MERCREDI CAREME IV

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SERMON POUR LE MERCREDI  DE LA QUATRIÈME SEMAINE.
SUR L'AVEUGLEMENT SPIRITUEL.

 

ANALYSE .

 

SUJET. Lorsque Jésus passait, il vit un homme qui était aveugle dès sa naissance.

C'est dans ce miracle que s'accomplit ce jugement adorable dont parlait le Fils de Dieu, lorsqu'il disait : Je suis venu dans le monde; et le jugement que j'y dois exercer est que ceux qui ne voient pas verront, et que ceux qui voient cesseront de voir. Car comme Moïse partagea autrefois tellement l'Egypte, que tout ce qui était habité par les Egyptiens se trouva couvert de ténèbres, tandis que les Israélites jouissaient d'un jour pur et serein : ainsi, au même temps que Jésus-Christ éclaire l'aveugle-né, il aveugle les pharisiens, qui étaient les sages et les spirituels du judaïsme. Jugement qui se renouvelle encore tous les jours parmi nous. Mais sans m'arrêter à ce qu'il a de favorable pour les uns sur qui Dieu répand sa lumière, je veux seulement vous le représenter dans ce discours par ce qu'il a de terrible et d'effrayant pour les autres, que Dieu frappe d'un aveuglement intérieur qui va jusqu'à l'âme, et qui la tient plongée dans les plus grossières et les plus funestes erreurs.

Division. Point de matière sur laquelle l'Ecriture se soit expliquée en des termes plus différente que sur l'aveuglement spirituel. .Mais pour accorder ensemble tous ces textes de l'Ecriture, je distingue, avec saint Thomas, trois sortes d'aveuglements : un aveuglement qui de lui-même est péché, un aveuglement qui est la cause du péché, et un aveuglement qui est l'effet du péché. Sur quoi je dis que l'aveuglement qui de lui-même est péché est, de tous les péchés, le plus pernicieux et le plus contraire au salut : première partie; que l'aveuglement qui est cause du péché est communément, pour servir de prétexte au péché, l'excuse la plus frivole et la moins recevable : deuxième partie; enfin, que l'aveuglement qui est l'effet du péché est la peine la plus terrible dont Dieu dans celte vie puisse punir le pécheur : troisième partie.

Première Partie. Aveuglement, péché, c'est-à-dire qui de lui-même est criminel : pourquoi? parce qu'il est volontaire et affecté. Tel est l'aveuglement des libertins et des prétendus athées, qui dans eux-mêmes et dans les seules vues naturelles ont des lumières plus que suffisantes pour connaître Dieu, et par conséquent ne peuvent cesser de croire en lui que parce qu'ils ne veulent pas s'assujettir à lui, et qu'à force de l'offenser ils parviennent enfin à l'oublier et ensuite à le méconnaître. Excellente idée que Tertullien donnait autrefois de l'athéisme. Tel est l'aveuglement de certains hérétiques de mauvaise foi, qui ne demeurent dans leur hérésie que parce qu'ils sont déterminés à n'en revenir jamais. Tel est l'aveuglement des sensuels et des voluptueux, qui, pour goûter avec moins de trouble leurs infâmes plaisirs, ne veulent pas même entendre parler des vérités éternelles. Tel est l'aveuglement de certains esprits pleins d'eux-mêmes, qui, par un effet pitoyable de leur orgueil, ne peuvent supporter la vérité, dès que la vérité les humilie; qui non-seulement ne veulent pas voir leurs défauts, quoique grossiers, mais veulent même qu'on leur applaudisse jusque dans leurs faiblesses. Tel est l'aveuglement d'une inimité de chrétiens qui ne veulent pas s'éclaircir sur certains faits, sur certains doutes, sur certains troubles de conscience, parce qu'ils sentent bien qu'ils ne sont pas dans la disposition d'accomplir des devoirs à quoi cet éclaircissement leur ferait voir qu'ils sont obligés : Noluit intelligere ut bene ageret.

Or, j'ai dit, et il est vrai que de tous les péchés dont l'homme est capable, il n'y en a point de plus pernicieux ni de plus contraire au salut. 1° Parce que cet aveuglement volontaire exclut la première de toutes les grâces, qui est la lumière divine; et par l'exclusion de cette première grâce, arrête toutes les autres grâces que Dieu tenait en réserve dans les trésors de sa miséricorde, et par où il voulait nous conduire et nous attacher à lui. 2° Parce que cet aveuglement volontaire nous ôte non-seulement la lumière, mais le désir d'avoir la lumière. 3° Parce que cet aveuglement nous donne même une volonté tout opposée, et nous fait fuir la lumière, sans laquelle néanmoins nous ne pouvons parvenir au salut.

Ce péché donc met Dieu lui-même dans une espèce d'impuissance de nous sauver, et l'oblige à nous dire, quoique dans un antre sens, ce que Jésus-Christ dit à l'aveugle de Jéricho : Quid tibi vis faciam? Que veux-tu, pécheur, que je fasse pour toi? Que je te sauve sans grâce? cela ne se peut. Que je te donne des grâces sans lumière? il n'y en eut jamais de la sorte. Que, par des lumières forcées, je te sauve malgré toi? ce n'est point l'ordre de ma providence. Que, par un miracle spécial, je change les lois de cette providence? ma justice s'y oppose, et ma miséricorde même ne l'exige pas.

Je sais que Dieu malgré nous peut nous éclairer : mais il est toujours vrai que quand nous haïssons, quand nous fuyons cette lumière, nous formons tout l'obstacle à notre salut, qu'une créature de sa part y peut former. Et voilà pourquoi je voudrais que tous ceux qui n'écoutent fissent tous les jours à Dieu celte prière que faisait David : Revela oculos meos : Seigneur, éclairez-moi, et ouvrez-moi les yeux. Si je vous demande votre lumière, ce n'est point pour me rendre plus habile dans les affaires du monde ; mais pour n'ignorer rien dans ma condition de toutes vos volontés et de toutes mes obligations.

Deuxième partie. Aveuglement, cause du péché. Ainsi les Juifs crucifièrent Jésus-Christ, parce qu'ils ne le connaissaient pas. Aveuglement très-ordinaire daus le christianisme. Combien tous les jours commet-on de péchés contre la justice, contre la charité, contre la pureté, sans savoir, et parce qu'on ne sait pas que ce sont des péchés? Or, on demande si cet aveuglement, qui est la cause du péché, peut toujours devant Dieu nous tenir lieu d'excuse et nous justifier? mais si cela était, pourquoi David aurait-il demandé à Dieu qu'il oubliât ses ignorances passées? Je vais plus loin, et je soutiens que non-seulement notre ignorance n'est pas toujours une légitime excuse, mais qu'elle ne l'est presque jamais pour la plupart des chrétiens, parce que dans le siècle où nous vivons il y a trop de lumière pour pouvoir s'autoriser de ce prétexte. Si je ne vous avais pas parlé, disait le Fils de Dieu aux Juifs, voire incrédulité serait excusable ; mais maintenant que vous m'avez entendu, vous n'avez plus d'excuse dans votre péché. Appliquez-vous ce reproche. Combien avez-vous de prédicateurs et de maîtres pour vous instruire ?

 

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Mais enfin, me direz-vous, malgré cette abondance île lumière on ignore cent choses essentielles au salut, surtout à l'égard de certains devoirs. Mais à cela je réponds ce que répondit l’aveugle-né aux pharisiens, qui lui disaient qu'ils ne connaissaient pas Jésus-Christ : In hoc mirabile est quia vos nescitis unde sit, et aperuit oculos meos : Il est étonnant que vous ne sachiez pas d'où il est, et qu'il m'ait rendu la vue. Ainsi, Chrétiens, est-il bien surprenant que nous péchions tous les jours par ignorance et que Dieu ait si abondamment pourvu à notre instruction : In hoc mirabile est. Ils ont Moïse et les prophètes, dit Abraham au mauvais riche qui lui demandait que quelqu'un des morts allât instruire ses frères : Habent Moysem et prohetas. Voilà ce que Dieu dit de nous-mêmes, ou nous dit à nous-mêmes pour notre condamnation.  Quand  nous péchons alors par ignorance, notre péché est inexcusable : pourquoi? parce que nous agissons, ou contre nos propres lumières, ou du moins contre nos doutes. Contre nos propres lumières : car il nous reste toujours dans notre ignorance même certaines lumières confuses qui nous suffiraient pour éviter le péché, si nous voulions nous en servir, et qui ne nous deviennent inutiles que faute de réflexion. Contre nos car, quand même nous n'aurions pas assez de lumières pour juger, nous en avons souvent assez pour douter.     

Souvenons-nous que la première de toutes les obligations est de savoir. Examinons-nous sur ce principe ; et ne nous l'appliquons pas seulement à nous-mêmes, mais étendons-le sur tous ceux dont  Dieu nous a chargés. Vous avez des enfants, vous avez des domestiques : leur ignorance ne les excusera pas ;  mais elle vous excusera encore moins qu'eux. Car, s'ils sont obligés de s'instruire, vous êtes obligés de pourvoir à ce qu'ils le soient.

Troisième partie. Aveuglement, effet du péché. Il est constant que Dieu aveugle quelquefois les hommes ; et quand l'aveuglement des hommes entre dans l'ordre des décrets divins, il est de la foi que c'est un effet du péché, parce que c'est une des peines dont Dieu punit le péché, selon cette parole d'Isaïe : Excœcavit Deus oculos eorum. De savoir de quelle manière s'accomplit une telle punition, c'est ce que je n'entreprends pas d'examiner. A prendre les termes de l'Ecriture dans toute leur rigueur, on dirait que Dieu, par une action réelle et positive, opère cet aveuglement intérieur : mais à les prendre dans la vente, il faut dire avec saint Augustin que si Dieu nous aveugle, c'est par voie de privation, en retirant ses lumières, et non d'action, en nous imprimant l'erreur. Il y a plus, et j'ajoute, après ce même saint docteur, que Dieu jamais ne nous prive absolument île toutes les lumières de sa grâce, mais seulement de certaines lumières de faveur et de choix, avec lesquelles on agirait, et sans lesquelles on n'agit point.

Or, je prétends que cet aveuglement est le châtiment de Dieu le plus rigoureux. Aussi le prophète Isaïe n'en demandait point d'autre pour venger Dieu des infidélités de son peuple : Excœca cor populi hujus. Ce qui le rend si terrible, c'est que l'aveuglement est un mal pur, sans aucun mélange de bien. Tous les autres maux de la vie peuvent être, si nous le voulons, des moyens de salut, ou comme peines médicinales, ou comme peines satisfactoires, ou comme peines méritoires. Mais l'aveuglement est un mal stérile, qui ne nous sert ni de remède, ni de pénitence, ni de mérite. En quoi ce châtiment ressemble à celui des réprouvés.

Après cela, conclut saint Augustin, dites que Dieu dès cette vie ne punit pas spécialement les pécheurs et les libertins. Si ce Dieu vengeur n'a pas encore exercé sur vous cette justice si sévère, c'est qu'il a usé envers vous de miséricorde. Mais qui sait s'il est résolu d'attendre davantage ? Qui ne tremblera pas dans la pensée qu'il y a un péché que Dieu a marqué comme le dernier terme de sa grâce, je dis de sa grâce efficace et victorieuse ? Quel est-il ce péché ? je n'en sais rien. Mais ce que je sais, ô mon Dieu, c'est que je ne dois rien oublier pour prévenir le malheur dont vous me menacez.

 

Prœteriens Jesus, vidit hominem cœcum a nativitate.

 

Lorsque Jésus passait, il vit un homme qui était  aveugle   dès sa naissance. (Saint Jean, chap. IX, 1.)

 

Sire,

 

Ce fut un prodige bien surprenant que celui qui parut dans le monde, et qui est rapporté dans l'Ecriture au chapitre dixième de l'Exode, quand Moïse, disposant à son gré, ou plutôt selon l'ordre et le gré de Dieu, des ténèbres et de la lumière, partagea tellement l'Egypte, que tout ce qui était habité par les Egyptiens se trouva couvert d'une obscure et profonde nuit, en sorte qu'ils ne se distinguaient pas les uns les autres ; au lieu que les Israélites, dans l'étendue du même pays, jouissaient d'un air pur et serein : Et factœ sunt tenebrœ horribiles in universa terra Aegypti;.... ubicumque autem habitabant filii Israël, lux erat (1). Mais j'ose dire, Chrétiens, que voici encore quelque chose de plus prodigieux dans notre évangile, où le Saint-Esprit nous fait paraître des hommes aveuglés par le même miracle qui sert à ouvrir les yeux aux aveugles mêmes, et à leur rendre l'usage de la vue. En effet, le Sauveur du monde, usant de ce pouvoir

 

1 Exod., X, 22, 23.

 

absolu qu'il avait reçu de son Père, et qu'il exerçait comme Dieu , guérit un pauvre, aveugle depuis sa naissance; et ce miracle produit tout à la fois deux effets bien opposés. Il éclaire l'aveugle-né, et il aveugle les pharisiens. Il éclaire l'aveugle-né, en lui faisant connaître, beaucoup plus encore par les yeux de l'esprit que par les yeux du corps, l'auteur de son salut, et en l'engageant à l'adorer et à lui rendre hommage comme à son Dieu : Et procidens, adoravit eum (1). Et il aveugle les pharisiens, en leur servant d'occasion pour s'obstiner davantage dans leur incrédulité, et pour refuser plus opiniâtrement de se soumettre à la vérité connue. Deux effets en quoi consistait ce jugement adorable, mais redoutable, dont parlait le Fils de Dieu , et pour lequel il avait été envoyé. Car je suis venu dans le monde, disait-il ; et le jugement que j'y dois exercer est que ceux qui ne voient pas verront, et que ceux qui voient cesseront de voir : In judicium ego in hunc mundum veni, ut qui non vident videant, et qui vident cœci fiant (2). C'est-à-dire : Je suis venu pour guérir l'aveuglement intérieur des âmes humbles et dociles,  qui cherchent

 

1 Joan., IX, 38. — 2 Ibid., 39.

 

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Dieu de bonne foi, et pour redoubler au contraire, parla soustraction des dons de la grâce, l'aveuglement de ces âmes présomptueuses et superbes que leur orgueil éloigne de Dieu. Or, voici, Chrétiens, ce jugement accompli; car l'aveugle de notre évangile était un homme simple et ignorant, et les pharisiens étaient les sages et les spirituels du judaïsme. Cependant ces sages demeurent dans une infidélité Criminelle, et ce pauvre est rempli des plus pures lumières de la foi. Ces spirituels et ces intelligents deviennent plus aveugles que jamais, et cet aveugle est tout à coup instruit, et pénètre ce qu'il y a de plus saint et de plus divin dans la religion : Ut qui non vident videant, et qui vident cœci fiant. Jugement qui se renouvelle encore tous les jours an milieu de nous. Mais sans m'arrêter à ce qu'il a de favorable pour les uns sur qui Dieu répand toutes les richesses de sa miséricorde, je veux seulement vous le représenter dans ce discours par ce qu'il a de terrible et d'effrayant pour les autres, sur qui Dieu déploie toute la sévérité de sa justice. C'est donc, mes chers auditeurs, de l'aveuglement spirituel que je prétends vous entretenir ; de cet aveuglement intérieur qui va jusques à l'âme, et qui la tient plongée dans les plus grossières et les plus funestes erreurs ; de cet aveuglement, dont saint Augustin disait en s'adressant ci Dieu : Malheur à ces aveugles qui ne vous voient point, ô mon Dieu, et dont les yeux, couverts d'un nuage épais, ne découvrent point vos divines vérités! caliginantibus ocidis qui te non vident! Je vais vous en faire connaître les différentes espèces, après que nous aurons invoqué le Saint-Esprit par l'intercession de Marie : Ave, Maria.

 

Il n'y a point de matière sur laquelle l'Ecriture se soit expliquée dans des termes plus différents et même en apparence plus contraires, que sur l'aveuglement spirituel ; car tantôt elle l'impute à la malice des hommes : Excœcavit illos malitia eorum (1); tantôt à la vengeance de Dieu : Excœca cor populi hujus (2) ; tantôt au démon, qu'elle appelle le dieu du siècle : In quibus deus hujus sœculi excœcavit mentes infidelium (3). Quelquefois elle déplore cet aveuglement intérieur comme malheureux, et d'autres fois elle le déteste comme criminel; quelquefois elle en fait un sujet d'excuse : Ignosce illis, nesciunt enim quid faciunt (4); et d'autres fois un sujet de reproches :

 

1 Sap., II,21.— 2 Isa., VI, 10.— 3 2 Cor., IV, 4.— 4 Luc, XXIII, 34.

 

Vœ vobis, duces cœci et duces cœcorum (1). Or, c'est la diversité, ou, si vous voulez, l'apparente contrariété de ces expressions, qui a l'ait naître sur cette matière tant d'embarras, et qui l'a rendue si difficile à développer. Cependant, pour l'éclaircir autant qu'il m'est possible, et pour accorder ensemble tous ces textes de l'Ecriture, voici le dessein que je nie propose, et que je vous prie de bien comprendre. Je distingue, avec le docteur angélique saint Thomas, trois sortes d'aveuglements : un aveuglement «roi de lui-même est péché, un aveuglement qui est la cause du péché, et un aveuglement qui est l'effet du péché. Aveuglement, péché ; c'est celui qui nous est marqué dans ces paroles de la Sagesse : Leur propre malice les a aveuglés : Excœcavit illos malitia eorum. Aveuglement, cause du péché; ce fut celui de saint Paul, qui disait de lui-même : J'ai été un blasphémateur, j'ai été un persécuteur de l'Eglise ; mais du reste, je l'ai été par ignorance : Ignorans feci (2). Aveuglement, effet du péché; c'est celui dont parlait Isaïe, en demandant à Dieu qu'il aveuglât le cœur de son peuple : Excœca cor populi hujus. Vous verrez le rapport qu'ont à ces trois points toutes les questions qui regardent l'aveuglement de l'esprit. Mais, auparavant, je fonde sur ces principes de saint Thomas trois propositions qui me paraissent d'une utilité infinie pour l'édification de vos âmes, et qui vont partager ce discours. Car je dis que l'aveuglement qui de lui-même est péché, est, de tous les péchés, le plus pernicieux et le plus contraire au salut; c'est la première partie. Je dis que l'aveuglement qui est cause du péché, est communément, pour servir de prétexte au péché, l'excuse la plus frivole et la moins recevable ; c'est la seconde partie. Je dis que l'aveuglement qui est l'effet du péché, est la peine la plus terrible dont Dieu, dans cette vie, puisse punir le pécheur; ce sera la conclusion. Aveuglement, comble du péché, vaine excuse du péché; et dans cette vie, dernière vengeance du péché, donnez à ces trois points importants toute votre attention.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

Soit que nous consultions la foi, soit que nous en jugions par les principes de la droite raison, il est certain qu'il y a un aveuglement qui de lui-même est criminel, parce qu'il est volontaire et même affecté. C'est-à-dire qu'il y a un aveuglement que nous entretenons dans nous,

 

1 Matth., XXIII, 10. — 2 1 Tim., I, 13.

 

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d'où nous ne voulons pas sortir, et que nous préférons secrètement à toutes les lumières de la vérité. Un aveuglement qui fait que le pécheur craint de trop voir, et qu'il évite de connaître, ou le mal qu'il fait, ou le bien qu'il ne fait pus, et qu'il est intérieurement déterminé à ne pas faire. Comme s'il disait : Je ne veux pas être plus éclairé que je suis; j'ignore mes obligations, mais je veux bien les ignorer, ou du moins ne les pas approfondir; mon aveuglement me plaît, il m'est commode ; et, bien loin d'en être en peine et de vouloir le corriger, je m'en fais un fonds de tranquillité et de paix, dont dépend toute la douceur et tout le bonheur de ma vie. Telle est la nature de ce péché. Mais se trouve-t-il dans le monde des âmes assez insensées pour en venir jusque-là? Oui, mes chers auditeurs, le monde en est plein ; et ce qui marque encore bien plus la corruption du monde, c'est que l'on en vient jusque-là sans passer pour insensé. Car si ce péché était, dans l'opinion des hommes, généralement décrié et reconnu pour folie, il serait plus rare et moins contagieux; mais aujourd'hui c'est un désordre commun que l'esprit perverti du monde a su même, en quelque façon, autoriser par le nombre et la qualité de ceux qui y sont engagés.

En effet, Chrétiens, prenez garde à cette induction qui va vous développer ma pensée, et qui me servira d'abord de preuve. Je dis que cet aveuglement volontaire et affecté est le péché des libertins et des prétendus athées , qui, dans eux-mêmes et par les seules vues naturelles, ont des lumières plus que suffisantes pour connaître Dieu, et qui par conséquent ne peuvent l'effacer de leur esprit, ni cesser de croire en lui, que parce qu'ils ne veulent pas s'assujettir à lui, et qu'à force de l'offenser, ils parviennent enfin à l'oublier et ensuite à le méconnaître. Excellente idée que Tertullien donnait autrefois de l'athéisme, lorsque, après avoir démontré que Dieu en qualité de premier être est le plus connu de tous les êtres, il concluait que le désordre des impies était de ne vouloir pas reconnaître celui qu'ils ne pouvaient jamais absolument ignorer : Et hœc est summa delicti nolentium recognoscere quem ignorare non possunt. Où vous remarquerez que ce grand homme, bien éloigné de donner dans les vaines subtilités,de certains théologiens modernes, ni de raisonner comme eux, en faisant de dangereuses suppositions sur ce qui regarde l'existence et la foi d'un Dieu, n'admettait point d'ignorance de Dieu qui selon lui ne fût un crime monstrueux ; et cela fondé sur la parole expresse de saint Paul, lequel a toujours traité d'inexcusables ceux qu'une téméraire présomption aveugle jusqu'à douter de la Divinité : Invisibilia ejus per ea quœ facta sunt, intellecta conspiciuntur, ita ut sint inexcusabiles (1). L'insensé, dit le Saint-Esprit, a balancé entre sa raison et son cœur : sa raison lui a dit qu'il y avait un Dieu,, et son cœur rebelle lui a dit qu'il n'y en avait point; et parce que son cœur a malheureusement prévalu sur sa raison, malgré les vues de sa raison il a suivi le mouvement de son cœur, jusqu'à conclure, conformément à ses désirs, qu'il n'y a point de Dieu dans l'univers : Dixit insipiensin corde suo : Non est Deus (2). Aveuglement volontaire et affecté, qui dans la société des hommes fait les libertins de créance et de religion.

Je dis que c'est le péché de certains hérétiques de mauvaise foi, qui ne sont tels que parce qu'ils sont déterminés à l'être. Car il y en a dont la prévention va jusqu'à ne vouloir pas même s'instruire, jusqu'à rejeter indifféremment et sans choix tout ce qui serait capable de les convaincre, jusqu'à concevoir une secrète aversion pour la vérité, jusqu'à se faire un point de conduite et un principe de ne revenir jamais de leurs erreurs. Prévention que saint Augustin condamnait dans les manichéens , quand il leur reprochait qu'ils avaient moins de docilité pour les sacrés oracles de l'Ecriture et pour la parole de Dieu, que pour les traditions humaines et pour les livres des profanes. Aveuglement volontaire et affecté, qui fait les schismatiques et les hérétiques.

Je dis que c'est le péché des sensuels ci des voluptueux, qui, pour goûter avec moins de trouble leurs infâmes plaisirs , ne veulent pas même entendre parler des vérités éternelles, et ont l'audace de dire à Dieu ce que le saint homme Job leur mettait dans la bouche, pour exprimer le malheur ou plutôt le dérèglement de leur conduite : Et dixerunt Deo : Recede a nobis, scientiam viarum tuarum nolumus (3) ; Ils ont dit à Dieu : Retirez-vous de nous, Seigneur, et cessez de répandre dans nos esprits cette science, quoique divine, qui nous découvre malgré nous les voies de salut. C'est une science importune ; et, dans la possession où nous sommes de vivre au gré de nos liassions et de satisfaire nos sens, elle ne ferait que nous inquiéter et que nous alarmer. Réservez pour d'autres ces vives lumières qui sont les dons précieux de votre grâce : nous ne sommes pas encore disposés à les recevoir, il

 

1 Rom., I, 20. — 2 Psalm., LII, 1. — 3 Job, XXI, 14.

 

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en coûte trop pour les suivre, et même il en coûterait trop, si nous les avions, pour ne les pas suivre : il vaut mieux pour notre repos que nous en soyons privés. Il est vrai que la science de vos commandements et de votre loi est la science des saints ; mais elle engage à des choses trop pénibles et trop contraires à toutes nos inclinations, pour souhaiter même que vous nous l'accordiez. Ce renoncement à soi-même, ce crucifiement de la chair, cette nécessité indispensable de la pénitence, tout cela, si nous y pensions, nous désolerait ; et la vue que nous en aurions empoisonnerait ce qu'il y a pour nous dans le monde de plus agréable et de plus doux. Nous aimons mieux passer nos jours dans une ignorance profonde, et être moins instruits, Seigneur, de ce que vous nous commandez, afin de pouvoir jouir sans remords des plaisirs que vous nous défendez. Car c'est ainsi que ces partisans du monde, esclaves de la passion et dominés par la sensualité, s'en expliquent, ou du moins c'est ainsi qu'ils le pensent. Aveuglement volontaire et affecté, qui fait les charnels et les impudiques.

Je dis que c'est le péché de certains esprits pleins d'eux-mêmes, qui, par un effet pitoyable de leur orgueil, ne peuvent supporter la Vérité, du moment que la vérité les humilie ; qui dès là s'opiniâtrent à la fuir, au lieu qu'ils devraient pour cela même la chercher ; qui, comme dit saint Augustin, aiment celte vérité quand elle leur est favorable, mais qui la baissent, qui la rejettent quand ils en craignent la censure : Amant lucentem, oderunt redarguentem. Le péché de ceux qui, possédés de leur amour-propre, ne veulent pas voir leurs défauts, quoique grossiers, et ne peuvent souffrir d'en être repris; qui prennent pour offenses les plus charitables avis qu'on leur donne , et les plus salutaires remontrances qu'on leur fait; qui, bien loin de les recevoir connue de bons offices, s'en font des sujets de ressentiment et d'aigreur, et ne se tiennent obligés qu'à ceux qui, par une fausse amitié ou par une lâche complaisance, ont soin de leur cacher tout ce qui les blesse, de leur dissimuler tout ce qui les mortifie, quelque vrai qu'il puisse être d'ailleurs, et quoiqu'il fût si utile et si nécessaire pour eux de le connaître. Le péché de ceux qui veulent même qu'on leur applaudisse jusque dans leurs faiblesses, et qu'on les loue, comme parle l'Ecriture, jusque clans les désirs de leurs âmes, c'est-à-dire jusque dans leurs passions les plus violentes et dans leurs entreprises les plus injustes, qui mettent tout leur bonheur à être flattés et trompés ; qui comptent le mensonge pour un bienfait, et l'adulation pour une marque de respect : Hi nimirum ( ce sont les termes de saint Jérôme dans la belle peinture qu'il nous en a tracée) gaudent ad circumventionem suam, et illusionem pro beneficio ponunt. Aveuglement volontaire et affecté, qui fait les incorrigibles.

Enfin, je dis que c'est le péché d'une infinité de chrétiens qui, par une autre erreur encore plus damnable, ne veulent pas s'éclaircir sur certains faits, sur certains doutes, sur certains troubles de conscience, parce qu'ils sentent bien , pour peu qu'ils se sondent eux-mêmes , qu'ils ne sont pas dans la disposition d'accomplir des devoirs à quoi cet éclaircissement leur ferait voir qu'ils sont obligés. Et voilà ceux que le Prophète avait en vue dans le psaume trente-cinquième, et dont il disait : Noluit intelligere ut bene ageret (1) : Le pécheur n'a pas voulu savoir le bien, parce qu'il ne l'a pas voulu faire. Ainsi un homme, auparavant obscur et inconnu , s'est poussé par ses intrigues dans ces emplois où, sans un miracle de la grâce, il est presque aussi impossible de se sauver qu'il est facile de s'enrichir en très-peu d'années. On l'a vu s'élever de l'extrême indigence ou d'un état médiocre, à une prospérité qui scandalise le public. Chargé de l'administration du bien d'autrui, dans le maniement qu'il en a fait, il n'a eu ni l'exactitude, ni peut-être la bonne foi nécessaire pour ne pas confondre les intérêts du prochain avec les siens propres. Celui-ci, dans les fonctions de la magistrature, a cent fois montré, aux dépens du faible et du pauvre, ce qu'il pouvait en faveur de ses amis. Celui-là, pourvu dans l'Eglise de bénéfices, en a joui et en a dissipé les revenus, sans avoir égard aux obligations onéreuses qui y étaient attachées. Si, dans chacun de ces états, l'on venait, après quelque temps, à entrer dans la discussion des choses, et à peser tout dans la balance du sanctuaire, il est évident qu'on y trouverait bien des comptes à rendre, bien des injustices à réparer, bien des restitutions à faire. Or, tout cela embarrasserait et réduirait à des extrémités fâcheuses. Que fait-on? Pour s'en ôter l'inquiétude et le scrupule, on s'en ôte la connaissance. On s'étourdit là-dessus, on prend le parti de n'y point penser. Faut-il cependant s'acquitter d'un devoir de religion; faut-il, pour satisfaire au précepte

 

1 Psalm., XXXV, 4.

 

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de l'Eglise, approcher du tribunal de la pénitence, on cherche un confesseur commode, c'est-à-dire un confesseur peu habile ou peu zélé, qui, coulent de voir à ses pieds l'iniquité couverte des apparences de l'humilité, délie sur la terre ce que Dieu dans le ciel ne déliera jamais; et, sans rien exiger davantage qu'une confession légère et superficielle, bénit encore Dieu d'une prétendue conversion, sur laquelle les anges de la paix et les vrais ministres du Seigneur ne peuvent assez amèrement pleurer. Aveuglement qui fait les insensibles et les endurcis.

Or, j'ai ajouté et je soutiens que, de tous les péchés dont l'homme est capable, il n'y en a point de plus contraire au salut. Pourquoi? En voici la raison, qui est sans réplique : parce que cet aveuglement volontaire exclut la première de toutes les grâces, qui est la lumière divine; et par l'exclusion de cette première grâce, nous met dans une espèce d'impossibilité de parvenir à aucune autre grâce. C'est la pensée de saint Augustin : d'où il s'ensuit que ce péché ferme, pour ainsi dire, à Dieu la porte de notre cœur, et réduit Dieu, tout Dieu qu'il est, à moins qu'il n'use de son souverain empire et qu'il ne fasse un dernier effort de sa miséricorde , comme dans l'impuissance de nous sauver. Ecoutez-moi, et vous en allez convenir. Point de péché plus contraire au salut que celui-là. Car, dans tous les principes de la théologie, la première grâce du salut, c'est la lumière qui nous découvre les voies de Dieu, et qui nous fait connaître nos devoirs : lumière absolument nécessaire, puisque dans l'ordre de la grâce aussi bien que dans l'ordre de la nature, pour agir librement il faut connaître, et pour connaître il faut être éclairé de Dieu. Que faisons-nous donc quand nous rejetons cette lumière? nous détruisons dans nous-mêmes le fondement du salut ; et par l'obstacle que nous apportons à cette seule grâce, nous renonçons, autant qu'il est en nous, à toutes les autres grâces que Dieu tenait en réserve dans les trésors de sa miséricorde, et par où il voulait nous convertir et nous attacher à lui.

Car négliger cette lumière, beaucoup plus, la craindre et la fuir, c'est dire à Dieu que nous ne voulons pas qu'il nous prévienne de son amour, que nous ne voulons pas qu'il nous imprime la crainte de ses jugements, que nous ne voulons pas même qu'il nous donne de la confiance en lui, que nous ne voulons pas qu'il touche notre coeur, et qu'il en fasse un cœur pénitent et contrit : comment cela? parce que, dans la doctrine de saint Augustin, la crainte de Dieu , l'amour de Dieu, la confiance en Dieu, la haine du péché, sont autant de grâces d'inspiration et d'affection, qui supposent essentiellement les grâces de lumière et de connaissance. Du moment donc que nous renonçons par un aveuglement volontaire à cette grâce de connaissance , nous nous rendons incapables de tous les autres dons de Dieu, et de tous les sentiments qui pouvaient nous ramener à Dieu. Or, je vous demande si l'on peut rien concevoir de plus directement opposé au salut? Prenez garde s'il vous plaît : tandis que nous avons ces connaissances qui nous règlent par rapport au salut, quelque pécheur du reste que nous soyons, Dieu agit encore dans nous; et malgré la corruption de nos mœurs nous sommes toujours en quelque manière sous l'empire de sa grâce. D'où vient que le Sauveur disait : Marchez pendant que vous avez la lumière : Ambultate dum lucem habetis (1). Mais dès que cette lumière nous manque, toutes les opérations de la grâce cessent, et nous pouvons dire que nous cessons d'être nous-mêmes dans la voie du salut. Je dis plus : car non-seulement ce péché d'un aveuglement volontaire nous ôte la lumière, mais il nous ôte même le désir d'avoir la lumière; non-seulement il nous fait sortir de la voie du salut, mais il nous fuit perdre en quelque façon l'espérance d'y rentrer, puisqu'il est certain que le premier pat pour rentrer dans la voie du salut est de la chercher, de l'étudier, de vouloir l'apprendre. Or, c'est à quoi ce péché a une essentielle opposition. Saint Chrysostome nous en donne la figure et la preuve dans l'exemple de l'aveugle de Jéricho. Cet aveugle eût-il jamais été guéri par le Fils de Dieu, s'il ne l'avait ardemment désiré ? non ; mais il cria, mais il pressa, mais il importuna, mais il témoigna une envie extrême de voir : Domine, ut videam : et c'est pour cela que Jésus-Christ lui rendit la vue. Nous ne faisons rien de semblable ; c'est-à-dire, nous n'avons pas même ce désir que Dieu nous éclaire, et nous ne pensons pas à l'exciter ni à le demander. Nous sommes donc dans le dernier éloignement où nous puissions être du royaume de Dieu. Je me trompe, il y a encore quelque chose de plus affreux dans ce péché; et quoi ? c'est que souvent, bien loin d'avoir cette volonté sincère d'être éclairés de Dieu, nous en avons une toute contraire ; et qu'au lieu de dire à Dieu : Seigneur, que je voie; nous nous disons secrètement à nous-mêmes,

 

1 Joan., XII, 35.

 

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par un attachement opiniâtre à notre désordre : Que je ne voie jamais ce qui me gène, et ce qui ne servirait qu'à me troubler. Péché que je n'appelle plus simple péché, mais, si j'ose le dire, une fureur pareille à celle de l'aspic, qui, selon la comparaison du Saint-Esprit, se bouche les oreilles pour n'entendre pas la voix de l'enchanteur : Furor illis secundum similitudinem serpentis : sicut aspidis surdœ , et obturantis aures suas (1). Avec cette différence, dit saint Bernard, que quand l'aspic bouche ses oreilles, c'est pour conserver sa vie, au lieu que quand nous fermons les yeux à la vérité, c'est pour notre ruine et pour notre mort.

J'ai dit que ce péché seul mettait Dieu dans une espèce d'impuissance de nous sauver, et l'obligeait à nous dire, quoique dans un autre sens, ce que Jésus-Christ dit à l'aveugle dont je viens de vous proposer l'exemple : Quid tibi vis faciam (2) ? A quoi m'obliges-tu, pécheur? et dans l'état malheureux où je te vois, que veux-tu que je te fasse? que je te sauve sans grâce? cela n'est pas dans mon pouvoir. Que je te donne des grâces sans lumières? il n'y en eut jamais de la sorte. Que par des lumières forcées je te sanctifie malgré toi ? ce n'est point l'ordre de ma providence. Que par un miracle spécial je change pour toi les lois de cette providence ? ma justice s'y oppose, et ma miséricorde même ne l'exige pas. Il faut donc, en m'accommodant à tes dispositions, que je te laisse périr, et parce que tu veux t'aveugler, que j'arrête le cours de mes grâces, puisqu'il n'y en a aucune qui te puisse convertir, tandis que tu persisteras à ne vouloir pas connaître les vérités du salut.

Je sais. Chrétiens, que Dieu peut, indépendamment de nous , pénétrer nos esprits de ses lumières. Je sais qu'il est de leur essence, en tant que ce sont des grâces, d'être produites dans nous sans nous-mêmes : In nobis , sine nobis, dit saint Augustin. Je sais qu'il ne nous est pas libre de les recevoir ou de ne les pas recevoir quoiqu'il nous soit libre, après les avoir reçues, d'en bien ou d'en mal user. Mais il est toujours vrai que, quand nous haïssons, quand nous fuyons ces lumières, nous formons tout l'obstacle à notre salut qu'une créature de sa paît y peut former ; et que, pour surmonter cet obstacle, il faudrait que Dieu employât des grâces extraordinaires , et qu'il fît un miracle de sa toute-puissance. Or, cela me suffit pour avoir droit de dire que cette espèce d'aveuglement est donc de tous les  péchés

 

1 Psalm., LVII, 5. — 2 Luc, XVIII, 41.

 

le plus opposé à la conversion et au salut de l'homme. Péché, mes chers auditeurs, où nous devons tous craindre de tomber, mais encore plus ceux qui, dominés par leurs passions, se laissent emporter au torrent du monde. Et voilà pourquoi je voudrais que tous ceux qui m'écoutent se proposassent aujourd'hui de faire tous les jours à Dieu cette prière que faisait si souvent David, et qui marquait si bien la droiture de son cœur : Revela oculos meos (1) : Seigneur, éclairez-moi, et ouvrez-moi les yeux. Illumina tenebras meas (2) : Seigneur , dissipez les ténèbres de mon esprit. Illustra faciem tuam super servum tuum (3) : Faites rejaillir l'éclat de votre visage sur votre serviteur. Détrompez-moi des erreurs et des fausses maximes du siècle. Je suis aveugle, il est vrai ; mais au moins par votre miséricorde, ô mon Dieu, je ne me plais pas dans mon aveuglement, puisqu'au contraire je le déplore et que je l'ai en horreur. Je marche dans l'obscurité d'une foi languissante et imparfaite ; mais au moins je désire vos saintes lumières , je vous les demande , je suis dans l'impatience de les obtenir, je les préfère à toute la sagesse mondaine, je veux me disposer à les recevoir. Et parce que je sais que ce n'est point dans le bruit et le tumulte du monde que vous les répandez, et qu'au contraire c'est là qu'elles s'évanouissent, je veux désormais me séparer du monde ; je veux régler mes occupations el mes conversations , et en retrancher le superflu ; je veux m'occuper de vous et de moi-même, afin que dans le silence d'une vie tranquille et intérieure je puisse entendre votre voix, et profiter de vos divines instructions. Ah ! mon Dieu , changez donc et purifiez mon cœur : Cor mundum crea in me, Deus (4). Et comme il ne peut être réglé que par les connaissances de l'esprit, renouvelez le mien : Et spiritum rectum innova in visceribus meis (5). Donnez-moi cette intelligence qui fait les prédestinés et les saints : Da mihi intellectum, ut sciam justificationes tuas (6). Si je vous la demande, Seigneur, ce n'est point pour me rendre plus habile dans les affaires du monde, ce n'est point pour avoir l'estime et l'approbation du monde, ce n'est point pour me distinguer et pour m'élever dans le monde : je serai toujours assez distingué, Seigneur, quand je serai devant vous et auprès de vous ; je serai toujours assez grand, quand je vous craindrai. Mais donnez la-moi pour n'ignorer rien dans ma condition de tous mes devoirs, pour savoir

 

1 Psalm., CXVIII, 18. — 2 Ibid., XVII,29. — 3 Ibid., XXX, 17.— 4 Ibid., L, 12. — 5 Ibid. — 6 Ibid., CXVIII, 125.

 

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toutes vos volontés, et pour les accomplir. Je puis me passer de tout le reste, et je renonce même absolument à tout le reste, s'il me conduit là : Ut sciam justificationes tuas. C'est ainsi, Chrétiens, que vous vous préserverez de ce premier aveuglement, qui de lui-même est péché. Parlons maintenant du second, qui est la cause du péché. C'est la seconde partie.

 

DEUXIÈME PARTIE.

 

J'appelle aveuglement cause du péché, quand l'homme ne pèche que parce qu'il est aveugle, et que, dans la disposition où il se trouve, il ne pécherait pas s'il avait certaines vues qu'il n'a pas en effet, mais qu'il pourrait, et par conséquent qu'il devrait avoir. Car il est vrai de dire alors que son aveuglement ou que son ignorance est la cause de son désordre, puisque son ignorance venant à cesser, son désordre cesserait de même. En fut-il jamais un exemple plus authentique, et tout ensemble plus terrible, que le crime des Juifs commis dans la personne du Sauveur du monde? Un Dieu livré à la cruauté des hommes ; un Dieu moqué, outragé, condamné, crucifié ; voilà sans doute un péché dont la seule idée fait horreur, et cependant un péché dont l'ignorance a été le principe. Les pharisiens avaient entrepris de perdre Jésus-Christ, mais ils ne savaient pas que Jésus-Christ était le Messie et le Fils unique de Dieu. Oui, mes Frères, leur dit saint Pierre, prêchant dans leur synagogue, je sais que vous avez agi en cela, aussi bien que vos magistrats, par ignorance : Sed et nunc scio quia per ignorantiam fecistis, sicut et principes vestri (1). Vous avez opprimé le Juste, vous avez donné la mort à l'Auteur même de la vie, vous lui avez préféré un voleur public; mais vous l'avez fait, parce que vous étiez dans l'erreur. Jésus-Christ ne le témoigna-t-il pas lui-même, lorsque sur la croix il dit à son Père : Pardonnez-leur, mon Père, parce qu'ils ne savent ce qu'ils font : Ignosce illis, nesciunt enim quid faciunt. Cependant ils commettaient le plus abominable de tous les crimes : mais, encore une fois, d'où procédait ce crime si abominable? de l'aveuglement où la passion et la haine les avait plongés.

Rien de plus commun dans le christianisme que ces ignorances qui font tomber les hommes dans le péché, ou que ces péchés causés par l'ignorance des hommes. Combien d'injustices dans le commerce, combien d'usures, de prêts où la conscience est blessée, faute de savoir ce

 

1 Act., III, 17.

 

que la loi de Dieu permet et ce qu'elle défend? Si j'en avais été instruit, dit-on, je n'aurais eu garde de m'engager dans cette affaire; car à Dieu ne plaise que, pour nul intérêt du monde, je risque jamais mon salut ! Vous le pensez de la sorte, mon cher auditeur, et je le veux croire; mais cependant vous avez fait ce que le Seigneur condamne hautement dans l'Ecriture : d'un argent qui devait être le secours des pauvres et la matière de votre charité, vous avez retiré un profit injuste, et cette usure déguisée, palliée tant qu'il vous plaira, a été la suite de votre ignorance. De même, combien d'aversions, de haines secrètes, d'inimitiés même déclarées, qui n'ont point d'autre fondement que la prévention et l'erreur? Voilà, disait Tertullien, faisant l'apologie des premiers fidèles, d'où viennent toutes les violences qu'exercent contre nous les païens. Ce qui les porte à ces extrémités, c'est la haine qu'ils ont conçue pour la religion chrétienne. Haine fondée sur l'ignorance. Car ils ne haïssent les chrétiens que parce qu'ils ne les connaissent pas; et du moment qu'ils les connaissent ils commencent à les aimer : Haec causa iniquitatis illorum erga christianos : ubi desinunt ignorare, cessant odisse. Or, de chrétien à chrétien, c'est ce qui arrive encore tous les jours. Car combien, par exemple, de péchés contre la charité, combien de discours injurieux et de médisances, combien même de calomnies dont l'ignorance est la source? Si l'on s'était bien instruit de la vérité des choses, on aurait parlé sagement, équitablement, charitablement; et, rendant justice au prochain, on aurait par là conservé la paix. Mais parce qu'on s'est prévenu, parce qu'on ne s'est pas mis en peine de démêler le vrai d'avec le faux; parce que, sur un léger soupçon, ou sur un rapport infidèle, on a cru ce qui n'était pas; en un mot, parce qu'on a ignoré la vérité, on a condamné l'innocence, on a blessé l'honneur et détruit la réputation de son frère, on s'est piqué, on s'est aigri, on s'est emporté; et de là tous les désordres que l'animosité et la vengeance ont coutume de produire. On vous l'a dit cent fois, femmes chrétiennes, et l'on ne peut trop vous le redire : en matière d'impureté, notre religion condamne mille libertés comme criminelles, qui, dans l'estime commune, passent pour de simples vanités, et pour des légèretés dont on ne peut croire que Dieu se tienne si grièvement offensé. Si l'on était bien persuadé que ce sont des péchés et souvent des péchés mortels, est-il croyable que

 

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tant de personnes élevées dans la piété fussent Néanmoins là-dessus si peu régulières , et qu'elles voulussent exposer ainsi leur salut? Non : mais parce que le monde, ou pour mieux dire, parce que le libertinage du monde s'est mis en possession de qualifier tout cela comme il lui plaît, sans consulter d'autre règle on se le permet sans scrupule, et ce sont ces erreurs du monde qui entretiennent dans les âmes le règne de l'esprit impur. Laissons ce détail qui serait infini, et venons au point important que j'ai présentement à développer.

On demande donc, et voici la grande règle d'où dépend, dans la pratique et dans l'usage de la vie, le jugement exact que chacun doit faire de ses actions ; on demande si cet aveuglement, qui est la cause du péché, peut toujours devant Dieu, notre souverain juge, nous tenir lieu d'excuse et nous justifier. Mais si cela était, répond saint Bernard, Dieu, dans l'ancienne loi, aurait-il ordonné des sacrifices pour l'expiation des ignorances de son peuple? David, dans la ferveur de sa contrition, aurait-il dit à Dieu : Seigneur, oubliez mes ignorances passées : Delicta juventutis meœ , et ignorantias meas ne memineris (1)? N'aurait-il pas dû dire au contraire : Souvenez-vous de mes ignorances; car, puisqu'elles me sont favorables, et qu'elles me doivent servir d'excuse auprès de vous, il est de mon intérêt que vous en conserviez la mémoire? Est-ce ainsi qu'il parle? Non; mais il dit à Dieu : Oubliez-les, effacez-les de ce livre redoutable que vous produirez contre moi, quand vous viendrez me juger. Il n'est donc pas vrai que l'ignorance soit toujours une excuse légitime, lorsqu'il est question de péché.

Je vais encore plus loin, car je prétends qu'elle ne l'est presque jamais pour la plupart des chrétiens. Ceci vous surprendra, mais je l'avance sans hésiter, et je dis hautement que, dans le siècle où nous vivons, une des excuses les moins soutenables est communément l'ignorance : pourquoi? parce que, dans le siècle où nous vivons, il y a trop de lumières pour pouvoir s'autoriser de ce prétexte : Si non venissem et non locutus fuissem, peccatum non haberent (2). Si je n'étais pas venu, disait le Fils de Dieu , et que je ne leur eusse point parlé, leur incrédulité serait excusable; mais maintenant que je leur ai annoncé le royaume de Dieu, et que je ne leur ai rien caché des vérités éternelles, ils n'ont plus d'excuses dans leur péché :  Nunc autem excusationem non

 

1 Psalm., XXIV, 7. — 2 Joan., XV, 22.

 

habent de peccato suo (1). Appliquons-nous ce reproche que Jésus-Christ faisait aux Juifs. Si nous vivions au milieu de la barbarie, dans un siècle où la parole de Dieu fût aussi rare qu'elle l'était, selon l'Ecriture, du temps de Samuel; si l'on nous avait déguisé les vérités de l'Evangile, si l'on ne nous les avait proposées qu'en énigmes et en figures, si l'on n'avait pas eu soin de nous les représenter dans toute leur force, peut-être aurions-nous droit de faire fond sur notre ignorance, et nous serait-elle de quelque usage devant le tribunal de Dieu. Mais dans un royaume aussi chrétien que celui où Dieu nous a fait naître ; mais dans un temps où la parole de Dieu, ce pain d'entendement et de vie, selon l'expression du Sage : Panem vitœ et intellectus (2), se distribue si amplement et si souvent; mais dans une cour où ceux qui écoutent cette parole se piquent de tant d'esprit et de pénétration, dire : je n'avais pas assez de lumières, et j'ai péché par ignorance, c'est un abus, Chrétiens. Une telle excuse est vaine, et n'a point d'autre effet que de nous rendre encore plus criminels. C'est ce voile de malice dont saint Pierre nous défend de nous couvrir, en rejetant sur Dieu ce que nous devons avec confusion nous imputer à nous-mêmes.

Mais enfin, me direz-vous, malgré cette abondance de lumières, on ignore encore cent choses essentielles au salut, surtout à l'égard de certains devoirs. Ah! mes chers auditeurs, je l'avoue; mais c'est justement sur quoi je gémis, que dans un aussi grand jour que celui où nous sommes, il y ait encore tant de choses que nous ne voyons pas, et qu'au milieu de tant de clartés qui nous environnent notre aveuglement subsiste : voilà ce qui me surprend, et ce que je condamne. Quand les pharisiens protestèrent qu'ils ne connaissaient pas Jésus-Christ, et qu'ils ne savaient pas même d'où il était : Hunc autem nescimus unde sit (3); bien loin que cette raison fermât la bouche à l'aveugle-né, elle ne fit qu'allumer son zèle : C'est ce qui paraît bien étonnant, leur répliqua-t-il, que vous ne sachiez pas d'où il est, et que ce soit pourtant lui qui m'ait ouvert les yeux : In hoc mirabile est, quia vos nescitis unde sit, et aperuit oculos meos (4). Comme leur disant qu'après un miracle aussi visible que celui-là, ils ne devaient plus chercher d'excuse dans leur ignorance, parce que ce miracle que Jésus-Christ venait de faire l'avait hautement et pleinement réfutée. Je dis le même de

 

1 Joan., XV, 24. — 2 Eccli., XV, 3. — 3 Joan., IX, 29. —  4 Ibid., 30.

 

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vous et de moi. Oui, mes Frères, il est bien étonnant que, sans y penser et sans le savoir, nous péchions tous les jours par ignorance, et que Dieu néanmoins ait si abondamment pourvu à notre instruction, qu'il s'explique à nous par tant de voix, qu'il nous parle par tant d'organes, qu'il ait établi tant de ministres pour nous déclarer ses volontés, tant de docteurs pour nous interpréter ses commandements, tant de guides pour nous diriger et pour nous conduire : In hoc mirabile est (1); voilà le prodige, mais le prodige de notre iniquité, dont il serait bien indigne qu'on osât se prévaloir contre Dieu. C'était une erreur du mauvais riche dans l'enfer, de croire que ses frères, qui vivaient encore sur la terre, et qui menaient une vie aussi corrompue que la sienne, pussent s'excuser sur leur ignorance, jusqu'à ce que Lazare ou quelqu'un des morts leur eût été envoyé pour leur parler de la part de Dieu, et pour les instruire du malheureux état où ils se trouvaient engagés. Non, non, lui répondit Abraham, il n'est pas besoin que Lazare, pour cela, sorte du lieu de son repos : ils ont Moïse et les prophètes; qu'ils les écoutent : s'ils ne les écoutent pas, il n'y a plus d'ignorance qui les justifie.

Voilà, Chrétiens, comment Dieu nous traite, quand notre ignorance nous fait tomber dans le désordre, et que notre infidélité présomptueuse et orgueilleuse nous fait souhaiter d'être instruits par des voies extraordinaires: Habent Moysen et prophetas (2) : Ils ont Moïse et les prophètes, c'est-à-dire, ils ont ma loi d'un côté, et ils ont de l'autre des pasteurs, des prédicateurs, des confesseurs, pour leur en donner l'intelligence ; s'ils ne l'accomplissent pas, leur ignorance n'est plus pour eux une raison : Nunc autem excusationem non habent de peccato suo (3). Et en effet, quand après cela nous péchons par ignorance, nous sommes non-seulement coupables, mais inexcusables ; pourquoi ? observez ceci : parce qu'alors nous agissons ou contre nos propres lumières, ou du moins contre nos doutes. Contre nos propres lumières; car au milieu des ténèbres de notre ignorance, nous ne laissons pas d'avoir des lumières confuses qui nous suffisent pour éviter le péché, si nous voulions nous en servir, et qui ne nous deviennent inutiles que faute de réflexion. Or, nous est-il pardonnable de faire si peu de réflexion à l'affaire capitale du salut? S'il s'agissait d'une affaire temporelle, l'esprit ne nous manquerait pas, et nous

 

1 Joan., IX, 30. — 2 Luc, XVI, 29. — 3 Joan., XV, 22.

 

saurions bien trouver des lumières pour tu venir à bout; mais pour le salut, nous n'en trouvons point, et je dis qu'il n'y a pas d'apparence que Dieu se contente de cela. Contre nos doutes ; car, quand même nous n'aurions pas assez de lumières pour juger des choses, nous en avons souvent assez pour douter. Or, du moment que nous en avons assez pour douter, si nous passons outre, nous en savons assez pour flécher. Je doute si cette affaire est selon les règles de la conscience, et néanmoins je m'y embarque : je ne suis pas moins coupable que si je commettais le péché avec une évidence entière du péché. Je doute si ce bien m'est légitimement acquis, et toutefois, sans nulle recherche, je le retiens et j'en dispose; c'est comme si je l'enlevais par une violence ouverte; pourquoi? parce qu'il ne nous est pas permis d'agir sur une conscience douteuse, et qu'un doute que je ne veux pas éclaircir m'empêche d'être dans la bonne foi, sans laquelle il n'y a point d'ignorance qui me puisse disculper. Ainsi raisonnent les théologiens.

Ah ! Chrétiens, souvenons-nous que la première de toutes les obligations est de savoir. Souvenons-nous qu'un péché ne peut jamais servir d'excuse à un autre péché, et par conséquent qu'il est inutile de vouloir justifier nos omissions et nos transgressions par nos ignorances, qui sont elles-mêmes de véritables péchés. Souvenons-nous qu'on est souvent plus criminel devant Dieu, ou aussi criminel de dire : Je ne l'ai pas su ; que de dire : Je ne l'ai pas fait. C'est sur ce principe, mes chers auditeurs, que nous devons aujourd'hui nous examiner. Il ne suffit pas de nous l'appliquer personnellement à nous-mêmes; il faut qu'il s'étende sur tous ceux dont Dieu nous a chargés, et dont il nous demandera compte. Car voici le désordre : permettez-moi de vous le reprocher. Vous avez des enfants à élever, et vous les élevez tous les jours dans une ignorance grossière des points les plus essentiels au salut. Vous leur apprenez tout le reste, hors à connaître Dieu et à le servir. Vous leur donnez des maîtres pour les former selon le monde, et vous ne leur pardonnez pas là-dessus les moindres négligences ; mais s'ils sont bien instruits de leur religion, mais s'ils ont la crainte de Dieu, mais s'ils s'acquittent exactement des exercices ordinaires du christianisme, c'est à quoi vous pensez très-peu, et peut-être à quoi vous ne pensez jamais. Vous, Mesdames, vous avez des jeunes filles qui vous doivent la naissance, et à qui vous devez l'éducation : qu'elles

 

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pèchent par ignorance contre les règles d'une civilité mondaine, vous les reprenez avec aigreur; mais qu'elles pèchent par ignorance contre la loi de Dieu, c'est ce que vous leur passez aisément. Vous avez des domestiques : ils sont chrétiens, et à peine savent-ils ce que c'est que d'être chrétien ; ils viennent au tribunal de la pénitence, et à peine savent-ils ce que c'est que pénitence; ils se présentent à nos sacrements, et ils y commettent des sacrilèges. Leur ignorance les excuse-t-elle ? non ; mais elle vous excuse encore moins qu'eux : car s'ils sont obligés de s'instruire, vous êtes obligées de pourvoir à ce qu'ils le soient, et c'est en partie pour cela que Dieu veut qu'ils dépendent de vous. Vous me demandez à qui vous les adresserez pour leur enseigner les éléments du salut? Ne vous offensez pas de ce que je vais vous répondre. A qui, dites-vous, les adresser? mais moi je vous dis : Pourquoi sera-ce à d'autres qu'à vous-mêmes, puisque Dieu vous les a confiés? croiriez-vous donc vous déshonorer, en faisant auprès d'eux l'office même des apôtres? Mais encore à qui aurez-vous recours si vous n'en voulez pas prendre le soin? à tant de ministres zélés, qui se tiendront heureux de s'employer à un si saint ministère. Oserai-je le dire? à moi-même : oui, à moi, qui me ferai une gloire de cultiver ces âmes rachetées du sang de Jésus-Christ. D'autres s'appliqueront à vous conduire vous-mêmes, et vous en trouverez assez. Mais pour ces pauvres, aussi chers à Dieu que tout ce qu'il y a de grand dans le monde, je les recevrai, je serai leur prédicateur, comme je suis maintenant le vôtre. Je vous laisserai le pouvoir de leur commander, et je me réserverai la charge ou plutôt l'honneur de leur faire entendre les ordres du souverain Maître à qui nous devons tous obéir, et de leur expliquer sa loi. Je les tirerai de cette ignorance, qui, bien loin d'être, et pour vous et pour eux, un litre de justification, vous expose encore à tomber dans un troisième aveuglement, qui est l'effet du péché et le sujet de la dernière partie.

 

TROISIÈME PARTIE.

 

C'est une vérité incontestable, que Dieu aveugle quelquefois les hommes; et quand l'aveuglement des hommes entre dans l'ordre des divins décrets, il est de la foi que c'est un effet du péché, parce que c'est une des peines dont Dieu punit le péché. Ainsi le prophète Isaïe le faisait-il entendre, lorsqu'il disait, en parlant des Juifs infidèles : Excœcavit Deus oculos eorum (1) ; C'est Dieu qui les a aveuglés : ce Dieu, le centre des lumières : ce Dieu, dans qui il n'y a point de ténèbres : ce Dieu qui éclaire tout homme venant au monde, c'est lui néanmoins qui les a précipités dans l'aveuglement où ils sont ; et leur aveuglement est tel, qu'ayant des yeux, ils ne voient plus, et qu'ayant des cœurs, ils ne comprennent rien ni ne sont touchés de rien : Ut non videant oculis, et non intelligant corde (2). Or, il est évident qu'Isaïe s'expliquant ainsi, considérait cet aveuglement comme un mystère de la justice de Dieu, comme un effet de sa colère, comme une vengeance du ciel. Il est donc vrai que non-seulement Dieu aveugle les pécheurs, mais qu'il ne les aveugle qu'en conséquence et en haine de leur péché ; d'où il s'ensuit que l'aveuglement est alors l'effet du péché.

De savoir, Chrétiens, de quelle manière s'accomplit une punition en apparence si contraire à la sainteté de Dieu, et comment Dieu, qui est la lumière même, peut aveugler une créature raisonnable et intelligente, c'est un des secrets de la prédestination, ou, si vous voulez, de la réprobation des hommes, que nous devons révérer, mais qu'il ne nous appartient pas de pénétrer. A prendre les termes dans toute leur rigueur, on dirait que Dieu, par une action réelle et positive, opère lui-même cet aveuglement intérieur ; et je conviens de bonne foi qu'il y a sur ce point, dans le texte sacré, des expressions très-fortes, et qui demandent du discernement et de la précision, pour ne s'y pas laisser surprendre. Car, quand saint Paul dit, par exemple, que Dieu enverra à ceux qui périssent, c'est-à-dire aux réprouvés, un esprit d'erreur pour croire au mensonge : Ideo mittet illis Deus operationem erroris, ut credant mendacio (3); qui ne conclurait de là que Dieu agit en effet dans une âme criminelle, pour lui inspirer le mensonge, comme il agit dans une âme juste, pour y répandre la lumière de sa grâce? Et quand nous lisons dans le livre des Rois, que Dieu, par un dessein formé, suscita un démon pour séduire Achab, qu'il lui en donna la commission expresse , et qu'au même temps il mit un esprit de mensonge dans la bouche des prophètes en qui cet infortuné monarque avait plus de confiance : Nunc igitur dedit Deus spiritum mendacii in ore omnium prophetarum (4) ; prenant la chose à la lettre, ne dirait on pas que Dieu, par une providence

 

1 Isai., apud Joan., XII, 40. — 2 Ibid. — 3 2 Thess., II, 10. — 4 3Heg., XX, 12.

 

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à lui seul connue, est la cause immédiate qui produit l'aveuglement du pécheur? Mais, mes Frères, dit saint Augustin, il n'en va pas ainsi. Dieu, l'éternelle et l'essentielle vérité, ne peut jamais être l'auteur du mensonge ; et, tout Dieu qu'il est, il ne peut jamais nous tromper, parce qu'il ne peut jamais cesser d'être un Dieu fidèle. S'il nous aveugle, c'est par voie de privation, et non d'action ; c'est en retirant ses lumières, et non en nous imprimant l'erreur ; c'est en nous abandonnant à nos propres vues et aux suggestions des méchants, et non en nous donnant lui-même des vues fausses. Car, de quelques termes que l'Ecriture se soit servie, la foi nous oblige à les interpréter de la sorte. Il y a plus, et j'ajoute que suivant le sentiment du même saint Augustin, dont le concile de Trente nous a proposé, sur ce point, la doctrine pour règle, on doit conclure que Dieu n'aveugle jamais tellement les hommes en cette vie, qu'il les laisse dans une privation entière et absolue des lumières de sa grâce. Pourquoi ? parce que les hommes tomberaient par là dans une impuissance absolue et entière de garder sa loi, et qu'elle leur deviendrait impraticable. Or, c'est une maxime de religion d'autant plus sûre, qu'elle est nécessaire pour réprimer le libertinage, que Dieu, souverainement juste, souverainement sage, souverainement bon, ne nous demande jamais rien d'impossible : Impossibilia non jubet (ce sont les paroles de saint Augustin citées par le concile), sed jubendo monet, et facere quod possis, et petere quod non possis, et adjuvat ut possis. Il nous laisse donc toujours des lumières suffisantes, sinon pour marcher clans la voie du salut, au moins pour la chercher; sinon pour agir, au moins pour prier ; sinon pour savoir, au moins pour douter. Or, il n'en faut pas davantage, Seigneur, pour être en pouvoir d'accomplir votre loi, et pour faire que dans vos plus sévères jugements vous soyez irréprochable si nous ne l'accomplissons pas : Ut justificeris in sermonibus tuis, et vincas cum judicaris (1). Que fait donc Dieu pour nous aveugler et pour nous punir? rien autre chose, Chrétiens, que de s'éloigner de nous, et de nous livrer à nous-mêmes. C'est-à-dire que Dieu, en punition de nos infidélités et de nos désordres, ne nous donne plus certaines lumières qu'il nous donnait autrefois: lumières vives et pénétrantes, lumières de faveur et de choix; lumières qui nous détacheraient du monde et qui nous en découvriraient

 

1 Psalm., L, 6.

 

sensiblement la vanité, qui nous feraient goûter Dieu et nous rendraient son joug aimable ; qui, dans la pénitence la plus austère, nous feraient trouver de saintes délices, et, dans li s croix les plus dures, des sources de consolation ; lumières qui cent fois ont produit des miracles de pénitence dans les pécheurs les plus opiniâtres; en tel et en tel, mou cher auditeur, dont vous avez connu les égarements, et que vous avez vu ensuite, touché de ces victorieuses lumières, prendre hautement le parti de la piété; lumières dont nous avons nous-mêmes senti la vertu, tandis que nous vivions dans l'ordre, et qui ne se sont éclipsées que parce que le péché nous a séparés de Dieu. Ce sont là, Chrétiens, les lumières dont Dieu nous prive quand nous l'irritons, et c'est la perte de ces lumières qui fait notre aveuglement.

Or, je prétends (et voici la dernière pensée avec laquelle je vous renvoie), je prétends que cet aveuglement, ainsi expliqué est l'effet le plus redoutable de la justice de Dieu vindicative, le châtiment le plus rigoureux que Dieu puisse exercer sur les pécheurs, celui qui approche davantage de la réprobation, et que l'on peut dire être déjà une réprobation anticipée. C'est pourquoi, remarque saint Chrysostome, quand Isaïe, brûlé de zèle pour les intérêts de Dieu, semblait vouloir engager Dieu à punir les impiétés de son peuple, il se contentait de lui dire : Excœca cor populi hujus (1) : Aveuglez, mon Dieu, le cœur de ce peuple. Car il savait que Dieu, dans les trésors de sa justice, n'a point de vengeance plus terrible que cet aveuglement du cœur. Vous me demandez en quoi elle surpasse toutes les autres? En voici la raison, Chrétiens, que vous n'avez peut-être jamais comprise, et qui néanmoins est une des plus solides vérités de votre religion. C'est que l'aveuglement où Dieu permet que nous tombions, en conséquence de nos crimes, est un mal tout pur, sans aucun mélange de bien. Ecoutez-moi. Tous les autres maux de la vie sont, il est vrai, des châtiments du péché, mais ils ne laissent pas d'être, si nous le voulons, des moyens de salut; et il n'y en a point, si nous en savons bien user, que nous ne puissions mettre au nombre des grâces, parce qu'au même temps que Dieu nous en fait porter la peine par sa justice, il nous les rend utiles par sa bonté. Ce sont des maux, dit saint Chrysostome, qui nous purifient en nous affligeant qui nous corrigent, qui nous servent d'épreuves, qui nous aident à rentrer dans nous-mêmes,

 

1 Isa., VI, 10.

 

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qui nous détachent des objets créés, et nous forcent de retourner à Dieu. Mais l'aveuglement est un mal stérile, dont nous ne pouvons tirer aucun profit. Il y a, disent les théologiens, des peines médicinales ; il y en a de satisfactoires ; il y en a de méritoires. De médicinales, pour nous préserver du péché ; de satisfactoires, pour l'expier; de méritoires, pour nous sanctifier : mais dans l'aveuglement, ni précaution, ni satisfaction, ni sanctification. Quand Dieu m'envoie des adversités, une maladie, une humiliation, j'ai toujours de quoi me consoler. Car dans ma peine, je lui dis : Seigneur, soyez béni ; vous me châtiez en père : cette maladie, dans l'ordre de votre providence, est pour moi un purgatoire et un exercice de patience. Trop heureux si j'en fais un tel usage! j'abusais de ma santé pour mener une vie mondaine et dissipée; en me l'ôtant, vous m'avez, malgré moi, séparé du monde : peine médicinale. J'avais horreur de la pénitence; vous me la faites faire par nécessité : peine satisfactoire. J'étais lâche dans votre service, et négligent dans les devoirs du christianisme ; mais si je ne vous honore pas en agissant, vous me donnez de quoi vous honorer en souffrant : peine méritoire. Voilà ce qui adoucit mes maux. Mais quand je tombe dans l'aveuglement, je ne puis rien penser de tout cela; pourquoi? c'est que, par ce genre de peine, je ne satisfais point à Dieu, je ne mérite rien devant Dieu, je ne deviens pas meilleur selon Dieu : Dieu me punit, et rien de plus.

Or en cela, Chrétiens, le châtiment dont je parle ressemble encore à celui des réprouvés. Car quel est pour les réprouvés le comble de la misère? c'est que jamais Dieu ne sera satisfait de leurs souffrances; et que plus ils souffrent, plus ils sont obstinés dans leur malice. De même, l'aveuglement, bien loin d'effacer nos péchés, les augmente ; bien loin de soumettre nos cœurs,  les  révolte;  bien loin d'apaiser Dieu, le courrouce :  il a tout le mal de la peine, sans en avoir aucun  effet  salutaire. Peine éternelle, ajoute saint Chrysostome, aussi bien que celle des réprouvés. Tous les autres maux, quelque grands qu'ils soient, ont un tenue ; l'aveuglement n'en a point : la mort, qui finit tout le reste, au lieu de le faire cesser, lui donne, pour ainsi parler, un caractère de perpétuité; et comme un saint en mourant passe, selon l'expression de saint Paul, de lumière en lumière et de clarté en clarté, c'est-à-dire de la lumière de la foi à la lumière de la gloire, et de la clarté des justes à celle des bienheureux : A claritate in claritatem (1) ; aussi la mort fait-elle passer un mondain que Dieu réprouve, de ténèbres en ténèbres et d'aveuglement en aveuglement, je veux dire de l'aveuglement temporel à l'aveuglement éternel, et des ténèbres du péché aux ténèbres de l'enfer.

Après  cela,   conclut  admirablement saint Augustin, dites que Dieu dès cette vie ne punit pas spécialement les pécheurs et les libertins. Dites qu'il n'a point pour eux de châtiment qui dès cette vie les distingue de ses élus, et qu'en toutes choses il les confond avec les gens de bien. Vous vous trompez, mes Frères, reprend ce saint docteur : Dieu juge les mondains dès cette vie, et dès cette vie il met entre eux et ses élus une terrible différence, par la différente manière dont il les châtie : Utique est Deus judicans eos in terra. Il n'attend pas jusqu'à la fin des siècles pour séparer le bon grain d'avec la paille ; mais il a dès maintenant une espèce de peine qui lui suffit pour ce triage, et c'est l'aveuglement dans le péché. Si nous ne l'appréhendons pas, si nous n'en avons pas autant d'horreur que de l'enfer même, malheur à nous ! Ah ! Seigneur, s'écriait le même Père, que vous êtes adorable et impénétrable dans vos jugements ! mais que vous l'êtes surtout dans cette loi fatale qui vous fait répandre de si affreuses ténèbres  sur les hommes, pour punir les désirs injustes et déréglés de leurs coeurs ! Quam secretus es, habitans in excelsis, in silentio : Deus solus et Deus magnus, lege infatigabili spargens pœnales cœcitates super illicitas cupiditates ! Si ce Dieu vengeur n'a pas encore exercé sur vous,. mes Frères, cette rigoureuse justice; s'il n'a pas encore permis que vous soyez tombés dans ce triste état, ce n'est pas peut-être que vous ne l'ayez déjà bien mérité : mais c'est qu'il a usé envers vous d'une plus grande miséricorde qu'à l'égard de tant d'autres. Cependant, prenez garde que cette bonté ne se lasse enfin, et craignez la patience même d'un Dieu, qui frappe d'autant plus rudement qu'il a plus longtemps arrêté ses coups. Qui sait s'il a résolu d'attendre davantage? Qui sait si ce ne sera pas après le premier péché que vous allez commettre, qu'il éteindra pour vous ses lumières et qu'il vous aveuglera? Qui ne doit pas être saisi de frayeur, en pensant qu'il y a un péché que Dieu a marqué comme le dernier terme de sa grâce ? je dis de cette grâce puissante sans laquelle nous ne nous sauverons jamais. Quel est-il ce péché? je ne le

 

1  2 Cor., III, 18.

 

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puis connaître. Après quel nombre de péchés viendra-t-il? c'est ce que j'ignore. De quelle nature, de quelle espèce est-il? autre mystère pour moi. Est-ce un péché particulier et extraordinaire? est-ce un péché ordinaire et commun? abîme où je ne découvre rien. Tout ce que je sais, ô mon Dieu ! c'est que je ne dois rien oublier, rien ménager pour prévenir le malheur dont vous me menacez. Heureux que vous m'ayez fait voir le danger, non moins heureux, que vous vouliez encore m'aider à en sortir! Souverainement heureux, si je marche désormais à la faveur de vos divines lumières, jusqu'à ce que j'arrive à la gloire, où nous conduise, etc.

 

 

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