut dans la cour d'un prince, dans la profession des armes, dans un ministère, dans une charge, dans un négoce, partout où l'on cherche a établir sa fortune et à réussir. Or toutes ces peines, tous ces mouvements , tous ces assujettissements, sont-ce des obstacles capables d'arrêter un mondain dans la poursuite de ses prétentions et de ses projets ? Autre conviction contre le religieux, et autre sujet de confusion eu la présence de Dieu. Eh quoi ! lui dira Dieu, n'étais-je pas un maître assez grand, et le monde devait-il être mieux servi que moi? Etait-il plus puissant, plus riche que moi ? était-il plus libéral dans ses promesses, plus magnifique dans ses dons? avait-il, sur tant de mondains qui l'adoraient ou qui l'idolâtraient, des droits plus sacrés, plus inviolables que je n'en avais sur vous? Lui appartenaient-ils autant que vous m'apparteniez? car vous étiez mon héritage,

 

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vous étiez de ma maison , de mon peuple particulier. Le joug qu'il leur imposait était-il moins pesant que le mien? et en le portant, ce joug du monde, n'avaient-ils nul chagrin, nulle contradiction , nul ennui, nul dégoût à dévorer? Toutefois, comment le portaient-ils? Ils servaient le monde comme leur divinité: m'avez-vous servi comme votre Dieu ?

De là quelle décision, quel arrêt ! C'est ce que toute personne religieuse doit mûrement considérer : car qui sait s'il est digne de haine ou d'amour? Mais du reste, il est certain qu'il y en a dans chaque communauté à qui cette matière convient davantage,  et que par un aveuglement bien déplorable, peut-être même par une espèce d'endurcissement, ce sont justement ceux-là qui en paraissent moins touchés que les autres, et moins en peine. De quelque espérance qu'ils osent se flatter , parce qu'après tout on ne leur voit point faire de chutes grossières, et qu'ils suivent, disent-ils, le train ordinaire de la maison, nous lisons néanmoins dans l'Evangile une parabole qui les regarde , et qui devrait rabattre leur confiance. C'est celle des dix vierges. Il est constant que toutes étaient vierges, et il n'est point écrit que dans leur vie il y eût rien de scandaleux. Cependant de ces dix vierges, lorsqu'il fut question d'entrer dans la salle du festin, il y en eut cinq que l'époux rejeta, el à qui il répondit : Je ne vous connais point (1). Affreuse réponse pour une âme religieuse que la mort aura conduite au tribunal de Dieu ! Dans un désir ardent  d'être admise à la béatitude céleste, elle s'écriera : Seigneur, Seigneur, ouvrez-moi! mais quel coup de tonnerre, quel anathème, si Dieu vient à lui dire : Je ne vous connais point ! Hé ! Seigneur, je suis de ces vierges que vous avez appelées. Il est vrai : mais vous êtes de celles qui se sont endormies. Ce n'était d'abord qu'un léger assoupissement; mais bientôt vous êtes tombée dans un sommeil oisif et plein  de paresse. Bienheureux le serviteur que le maître, en arrivant, trouvera sur ses gardes et dans le devoir : il lui donnera l’administration de tous ses biens (2).  Mais vous, qui n'avez rien fait de ce que j'attendais de vous, que pouvez-vous attendre de moi ? Je ne vous connais point.

Ce ne sont point là de vaines terreurs; et plaise au ciel qu'elles fassent sur nous une impression salutaire ! Saint Paul craignait d'être réprouvé ; et ce que ce maître des gentils, ce vaisseau d'élection craignait pour lui-

 

1 Matth., XXV, 12. —2 Ibid., XXIV, 46, 47.

 

même, tout apôtre qu'il était, nous pouvons bien le craindre pour nous, tout religieux que nous sommes. D'avoir demeuré à Jérusalem et dans les saints lieux, écrivait saint Jérôme, ce n'est pas un mérite ni un sujet de louange ; mais le mérite, et ce qui est digne de louange, c'est d'avoir mené dans ces lieux saints une vie sainte. Disons de même de la profession religieuse ; et si nous voulons que le jugement de Dieu nous soit favorable , prévenons-le. Entrons nous-mêmes en jugement avec nous-mêmes ; mais entrons-y sérieusement, sans ménagement , sans retardement. Rappelons dans l'amertume de notre âme toutes nos années, supputons toutes nos pertes, tâchons de les réparer, rachetons le temps, et, sans faire aucun fond sur le passé, concluons comme David : C’est maintenant, Seigneur, que je vais commencer (1).

 

SAINTES  RÉSOLUTIONS  D'UNE AME  RELIGIEUSE QUI RECONNAIT  L’IMPERFECTION  DE SON ÉTAT, ET SE CONFOND DE  SES INFIDÉLITÉS.

 

Je vois, Seigneur, ce que je suis et ce que je devrais ne pas être, comme aussi je ne vois que trop ce que je devrais être, et ce que je ne suis pas. Que d'infidélités dans tout le cours de ma vie ! que de tiédeur et de lâchetés ! voilà, mon Dieu, ce que je ne devrais pas être ; mais ce que je suis néanmoins, et de quoi je me confonds à vos pieds. Au contraire, quelles vues de sanctification, quels desseins votre providence a-t-elle formés sur moi? à quelle perfection m'appelez-vous, et qu'exige de moi l'état religieux, ce saint état où votre grâce m'a conduit? voilà ce que je devrais être, mais ce que je ne suis pas ; et de ne l'être pas, c'est mon humiliation et ma condamnation. Car je ne puis me dissimuler à moi-même combien je me trouve encore loin du terme où vous vouliez m'élever, et combien peu j'ai avancé jusques à présent dans les voies que vous m'avez tracées. Il n'a tenu qu'à moi d'y marcher; et si je les avais constamment et fidèlement suivies, je serais un saint : hélas ! mon Dieu, que suis-je, qu'un prévaricateur et un pécheur?

Je le reconnais : mais, après tout, Seigneur, je puis par votre miséricorde, non à ma gloire, mais à la vôtre, me rendre à moi-même, en me reprochant mes faiblesses, ce témoignage bien consolant, que, toutes faiblesses qu'elles sont, ce ne sont point de ces désordres si

 

1 Psal., LXXVI, 11.

 

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ordinaires dans le monde, je dis dans le monde corrompu. Je vous sers très-imparfaitement, il est vrai ; mais enfin je n'ai point, comme une multitude innombrable de mondains , quitté votre service ; je n'y ai point renoncé. Je crains de vous perdre en perdant votre amour, je redoute vos jugements, j'ai horreur du vice, je tache à me tenir exempt de certaines passions, et je ne m'y laisse point entraîner; je ne donne point entrée dans mon cœur à des objets capables de l'attacher criminellement , et de l'affecter d'une contagion mortelle ; je ne me livre point à ces injustices, à ces violences, à ces excès où portent une convoitise insatiable , un intérêt sordide , une ambition désordonnée, une molle sensualité, un libertinage de mœurs et de croyance. Ah ! Seigneur, qu'éternellement vous soyez béni de tout cela, puisque tout cela vient de vous, et que ce sont les prérogatives inestimables de ma vocation à la vie religieuse ! Sans cette prédilection que vous avez eue pour moi et ce choix que vous avez fait de moi, comment n'aurais-je point été emporté par le torrent du monde? comment aurais-je échappé à l'incendie le plus général et n'aurais-je point été malheureusement consumé par le feu avec des millions d'autres?

Car il faudrait, mon Dieu, que je fusse l'homme le plus présomptueux et le plus ingrat, si, me connaissant tel que je me connais, j'osais m'attribuer à moi-même un avantage dont je ne suis redevable qu'à votre bonté infinie. Je n'ignore pas la conduite du monde, et je suis assez instruit des iniquités qui s'y commettent. De quoi n'ai-je point entendu parler, et de quoi n'ai-je pas souvent été témoin ? Le crime y règne dans toutes les manières, et il y règne ouvertement. Non-seulement il ne cherche point à se cacher, mais il lève la tête, mais il se montre au grand jour, mais il devient un sujet de gloire et une espèce de triomphe. Tout mon zèle s'allume là-dessus ; et, sans être assez téméraire pour me comparer à votre Prophète, je crois pouvoir dire que je me sens touché de la même douleur que lui, et pouvoir m'écrier comme lui : Seigneur, j'ai vu les pécheurs de la terre ; je les ai vus transgresser hautement votre loi, la mépriser, la profaner, et j'en ai été ému jusque dans le fond de l'âme ; j'en ai séché de regret et de tristesse (1). Je le dis en effet : mais, dans le plus vif sentiment de mon indignation, je fais un retour sur moi-même, je m'examine

 

1 Psal., CXVIII, 136.

 

moi-même, je considère les dispositions de mon cœur, et de là j'apprends quelle doit être pour vous ma reconnaissance, et à quoi elle m'engage. Car tout ce que j'aperçois dans ces mondains dont je déplore l'aveuglement et les prodigieux égarements, c'est, mon Dieu, ce que je pouvais devenir, et, selon les apparences, ce que j'aurais été comme eux, si j'avais eu à vivre parmi eux et avec eux ; c'est où la passion, où l'occasion, où la coutume, où l'exemple, où mille engagements m'auraient précipité.

Quand donc, Seigneur, je vous rends grâces de ce que je ne suis pas comme le commun des hommes, ce n'est point par le même esprit que le pharisien, qui vous remerciait de n'être pas comme le reste des hommes, et qui par là prétendait se mettre au-dessus de tous les hommes. Loin de moi cette confiance orgueilleuse qui se prévaudrait de vos dons, et qui, par une présomption insoutenable, sans se contenter du fruit que j'en retire, vous en ravirait encore l'honneur ! C'est dans une vue toute contraire que je reconnais, et qu'à ma confusion je fais devant vous cet aveu, que si vous m'aviez confondu avec le commun des hommes, et qu'il ne vous eût pas plu de me recueillir par une faveur singulière dans votre sainte maison, je me serais peut-être abandonné à de plus grands désordres, et rendu plus criminel qu'ils ne le sont; ou que, s'il vous eût agréé de traiter comme moi le commun des hommes, et de les rassembler auprès de vous et dans votre sanctuaire, ils y auraient beaucoup mieux rempli que moi la place que j'occupe, et y auraient acquis bien d'autres mérites que moi.

Cependant, mon Dieu, en vous bénissant de tout le mal que je n'ai pas fait jusques à présent, et que je pouvais faire, quand pourrai-je également vous bénir du bien que je pratique? Je ne demande pas quand je pourrai vous bénir du bien que vous m'avez mis en état de pratiquer : dès maintenant, Seigneur, je vous en bénis, puisque j'ai pour cela les moyens les plus abondants et les plus puissants. Mais de pouvoir pratiquer le bien et de le pratiquer, ce n'est pas une même chose, et l'une n'est pas une conséquence de l'autre. Je ne l'éprouve que trop, et je n'ai que trop lieu de craindre le sort de ce serviteur inutile qui fut rejeté et condamné, non point pour avoir perdu son talent, mais pour n'en avoir pas usé selon les intentions de son maître. Hé ! mon Dieu, quand viendra ce temps que j'attends, auquel j'aspire

 

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depuis de longues années, que j'ai cent fois désiré, et qui par ma faute n'est point encore arrivé? quand, dis-je, viendra-t-il, cet heureux temps, où je sortirai de mon assoupissement et de ma langueur, où je reprendrai un feu tout nouveau, où j'accomplirai fidèlement tous mes devoirs, où je suivrai de point en point toute ma règle, où je penserai, je parlerai, j'agirai, je vivrai en religieux ?

J'ai de bons moments où je veux tout cela, où je me propose tout cela, où je forme sur tout cela des desseins : mais que le passage est difficile de la résolution à l'exécution,et qu'il est ordinaire d'y échouer ! Si je prends d'abord quelques mesures, si je fais quelques efforts, ce sont des efforts semblables à ceux de saint Augustin, lequel se comparait à un homme endormi qui se réveille et qui voudrait se lever, mais que l'appesantissement où il est replonge aussitôt dans son premier sommeil. C'est ainsi que le poids de ma fragilité me rentraîne, et, malgré tous mes projets, me fait retomber dans mes premiers relâchements. Grand Dieu ! créateur des âmes et leur sanctificateur, donnez à l'ouvrage que vous avez commencé dans moi sa dernière perfection. D'être dans la terre des saints, selon l'expression d'un de vos prophètes, et de n'y point commettre l'iniquité, c'est un avantage des plus précieux; mais ce ne sera, Seigneur, un avantage complet que lorsque dans cette terre des saints je travaillerai efficacement moi-même à me sanctifier.

Je dis, mon Dieu, à me sanctifier selon toute lu sainteté de mon état ; car ce qui peut me suffire comme chrétien serait trop peu pour moi comme religieux. Au simple chrétien vous n'avez, ce semble, donné qu'un talent ou deux : mais c'est au religieux que vous en donnez jusques à cinq. Mieux il est partagé, plus il est obligé de rapporter ; et si celui des serviteurs qui avait reçu deux talents dut les rendre et deux autres au delà, c'est avec la même proportion qu'en ayant reçu cinq, je dois les faire valoir, et les consacrer à votre gloire et à mon avancement dans vos voies.

Quels progrès j'aurais faits, Seigneur, si j'avais ainsi employé toutes mes années, depuis Hue vous m'avez appelé à votre service et que je m'y suis engagé ! où en serais-je ? où en sont tant d'autres que je vois comblés de vertus et de grâces ? Chaque jour ils croissent, ils montent, ils s'élèvent, tandis que je demeure en arrière, et que, chargé comme eux de votre joug, au lieu de le porter avec la même allégresse, je ne fais que le traîner. Etait-ce donc là, mon Dieu, ce que vous vous proposiez quand vous m'avez séparé du monde, et que, par une distinction aussi glorieuse pour moi qu'elle m'est favorable et avantageuse, vous m'avez admis au nombre de tant d'âmes choisies? Est-ce là cette perfection propre de l'état religieux, et cette sainteté particulière qui le relève au-dessus de l'état séculier? Ne vous ai-je promis rien autre chose, en me dévouant à vous? N'aspirais-je à rien autre chose dans ce temps d'épreuve par où j'ai passé, et qui a précédé la profession de mes vœux ? Sont-ce là les leçons qu'on me faisait, et n'est-ce qu'à cela qu'on me formait? Tout me condamne, Seigneur, tout rend témoignage contre moi; et je n'imagine point d'excuse que mon cœur malgré moi ne démente.

Au reste, ma vie s'en va, mes jours s'écoulent, et peut-être mon heure est - elle plus proche que je ne le pense. Quoi qu'il en soit, elle vient, cette dernière heure ; et que sera-ce si je la laisse venir et qu'elle arrive sans que je l'aie prévenue, ni que j'aie presque rien fait de tout ce que je devais? Car à parler de bonne foi, et pour le dire à ma confusion, le peu que je fais n'est rien, ou, si c'est quelque chose, ce n'est pointa beaucoup près ce que demande ma vocation, ni ce que vous attendez de moi. Mais n'est-il pas temps enfin, Seigneur, de commencer? n'est-il pas temps d'être religieux en pratique et en effet, après ne l'avoir été depuis tant d'années que d'habit et que de nom?

C'est bien tard que je prends une résolution si salutaire et si nécessaire; c'est bien tard que je commence, ou que je veux commencer : mais, Seigneur, entre les ouvriers du père de famille, ceux qui ne vinrent travailler à sa vigne que vers la moitié du jour eurent la même récompense que les autres, parce qu'ils regagnèrent par l'activité de leur travail ce qu'ils avaient perdu par leur retardement et leur lenteur. Or voilà ce que j'ai à faire présentement; et de cette sorte mes pertes passées, au lieu de me décourager, m'exciteront, m'animeront, se tourneront à bien. Moins j'ai avancé, plus je redoublerai ma course ; moins j'ai été religieux, plus je m'efforcerai de le devenir. Car je le puis encore; et malheur à moi si je ne le voulais pas, si désormais je n'y donnais pas tous mes soins, si je ne suivais pas la sainte ardeur que votre grâce m'inspire et que je sens se rallumer dans mon âme ! Faites, mon Dieu, que ce ne soit point une ferveur passagère. Toute vive qu'elle est ou qu'elle

 

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paraît, je ne saurais me répondre de ma persévérance qu'autant qu'il vous plaira de me seconder, et que je serai soutenu de votre secours tout-puissant.

 

GOUVERNEMENT RELIGIEUX, ET QU’ELLES VERTUS  Y SONT PLUS NÉCESSAIRES.

 

Quand on traite de l'obéissance religieuse, on ne s'attache communément qu'à instruire ceux qui doivent obéir, et l'on ne parle presque jamais à ceux qui doivent commander. Cependant les supérieurs ne sont point impeccables, non plus que les inférieurs. Les fautes des uns ne sont pas moins importantes, et ne causent pas moins de dommage dans une communauté, que celles des autres; et l'on peut dire, au sujet de l'obéissance, qu'il est aussi difficile et même plus difficile de bien savoir la faire pratiquer que de bien savoir la pratiquer.

L'autorité supérieure dans une maison religieuse est une prérogative, c'est une distinction; mais une distinction à titre onéreux, et une charge plus qu'un honneur. Les fondateurs inspirés de Dieu dans l'institution de leurs ordres y ont établi une forme de gouvernement nécessaire pour lier ensemble le chef et les membres, et pour maintenir tout le corps dans un bon état, en le maintenant dans la règle. Cette forme de gouvernement n'est pas la même partout; et comme il y a une diversité de grâces et de voies par où la divine Providence conduit ses élus, il y a pareillement une diversité d'observances et d'instituts qui fait un des plus beaux ornements de l'Eglise. Mais tous, quelque différents qu'ils soient d'ailleurs, conviennent en ce point, qu'il y ait à la tète de chaque société régulière une puissance qui préside , qui ordonne, qui tienne la place de Dieu, de qui l'on reçoive l'impression, et qui dirige toutes les démarches et tous les mouvements. Or que ce premier mobile vienne à manquer, qu'il se dérange, qu'il s'arrête ; et, afin de ne considérer la chose que par rapport à vous, qui m'engagez à vous écrire mes pensées, et à vous donner cette courte instruction touchant la place que vous occupez présentement, qu'une supérieure n'ait pas les talents requis pour gouverner, ou que les ayant, elle ne les mette pas en œuvre, on voit assez quels désordres il doit de là s'ensuivre. Car voilà comment des communautés entières sont tombées dans une triste décadence, et dans un relâchement qui les a perdues.

Il est donc pour vous d'une conséquence infinie qu'étant obligée de tenir les autres dans le devoir, vous fassiez vous-même une étude très-sérieuse de vos devoirs; que vous vous les imprimiez vivement et dans l'esprit et dans le cœur: dans l'esprit, pour les connaître; dans le cœur, pour vous y affectionner; que vous en confériez souvent avec Dieu, et qu'aussi souvent vous en confériez avec vous-même, et vous vous en demandiez compte devant Dieu; que vous appreniez ainsi à bien mesurer tous vos pas dans la route où vous commencez à marcher. Elle est périlleuse; les écueils y sont communs, et des écueils qu'on ne peut éviter sans une grande attention. De toutes celles qui vous ont précédée, combien peut-être y out échoué? Quoi qu'il en soit, si le pilote s'endort au milieu des rochers où il se trouve engagé, il est fort à craindre que par sa négligence le vaisseau ne périsse ; et si vous n'avez toujours les yeux ouverts pour prendre garde à vous et pour vous observer, non-seulement vous vous égarerez, mais au jugement de Dieu vous deviendrez responsable de vos égarements.

Ce qui doit être d'abord le sujet de votre consolation et de votre confiance, c'est que vous ne vous êtes point ingérée dans le gouvernement, que vous ne l'avez point recherché, et, pour m'exprimer avec saint Paul, que vous ne vous êtes point attribué l’honneur (1). D'où vous avez droit de conclure que vous y êtes appelée de Dieu, et que Dieu étant fidèle à ceux qui suivent sa vocation, il ne vous abandonnera point ; mais que sa grâce vous éclairera, qu'elle vous soutiendra, qu'elle consommera la bonne œuvre qu'il a commencée dans votre personne, par le choix qu'il a fait de vous. Sans cette vocation d'en haut, vous ne pourriez vous répondre si assurément de l'assistance du ciel: que dis-je ! vous devriez vous attendre delà part du ciel à un funeste abandonnement. Car ce ne serait plus Dieu alors qui vous aurait tracé le chemin où vous entrez , et il dirait de vous ce qu'il disait des faux prophètes : Je ne les envoyais point, et ils couraient ; voilà pourquoi ils seront rejetés et livrés à eux-mêmes (1).

D'autres que vous l'ont éprouvé, ou s'exposent à l'éprouver. Et ne le savez-vous pas ? ne le voyez-vous pas ? L'envie de dominer (disons mieux, et ne craignons point d'user du ternie propre), une pitoyable ambition n'est pas tout à fait bannie des maisons religieuses; mais elle s'entretient et se nourrit jusque dans l'obscurité de la retraite, et comme dans le sein de l'humilité. On veut être quelque chose,

 

1 Hebr., V, 4. — 2 Jerem., XXIII, 32.

 

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quoiqu'en se séparant du monde on ait déclaré qu'on ne prétendait plus à rien. Ce divorce avec le monde a plus été de corps que d'esprit; et parce que, selon le sentiment naturel, qui est partout le même , on aime à se voir considéré, ménagé , craint, respecté, delà vient que sans résistance et sans combat on succombe à la tentation, et qu'on se laisse aisément surprendre au vain éclat de la supériorité. Mais le moyen d'y parvenir, et comment y procéder? Il est rare qu'on s'y porte ouvertement, et qu'on témoigne sur cela son désir. Au contraire, on a bien soin de le cacher, et l'on affecte en toutes ses paroles et toutes ses manières de marquer là-dessus une indifférence parfaite, et même une espèce d'éloignement. Rien de plus modeste que les expressions dont on se sert en parlant de soi-même, et reconnaissant son peu de suffisance et son indignité : mais ce sont des discours ; et avec ces beaux discours, le désir qu'on a dans le cœur, caché qu'il est, n'en est pas moins vif. On le dissimule; mais il agit et il fait agir. On prépare de loin les esprits, le parti se forme , l'un attire l'autre. Cependant une élection approche, et c'est alors qu'il faut redoubler ses attentions, et se montrer plus affable et plus officieuse que jamais envers tout le monde, surtout envers les amies. Enfin, le jour arrive où la communauté s'assemble, et où il est question de décider. Les voix se recueillent, la pluralité l'emporte, la supérieure est élue, bien contente de sa destinée, et peut-être encore voulant se persuader que c'est Dieu qui l'a choisie, et qu'elle n'y a contribué eu aucun sorte.

Tout ceci, au reste, ne doit point étonner depuis qu'on a vu les apôtres mêmes, élevés à l'école de Jésus-Christ, disputer entre eux de la préséance, et ambitionner les premiers rangs de son prétendu royaume temporel. Mais de quoi l'on ne doit pas non plus être surpris, c'est que Dieu se retire, et qu'il ne bénisse point un gouvernement qui n'est pas dans l'ordre de sa providence ; c'est qu'il permette que cette supérieure s'égare, qu'elle s'aveugle en mille rencontres, et qu'elle fasse mille fautes, qui détruisent toute l'estime qu'on en avait conçue, et qui la décréditent dans une maison dont elle croyait devoir être l'oracle et la directrice ; c'est que, dans une place où elle espérait trouver de la douceur et de la satisfaction , il lui laisse sentir toute l'amertume et tout le déboire de mille événements fâcheux, de mille contradictions, de mille inquiétudes, dont elle est sans cesse agitée, troublée, désolée , et qui lui donnent bien lieu de regretter l'état de dépendance d'où elle a voulu sortir, et où elle vivait mille fois plus tranquille et plus heureuse ; c'est que , pour la punir et pour punir le grand nombre de celles qui l'ont appuyée de leurs suffrages, plus par inclination que par raison , il prive la communauté d'une protection spéciale dont il la favorisait, et que de cette sorte tout l'esprit de Dieu s'éteigne et toute la discipline religieuse se dérègle. Châtiment aussi juste qu'il est terrible, et que les suites en sont malheureuses.

Mais revenons ; et puisque de bonne foi vous pensez n'avoir rien à vous reprocher sur cet article, ne nous y arrêtons pas davantage. Il s'agit maintenant de répondre à la vocation de Dieu, et d'en remplir tous les devoirs. Le premier pas est fait, et bien fait : je le veux ; et je n'en puis douter, connaissant votre droiture et votre esprit religieux. Vous voilà dans la carrière ; mais le point est de la fournir heureusement et dignement, soit pour la gloire de Dieu , soit pour le bien de votre maison , soit pour la sanctification de votre âme. Vous voulez donc savoir comment vous devez vous comporter dans une fonction d'autant plus critique pour vous qu'elle vous est toute nouvelle, et que vous n'en avez eu jusques à présent nul usage. Vous me demandez quelles sont les conditions les plus essentielles d'une bonne supérieure, et par où elle peut se mettre en état de réussir. Je comprends tout en cinq paroles, dont chacune mérite une réflexion particulière ; exemple, vigilance, charité, fermeté, prudence. Avec cela, j'ose vous annoncer un succès tel que vous le pouvez désirer : car à l'égard de la profession religieuse, c'est dans l'assemblage de ces qualités que consiste toute la science du gouvernement.

I. Exemple. Jésus-Christ lui-même a commencé par là : avant que d'enseigner, il a pratiqué. Vous êtes supérieure, il est vrai ; mais, en devenant supérieure, vous n'avez pas cessé d'être religieuse : c'est-à-dire que vous êtes toujours dans la même obligation de travailler à votre perfection particulière et à votre avancement spirituel, selon l'esprit de votre règle, et par les moyens qu'elle vous prescrit. Vous n'êtes donc pas plus exempte des observances ordinaires que le reste de la communauté : vous pouvez vous en dispenser plus impunément ; mais vous ne le pouvez pas avec plus de droit ni plus légitimement. Vous le pouvez plus impunément, puisque, dans la maison dont la conduite vous est confiée, il n'y a personne

 

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qui puisse vous demander compte de vos actions, ni entreprendre de vous corriger ; mais vous ne le pouvez pas plus légitimement ni avec plus de droit, puisque vous êtes liée par les mêmes engagements que les autres, et qu'en vous chargeant de la supériorité, on n'a pas prétendu vous décharger de la régularité. Vous avez des pouvoirs que n'ont pas les autres, je le sais, et on ne vous les conteste point : mais comme vous ne devez user de ces pouvoirs en faveur des autres qu'avec poids et mesure, qu'avec raison et pour de justes sujets, vous n'en devez pas plus aisément ni plus librement user par rapport à vous-même.

Et ce serait sans doute une chose assez étrange, qu'une supérieure, préposée pour maintenir la règle dans toute sa vigueur, fût la première à la transgresser. Est-ce là l'exemple qu'elle doit donner, et qu'on attend d'elle? Saint Paul disait aux fidèles : Soyez mes imitateurs, comme je le suis de Jésus-Christ (1) ; et c'est ainsi, par proportion, que la supérieure, dans une communauté religieuse, doit être en état de dire à toutes les personnes qui lui sont soumises : Agissez comme vous me voyez agir. Car sans cet exemple, de quel poids seront toutes ses paroles et toutes ses exhortations? Osera-t-elle même parler ? osera-t-elle exhorter à la pratique de la pauvreté, lorsqu'on verra qu'elle ne veut manquer de rien ? osera-t-elle recommander la mortification des sens, lorsqu'on verra qu'elle s'accorde tous les soulagements et se ménage toutes les douceurs qu'elle est en pouvoir de se procurer? osera-t-elle exiger l'exactitude, l'assiduité, la fidélité à tous les exercices, soit publics, soit intérieurs, lorsqu'on verra qu'elle abuse de son autorité pour vivre à sa mode et selon qu'il lui plaît, ayant toujours des prétextes et se prévalant de tout pour excuser sa dissipation et son dérangement perpétuel? Pour peu qu'elle raisonne et qu'elle rentre en elle-même, ne sera-t-elle pas forcée de se taire? ou si malgré tout cela elle venait à s'expliquer, et à se plaindre des relâchements qu'elle aperçoit et des fautes qui se commettent, ne serait-on pas tenté de lui alléguer ce proverbe cité par Jésus-Christ dans l'Evangile de saint Luc : Médecin, guérissez-vous vous-même (2) ?

II. Vigilance. Tout supérieur est responsable de ceux que Dieu a mis sous son obéissance. Par conséquent il doit veiller sur eux : un père sur sa famille, un pasteur sur son troupeau, et vous sur votre maison. Devoir que

 

1 1 Cor., XI, 1. — 2 Luc, IV, 23.

 

vous ne pouvez négliger sans une offense très-griève : car c'est de là que dépend, ou le soutien, ou la ruine d'une communauté. Un tel intérêt n'est-il pas assez grand pour engager la conscience, et ne devez-vous pas trembler en y pensant? Ce n'est pas mon dessein de vous troubler par de vaines frayeurs ; mais en vérité, bien des supérieures vivent là-dessus dans une sécurité pire que tous les scrupules et toutes les frayeurs que je vous donnerais. Elles sont dans leur place comme ces idoles que nous dépeint le Prophète, au psaume cent treizième. On leur présente de l'encens; mais du reste : elles ont des yeux et ne voient point; elles ont des oreilles et n'entendent point ; elles ont des mains et n'agissent point ; elles oui du pieds, et ne marchent point. C'est-à-dire qu'ennemies de tout soin et de toute peine, elles n'entrent presque en rien, elles ne s'informent de rien, elles ne prennent garde à rien. Leur unique vue est de couler en repos le temps de leur supériorité : pourvu qu'on ne les importune point et qu'on les laisse en repos, elles sont contentes. Mais cependant tout le temporel d'une maison est administré et se dissipe; mais cependant mille usages s'introduisent, et chacune se donne des libertés qui passent en coutume , et qui sont de véritables abus; mais cependant les anciens règlements s'abolissent, la discipline domestique se renverse, le recueillement se perd, la ferveur se refroidit; plus de zèle pour le service de Dieu, plus de silence, plus de retenue, plus d'oraison; et plaise au ciel que d'autres désordres ne succèdent pas à ceux-ci, et que l'abomination de la désolation ne s'établisse pas dans le lieu saint !

Or, rien de tout cela ne retombera-t-il sur la supérieure, et sera-t-elle dûment justifiée devant Dieu, quand elle dira : Seigneur, je n'en étais pas instruite? Non, elle ne l'était pas; mais parce qu'elle ne voulait pas l'être, ou qu'elle ne le voulait pas bien ; mais parce qu'elle se souciait peu de l'être ; mais parce qu'elle ne prenait pas les mesures raisonnables pour l'être. Quel poids aura-t-elle donc à porter; et n'est-il pas à craindre qu'elle n'en soit accablée? Gardez-vous au reste de donner dans une extrémité tout opposée, et apprenez à distinguer la vigilance, qui est une vertu, et l'inquiétude, qui est une faiblesse. Rendez-vous attentive et vigilante; c'est ce que je vous demande : mais je n'entends point que vous soyez de ces supérieures timides et trop recherchantes, qui prennent ombrage de tout et que

 

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tout alarme. Esprits défiants et soupçonneux. Leurs vivacités, leurs mouvements, leurs agitations continuelles , les fatiguent beaucoup, quoiqu'assez inutilement ; et par là même elles ne fatiguent pas moins une communauté composée de très-bons sujets, qui n'ont pas besoin d'une inspection si scrupuleuse et si incommode. Il y a de la modération en toutes choses, et des bornes où il faut se contenir.

III. Charité. Que ne puis-je vous l'inspirer dans la perfection que vous devez l'avoir ; ou puissiez-vous travailler solidement à l'acquérir, et la mettre partout en œuvre ! Remarquez, s'il vous plaît, ce que je dis : dans toute la perfection que vous devez l'avoir. Et en effet, cette charité commune et fraternelle que nous nous devons les uns aux autres en qualité de chrétiens, ne suffit pas à une supérieure au regard de ses filles ; mais puisque ce sont ses tilles en Jésus-Christ, elle leur doit une charité de mère : je veux dire qu'elle leur doit une charité tendre pour compatira leurs infirmités, une charité bienfaisante pour leur faire tous les plaisirs et leur procurer tous les soulagements conformes à leur état, une charité affable et prévenante pour leur ouvrir le cœur, et leur donner la confiance de lui exposer leurs sentiments ; une charité douce et patiente pour les écouter à toutes les heures et ne les rebuter jamais, malgré l'ennui que quelques-unes peuvent lui causer; une charité universelle qui les embrasse toutes en Notre-Seigneur, sans distinction et sans prédilection. De cette sorte, vous aurez dans votre gouvernement la plus solide et la plus sensible consolation que puisse désirer une supérieure, qui est devoir ses filles venir à elle avec confiance , lui obéir par amour et non par crainte , chercher auprès d'elle leur soutien dans toutes leurs peines et leur conseil dans leurs résolutions, lui faire part de leurs pensées les plus intimes, et déposer leurs âmes dans ses mains.

Mais que serait-ce si vous étiez de ces supérieures hautes et impérieuses qui pensent bien plus à relever leur autorité qu'à l'adoucir et à la tempérer; de ces supérieures indifférentes, dures, sans pitié (car il y en a de ce caractère, et je ne crois pas m'exprimer trop fortement) ; de ces supérieures très-indulgentes pour elles-mêmes, très-peu touchées des besoins d'autrui, et traitant volontiers d'imaginations tous les maux dont on se plaint; de ces supérieures brusques dans leurs manières, sèches dans leurs paroles, aigres dans leurs réprimandes, fâcheuses dans leurs humeurs, partiales dans leurs affections, accordant tout aux unes, et refusant tout aux autres ? Pourriez-vous alors trouver mauvais que les cœurs vous fussent fermés, et que chaque particulière, après avoir essuyé vos rebuts et vos rigueurs extrêmes, se tînt à l'écart, et attendit une conduite plus charitable et plus engageante que la vôtre ? Souvenez-vous que le joug de la religion est le joug de Jésus-Christ et que Jésus-Christ nous assure, dans les termes les plus formels, que son joug est doux et son fardeau léger. Ne démentez pas cette parole de la vérité même, et n'appesantissez pas, ne rendez pas insupportable un joug qui, selon la promesse de notre divin Maître, doit être aisé à porter. Il ne faut pécher par aucun excès : mais il me semble, après tout, que dans une supérieure il serait moins condamnable de pécher par un peu trop de bonté que par trop de sévérité. Pensez que vos filles ne sont pas nées esclaves, qu'elles ne sont pas nées dans ia dépendance, mais qu'elles s'y sont réduites volontairement et par choix ; que ce sont les servantes de Dieu, qui est un Dieu de miséricorde; que c'est le plus cher troupeau du Fils de Dieu, qui en a fait ses épouses. Peut-être quelqu'une vous paraîtra-t-elle trop délicate, trop occupée de sa santé; mais à moins que vous n'en ayez une certitude bien fondée, penchez plutôt à la contenter, autant que cela se peut, qu'à lui retrancher ce qu'elle croit lui être nécessaire. Dans le danger d'être trompée, il vaut mieux que vous le soyez en faisant du bien , que de l'être en contristant une personne et la mortifiant.

IV. Fermeté. C'est le correctif d'une lâche et molle condescendance : car la charité ne doit point dégénérer dans une tolérance aveugle et pusillanime, ni affaiblir le gouvernement. Les puissances du siècle ont le glaive en main pour punir les coupables , et vous avez en main l'autorité pour réprimer les esprits indociles, et pour les tenir dans le devoir. Quand donc l'occasion se présente, et qu'il y va de la gloire de Dieu et du bon ordre de votre communauté , c'est alors que vous devez vous armer d'une sainte assurance, que vous devez avertir, reprendre, user de tout votre pouvoir, et vous opposer, comme un mur d'airain, à tous les scandales et à toutes les nouveautés. Vous me direz qu'il faut à tout cela de l'assaisonnement et de l'onction : j'en conviens ; mais je vous dis aussi qu'il y faut de la force et de la résolution. Voyez quelle menace Dieu faisait à son Prophète ; elle est terrible , et elle

 

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vous regarde : Prophète, je vous ai établi sur la maison d'Israël pour lui annoncer mes ordres et lui déclarer mes volontés. Si, par une considération humaine, et par une timidité indique de votre ministère, vous demeurez dans le silence, si vous manquez de vous faire entendre à ce peuple, et que quelqu'un s'égare et se perde, il périra dans son péché et par son péché ; mais ce péché même vous sera imputé, vous y participerez, et le sang de ce pécheur, frappé de mon indignation et de ma colère rejaillira sur vous pour votre ruine et votre condamnation (1). C'est ainsi que Dieu vous parle à vous-même dans la situation présente où vous êtes, et il n'y a rien là que vous ne puissiez vous appliquer.

Si, par une trop grande réserve, vous avez des ménagements où vous n'en devez point avoir ; si, par votre extrême facilité, c'est la communauté qui vous gouverne, au lieu qu'on vous a constituée pour la gouverner, qu'arrivera-t-il de là? Ce sera bientôt un renversement universel, parce qu'il n'y aura plus de frein qui arrête. Or, dans ce renversement que vous auriez pu et dû prévenir, jugez ce qu'il y aurait à craindre pour vous de la part de Dieu. Mais je voudrais ne faire de peine à personne : vous le voudriez ; et moi je vous dis qu'il y a des personnes à qui l'on est quelquefois obligé d'en faire. Mais je les choquerai, j'attirerai bien des murmures contre moi, et je prévois que cela fera du bruit : vous le prévoyez, et moi je vous réponds qu'il y a des conjonctures où le bruit est nécessaire ; que les murmures retomberont sur celles qui s'y laisseront emporter; qu'ils passeront, et que vous aurez acquitté votre conscience. Mais il est fâcheux de s'exposer, en parlant, à des réponses désagréables, et à de secrètes animosités dont il ne sera pas aisé dans la suite d'effacer l'impression. La chose est fâcheuse, je le sais ; mais je vous demande : Qui parlera donc, si vous vous taisez? Et comme vous avez les avantages de la supériorité, n'est-il pas juste que vous en ayez les désagréments? Enfin, vous souhaiteriez de gagner les cœurs et de vous affectionner la maison : votre intention est bonne, elle est louable ; mais vous êtes dans l'erreur, si vous comptez de vous faire aimer par une indulgence qui souffre tout et qui accorde tout. On vous méprisera ; et celles mêmes qui vous témoigneront plus d'attachement parce que vous ne les contredirez en rien, perdront pour vous toute estime dans le

 

1 Ezech., III, 18.

 

fond de l'âme. Car voilà comment nous sommes faits. En même temps que nous Nouions, par le sentiment naturel, jouir de notre liberté et satisfaire nos désirs, si néanmoins un supérieur nous lâche trop la bride et nous abandonne à nous-mêmes , notre raison le condamne. Ayez pour toutes vos filles beaucoup d'honnêteté, beaucoup de douceur, je vous l'ai déjà dit : mais d'ailleurs faites-leur comprendre que vous savez vous faire craindre, respecter et obéir. Elles ne vous en aimeront pas moins, et elles vous en estimeront davantage.

V. Prudence. De toutes les vertus requises pour le gouvernement, voilà sans contredit la plus importante ; voilà l'âme de tout gouvernement , soit séculier, soit religieux. Aussi dans un supérieur la préfère-t-on à la sainteté même ; et c'est une maxime générale, qu'il vaut mieux être gouverné par un homme sage, quoique moins saint, que par un saint dépourvu d'une certaine sagesse. En effet, suivant la remarque de saint Augustin, un saint n'est saint que pour lui-même ; mais un supérieur sage l'est pour le bien et l'utilité de sa maison. Avec cette prudence, on est presque toujours assuré du succès ; ou si le succès n'est pas tel qu'on pouvait l'attendre, on est au moins toujours exempt de reproche , parce qu'on n'a point agi témérairement et qu'on n'a rien entrepris mal à propos. Mais sans cette prudence, combien fait-on de fautes, et combien en fait-on faire aux autres ? Observez ces dernières paroles : combien de fautes tait-on faire aux autres? Souvent une fille, qui, du reste, était un très-bon sujet, ou avait toutes les qualités pour l'être, s'oublie, s'échappe, se déroute , et se précipite dans un également d'où peut-être elle ne reviendra jamais : pourquoi ? c'est qu'elle a eu le malheur d'avoir affaire à une supérieure indiscrète et inconsidérée, qui n'a pris nulle précaution à son égard, qui n'a fait nulle attention au caractère de son esprit, à son tempérament, à ses dispositions; qui n'a pas su se modérer, s'étudier, choisir le temps, les conjonctures favorables, prévoir les suites d'un avertissement mal place, et qui s'est livrée à un zèle trop impétueux pour la pousser et pour l'humilier.

C'est par cette raison qu'un très-saint religieux, assez connu de nos jours, et dont la mémoire est en vénération, priait Dieu, dan la défiance qu'il avait de lui-même, de ne lui point donner de supérieurs qui fussent pour lui des occasions de chute. Il est vrai que la prudence

 

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dont je vous parle et dont vous concevez la nécessité est un don de Dieu, qui départ ses grâces à qui il lui plaît et comme il lui plaît : mais il n'est pas moins vrai qu'avec le secours d'en-haut on peut s'y former, on peut l'acquérir. On l'acquiert par la réflexion et par de fréquents retours sur soi-même; on l'acquiert par des épreuves passées, et par les exemples dont on a été témoin ; on l'acquiert en prenant conseil, et ne déférant point trop à son propre sens ; en consultant des personnes d'âge, d'expérience, de vertu, et qu'on sait être les plus Cartables de nous diriger. Mais surtout on l'obtient par la prière : car si quelqu'un a besoin de sagesse , dit saint Jacques, qu'il en demande à Dieu (1). Que ce soit là votre grande ressource. Dans tous vos desseins, dans toutes vos vues, dans toutes vos délibérations, implorez l'assistance de Dieu et les lumières de son Esprit. tâchez d'abord à vous dégager de toute passion, de tout intérêt, de tout préjugé qui pourrait vous séduire ; et puis dites à Dieu comme Salomon : Vous voyez , Seigneur, la droiture de mon âme. Je ne veux que ce que vous voulez : mais comment connaîtrai-je votre divine volonté, et comment l’accomplirais-je, si vous ne ni éclairez et si vous ne m'aidez ? Envoyez-moi donc votre sagesse, ô mon Dieu! envoyez-la moi du plus haut des deux, afin qu'elle travaille avec moi et que je travaille avec elle (2). Dieu vous écoutera, il vous conduira, il répandra sur vous ses bénédictions, et tout votre gouvernement tournera à sa gloire, à l'avantage de votre communauté, et à votre sanctification.

 

PENSÉES  DIVERSES  SUR L'ÉTAT  RELIGIEUX.

 

De tous les titres dont le docteur des nations, sans blesser en aucune sorte l'humilité chrétienne et apostolique, a cru pouvoir se glorifier selon Dieu et en Dieu , il ne paraît pas qu'il y en ait eu un qui lui fût plus cher que celui de prisonnier pour Jésus-Christ ,  de prisonnier dans le Seigneur et pour le Seigneur (3). Aussi est-ce la qualité la plus ordinaire qu'il prend en divers endroits de ses Epîtres, tant il s'estimait heureux dans ses fers , et tant il trouvait Se goût et d'onction à penser qu'il les portait pour la cause et l'amour de son divin Maître. C'est encore dans le même esprit qu'étant à Rome, où il avait été conduit par l'ordre de Festus, gouverneur de Judée, et ayant assemblé devant lui une troupe de Juifs, afin de leur

 

1 Jac., I, 5.— 2 Sap., IX, 10.— 3 Ephes., III, 1, ad Phil., 1.

 

rendre compte de son état, il leur montrait sa chaîne, et leur disait : Cette chaîne que vous voyez, mes Frères, autour de moi, c'est pour l’espérance d'Israël que j'en suis chargé (1). Cette espérance d'Israël, cette vue des biens éternels qui lui étaient réservés, voilà ce qui lui adoucissait toutes les rigueurs de la captivité. Bien loin d'en gémir et de s'en plaindre, il en triomphait de joie , il en était pénétré cl rempli de consolation.

Or pourquoi, dans un sens moins littéral, ne pourrais-je pas appliquer ces mêmes sentiments à une âme religieuse, surtout à l'une de ces sages et saintes vierges qui, volontairement et d'elles-mêmes, si j'ose user de cette expression, se sont condamnées à une clôture perpétuelle? Ce seul terme de clôture marque déjà par soi-même quelque chose de triste, et dont la nature ne doit pas s'accommoder ; mais qu'est-ce, quand à cette clôture la perpétuité se trouve jointe? Certainement une fille, quoique née libre, ainsi que l'était saint Paul, peut bien dire alors comme ce grand apôtre qu'elle est liée, qu'elle est enchaînée, qu'elle est captive. Mais aussi ne puis-je douter qu'elle ne soit également animée , consolée et même attendrie, lorsqu'elle vient à faire devant Dieu cette réflexion si touchante : qu'elle est captive pour Jésus-Christ; qu'elle est captive dans le Seigneur et pour le Seigneur ; qu'elle est captive et enchaînée pour l'espérance d'Israël. Espérance qu'elle conserve précieusement dans son sein, et qu'elle ne voudrait pas risquer pour tous les plaisirs du monde. Elle considère la clôture où sa profession la retient comme un rempart contre la licence des enfants du siècle ; et plus elle conçoit les dangers de celle licence mondaine, plus elle aime ses liens. Elle voudrait, s'il était possible, les serrer toujours davantage ; elle en rend sans cesse à Dieu de nouvelles actions de grâces, et mille fois elle se félicite elle-même d'avoir su perdre sa liberté, afin que sa liberté ne la perdît pas.

Qu'est-ce que la volonté de l'homme, et qu'est-ce surtout que ce qu'on appelle propre volonté ? cette volonté propre est une volonté particulière , qui se renferme tout entière dans elle-même, et ne suit en toutes choses que son gré et que ses affections. Rien n'est plus dangereux, et ne cause de plus grands maux dans une communauté religieuse. Car comme les affections sont aussi différentes que le sont les caractères, et que le gré de l'un est souvent tout opposé à celui de l'autre, on voit assez

 

1 Act., XXVIII, 20.

 

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quelle confusion ce serait, et quelles divisions s'ensuivraient, si chacun , dans toute sa conduite, n'avait point d'autre principe que d'agir selon qu'il lui plaît. Voilà pourquoi les Pères, et entre les autres saint Bernard, ont tant déclamé contre cette propre volonté , et l'ont regardée comme la ruine des sociétés les plus régulières. Mais voici l'avantage inestimable de l'obéissance religieuse : c'est que toutes ces volontés particulières , elle les réunit dans une même volonté universelle et commune, qui est la volonté de Dieu, et qui nous est déclarée dans nos règles, et par la bouche de nos supérieurs. Ainsi, malgré la diversité et même la contrariété des esprits et des inclinations, elle conserve l'ordre, l'unanimité, la paix.

Pour mieux comprendre ce précieux avantage de l'obéissance, et pour mieux reconnaître la sagesse de Dieu dans l'institution des ordres religieux, il n'y a qu'à considérer les dérèglements de notre volonté et ses égarements, lorsqu'elle est abandonnée à elle-même. C'est une volonté aveugle : elle réside dans le cœur, qui lui-même n'est que ténèbres et qu'obscurité; c'est une volonté inconstante et volage : aujourd'hui nous voulons, et demain nous ne voulons plus; maintenant un exercice est de notre goût, et bientôt ensuite il nous ennuie et nous rebute ; c'est une volonté incertaine et irrésolue : en mille rencontres on ne sait à quoi s'en tenir, ni quel parti prendre ; c'est une volonté capricieuse et bizarre : souvent on veut sans raison, et même contre toute raison ; c'est une volonté dure et opiniâtre : on a toutes les peines du monde à céder jusque dans les moindres sujets, et il suffit qu'on nous contredise pour nous obstiner davantage; c'est une volonté hautaine et impérieuse, jalouse de ses prétendus droits, et délicate sur tout ce qui les blesse : si vous entreprenez de la gêner en quoi que ce soit, elle s'élève, et ne cherche qu'à secouer le joug. Que dirai-je de plus ? c'est une volonté violente et précipitée dans ses désirs : s'ils ne sont promptement satisfaits, elle s'impatiente, elle murmure, elle éclate; c'est une volonté artificieuse et trompeuse : les prétextes ne lui manquent jamais pour séduire l'esprit, et pour le prévenir en sa faveur. Mais par-dessus tout, c'est une volonté perverse et criminelle : tout ce qui lui est défendu, c'est là qu'elle se porte par un penchant de la nature corrompue et ennemie de la loi. Telles sont, dis-je, les malignes qualités de la volonté humaine; telles en sont les dispositions, et pour les connaître, nous n'avons qu'à nous consulter nous-mêmes. Or à tout cela il faut un correctif; et ce correctif si nécessaire, c'est l'obéissance.

En effet, cette volonté aveugle, l'obéissance la dirige; cette volonté inconstante et volage, l'obéissance la fixe ; cette volonté incertaine et irrésolue, l'obéissance la détermine ; cette volonté capricieuse et bizarre, l'obéissance la redresse ; cette volonté dure et opiniâtre, l'obéissance la fléchit ; cette volonté impérieuse et hautaine, l'obéissance la soumet ; cette volonté violente et précipitée, l'obéissance la réprime ; cette volonté artificieuse et trompeuse, l'obéissance la dévoile; enfin, cette volonté perverse et criminelle, l'obéissance la sanctifie. Que de merveilles ! et de là que d'heureux fruits doivent naître ! Car toutes les volontés dirigées de la sorte et conduites par l'obéissance, fixées et déterminées, redressées, fléchies, soumises, réprimées, éclairées, sanctifiées, s'ajustent alors et s'accordent aisément entre elles. C'est une même main qui leur donne l'impression, un même moteur qui les remue, un même guide qui leur trace la voie, un même législateur qui les gouverne, et qui, à la faveur de la lumière divine qu'il reçoit d'en haut, prend soin de les assortir tellement ensemble, qu'elles ne heurtent point les unes contre les autres. De cette manière se vérifie ce qu'a prédit autrefois le Prophète, savoir: qu'on verrait le lion et l'agneau paître en repos dans les mêmes pâturages, et se ranger sous le même pasteur : c'est-à-dire que, sans égard a la différence des pays, des tempéraments, des humeurs, on verrait parmi des personnes religieuses, et sous le même chef, la concorde et l'uniformité la plus parfaite.

Quel est l'état du monde où l'on soit exempt de toute dépendance, et où l'on fasse toutes ses volontés ? Je dis plus, et je demande quel est même l'état du monde où l'on ne soit pas continuellement obligé de rompre sa volonté, de renoncer à sa volonté, d'agir contre sa volonté, et dans les choses souvent les plus rebutantes et les plus contraires à notre sens?

Cet état de franchise dont je parle, cet état de pleine liberté, est-ce la cour? mais qui ne sait pas quelle est la vie de la cour; et y a-t-il esclave plus esclave que tout ce qui s'appelle gens de cour? Est-ce la profession des armes? mais toute la discipline militaire n'est-elle pas fondée sur l'obéissance et sur l'obéissance la plus héroïque, jusqu'à braver les périls, jusqu'à répandre son sang, jusqu'à risquer sa vie et à la perdre ? Sont-ce les dignités, les charges, les ministères

 

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publics ? mais n'est-il pas évident que, sous une spécieuse apparence, ce sont dans la pratique des assujettissements perpétuels et très-réels, à moins qu'on ne veuille, par un abus énorme, en négliger toutes les fonctions et en abandonner tous les devoirs ? Est-ce la conduite particulière de chaque maison, de chaque famille? mais est-il une famille qui puisse bien se soutenir, si la subordination y manque; et peut-on vivre sans trouble dans une maison, si l'on n'use incessamment de condescendance les uns envers les autres, aux dépens de ses propres inclinations? Est-ce le commerce ordinaire du monde? mais ce commerce du monde, tout aisé et tout agréable qu'il paraît, n'a-t-il pas ses lois, et des lois très-importunes et très-onéreuses? Quelles mesures et quels égards n'exige-t-il pas? A combien de coutumes et de modes, de bienséances et de complaisances n'asservit-il pas ? Il faut donc partout savoir se captiver, savoir prendre sur soi et se gêner, savoir obéir et plier. Il le faut, et voici où tout cela tend, voici le point où j'en veux venir. Car c'est une leçon sensible et palpable pour nous: je dis pour nous, soumis à la règle et à l'observance religieuse. Nous sommes dans un état de sujétion, nous portons le joug; mais c'est le joug du Seigneur: et pour nous l'adoucir, si quelquefois il nous semble pesant et incommode, tournons les yeux vers le monde. Voyons dans le monde comment des hommes dépendent d'autres hommes, comment des hommes obéissent à d'autres hommes, et quels sont enfin ces hommes de qui l'on dépend et à qui l'on obéit. De là bientôt nous apprendrons comment, dans la maison de Dieu, nous devons obéir à Dieu même.

On hait le monde dans soi-même, mais on l'aime dans autrui. Parlons plus clairement. On renonce au monde, à tout rang, à toute distinction, et l'on se réduit, en se dévouant à Dieu, dans un état humble, obscur, dépendant. Voilà, ce semble, le monde détruit dans nous, le voilà comme anéanti. Mais cependant on sait qu'une famille où l'on a pris naissance, et à qui l'on appartient par une étroite proximité, prospère dans le monde; on sait qu'elle parvient à des places honorables,  et  c'est à quoi  l'on est  extrêmement sensible, de quoi l'on s'applaudit intérieurement dans l'âme, sur quoi l'on fait au dehors éclater sa joie. Si c'était par une pure affection du sang et de la nature, ce sentiment serait plus tolérable, quoiqu'il ne fût pas assez religieux. Mais il y a plus : car on est bien aise de savoir que des proches sont dans la splendeur, parce qu'il en doit rejaillir sur nous quelque rayon, parce qu'on acquiert ainsi une nouvelle considération , parce que des égaux dans une communauté, et même des supérieurs, nous traiteront avec plus de ménagement et plus de circonspection. Secrète complaisance qu'on nourrit dans le fond du cœur, malgré les airs modestes dont on s'étudie à la couvrir. Or est-ce là un détachement parfait, ou plutôt n'est-ce pas une des plus subtiles illusions de l'amour-propre, qui veut sauver du débris tout ce qu'il peut, et d'une part se dédommager de ce qu'il a perdu de l'autre ?

Le monde nous quitte beaucoup plus vite que nous ne le quittons. A-t-il besoin de nous; malgré notre éloignement, il sait bien nous retrouver : mais avons-nous besoin de lui, il commence à nous méconnaître. Ainsi, du moment qu'une jeune personne a pris le saint voile et qu'elle s'est engagée au Seigneur, c'est une illusion, si désormais elle se persuade qu'une famille et des proches s'intéressent fort à ce qui la regarde. Je conviens qu'il y a là-dessus des exceptions à faire ; mais les exceptions ne servent qu'à confirmer la règle générale. Saint Bernard l'éprouvait lui-même de son temps, et le témoignait à une dame de piété, en la remerciant de ses aumônes et de ses largesses. Vous nous prévenez, lui écrivait-il, vous nous comblez de vos grâces; et nous en sommes d'autant plus touchés, qu'il n'y a entre vous et nous aucune autre alliance que celle de la charité. Car pour ce qui est de nos parents, ajoutait ce Père , en est-il un seul qui ait soin de nous ? en est-il un, je ne dirai pas qui s'informe de nous, ni qui soit en peine de nous, mais même qui pense à nous ? Nous sommes pour eux comme un vase cassé, qu'on jette et dont on ne fait nul usage (1).

Ces expressions, quoique fortes, ne nous marquent rien dont une fréquente et longue expérience n'ait dû nous convaincre. Toutefois il est étonnant de voir avec quel empressement, quelle vivacité , quelle ardeur, des personnes religieuses entrent dans les intérêts de leurs familles, je dis dans les intérêts temporels. D'aimer ses parents , on le doit, pourvu que ce ne soit point un amour trop naturel, et qu'on se contente de les aimer en Dieu et selon Dieu. Aidons-les de nos prières, donnons-leur les conseils du salut, contribuons de tout notre

 

1 Propinquis nostris fucti sumus tanquam vas perditum. (Bern., 118.)

 

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pouvoir à la sanctification de leurs âmes : mais du reste qu'avons-nous affaire de leurs desseins, de leurs vues ambitieuses, de leur établissement, de leur fortune, de leurs prétentions, de leurs procès? Pourquoi nous ingérer en tout cela, et nous inquiéter de tout cela? Hé! du moins mourons au monde comme le monde meurt à nous.

Le Fils de Dieu disait à ses apôtres : Vous êtes dans le monde, mais vous n'êtes pas du monde, N'y a-t-il point de personnes religieuses au regard de qui l'on devrait renverser la proposition, et à qui, dans un sens tout opposé, l’on pourrait dire : Vous n'êtes pas dans le monde, mais vous êtes du monde ?

Il n'est point absolument contre l'état d'un religieux de voir le monde et de converser avec le monde : mais dans quelle vue doit-il y aller, et comment y doit-il paraître? comme l'ambassadeur d'un prince va dans un pays étranger. Cette comparaison est d'autant plus juste, qu'elle est fondée sur la parole même de saint Paul : Nous faisons la fonction d'ambassadeurs au nom de Jésus-Christ et par Jésus-Christ (1) Or le ministre d'un prince, pourquoi va-t-il dans une cour étrangère, et de quelle manière s'y comporte-t-il ? Il y va, non point de son mouvement, ni par une inclination particulière, mais précisément parce qu'il y est envoyé. Il ne pense point à y ménager d'autres intérêts que les intérêts de son maître. S'il y fait des liaisons, des connaissances, ce n'est que par rapport à ce maître, et qu'autant qu'elles peuvent être utiles au service de son maître. C'est de concert avec son maître qu'il agit en tout, de son maître qu'il prend tous les ordres, à son maître qu'il rend compte de toutes ses démarches ; car il est l'homme du prince qui le députe, et pourvu que ce maître qu'il sert soit content de son ministère, il lui importe peu que ceux auprès de qui il l'exerce l'approuvent ou ne l'approuvent pas : ce ne sont pour lui que des étrangers, et ce n'est point d'eux qu'il fait dépendre sa fortune, ni chez eux qu'il a dessein de s'établir.

Belle image d'un religieux qui, par une vocation apostolique, sort de sa retraite pour se communiquer au monde. Le monde lui est comme étranger, et néanmoins il y va ; mais pourquoi et comment ? parce que Dieu l'y destine, selon que Dieu l'y destine, dans le même esprit que Dieu l'y destine. Il est l'homme de Dieu, et par conséquent il ne s'emploie dans le monde qu'à ce qui regarde Dieu et qu'à ce qui

 

1 2 Cor., V, 20.

 

peut glorifier Dieu. Voilà le point où il dirige toutes ses réflexions, toutes ses intentions, tous ses soins. Le reste, quoi que ce soit, ne l’affectionne et ne le touche en aucune sorte : tellement que s'il cessait de trouver cette gloire de Dieu et ce bon plaisir de Dieu dans le commerce qu'il a avec le monde, il renoncerait à toute habitude au dehors, et se tiendrait profondément enseveli dans l'obscurité d'une vie retirée et cachée.  Disposition toute religieux et toute sainte. Mais que serait-ce si, prenant l'essor et s'émancipât volontiers d'une certaine observance régulière,  il voyait le momie par goût ; si, dis-je, il voyait le monde, parce que le monde lui plaît, parce que le silence et la solitude l'ennuient,  parce qu'ennemi d'un travail qui applique, il cherche d'oisives conversations qui l'amusent ; s'il voyait le monde pour se faire un nom, pour acquérir du crédit et de la réputation, pour s'insinuer auprès dû] grands et en être reçu avec distinction; s'il voyait le monde pour avoir part à ses douceurs,  pour en tirer des soulagements et des secours, pour se rendre la vie plus agréable et plus commode? Chose bien déplorable, quand le monde, par un usage trop fréquent, devient à un religieux comme une demeure propre, tandis que sa propre maison,  par le dégoût qu'il en conçoit, n'est plus pour lui que comme un lieu de passage ou comme un exil.

Que de scènes se passent dans le monde, surtout à certains temps et à certaines conjonctures ! Guerre entre les Etats, batailles sanglantes, victoires et défaites, négociations, traités de paix, alliances, intrigues de cour, établissements de fortune, décadences et révolutions : mille autres événements dans la société humaine plus particuliers et moins éclatants, mais très-connus toutefois et très-remarquables : les uns qui s'avancent et les autres qui demeurent, les uns qui gagnent et les autres qui perdent, les uns qui se réjouissent et les autres qui gémissent; ceux-là qui brillent dans une haute réputation, et ceux-ci qui tombent dans le décri et la confusion: morts subites, coups imprévus, procès, dissensions: que dirai-je encore, ou que n'aurais-je pas à dire, si j'entreprenais d'en venir à un détail immense dans son étendue? Or là-dessus quelle diversité de sentiments selon la diversité des intérêts! que de discours et de raisonnements! que d'agitations et de mouvements ! On va, on vient, on délibère, on prend des mesures ; tout est en alarmes, tout est en feu dans une cour, dans un royaume, dans une province, dans un quartier.

 

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Cependant une âme religieuse dans le fond de sa solitude, où elle se plaît et qu'elle aime, ignore tout cela, et par conséquent n'en ressent pas le moindre trouble; ou si peut-être, pour m'expliquer de la sorte, à travers les murs qui lui servent de rempart contre le monde, et où elle se tient close et à couvert, le bruit de tout cela pénètre enfin jusqu'à ses oreilles, son cœur n'en est pas plus ému, ni son repos plus altéré : pourquoi ? parce qu'elle n'a personnellement aucune part à tout cela. Ce n'est pas néanmoins qu'elle soit absolument insensible à tout ce qui arrive parmi le monde. Elle s'y intéresse assez pour recommander à Dieu les affaires publiques ; assez pour s'employer auprès de Dieu en faveur de ceux qu'elle sait être, ou dans l'égarement, ou dans la peine, et avoir plus besoin de l'assistance divine : mais du reste a-t-elle satisfait là-dessus à ce que la charité lui inspire, elle reprend tranquillement ses exercices ordinaires et ne s'inquiète pas davantage, s'appliquant l'oracle du Fils de Dieu, et se disant à elle-même : Laissez les morts ensevelir leurs morts (1).

Il est donc vrai, et ce n'est point une contradiction de dire, que si dans un sens nul n'est plus sujet ni plus dépendant que le religieux, nul aussi dans un autre sens, et un sens très-réel, n'est plus libre ni plus indépendant.

La demeure, le vêtement, l'aliment, c'est à quoi saint Paul veut qu'un chrétien borne ses

 

1 Matth., VIII, 22.

 

espérances en cette vie, et c'est aussi, à plus juste titre, où la pauvreté religieuse doit se renfermer.  Mais en cela même il faut distinguer trois choses :  le nécessaire, le commode, le superflu :  le nécessaire que la raison demande, le commode que la sensualité recherche, le superflu dont l'orgueil se pare et qui entretient le faste.  Or quelle est la différence du mondain et du religieux? C'est que l'homme du monde, sans se resserrer précisément à ce qui suffit, et ne le comptant pour rien, prétend avoir toutes ses commodités,  et aller jusqu'à l'abondance et à la superfluité ; au lieu que le religieux,  fidèle observateur de la pauvreté qu'il  a vouée,  s'en tient au pur nécessaire. D'où vient encore une autre différence très-essentielle; car comme le commode et le superflu n'ont point de bornes, et qu'au contraire le simple nécessaire par lui-même est limité, il arrive de là que les gens du monde ne goûtent jamais ce qu'ils ont, étant sans cesse agités de nouveaux désirs, et voulant toujours être plus à leur aise et dans une plus grande abondance; tandis que le religieux, qui a su se fixer, use tranquillement de ce que son état lui accorde : il est content, parce qu'il ne souhaite rien davantage ; et il ne souhaite rien davantage, parce qu'il est content. A force de vouloir être heureux, on cesse de l'être; et dès que l'on consent à l'être moins, surtout qu'on y consent par principe de religion,  c'est alors qu'on l'est véritablement et solidement.

 

FIN DES  PENSÉES  DIVERSES.

 

 

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