SERMON POUR LE VENDREDI DE LA TROISIÈME SEMAINE.
SUR LA GRACE.
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ANALYSE.
Sujet. Jésus lui répondit : Si vous connaissiez le don
de Dieu !
Ce
don de Dieu que ne connaissait pas encore la femme samaritaine, c'est la grâce.
Don précieux que nous ne connaissons pas assez nous-mêmes, et que nous ne
prenons pas soin de connaître : d'où vient que souvent nous le recevons en
vain. Il est donc important de vous en donner une juste idée, et c'est à quoi
je vais travailler dans ce discours.
Division. Disposer tout avec douceur et tout exécuter avec
force, ce sont les deux excellents propriétés que l'Ecriture attribue à la
sagesse. Or, ce que l'Ecriture nous dit de la sagesse de Dieu, je puis le dire
également de la grâce, puisque la grâce dont je parle n'agit en nous que comme
l'instrument de cette sagesse souveraine, qui est en Dieu la cause principale
de noire salut. Douceur de la grâce : première partie. Force de la grâce :
deuxième partie. L'une et l'autre parait dans la conversion de la Samaritaine.
Première
partie. Douceur de la grâce. C'est
par là que la grâce touche le pécheur, et qu'elle devient victorieuse. Or,
cette douceur consiste : 1° en ce que la grâce nous attend ; 2° en ce qu'elle
prend les temps et les occasions favorables pour nous gagner ; 3° en ce qu'elle
est toujours la première à nous prévenir; 4° en ce qu'elle nous demande ce
qu'elle veut obtenir, et qu'au lieu de le demander avec empire, elle ne
l'obtient que par voie de sollicitation et d'invitation ; 5° en ce qu'elle
s'accommode à nos inclinations et aux qualités de notre esprit; 6° en ce
qu'elle ne nous engage à rien de difficile où elle ne nous fasse trouva de
l'attrait, et dont, malgré nos répugnances, elle n'excite en nous le désir.
C'est ainsi que le Fils de Dieu convertit la Samaritaine.
1°
La grâce nous attend. Voyez Jésus-Christ fatigué, et assis sur le bord d'une
fontaine. Qu'attend-il ? une pécheresse. De quoi est-il fatigué ? non-seulement
du chemin qu'il a fait, mais d'avoir si longtemps supporté cette âme criminelle
dans ses dérèglements. Cependant il ne se rebute point, et il est encore résolu
de l'attendre. Or, combien y a-t-il de pécheurs que Dieu attend de la sorte? Il
n'y a que la patience d'un Dieu qui puisse aller jusque-là. Celle des hommes,
qui n'a pas plus d'étendue que la petitesse de leur cœur, est bientôt à bout;
mais Dieu est patient, dit saint Augustin, parce qu'il est éternel, parce qu'il
est tort, parce qu'il est Dieu. Du reste, le pécheur doit-il se faire de la
patience de Dieu une raison pour différer sa pénitence? A Dieu ne plaise! Car
est-il rien de plus impie que de se prévaloir de la grâce de Dieu contre Dieu
même? D'ailleurs, il y en a que Dieu n'attend pas, ou du moins qu'il n'attend
que jusques à un certain terme qui nous est inconnu; et rien ne doit plus
l'engager à ne nous pas attendre, que l'espérance présomptueuse dont nous nous
dations qu'il nous attendra.
2°
La grâce prend les temps et les occasions favorables pour nous gagner. Ainsi le
Sauveur du monde, pour traiter avec la Samaritaine, prend le temps où elle doit
venir selon sa coutume puiser de l'eau. Non pas que Dieu ait besoin de ces
ménagements ; mais c'est dans ces ménagements que nous devons admirer sa bonté.
C'est en cela même aussi que de savants théologiens ont fait consister
l'efficace de la grâce, fondés sur ces paroles de l'Ecriture : Tempore
accepto exaudivi te, et in die salutis adjuvi te. Y a-t-il un pécheur
converti qui n'attribue en partie sa conversion à certaines rencontres, et qui
ne se souvienne que ce fut là que Dieu lui ouvrit les yeux et lui parla au cœur
? Exemple de saint Augustin. Il est donc de notre sagesse d'observer ces
occasions et de ne les pas manquer. Mais si telle occasion, dites-vous, est une
occasion de salut, et que Dieu y ait attaché la grâce de ma conversion, il est
sûr que je me convertirai. Je le veux; mais il n'est pas moins sûr que vous ne
vous convertira jamais sans un bon usage de cette grâce et de l'occasion où
elle vous est préparée.
3°
La grâce est la première à nous prévenir. C'est dans la doctrine des Pères ce
qu'elle a de plus essentiel : car si je la pouvais prévenir, dès-là elle ne
serait plus grâce, puisqu'elle supposerait en moi le mérite de l'avoir
prévenue. Ainsi le Fils de Dieu prévient cette femme de Samarie : il l'aborde,
il lui parle. Ainsi veut-il bien encore prévenir tous les jours de viles
créatures, et les rechercher lors même qu'elles s'éloignent de lui. Mais du moins,
Seigneur, puisque vous voulez bien commencer, ne répondrai-je point à votre
amour? Oui, mon Dieu, cette bonté prévenante sera désormais pour moi le plus
puissant motif d'une reconnaissance et d'une fidélité inviolable.
4°
Ce que veut obtenir la grâce, elle nous le demande ; et au lieu de le demander
avec empire, elle ne l'obtient que par voie de sollicitation et d'invitation.
Le Sauveur du monde pouvait obliger la Samaritaine à lui rendre d'abord une
obéissance forcée : mais il la prie de l'écouter et de le croire : Mulier,
crede mihi. Je dis plus : Dieu, par sa grâce, nous demande peu, pour nous
donner beaucoup. Que demande Jésus-Christ à la Samaritaine? un peu d'eau. Que
lui promet-il? une eau salutaire et vivifiante, qui rejaillira jusque dans la
vie éternelle. Que nous demande la grâce? souvent presque rien. Mais ce peu
qu'elle nous demande, cette petite victoire, nous met en état de recevoir la
plénitude des dons célestes et d'éprouver toutes les miséricordes du Seigneur.
5°
La grâce même s'accommode à nos inclinations et aux qualités de notre esprit.
La Samaritaine était curieuse, et se piquait d'être savante : Jésus-Christ ne
dédaigne point de s'entretenir avec elle sur les plus hauts mystères de la
religion. Sommes-nous ardents et agissants, la grâce nous sanctifie par le
zèle. Sommes-nous tendres et affectueux, elle nous sanctifie par un amour
sensible pour Dieu. Sommes-nous d'une humeur facile et condescendante, elle
rectifie cette facilité d'humeur, et la convertit en charité pour le prochain :
Multiformis gratiœ Dei.
6°
La grâce ne nous engage à rien de difficile où elle ne nous fasse trouver de
l'attrait, et dont, malgré nos répugnances, elle n'excite en nous le désir. H
est vrai que Dieu par sa grâce nous oblige à renoncer au monde ; mais c'est
après nous en avoir fait connaître par sa grâce même la vanité et le danger. Il
est vrai que cette grâce m'oblige à faire pour Dieu des choses contraires à la
nature, et quelquefois très-pénibles; mais elle m'y porte par la grandeur des
motifs qu'elle me propose, et par l'espérance des
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biens inestimables qu'elle me
promet. Si vous saviez, dit Jésus-Christ à cette femme de notre évangile, quel
est celui qui vous parle, et ce que vous pouvez attendre de lui !
Telle
est la conduite de la grâce. Telle doit être par proportion la nôtre, prêtres
du Seigneur, dans le saint ministère que nous exerçons pour la conversion et le
salut des âmes. Ce ne sera point par l'autorité, ni mémo par l'habileté, mais
par notre douceur, que nous les gagnerons. Je ne dis pas qu'il ne faille point
user de sévérité; mais je dis que ce doit être une sévérité discrète, une
sévérité compatissante, une sévérité qui se fasse aimer, et qui rende le joug
de Dieu supportable.
Deuxième
partie. Force de la grâce. Il m'a
toujours paru, et il me parait encore qu'une des preuves les plus convaincantes
de la vérité de notre foi, est de voir ce que la grâce opère quelquefois en
certaines âmes : et quand je n'envisagerais que la conversion de la
Samaritaine, je conclurais sans hésiter qu'il y a un principe surnaturel qui
agit en nous : Digitus Dei est hic. Double miracle de la vertu
toute-puissante de la grâce dans cette conversion, l'un par rapport à l'esprit,
l'autre par rapport au cœur. 1° Miracle delà grâce dans la victoire qu'elle
remporte sur l'esprit de la Samaritaine ; 2° miracle de la grâce dans le
changement qu'elle fait du cœur de la Samaritaine ; 3° l'un et l'autre,
miracles de la grâce opérés d'une manière toute miraculeuse.
1°
Miracle de la grâce et de sa force dans la victoire qu'elle remporte sur
l'esprit de la Samaritaine. C'était tout ensemble une infidèle et une
hérétique. Or, vous savez l'extrême difficulté, pour no pas dire
l'impossibilité morale, de réduire un esprit, surtout l'esprit d'une femme ,
quand elle est de ce caractère. C'est néanmoins ce que la grâce opère
aujourd'hui. Jésus-Christ ramène d'abord celte femme de Samarie à la pureté du
culte juif; et il en fait ensuite une chrétienne. Hœc mutatio dexterœ Excelsi.
2°
.Miracle de la grâce et de sa force dans le changement du cœur de la
Samaritaine. Elle était impudique et déréglée dans ses mœurs. Elle vivait dans
un concubinage public. Elle y était depuis longtemps et elle en avait contracté
l'habitude. Or, s'il y a une maladie difficile à guérir, c'est celle-là. Mais
cette pécheresse, cette prostituée, cette femme esclave des plus sales
passions, est enfin purifiée et sanctifiée. Hœc mutatio dexterœ Excelsi.
3°
Miracles opérés d'une manière toute miraculeuse. Ils ne coûtent au Sauveur du
monde qu'un moment. Il ne dit qu'une parole à la Samaritaine : Ego sum.
C'est moi : et tout à coup la voilà convaincue, la voilà touchée, la voilà
pénétrée des plus saints et des plus vifs sentiments de pénitence. Elle ne voit
point faire de miracles à Jésus-Christ; et cette conversion sans miracles
n'est-elle pas le plus grand miracle ? Elle ne se convertit point à lui
comme la Chananéenne, parce qu'il a délivré sa fille du démon ; ni comme
l'hémorroïsse, parce qu'il lui a rendu la santé : mais elle se convertit, elle
s'attache à lui pour lui seul. Enfin elle ne se contente pas de le connaître,
elle le fait connaître aux autres ; et de pécheresse qu'elle était, dit saint
Grégoire pape, elle se trouve transformée en apôtre. Hœc mutatio dexterœ
Excelsi.
Quelle
conclusion? Espérons tout delà grâce; et, quelques efforts qu'il y ait à faire
pour retourner à Dieu, prenons confiance. Si Dieu par sa miséricorde vous a
retiré de l'état du péché, imitez le zèle de la Samaritaine, et travaillez
comme elle à ramener mitant de pécheurs que votre exemple est capable d'en
attirer, mais surtout ceux qui furent les complices de votre désordre.
Dites-leur, comme David pénitent : Venite, audite, et narrabo quanta fecit
animœ meœ : Venez, écoutez, et je vous raconterai ce que le Seigneur a fait
pour moi, et ce qu'il veut faire pour vous. Inspirez-nous ce zèle, ô mon Dieu,
et remplissez-nous pour cela de voire esprit, de cet esprit de douceur, de cet
esprit de force !
Respondit
Jésus, et dixit ei : Si scires donum Dei !
Jésus-Christ
lui répondit : Si vous connaissiez le
don de Dieu ! (Saint Jean, chap. IV, 10.)
Sire,
Ce don de Dieu, que ne
connaissait pas encore cette femme samaritaine dont il est parlé dans notre
évangile, et que le Sauveur des hommes lui fit connaître, c'est, selon tous les
Pures de l'Eglise et tous les interprètes de l'Ecriture, la grâce même de
Jésus-Christ. Cette grâce sans laquelle nous ne pouvons rien, et avec laquelle
nous pouvons tout; cette grâce par où, comme dit l'Apôtre, nous sommes tout ce
que nous sommes, si nous sommes quelque chose devant Dieu ; cette grâce qui
nous éclaire, qui nous attire, qui nous persuade, qui nous convertit; cette
grâce qui nous porte au bien et qui nous éloigne du péché; cette grâce qui nous
met en état de gagner le ciel et d'y parvenir; cette grâce qui opère en nous et
avec nous tout ce que nous taisons pour Dieu, et qui, dans l'ordre du salut,
nous donne par son efficace, non-seulement le pouvoir, mais la volonté et
l'action : voilà, dis-je, mes chers auditeurs, l'excellent don qu'il nous est
si important à nous-mêmes de bien connaître. Don parfait qui nous vient
d'en-haut, et qui descend du Père des lumières. Don au-dessus de tous les
dons de la nature, et auprès duquel saint Paul regardait
comme de la boue tous les dons de la fortune. Don des dons que Jésus-Christ
seul a pu nous mériter, et que nous recevons de la miséricorde infinie de Dieu.
Cependant, par une ignorance grossière,
nous ne le connaissons pas, et, par une ingratitude encore plus criminelle,
nous ne prenons pas soin de le connaître. De là vient que si souvent nous le
recevons en vain, et que, bien loin de nous en servir pour glorifier Dieu et
pour nous sanctifier nous-mêmes, nous en abusons jusqu'à nous pervertir
nous-mêmes, et à mépriser Dieu. Car c'est pour cela que Jésus-Christ nous dit,
comme à la Samaritaine : Si scires donum Dei (1) ! Si vous
connaissiez le don de Dieu ! Tâchons donc aujourd'hui, Chrétiens, à nous en
former une juste idée. Entrons dans ce trésor immense des miséricordes divines
; mesurons-en, s'il est possible, et la hauteur et la profondeur ; et puisque
Marie en a reçu la plénitude, pour parler utilement de la grâce, implorons le
secours du Saint-Esprit par l'intercession de cette mère de grâce, en lui
adressant les paroles de l'ange : Ave, Maria.
Disposer tout avec douceur, et tout exécuter
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avec force, ce sont les deux excellentes propriétés que
l'Ecriture attribue à la sagesse. Mais
il n'y a, dit saint Augustin, que la sagesse de Dieu à qui ces deux propriétés
conviennent tout à la fois dans le degré de perfection qui nous est exprimé par
ces paroles : Sapientia attingit a fine usque ad finem fortiter, et disponit
omnia suaviter (1). En effet, la sagesse des hommes étant aussi bornée qu'elle
est, se trouve sujette à deux
défauts tout contraires. Est-elle douce dans sa conduite, il est à craindre
qu'elle ne devienne faible dans l'exécution. Est-elle efficace et ferme dans
l'exécution, il y a danger qu'elle ne soit dure dans sa conduite. Sa douceur,
quand elle prédomine, se tourne en mollesse, et sa force dégénère dans un excès
de sévérité. Mais il n'appartient qu'à la sagesse de Dieu de réunir
parfaitement ces deux vertus, ce semble, si opposées. Car elle a seule
l'avantage, non-seulement de ne séparer jamais la douceur de la force, mais de
trouver sa force dans sa douceur, et, par un secret inconnu à tout autre qu'à
elle, de faire consister sa force dans sa douceur même. Or, ce que l'Ecriture
nous dit de la sagesse de Dieu, je puis le dire également de la grâce, puisque
la grâce dont je parle n'agit en nous que comme l'instrument de cette sagesse
souveraine, qui est en Dieu la cause principale de notre salut.
Et voilà, Chrétiens, l'idée la
plus juste que je puisse vous donner de la grâce de Jésus-Christ : en voilà les
deux caractères, douceur et force. Douceur de la grâce, dans la manière
engageante dont elle dispose le pécheur à sa conversion. Force de la grâce, dans
les étonnantes victoires qu'elle remporte sur le pécheur au moment de sa
conversion. Or, sans chercher d'autre preuve, il me suffit de vous proposer
pour exemple de l'un et de l'autre cette femme de notre évangile ; car vous
verrez d'abord quelle fut l'aimable conduite de la grâce, pour gagner le cœur
de cette pécheresse ; vous jugerez ensuite quel fut le merveilleux pouvoir de
la grâce, par l'admirable changement qu'elle opéra dans le cœur de cette
pécheresse : Attingens a fine usque ad finem fortiter, et disponens omnia
suaviter. La grâce de Jésus-Christ, employant tous les charmes de sa
douceur pour convertir la Samaritaine : ce sera la première partie. La grâce de
Jésus-Christ, par son efficace et par sa force, convertissant en effet la
Samaritaine, et de l'abîme du péché où elle était plongée, l'élevant tout à
coup au comble de la sainteté :
ce sera la seconde partie. L'une et l'autre renferme tout
mon dessein, et va faire le partage de ce discours.
PREMIÈRE PARTIE.
Il ne faut pas s'étonner que la
grâce, qui est le principe de notre conversion, ait pour premier caractère la
douceur, puisqu'elle procède immédiatement du cœur de Dieu, et que c'est le
terme de son amour le plus pur pour nous. Mais il nous importe de bien savoir
en quoi consiste cette douceur de la grâce, quels en sont les traits les plus
insinuants, ce qu'elle doit faire en
nous, de quelle manière Dieu veut que nous y répondions; et c'est ce que
le Saint-Esprit a visiblement entrepris de nous faire connaître dans la conversion
de cette femme samaritaine, dont il est aujourd'hui question de nous
appliquer l'exemple. Car que fait la grâce, pour triompher pleinement d'un cœur
rebelle, et pour le soumettre à Dieu? Saint Augustin, et les théologiens après
lui, l'appellent grâce victorieuse, et elle l'est en effet. Mais voici une
conduite bien différente de la conduite ordinaire des conquérants. Pour
triompher de nous, elle paraît en
quelque sorte s'assujettir à nous. Ne vous offensez pas de ce terme, qui ne
déroge en rien, comme vous le verrez, ni à la dignité, ni même à l'efficace de
la grâce, et qui, dans ma pensée, ne signifie rien autre chose que sa douceur. Elle
paraît, dis-je, s'assujettir à nous; comment? le voici : car elle nous attend
jusqu'à nous supporter des années entières; elle prend les temps favorables ;
et, par une condescendance que nous ne pouvons assez reconnaître, elle ménage
les occasions pour nous gagner : quelque intérêt que nous ayons à la
rechercher, elle est toujours la première à nous prévenir. Au lieu de nous
arracher par violence ce qu'elle veut obtenir de nous, elle nous le demande; et
au lieu de nous le demander avec empire, elle ne l'obtient que par voie de
sollicitation et d'invitation. Elle ne nous demande, dit saint Prosper, que
pour avoir lieu de nous donner; et elle nous demande peu, pour nous donner
beaucoup. Elle s'accommode à nos inclinations, à nos talents, aux qualités de notre esprit, et souvent même, de la
manière que je l'expliquerai, à nos imperfections et à nos faiblesses. Elle ne
nous engage à rien de difficile où elle ne nous fasse trouver de l'attrait, et
dont, malgré nos répugnances, elle n'excite en nous le désir ; elle ne nous
oblige à mépriser les biens de la terre qu'à mesure qu'elle nous en fait
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voir le néant; elle ne nous fait entreprendre de grandes
choses pour Dieu qu'en nous imprimant une haute idée de ses perfections, et des
récompenses qu'il nous promet; elle ne nous porte à nous renoncer nous-mêmes et
à nous haïr nous-mêmes, qu'en nous faisant convenir, par la confession de nos
propres désordres, que ce renoncement est au moins juste, et celte haine bien
fondée. Car telle est, Chrétiens, la conduite de la grâce, telle en est la
douceur; et c'est aussi ce que nous voyons bien clairement dans les démarches que
fait le Sauveur du monde pour convertir la Samaritaine : conversion que
Jésus-Christ nous propose comme une image sensible de ce qui se passe encore
tous les jours entre Dieu et nous, par les saintes opérations de sa grâce.
Ecoulez-moi, et reprenons chaque article par ordre. Vous y trouverez
abondamment de quoi vous instruire et de quoi vous édifier.
Je dis que souvent la grâce
attend les pécheurs jusques à lasser la patience de Dieu. Voyez Jésus-Christ,
la force et la vertu de Dieu même, fatigué néanmoins, épuisé, assis sur le bord
d'une fontaine. Qu'attend-il? une âme infidèle qu'il veut sauver, une
pécheresse qu'il a choisie. Et de quoi est-il fatigué? si nous nous en tenons à
la lettre, c'est de la longueur du chemin qu'il a fait : Fatigatus ex itinere
(1); mais comme cet Homme-Dieu disait dans le même évangile, à ses apôtres,
qu'il avait une viande à manger bien plus exquise que celle qu'ils lui
présentaient, une viande mystérieuse et divine qu'ils ne connaissaient pas : Ego
cibum habeo manducare, quem vos nescitis (2) ; aussi éprouvait-il alors une
tout autre lassitude que celle qu'il faisait paraître, et cette lassitude lui
venait sans doute d'avoir si longtemps supporté cette malheureuse dans le
dérèglement de sa vie et dans l'habitude de son crime. Car voilà , dit saint
Augustin, ce qui devait, tout Dieu qu'il était, l'avoir fatigué, ce qui devait
avoir presque épuisé sa patience. Cependant il ne se rebute point; et quelque
éloignée de Dieu, quelque endurcie dans son péché que soit cette femme, il est
résolu de l'attendre : usant pour elle, si je puis me servir du terme de
l'Ecriture, de ces lenteurs adorables qui arrêtent les coups de sa justice, et
qui suspendent sa colère et ses vengeances : Sustentationes Dei (3).
C'est pour cela qu'il est assis, et qu'il se repose : Fatigatus... sedebat
(4). Or, ce repos d'un Dieu dans les emportements
et les révoltes de sa créature, c'est ce que j'appelle la
douceur de la grâce. Ah ! Chrétiens, combien de pécheurs dans le monde, et
peut-être parmi ceux à qui je parle, sont actuellement dans le même état que
cette femme criminelle et obstinée? c'est-à-dire , combien de pécheurs
opiniâtres ont lassé Dieu, ont outragé la bonté de Dieu, ont irrité le courroux
de Dieu ; et à force d'accumuler péché sur péché, rechute sur rechute, et
d'augmenter par là chaque jour le poids de leur iniquité, sont devenus pour
Dieu comme de pesants fardeaux, mais dont néanmoins, par un effet de son
inépuisable miséricorde, il veut bien attendre le retour? À juger de Dieu par
nous-mêmes, peut-être cette patience serait-elle pour nous un scandale ;
peut-être nous viendrait-il dans l'esprit que Dieu manque de zèle pour sa
gloire, et qu'il ne soutient pas assez hautement la souveraineté de son être.
Mais c'est en cela même, disent les Pères, qu'il la soutient, et qu'il fait
éclater sa gloire : car il n'y a que la patience d'un Dieu qui puisse aller
jusque-là. Celle des hommes, qui n'a pas plus d'étendue que la petitesse de leur
cœur, est bientôt à bout : mais la mesure de la patience de Dieu est la
grandeur de Dieu même.
En effet, continue saint
Augustin, Dieu est patient, parce qu'il est éternel, il est patient, parce
qu'il est fort, il est patient parce qu'il est Dieu : Patiens est quia
œternus est, quia fortis est, quia Deus est. Et rien, à le bien prendre, ne
nous marque mieux sa divinité et n'en est un témoignage plus invincible , que
cette tranquillité surprenante avec laquelle il dissimule et il tolère les
offenses des hommes. Mais de ce principe, quelle conséquence, mes chers
auditeurs, devons-nous tirer? s'ensuit-il que le pécheur ait le droit de
différer sa conversion, et de faire attendre Dieu, parce que Dieu veut bien
l'attendre? C'est ainsi qu'ont toujours raisonné et que raisonnent encore les
libertins et les mondains ; et c'est ce faux raisonnement, et cette damnable
présomption , qui de tout temps les a confirmés et les confirme tous les jours
dans leur libertinage et dans leurs désordres. Mais à Dieu ne plaise, Chrétiens,
que nous fassions un tel abus de ses miséricordes! et quand il s'agit de
pénitence, l'erreur la plus pernicieuse où nous puissions tomber est de nous
attendre que Dieu nous attendra : pourquoi? par mille raisons qui ne souffrent
point de réplique, et que vous ne pouvez ignorer sans ignorer au même temps les
plus essentielles maximes de votre
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religion. Ecoutez-les. Parce que si Dieu nous attend, c'est
uniquement à sa grâce que nous en sommes redevables : or, il n'est rien de plus
impie, ni rien de plus insensé, que de compter sur cette grâce, jusqu'à s'en
prévaloir contre Dieu même : An oculus tuas nequam est, quia ego bonus sum
(1). Parce qu'il y en a plusieurs que Dieu n'attend pas, et sur qui, pour
l'exemple des autres, il lui plaît d'exercer sa juste colère, en les laissant
mourir dans leur péché : Ego vado, et quœretis me, et in peccato vestro
moriemini (2). Parce qu'à l'égard même de ceux que Dieu attend, il y a un
terme après lequel il ne les attend plus : Adhuc quadraginta dies, et Ninive
subvertetur (3). Parce que nous ne pouvons savoir jusques à quand Dieu nous
attendra, ni même s'il nous attendra, et que c'est le secret le plus
impénétrable pour nous, et le plus caché : Quis scit si convertatur, et
ignoscat (3) ? Parce que notre seule présomption, en nous assurant que Dieu
nous attendra, suffit pour l'engager à ne nous attendre pas ; de peur, comme
remarque Tertullien, que sa patience, qui est un de ses plus saints attributs,
ne servît à autoriser et à fomenter nos crimes. Tout cela, Chrétiens, autant de
vérités incontestables, qui doivent nous tenir dans un sage tempérament de
crainte et de confiance. Vérités qui nous laissent toujours dans l'espérance
d'une grâce assez constante pour nous attendre, mais qui nous empêchent bien de
faire fond sur cette espérance pour vivre dans l'impénitence. Vérités dont le
merveilleux enchaînement nous oblige à ne pas faire attendre Dieu trop
longtemps ; persuadés qu'il nous attend encore, mais du reste qu'il n'est rien
de si terrible qu'un Dieu dont la patience outrée se lasse enfin d'attendre un
pécheur, ni rien de si punissable qu'un pécheur qui volontairement et de plein
gré fait attendre un Dieu. Cette morale demanderait un discours entier. Je la
laisse , et je passe à un autre point.
Non-seulement le Sauveur du monde
attend la Samaritaine, mais, par un nouveau trait de douceur que je découvre
dans sa grâce, il prend une occasion commode pour traiter avec cette pécheresse
; un lieu séparé du bruit et du tumulte, où il sait qu'elle doit se rendre : un
temps convenable à son dessein , où elle vient puiser de l'eau, et où rien ne
pourra interrompre les leçons toutes divines qu'il se prépare à lui faire. Non
pas que Dieu, pour nous communiquer sa grâce, ait besoin de ces
ménagements, ni que la grâce de Jésus Christ dépende
absolument des temps et des occasions, pour produire en nous son effet, puisqu'au contraire c'est
plutôt la grâce qui fait ces temps précieux pour le salut, et ces occasions à
quoi notre conversion est attachée. Mais
en cela même ne devons-nous pas admirer l'ineffable bonté de notre Dieu, qui,
pour nous attirera lui et pour nous sauver, veut bien ménager ainsi les
occasions ; qui dans cette vue se sert avantageusement de celles que nous lui
présentons; qui lui-même en fait naître auxquelles nous ne pensons pas; qui des
événements les moins prémédités fait pour nous des coups de providence, et qui,
méritant d'être également servi dans tous les lieux et dans tous les temps, ne
dédaigne pas d'attacher sa grâce à certains temps et à certains lieux? Quand
nous lisons dans la Genèse que Rébecca, allant abreuver ses troupeaux à une
fontaine, y rencontra le serviteur d'Abraham, qui lui annonça son bonheur, et
le choix que Dieu faisait d'elle pour être l'épouse d'Isaac; ou dans le livre
des Rois, que Saül, cherchant les ânesses de son père, trouva le Prophète qui
lui déclara les vues de Dieu sur lui, et lui apprit que le Seigneur l'avait
destiné pour être le chef de son peuple et pour régner en Israël, nous
bénissons l'aimable conduite de la Providence. Mais cette conduite si aimable,
Chrétiens, n'était encore qu'une figure de ce que Dieu voulait faire et de ce
qu'il fait tous les jours en faveur de ses élus. Car n'est-ce pas ainsi qu'il
leur offre sa grâce en de favorables conjonctures ? n'est-ce pas ainsi, si
j'ose m'exprimer de la sorte, qu'il leur dresse de saintes embûches, dans les
occasions que sa sagesse a disposées pour leur conversion et pour leur sanctification ? Et n'est-ce pas de là
que de savants théologiens, entre lesquels on compte même cet incomparable
docteur de l'Eglise , saint Augustin, ont fait consister une partie du mystère
de la grâce, je dis de cette grâce que nous appelons efficace, en ce qu'elle
est donnée dans l'occasion où Dieu a prévu qu'elle serait salutaire : au lieu,
ajoutent-ils, qu'il donne les grâces communes indifféremment, c'est-à-dire
indépendamment de ces occasions et des dispositions particulières où nous
pouvons nous trouver en les recevant ! Ceci fondé sur ce que Dieu dit dans
l'Ecriture à l'homme juste, ou si vous voulez, au pécheur converti : Tempore
accepto exaudivi te (1). C'est dans le temps propre que je vous ai exaucé :
Et in die salutis adjuvi te (2) ; et c'est
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au jour du salut que je tous ai aidé. Il y a donc,
concluent-ils , et non sans raison, dans l'ordre de la prédestination des
hommes, des temps de grâce et de faveur, où le salut est non-seulement plus
possible et plus facile, mais plus infaillible et plus sûr. Nous le voyons
dans la femme samaritaine. Mais si nous y prenons bien garde, ce que nous
voyons dans elle, c'est ce qui se passe encore tous les jours dans nous. Car y
a-t-il personne que Dieu ait autrefois touché et qu'il ait ramené de ses
égarement, qui n'attribue en partie sa conversion à certaines rencontres, et
qui ne se souvienne que ce fut là où Dieu lui ouvrit les yeux et lui parla au
cœur? Ainsi l’a reconnu saint Augustin ; et l'aveu qu'il en fait est une espèce
d'hommage qu'il a cru devoir à la grâce. C'est dans ses Confessions
qu'il a pris soin lui-même de nous marquer jusqu'aux moindres particularités du
combat qu'elle lui livra, le trouble, l'agitation où il se trouva, le jardin où
il se relira, le saint ami qui l'y accompagna, l'exemple des solitaires qui le
confondit, l'endroit de saint Paul qu'il lut, et dont il se sentit frappé,
quand cette grâce toute-puissante le transforma dans un homme tout nouveau , et
le soumit enfin à Dieu. Ainsi, dis-je, l'a-t-il publié; et si nous faisions
tous une pareille confession de notre vie, ne pourrions-nous pas tous par
proportion rendre de nous-mêmes un témoignage à peu près semblable?
Quel est donc pour nous le point
capital et la grande maxime de la sagesse chrétienne ? Retenez-la bien, mes
chers auditeurs, et ne l'oubliez jamais : c'est d'observer avec soin ces
occasions, et de ne les pas manquer. Car combien de choses dont vous ne voyez
pas les conséquences, et qui vous semblent venir du hasard, sont autant de
moyens que Dieu a choisis pour vous retirer du monde , et dont peut-être il lui
a plu de faire dépendre votre prédestination même? par exemple, l'engagement
que vous avez avec ce serviteur de Dieu, ce livre de piété que vous goûtez, ce
sermon édifiant et convaincant que vous entendez , cette mort subite qui vous
effraie, cette perte de biens qui vous afflige, cette disgrâce qui vous
humilie, cette infirmité qui, malgré vous, vous réduit à mener une vie plus
réglée, et vous empêche de vous porter aux mêmes excès. Si les desseins de Dieu
vous étaient pleinement connus, et que vous sussiez avec certitude que c'est à
cela qu'il a voulu attacher votre salut, ne les ménageriez-vous pas ces
occasions si importantes ? Or, vous n'en savez que trop pour y adorer au moins
les conseils secrets de cette Providence toute paternelle qui vous gouverne ;
et si vous n'en savez pas davantage, c'est ce qui vous oblige encore à vivre
dans une dépendance plus absolue de cette grâce en qui vous vous confiez. Mais,
si c'est une occasion de salut, me direz-vous, et que Dieu y ait attaché la
grâce de ma conversion, il est sûr que je me convertirai. Je le veux, Chrétiens
; mais il n'est pas moins sûr que vous ne vous convertirez jamais sans un bon
usage de cette grâce, et de l'occasion où elle vous est préparée. Car, de
quelque nature que soit cette grâce, il est de la foi que son effet ne peut
être séparé de votre fidélité ; et, de quelque manière qu'elle agisse, il en
faut toujours revenir aux deux paroles du Sauveur des hommes : Vigilate et
orate (1) ; Veillez et priez. Priez, parce que vous ne pouvez rien sans la
grâce ; et veillez, parce que la grâce, toute puissante qu'elle est, ne fait
rien sans vous. Priez, afin qu'il y ait pour vous un temps et un jour de salut;
et veillez, afin que ce jour de salut ne vous échappe pas. Voilà en deux mots
les deux points fixes et tout le précis de la théologie d'un chrétien.
Poursuivons.
J'ajoute que la grâce qui opère
notre conversion, quelque intérêt que nous ayons à la rechercher, est toujours
la première à nous prévenir ; et c'est, dans la doctrine des Pères, ce qu'elle
a de plus essentiel. Car si je la pouvais prévenir, dès-là elle ne serait plus
grâce, parce qu'elle supposerait en nous le mérite de l'avoir prévenue. Je sais
que nous pouvons, quoique pécheurs, chercher Dieu par la grâce, et le trouver;
mais, reprend saint Bernard, nous ne chercherions jamais Dieu par la grâce, si
Dieu, par une autre grâce, ne nous avait lui-même cherchés : Nisi enim prius
quœsita, non quœreres, sicut nec eligeres nisi electa. Or, c'est ce qui
paraît sensiblement dans la conversion de cette femme de Samarie. Le Fils de
Dieu n'attend pas qu'elle fasse quelque avance pour venir à lui : il l'aborde,
il lui parle, il l'engage, sans qu'elle y pense, dans un entretien qui doit
être le principe de son salut. Tel est le mystère et le prodige tout ensemble
de la charité de mon Dieu, de vouloir bien prévenir lui-même des pécheurs,
c'est-à-dire de vouloir bien rechercher lui-même de viles créatures ; de
vouloir bien appeler lui-même des âmes ingrates et rebelles, des âmes
criminelles et dignes de toutes ses vengeances, des âmes faibles et inconstantes,
dont peut-être il prévoit les infidélités et les rechutes : de les rechercher,
dis-je, et d'aller
412
au-devant d'elles, dans un temps où elles ne pensent point à
lui ; je dis plus, dans un temps où elles s'éloignent de lui, où elles se
soulèvent contre lui,où mêmes elles ont en quelque sorte horreur de lui. Ah !
Seigneur, puis-je m'écrier ici, touché du sentiment de saint Bernard, et en
m'appliquant ce dogme de notre religion, si opposé au pélagianisme; ah!
Seigneur, est-il donc vrai que, tout aimable que vous êtes, je ne puisse de
moi-même vous aimer, et que ma misère aille encore jusqu'à ne pouvoir désirer
d'être aimé de vous, si vous n'excitez en moi ce désir ! Est-il donc vrai que,
tout Dieu que vous êtes, vous soyez dans la nécessité de faire les premières
démarches pour me réconcilier avec vous, ou de m'avoir éternellement pour
ennemi ? ne serait-ce pas assez que vous fussiez disposé à me recevoir? Mais du
moins, ô mon Dieu, puisque vous voulez bien commencer, ne répondrai-je point à
votre amour? ajouterai-je à l'impuissance malheureuse de vous prévenir, le
crime impardonnable de ne vous pas seconder? Non, Seigneur ; et vous me faites
trop bien comprendre ce que je vous dois, pour que mon cœur demeure dans une si
mortelle indifférence. Puisqu'il est de l'honneur de votre grâce que ce soit
elle qui me recherche, je veux bien me soumettre à cette loi. Oui, mon Dieu, je
veux bien m'humilier dans cette vue; je veux bien reconnaître devant vous ma
faiblesse, et me confondre dans la pensée que de moi-même je ne puis faire un
pas pour aller à vous, et qu'avec toutes vos perfections, je ne puis vous aimer
si vous ne m'aimez, et si vous ne m'aimez avant que je vous aime. Mais du
reste, Seigneur, ce sera pour moi un puissant motif de reconnaissance et de
fidélité ; et le souvenir de votre infinie miséricorde, en me recherchant
malgré toute mon indignité, en me prévenant, en me remettant dans vos voies,
m'attachera désormais à vous d'un lien si étroit, que la nature, que la
passion, que le monde avec tous ses charmes, que rien, quoi que ce puisse être,
ne le pourra rompre. Tel est le fruit que l'âme chrétienne doit tirer de ce
point de foi utilement et solidement médité.
Mais encore comment est-ce que la
grâce nous prévient? est ce avec autorité et avec empire? Non, dit le Prophète
royal, mais par des bénédictions de douceur; Prœvenisti eum in benedictionibus
dulcedinis (1). Car, si elle nous prévient, c'est en nous demandant ce
qu'elle veut obtenir de nous; et en cela, remarque saint Prosper, consiste la
différence de la grâce et de
la loi : la loi commande, et la grâce invite ; la loi
menace, et la grâce attire; la loi contraint, et la grâce engage. Or, c'est ce
mélange de la loi et de la grâce qui fait tout le mystère de l'aimable et
souveraine domination de Dieu sur nos cœurs. Il ne tenait qu'au Sauveur du
monde d'user de tout son pouvoir, et d'obliger la Samaritaine à lui rendre
d'abord et sans réplique une obéissance forcée; mais parce que c'est sa grâce
qui agit en elle, il veut qu'elle obéisse non-seulement sans répugnance, mais
avec joie et avec amour. Par où donc commence-t-il? Il la prie de l'écouter, et
de le croire : Mulier, crede mihi (1). Car quoique Dieu, par l'efficace
de sa grâce, soit maître de nos volontés, et qu'il puisse, comme il lui plaît,
disposer de nous, il n'en dispose néanmoins qu'avec réserve, et, si j'ose me
servir du terme de l'Ecriture, qu'avec respect; c'est-à-dire en nous inspirant,
en nous persuadant, en nous demandant ce qu'il veut nous l'aire vouloir : Tu
autem dominator virtutis, cum magna reverentia disponis nos (2) Je dis plus
: quoique maître absolu, il nous demande peu, pour nous donner beaucoup. Que
demande Jésus-Christ à cette Samaritaine? un peu d'eau : Da mihi bibere (3).
Et pourquoi de l'eau? pour lui faire naître le désir d'une eau bien plus
excellente qu'il veut lui donner ; de celte eau salutaire et vivifiante, dont
la source rejaillit jusque dans la vie éternelle : Fons aquœ satientis in,
vitam œternam (4) ; de cette eau qui doit pour jamais étancher notre soif,
et nous établir dans une paix et dans une félicité parfaite : Qui biberit ex
aqua, quam ego dabo ei, non sitiet in œternum (5). Belle idée, mes chers
auditeurs, de ce que nous éprouvons tous les jours dans la conduite de la
grâce. Que demande- t-elle d'abord? presque rien. Un peu d'attention sur
nous-mêmes, un peu de règle dans nos actions, un peu de discrétion dans nos paroles,
un peu d'assujettissement à nos devoirs. Donnez-moi cela, nous dit Dieu : c'est
bien peu ; mais de ce peu dépendent toutefois les grâces les plus abondantes.
Et en effet, c'est souvent par ce peu, je veux dire par cette petite victoire
remportée sur la passion, par celle petite violence faite à l'humeur, par ce
petit sacrifice de l'intérêt, par ce petit effort de la charité, par ce petit
retranchement d'une vanité mondaine, que nous nous mettons en étal de recevoir
la plénitude des dons célestes et des miséricordes du Seigneur. C'est par là
que
413
commencent les grands changements, les grandes conversions ;
et ne sommes-nous pas bien coupables, si nous refusons à Dieu ce qu'il exige de
nous, quand l'avantage qu'il nous promet est tellement au-dessus de ce qu'il
attend?
Disons néanmoins encore quelque
chose de plus touchant. Je prétends avec saint Chrysostome que la grâce, pour
agir avec plus de douceur, s'accommode à nos inclinations, à nos goûts, à nos
talents, et même en quelque sorte à nos faiblesses, à nos imperfections, à nos défauts. J'en ai
la preuve dans cette femme de notre évangile. Un autre que le Fils de Dieu , qui
l'eût entendue disputer et raisonner sur les points les plus importants de la
religion, l'aurait rebutée; un autre lui eût dit qu'il ne lui appartenait pas
de pénétrer dans ces matières; que ces questions épineuses et subtiles
n'étaient pas de son ressort; et que la grande science d'une femme devait être
de n'en point trop savoir, ou de ne point affecter de paraître en trop savoir :
car c'est la réponse commune qu'ont eue de tout temps à essuyer les femmes
curieuses, et qu'on a toujours fait valoir contre elles. Mais notre divin
Maître n'ignorait pas que ce n'est point ainsi qu'on les convertit, et que
cette réponse, mortifiante pour elles, bien loin de les corriger, ne sert qu'à
les aigrir et à les irriter. Que fait-il donc? Il tient une conduite tout
opposée. Cette femme est vaine et curieuse, il l'engage par sa curiosité même ; elle
se pique d'être savante, il ne dédaigne point de raisonner avec elle sur
ce qu'il y a dans la religion de plus profond et de plus sublime. En
instruisant les peuples, il se servait de paraboles, c'est-à-dire de comparaisons
simples et familières, pour s'accommoder à la grossièreté de leurs esprits;
mais il n'entretient celle-ci, toute pécheresse qu'elle est, que de matières
élevées, et en des termes proportionnés à la grandeur des sujets dont il veut
bien conférer avec elle : de la nature de Dieu, de la perfection de son être,
de la pureté de son culte, de l'adoration en esprit; et par là il la détrompe,
sans l'offenser, des fausses idées dont elle était prévenue touchant la
Divinité et les hommages que nous lui devons. Or, n'est-ce pas ainsi que la
grâce agit et sur nos esprits et sur nos cœurs? n'est-ce pas ainsi qu'elle se
conforme à nous, ne nous sanctifiant presque jamais (remarquez ceci, je vous
prie), ne nous sanctifiant presque jamais d'une manière contraire à nos
inclinations naturelles, mais perfectionnant selon Dieu nos inclinations
naturelles, pour nous sanctifier? Sommes-nous ardents et agissants? elle nous
anime d'un saint zèle, et nous porte à la pratique des bonnes œuvres.
Sommes-nous tendres et affectueux? elle nous inspire pour Dieu une tendresse
d'amour qui nous fait quelquefois répandre à ses pieds des torrents de larmes.
Sommes-nous d'une humeur facile? elle rectifie cette facilité d'humeur, et la
convertit en charité pour le prochain. Sommes-nous d'un esprit rigide et
sévère? elle tourne cette sévérité en ferveur de pénitence. Elle prend, dit
l'apôtre saint Pierre, par rapport à nous, autant de différentes formes qu'elle
trouve en nous de dispositions différentes : Multiformis qratiœ Dei (1).
Grâce qui nous engage à être saints comme on voudrait l'être, si Dieu nous en
donnait le choix, et que nous n'eussions qu'à en délibérer avec nous-mêmes;
afin, dit saint Chrysostome, qu'il ne nous reste nul prétexte pour nous
dispenser de la suivre, puisqu'elle veut bien se servir de notre fonds pour
l'accomplissement de ses desseins; puisqu'il n'y a rien dans nous qu'elle ne
mette en œuvre pour l'ouvrage de notre salut; puisqu'elle ne demande point
d'autre naturel que le nôtre, point d'autre complexion que la nôtre, point
d'autres talents que les nôtres, pour faire de nous ce que Dieu veut que nous
soyons ; enfin, puisque, dans un sens que vous entendez assez, nous pouvons, en
ne cessant point d'être ce que nous sommes, devenir par elle tout ce que nous
ne sommes pas.
Il est vrai, Chrétiens, que par cette grâce Dieu nous oblige
à mépriser tout ce que le monde estime ; à renoncer de cœur aux honneurs du
monde, aux plaisirs du monde, aux biens du monde ; mais ici même voyez encore
et goûtez combien le Seigneur est doux : Gustate, et videte quoniam suavis
est Dominus (2). Il ne nous oblige à mépriser le monde , qu'après qu'il
nous en a fait connaître, par sa grâce, l'illusion ; qu'après nous avoir
convaincus que le monde ne peut jamais nous rendre heureux. Il ne nous oblige à
renoncer au monde, qu'après nous avoir ôté, par sa grâce, l'estime et l'amour
du monde. Or, il est aisé de renoncer à ce que l'on n'estime et l'on n'aime
plus. C'est la sainte leçon que Jésus-Christ fait à la Samaritaine : Omnis
qui biberit ex aqua hac, sitiet iterum (3) : Quiconque boira de cette
eau, aura encore soif; c'est-à-dire, quiconque aura de l'ambition dans le
monde, quelque grand qu'il puisse être, ne sera jamais content de ce qu'il est;
quiconque voudra s'enrichir
414
dans le monde, quelques biens qu'il possède, n'en aura
jamais assez à son gré ; quiconque sera esclave de ses sens, quoiqu'il ne leur
refuse rien, ne les satisfera jamais. Quand je suis une fois persuadé de ce
principe, je me détache de tout sans peine : et n'en sommes-nous pas
invinciblement persuadés par la divine impression et les saintes lumières de la
grâce ? Il est vrai que cette grâce m'oblige quelquefois à faire pour Dieu des
choses difficiles et pénibles; mais en même temps elle m'y fait trouver de
l'attrait : et comment? par la grandeur des motifs qu'elle me propose, et par
l'espérance des biens inestimables qu'elle me promet. Si scires donum Dei,
et quis est qui dicit tibi : Da mihi bibere (1) ; Si vous saviez, dit le
Sauveur à cette femme, quel est celui qui vous parle ; c'est-à-dire, si vous
saviez, Chrétiens , ce que c'est que Dieu ; si vous saviez ce que Dieu a fait
pour vous et ce qu'il mérite de vous ; si vous saviez ce que vous avez à
attendre de Dieu ; si vous saviez les magnifiques récompenses qu'il réserve aux
humbles, qu'il réserve aux pauvres, qu'il réserve à ceux qui souffrent et qui
se mortifient pour lui : si vous le saviez , ah ! il n'y aurait rien à quoi
vous ne fussiez déterminés , et les croix les plus pesantes vous deviendraient
non-seulement supportables, mais aimables, dans la seule vue de lui plaire. Or,
qui nous apprend tout cela? la grâce de Jésus-Christ. Il est vrai que cette
grâce va, selon l'Evangile, jusqu'à nous inspirer la haine de nous-mêmes : mais
pour nous l'inspirer, cette haine évangélique , elle nous fait convenir
nous-mêmes de notre bassesse, de notre indignité, de notre corruption, de nos
désordres. D'où nous concluons nous-mêmes aisément que notre véritable intérêt est
de nous haïr dans cette vie, si nous voulons nous aimer pour la vie éternelle.
Aussi le Fils de Dieu, pour faciliter la pénitence à cette pécheresse de
Samarie, lui fait-il faire à elle-même la confession de son crime; et, par la
honte salutaire qu'elle en conçoit, la réduit-il, presque sans qu'elle
l'aperçoive, à la nécessité de s'accuser , de se condamner, et par conséquent
de se convertir, puisque c'est dans une sincère accusation, et dans une
parfaite condamnation de soi-même, que consiste la vraie conversion.
Tel est, Chrétiens, la conduite
de la grâce ; voilà comment Dieu se rend maître de nos cœurs. Ce n'est point
par la souveraineté de son empire ; ce n'est point par les hautes lumières de
son entendement divin, mais par la
douceur de la grâce et de son esprit. Il a fallu, pour
gagner le cœur des hommes, que la majesté s'abaissât, et que, dans la personne
du Sauveur, la sagesse incréée de Dieu s'humiliât. Or, à l'exemple de Dieu,
c'est par là même que nous nous insinuerons dans les âmes, et que nous y
exercerons un pouvoir d'autant plus absolu qu'il le paraîtra moins. Ce ne sera
point par l'autorité, beaucoup moins par l'esprit de domination, ou par
l'ascendant que nous prendrons et que nous affecterons de prendre; ce ne sera pas
même par l'habileté, ni par la supériorité de génie et d'intelligence, mais par
les sages ménagements de la charité. Il faut, pour engager le prochain et pour
le toucher, que nous supportions ses défauts, que nous compatissions à ses
faiblesses, que nous condescendions à ses humeurs, que nous soyons sensibles à
ses misères, que nous entrions avec zèle dans ses besoins, et que, suivant la
règle et l'expression de saint Paul, nous prenions, comme élus de Dieu , des
entrailles de miséricorde : Induite vos, sicut electi Dei, viscera misericordiœ
(1). Cette instruction nous regarde tous ; mais nous en particulier, mes
Frères, nous, dis-je, que Dieu a spécialement appelés au ministère de la
conversion et de la sanctification des âmes; nous qui, comme prêtres du Seigneur,
sommes les dispensateurs de sa grâce. et qui devons, par conséquent, conformer
notre conduite à celle de la grâce même : c'est à nous, encore une fois, que
cette morale s'adresse; souffrez que je vous l'applique, et que je me
l'applique à moi-même. Car, voilà votre modèle et le mien : c'est par la
douceur de notre zèle que nous devons toucher les pécheurs ; autrement, nous
n'y réussirons jamais. Ayez, si vous voulez, toute la science des docteurs,
ayez toute l'éloquence des prophètes, parlez le langage des apôtres, et même
des anges ; si tout cela n'est assaisonné de la douceur évangélique, vous ne
ferez rien. C'est elle qui doit nous préparer les voies, et nous faire entrer
dans les coeurs. Sans elle, on nous écoutera, et nous viendrons à bout de tout
le reste; nous instruirons, nous convaincrons, nous confondrons, nous
épouvanterons, mais nous ne convertirons pas. Sans elle, nous troublerons les
consciences, nous désespérerons les faibles, nous révolterons les opiniâtres,
mais nous ne les attirerons jamais à Dieu. Le Sauveur du monde ne parut sévère
qu'à l'égard des pharisiens, des hypocrites qui, sous un masque de piété,
imposaient au peuple, et le
415
trompaient; et, par
un secret jugement de Dieu, ce fut à l'égard des pharisiens que son zèle
demeura sans effet. Je ne dis pas, mes Frères, que nous devions flatter les
pécheurs par de lâches complaisances; vous n'ignorez pas combien j'ai ce
sentiment en horreur. Je ne dis pas que nous ne devons point obliger les
pécheurs à tout ce que l'Evangile a de plus austère, aux rigueurs de la
pénitence, au crucifiement de la chair, à la mortification de l'esprit :
malheur à moi, si j'en rabattais un seul point! Mais je dis qu'à cette
sévérité, qui pourrait seule éloigner les pécheurs, il faut joindre cette
douceur qui les ramène. Je dis qu'il faut proportionner cette sévérité aux dispositions des sujets, comme la grâce
elle-même s'y accommode ; et non pas l'appliquer sans discernement et sans prudence,
aux uns trop, aux antres trop peu, à ceux-ci hors de leur état, à ceux-là
par-dessus leurs forces. Je dis qu'il faut avoir de saintes adresses pour faire
embrasser cette sévérité, et même pour la faire goûter; montrant qu'elle est
praticable, et ne portant jamais les choses à des excès qui donnent lieu aux
mondains de les traiter d'impossibles. Je ne dis pas, encore une fois, qu'il ne
faille jamais user de sévérité dans la conduite des âmes; mais je dis que ce
doit être une sévérité discrète, une sévérité qui se fasse aimer, une sévérité
qui rende le joug de Dieu supportable; et non point une sévérité pharisaïque,
une sévérité sans onction, une sévérité impérieuse, une sévérité sèche et
rebutante, une sévérité qui ne pourrait
convenir qu'à des esclaves, mais qui ne convient nullement aux enfants de Dieu.
Plût au ciel, mes Frères, que nous fussions tous bien persuadés de cette
vérité, puisque rien ne contribuerait davantage à la sanctification du
christianisme! Quoi qu'il en soit, voici, mes chers auditeurs, ce qui nous
rendra inexcusables au jugement de Dieu : l'infinie douceur avec laquelle Dieu
nous gouverne. Si les puissances de la terre dont nous dépendons se
comportaient de la sorte envers nous, nous en serions idolâtres : Dieu veut nous gagner par sa grâce, et nous
lui sommes rebelles! Il me reste à vous montrer que cette grâce, quoique douce
dans la manière dont elle engage le pécheur, n'en a pas moins de force dans son
action ; et c'est ce que vous allez voir dans la suite de notre évangile, qui
fera le sujet du second point.
DEUXIÈME PARTIE.
Quelque obscure que soit notre
foi, si nous la regardons en elle-même et dans ses mystères, elle a cependant,
selon la pensée de tous les théologiens, une espèce d'évidence dans ses motifs
; je veux dire que ce qu'elle nous révèle est au moins évidemment croyable, par
la qua lité des motifs qui nous obligent à le croire. Or, il m'a toujours paru,
et il me paraît encore, qu'un de ces motifs les plus puissants et les plus
convaincants est de voir ce que la grâce opère quelquefois en certaines âmes,
que Dieu, comme dit le grand Apôtre, a prédestinées pour en faire des vases de
miséricorde. Ceci, mes chers auditeurs, vous édifiera et vous consolera. Quand
les magiciens de Pharaon virent les étonnants prodiges que faisait Moïse dans
toute l'Egypte, par le seul attouchement de cette baguette mystérieuse qui leur
donna tant de terreur, ils confessèrent enfin que le doigt de Dieu était là;
c'est-à-dire, qu'ils y reconnurent le caractère d'une vertu divine, dont ce
législateur et ce prophète était l'instrument : Et dixerunt malefici ad
Pharaonem : Digitus Dei est hic (1). Et moi, Chrétiens, quand je
n'envisagerais que la conversion de cette femme samaritaine, telle qu'elle est
rapportée dans l'Evangile, je conclurais sans hésiter qu'il y a un principe
surnaturel qui agit en nous; que Dieu a de secrets ressorts pour remuer nos
cœurs et les tourner comme il lui plaît ; que nous recevons du ciel des
impressions qui ne peuvent venir que de la grâce; et que, par les divines
opérations de cette grâce, notre liberté, sans rien perdre de son indifférence
et de ses droits, est parfaitement soumise à l'empire de Dieu.
Or, en quoi consiste le miracle
de cette conversion? Le voici, par rapport aux deux puissances de l'âme à qui
la grâce intérieure est immédiatement communiquée ; savoir, l'entendement et la
volonté; ou si vous voulez, l'esprit et le cœur. Miracle de la grâce dans la
victoire qu'elle remporte sur l'esprit de la Samaritaine; miracle de la grâce
dans le changement qu'elle fait du cœur de la Samaritaine ; miracle, dis-je,
opéré d'une façon toute miraculeuse, et avec des circonstances qui ne
permettent pas de douter que ce ne soit l'ouvrage de la main toute-puissante de
Dieu : Digitus Dei est hic. Ecoutez-moi, Chrétiens, et suppléez, par une
attention toute nouvelle, à la nécessité où je me trouve d'abréger en peu de
416
paroles ce qui demanderait un discours entier. Miracle de la
grâce et de sa force dans la victoire qu'elle remporte sur l'esprit de la
Samaritaine. Suivez le texte sacré, et vous en allez convenir. C'était tout
ensemble une infidèle et une hérétique, puisque, selon la remarque d'Origène,
les Samaritains étaient dans le fond idolâtres, et adoraient les fausses
divinités de leurs ancêtres, et que néanmoins ils ne laissaient pas de
pratiquer au même temps une espèce de judaïsme corrompu par leurs opinions
particulières : ce qui les divisait, et, par un schisme déclaré, les séparait
du reste des Juifs : Non enim coutuntur Judœi Samaritanis (1). C'était
une hérétique vaine et suffisante, opiniâtre et indocile, préoccupée de son
erreur, et déterminée à la soutenir ; qui se piquait de raisonner, et d'être
subtile en matière de religion : car tout cela paraît dans l'entretien que
Jésus-Christ eut avec elle. Or, vous savez l'extrême difficulté, pour ne pas
dire l'impossibilité morale, de réduire un esprit, encore plus l'esprit d'une
femme, quand elle est de ce caractère. Vous savez combien il est rare de voir
une femme entêtée d'une hérésie (je dis entêtée ; car, persuadée par raison, à peine
le fut-elle jamais) se mettre en état de reconnaître la vérité, la chercher de
bonne foi, et s'y soumettre. Soit que, par une malheureuse fatalité, l'hérésie
ait cela de propre, de rendre les cœurs inflexibles et de les endurcir ; soit
que Dieu, par une punition due à ce péché, qui de tous les péchés est dans un
sens le plus grief et le plus punissable, ait coutume de répandre dans les
esprits d'épaisses ténèbres qui les aveuglent toujours de plus en plus, et que
saint Augustin appelle pour cela : Pœnales cœcitates ; encore une fois,
vous savez combien ce retour de l'hérésie à la foi, de l'orgueil de l'une à
l'humilité de l'autre, demande d'efforts, et combien, dans l'ordre même de la
grâce, il approche du miracle. Cependant c'est ce que la grâce opère
aujourd'hui, mais par une vertu qui ne peut être que la vertu du Très-Haut.
Jésus-Christ convertit cette femme : de Samaritaine qu'elle était, il la ramène
premièrement à la pureté du culte juif, et puis il en fait une parfaite
chrétienne. Après l'avoir fait renoncer aux superstitions de ses pères et au
schisme où elle a été élevée ; après lui avoir fait condamner les erreurs
qu'elle soutenait avec tant d'obstination et tant de zèle, il lui fuit
connaître ce qu'il est et pourquoi il est venu, le sujet et la fin de sa
mission, sa qualité de Christ et de Sauveur,
sa divinité même : mystères naturellement incroyables , et
qu'elle ne pouvait découvrir qu'à la faveur des plus pures lumières de la grâce
qu'il lui communique. Non-seulement il lui révèle ces points si importants et
si sublimes, mais il les lui persuade, mais il les lui fait goûter. Quoiqu'elle
eût refusé d'abord de traiter avec lui, elle écoute enfin avec docilité et avec
respect : quoique tout ce qui venait des Juifs lui fût odieux, elle veut bien,
tout Juif qu'il est, le reconnaître et l'adorer comme auteur de son salut !
Quoiqu'elle ne vît en lui que les apparences d'un homme, elle proteste et croit
fermement qu'il est le Christ, vrai Fils de Dieu. Ne faut-il pas confesser qu'une
telle conversion fut l'œuvre du Seigneur, et s'écrier avec David : Hœc
mutatio dexterœ Excelsi (1) ?
Mais en changeant l'esprit de
cette Samaritaine, la grâce n'agit pas moins puissamment dans son cœur. Car,
outre qu'elle était hérétique et obstinée dans sa fausse créance, elle était
impudique et libertine dans ses mœurs. Péchés, dit saint Chrysostome, qui
malgré leur opposition ne laissent pas d'avoir comme une espèce d'affinité,
puisque l'hérésie, à proprement parler, n'est autre chose qu'une corruption de
l'esprit, comme l'adultère et l'impudicité est une rébellion de la chair. Or,
Dieu, ajoute saint Chrysostome, vengeur de l'un et de l'autre, punit et confond
souvent l'un par l'autre, en permettant que ces révoltes de l'esprit contre la
vérité soient communément suivies des plus honteux dérèglements de la
sensualité. Et en effet, nous voyons ces âmes, si présomptueuses et si fières
sur ce qui concerne la religion, n'être pas ordinairement les plus fermes dans
leur devoir, ni les plus inébranlables dans la tentation. Telle était cette
pécheresse de Samarie, avec sa prétendue science et sa vaine subtilité. Elle
vivait dans un concubinage public, dans un concubinage auquel elle s'était
abandonnée, et dont elle avait contracté même une. longue habitude : Quinque
enim viros habuisti ; et nunc quem habes, non est tuus vir (2). Or, s'il y
a une maladie difficile à guérir, c'est celle-là : s'il y a un démon capable de
résister à Dieu et à sa grâce, il est évident que c'est cet esprit impur. Mais
en cela même la grâce de Jésus-Christ trouve la matière de son triomphe. Cette
pécheresse, cette prostituée, cette femme esclave des plus sales passions, est
enfin purifiée et sanctifiée. Il semble que Jésus-Christ lui ait donné un autre
cœur ; qu'après lui avoir arraché ce cœur charnel et corrompu d'où
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procédaient tant de désordres, il ait créé en elle un cœur
nouveau, un cœur épuré non-seulement de toutes les souillures du péché, mais de
toutes les affections de la terre. Ce n'est plus cette Samaritaine scandaleuse,
qui s'était fait un front pour le crime, et qui servait aux âmes de démon pour
les perdre : c'est une créature toute nouvelle en Jésus-Christ : Nova
in Christo creatura (1); une âme transformée en Dieu, et qui ne respire
plus que l'amour de son Dieu; qui n'a plus rien que de chaste dans ses pensées
; que de modeste dans ses paroles, que de réglé dans ses actions ; qui par sa
conduite exemplaire est désormais un modèle de vertu, et qui va répandre
partout l'odeur de sa sainteté. Quel prodige, mes chers auditeurs ! et ne
devons-nous pas toujours reprendre avec le Prophète : Hœc mutatio dexterœ
Excelsi (1)?
Mais si la grâce de Jésus-Christ
fait un miracle dans la conversion de cette femme, la manière miraculeuse dont
elle le fait, montre encore bien quelle est sa force et sa puissance. Car,
n'est-il pas étonnant, Chrétiens, que deux changements si prodigieux ne coûtent au Sauveur du monde qu'un moment? Quand
Dieu agit selon les lois et le cours ordinaire de sa providence, il garde, ou
du moins il paraît garder des mesures; et dans l'ordre surnaturel, aussi
bien que dans l'ordre naturel, il s'accommode à notre faiblesse. Car, il ne
fait pas les saints dans un instant; il les sanctifie peu à peu, et, par des
progrès quelquefois insensibles, il les conduit de degré en degré jusqu'au
terme d'une sainteté consommée. Mais quand il agit souverainement et en Dieu,
il ne s'assujettit point de la sorte ; il ne prépare point le sujet qui doit
servir de fond à son action. Une parole qu'il profère fait sortir des millions
d'êtres du néant, étend les cieux, affermit la terre, donne à ce vaste univers toute sa perfection : Dixit,
et facta sunt (2). Ainsi le Fils de Dieu ne dit qu'une parole à la
Samaritaine : Ego sum (3); Oui, c'est moi, moi qui suis ce Messie que
vous attendez ; et tout à coup la voilà convaincue, la voilà touchée, la
voilà pénétrée des plus saints, mais des plus vifs et des plus tendres
sentiments. Parole, reprend saint Augustin, plus efficace que celle même dont
Dieu créa le monde; parole qui, par une seconde création, mais bien plus
admirable que la première, réforma dans le cœur de celle femme l'ouvrage de
Dieu, que le péché y avait détruit. Je dis création plus admirable que la
première, puisque dans la première le néant, sur lequel Dieu travaille,
obéit sans contradiction à sa parole ; au lieu que dans
celle-ci Dieu travaillait sur le néant du péché, qui, tout néant qu'il est, est
capable, comme péché, de lui résister. Mais encore par quelle marque sensible
le Fils de Dieu s'autorisa-t-il dans l'esprit de la Samaritaine, et par où
trouva-t-il une si facile et si prompte créance? Le vit-elle en ce moment-là
commander aux tempêtes et à la mer, guérir les aveugles-nés, ressusciter les
morts de quatre jours? Ah! Chrétiens, voici la merveille qui surpasse toutes
les autres. Le monde converti sans miracles, et sans miracles devenu chrétien,
si l'on voulait ainsi le supposer, ce serait, disait saint Augustin, le plus
grand de tous les miracles; ce serait le miracle des miracles, et le plus
convaincant pour un païen qui ne croirait pas les autres miracles. Or, nous le
voyons, mes chers auditeurs, ce miracle des miracles, accompli dans cette
Samaritaine. Les pharisiens et les docteurs de la loi voyaient tous les jours
les miracles de Jésus-Christ ; ils en étaient les témoins oculaires ; ils
parlaient à Lazare, qu'il avait publiquement ressuscité, aux malades qu'il
avait guéris ; et cependant, par une obstination inflexible, ils persistaient
dans leur incrédulité. Mais celle-ci, sans miracles, non-seulement croit en
lui, mais s'attache à lui, se donne à lui, renonce à tout pour lui. D'où vient
cela? de la toute-puissance de la grâce, qui n'a besoin que d'elle-même pour triompher
du cœur de l'homme.
Ce n'est pas tout. Quand le Fils
de Dieu convertissait les autres pécheurs, ce n'était qu'après leur avoir donné
pour sa personne, par quelque signalé bienfait, un fonds de confiance et
d'estime. Pour sauver leurs âmes, il commençait par guérir leurs corps; et, par
condescendance à leur faiblesse, il les engageait à croire ce qu'il était, en
leur faisant éprouver dans leurs besoins ce qu'il pouvait. Mais parce qu'il a
résolu de faire paraître dans cette pécheresse de Samarie toute la force de la
grâce, il la convertit purement, je veux dire sans autre attrait, sans autre
engagement d'intérêt que celui de sa conversion même. Elle ne croit point en
lui comme la femme chananéenne, parce qu'il a délivré sa fille du démon, ni
comme l'hémorroïsse, parce qu'il lui a rendu la santé : mais elle croit en lui
pour lui seul; elle s'attache à lui sans autre vue que l'avantage d'être à lui,
et de ne vivre que pour lui. C'est là que je reconnais le caractère d'une grâce
victorieuse et toute-puissante : Hœc mutatio dexterœ Excelsi.
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Enfin le miracle de la grâce,
c'est qu'en sanctifiant cette femme, elle sanctifia tout le pays de Samarie, et
qu'elle la rendit capable de communiquer aux Samaritains le don de la foi. De
pécheresse qu'elle était, dit saint Grégoire, pape, elle se trouve
miraculeusement transformée en apôtre : Quœ advenerat peccatrix, revertitur
prœdicatrix. Avant que les apôtres aient paru, elle va annoncer
Jésus-Christ à ceux qui ne le connaissent pas ; et, sans déroger à la dignité
de saint Pierre ni à celle des autres apôtres, on peut dire que la première
apôtre du christianisme, c'est la Samaritaine. En effet, son zèle la presse de
telle sorte qu'elle ne peut s'arrêter un moment : elle laisse le vaisseau
qu'elle avait apporté avec elle, elle ne pense plus à puiser de l'eau, elle
quitte Jésus-Christ pour Jésus-Christ même; elle rentre dans la ville, elle
invite tout le monde à le venir voir et à l'écouter ; aimant mieux aller
travailler pour sa gloire, que de goûter plus longtemps les douceurs de son
entretien, et ressentant déjà ces saintes ardeurs et ces divins empressements
de l'esprit de foi, qui n'est jamais content de connaître Dieu, s'il ne-le fait
encore connaître autant qu'il le peut et qu'il le doit.
De tout ceci, quelle conclusion?
Ah ! Chrétiens, ne disons donc plus, dans l'état de notre péché, que nous
sommes faibles, et que notre faiblesse est un obstacle insurmontable à notre
conversion ; mais disons avec l'Apôtre , que si nous sommes faibles par
nous-mêmes, nous sommes tout-puissants avec la grâce et par la grâce : Omnia
possum in eo qui me confortat (1). Défions-nous de nous-mêmes, mais
espérons tout de Dieu. Je sais que pour vous dégager de l'esclavage où le péché
vous tient asservis, que pour vous interdire ce commerce, que pour renoncer à
cet attachement, que pour étouffer cette inclination , que pour vaincre le
monde , il y a des efforts à faire et de grands efforts ; qu'il y a des combats
à livrer, et de rudes combats : mais prenez confiance, puisque Dieu vous répond
de sa grâce, dès que vous la demanderez de bonne foi, et qu'il vous assure que
sa grâce vous suffit : Sufficit tibi gratia mea (2). C'est dans notre
infirmité même qu'elle fait éclater toute sa vertu ; et votre retour à Dieu, un
retour prompt, un retour parfait, ne sera pas un plus grand miracle pour elle,
que le changement merveilleux de cette pécheresse de l'Evangile : Nam virtus
in infirmitate perficitur (3). Ce n'est pas assez ; et voici, mes chers
auditeurs, le point de morale par où je finis. Si Dieu par
sa miséricorde vous a tirés de l'abîme, et s'il vous a fait sentir l'impression
de sa grâce, imitez le zèle de cette Samaritaine. Elle n'était pas plus capable
que vous d'annoncer l'Evangile de l'Homme-Dieu ; elle n'avait point de
caractère particulier qui l'y obligeât plus que vous : pourquoi ne le
ferez-vous pas comme elle? En qualité de chrétiens, nous devons tous par un
engagement indispensable, chacun clans l'étendue de notre condition, participer
au ministère apostolique ; et il n'y a point de fidèle, de quelque profession
qu'il soit, qui ne doive au moins par ses œuvres, par ses exemples, par
l'édification de sa vie, par ses charitables conseils , prêcher Jésus-Christ.
Un père le doit prêcher à ses enfants, et se souvenir qu'il est leur premier
apôtre ; que c'est à lui, comme père, de leur inspirer la religion, de leur en
donner la première teinture, d'employer tous ses soins à la conserver dans
leurs âmes, et que sans cela il ne mérite pas le nom de père, beau. coup moins
celui de père chrétien. Un maître le doit prêcher à ses domestiques, persuadé
qu'il est pire qu'un infidèle s'il néglige un devoir si nécessaire, et que
c'est, comme le dit l'Apôtre en termes exprès, renoncer sa foi, que de laisser
dans sa maison des hommes qui ignorent la loi de Dieu et qui ne la pratiquent
pas : Deum negavit, et est infideli deterior (1). Mais les pécheurs
convertis sont ceux, entre tous les autres, qui doivent être plus touchés de
cet important devoir. Pourquoi ? parce qu'ils y sont obligés, et par titre de
reconnaissance, et par titre de justice , et par charité envers le prochain, et
par intérêt pour eux-mêmes : parce qu'ils ne peuvent autrement réparer le
scandale de leur vie passée, ni rendre à Dieu ce qu'ils lui doivent pour tribut
de leur conversion. Si donc parmi ceux qui m'écoutent, il y en avait quelqu'un
de ce caractère, c'est-à-dire autrefois libertin et dans le désordre, mais
maintenant changé par la grâce, et résolu à vivre en chrétien : Voilà, lui
dirais-je, mon cher Frère, le modèle que Dieu vous met aujourd'hui devant les
yeux : le zèle de la Samaritaine convertie. Ramenez comme elle à Jésus-Christ
autant de pécheurs que votre exemple est capable d'en attirer, mais surtout
ceux qui furent les complices de vos désordres, Dites-leur avec David, ce roi
pénitent : Venite, audite, et narrabo, omnes qui timetis Deum, quanta fecit
animae meœ (2). 0 vous qui craignez Dieu, ou plutôt qui par sa loi avez été
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instruits aie craindre, venez, écoutez, et je vous
raconterai ce que peut faire la miséricorde du Seigneur, et ce qu'elle fait !
il ne vous en faudra point d'autre preuve que mon exemple, et je vous dirai ce
que cette infinie miséricorde a fait pour moi. J'étais dans les mêmes
engagements que vous, dans les mêmes erreurs que vous, dans les mêmes excès que
vous ; mais la grâce de mon Dieu a rompu les liens qui m'attachaient, a dissipé
les nuages qui m'aveuglaient, a éteint les passions qui m'emportaient. Je prenais
aussi bien que vous pour folie tout ce que l'on me disait des vérités
éternelles ; mais la grâce de mon Dieu m'a détrompé, et m'a convaincu moi-même
de ma propre folie. Je croyais comme vous que ce changement était impossible,
que jamais je ne pourrais me résoudre à sortir de mes habitudes criminelles,
que jamais je ne pourrais soutenir une vie plus retirée et plus réglée, que ce
serait un état triste, ennuyeux, insupportable ; mais , par la grâce de mon Dieu,
toutes les difficultés se sont aplanies, j'ai triomphé de la nature et de
l'habitude, je me suis arraché au monde et à ses enchantements; au lieu du
trouble et de l'ennui que je craignais, j'ai trouvé le calme et la joie. Et que
ne puis-je vous ouvrir mon cœur ! que ne puis-je vous faire connaître et vous
faire sentir ce qu'il sent, depuis que le péché n'y domine plus, et qu'il
commence à jouir d'une sainte liberté ! Venite , audite, et narrabo quanta
fecit animœ meœ.
Ah ! Chrétiens, que ne peut pas
pour la gloire de Dieu une âme bien convertie, et de quelle efficace est son
témoignage en faveur de la vertu! La Samaritaine convertit seule presque tout
un pays ; et combien de pécheurs par leur pénitence gagneraient des villes
entières, et en réformeraient les abus? Inspirez-nous ce zèle , Seigneur, inspirez-le
à tous mes auditeurs. Répandez sur eux votre esprit, et que touchés de cet
esprit de douceur, soutenus de cet esprit de force, ils rentrent dans vos
voies, et y fassent rentrer par leurs exemples ceux qu'ils en ont retirés par
leurs scandales ; en sorte que nous puissions tous parvenir un jour à la même
gloire, où nous conduise, etc.