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SERMON POUR LE VENDREDI SAINT.
SUR LA PASSION DE JÉSUS-CHRIST.

ANALYSE,

 

Sujet. Les Juifs demandent des miracles, et les Grecs cherchent la sagesse. Pour nous, nous prêchons Jésus-Christ crucifie, qui est un sujet de scandale aux Juifs, et qui parait une folie aux Gentils; mais qui est la force de Dieu et la sagesse de Dieu à ceux gui sont appelés, soit d'entre les Gentils, soit d'entre les Juifs.

 

Si jamais les prédicateurs pouvaient avec quelque sujet apparent rougir de leur ministère, ne serait-ce pas en ce jour où ils prêchent la passion et la mort du Dieu qu'ils annoncent? Cependant l'Apôtre mettait toute sa gloire dans la croix de Jésus-Christ, parce qu'il regardait le mystère d'un Dieu crucifié comme le miracle tout ensemble et de la force de Dieu et de la sagesse de Dieu. C'est aussi sous cette idée que. je veux vous le représenter.

 

Division. Il ne s'agit point ici de pleurer la mort de Jésus-Christ ; mais il s'agit d'y reconnaître le dessein de Dieu , ou plutôt l'ouvrage de Dieu. En deux mots, vous n'avez peut-être jusques à présent considéré la mort du Sauveur que comme le mystère de sou humilité et de sa faiblesse; et moi, je vais vous montrer que c'est dans ce mystère qu'il a fait paraître toute l'étendue de sa puissance : première partie. Le monde jusques à présent n'a regardé ce mystère que comme une folie; et moi je vais vous faire voir que c'est dans ce mystère que Dieu a fait éclater plus hautement sa sagesse : seconde partie.

 

Première partie. C'est dans le mystère de sa croix que Jésus-Christ a fait paraître toute la puissance d'un Dieu Qu'un Dieu fasse des prodiges dans l'univers, il n'y a rien en cela de surprenant : mais qu'un Dieu souffre et qu'il meure, voilà ce qui nous doit saisir d'étonnement. Cette mort néanmoins, bien loin d'ébranler noire foi, la doit confirmer ; car, si Jésus-Christ est mort, il est mort en Dieu. 1° Un homme qui meurt après avoir prédit lui-même clairement et expressément toutes les circonstances de sa mort; 2° un homme qui meurt eu faisant actuellement des miracles, pour montrer qu'il n'y a rien que de surhumain et de divin dans sa mort ; 3° un homme dont la mort bien considérée est elle-même le plus grand de tous les miracles ; 4° un homme qui, par l'infamie de sa mort, parvient à la plus haute gloire, et qui, expirant sur la croix, triomphe par sa croix même de l'infidélité

 

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du monde : n'est-ce pas un homme qui meurt en Dieu, ou, si vous voulez, en Homme-Dieu ? Or, c'est ainsi que Jésus-Christ est mort.

1° Jésus-Christ est mort après avoir prédit toutes les circonstances de sa mort. A l'entendre parler de sa passion longtemps avant sa passion même , on dirait qu'il en parle comme d'un événement déjà arrivé, tant il est exact à en marquer jusqu'au! moindres particularités. Nous allons à Jérusalem, disait-il à ses apôtres ; et c'est là que le Fils de l'Homme sera livré aux Gentils, qu'il sera outragé, insulté, fouetté, crucifié; qu'on lui crachera au visage, et qu'il mourra dans l'opprobre. Il y avait déjà d,es siècles entiers que les prophètes avaient prédit celle mort et toutes ses circonstances, afin, dit saint Chrysostome, que la prophétie, témoignage invincible de la divinité , rendit toutes les ignominies de la croix non-seulement vénérables, mais adorables. Cependant la preuve était encore bien plus sensible et plus convaincante dans la prédiction immédiate qu'en faisait Jésus-Christ lui-même. Aussi tout ce qu'il avait marqué des livres de Moïse et des prophètes, comme se rapportant à lui, s'exécuta-t-il bientôt après et à la lettre dans la sanglante catastrophe de sa passion et de sa mort. Argument si solide et si fort qu'il n'en fallut pas davantage pour la conversion de ce fameux eunuque, trésorier de la reine d'Ethiopie. En serions-nous moins touchés?

2° Jésus-Christ est mort en faisant des miracles. Il fait trembler la terre, il ouvre les sépulcres, il ressuscite les morts, il déchire le voile du temple, il obscurcit le soleil. Miracles confirmés par le témoignage des apôtres. Quel intérêt auraient-ils eu à rapporter de faux miracles, puisqu'il ne leur en revenait point d'autre fruit que les plus cruelles persécutions? De plus, le style seul dont les évangélistes ont écrit l'histoire de Jésus-Christ fait bien voir qu'ils ne parlaient pas en hommes passionnés. D'ailleurs, si ces miracles eussent été supposés, les Juifs ne se seraient-ils pas inscrits contre ? Je conviens que les pharisiens, malgré ces miracles, ne laissèrent pas de persister dans leur incrédulité : mais les soldats se convertirent, et c'est en cela même, reprend saint Chrysostome, que parait la toute-puissante vertu de ce Dieu mourant. Car, mourir en sauvant les uns et en réprouvant les autres, en convertissant ceux-là par miséricorde, et laissant périr ceux-ci par justice, n'est-ce pas faire éclater jusque dans sa mort les plus essentiels attributs de Dieu ? Il n'y eut qu'un seul miracle que Jésus-Christ ne voulut pas faire dans sa passion : c'était de se sauver lui-même. Mais pourquoi ne le fit-il pas ? Parce que ce seul miracle eût détruit tous les autres, et arrêté le grand ouvrage qu'il avait entrepris. Quand même il l'aurait fait ce miracle, ses ennemis n'y auraient pas plus déféré qu'à celui de la résurrection île Lazare. Je dis plus ; et Jésus-Christ, dans la conjoncture où je le considère, pouvant, comme il est indubitable, se sauver lui-même et ne le voulant pas, n'a-t-il pas fait quelque chose de plus grand et plus au-dessus de l'homme que s'il l'eût en effet voulu 1 Enfin, cette douceur envers ses ennemis, cette charité héroïque, cette paix et cette tranquillité qu'il fit paraître dans sa passion ; tons ces miracles de patience, dans un homme d'ailleurs d'une conduite irréprochable et pleine de sagesse, n'étaient-ils pas plus miraculeux que s'il eût pensé à se tirer des mains de ses bourreaux et qu'il se fût détaché de la croix?

3° La mort de Jésus-Christ a été elle-même le plus grand de tous les miracles, parce qu'au lieu que les autres hommes meurent par faiblesse, il est mort par un effet de son absolue puissance. Comment cela? 1° C'est qu'étant exempt de tout péché et même absolument impeccable, il était naturellement immortel ; 2° c'est qu'en vertu de son sacerdoce, étant par excellence le souverain pontife de la loi nouvelle, il n'y avait que lui qui pût ni qui dût offrir à Dieu le sacrifice de la rédemption du monde, et immoler la victime qui y était destinée. Ce fut donc lui-même qui se sacrifia ; et c'est en ce sens qu'il disait : Nemo tollit animam meum a me, sed ego pono eam a me ipso. Aussi mourut-il en poussant un grand cri vers le ciel : ce qui montre qu'il ne mourait pas par défaillance de nature, et ce qui fit conclure au centenier qu'il était Dieu. Il est vrai que ce Dieu mourant a eu ses langueurs et ses faiblesses, mais ses faiblesses mêmes et ses langueurs étaient autant de miracles. S'il sue dans le jardin, c'est d'une sueur de sang ; si quelques moments après sa mort on lui perce le côté, il en sort du sang et de l'eau.

4° Jésus-Christ, par l'infamie de sa mort, est parvenu à la plus haute gloire ; et, expirant sur la croix, il a triomphé par sa croix même de l'infidélité du monde. Au seul nom de Jésus crucifié tout fléchit le genou, comme Dieu l'avait révélé à saint Paul dans un temps où tout semblait s'opposer à un effet si merveilleux. Nous avons vu nos princes et les premiers de nos princes s'humilier devant sa croix. Elle a passé du lieu infâme des supplices sur le front des monarques et des empereurs : elle a vaincu l'idolâtrie et détruit le culte des faux dieux. Tout cela, selon la prédiction qu'en avait faite le Sauveur lui-même ; et ne sont-ce pas là les plus sensibles marques de la divinité? Nous avons peine à comprendre l'obstination et l'aveuglement des pharisiens après tant de miracles qu'ils avaient vus : nous en voyons actuellement un encore plus grand, je veux dire le triomphe de la croix ; et notre foi, malgré ce miracle, est toujours languissante et chancelante. Pour bien profiter de ce mystère, tremblons et pleurons dans l'esprit d'une salutaire componction, au lieu de trembler et de pleurer par le sentiment d'une dévotion passagère et superficielle. Il faut que Jésus-Christ mourant fasse un miracle en nous, et c'est le miracle de notre conversion. Pécheurs, c'est pour vous que son sang coule, et voilà ce qui vous doit remplir de confiance. Il a converti ses bourreaux : pourquoi ne vous convertira-t-il pas? Approchez du trône de sa grâce, qui est sa croix; mais approchez-en avec des cœurs contrits et humiliés. Donnerez-vous pour cela, Seigneur, à ma parole assez de bénédiction ; et puis-je espérer qu'entre ceux qui m'écoutent il y en aura d'aussi touchés que le centenier ?

Deuxième partie. C'est dans le mystère de la croix que Dieu a fait éclater plus hautement sa sagesse. Les pensées de l'homme et celles de Dieu étant aussi opposées qu'elles le sont depuis le péché, il ne faut pas s'étonner que l'homme ait souvent entrepris de censurer les œuvres du Seigneur. Ce qui doit plus nous surprendre, c'est que l'homme se soit scandalisé contre Dieu des bienfaits mêmes de Dieu. Le mystère d'un Dieu crucifié parait au mondain une folie ; et moi je dis avec l'Apôtre, que c'est par excellence le mystère de la sagesse de Dieu. Il fallait deux choses : 1° satisfaire Dieu offensé ; 2° réformer l'homme perverti et corrompu. Or, pour parvenir à ces deux lins, point de moyen plus efficace et plus infaillible que la croix du Sauveur.

1° Point de moyen plus efficace et plus infaillible que la croix de Jésus-Christ pour satisfaire Dieu offensé. Dieu ne pouvait être satisfait que par un Homme-Dieu ; et qu'a-t-il fait cet Homme-Dieu, ou plutôt que n'a-t-il point fait ? En quoi consistait t'offense de Dieu? en ce que l'homme avait affecté d'être semblable à Dieu : Eritis sicut dii ; et moi, dit l'Homme-Dieu, pour satisfaire mon Père, je m'abaisserai au-dessous de tous les hommes : Ego autem sum vermis, et non homo. L'homme s'était révolté contre Dieu ; et moi, dit l'Homme-Dieu, je me ferai obéissant jusques à la mort, et jusques à la mort de la croix : Factus obediens usque ad mortem, mortem autem crucis. L'homme, par une intempérance criminelle, avait mangé du fruit défendu; et moi, dit l'Homme-Dieu, je me ferai un homme de douleurs : Virum dolorum. Pouvons-nous concevoir une réparation' plus authentique ?

Ce n'est pas assez. Car j'ajoute que ce Sauveur des hommes nous a fait parfaitement comprendre trois choses auxquelles se doit rapporter toute la .sagesse de l'homme, et dont la connaissance était pour vous et pour moi essentiellement attachée au mystère de Jésus-Christ mourant sur la croix ; savoir, ce que c'est que Dieu, ce que c'est que le péché, ce que c'est que le salut. Qu'est-ce que Dieu? Un être pour la gloire duquel il a fallu qu'il y eût un Homme-Dieu humilié et anéanti jusques à la croix. Voilà l'idée que je m'en forme, et qui passe tout ce que j'en pourrais d'ailleurs imaginer. Qu'est-ce que le péché? un mal pour l'expiation duquel il a fallu qu'un Homme-Dieu se fit anathème, et devint un sujet de  malédiction. Voilà ce que le mystère de

 

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la croix me proche. Qu'est-ce que le salut de l'homme? Un bien qui seul a coûté la vie d'un Dieu. Voilà la grande leçon que me fait ce divin Maître expirant sur la croix. Or, un mystère qui me donne de si hautes idées de Dieu, qui m'inspire une horreur infinie pour le péché, et qui me fait priser mon salut préférablement à tous les autres biens, ne doit-il pas être un mystère de sagesse ?

2° Point de moyen plus efficace et plus infaillible que la croix de Jésus-Christ, pour réformer l'homme perverti et corrompu par le péché. Il y a trois sources du péché, selon saint Jean : la concupiscence des yeux, la concupiscence de la chair, et l'orgueil de la vie. Trois concupiscences dont voici les remèdes, que le Fils de Dieu nous a apportés du ciel, et qu'il nous présente dans sa passion : le dépouillement de toutes choses et la nudité où il meurt, contre l'amour des richesses, qui est la concupiscence des yeux ; ses humiliations, contre l'ambition, qui est l'orgueil de la vie ; ses souffrances, contre la sensualité, qui est la concupiscence de la chair. Que serait-ce que le monde, et quel ordre y verrait-on, reprend le savant Pic de la Mirande, si les hommes vivaient selon les exemples que Jésus-Christ leur a donnés et les leçons qu'il leur a faites dans sa passion ?

Mais pourquoi fallait-il que Jésus-Christ, sans être sujet à nos maux, en éprouvât les remèdes dans sa personne ? Il le fallait pour nous les adoucir, et pour nous en persuader l'usage. S'il eût choisi pour nous sauver les douceurs de la vie, quel avantage notre amour-propre, source de toute corruption, n'aurait-il pas tiré de là, et jusqu'à quel point ne s'en serait-il pas prévalu ?

Mais pourquoi corriger des excès par d'autres excès, les excès de l'homme par les excès d'un Dieu? Et moi je dis : Quelle sagesse d'avoir corrigé des excès de malice par des excès de perfection, des excès d'iniquité par des excès de sainteté, des excès d'ingratitude par des excès d'amour !

En voilà trop pour confondre un jour notre raison dans le jugement de Dieu ; et n'est-il point déjà commencé pour nous, ce jugement? Car dès aujourd'hui ce Sauveur mourant s'est mis en possession de juger le monde : Nunc judicium est mundi. Sa croix sera produite contre nous à la fin des siècles : Tunc parebit signum Filii hominis. Pensée terrible pour un mondain : C'est la croix de Jésus-Christ qui me jugera ! Tout ce qui ne s'y trouvera pas conforme portera le caractère et le sceau de la réprobation. Au contraire, pensée consolante pour une âme fidèle et juste : C'est la croix do Jésus-Christ qui décidera de mon sort; cette croix en qui j'ai mis ma confiance, cette croix dont je vais adorer l'image devant cet autel, et dont je vais être moi-même une image vivante.

 

Judœi signa petunt, et Grœci sapientiam quœrunt ; nos autem prœdicamus Christum crucifixum, Judœis quidem scandalum, Gentibus autem stultitiam ; ipsis autem vocatis Judœis atque Grœcis, Christum Dei virtutem, et Dei sapientiam.

 

Les Juifs demandent des miracles, et les Grecs cherchent la sagesse. Pour nous, nous prêchons Jésus-Christ crucifié, qui est un sujet de scandale aux Juifs, et qui parait une folie aux Gentils, ruais qui est la force de Dieu et la sagesse de Dieu à ceux qui sont appelés, soit d'entre les Gentils, soit d'entre les Juifs. (Dans la première épître aux Corinthiens, chap. I, 22, 23,24.)

 

Sire,

 

Si jamais les prédicateurs pouvaient avec quelque sujet apparent rougir de leur ministère, ne serait-ce pas en ce jour, où ils se voient obligés de publier les humiliations étonnantes du Dieu qu'ils annoncent, les outrages qu'il a reçus, les faiblesses qu'il a ressenties, ses langueurs, ses souffrances, sa passion, sa mort? Cependant, disait le grand Apôtre, malgré les ignominies de la croix, je ne rougirai jamais de l'Evangile de mon Sauveur ; et la raison qu'il en apporte est aussi surprenante, et même encore plus surprenante, que le sentiment qu'il en avait : c'est que je sais, ajoutait-il, que l'Evangile de la croix est la vertu de Dieu pour tous ceux qui sont éclairés des lumières de la foi : Non erubesco Evangelium ; virtus enim Dei est omni credenti (1). Non-seulement saint Paul n'en rougissait point, mais il s'en glorifiait. Car, à Dieu ne plaise, mes Frères, écrivait-il aux Galates, que je fasse jamais consister ma gloire dans aucune autre chose que dans la croix de Jésus-Christ : Mihi autem absit gloriari nisi in cruce Domini nostri Jesu Christi (2). Bien loin que la croix lui donnât de

 

1 Rom., I, 16. — 2 Galat., VI, 14.

 

la confusion dans l'exercice de son ministère, il prétendait que, pour soutenir son ministère avec honneur, le plus infaillible moyen était de prêcher la croix de l'Homme-Dieu ; et qu'en effet il n'y avait rien dans tout l'Evangile de plus grand, de plus merveilleux, de plus propre même à satisfaire des esprits raisonnables et sensés, que ce profond et adorable mystère. Car voilà le sens littéral de ce passage tout divin que j'ai choisi pour mon texte : Judœi signa petunt, et Grœci sapientiam quœrunt (1) ; Les Juifs incrédules demandent qu'on leur fasse voir des miracles ; les Grecs vains et superbes se piquent de chercher la sagesse. Les uns et les autres s'obstinent à ne vouloir croire en Jésus-Christ qu'à ces deux conditions. Et moi, dit l'Apôtre, pour confondre également l'incrédulité des uns et la vanité des autres, je me contente de leur prêcher Jésus-Christ même crucifié : pourquoi? parce que c'est par excellence le miracle de la force de Dieu, et tout ensemble le chef-d'œuvre de la sagesse de Dieu. Miracle de la force de Dieu, qui seul doit tenir lieu aux Juifs de tout autre miracle : Christum crucifixum Dei virtutem. Chef-d'œuvre de la sagesse de Dieu, qui seul est plus que suffisant pour soumettre les Gentils au joug de la foi, et pour les faire renoncer à toute la sagesse mondaine : Christum crucifixum Dei sapientiam.

Admirable idée que concevait le Docteur des nations, se représentant toujours la passion du Sauveur des hommes comme un mystère de puissance et de sagesse. Or, c'est à cette idée,

 

1 1 Cor., I, 22.

 

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Chrétiens, que je m'attache, parce qu'elle m'a paru d'une part plus propre à vous édifier, et de l'autre plus digne de Jésus-Christ, dont j'ai à vous faire aujourd'hui l'éloge funèbre. Car il ne s'agit pas ici de pleurer la mort de cet Homme-Dieu. Nos larmes, si nous en avons à répandre, doivent être réservées pour un autre usage, et nous ne pouvons ignorer quel est cet usage que nous en devons faire, après que Jésus-Christ lui-même nous l'a si positivement et si distinctement marqué, lorsqu'allant au Calvaire il dit aux filles de Jérusalem : Ne pleurez point sur moi, mais sur vous. Il ne s'agit pas, dis-je, de pleurer sa mort, mais il s'agit de la méditer; il s'agit d'en approfondir le mystère; il s'agit d'y reconnaître le dessein de Dieu, ou plutôt l'ouvrage de Dieu ; il s'agit d'y trouver l'établissement et l'affermissement de notre foi : et c'est, avec la grâce de mon Dieu, ce que j'entreprends. On vous a cent fois touchés et attendris par le récit douloureux de la passion de Jésus-Christ ; et je veux, moi, vous instruire. Les discours pathétiques et affectueux que l'on vous a faits ont souvent ému vos entrailles, mais peut-être d'une compassion stérile, ou tout au plus d'une componction passagère, qui n'a pas été jusqu'au changement de vos mœurs. Mon dessein est de convaincre votre raison, et de vous dire quelque chose encore de plus solide, qui désormais serve de fond à tous les sentiments de piété que ce mystère peut inspirer. En deux mots, mes chers auditeurs, qui vont partager cet entretien : vous n'avez peut-être jusqu'à présent considéré la mort du Sauveur que comme le mystère de son humilité et de sa faiblesse ; et moi je vais vous montrer que c'est dans ce mystère qu'il a fait paraître toute l'étendue de sa puissance : ce sera la première partie. Le monde jusques à présent n'a regardé ce mystère que comme une folie ; et moi je vais vous faire voir que c'est dans ce mystère que Dieu a fait éclater plus hautement sa sagesse : ce sera la seconde partie.

Donnez-moi, Seigneur, pour traiter dignement un si grand sujet, ce zèle dont fut rempli votre Apôtre, quand vous le choisîtes pour porter votre nom aux rois, et pour leur faire révérer , dans l'humiliation même de votre mort, la divinité de votre personne. Je ne parle pas ici comme saint Paul, à des Juifs ni à des Gentils; je parle à des chrétiens de profession, mais parmi lesquels on voit tous les jours des faibles dans la foi, qui, pleins des maximes du siècle, et consultant trop la prudence humaine, ne laissent pas, quoique chrétiens, d'être quelquefois troublés et même tentés sur l'incontestable vérité de leur religion, quand on leur représente le Dieu qu'ils adorent comblé d'opprobres et expirant sur une croix. Or, c'est pour cela que je dois les fortifier en leur faisant connaître le don de Dieu caché dans le mystère de votre mort, et en relevant dans leur idée vos faiblesses apparentes. Soutenez-moi donc, ô mon Dieu ! mais au même temps donnez à mes auditeurs cette docilité avec laquelle ils doivent entendre votre parole, pour être non-seulement persuadés, mais convertis et sanctifiés. Je vous la demande, Seigneur, cette grâce, et je l'obtiendrai par les mérites de votre croix même. Car, oubliant aujourd'hui Marie, je n'envisage que votre croix, notre unique espérance ; et je vais lui rendre d'abord l'hommage et le culte que lui rend solennellement toute l'Eglise :O crux, ave !

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

Qu'un Dieu, comme Dieu, agisse en maître et en souverain ; qu'il ait créé d'une parole le ciel et la terre, qu'il fasse des prodiges dans l'univers, et que rien ne résiste à sa puissance; c'est une chose, Chrétiens, si naturelle pour lui, que ce n'est presque pas un sujet d'admiration pour nous. Mais qu'un Dieu souffre, qu'un Dieu expire dans les tourments, qu'un Dieu, comme parle l'Ecriture, goûte la mort, lui qui possède seul l'immortalité; c'est ce que ni les anges ni les hommes ne comprendront jamais. Je puis donc bien m'écrier avec le Prophète : Obstupescite, cœlii (1)! 0 cieux, soyez-en saisis d'étonnement ! car voici ce qui passe toutes nos vues, et ce qui demande toute la soumission et toute l'obéissance de notre foi ; mais aussi est-ce dans ce grand mystère que notre foi a triomphé du monde : Et hœc est victoria quœ vincit mundum, fides nostra (2). Il est vrai, Chrétiens, Jésus-Christ a souffert, et il est mort. Mais, en vous parlant de sa mort et de ses souffrances, je ne crains pas d'avancer une proposition que vous traiteriez de paradoxe, si les paroles de mon texte ne vous avaient disposés à l'écouter avec respect ; et je prétends que Jésus-Christ a souffert et qu'il est mort en Dieu ; c'est-à-dire d'une manière qui ne pouvait convenir qu'à un Dieu ; d'une manière tellement propre de Dieu, que saint Paul, sans autre raison, a cru pouvoir dire aux Juifs et aux Gentils : Oui, mes Frères, ce crucifié que nous vous prêchons, cet homme dont la

 

1 Jerem., II, 12. — 2 Joan., V, 4.

 

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mort vous scandalise, ce Christ qui vous a paru au Calvaire frappé de la main de Dieu et réduit dans la dernière faiblesse, est la vertu de Dieu même. Ce que vous méprisez en lui, c'est ce qui nous donne de la vénération pour lui. Il est notre Dieu, et nous n'en voulons point d'autre marque ni d'autre preuve que sa croix. Voilà le précis de la théologie de saint Paul, que vous n'avez peut-être jamais bien comprise, et que j'entreprends de vous développer. Entrons, Chrétiens, dans le sens de ces divines paroles : Christum crucifixum Dei virtutem ; et tirons-en tout le fruit qu'elles doivent produire dans nos âmes pour notre édification.

Je dis que Jésus-Christ est mort d'une manière qui ne pouvait convenir qu'à un Homme-Dieu. La seule exposition des choses va vous en convaincre. En effet, un homme qui meurt après avoir prédit lui-même clairement et expressément toutes les circonstances de sa mort ; un homme qui meurt en faisant actuellement des miracles, et les plus grands miracles, pour montrer qu'il n'y a rien que de surhumain et de divin dans sa mort; un homme dont la mort bien considérée est elle-même le plus grand de tous les miracles, puisque, bien loin de mourir par défaillance comme le reste des hommes, il meurt au contraire par un effort de sa toute-puissance ; mais ce qui surpasse tout le reste, un homme qui, par l'infamie de sa mort parvient à la plus haute gloire, et qui, expirant sur la croix, triomphe par sa croix même du prince du monde, dompte par sa croix l'orgueil du monde, érige sa croix sur les ruines de l'idolâtrie et de l'infidélité du monde; n'est-ce pas un homme qui meurt en Dieu, ou, si vous voulez, en Homme-Dieu? Et voilà sur quoi s'est fondé l'Apôtre, en disant que cet homme mort sur la croix était, non pas le ministre de la vertu de Dieu, mais la vertu même de Dieu incarnée : Christum crucifixum Dei virtutem. Ne séparons point ces quatre preuves; et vous avouerez qu'il n'y a point d'esprit raisonnable, ni même d'esprit opiniâtre , qui n'en doive être touché. Venons au détail.

Non, Chrétiens, il n'appartient qu'à un Dieu de pénétrer dans l'avenir jusques à l'avoir absolument en sa puissance, et jusques à pouvoir dire infailliblement et en maître : Cela sera, quoique la chose dépende d'une infinité de causes libres qui y doivent concourir. Il n'appartient qu'à un Dieu de connaître distinctement et par soi-même le fond des cœurs, et d'en révéler les plus intimes secrets, les intentions les plus cachées, jusqu'à savoir mieux ce qui est ou ce qui sera dans la pensée et dans la volonté de l'homme, que l'homme même. Or, c'est ce qu'a fait Jésus-Christ à l'égard de sa passion et de sa mort. Je m'explique. A l'entendre parler de sa passion, longtemps avant sa passion même, et sans que les Juifs eussent encore formé nul dessein contre lui, on dirait qu'il en parle comme d'un événement déjà arrivé et dont il raconte l'histoire, tant il est exact à en marquer jusques aux moindres circonstances; et à le voir le jour de sa mort subir les différents supplices qu'il endure, on croirait que les bourreaux qui le tourmentent sont moins les exécuteurs des jugements rendus contre sa personne, que de ses prédictions. Enfin, disait-il à ses apôtres pour les préparer à ce douloureux mystère, nous allons à Jérusalem, et tout ce qui a été dit du Fils de l'Homme va s'accomplir. Car, ce Fils de l'Homme (c'était la qualité qu'il se donnait), ce Fils de l'Homme que vous voyez, et qui vous parle, sera livré aux Gentils ; il sera outragé, insulté, fouetté, crucifié; on lui crachera au visage, il mourra dans l'opprobre, et il ressuscitera le troisième jour. Prenez garde, Chrétiens, à la réflexion que fait ici saint Chrysostome. Il y avait déjà des siècles entiers que les prophètes, qui furent dans l'ancienne loi les précurseurs du Messie, avaient publié toutes ces particularités. Comme l'obstacle principal qui devait un jour détourner les esprits mondains de croire en Jésus-Christ était le prétendu scandale que leur causerait l'ignominie de sa mort, Dieu, par une singulière providence, avait révélé aux prophètes que la mort, quoique ignominieuse, de ce Messie, serait dans la plénitude des temps le souverain remède du péché, la réparation solennelle du péché, l'excellent moyen du salut et de la rédemption du monde ; afin que la prophétie, témoignage invincible de la divinité, rendît les ignominies mêmes de cette mort, non-seulement vénérables, mais adorables ; et que les hommes dans cette vue, bien loin de s'en scandaliser, fussent persuadés qu'il n'y avait rien dans la passion du Sauveur qui ne fût au-dessus de l'homme. Car voilà, dit saint Chrysostome, quel était le dessein de Dieu, lorsque dans l'Ancien Testament il faisait parler Isaïe des souffrances de Jésus-Christ avec autant de certitude, et dans des termes aussi précis que les évangélistes en ont ensuite parlé dans le Nouveau. Mais ce dessein de Dieu était encore bien plus sensible, et la preuve beaucoup

 

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plus convaincante et plus touchante, dans la prédiction immédiate qu'en faisait Jésus-Christ lui-même. Car, c'est moi, disait-il à ses disciples en les entretenant de sa mort prochaine, c'est moi qui suis cet homme de douleurs annoncé par Isaïe. C'est moi qui vais remplir jusques à un point tout ce qui en est écrit. Nous voici arrivés au terme de la consommation des choses, et vous en allez être les spectateurs et les témoins. Mais il m'importe que, dès maintenant, vous en soyez avertis, afin que dans la suite vous n'en soyez pas troublés.

Aussi tout ce que cet adorable Sauveur leur avait marqué des livres de Moïse et des prophètes comme se rapportant à lui, s'exécuta-t-il bientôt après, et à la lettre, dans la sanglante catastrophe de sa passion et de sa mort. Ce fut en conséquence et en vertu de ces divines prophéties, dont il était personnellement le sujet, que les Juifs, au lieu de le juger selon leur loi, puisqu'il était Juif, le livrèrent à Pilate qui était Gentil ; que les soldats, contre toutes les formes de la justice, ajoutant à ce que portail l'arrêt de sa condamnation l'insulte et l'inhumanité, lui crachèrent au visage, et le meurtrirent de soufflets ; que jusques aux moindres circonstances du prix auquel il devait être vendu, de l'emploi qu'on devait faire de cet argent, du partage de ses habits et de sa robe jetée au sort, du fiel qu'on lui présenta, les Ecritures, qu'il s'était lui-même appliquées, furent, à ce qu'il semble, la règle de tout ce que ses ennemis attentèrent contre lui; comme s'il n'eût souffert que pour justifier ces oracles prononcés tant de siècles avant qu'il eût paru au monde : Ut adimplerentur Scripturœ; ut impleretur sermo quem dixerat (1). Argument si solide et si fort, qu'il n'en fallut pas davantage pour la conversion de ce fameux eunuque, trésorier de la reine d'Ethiopie, dont il est parlé au livre des Actes, et à qui saint Philippe, diacre, expliqua la merveille que je vous prêche. Toutes ces prophéties, et bien d'autres, littéralement et ponctuellement vérifiées dans la passion de Jésus-Christ, l'obligèrent à reconnaître ce Messie promis de Dieu, et envoyé clans la plénitude des temps. Nous, mes chers auditeurs, nous revêtus du caractère de chrétiens, en serions-nous moins touchés ? et ce qui a suffi pour convaincre un homme que la lumière de l'Evangile n'avait point encore éclairé, serait-il trop faible pour nous confirmer dans la foi que nous professons ? Je dis le

 

1 Matth., XXVI, 56.

 

même du secret des cœurs, dont Jésus-Christ dans sa passion fit bien voir qu'il était le maître. Il prédit à ses apôtres qu'un d'entre eux le trahirait ; et Judas y pensait actuellement et le trahit. Il prédit à saint Pierre qu'il le renoncerait; et saint Pierre le renonça en effet. Il lui prédit que, malgré sa chute, sa foi ne manquerait point; et la foi de saint Pierre n'a pas manqué. Il lui prédit qu'après sa conversion il affermirait ses frères ; et sa conversion dans la suite les affermit tous. Il prédit à Madeleine que l'action qu'elle venait de faire, en répandant sur sa tête un parfum précieux, serait louée et prêchée dans tout le monde ; et dans tout le monde on en parle encore aujourd'hui. Il prédit à Jérusalem, en pleurant sur elle, qu'elle serait détruite et ruinée de fond en comble ; et Jérusalem fut assiégée, pillée, renversée par les Romains, sans qu'il en restât pierre sur pierre. Cette science des choses futures et .des secrets les plus impénétrables n'était-elle pas évidemment la science d'un Dieu : Scrutans corda et renes Deus (1)? et un homme qui mourait de la sorte, révélant et manifestant ce qui n'était ni ne pouvait être connu que de Dieu, n'avait-il pas toute la puissance et toute la vertu de Dieu même : Christian crucifixum Dei virtutem ?

Mais ce que j'ajoute doit faire encore plus d'impression sur vous. Il meurt, cet Homme-Dieu, faisant des miracles ; et quels miracles? Ah ! Chrétiens, y en eut-il jamais et jamais y en aura-t-il de plus éclatants? Tout mourant qu'il est, il fait trembler la terre, il ouvre les sépulcres, il ressuscite les morts, il déchire le voile du temple, il obscurcit le soleil; prodiges aussi surprenants qu'inouïs, prodiges dont les soldats furent tellement émus, qu'ils s'en retournèrent convertis ; mais du reste, remarque saint Augustin , convertis par l'efficace du même sang qu'ils avaient répandu : Ipso redempti sanguine quem fuderunt. Que dis-je que saint Mathieu n'ait pas rapporté en termes exprès ? Viso terrœ motu, et his quœ fiebant, timuerunt valde, dicentes : Vere Filius Dei erat iste (2). Je sais qu'il s'est trouvé jusque dans le christianisme des impies plus ennemis de Jésus-Christ que les Juifs et les païens mêmes, qui n'ont point eu honte de contester la vérité de ces miracles, prétendant qu'ils pouvaient être supposés; que, par un dessein formé, les évangélistes avaient pu s'accorder entre eux pour les publier à la gloire de leur Maître. Mais c'est ici que l'impiété, pour me servir du terme de

 

1 Psal., VII, 10. — 2 Matth., XXVII, 34.

 

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l'Ecriture, se confond elle-même, et qu'en s'élevant contre Dieu, elle fait paraître autant d'ignorance que de malignité, car, sans examiner combien ce doute est téméraire, puisqu'il n'a point d'autre fondement que la prévention et l'esprit de libertinage, il faudrait montrer, dit saint Augustin, quel intérêt auraient eu les évangélistes à publier ces miracles de Jésus-Christ, s'ils eussent été persuadés que c'étaient de faux miracles. N'est-il pas évident que tout le fruit qu'ils en devaient attendre et qui leur en revint fut la haine publique, les persécutions, les fers, les tourments les plus cruels? Bien loin donc de croire qu'ils eussent pris plaisir à inventer et à débiter ces miracles, dont ils auraient connu la fausseté, il faudrait plutôt s'étonner que, les ayant même connus pour vrais, ils eussent eu assez de force pour en rendre, aux dépens de leur propre vie, le témoignage qu'ils en ont rendu. De plus, poursuit saint Augustin , le style seul dont les évangélistes ont écrit l'histoire de Jésus-Christ et de sa passion, leur simplicité, leur naïveté, ne marquant ni indignation contre les Juifs, ni compassion pour leur Maître; parlant de lui comme en auraient parlé les hommes du monde les plus indifférents et les moins intéressés dans sa cause ; racontant ses faiblesses dans le jardin, ses dégoûts, ses ennuis, ses frayeurs, le sanglant affront qu'il eut à essuyer dans le palais d'Hérode, et le mépris que ce prince lui témoigna ; les traitements indignes qu'on lui fit chez Anne, chez Caïphe, chez Pilate ; et les racontant avec plus d'exactitude et plus au long que ses miracles mêmes ; cette sincérité, dis-je, fait bien voir qu'ils n'écrivaient pas en hommes passionnés et prévenus, mais en témoins fidèles et irréprochables de la vérité, dont ils furent les martyrs jusques à l'effusion de leur sang. Ce n'est pas tout ; car si ces miracles étaient supposés, les Juifs, à qui il importait tant de découvrir l'imposture, et qui ne manquaient pas alors d'écrivains célèbres , n'eussent-ils pas pris soin d'en détromper le monde? ne se fussent-ils pas inscrits contre? Et c'est néanmoins ce qu'ils n'ont jamais fait, et ce qu'ils ne font pas même encore, puisque leurs propres auteurs, et Josèphe entre les autres, les démentiraient. Cette éclipse universelle, arrivée contre le cours de la nature, eut quelque chose de si prodigieux et de si remarquable, que Tertullien, deux siècles après, en parlait encore aux païens, magistrats de Rome, comme d'un fait dont ils conservaient la tradition dans leurs archives : Cum mundi casum relatum habetis in archivis vestris. Ce fait même, qu'on regardait comme un fait constant et avéré, surprit tellement Denys l'Aréopagite, ce sage de la gentilité, mais devenu un des plus fermes appuis et des plus grands ornements de notre religion, que, tout éloigné qu'il était de la Judée, et plus encore de la connaissance de nos mystères, il en fut frappé jusqu'à reconnaître lui-même que ces ténèbres avaient été pour lui comme une source de lumière, ou l'avaient au moins disposé à recevoir avec soumission les vérités de la foi et les divines instructions de saint Paul. Que dirai-je de ce fameux criminel crucifié avec Jésus-Christ , et tout à coup converti par ce même Sauveur? Ce changement si subit, qui d'un scélérat fit un vaisseau d'élection et de miséricorde , pouvait-il être l'effet d'une persuasion humaine, et ne partait-il pas visiblement d'un principe surnaturel et divin? Si Jésus-Christ n'eût agi en Dieu , eût-il pu, mourant sur la croix, faire connaître à ce malheureux et confesser sa divinité? et ce miracle de la grâce ne sert-il pas encore à confirmer tous les prodiges de la nature, dont le ciel et la terre, comme de concert, honorèrent ce Dieu agonisant et expirant?

Mais, me direz-vous, les pharisiens, malgré ces miracles, ne laissèrent pas de persister dans leur incrédulité. J'en conviens, mes chers auditeurs ; mais, sans entrer sur ce point dans la profondeur et dans l'abîme des jugements de Dieu, toujours justes et saints, quoique terribles et redoutables , vous savez quelle fut l'envie des pharisiens contre Jésus-Christ, et vous n'ignorez pas ce que peut une telle passion, pour aveugler les esprits et pour endurcir les cœurs. Quelque inconcevable qu'ait été l'obstination des pharisiens, peut-être encore aujourd'hui trouverait-on dans le monde, et dans le monde chrétien, des hommes aussi incrédules, s'ils voyaient leurs ennemis faire des miracles ; et qui plutôt attribueraient ces miracles à l'enfer, comme les pharisiens attribuaient ceux du Sauveur du monde au prince des ténèbres, que de renoncer à leurs préjugés et à leur haine. Quoi qu'il en soit, reprend saint Chrysostome, c'est par là même que commença la réprobation des pharisiens ; et ce mystère de la prédestination et de la réprobation divine parut en ce que les mêmes miracles qui convertirent les soldats et une grande foule de peuple ne servirent qu'à rendre les pharisiens plus indociles et plus opiniâtres. Mais c'est encore à cette différence que nous devons reconnaître

 

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dans Jésus-Christ mourant la toute-puissante vertu dont nous parlons : car, comme raisonne saint Chrysostome , mourir en sauvant les uns et en réprouvant les autres, en éclairant les aveugles qui vivaient dans les ténèbres de l'infidélité , cl en aveuglant les plus éclairés qui abusaient de leurs lumières ; convertissant ceux-là par miséricorde, et laissant périr ceux-ci par justice : n'était-ce pas faire éclater jusque dans sa mort les plus glorieux et même les plus essentiels attributs de Dieu?

Il n'y eut qu'un miracle que Jésus-Christ ne voulut pas faire dans sa passion : c'était de se sauver lui-même, comme lui proposaient ses ennemis, l'assurant qu'ils croiraient en lui s'il descendait de la croix : Si rex Israël est, descendat nunc de cruce, et credimus ei (1). Mais pourquoi ne le fit-il pas ce miracle? On en voit aisément la raison, dit saint Augustin ; et c'est que ce seul miracle eût détruit tous les autres, et arrêté le grand ouvrage qu'il avait entrepris et à quoi tous les autres miracles se rapportaient comme à leur fin, savoir, l'ouvrage de la rédemption des hommes, qui devait être consommé sur la croix. D'ailleurs ses ennemis, préoccupés de leur passion, auraient aussi peu déféré à ce miracle qu'à celui de la résurrection de Lazare. Car, si l'évidence du fait qui les obligea de convenir que Lazare, mort et enseveli depuis quatre jours, était incontestablement ressuscité, au lieu de les déterminer à croire en Jésus-Christ, leur fit prendre la résolution de le perdre, parce que ce n'était plus la raison, mais la passion qui présidait à leurs conseils ; peut-on juger que le voyant descendre de la croix ils eussent été de meilleure foi, et plus disposés à lui rendre la gloire qui lui était due? Mais, sans m'arrêter aux pharisiens , répondez-moi, mes chers auditeurs, et dites-moi : Jésus-Christ, dans la conjoncture où je le considère , pouvant, comme il est indubitable, se sauver lui-même, et ne le voulant pas, n'a-t-il pas fait quelque chose de plus grand et plus au-dessus de l'homme, que s'il l'eût en effet voulu? Miracle pour miracle (appliquez-vous à ceci, que vous n'avez peut-être jamais bien pénétré, et qui me paraît plus édifiant), miracle pour miracle , la douceur avec laquelle il permet aux soldats de se saisir de sa personne, après, les avoir renversés par terre en se présentant seulement à eux, et leur disant cette parole : C'est moi : Ego sum ; la réprimande qu'il fait à saint Pierre sur l'indiscrétion de son zèle, le blâmant d'avoir tiré l'épée contre

 

1 Matth., XXVII, 42.

 

un domestique du grand-prêtre, lui faisant entendre qu'il n'avait qu'à prier son Père, et que son Père lui enverrait des légions d'anges qui combattraient pour sa défense ; et afin de le convaincre qu'il ne parlait pas en vain, guérissant actuellement par un miracle le serviteur que Pierre avait blessé ; ce silence si admirable et si constamment soutenu devant ses juges, surtout devant Pilate, qui, convaincu de son innocence, ne l'interrogeait que pour avoir lieu de l'absoudre ; ce refus de contenter la curiosité d'Hérode, dont il lui était si facile de s'attirer la protection ; cet abandonnement de sa propre cause, et par conséquent de sa vie ; cette tranquillité et cette paix au milieu des insultes les plus outrageantes ; cette détermination à supporter tout sans en demander justice, sans prendre personne à partie, sans former la moindre plainte ; cette charité héroïque qui lui fait excuser en mourant ses persécuteurs : tout cela, je dis tous ces miracles de patience dans un homme d'ailleurs d'une conduite irréprochable et pleine de sagesse, n'étaient-ils pas plus miraculeux que s'il eût pensé à se tirer des mains de ses bourreaux, et qu'il se fut détaché de la croix? Christum crucifixum Dei virtutem ?

Il n'est donc mort que parce qu'il l'a voulu, et même encore de la manière qu'il l'a voulu; ce qui n'appartient, dit saint Augustin, qu'à un Homme-Dieu, et ce qui marque dans la mort même la souveraineté et l'indépendance de Dieu. Or voilà, Chrétiens, sur quoi j'ai fondé cette autre proposition, que la mort de Jésus-Christ, bien considérée en elle-même, avait été non-seuleinent un miracle, mais le plus singulier de tous les miracles. Pourquoi? parce qu'au lieu que les autres hommes meurent par faiblesse, meurent par violence, meurent par nécessité, il est mort, je ne dis pas précisément par choix et par une disposition libre de sa volonté, mais par un effet de son absolue puissance : en sorte que jamais il n'a fait, comme Fils de Dieu et comme Dieu, un plus grand effort de cette puissance absolue que dans le moment où il consentit que son âme bienheureuse fût séparée de son corps; et les théologiens en apportent deux raisons. Comprenez-les. Premièrement, disent-ils, parce que Jésus-Christ ayant été exempt de tout péché, et absolument impeccable, il devait être et il était naturellement immortel; d'où il s'ensuit que son corps et son âme unis hypostatiquement à la divinité, ne pouvaient

 

1 1 Cor., I, 24.

 

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être séparés sans un miracle. Il fallut donc que Jésus-Christ, pour faire cette séparation, forçât pour ainsi dire toutes les lois de la Providence ordinaire, et qu'il usât de tout le pouvoir que Dieu lui avait donné pour détruire cette belle vie, qui, quoique humaine, était toutefois la vie d'un Dieu. Secondement, parce que Jésus-Christ, en vertu de son sacerdoce, étant par excellence le souverain pontife de la loi nouvelle , il n'y avait que lui qui pût ni qui dût offrir à Dieu le sacrifice de la rédemption du monde, et immoler la victime qui y était destinée. Or, cette victime, c'était son corps. Nul autre que lui ne devait donc immoler ce corps, nul autre que lui n'avait le pouvoir pour cela, nécessaire. Les bourreaux qui le crucifiaient étaient bien les ministres de la justice de Dieu ; mais ils n'étaient pas les prêtres qui devaient sacrifier cette hostie à Dieu. Il fallait un pontife qui fût saint, qui fût innocent, qui fût sans tache, qui fût séparé des pécheurs et revêtu d'un caractère particulier. Or, ce caractère ne pouvait convenir qu'à Jésus-Christ; d'où saint Augustin concluait que Jésus-Christ, par l'effet le plus merveilleux, avait été tout ensemble et le prêtre et l'hostie de son sacrifice : Idem sacerdos et hostia.

Ce fut donc lui-même qui se sacrifia, lui-même qui exerça sur sa propre personne cette fonction de prêtre et de pontife ; lui-même qui détruisit, au moins pour quelques jours, cet adorable composé d'un corps soutirant et d'une âme glorieuse : en un mot, lui-même qui se fit mourir; car, ce ne furent point les bourreaux qui lui ôtèrent la vie, mais il la quitta de lui-même : Nemo tollit animam meam a me, sed ego pono eam a meipso (1). Il est mort sur la croix, dit saint Augustin ; mais, à parler proprement et dans la rigueur, il n'est pas mort par le supplice de la croix ; et, pour vous le faire comprendre, il est certain, par le témoignage même des Juifs, que le supplice de la croix, ou plutôt que ce qui faisait mourir les criminels condamnés à la croix, n'était pas simplement d'y être attachés, mais d'y être rompus vifs. Or, selon la prophétie, Jésus-Christ avait déjà rendu le dernier soupir lorsqu'on voulut lui briser les os ; d'où vient que Pilate s'étonna qu'il fût si tôt mort : Pilatus autem mirabatur, si jam obiisset (2). Et ce qui montre qu'il n'était point mort par défaillance de la nature, c'est qu'en expirant il poussa un grand cri vers le ciel : Jesus autem, emissa voce magna, expiravit (3) ; chose si extraordinaire,

 

1 Joan., X, 18. — 2 Marc,  XV, 44. —3 Ibid., 39.

 

qu'au rapport de l'évangéliste, le centenier qui l'observait de près, et qui le vit expirer de la sorte, protesta hautement qu'il était Dieu et vrai Fils de Dieu : Videns autem centurio, qui ex adverso stabat, quia, sic damans expirasset, ait: Vere Filius Dei erat iste (1). Si ce centenier eût été un disciple du Sauveur, et qu'il eût ainsi raisonné, peut-être son raisonnement et son témoignage pourraient-ils être suspects ; mais c'est un infidèle, c'est un païen, qui, de la manière dont il voit mourir Jésus-Christ, conclut sans hésiter qu'il meurt par miracle, et qui de ce miracle tire immédiatement la conséquence qu'il est donc vraiment le Fils de Dieu : Videns quia sic expirasset, ait : Vere Filius Dei erat iste. En faut-il davantage pour justifier la parole de l'Apôtre : Christum crucifixum Dei virtutem ?

Il est vrai que ce Sauveur mourant a eu ses langueurs et ses faiblesses; et je pourrais répondre d'abord avec Isaïe, que les langueurs et les faiblesses qu'il fit paraître dans sa mort n'étaient pas les siennes, mais les nôtres, et que le prodige est qu'il ait porté seul les faiblesses et les langueurs de tous les hommes : Vere languores nostros ipse tulit, et dolores nostros ipse portavit (2). Mais, parce que cette pensée, quoique solide, serait peut-être encore trop spirituelle pour des esprits mondains et incrédules, je réponds autrement avec saint Chrysostome, et je dis : Oui, ce Sauveur mourant a eu ses faiblesses, mais le prodige est que ses faiblesses mêmes, que ses langueurs mêmes, que ses défaillances mêmes aient été dans le cours de sa passion comme autant de miracles : car, s'il sue en priant dans le jardin, c'est une sueur de sang, et si abondante, que la terre en est baignée ; si, quelques moments après sa mort, on lui perce le côté, par un autre effet miraculeux il en sort du sang et de l'eau ; et celui qui le rapporte assure qu'il l'a vu, et qu'il en doit être cru : Et qui vidit, testimonium perhibuit (3). On dirait qu'il ne souffre et qu'il ne meurt que pour faire éclater dans sa personne la vertu de Dieu : Christian crucifixum Dei virtutem.

Concluons par une dernière preuve, mais essentielle; c'est de voir un homme que l'ignominie de sa mort, que la confusion, l'opprobre, l'humiliation infinie de sa mort, élève à toute la gloire que peut prétendre un Dieu : tellement qu'à son seul nom, et en vue de sa croix, les plus hautes puissances du monde fléchissent les genoux, et se prosternent pour

 

1 Marc, XV, 39. —2 Isa., LIII, 4. — 3 Joan., XIX, 35.

 

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lui faire hommage de leur grandeur : Humiliavit semetipsum factus obediens usque ad mortem, mortem autem crucis. Propter quod et Dens exaltavit illum : ut in nomine Jesu omnc genu flectatur, cœlestium, terrestrium et infernorum (1). Voilà ce que Dieu révélait à saint Paul dans un temps, remarque bien importante, dans un temps où tout semblait s'opposer à l'accomplissement de cette prédiction; dans un temps où, selon toutes les vues de la prudence humaine, cette prédiction devait passer pour chimérique ; dans un temps où le nom de Jésus-Christ était en horreur. Toutefois, ce qu'avait dit l'Apôtre est arrivé; ce qui fut pour les chrétiens de ce temps-là un point de foi a cessé en quelque façon de l'être pour nous, puisque nous sommes témoins de la chose, et qu'il ne faut plus captiver nos esprits pour la croire. Les puissances de la terre fléchissent maintenant les genoux devant ce crucifié. Les princes, et les plus grands de nos princes, sont les premiers à nous en donner l'exemple; et il n'a tenu qu'à nous, les voyant en ce saint jour au pied de l'autel adorer Jésus-Christ sur la croix, de nous consoler, et de nous dire à nous-mêmes : Voilà ce que m'avait prédit saint Paul ; et ce que du temps de saint Paul j'aurais rejeté comme un songe, c'est ce que je vois, et de quoi je ne puis douter. Or, un homme, mes chers auditeurs, dont la croix, selon la belle expression de saint Augustin, a passé du lieu infâme des supplices sur le front des monarques et des empereurs. A locis suppliciorum ad frontes imperatorum; un homme qui, sans autre secours, sans autres armes, par la vertu seule de la croix, a vaincu l'idolâtrie, a triomphé de la superstition, a détruit le culte des faux dieux, a conquis tout l'univers; au lieu que les plus grands rois de l'univers ont besoin pour les moindres conquêtes de tant de secours; un homme qui, comme le chante l'Eglise, a trouvé le moyen de régner par où les autres cessent de vivre, c'est-à-dire par le bois qui fut l'instrument de sa mort : Quia Dominus regnavit a ligno ; et, ce qui est encore plus merveilleux, un homme qui pendant sa vie avait expressément marqué que tout cela s'accomplirait, et que du moment qu'il serait élevé de la terre il attirerait tout à lui, voulant, comme l'observe l'évangéliste, signifier par là de quel genre de mort il devait mourir : Et ego si exaltatus fuero a terra, omnia traham ad meipsum : hoc autem dicebat, significans qua morte esset moriturus (2); un tel homme

 

1 Philip., II, 8. — 2 Joan., XII, 32.

 

n'est-il pas plus qu'homme ? n'est-il pas homme et Dieu tout ensemble ? Quelle vertu la croix où nous le contemplons n'a-t-elle pas eue pour le faire adorer des peuples? combien d'apôtres de son Evangile, combien d'imitateurs de ses vertus, combien de confesseurs, combien de martyrs, combien d'âmes saintes dévouées à son culte, combien de disciples zélés pour sa gloire, disons mieux, combien de nations, combien de royaumes, combien d'empires n'a-t-il pas attirés à lui par le charme secret, mais tout-puissant de cette croix ! Christum crucifixum Dei virtutem.

Ah! mes Frères, les pharisiens voyaient les miracles de ce Dieu crucifié, et ils ne se convertissaient pas. C'est ce que nous avons peine à comprendre. Mais ce qui se passe dans nous est-il moins incompréhensible? car nous voyons actuellement un miracle de la mort de Jésus-Christ encore plus grand, un miracle subsistant, un miracle avéré et incontestable, je veux dire le triomphe de sa croix ; le monde converti, le monde devenu chrétien, le monde sanctifié par sa croix : Et ego si exaltatus fuero a terra, omnia traham ad meipsum. Nous le voyons, et notre foi, malgré ce miracle, est toujours languissante et chancelante ; voilà ce que nous devons pleurer, et ce qui nous doit faire trembler. Mais, pour profiter de ce mystère, au lieu de trembler et de pleurer par le sentiment d'une dévotion passagère et superficielle, tremblons et. pleurons, dans l'esprit d'une salutaire componction. Jésus-Christ mourant a fait des miracles; il faut qu'il en fasse encore un qui doit être le couronnement de tous les autres, et c'est le miracle de notre conversion. Il a l'ait fendre les pierres, il a ouvert les tombeaux, il a déchiré le voile du temple. Il faut que la vue de sa croix fasse fendre nos cœurs, peut-être plus durs que les pierres ; il faut qu'elle ouvre nos consciences, peut-être jusques à présent fermées comme des tombeaux; il faut qu'elle déchire notre chair, cette chair de péché, par les saintes rigueurs de la pénitence. Car, pourquoi ce Dieu mourant ne nous converti ra-t-il pas, puisqu'il a bien converti les auteurs de sa mort? et quand nous convertira-t-il, si ce n'est en ce grand jour, où son sang coule avec abondance pour notre salut et noire sanctification?

Pécheurs qui m'écoutez, voilà ce qui doit ! vous remplir de confiance. Tandis que vous êtes pécheurs, vous êtes en qualité de pécheurs les ennemis de Jésus-Christ ; vous êtes ses persécuteurs; le dirai-je? mais, puisque c'est après saint Paul, pourquoi ne le dirais-je pas? Vous

 

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êtes même ses bourreaux. Car, autant de fois qu'il vous arrive de succomber à la tentation et de commettre le péché, vous crucifiez tout de nouveau ce Sauveur dans vous-mêmes. Mais souvenez-vous que le sang de cet Homme-Dieu a eu le pouvoir d'effacer le péché même des Juifs qui l'ont répandu : Christi sanguis sic fusus est, ut ipsum pcccatum potuerit delere quo fusus est. C'est en cela, dit saint Augustin, qu'a paru la vertu toute divine de la rédemption de Jésus-Christ. C'est en cela qu'il a paru Sauveur. De ses ennemis il a fait des prédestinés, de ses persécuteurs il a fait des saints : tout pécheurs que vous êtes, quel droit n'avez-vous donc pas de prétendre à ses miséricordes? Approchez du trône de sa grâce, qui est sa croix ; mais approchez-en avec des cœurs contrits et humiliés, avec des cœurs soumis et purifiés de la corruption du monde, avec des cœurs dociles, et susceptibles de toutes les impressions de l'Esprit céleste ; car tel est le miracle que ce Dieu Sauveur veut, par la vertu de sa croix, opérer aujourd'hui dans vous. Votre retour à Dieu, et un retour parfait après de si longs égarements ; votre pénitence, et une pénitence exemplaire après tant de désordres et de scandales ; la profession que vous ferez, et une profession haute et publique de vivre en chrétiens après avoir vécu en libertins : voilà le miracle qui prouvera que Jésus-Christ crucifié est lui-même personnellement la force et la vertu de Dieu. Ah ! Seigneur, serais-je assez heureux pour obtenir que ce miracle s'accomplît visiblement dans mes auditeurs, comme il l'accomplit en effet dans les soldats qui furent présents à votre mort, et dont plusieurs s'attachèrent à vous comme à l'auteur de leur salut! Donnerez-vous pour cela, Seigneur, à ma parole assez de bénédiction ; et puis-je espérer qu'entre ceux qui m'écoutent, il y en aura d'aussi touchés que le centenier, c'est-à-dire qui sortiront de cette prédication non-seulement attendris, mais convertis ; non-seulement baignés de larmes, mais commençant à glorifier Dieu par leurs œuvres ; non-seulement persuadés, mais sanctifiés et pénétrés des sentiments chrétiens que cette première vérité a dû leur imprimer. Que le Juif infidèle se scandalise de la croix ; Jésus-Christ mourant est la puissance et la force de Dieu incarné : Christum crucifixum Dei virtutem; vous l'avez vu. Que le Gentil s'en moque, et qu'il traite la croix de folie; Jésus-Christ mourant est la sagesse de Dieu même : Christum crucifixum Dei sapientiam. Vous l'allez voir dans la seconde partie.

 

DEUXIÈME  PARTIE.

 

Quelque juste, quelque saint, quelque irrépréhensible que soit Dieu dans toutes ses vues et dans toute sa conduite, il ne faut pas s'étonner que l'homme, par un effet de son ignorance et de son orgueil, ait souvent entrepris de censurer les œuvres du Seigneur, et qu'il soit assez téméraire pour s'en scandaliser. Les pensées de l'homme et celles de Dieu étant, comme dit l'Ecriture, aussi opposées qu'elles le sont depuis le péché, ce scandale était d'une suite en quelque sorte nécessaire. Ce qui doit plus nous surprendre, c'est que, par un aveuglement extrême, l'homme se soit scandalisé contre Dieu des bontés mêmes de Dieu, des prodiges mêmes de l'amour de Dieu, de l'abondance même et de l'excès des miséricordes de Dieu. Car voilà, Chrétiens, l'affreux désordre que déplorait saint Grégoire pape, dans ces excellentes paroles de l'homélie sixième sur les Evangiles : Inde homo adversus Salvatorem scandalum sumpsit, unde ei magis debitor esse debuit. Voilà le désordre où tomba l'hérésiarque Marcion, lorsque, sous prétexte d'un faux zèle pour le Fils de Dieu, il ne voulut pas croire ni que ce Fils de Dieu eût vraiment souffert sur la croix, ni qu'il y fût vraiment mort; comme si la croix et la mort eussent été absolument indignes de la majesté et de la sainteté d'un Dieu. Erreur contre laquelle Dieu suscita Tertullien, qui la combattit hautement, et qui devint par là le défenseur des souffrances et de la passion de Jésus-Christ: erreur qui, malgré l'établissement du christianisme, n'est peut-être encore aujourd'hui que trop commune, et contre laquelle il est de mon devoir d'employer ici toute la force de la parole de Dieu. Renouvelez, s'il vous plaît, toute votre attention. Le mystère d'un Dieu crucifié paraît aux mondains aussi bien qu'aux Gentils une folie : Gentibus stultitiam ; et saint Paul prétend, au contraire, qu'à l'égard des prédestinés et des élus, c'est par excellence le mystère de la sagesse de Dieu : Ipsis autem vocatis Christum crucifixum, Dei sapientiam. Or voyons qui des deux en a mieux jugé, ou l'Apôtre ou le mondain : l'Apôtre, après en avoir été instruit d'une manière toute miraculeuse par le Sauveur même ; le mondain, qui n'en sait et qui n'en connaît que ce que la chair et le sang lui en ont révélé. Voyons si dans ce mystère de la croix, si élevé, à ce qu'il semble, au-dessus de notre raison, il y a quelque chose en effet qui blesse notre raison. Car, aujourd'hui Dieu veut bien même ne

 

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pas rejeter le jugement de notre raison; et pourvu que notre raison ne soit ni prévenue ni opiniâtre, il ne refuse pas de l'admettre dans le conseil de sa sagesse, et de lui répondre sur les difficultés qu'elle peut former.

De quoi s'agissait-il, Chrétiens, dans le grand mystère que nous célébrons? De deux choses, dit saint Léon, pape, également difficiles et nécessaires : de satisfaire Dieu offensé et déshonoré par le péché de l'homme, et de réformer l’homme perverti et corrompu. Voilà pourquoi Jésus-Christ était envoyé, et à quoi se terminait la mission qu'il avait reçue. Or, je vous demande : pour parvenir à ces deux fins, pouvait-il, tout Dieu qu'il est, prendre un moyen plus puissant, plus efficace, plus infaillible que la croix? et nous-mêmes, avec toute notre prétendue raison, en pouvons-nous imaginer un autre où les proportions fussent, je ne dis pas plus exactement, mais aussi exactement gardées? Allons au Calvaire, et, témoins de ce qui s'y passe, étudions notre religion, dont voici tout ensemble la hauteur et la profondeur, que saint Paul souhaitait tant de pouvoir comprendre : Sublimitas et profundum (1). Il fallait satisfaire Dieu, et nul autre ne le pouvait qu'un Homme-Dieu : c'est de quoi la raison même est obligée de convenir. Qu'a fait cet Homme-Dieu ? Ah ! Chrétiens, que n'a-t-il pas fait, dans la vue d'acquitter nos dettes? quel soin n'a-t-il pas eu de choisir ce qui pouvait uniquement et souverainement remplir la mesure des satisfactions que Dieu attendait et qu'il avait droit d'attendre ? En quoi consistait l'offense de Dieu? en ce que l'homme, s'oubliant lui-même, avait affecté d'être semblable à Dieu : Eritis sicut dii. Et moi, dit l'Homme-Dieu, moi non-seulement semblable à Dieu, mais égal et consubstantiel à Dieu, par un oubli de moi-même bien différent, je m'abaisserai au-dessous de tous les hommes, je deviendrai l'opprobre des hommes, je serai un ver de terre, et non pas un homme : car, c'est en propres termes ce que le Prophète lui fait dire sur la croix : Ego autem sum vermis, et non homo (2). Concevons-nous et pouvons-nous concevoir une réparation plus authentique? L'homme, en se révoltant contre Dieu, avait secoué le joug de l'obéissance, et violé le commandement de son souverain : et moi, dit l'Homme-Dieu, tout indépendant que je suis par moi-même, je me réduirai dans la plus pénible et la plus humiliante sujétion. Je me ferai obéissant : Factus obediens ; et obéissant

 

1 Ephes., III, 18. — 2 Psalm., XXI, 7.

 

jusques à mourir : Usque ad mortem; et jusques à mourir sur la croix : Mortem autem crucis. Non-seulement j'obéirai à Dieu, mais aux hommes, mais aux plus criminels, mais aux plus vicieux, mais aux plus sacrilèges de tous les hommes, qui sont mes persécuteurs et mes bourreaux. Non-seulement j'obéirai aux arrêts du ciel, toujours équitables et sages, mais à ceux de la terre, pleins d'injustice et de cruauté. Non-seulement j'obéirai à des puissances qui n'ont nulle autorité légitime sur moi, mais à des puissances liguées contre moi, à des puissances qui m'oppriment; et par cet assujettissement volontaire, j'abolirai le crime de l'homme rebelle à la loi de son Créateur. C'est pour cela même, dit saint Bernard, qu'il ne voulut point descendre de la croix, ayant mieux aimé, remarque ce Père, laisser les Juifs dans leur incrédulité, que de les convaincre par un miracle de sa propre volonté ; et préférant d'accomplir l'ordre de son. Père et d'obéir, plutôt que de les convertir et de les sauver, en n'obéissant pas. L'homme, par une intempérance criminelle, en goûtant du fruit de l'arbre, avait accordé à ses sens un plaisir défendu ; et moi, dit l'Homme-Dieu, qui pourrais ne me rien refuser des délices de la vie, je me présenterai à mon Père comme un homme de douleur, comme une victime de pénitence, comme un agneau destiné au sacrifice le plus sanglant. Car ce fut dans sa sainte passion qu'animé d'un zèle ardent pour la gloire et les intérêts de Dieu, il conçut ce dessein et qu'il l'exécuta : Hostiam et oblationem noluisti, corpus autem aptasti mihi ; holocautomata pro peccato non tibi placuerunt ; tunc dixi : Ecce venio (1). Vous n'avez plus voulu, ô mon Dieu! dit-il, dans le secret de son cœur, au moment qu'il fut crucifié, comme il l'avait dit, selon le témoignage de saint Paul, en entrant dans le monde (remarquez ces paroles, Chrétiens, qui expriment si bien le fond et l'intérieur de ce mystère); vous n'avez plus voulu d'oblation ni d'hostie ; mais vous m'avez formé un corps. Les sacrifices des animaux ont cessé de vous agréer ; c'est pourquoi j'ai dit : Me voici; je viens, je m'immole. Paroles vénérables qui, selon la lettre même, doivent être entendues de ce qui se fit au Calvaire, puisque c'est là que Jésus-Christ, en qualité de grand-prêtre, termina les sacrifices de l'ancienne loi par la consommation du sacrifice de la loi de grâce ; là que la croix lui servant d'autel, il présenta solennellement sa personne divine : là qu'il offrit,

 

1 Hebr., X, 5-7.

 

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non plus le sang des boucs et des taureaux, mais son propre sang ; et, pour parler en des tenues plus simples et plus précis, là qu'il se mit en état de satisfaire à Dieu, non plus par des sujets étrangers, mais par lui-même et aux dépens de lui-même. Or, c'est ce que j'appelle l'ouvrage de la sagesse d'un Dieu.

Ce n'est pas encore assez ; car j'ajoute que ce Sauveur des hommes nous a fait parfaitement comprendre ce qui de soi-même était incompréhensible, et ce que nous aurions sans lui éternellement ignoré. Et quoi ? ce que c'est que Dieu, ce que c'est que le péché, ce que c'est que le salut; trois choses auxquelles se doit rapporter toute la sagesse de l'homme, et dont la connaissance, et pour vous et pour moi, était essentiellement attachée au mystère de Jésus-Christ mourant sur la croix. Qu'est-ce que Dieu? un être pour la gloire duquel il a fallu qu'il y eût un Homme-Dieu humilié et anéanti jusques à la croix. Voilà l'idée que je m'en forme aujourd'hui : tout le reste ne me fait point suffisamment connaître Dieu ; tout ce que j'en découvre dans la nature, tout ce que m'en dit la théologie, tout ce que les Ecritures m'en apprennent, tout ce que la lumière de gloire m'en révélera, ce ne sont proprement que des ombres. C'est au Calvaire où la foi, comme dans un plein jour, me fait paraître ce Dieu aussi grand qu'il est, parce que j'y vois un Homme-Dieu immolé pour reconnaître ce qu'il est; et Dieu lui-même (l'oserai-je dire?) n'a point d'idée plus sublime de la divinité de son être, que de mériter d'être glorifié par la croix d'un Homme-Dieu ; je dis plus, que de ne pouvoir être autrement satisfait que par la croix d'un Homme-Dieu. Qu'est-ce que le péché ? un mal pour l'expiation duquel il a fallu qu'un Dieu-Homme se lit anathème et devint un sujet de malédiction : Factum pro nobis maledictum (1). Voilà ce que le mystère de la croix me prêche. Je ne concevais pas comment le péché pouvait attirer sur nous des châtiments si terribles; et m'érigeant en censeur des arrêts de Dieu, je lui demandais raison de cette affreuse éternité de peines que sa justice prépare aux âmes réprouvées dans l'enfer ; mais mon ignorance venait de n'avoir pas bien considéré le mystère de Jésus-Christ mourant; car la mort d'un Dieu, ordonnée comme un moyen nécessaire pour l'abolition du péché, me fait comprendre plus que je ne veux quelle proportion il y a entre le péché , qui est l'offense de Dieu, et l'éternité malheureuse, qui est la peine de la

 

1 Galat., III, 13.

 

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créature. Supposé l'un, je ne trouve plus de difficulté dans l'autre; et, convaincu parle raisonnement de Jésus-Christ même : Si in viridi ligno hœc faciunt, in arido quid fiet (1)? Si le Fils et l'innocent est ainsi traité, que sera-ce de l'esclave et du coupable? je ne m'étonne plus de la rigueur des jugements de Dieu, ni de l'excès de ses vengeances ; mais je m'étonne de mon propre étonnement. Qu'est-ce que le salut de l'homme? un bien qui seul a coûté la vie à un Dieu, et pour lequel un Homme-Dieu n'a point cru trop donner ni être prodigue, que de se sacrifier soi-même. Voilà la grande leçon que me fait ce divin Maître  expirant sur la croix. Je comptais ce salut pour rien, je le négligeais, je l'exposais, je le risquais ; un vain intérêt, un faux honneur, un moment de plaisir, et du plus infâme plaisir, me le faisait abandonner. Mais approche, me dit par la voix de son sang ce Dieu crucifié ; approche, et aux dépens de ce que je souffre, instruis-toi du mérite de ton âme ; tu t'estimes toi-même, mais tu ne t'estimes pas encore assez. Contemple-toi bien dans moi ; tu verras ce que tu es et ce que tu vaux. C'est par moi que tu dois te mesurer : car je suis ton prix; et ce salut à quoi tu renonces en tant de rencontres, n'est rien moins que ce que je suis moi-même, puisque je me livre moi-même pour te l'assurer. C'est ainsi, dis-je, qu'il me parle. Or, cela seul me suffirait pour conclure avec saint Paul, que le mystère de la croix est donc le mystère de la sagesse divine. Car, comme raisonne saint Chrysostome,  un mystère qui me donne de si hautes idées de Dieu, un mystère qui m'inspire une horreur infinie pour le péché, un mystère 'qui me fait priser mon salut préférablement à tous les autres biens passés, présents, futurs et même possibles, de quelque côté que je le regarde, doit être pour moi un mystère de sagesse ; des sentiments si raisonnables , si élevés, si sublimes ne peuvent partir d'un principe trompeur et faux. Il n'y a que la sagesse, et que la sagesse d'un Dieu, qui puisse me les donner. Et voilà pourquoi l'Apôtre des Gentils, pénétré de la foi de ce mystère, faisait profession, mais une profession ouverte, de vouloir ignorer tout le reste, hors Jésus, et Jésus crucifié : Non enim judicavi me scire aliquid inter vos, nisi Jesum Christum, et hunc crucifixum (2). Car, dans ce Jésus crucifié il trouvait excellemment et en abrégé tout ce qu'il devait savoir, et tout ce qu'il avait intérêt de savoir , c'est-à-dire  la science éminente de Dieu et la science salutaire

 

1 Luc, XXIII, 31. — 2 1 Cor., II, 2.

 

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de soi-même. Or, avec ces deux sciences, il croyait, et avec raison, pouvoir se passer de toute autre science : Non enim judicavi me scire aliquid inter vos, nisi Jesum Christum, et hunc crucifixum.

Mais approfondissons une vérité si édifiante , et développons le second motif de la mission de Jésus-Christ et de sa fonction de Sauveur. Après avoir satisfait à Dieu, il était question de réformer l'homme, qui non-seulement était tombé dans le désordre, mais dans l'extrémité et dans l'abîme de tous les désordres. Ce désordre de l'homme, dit le bien-aimé disciple saint Jean, venait de trois sources : de la concupiscence des yeux, de la concupiscence de la chair, et de l'orgueil de la vie; c'est-à-dire d'une insatiable avidité des biens temporels, d'une recherche passionnée des honneurs du siècle, et d'un attachement excessif aux plaisirs des sens. Il s'agissait de nous guérir de ces trois grandes maladies ; et en voici les remèdes, que le Fils de Dieu nous a apportés du ciel, et qu'il nous présente aujourd'hui dans sa passion : le dépouillement de toutes choses et la nudité où il meurt, contre l'amour des richesses et la cupidité qui nous brûle; les abaissements prodigieux où il se réduit, contre les projets de l'ambition qui nous dévore ; les austérités d'une chair virginale , ensanglantée et déchirée de coups, contre la mollesse et la sensualité qui nous corrompt: remèdes infaillibles et sûrs ; remèdes qu'il ne tient qu'à nous de nous appliquer, dont il ne tient qu'à nous de profiter, et où paraît toute la providence et toute la sagesse du Médecin qui nous les a préparés. Ne nous préoccupons point, et faisons-nous une fois justice, pour la faire éternellement à notre Dieu. N'est-il pas évident, mes chers auditeurs, que le mystère de la croix a une opposition essentielle à ces trois principes, qui causent tous les dérèglements de votre vie? n'est-il pas évident que ce seul mystère condamne toutes vos injustices, toutes vos violences, toutes vos haines, tous vos commerces scandaleux , toutes vos dissolutions , toutes vos débauches ; et de là ne s'ensuit-il pas que c'est un mystère où la sagesse de Dieu a présidé? Ce qui modère nos désirs, ce qui règle nos passions, ce qui confond notre orgueil, ce qui arrache de notre cœur l'amour de nous-mêmes, en un mot ce qui corrige tous nos vices et ce qui nous tient dans l'ordre, peut-il n'être pas un effet de l'ordre, et par conséquent de cette suprême sagesse qui est en Dieu ? Que serait-ce, disait le savant Pic de la Mirande, si les hommes, d'un consentement unanime, s'accordaient entre eux à vivre selon les exemples que Jésus-Christ leur a donnés et les leçons qu'il leur a faites dans sa passion, en sorte que ce Dieu crucifié fût, dans la pratique, la règle universelle par où le monde se gouvernât. A quel degré de perfection le monde, aujourd'hui si corrompu, ne se trouverait-il pas tout à coup élevé ? Cette vue que l'on aurait toujours présente, à laquelle on se fixerait, cette vue de la croix, clans quelle modestie ne contiendrait-elle pas les grands, et quelle soumission n'inspirerait-elle pas aux petits ? Les riches abuseraient-ils de leurs richesses, et les pauvres se plaindraient-ils de leur pauvreté? ceux qui souffrent se tourneraient-ils contre Dieu dans leurs souffrances, et les prétendus heureux du siècle oublieraient-ils Dieu en s'oubliant eux-mêmes dans leur prospérité? verrait-on dans la société humaine des vengeances et des trahisons? l'esprit d'intérêt y régnerait-il? la jalousie et l'ambition y causeraient-elles des divisions et des troubles? la bonne foi et la probité en seraient-elles bannies? Autant que les hommes sont maintenant déréglés, autant leur conduite serait-elle sage et droite, et leur vie innocente et pure.

Mais pourquoi fallait-il que Jésus-Christ, sans être sujet à nos maux, en éprouvât les remèdes dans sa personne? Ah ! mes Frères, répond saint Augustin, ces remèdes étant aussi amers qu'ils le sont, pouvait-il rien faire de mieux que de les éprouver dans sa personne, pour nous les adoucir, et pour nous en persuader l'usage? Sans cela les aurions-nous jamais pu goûter; et pour nous engager à les prendre, ne fallait-il pas l'exemple d'un Dieu? Supposons que cet Homme-Dieu, au lieu de la croix, eût choisi, pour nous sauver, les douceurs de la vie ; quel avantage notre amour-propre, source de toute corruption, n'aurait-il pas tiré de là, et jusques à quel point ne s'en serait-il pas prévalu? Aurais-je eu bonne grâce alors de vous demander, comme je fais aujourd'hui, la mortification des sens, le crucifiement de la chair, le renoncement à vous-mêmes, l'humilité de la pénitence ? M'écouteriez-vous ? et cette seule idée de votre Dieu dans l'éclat des honneurs et dans le plaisir, ne serait-elle pas un préjugé insurmontable contre toutes mes raisons ? Mais quelle force aussi cet exemple d'un Dieu mourant sur la croix ne donne-t-il pas à mon ministère et à ma parole? et avec quelle autorité ne vous dis-je pas qu'il faut que vous soyez humbles, mortifiés, détachés du

 

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monde ; ce que je n'aurais dit qu'en tremblant, et désespérant d'en être cru? Or, n'était-ce pas une sagesse à Dieu, de fournir aux ministres de Jésus-Christ et aux prédicateurs de son Evangile, de quoi vous fermer la bouche quand ils vous prêchent les devoirs les plus difficiles de votre religion, et de vous mettre dans l'impuissance de leur répondre quand ils vous reprochent l'opposition extrême que vous marquez à les pratiquer? Mais pourquoi corriger des excès par d'autres excès ? les excès de l'homme par les excès d'un Dieu? Et moi je dis : Quelle sagesse d'avoir corrigé des excès de malice par des excès de perfection, des excès d'iniquité par des excès de sainteté, des excès d'ingratitude par des excès d'amour? Pour retirer l'homme de l'extrémité des vices où il s'était porté, ne fallait-il pas le faire pencher vers l'extrémité des vertus contraires? Aurait-il pu , dans la violence de sa passion, tenir toujours le milieu : et n'était-il pas nécessaire, pour éteindre en lui le feu de l'avarice, de l'ambition, de l'impureté, de lui faire aimer la pauvreté, l'humiliation, l'austérité? Car, encore une fois , pour nous sauver d'une manière parfaite, il ne suffisait pas à Jésus-Christ de nous venir dire que ces trois concupiscences nous perdaient, il fallait qu'il vînt dans un état qui nous engageât à les combattre, aies contredire, à les arracher de nos cœurs. Elles ne nous perdaient qu'autant qu'elles séduisaient notre raison et qu'elles infectaient notre cœur ; et si nous en eussions conservé toujours l'amour et l'estime, nous n'étions sauvés qu'à demi. Il fallait donc que les vertus opposées à ces concupiscences malheureuses nous devinssent non-seulement supportables, mais aimables, mais précieuses et vénérables. Or, pour cela, que pouvait trouver de plus merveilleux le Verbe de Dieu, que de les consacrer dans sa personne, afin, comme dit excellemment saint Augustin, que l'humilité de l'homme eût dans l'humilité d'un Dieu sur quoi s'appuyer et de quoi se soutenir contre les atteintes et les insultes de l'orgueil : Ut humilitas humana contra insultantem sibi superbiam divinœ humilitatis patrocinio fulciretur.

En voilà trop, Chrétiens, je ne dis pas pour convaincre, mais pour confondre un jour noire raison dans le jugement de Dieu, et plaise au ciel que ce jugement de Dieu, où notre raison doit être convaincue de ses erreurs et confondue, ne soit pas déjà commencé pour nous! car dès aujourd'hui ce Sauveur mourant s'est mis en possession déjuger le monde, et la croix a été le premier tribunal sur lequel il a paru, prononçant contre les hommes, ou en faveur des hommes, des arrêts de vie ou de mort. Ce n'est point un sentiment particulier que la piété m'inspire, mais une vérité que la foi m'enseigne, quand je vous dis que le jugement du monde commença au moment même que commença la passion de Jésus-Christ, puisque c'est ainsi que lui-même il s'en expliqua à ses apôtres : Nunc judicium est mundi (1). Ce ne sont point de vaines terreurs qu'on veut nous donner, quand on nous dit que la croix où cet Homme-Dieu fut attaché sera produite à la fin des siècles, pour être la règle du jugement que Dieu fera de nous et de tous les hommes : Tunc parebit signum Filii hominis (2). Pensée terrible pour un mondain! c'est la croix de Jésus-Christ qui me jugera ; cette croix si ennemie de mes passions, cette croix que je n'ai honorée qu'en spéculation, et que j'ai toujours eue en horreur dans la pratique; cette croix dont je n'ai jamais fait aucun usage, et dont à mon égard j'ai anéanti tous les mérites. C'est cette croix qui me sera confrontée : Tunc parebit signum Filii hominis. Tout ce qui ne s'y trouvera pas conforme portera le caractère et le sceau de la réprobation. Or, quels traits de ressemblance puis-je découvrir entre cette croix et mon libertinage, entre cette croix et mes folles vanités, entre cette croix et ma vie sensuelle? Ah ! Seigneur, serai-je donc condamné par le plus grand de vos bienfaits, et par le gage même de mon salut? et ce qui devait me réconcilier avec vous ne servira-t-il qu'à me rendre devant vous plus criminel et plus odieux? Mais, au contraire, pensée consolante pour une âme fidèle et juste, c'est la croix de Jésus-Christ qui décidera de mon sort; cette croix en qui j'ai mis toute ma confiance, cette croix qui m'a fortifié et qui me fortifie encore tous les jours dans mes peines , cette croix dont je vais adorer l'image devant cet autel, mais dont je veux être moi-même une image vivante. Dieu crucifié, recevez mes hommages, agréez les sentiments de mon cœur, et faites que votre croix, après avoir été le sujet de ma vénération, et plus encore l'objet de mon imitation, soit éternellement pour moi un signe de bénédiction !

 

1 Joan., XII, 31. — 2 Matth., XXIV, 30.

 

 

 

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