MERCREDI  CAREME V

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SERMON POUR LE MERCREDI  DE LA CINQUIÈME SEMAINE.
SUR L'ÉTAT DU PÉCHÉ ET L'ÉTAT DE LA GRACE.

 

ANALYSE.

 

Sujet. Si vous ne voulez pas me croire, croyez à mes œuvres, afin que vous connaissiez et que vous croyiez que mon Père est en moi, et que je suis dans mon Père.

Il fallait que Jésus-Christ, pour être saint, fût dans Dieu, et que Dieu fût en lui. Sans cela il n'eût pu dire, comme il le dit aujourd'hui, que toutes ses œuvres rendaient témoignage en sa faveur, et qu'elles étaient devant Dieu d'un prix infini. Ainsi voulons-nous connaître la valeur de nos actions et le fruit que nous en pouvons espérer; jugeons-en par le principe d'où elles parlent, et voyons si elles sont faites dans l'état du péché ou dans l'état de la grâce. Deux états dont j'ai à vous entretenir dans ce discours, par rapport au mérite de nos œuvres.

Division. Rien n'est plus important pour nous que de nous enrichir pour le ciel. D'où je forme ces deux propositions. Etat du péché, état souverainement malheureux, parce qu'alors, quoi que fasse le pécheur, son péché en détruit devant Dieu tout le mérite; première partie. Etat de la grâce, état souverainement heureux, parce qu'alors, pour peu que fasse le juste, la grâce qui le sanctifie en relève devant Dieu le mérite ; deuxième partie.

Première partie. Etat du péché, état souverainement malheureux, parce qu'alors, quoi que fasse le pécheur, son péché en détruit devant Dieu tout le mérite. Je ne dis pas que nos actions, bonnes d'elles-mêmes, en conséquence du péché nu dans l'état

 

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du péché, deviennent mauvaises et criminelles. Erreur condamnée dans le concile de Constance. Je ne dis pas non plus que l’état du péché les rende absolument inutiles pour le salut, puisqu'alors elles disposent le pécheur à sa conversion, et qu'elles lui servent de moyens pour retourner à Dieu. Mais je dis que nos actions même vertueuses et surnaturelles, faites dans l'état du péché, ne méritent rien pour le ciel; et ce qu'il y a de plus déplorable, qu'elles ne recouvrent jamais ce mérite qu'elles ont une fuis perdu. Sur quoi j'avoue d'abord que je ne puis assez admirer la profondeur et la sévérité des jugements de Dieu. Car enfin, je ne suis pas surpris que les actions les plus éclatantes selon le monde soient souvent les plus indignes des récompenses de Dieu, parce qu'elles sont souvent les plus vicieuses dans leur fonds. Je ne suis pas surpris que certaines vertus morales ne soient comptées pour rien devant Dieu, parce que ce sont des vertus purement humaines. Je conçois même comment des actions chrétiennes, au moins en apparence, sont cependant rejetées de Dieu, parce qu'elles se trouvent corrompues dans l'intention et dans le motif. Mais que des actions vraiment religieuses et saintes dans toutes leurs circonstances, hors qu'elles n'ont pas été faites dans l'état de la grâce, soient éternellement et absolument perdues, c'est ce qui me fait trembler, et ce qui m'apprend combien le péché est un mal à craindre,

Or, l'arrêt néanmoins en est porté dans l'Ecriture, et l'Apôtre lui-même l'a prononcé, en disant aux Corinthiens : Quoi que je fasse, et quoi que mon zèle m'inspire, si je ne suis pas en grâce avec Dieu et si je n'ai pas la charité, c'est en vain que je travaille. D'où saint Chrysostome conclut que Dieu donc a bien en horreur le péché, puisque, tout bon qu'il est, il n'a, pour un seul péché, nul égard à ce qu'il y a d'ailleurs de plus héroïque et de plus grand. Voyons-en les raisons. J'en trouve surtout deux.

Première raison, tirée de l'état ou de la disposition habituelle du pécheur. Car l'état du péché est un état de mort. Or, dans un état de mort, comment faire des actions de vie? et si ce ne sont pas des actions de vie, comment mériteraient-elles la plus excellente de toutes les vies, qui est la vie de la gloire ? C'est donc dans cet état qu'on peut dire au pécheur ce que l'ange de l'Apocalypse disait à un des premiers évêques de l'Eglise : Scio opera tua, quia nomen habes quod vivas, et mortuus es.

Approfondissons encore cette pensée. Selon tous les Pères et les théologiens, le péché anéantit l'homme en quelque manière, et le réduit, par une espèce de destruction, à n'être plus rien dans l'ordre de la grâce. Or, d'un rien on ne doit rien attendre. Les pécheurs se sont endormis, disait David, et dans cet état il leur est arrivé ce qui arrive quelquefois à un homme qui dort. Il se croit riche; mais à son réveil il n'aperçoit rien dans ses mains.

Seconde raison, fondée sur la nature du mérite. Nos actions ne sont méritoires pour l'éternité qu'autant qu'elles sont consacrées et comme divinisées par Jésus-Christ. Or, pour cela, il faut que nous soyons unis à Jésus-Christ par la charité. Tandis que cette union subsiste, nos actions tirent de lui une vertu particulière ; mais ôtez cette communication, nous devenons, selon la ligure de l'Evangile, comme des sarments inutiles. Prophète, disait Dieu, parlant à Ezéchiel, que veux-tu que je fasse du sarment? On met en œuvre tout autre bois; mais le bois de la vigne, sans force, sans solidité, à quoi est-il propre qu'à jeter au feu ? Tel est l'état d'un homme séparé de Jésus-Christ par le péché.

Mais si cela est, que pouvons-nous dire de la plupart des hommes? Omnes declinaverunt ; simul inutiles facii sunt. Combien peu de chrétiens, engagés dans le commerce du monde, sont en état d'agir utilement pour Dieu et pour eux-mêmes.

Cependant devez-vous conclure de là que dans l'état du péché il ne faut donc plus se mettre en peine de bien faire, ni de bien vivre, puisque les oeuvres les plus saintes ne sont de nulle valeur? Raisonnement impie. Au contraire, 1° il y a des œuvres d'obligation que vous ne pouvez omettre dans l'état même du péché, sans vous rendre coupable d'un nouveau péché ; 2° vous devez tâcher, non-seulement par ces œuvres d'obligation, mais par des œuvres de surérogation, à toucher la miséricorde de Dieu et à fléchir sa justice. En use-t-on autrement dans le monde, surtout à la cour? et que ne fait-on point pour rentrer dans la grâce du prince, quand on s'est attiré son indignation?

Deuxième partie. Etat de la grâce, état souverainement heureux, parce qu'alors, pour peu que fasse le juste, la grâce, qui le sanctifie, en relève devant Dieu le mérite. Il y a une espèce d'émulation entre la miséricorde de Dieu et sa justice; en sorte qu'autant qu'il est sévère à l'égard du pécheur, autant est-il miséricordieux à l'égard du juste. Pour dédommager les hommes des pertes qu'ils devaient faire dans l'état du péché, il a voulu, dit le chancelier Gerson, qu'ils pussent acquérir dans l'état de la grâce, par les moyens les plus faciles, des richesses infinies. Faites-vous un trésor pour le ciel; et de quoi? des moindres actions, des moindres souffrances. Ramassez tout, jusques aux fragments. Quels sont ces fragments, demande saint Grégoire, pape ? ce sont mille petits mérites que nous négligeons, et que nous pouvons recueillir. Avec peu, reprend saint Bernard, on gagne beaucoup auprès de Dieu. Ce que nous faisons n'est rien, et ce qu'il nous promet comprend tout. Cent pour un, voilà le traité qu'il fait avec nous.

Aussi le Fils de Dieu dans l'Evangile s'engage à nous donner son royaume; pourquoi? pour un verre d'eau. Où donc est noire prudence, si nous ne profilons pas d'une telle libéralité? Le laboureur no néglige pas son grain, sous prétexte que c'est peu de chose; mais il le cultive, parce qu'il sait que ce grain, tout petit qu'il est, contient toute l'espérance de l'avenir. Ainsi devons-nous ménager tant d'occasions qui se présentent tous les jours de mériter devant Dieu, et c'est néanmoins de quoi nous ne tirons nul avantage.

Cependant ne cessons point d'admirer le pouvoir de la grâce sanctifiante. Car dans cet état, il n'est pas même nécessaire que nos œuvres soient saintes par elles-mêmes; c'est assez, quoiqu'elles soient indifférentes de leur nature, que la charité les dirige et que la grâce les anime. Vous me demandez sur quoi tout ceci est fondé : sur trois belles qualités qui conviennent au juste, et qui le distinguent devant Dieu. 1° Qualité d'ami de Dieu; 2° qualité de ministre de Dieu ; 3° qualité de membre incorporé à Jésus-Christ, qui est l'Homme-Dieu.

1° Qualité d'ami de Dieu. D'un ami tout est bien reçu, et les moindres services de sa part ont un agrément particulier. Vous avez blessé mon cœur, dit l'Epoux à l'âme fidèle ; et par où l'avez-vous blessé ? par l'éclat d’un de vos yeux, et pour un cheveu de votre tête. Que signifie cela, sinon que le cœur de Dieu est aussi bien touché de la fidélité du juste dans les petites choses que dans les grandes ?

2° Qualité de ministre de Dieu, parce que le juste, agissant comme juste, agit pour Dieu et au nom de Dieu. Or, quand les Saints agissaient au nom de Dieu, que n'ont-ils pas fait avec les plus faibles instruments? Moïse avec une baguette remplit l'Egypte de prodiges.

3° Qualité de membre incorporé à Jésus-Christ, qui est l'Homme-Dieu. Car du moment que nous sommes en grâce avec Dieu, nous ne faisons plus qu'un corps avec Jésus-Christ. Par conséquent c'est Jésus-Christ qui agit en nous. Or, si c'est Jésus-Christ qui agit en nous, de quel prix doivent être toutes nos actions ! Du reste, que ne fait-on pas pour s'enrichir et pour s'agrandir dans le monde? Si je vous disais que dans l'état de la grâce tout réussit et tout prospère selon le monde, quelle ardeur allumerais-je tout à coup dans vos cœurs? Et si j'ajoutais que cette prospérité temporelle est attachée aux moindres exercices du christianisme, avec quel zèle vous les verrait-on pratiquer! Or, ce que je ne puis vous dire à l'égard du monde et de ses faux biens, je vous le dis par rapport à Dieu et au bonheur que vous en devez attendre. Jusques à quand, ô mon Dieu, les enfants des hommes aimeront-ils la bagatelle? Dissipez le charme qui les aveugle. Pénétrez-les d'une crainte salutaire du péché; et inspirez-leur une haute estime de votre grâce.

 

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Si mihi non vultis credere, operibus credite, et cognoscatis et credatis quia Pater in me est, et ego in Patre.

 

Si vous ne voulez pas me croire, croyez à mes œuvres, afin que vous connaissiez et que vous croyiez que mon Père est en moi, et que je suis dans mon Père. (Saint Jean, chap. X, 38.)

 

Madame *,

 

Quelque idée que nous ayons de la sainteté de Jésus-Christ, il fallait pour être saint, que Dieu fût en lui et qu'il fût dans Dieu ; et il n'a même été le Saint des saints que parce que Dieu était en lui, et qu'il était en Dieu l'une façon plus particulière et par une union beaucoup plus intime. Si Dieu, par une supposition chimérique, eût cessé d'être avec lui et dans lui, ou que lui-même il eût cessé d'être avec Dieu et dans Dieu, dès là il eût cessé d'être ce qu'il était; et ce que nous appelons Jésus-Christ, ou plutôt ce qui serait resté de Jésus-Christ, c'est-à-dire son humanité ainsi délaissée et abandonnée à elle-même, eût été dans une impuissance absolue d'agir pour Dieu, et de rien faire d'agréable à Dieu. Mais parce que ce Sauveur des hommes et ce Fils inique de Dieu était dans son Père, et qu'il agissait toujours avec son Père et au nom de son Père, il pouvait bien dire, comme il le dit aux Juifs dans notre évangile, que toutes ses œuvres rendaient témoignage en sa faveur, et qu'elles étaient devant Dieu d'un prix infini : Opera quœ ego facio in nomine Patris met, hœc testimonium perhibent de me (1). Appliquons-nous cette vérité, Chrétiens; car ce qui était vrai de Jésus-Christ, notre chef et notre modèle, l'est autant par proportion de nous-mêmes; et si nous voulons bien connaître la valeur de nos actions et le fruit que nous en pouvons espérer, jugeons-en par le principe don elles partent, et voyons si c'est dans l'état du péché qu'elles sont faites, ou dans l'état de la grâce. Etat du péché, état de la grâce, deux états l'un à l'autre directement opposés ; deux états qui partagent le christianisme et presque toutes les sociétés du monde, avec cette triste inégalité que le nombre des pécheurs ennemis de Dieu parle péché est infiniment au-dessus de celui des justes unis à Dieu par la grâce ; deux états dont j'entreprends de vous faire voir aujourd'hui l'essentielle différence, non point en général, mais par rapport à notre intérêt propre. Heureux si je puis ainsi vous donner de l'un toute l'horreur qu'il mérite, et de l'autre toute l'estime qui lui est due! Je vais mieux encore vous expliquer mon dessein après que

 

* La reine.

 

1 Joan., X, 25.

 

nous aurons salué Marie, en lui disant : Ave, Maria.

 

De tous les intérêts de l'homme, le plus important, c'est le salut : par conséquent, de tous les soins de l'homme dans la vie, celui qui le doit occuper préférablement à tout autre et même uniquement, c'est le soin du salut. C'est dis-je, le soin de s'enrichir pour cette demeure céleste où nous sommes tous appelés, et qui doit être le terme de notre course; de travailler pour cela, d'agir pour cela, de rapporter là tontes nos pensées, tous nos désirs, toutes nos œuvres; enfin de grossir chaque jour ce trésor de gloire qui nous est promis, en grossissant chaque jour le trésor de nos mérites. Voilà, mes chers auditeurs, le souverain point de la sagesse chrétienne ; et si nous nous aimons solidement nous-mêmes, voilà le précieux avantage dont nous devons être jaloux, et le bien durable et permanent que nous devons rechercher. Riches pour le ciel, il nous importe peu de l'être pour la terre, puisque les richesses de la terre sont périssables ; et riches pour la terre, si vous ne l'êtes pas poulie ciel, au milieu de cette opulence fastueuse que vous étalez avec tant de pompe aux yeux des hommes, vous êtes pauvres devant Dieu, et dans une misère d'autant plus déplorable que vous en devez ressentir éternellement les effets. S'il y a donc un état où rien ne nous profite pour l'éternité bienheureuse, et un état au contraire où rien ne soit perdu de tout le bien que nous pratiquons, c'est par là qu'il faut juger de l'un et de l'autre : et c'est aussi la grande règle que je prends pour vous faire connaître le malheur d'une âme dans l'état du péché, et l'inestimable prérogative du juste dans l'état de la grâce sanctifiante. En effet, dans l'état du péché, l'homme n'est plus en Dieu ni avec Dieu, parce que le péché l'en sépare ; et dans l'état de la grâce, le juste est avec Dieu et en Dieu, parce que le propre de la grâce sanctifiante est de l'y tenir étroitement uni. Or, puisque le pécheur est séparé de Dieu, il n'agit plus avec Dieu, et par là même rien de tout ce qu'il fait ne peut plaire à Dieu. Puisque le juste est uni à Dieu, c'est avec Dieu qu'il agit, et, par une suite infaillible, tout ce qu'il fait est agréé de Dieu. De là je forme deux propositions qui vont partager ce discours. Etat du péché, état souverainement malheureux; pourquoi? parce qu'alors, quoi que fasse le pécheur, son péché en détruit devant Dieu tout le mérite : c'est la première

 

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partie. Etat de la grâce, état souverainement heureux; pourquoi? parce qu'alors, pour peu que fasse le juste, la grâce qui le sanctifie en relève devant Dieu le mérite : c'est la seconde partie. Deux pensées que j'ai à développer, et théologie sublime que je tâcherai de rendre également sensible et instructive.

 

PREMIÈRE  PARTIE.

 

Pour éclaircir la première proposition que j'ai avancée, et qui, toute fondée qu'elle est sur les principes de la foi les plus solides, ne laisse pas d'avoir besoin d'explication, il faut d'abord en déterminer le sens, et vous le faire bien comprendre. Quand donc je dis que le péché anéantit la valeur et le mérite de toutes nos bonnes actions, prenez garde, je ne dis pas que nos actions, bonnes d'elles-mêmes, en conséquence du péché ou dans l'état du péché, deviennent mauvaises et criminelles : ce serait une erreur grossière, autrefois soutenue par Wiclef, mais condamnée solennellement dans le concile de Constance. Non, Chrétiens, quelque désordre que cause à l'âme le péché, sa malignité ne va pas jusque-là. Fussions-nous chargés devant Dieu de tous les crimes, nous pouvons encore dans cet état faire des actions vertueuses, honorer Dieu, secourir les pauvres, obéir à nos supérieurs, pratiquer mille autres devoirs de piété et de justice. Non-seulement nous le pouvons, mais nous le devons, parce que l'état du péché ne nous en dispense pas ; et quoique alors Dieu nous considère comme ses ennemis, il nous commande néanmoins tout cela ; et malgré cette qualité d'ennemis, il nous en récompense quelquefois, selon la doctrine de saint Augustin, par des prospérités et des grâces temporelles, comme il récompensa, dit ce Père, les vertus des Romains par l'empire et la monarchie du monde, qu'il leur donna. Or, Dieu, qui est juste et saint, n'aurait garde de nous commander ce qui ne pourrait être en nous que vicieux et corrompu : beaucoup moins nous en récompenserait-il, et bénirait-il une telle obéissance. D'où je conclus que dans l'état même du péché nous pouvons donc faire des actions honnêtes et louables : maximes de religion dont il ne nous est pas permis de douter.

Bien plus : quand je dis que nos bonnes œuvres dans l'état de péché n'ont aucun mérite devant Dieu, ma pensée n'est pas que l'état du péché les rende absolument inutiles pour le salut. A Dieu ne plaise que je sois dans ce sentiment ! je sais trop quel est sur ce point la doctrine du concile de Trente, et ce que tonte la théologie nous enseigne. Jeûner, prier, faire des aumônes, mortifier sa chair lorsqu'on est séparé de Dieu par le péché, non-seulement ce sont des actions vertueuses, mais des actions surnaturelles et d'un ordre divin, qui disposent le pécheur à sa conversion, et qui lui servent de moyens pour retourner à Dieu : Quis scit si convertatur et ignoscat (1) ? Qui sait, disait le prophète, si Dieu ne sera point touché de tout ce que vous faites, et si tout ce que vous faites ne l'obligera point à user envers vous de miséricorde? Toutes ces œuvres ont donc en effet quelque vertu pour nous réconcilier avec Dieu ; et si Dieu, remarque Théophylacte, n'exauce pas les pécheurs jusqu'à faire en leur faveur des miracles, conformément à ces paroles de l'aveugle-né : Scimus quia peccatores Deus non audit, il faut toutefois convenir, ajoute ce savant interprète, que les pécheurs, à force de prières et de vœux, obtiennent tous les jours des secours de grâces qui les convertissent enfin, et qui opèrent dans eux ces changements de mœurs et de vie que nous admirons. Autrement le publicain de l'Evangile aurait inutilement prié, quand il disait : Seigneur, ayez pitié de moi qui suis un pécheur : Si peccatores Deus non audit, frustra publicanus diceret : Deus propitius esto mihi peccatori. Il est donc encore vrai que, dans l'état du péché et dans la disgrâce de Dieu , on peut faire des œuvres qui, connue des dispositions, contribuent à nous rapprocher de lui et à nous sauver.

Mais cette vérité ainsi supposée, voici ce que j'ai ensuite à vous déclarer : c'est qu'encore que l'état du péché n'exclue point toute action vertueuse, ni même toute action surnaturelle, il est pourtant de la foi que les actions, quoique vertueuses et même surnaturelles, faites dans l'état du péché, ne méritent rien pour le ciel; que Dieu, dans l'ordre de la gloire, ne leur a promis nulle récompense ; qu'il ne nous en tiendra jamais compte dans l'éternité ; et que, du moment qu'elles ne sont pas marquées du sceau de la grâce sanctifiante, elles ne nous donnent nul droit à l'héritage des enfants de Dieu, et à cette couronne de justice que Dieu, comme souverain rémunérateur, réserve à ses élus. Ce qu'il y a de plus déplorable, c'est qu'elles ne recouvrent jamais ce mérite qu'elles ont une fois perdu : et lors même que nous rentrons dans la voie du salut, elles demeurent

 

1 Jon., III, 9.

 

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toujours stériles et infructueuses; jusque-là que, quand nous serions du nombre des prédestinés , ce ne sera point pour ces actions, toutes saintes qu'elles ont été, que Dieu nous béatifiera; mais qu'elles seront toujours oubliées, toujours réprouvées, parce qu'elles n'ont point eu ce germe de vie qui devait les animer, et les rendre agréables et méritoires. Voilà, chrétienne compagnie, le point important que j'ai à développer; et j'avoue d'abord que je ne puis assez admirer ici la profondeur et la sévérité des jugements de Dieu. Car enfin, s'il était permis d'en juger selon les premières vues de la raison humaine, je ne m'étonne pas que les actions les plus éclatantes et les plus glorieuses selon le monde soient souvent les plus indignes des récompenses de Dieu : pourquoi ? parce qu'elles sont souvent les plus vicieuses dans leur fonds. Combien de grands seront damnés pour les mêmes choses qui leur ont attiré l'admiration et les applaudissements des peuples? On les louait de leurs entreprises; et leurs entreprises, dit saint Augustin, étaient souvent des injustices énormes. Ils se rendaient célèbres par leurs conquêtes : et leurs conquêtes, ajoute ce Père, en parlant des héros du paganisme, n'étaient communément que des brigandages publics. Je ne suis point surpris que certaines vertus, qui sont en effet des vertus, et qui, comme telles, servent d'ornement et de lien à la société civile, l'honnêteté, la probité, la fidélité, l'équité dans le commerce, l'intégrité dans les jugements, la régularité dans les mariages, la modestie dans les succès, la force et la constance dans les malheurs, ne soient ordinairement comptées pour rien devant Dieu ; parce que ce sont des vertus purement humaines, qui, delà manière qu'elles se pratiquent dans le monde, n'ont point la foi pour principe. Je conçois même (ce qui arrive tous les jours), comment des actions chrétiennes, au moins en apparence, sont cependant rejetées de Dieu, parce qu'elles se trouvent corrompues dans l'intention et dans le motif; dévotions que la vanité soutient, ferveurs de zèle que l'intérêt allume, exercices de pénitence et de bonnes œuvres dont l'hypocrisie se pare : voilà ce que je comprends. Mais que des actions vraiment religieuses et saintes dans toutes leurs circonstances, et à quoi il ne manque rien, hors qu'elles n'ont pas été faites dans l'état de la grâce, soient éternellement et absolument perdues : ah ! mes chers auditeurs, c'est là ce qui me fait trembler; et si nous savons peser les choses dans la balance du sanctuaire, c'est par où nous devons connaître combien le péché est un mal à craindre, et quelles en sont les funestes conséquences.

Or l'arrêt, Chrétiens, en est porté dans l'Ecriture; et saint Paul lui-même l'a prononcé. Non, mes Frères, disait-il, écrivant aux Corinthiens, quoi que je fasse, et quoi que mon zèle m'inspire, si je ne suis en grâce avec Dieu et si je n'ai la charité de Dieu, c'est en vain que je travaille. Quand je parlerais le langage des anges, quand j'aurais distribué tous mes biens aux pauvres, quand j'aurais livré mon corps au feu et que j'aurais souffert tous les tourments ; quand je ferais des miracles et que j'aurais assez de foi pour transporter les montagnes; sans la grâce et la charité qui l'accompagne, je ne suis rien, et tout ce que je fais ne me sert à rien. Ainsi parlait cet homme apostolique. D'où saint Chrysostome concluait (ce que nous devons conclure nous-mêmes avec lui) que Dieu donc a bien en horreur le péché, puisqu'un seul péché suffit pour faire disparaître à ses yeux et pour anéantir dans son estime ce qu'il y a d'ailleurs de plus héroïque et de plus grand. Car Dieu, dont la nature n'est que bonté, et que toutes ses inclinations portent à nous faire du bien ; Dieu, qui, selon la doctrine des théologiens, se plaît à récompenser au delà du mérite, et qui ne punit jamais le péché autant que le péché est punissable, ne réprouverait pas des actions saintes en elles-mêmes, telles que sont les bonnes œuvres du pécheur, si elles avaient la moindre proportion avec cette gloire qui doit être le prix de nos mérites. Il faut donc qu'elles en soient bien indignes, puisque Dieu positivement les exclut, et qu'il y ait de puissantes raisons qui l'obligent à exercer une si rigoureuse justice.

Or, quelles sont ces raisons? c'est ce que je vous prie d'écouter. Première raison, tirée de l'état ou de la disposition habituelle du pécheur. Qu'est-ce que l'état du péché ? Apprenez, Chrétiens, ce que vous êtes quand Dieu cesse d'être avec vous, et que vous cessez par le péché d'être avec lui. L'état du péché, répond le docteur angélique, saint Thomas, est proprement un état de mort. De là vient que le péché est appelé mortel, parce qu'il éteint en nous, et qu'il fait mourir, pour ainsi dire, la grâce et la charité, qui sont les principes de la vie. Spiritus est qui vivificat (1), disait le Sauveur du monde : c'est l'Esprit de Dieu qui vivifie, et qui nous communique à tous, en qualité de justes et d'enfants de Dieu, une vie

 

1 Joan., VI, 64.

 

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surnaturelle. Que fait le péché? Il étouffe cet Esprit, ou, pour parler plus exactement, il l'éloigné de nous ; et par cette séparation, il réduit notre âme dans une espèce de mort plus terrible mille fois que cette mort naturelle, qui nous cause d'ailleurs tant d'effroi. Mystère que l'apôtre saint Jacques exprimait si bien, quand il disait que le péché, au moment qu'il s'accomplit, engendre la mort : Peccatum vero cum consummatum fuerit, generat mortem (1).

Or, voilà, mes chers auditeurs, ce qui détruit d'abord tout le mérite des bonnes œuvres du pécheur : car comment, dans un état de mort, pourrait-il faire des actions de vie? et, ne pouvant faire des actions de vie, comment pourrait-il mériter la plus excellente et la plus parfaite de toutes les vies, qui est la vie de la gloire? Comprenez, s'il vous plaît, la force de cette raison. Tout ce qui est fait dans Dieu, dit saint Augustin, porte le caractère de la vie de Dieu; car c'est ainsi qu'il interprète ces paroles de l'Evangile : Quod factum est in ipso, vita erat (2) ; c'est-à-dire que toutes nos bonnes actions, tandis que Dieu demeure en nous, et que nous demeurons en lui par la grâce, sont autant d'actions vivantes qui se rapportent à cette vie bienheureuse et immortelle que nous attendons. Mais dans l'état du péché, nous sommes, pour parler de la sorte, hors de Dieu ; et comme Dieu est la vie de notre âme, elle ne peut, séparée de Dieu, opérer que des actions de mort. Quelque résolution qu'elle prenne, quelque effort qu'elle fasse, quelque devoir qu'elle pratique, elle ne vit plus, et par conséquent il n'y a plus rien en elle qui soit vivant et animé; et parce qu'il est impossible que des actions mortes puissent jamais conduire à la vie, la récompense éternelle que Dieu nous prépare étant, selon le témoignage de Jésus-Christ, la souveraine et première vie : Hœc est autem vita œterna, ut cognoscant te (3), il s'ensuit qu'entre cette récompense et les plus saintes actions du pécheur, il ne peut y avoir de proportion. C'est donc dans cet état que l'on peut bien nous dire sans figure ce que l'ange de l'Apocalypse disait à un des premiers évêques de l'Eglise : Scio opera tua, quia nomen habes quod vivas, et mortuus es (4) ; Je sais quelles sont vos œuvres; mais je sais au même temps de quel œil Dieu les regarde, et qu'elles ne peuvent être devant lui de nulle valeur. Vous satisfaites à vos devoirs, vous accomplissez votre

 

1 Jac, I. 15. — 2 Ibid., 3. — 3 Joan., XVII, 3. — 4 Apoc, III, 1.

 

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ministère, vous avez de la religion, et vous en donnez même des marques publiques : mais avec cela vous n'êtes rien moins que ce que vous paraissez; car on vous croit vivant et vous êtes mort. Vos actions dans la substance sont les mêmes que celles des justes : vous priez comme eux, vous offrez à Dieu le sacrifice comme eux ; vous exercez la miséricorde aussi bien qu'eux, et peut-être plus abondamment qu'eux : mais ce péché secret, dont votre conscience est infectée, gâte tout, corrompt tout, en sorte que vous n'amassez pas et que vous ne recueillez pas avec eux : pourquoi ? parce qu'étant mort, vous n'êtes plus comme eux en état de travailler pour cette vie future, qui doit être leur partage : Quia nomen habes quod vivas, et mortuus es.

Approfondissons encore cette pensée. Quelle est, selon les Pères de l'Eglise et les théologiens, l'essence du péché, et en quoi consiste sa malice? Les uns prétendent que le péché est quelque chose de positif et de réel; et les autres, que ce n'est qu'un pur néant et une privation totale de la grâce. Saint Augustin s'est déclaré, ce semble, pour la première de ces deux opinions, et saint Bernard pour la seconde. Mais, quoi qu'il en soit, ils sont convenus que si le péché n'était pas un néant, au moins avait-il la vertu d'anéantir l'homme en quelque manière, et de le réduire, par une espèce de destruction, à n'être plus rien dans l'ordre de la grâce. C'est ce que David confessa lui-même, quand il commença à ouvrir les yeux, et à découvrir le désordre de sa conduite. Il est vrai, Seigneur, dit-il à Dieu, que le péché a fait dans moi un prodigieux changement. Au moment que la passion qui m'a porté à le commettre s'est emparée de mon esprit et s'est allumée dans mon cœur, je me suis trouvé, par la plus malheureuse destinée, ou plutôt par un juste abandon de votre grâce, réduit au néant : Quia inflammatum est cor meum, et renes mei commutati sunt. Et ego ad nihilum redactus sum, et nescivi (1). Je ne le savais pas , ô mon Dieu! mais enfin vous me l'avez fait connaître, et désormais je n'envisagerai plus mon péché comme un simple mal, mais comme la source de tous les maux et l'anéantissement de tous les biens : Ad nihilum redactus sum. En effet, dit saint Augustin, n'être plus à Dieu, n'être plus pour Dieu, n'être plus, comme le pécheur, avec Dieu ni en Dieu, c'est même un état pire que de cesser absolument d'être. D'où vient que l'Apôtre, pour exprimer la nature du péché,

 

1 Psalm., LXXII, 22.

 

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n'avait point d'expression plus énergique et plus propre que celle-ci : Si je ne suis en grâce auprès de mon Dieu, je ne suis rien : Si charitatem non habuero, nihil sum (1). Or d'un rien, reprend Guillaume de Paris, on ne doit rien attendre ; et il y a de la contradiction que ce qui n'est rien soit capable de mériter. Car toute action présuppose l'être ; et dans un pécheur tout l'être de la grâce est anéanti. C'est encore ce que nous marque le Prophète royal dans ces paroles du psaume soixante-quinzième : Dormierunt somnum suum, et nihil invenerunt omnes viri divitiarum in manibus suis (2). Les pécheurs, dit-il, se sont endormis : voilà l'assoupissement des consciences criminelles : et dans cet état il leur est arrivé ce qui arrive tous les jours à un homme qui dort. Tout pauvre qu'il est, il se figure quelquefois des richesses immenses dont il devient possesseur, il augmente ses revenus, il accumule trésors sur trésors : mais tout cela n'est qu'en idée , car à son réveil il se trouve les mains vides, et aussi pauvre que jamais : Et nihil invenerunt omnes viri divitiarum in manibus suis. Il en est de même du pécheur. Le pécheur, en pratiquant de bonnes œuvres, croit s'enrichir devant Dieu, et cependant rien ne lui profite. Il est assidu au service divin, il est charitable envers les pauvres, il est dur à lui-même ; je le veux : mais , dans le sommeil du péché où il est enseveli, tout cela n'est qu'un songe; et quand la mort vient, qui est comme le réveil de l'âme, il n'aperçoit rien dans ses mains : Et nihil invenerunt in manibus suis. Il ne doit pas s'en étonner, poursuit saint Jérôme; car, puisqu'en qualité de pécheur il est lui-même réduit au néant, la raison veut qu'il ne trouve que le néant. Autrement le néant trouverait l'être ; et, si j'ose ainsi parler, le plus abominable de tous les néants, qui est le péché, trouverait le plus saint de tous les êtres, qui est Dieu.

Seconde raison fondée sur la nature du mérite. Ceci me paraît encore plus touchant. D'où pensez-vous, mes chers auditeurs, que procède le mérite de nos bonnes œuvres, je dis ce mérite surnaturel qui les rend dignes de la gloire et de l'héritage céleste ? Est-ce de la substance même de nos œuvres ? Ce sérail une erreur insoutenable de le présumer. Non, mes Frères, dit saint Paul, ce n'est point sur ce fondement que nous devons établir notre espérance. Quelque sainteté qu'il y ait dans nos actions, nos actions prises en elles-mêmes n'ont rien qui les élève à ce degré d'excellence. Si

 

1 1 Cor., XIII, 1. — 2 Psalm., LXXV, 6.

 

elles méritent le royaume de Dieu, c'est parce qu'elles sont consacrées et comme divinisées par Jésus-Christ, qui en est aussi bien que nous le principe, et qui, par l'étroite liaison qu'il y a entre lui et nous, se les rend propres et leur donne une heureuse fécondité. Voilà, dit l'ange de l'école, saint Thomas, d'où dépend tout le mérite des justes. Or, pour cela il faut que nous soyons unis à Jésus-Christ par la charité ; et pour user de la comparaison de Jésus-Christ même, il faut que nous lui soyons attachés comme les branches de la vigne à leur cep. Car il est le cep de la vigne, et nous en sommes les branches : Ego sum vitis, vos palmites (1). Et comme les branches de la vigne séparées de leur cep ne portent aucun fruit et sont incapables d'en porter, ainsi ne produirons-nous jamais un seul fruit de grâce et de salut, si nous ne sommes , selon le terme de l'Apôtre, entés sur Jésus-Christ : In quo complantati facti sumus (2). Tandis que cette union subsiste, toutes nos actions tirent de lui une vertu particulière ; de même que les branches de la vigne tirent du cep à quoi elles tiennent, le suc ou la sève qui les nourrit. Mais ôtez cette communication, nous devenons comme des sarments inutiles : Sicut palmes non potest ferre fructum a semetipso, ita et vos nisi in me manseritis (3). Or, tel est votre état, Chrétiens, dans le péché. Il vous détache de Jésus-Christ. Dès là veillez, priez, humiliez-vous ; jamais par toutes vos veilles , par toutes vos prières, par vos plus profonds abaissements, vous n'acquerrez le moindre degré de gloire : pourquoi? parce que vous êtes alors, mon cher auditeur, une branche coupée et desséchée. Comparaison que le Fils de Dieu empruntait de la vigne, et non des autres plantes ni des autres arbres, pour nous donner à entendre , remarque saint Augustin, que comme il n'y a point de bois plus inutile que celui de la vigne, quand il est une fois hors de son cep, aussi n'est-il rien de plus infructueux que les bonnes œuvres du pécheur, lorsqu'il est séparé de Jésus-Christ. Prophète, disait Dieu parlant à Ezéchiel, que veux-tu que je fasse de ce sarment? Fili hominis, quid fiet de ligno vitis ex omnibus lignis nemorum (4). On met en œuvre tout autre bois ; mais le bois de la vigne, sans force, sans solidité, à quoi est-il propre qu'à jeter au feu ? C'est ainsi, prophète, ajoutait le Seigneur, que je regarde les habitants de Jérusalem. Ils se sont retirés de moi pour se livrer à leurs passions; or, sache

 

1 Joan., XV, 5. — 2 Rom., VI, 5. — 3 Joan., XV, 4. — 4 Ezech., XV, 2.

 

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que tandis qu'ils sont dans cet état, je n'accepte plus leurs sacrifices, que je méprise leurs jeûnes, que je les réprouve comme un bois stérile et de nul usage : Propterea hœc dicit Dominus : Quomodo erit vitis inter ligna sylvarum, sic erunt habitatores Jerusalem (1). Or, c'est à nous-mêmes, Chrétiens, aussi bien qu'aux Juifs, que Dieu faisait cette menace; et c'est cette même menace que notre divin Maître a renouvelée dans la suite des temps, et que nous lisons au quinzième chapitre de saint Jean : Si quis in me non manserit, mittetur foras sicut palmes, et arescet, et in ignem mittent, et ardet (2).

Mais si cela est, que pouvons-nous dire de la plupart des hommes? Ce que disait David en se représentant avec douleur l'iniquité de son siècle : Omnes declinaverunt, simul inutiles facti sunt (3). N'appliquons point ces paroles aux païens et aux idolâtres; laissons les hérétiques et les schismatiques; ne parlons point des libertins et des athées; ne comprenons pas même dans ce nombre certains pécheurs insolents qui, connaissant Dieu par la foi, font profession de le renoncer par leurs œuvres ; c'est à des sujets moins odieux et plus dignes de compassion que je m'adresse. Combien peu de chrétiens engagés dans le commerce du monde sont en état d'agir utilement pour Dieu et pour eux-mêmes, si pour agir de la sorte il faut être ami de Dieu ? De ceux que nous appelons gens d'honneur, gens de probité, et qui comme tels vivent dans l'exercice de leur religion, combien peu , au milieu des occasions et des dangers à quoi le monde les expose, conservent cette pureté de conscience si nécessaire pour se maintenir dans la grâce de Dieu? Désolation générale que déplorait le Prophète : Omnes declinaverunt, simul inutiles facti sunt. Ils se sont tous égarés, et en s'égarant, ils se sont tous rendus inutiles : inutiles pour Dieu, et inutiles pour eux-mêmes; pour Dieu, qui ne se tient plus honoré du bien même qu'ils font ; pour eux-mêmes, parce que tout ce qu'ils font, quoi que ce soit, n'est point marqué dans le livre de vie : en sorte que faisant même le bien, et le faisant avec ardeur et avec persévérance, ils ne font rien : Non est qui faciat bonum, non est usque ad unum (4). S'ils osaient s'en plaindre à Dieu et lui en demander la raison; s'ils osaient lui dire comme ces Israélites : Quare jejunavimus et non aspexisti? humiliavimus animas nostras,  et nescisti (5).

 

1 Ezech., XV, 3.—  2 Joan., XV, 6.— 3 Ps., LII, 4.— 4 Psal., LII, 4 — 5 Isaï., LVIII, 3.

 

Pourquoi, Seigneur, n'avez-vous pas daigné jeter les yeux sur nous, quand nous nous sommes prosternés devant vos autels? pourquoi avons-nous jeûné, sans que vous ayez paru le savoir et y prendre garde? Dieu, toujours sûr de la droiture et de l'équité de sa conduite, leur ferait la même réponse qu'à cette nation infidèle : In die jejunii vestri invenitur voluntas vestra (1) ; c'est que sous ces beaux dehors de pénitence vous cachez un cœur criminel, une haine dont rien ne peut adoucir l'amertume, une injustice dont même vous ne faites nul scrupule, un attachement opiniâtre à quoi vous ne voulez pas renoncer. Voilà, dirait le Dieu d'Israël, voilà le ver qui corrompt le fruit de vos meilleures actions. Ne le cherchez point ailleurs que dans vous-mêmes. C'est ce péché qui, vous dépouillant de ma grâce, a ruiné le fond de votre mérite. Seminastis multum, et intulistis parum (2); vous avez beaucoup semé, mais votre misère est qu'au temps de la moisson vous n'aurez rien à recueillir : vous avez bâti, mais sur le sable; et au lieu d'édifier de l'or, de l'argent, des pierres précieuses, vous n'avez édifié que du bois et de la paille.

Contemplez-vous, mes Frères, dans ce tableau : telle est votre vie et tel est votre malheur tout ensemble. Cependant devez-vous conclure de là que dans l'état du péché il ne faut donc plus se mettre en peine de bien faire ni de bien vivre; qu'il faut quitter tout, abandonner tout, puisque les œuvres les plus saintes ne sont plus alors de nulle valeur? Ah ! Chrétiens , c'est un des prétextes du libertinage et un des obstacles les plus ordinaires à la pénitence des pécheurs. On dit : Je suis dans l'habitude du péché et dans la disgrâce de Dieu : pourquoi donc prier? pourquoi m'acquitter des devoirs delà religion? que m'en reviendra-t-il, et quel avantage en pourrai-je tirer? Raisonnement impie, qui ne peut être suggéré que par l'esprit tentateur, et suivi que d'un funeste désespoir. Non, mon cher auditeur, ce n'est point là le parti que vous avez à prendre. Si par un criminel attachement à la créature vous êtes tombé dans la haine de votre Dieu, il ne faut point ajouter encore à ce déplorable état une illusion si pernicieuse. Vous êtes pécheur, et c'est pour cela même que vous devrez pratiquer de bonnes œuvres, afin de disposer Dieu à vous donner une grâce de conversion, et de vous disposer vous-même à vous convertir. Car il est de la foi que vous ne disposerez

 

1 Isaï., LVIII, 3. — 2 Aggeœ, I, 6.

 

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jamais Dieu à se réconcilier avec vous que par les œuvres de la pénitence chrétienne ; et que sans les œuvres de la pénitence chrétienne vous ne vous disposerez jamais vous-même à rentrer en grâce avec lui. Outre les œuvres d'obligation, que vous ne pouvez omettre dans l'état même du péché, sans vous rendre coupable d'un nouveau péché, n'est-il pas juste que vous tâchiez encore, par des œuvres de surérogation, à toucher la miséricorde de Dieu, et à fléchir sa justice? En use-t-on autrement dans le monde, surtout à la cour? Quand, par une faute dont on ne tarde guère à se repentir, et que l'on paie bien cher, on s'est attiré l'indignation du prince, quels efforts ne fait-on pas pour s'en rapprocher? que ne met-on pas en usage pour le prévenir? amis,  patrons, prières, larmes,  protestations de zèle, que n'emploie-t-on   pas?  Or  voilà,   homme du monde, où le péché vous a réduit. Vous êtes ce criminel d'état, dégradé auprès de Dieu de tout mérite; on vous dit que votre ferveur et vos bonnes œuvres peuvent contribuer à vous rétablir dans la possession de cette grâce que vous avez perdue, et que c'est la seule ressource qui vous reste ; mais vous la négligez, et parce que vous êtes pécheur, vous prétendez encore avoir droit de demeurer sans action et sans soin. Est-ce raisonner en chrétien? est-ce même raisonner en homme? Mais le bien que vous ferez dans cet état, dites-vous, sera inutile : inutile dans un sens, j'en conviens ; mais infiniment avantageux dans l'autre : inutile, parce qu'il ne vous rendra pas encore digne de la gloire; mais infiniment avantageux, parce qu'il vous disposera à la pouvoir mériter : inutile , parce que Dieu ne le récompensera jamais ; et souverainement nécessaire, parce qu'il engagera Dieu à vous rappeler de votre égarement, et à vous remettre dans la voie du salut. La conséquence que vous devez donc tirer, c'est de rompre au plus tôt vos liens et de sortir promptement de votre péché, pour commencer à jouir du privilège de l'état de grâce, qui sanctifie jusqu'à nos moindres actions, et les rend précieuses devant Dieu, comme je vais vous le montrer dans la seconde partie.

 

DEUXIÈME PARTIE.

 

Il y a dans Dieu, dit le Prophète royal, une espèce d'émulation entre sa miséricorde et sa justice : en sorte que l'une contrebalance toujours l'autre, que l'une sert de tempérament à faillie, que l'une doit être mesurée par l'autre, et que l'une et l'autre enfin, quoique par des voies entièrement opposées, concourent néanmoins de concert au salut de l'homme. C'est par un effet de sa justice que Dieu, se resserrant dans les bornes d'une étroite sévérité, veut que les plus saintes œuvres du pécheur soient sans mérite et sans fruit; et c'est aussi par un effet de sa miséricorde qu'ouvrant son sein et dispensant ses dons sans mesure, il veut que les moindres actions du juste soient récompensées d'une éternité de gloire. Ecoutez comment raisonne là-dessus le chancelier Gerson. Car Dieu, dit-il, pour dédommager les hommes des pertes qu'ils devaient faire dans l'état du péché, a voulu qu'ils pussent acquérir dans l'état de la grâce, par les moyens les plus faciles, des richesses infinies. Thesaurizate vobis thesauros in cœlo (1). Faites-vous un trésor pour le ciel : et de quoi, Seigneur, le composerons-nous ce trésor? De mille choses que vous avez entre les mains, et qui, bien ménagées, suffisent pour vous enrichir devant Dieu ; de certaines peines que vous endurez, de certaines mortifications que vous essuyez, de certains emplois que vous exercez, de certains devoirs que vous rendez, des actions même les plus communes. Ramassez tout jusques aux fragments, afin que rien ne périsse : Colligite fragmenta, ne pereant (2). Tout cela vous paraît de peu de valeur; mais si vous êtes en grâce avec Dieu, tout cela, sanctifié par la charité de Dieu, sera d'un grand prix.

Et que signifient ces fragments? demande saint Grégoire, pape. Ah! mes Frères, ce sont mille petits mérites que notre lâcheté, jointe à la dissipation de notre esprit, nous fait négliger, mais qui seraient pour l'autre vie une abondante provision, si nous avions soin de les recueillir. Ne vous imaginez pas, ajoute ce Père, qu'il n'y ait que les grandes choses qui fassent les grands saints : erreur. Les hommes, il est vrai, de peu ne font jamais beaucoup, et souvent même de beaucoup ne font rien : mais Dieu qui de rien a tout fait, et qui dans l'ordre de la grâce a une vertu encore plus puissante que dans l'ordre de la nature, de nos plus petites actions sait tirer nos plus grands mérites. Avec peu, dit saint Bernard, on gagne tout auprès de lui; et la charité que possèdent les justes a établi entre lui et eux un commerce aussi divin qu'il est rare et singulier. En quoi singulier et divin? En ce que, pour l'avantage de l'homme, les choses y sont excessivement prisées et infiniment rabaissées. Je m'explique. Ce que l'homme fait pour Dieu n'est rien, ou presque rien; et

 

1 Matth., VI, 20. — 2 Joan., VI, 12.

 

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ce que Dieu promet à l'homme est un bien qui comprend tout, et que l'Ecriture par excellence appelle tout bien : Ostendam tibi omne bonum (1). Cependant/en vertu du commerce que la charité établit entre Dieu et le juste, ce rien de l'homme produit au juste un souverain bonheur, et ce tout de Dieu lui est donné, selon saint Paul, pour le plus faible effort qu'il lui en coûte , et pour un moment de tribulation, Momentaneum hoc et leve tribulationis nostrœ, œternum gloriœ pondus operatur in nobis (1). D'homme à homme, poursuit saint Bernard, ce serait usure, et une usure criminelle ; mais si c'est une usure à l'égard de Dieu, non-seulement elle est permise, mais elle est louable, mais elle est sainte, mais elle est digne de Dieu même. Cent pour un, voilà le traité qu'il fait avec nous : Centuplum accipiet (3). En sorte qu'on peut bien appliquer aux justes ce que le Prophète royal, quoique dans un sens tout différent, disait des Israélites : Pro nihilo habuerunt terram desiderabilem (4). Ils ont eu pour rien cette terre bienheureuse, qui doit être l'objet de nos désirs. Qu'est-ce à dire, qu'ils l'ont eue pour rien? Oui, pour rien, répond saint Jérôme, parce qu'en effet ils l'ont acquise et méritée par des actions de nul éclat, par de légères observances , par quelques pratiques de piété, de charité, d'humilité. Ce n'était rien aux yeux des hommes; mais par là néanmoins ils sont arrivés à l'héritage des enfants de Dieu : Pro nihilo habuerunt terram desiderabilem.

Aussi le Fils de Dieu, dans l'Evangile, ne fait pas seulement dépendre le salut des actions héroïques; il ne nous dit pas seulement : Vous parviendrez à ma gloire en quittant le monde, en vous dépouillant de vos biens , en souffrant le martyre ; il ne l'attache pas même uniquement aux préceptes de la loi, dont la pratique est plus difficile , et qui sont d'une perfection plus relevée, au sacrifice d'un ressentiment, à l'oubli d'une injure, à l'amour d'un ennemi. Mais que fait- il ? il prend de toutes les actions chrétiennes la plus aisée ; et pour un verre d'eau donné en son nom, il nous promet son royaume, et nous le promet avec serment : Amen dico vobis, non perdet mercedem suam (5). Et pour combien de temps encore nous le promet-il? pour toujours : In perpetuas œternitates (6). Remarquez cette expression du prophète : ce n'est pas seulement pour une éternité, mais en quelque sorte pour autant d'éternités que nous aurons pratiqué de devoirs, puisqu'il n'y

 

1 Exod., XXXII, 19. — 2 Cor., IV, 17, — 3 Matth., XIX, 29. — 4 Ps., CV, 24. — 5 Matth., X, 42. — 6 Dan., XII, 3.

 

en aura pas un qui n'ait sa récompense, et une récompense éternelle. Ah! mes Frères, s'écrie saint Bernard, où est notre zèle , où est notre foi, si ces motifs ne nous touchent pas?et à quoi sommes-nous sensibles, s'ils ne sont pas capables de nous exciter et de nous piquer? Ouest notre prudence, si nous ne travaillons pas comme des hommes persuadés que ces œuvres, quoique passagères , ne passent point ; et que, pour être faites dans le temps, elles n'en sont pas moins les plus précieuses semences de l'éternité ? Nescitis quod non transeunt opera nostra, sed velut quœdam œternitatis semina jaciuntur. Si le laboureur négligeait son grain, sous prétexte que c'est peu de chose, et s'il le dissipait au lieu de le mettre dans le sein de la terre, ne le traiterait-on pas d'insensé? Il est vrai, lui diriez-vous, c'est peu de chose en apparence que ce grain ; mais , tout petit qu'il est maintenant, il contient toute l'espérance de l'avenir; et quand vous le laissez perdre, vous ne renoncez à rien moins qu'à une ample récolte que vous en pouviez attendre.

Faisons-nous la même leçon. Car voilà, mes chers auditeurs, l'idée véritable de la vie lâche et paresseuse de tant de justes. Voilà le désordre à quoi tous les jours nous sommes sujets, vous dans le monde, et moi, si je n'y prends garde, dans la profession religieuse. Dieu, par une protection toute spéciale, nous préservant des chutes grièves, il ne tiendrait qu'à nous que toutes nos œuvres ne fussent autant de gages d'une glorieuse immortalité, et qu'à proportion de la ferveur qui les animerait, elles ne rendissent les une trente, les autres soixante, et plusieurs même jusqu'à cent, selon la parabole de l'Evangile. Dans le commerce du monde, combien d'occasions avez-vous sans cesse de pratiquer la patience , la soumission , l'abnégation chrétienne? vous le savez, et vous ne le dites que trop. Et moi-même, dans ma profession, combien de sacrifices aurais-je à faire de ma volonté, de ma liberté , de mon esprit, des aises et des commodités de la vie? je le reconnais à ma confusion, et j'en fais publiquement l'aveu pour ma propre instruction. Qu'est-ce que tout cela, sinon ce grain évangélique, cette divine semence qui rendrait notre vie féconde? Mais au lieu de tant de richesses que nous pourrions amasser, nous languissons dans une triste disette : tout nous échappe des mains, ou rien presque ne profite dans nos mains: soit lâcheté et tiédeur, soit dissipation d'esprit et distraction, soit embarras et soins superflus, soit habitude, soit vanité, il y a toujours dans

 

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nos actions un ver qui en altère la vertu et qui en arrête le fruit.

Cependant ne cessons point d'admirer le pouvoir de la grâce sanctifiante. Car, dans cet état, il n'est pas même toujours nécessaire, dit saint Thomas, que nos œuvres, pour être des œuvres de salut, soient saintes par elles-mêmes : c'est assez, quoiqu'elles soient indifférentes de leur nature, que la charité les dirige et que la grâce les sanctifie. Ainsi l'Apôtre nous l'a-t-il appris, lorsqu'il disait aux Corinthiens, non pas précisément : Soit que vous jeûniez ou que vous laquiez à la prière; mais même : Soit que vous buviez ou que vous mangiez : Sive manducatis sive bibitis (1), faites tout pour la gloire de Dieu : Omnia in gloriam Dei facite; et la gloire que vous procurerez à Dieu servira à la vôtre, et vous donnera un droit légitime à cette couronne fie justice qu'il vous réserve. Il n'y a rien que de naturel dans ces actions considérées seulement en elles-mêmes, je le sais ; mais la grâce, ce germe sacré et ce levain de bénédiction, qui se répandra dans toute la masse de vos actions, en rehaussera le prix, et les élèvera à un ordre supérieur. Ah! Chrétiens, quelle consolation pour une âme juste et fervente, si nous goûtions, selon la parole de saint Paul, les choses du ciel ! Quœ sursum sunt sapite (2). Quelle impression ferait sur nos cœurs une vérité si touchante ! Vous me demandez sur quoi elle peut être fondée? le voici, et c'est par là que je finis. Car je la trouve établie sur trois belles qualités, qui conviennent au juste et qui le distinguent devant Dieu : qualité d'ami de Dieu, qualité de ministre de Dieu, et qualité de membre incorporé à Jésus-Christ, qui est l'Homme-Dieu.

Qualité d'ami de Dieu. Oui, mon cher auditeur, cette bonne œuvre, quelle qu'elle soit d'ailleurs, est dans la personne du juste une action d'ami. Faut-il s'étonner si Dieu la fait tant valoir, et s'il ouvre les trésors de sa gloire pour la récompenser? D'un ami tout est bien reçu, et les moindres services de sa part ont un agrément et un mérite particulier. Dieu aime le juste; et sans avoir les imperfections et les faiblesses de l'amitié, parce que l'amitié n'est point en lui une passion comme elle l'est en nous, il en a toute l'ardeur et tout le zèle, d'où il s'ensuit que toutes les œuvres du juste, même les moins importantes, sont agréables à Dieu. Or, ce qui est digne de la complaisance de Dieu, est digne de gloire aussi longtemps qu'il plaît à Dieu de l'agréer; et parce que

 

1 1 Cor., X, 31. — 2 Coloss., III, 2.

 

cette action sera éternellement agréée de Dieu, il faut qu'éternellement elle ait sa récompense. Voyez comment Dieu s'en explique lui-même à l'âme fidèle qu'il traite de sœur et d'épouse bien aimée : Vulnerasti cor meum, soror mea sponsa; Vous avez blessé mon cœur, lui dit-il, et par où ? In uno oculorum tuorum, et in uno crine colli tui  (1) : Par l'éclat de vos yeux, et par un cheveu de votre tête. Qu'entend-il par là, demandent les Pères, ou que nous fait-il entendre, si ce n'est, répond saint Bernard, que son cœur est aussi bien touché de la fidélité du juste dans les plus petites choses que dans les grandes? Car cet œil brillant de lumière nous marque ce qu'il y a de plus éclatant dans la sainteté ; et ce cheveu de la tête, au contraire, nous représente ce qu'il y a de moins remarquable. Mais Dieu envisage tout à la fois l'un et l'autre dans son épouse, et se laisse tout à la fois gagner par l'un et par l'autre : Vulnerasti cor meum in uno oculorum tuorum, et in uno crine colli tui. Or, il n'est pas étonnant que ce qui gagne au juste le cœur de Dieu, lui gagne le royaume de Dieu.

Qualité de ministre de Dieu : comment ? c'est que le juste, agissant comme juste, agit pour Dieu et au nom de Dieu. Or, quand les Saints agissaient au nom de Dieu , dit saint Chrysostome, que n'ont-ils pas fait avec les plus faibles instruments? Moïse avec une baguette, remplit l'Egypte de prodiges. Samson, avec un reste d'ossements, défit des milliers d'hommes. Elie, avec un manteau, divisa les eaux du Jourdain. L'ombre de saint Pierre guérit les maladies les plus mortelles. Qu'est-ce que cette baguette, ce manteau, cet ossement, cette ombre? Les actions du juste ne sont-elles pas encore plus nobles, et par conséquent, dans les mains du juste, ne sont-elles pas encore plus efficaces auprès de Dieu?

Enfin, qualité de membre incorporé à Jésus-Christ, qui est l'Homme-Dieu. Car, du moment que nous sommes en grâce avec Dieu, nous ne faisons plus qu'un corps avec Jésus-Christ, nous n'agissons plus que comme ses membres, nous ne vivons plus que de son esprit, ou plutôt ce n'est plus nous qui vivons, mais Jésus-Christ qui vit en nous : Vivo ego, jam non ego, vivit vero in me Christus (2). Or, si Jésus-Christ vit en nous, c'est Jésus-Christ qui agit en nous; et s'il agit en moi, toutes mes œuvres sont donc marquées de son sceau et revêtues de ses mérites. Par conséquent, chaque action que je fais est un fonds pour l'éternité, et un fonds

 

1 Cant., IV, 9.— 2 Galat., II, 20.

 

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d'autant plus précieux, que c'est dans un sens l'action de Jésus-Christ plus même que la mienne. Que ne disent pas les théologiens , quand ils parlent de l'humanité sainte de cet adorable Rédempteur? Un seul acte de sa volonté, une larme de ses yeux, une parole de sa bouche, aurait mérité la rémission de tous les péchés du monde; pourquoi? parce que tout cela, quoique humain, partait d'une personne divine. Je sais que quand ce divin Médiateur agit en moi, il n'agit pas avec la même perfection ; mais toujours est-il vrai que tout le bien que je pratique vient de lui; et puisqu'il vient de lui, il n'est point au-dessous de la souveraine béatitude. Ainsi je m'adresse à Dieu avec une sainte confiance, et j'ose lui dire : Vous me la devez, Seigneur, cette suprême félicité, et votre justice aussi bien que votre parole y est engagée : car ce peu que je vous offre n'est pas de moi, mais du Sauveur que vous m'avez donné ; et si ce que je vous demande est grand, tout grand qu'il est, il n'excède point les mérites de votre Fils.

Voilà, Chrétiens, ce que dit le juste ; voilà ce que vous pouvez dire à chaque moment de la vie, parce qu'il n'y a point de moment dans la vie que vous ne puissiez sanctifier par une œuvre chrétienne et méritoire. Si vous ne profitez pas de cet avantage, c'est que vous ne le connaissez pas, ou que vous êtes moins touchés des intérêts de votre salut que des intérêts du monde. Car, que ne faites-vous pas pour vous élever et vous agrandir dans le monde? Vous y pensez , vous y travaillez sans relâche, vous en ménagez toutes les occasions; vous n'attendez pas qu'elles se présentent, vous les cherchez, vous les prévenez, parce que vous vous êtes laissé infatuer de la fortune du monde et de ses faux biens. Mais pour ce véritable et solide bien, qui doit être le terme de votre espérance ; mais pour ce bien , le seul de tous les biens capable de combler les désirs de votre cœur; mais pour ce bien incorruptible, et que le temps ne finit point; mais pour ce bien qui est en Dieu, et qui n'est rien moins que Dieu, c'est sur quoi vous vivez dans l'oubli le plus profond et dans la plus mortelle indifférence.

Ah! mon cher auditeur, si je vous disais que, dans l'état de la justice chrétienne et de la grâce, tout réussit et tout prospère selon le monde, qu'on s'avance à la cour, qu'on parvient aux premiers rangs et aux premiers ministères, qu'on a part à toutes les faveurs du prince ; que c'est par là qu'on grossit ses revenus, par là qu'on établit sa famille, par là qu'on se fait un grand nom et qu'on éternise sa mémoire : quel feu et quelle ardeur j'allumerais tout à coup dans vos cœurs ! La pénitence a-t-elle rien de si austère, et la religion rien de si parfait qui vous étonnât? C'est alors que vous commenceriez à être chrétien, si toutefois avec de telles vues on pouvait l'être. Mais, si j'ajoutais que cette prospérité temporelle est attachée aux moindres exercices du christianisme; que tout y peut servir, une pensée, un sentiment, un désir, une parole, un regard, un geste, et qu'il ne tient qu'à une condition, qui est l'innocence de l'âme; quels soins vous verrais-je prendre et quels efforts feriez-vous, ou pour vous maintenir, ou pour rentrer dans cette voie sainte dont les issues vous paraîtraient si heureuses? Or, ce que je ne puis vous dire à l'égard du monde et de ses faux biens, je vous le dis par rapport à Dieu et au bonheur que vous en devez attendre. Vos jours, si vous le voulez, seront des jours pleins, parce que la grâce, si vous le voulez, en les sanctifiant les remplira : Dies pleni invenientur in eis (1) : au lieu que ce sont des jours vides, parce que le péché ruine tout et vous dépouille de tout; d'autant plus malheureux, que vous ne sentez pas votre malheur. On perd la grâce sans peine, et l'on vit dans le péché sans remords : on s'en fait une habitude, un plaisir, une gloire, souvent même un intérêt et une loi. Mais, mon Dieu, jusques à quand aimeront-ils la vanité et la bagatelle? Usquequo, parvuli, diligitis infantiam (2)? Et, ce qui est encore plus déplorable, jusques à quand chercheront-ils eux-mêmes ce qu'il y a pour eux de plus funeste et de plus mortel? Et stulti ea quœ sibi sunt noxia, cupiunt (3)? Sur toute autre chose ils sont si éclairés ! ce sont de sages politiques, ce sont d'habiles ministres, ce sont de grands capitaines ; ils ont en partage l'esprit, la politesse, l'agrément, l'opulence, l'autorité, la grandeur : le monde leur applaudit, il les adore; et à en juger selon la prudence de la chair, ils ont en effet de quoi s'attirer les applaudissements et les adorations du monde. Mais, Seigneur, votre divin esprit les traite d'enfants, parvuli ; il va même plus loin, et il les traite d'insensés, stulti; parce qu'uniquement occupés du présent qui les séduit et qui passe, ils ne font rien, ils n'amassent rien pour un avenir qui ne passera jamais: Usquequo, parvuli, diligitis infantiam, et stulti ea quœ sibi sunt noxia, cupiunt? Dissipez , mon Dieu, le charme qui les aveugle;

 

1 Galat., II, 20. — 2 Psalm., LXX, 10. — 3 Proverb., I,22,

 

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pénétrez-les d'une crainte salutaire du péché ;  inspirez-leur une haute estime de votre grâce. Il y a jusques au milieu de la cour de fidèles Israélites qui ne fléchissent point le genou devant Baal ; il y a des âmes droites, pieuses, innocentes. Que ce discours serve à réveiller toute leur ferveur; qu'il leur donne une sainte avidité d'accumuler bonnes œuvres sur bonnes œuvres, et mérites sur mérites! Ce sont les seules richesses que nous pouvons emporter avec nous, et que nous retrouverons dans l'éternité bienheureuse, où nous conduise, etc.

 

 

 

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