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SERMON POUR LE TROISIÈME DIMANCHE DE L'AVENT.
SUR  LA SÉVÉRITÉ ÉVANGÉLIQUE.

ANALYSE

 

Sujet. Je suis la voix de celui qui crie dans le désert : Rende: droite la voie du Seigneur.

Cette voie du Seigneur est la voie étroite du salut. Mais combien ignorent cette voie étroite, et ne savent pas en quoi consiste la sévérité évangélique ! Il est donc nécessaire de leur en donner une juste idée dans ce discours.

Division. Nul homme ne lit profession d'une vie plus austère que Jean-Baptiste ; nul homme ne fut plus sévère dans ses mœurs. Mais dans sa sévérité même, ce fut un homme désintéressé, un homme humble, et un homme charitable. Trois caractères opposés à la fausse sévérité des pharisiens. Car quel était le fond de cette sévérité pharisaïque ? un esprit d'intérêt, un orgueil secret, et une dureté impitoyable pour le prochain. Mais la vraie sévérité de l'Evangile consiste dans un plein désintéressement, 1e partie; dans une sincère humilité, 2e partie ; dans une charité patiente et compatissante, 3e partie.

Première partie. Désintéressement, premier caractère de la sévérité évangélique, selon cette parole de Jésus-Christ : Quiconque ne renonce pas d'esprit et de cœur à tout ce qu'il a ne peut être mon disciple. Car, pour développer ce point important, s'il faut mesurer la sévérité chrétienne par quelque règle, ce ne doit être, 1° ni parla difficulté des choses qu'on entreprend, 2° ni par l'éclat d'une vie extérieurement mortifiée, 3° ni par un certain zèle de réforme, 4° ni par un abandon même effectif de certains intérêts particuliers; mais par un désintéressement général, absolu, sincère.

1° Ce n'est point par la difficulté des choses qu'on entreprend : pourquoi? par la raison qu'en donne saint Chrysostome, savoir, que les choses mêmes les plus difficiles nous deviennent faciles et agréables dans la vue d'un intérêt humain ; et qu'il y aurait alors plus de peine à s'en abstenir, qu'à les faire. Par exemple, on ne dira pas que la vie laborieuse d'un avare, et la servitude d'un courtisan, doivent être comptées pour des exercices de l'abnégation chrétienne. Leur abnégation serait, au contraire, à l'un, de ne point tant se fatiguer pour contenter son avarice, et à l'autre, de ne point tant se captiver pour satisfaire son ambition. Car voilà ce qui leur coûterait.

2° Ce n'est point par une vie extérieurement mortifiée; en voici la preuve : c'est que dans cet extérieur de mortification, il peut encore y avoir un intérêt caché où la nature se trouve. Ainsi les pharisiens paraissaient mortifiés : pourquoi t pour se rendre maîtres des esprits, et pour parvenir à leurs fins. Si donc il arrivait que nous prissions les mêmes voies, et que tout cet éclat de mortification n'aboutit qu'à conduire une intrigue et à soutenir un parti, pourrait-on penser alors qu'il y eût là le moindre vestige de cette sévérité que nous a enseignée Jésus-Christ ?

3° Ce n'est point par un certain zèle de réforme et de. maintenir la discipline ; car ce zèle ne coûte rien dans les discours. Mais voulons-nous connaître si c'est l'effet delà vraie sévérité de l'Evangile, voyons si ce zèle nous rend moins intéressés, et s'il nous dégage de ces vues humaines qui infectent ce qu'il y a de plus sacré dans le culte de Dieu. Nous exagérons en paroles la sévérité du christianisme ; mais dans la pratique nous agissons comme le reste des hommes, souvent pis que le reste des hommes, parce qu'il y va de notre intérêt. Et en cela on ne manque pas d'adresse, pour avoir toujours la réputation d'homme sévère, et pour agir néanmoins comme les plus relâchés.

4° Ce n'est point même par l'abandon effectif de quelques intérêts particuliers : car il est aisé, dit saint Augustin, de renoncera un intérêt pour un autre intérêt. Il faut donc, si nous voulons être vraiment sévères selon l'esprit de l'Evangile, que notre désintéressement soit général, en sorte que nous ne cherchions que Dieu ; qu'il soit absolu, sans condition et sans réserve ; qu'il soit sincère, sans tout ce raffinement de la fausse sévérité. Tandis que ce désintéressement chrétien a régné dans le christianisme, le christianisme s'est maintenu dans toute sa pureté ; mais dès que l'esprit d'intérêt y est entré, nous avons commencé à dégénérer, et de là sont venus tant de désordres. Contentons-nous de Dieu ; Dieu nous suffira : il suffit bien pour tout ce qu'il y a de bienheureux dans le ciel ; il suffit bien pour lui-même.

 

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Deuxième partie. Humilité, second caractère de la sévérité angélique. Rien de plus parfait que cette sévérité ; mais rien aussi de plus exposé à la tentation de l'orgueil. Cependant, dit saint Bernard, être humble, et être sévère à soi-même, ce ne sont point deux choses distinguées dans les maximes de Jésus-Christ. C'est ce qui l'engagea à se déclarer si hautement contre les pharisiens. Peinture des pharisiens et de leur orgueil.

Or, si le Fils de Dieu n'a pu supporter ce faste dans les pharisiens, qui ne lui appartenaient en rien, comment, dit saint Grégoire, le supportera-t-il dans nous, qui sommes ses disciples? Cependant est-il un désordre plus commun? Où l'orgueil ne se glisse-t-il pas, puisqu'il s'insinue souvent jusque dans la haine de nous-mêmes, et dans les saintes rigueurs que nous exerçons sur nous-mêmes?

Ce n'est pas qu'en bien des rencontres nous ne fassions les humbles, mais d'une humilité, dit saint Jérôme, qui ne risque rien. Vous diriez qu'il suffit d'être sévère pour être plein de soi-même : on ne parle plus que de soi. Quoiqu'il y ait des conduites de grâces différentes, on n'estime plus que la sienne : on y voudrait réduire tous les autres ; et s'ils s'en écartent, on les croit perdus.

On veut pratiquer le christianisme dans toute sa sévérité; mais on veut en avoir l'honneur. On se retire du monde; mais on est bien aise que le monde le sache. On se mortifie en secret; mais on fait si bien que ce secret cesse bientôt d'être secret, et l'on a cent biais pour le rendre public, en sauvant même les dehors de la modestie.

De là vient qu'on aime en tout la singularité. S'il y a quelque chose de nouveau, c'est à quoi l'on donne : bien différents on cela de saint Augustin, qui, pensant à se convertir, n'évita rien plus soigneusement que de le faire avec bruit. C'est assez qu'on ait un certain zèle de discipline et de réforme pour vouloir juger de tout, dominer partout, parvenir à tout.

Or ce levain do l'orgueil, 1° corrompt tout le mérite de notre sévérité, puisque ce n'est plus Dieu qui en est le motif; 2° en détruit même le fonds et la substance. Car la sévérité chrétienne consiste à se faire violence : nulle violence quand on suit la nature; et n'est-ce pas la nature que l'on suit en suivant son orgueil? Voilà pourquoi, dit saint Chrysostome, nous avons beaucoup moins de peine à faire plus que nous ne devons, qu'à faire ce que nous devons, parce qu'à faire plus qu'on ne doit, il y a une certaine gloire qui flatte.

La vraie austérité du christianisme est donc d'être humble, et de chercher l'obscurité. La vraie austérité, surtout pour les âmes raines, est souvent de se tenir dans la voie commune, et d'y faire, sans être remarquées, tout le bien qu'on ferait dans une autre roule avec plus d'éclat. Mais ce n'est point, mon Dieu, aux sages du monde, ce n'est pas même aux sages dévots, à ces dévots superbes, que vous avez révélé ces vérités ; c'est aux petits et aux humbles : soyez-en béni.

Troisième partie. Charité, troisième caractère de la sévérité évangélique. Comment accorder l'une et l'autre, puisque la charité, selon saint Paul, couvre tout et supporte tout, et qu'au contraire la sévérité fait profession de n'excuser rien et de ne pardonner rien ? Pour comprendre ce mystère, il n'y a qu'à distinguer les objets. Car l'Evangile veut que nous soyons sévères ; mais pour qui? pour nous-mêmes, et non pour les autres. Or, la sévérité pour nous-mêmes et la charité pour les autres, ce sont deux devoirs qui, bien loin de se combattre, s'entretiennent mutuellement.

En effet, c'est en pratiquant la charité à l'égard des autres, qu'on pratique à l'égard de soi-même ce qu'il y a dans la sévérité chrétienne de plus difficile et de plus parfait. Car être charitable, c'est être patient, modéré, doux, discret, détaché de soi-même. Or, pour cela, quelles violences ne faut-il pas se faire en mille rencontres ?

Mais quel est le désordre ? C'est qu'au lieu d'exercer cette sévérité envers nous-mêmes, nous l'employons toute contre nos frères. Je veux que notre sévérité produise en nous quelque réforme : mais si au même temps elle nous rend factieux aux autres, aigres, impatients, critiques, médisants, vindicatifs, ce n'est plus qu'une fausse sévérité ; et l'on peut dire de nous ce que Jésus-Christ disait des pharisiens : que nous sommes de grands observateurs des petites choses, tandis que nous négligeons les plus importantes.

Car un des plus grands préceptes de la loi, c'est la charité ; et voilà à quoi manquaient les pharisiens, et sur quoi le Fils de Dieu leur faisait tant de reproches. Scrupuleux sur des points peu nécessaires, ils transgressaient librement les devoirs les plus indispensables. Peinture naturelle de la piété de notre siècle. Une femme communiera, se mortifiera, fera do longues prières; et du reste, troublera toute une maison par ses caprices, et déchirera le prochain par ses médisances. Piété d'enfant, dit saint Chrysostome, après l'Apôtre. Mais quoi! faut-il quitter toutes ces pratiques que la ferveur inspire? Non : mais retenons-les selon la règle que Jésus-Christ nous a prescrite : Faites d'abord celles-ci, c'est-à-dire les choses nécessaires, et n'omettez pas ensuite les autres.

 

Ego vox clamantis in deserto : Dirigite viam Domini.

Je suis la voix de celui qui crie dans le désert :   Rendez droite la voie du Seigneur. (Saint Jean, chap. I, 23.)

 

Sire,

 

Cette voie du Seigneur est sans doute, selon la pensée de tous les Pères de l'Eglise, et même dans le sens littéral, la voie étroite du saint, et Jean-Baptiste est le premier qui, comme précurseur de Jésus-Christ, fut envoyé au monde pour la faire connaître, pour la préparer dans les coeurs, pour l'aplanir sans l'élargir, mais surtout pour la rendre droite par les saintes règles qu'il nous a tracées, en nous exhortant  à y entrer et à la suivre : Dirigite viam Domini, rectas facite semitas ejus. Voie étroite, voie unique, qui puisse désormais nous conduire à la vie, je dis à la vie éternelle : Arcta via est quœ ducit ad vitam (1). Car depuis le péché, dit saint Jérôme, il n'y a plus d'autre voie pour aller à Dieu que la voie de la mortification.

Mais, par une suite funeste de l'état malheureux où le péché nous a réduits, combien ignorent cette voie et ne la savent pas discerner? combien d'entre ceux même qui la cherchent et qui croient l'avoir trouvée, s'y égarent néanmoins et s'y perdent? En effet, nous apprenons de l'Ecriture qu'il y a une voie dont les apparences sont trompeuses, que les hommes regardent comme une voie droite, mais dont les issues aboutissent à la mort : Est via quœ videtur homini recta, novissima autem ejus ducunt ad mortem (2). Il est donc aujourd'hui

 

1 Matth., VII, 14. — 2 Prov., XVI, 25.

 

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question, mes chers auditeurs, de vous préserver d'une illusion si dangereuse : il s'agit de vous donner une juste idée de la sévérité chrétienne, et c'est ce que j'entreprends dans ce discours. Ne prenons point d'autre modèle que Jean-Baptiste; et parce que c'est par l'opposition des ténèbres que la lumière paraît plus éclatante, opposons la vraie sévérité de saint Jean à cette fausse sévérité des pharisiens, que le Fils de Dieu, dans l'Evangile, a si souvent et si hautement réprouvée. Qui jamais fit profession d'une vie plus austère que le divin précurseur? qui jamais fut plus sévère dans ses mœurs? Mais dans sa sévérité même, remarquez ceci, ce fut un homme désintéressé, ce fut un homme humble, et ce fut un homme charitable. Désintéressement le plus parfait : il ne tient qu'à lui d'être reconnu dans toute la Judée pour le Messie ; des prêtres, des lévites, députés de la Synagogue, sont prêts à le saluer en cette qualité : mais sans se laisser prendre à l'éclat d'une dignité si auguste et si éminente, il proteste, non-seulement qu'il n'est pas le Messie, mais qu'il n'est pas même prophète : Elias es tu ? Non sum. Propheta es tu? Non sum (1) . Humilité la plus héroïque; bien loin d'accepter l'offre qu'on lui fait il confesse qu'il n'est pas digne de rendre à ce Messie que l'on cherche les plus vils services, ni de dénouer les cordons de ses souliers : Cujus non sum dignus ut solvam corrigiam calceamenti ejus (2). Enfin, charité la plus pure et la plus solide : s'il a de la dureté, c'est pour lui-même ; et du reste, il emploie toute l'ardeur de son zèle à instruire les peuples, à toucher et à gagner les cœurs pour les gagner à Jésus-Christ : Ego vox clamantis : Dirigite viam Domini.

Voilà ce que j'appelle une sévérité vraiment évangélique; voilà ce qui manquait aux pharisiens, et qui manque encore à tant d'autres qui, selon le reproche de saint Jérôme, ont hérité, par une malheureuse succession, de tous les vices de ces prétendus dévots : Vœ vobis, ad quos pharisœorum vitia transierunt ! Ils se piquaient d'une piété sévère; mais quel en était le fond? Un esprit d'intérêt : Malheur à vous, leur disait le Sauveur du monde, qui faites de longues prières et qui cherchez à vous enrichir du patrimoine des veuves ! Un orgueil secret : Malheur à vous, poursuivait le Fils de Dieu, qui voulez partout dominer et tenir les premiers rangs ! Une dureté impitoyable pour le prochain : Malheur à vous, qui chargez vos frères de fardeaux pesants, dont ils sont accablés et qu'ils ne peuvent porter ! De là, mes

 

1 Joan., I, 21. — 2 Luc, XIII, 16.

 

chers auditeurs, tirons trois règles pour bien juger de la sévérité chrétienne, et concluons qu'elle doit surtout consister dans un plein désintéressement : c'est la première partie ; dans une sincère humilité : c'est la seconde; et dans une charité patiente et compatissante ; c'est la troisième. On dira que cette matière ne convient pas à la cour, et moi je dis que c'est spécialement à la cour qu'elle convient. Car à la cour, comme partout ailleurs, on ne peut se sauver que par la voie étroite : et n'est-ce pas à la cour, plus que partout ailleurs, qu'on a, dans cette voie étroite, à se défendre de l'intérêt, de l'orgueil, des aversions, des animosités, des envies, de tout ce qui peut envenimer un cœur et l'endurcir ? Je n'y persuaderai pas, mais au moins j'instruirai. La sévérité que j'y prêche n'y sera pas pratiquée, mais au moins elle y sera connue : et n'y eût-il que quelques âmes fidèles qui dussent profiter de cette instruction, ce sera assez pour moi. Dieu aura la gloire d'avoir trouvé jusque dans la cour, ou, plutôt, d'y avoir formé de parfaits adorateurs. Demandons, etc. Ave, Maria.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

C'est par le retranchement de l'intérêt, ou plutôt de la cupidité qui s'attache à la poursuite de l'intérêt, que doit commencer cette circoncision du cœur dont parle si souvent l'Apôtre, et sans laquelle il est impossible d'entrer dans cette voie étroite de l'Evangile, qui conduit à la vie, et qui est le principe du salut: Omnis ex vobis qui non renuntiat omnibus quoi possidet, non potest meus esse discipulus (1) : Quiconque ne renonce pas d'esprit et de cœur à tout ce qu'il a, beaucoup plus à tout ce qu'il n'a pas et qu'il ne peut avoir sans injustice ou sans forcer l'ordre de Dieu, est incapable d'être mon disciple. Voilà le premier axiome delà morale de Jésus-Christ, qui, pour n'être que le plus bas degré de la perfection évangélique, ne laisse pas d'abord d'élever l'homme au-dessus de tout ce qui n'est point Dieu, et qui fait déjà réellement et solidement en lui ce que la philosophie païenne n'a jamais pu faire qu'en apparence dans ses plus parfaits et ses plus zélés sectateurs. D'où je conclus qu'un chrétien, quelque idée de sainteté qu'il se propose, n'aura jamais cet esprit de sévérité, propre de la loi de grâce, qu'autant qu'il aura cet esprit de désintéressement par où notre divin Maître a voulu que ses disciples fussent distingués. Car pour vous en développer le mystère,

 

1 Luc, XIV, 33.

 

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prenez garde, s'il vous plaît, aux propositions que j'avance, et qui vont vous désabuser d'autant d'erreurs dont je craindrais avec sujet que vous ne fussiez prévenus. S'il faut mesurer la sévérité chrétienne par quelque règle, à parler exactement, ce ne doit point être, ni parla difficulté des choses que l'on entreprend ou que l'on est prêt à souffrir, ni par l'éclat d'une vie extérieurement austère et mortifiée, ni par un certain zèle de réforme dont on se pique dans les discours et dans les conversations du monde, ni par un abandon même effectif de quelques intérêts particuliers dont on consent à se dépouiller : pourquoi ? parce que tout cela précisément considéré, bien loin d'être ce que Jésus-Christ a prétendu, en nous obligeant à être sévères envers nous-mêmes, peut subsister, et subsiste en effet tous les jours avec les plus honteux relâchements du christianisme. Quelle est donc la marque sûre et infaillible de la sévérité que nous professons dans notre religion ? je le répète , un désintéressement général, absolu, sincère : trois qualités aussi rares dans le monde qu'elles sont estimables, et par où nous devons juger si nous sommes en effet devant Dieu ce que peut-être nous nous flattons bien injustement d'être devant les hommes. Ceci mérite toute l'attention de vos esprits; ne perdez rien d'une si importante matière.

Non, Chrétiens, ce n'est point par la règle, ni de la difficulté des choses, ni du courage à les entreprendre ou à les souffrir, qu'il faut discerner la vraie sévérité d'avec la fausse. Et la preuve en est évidente : parce que, comme raisonne fort bien saint Chrysostome, les choses même les plus fâcheuses, et celles dont la nature a le plus d'horreur, nous deviennent supportables, et même faciles et agréables, dans la vue d'un intérêt humain ; et quand nous agissons par le motif de cet intérêt, bien loin que nous nous fassions violence en nous abstenant, en nous surmontant, en nous captivant, on peut dire, et il est vrai, que nous nous la ferions tout entière en ne nous abstenant pas, en ne nous surmontant pas, et en ne nous captivant pas.

Ce que nous prenons alors sur nous , nous nous l'accordons à nous-mêmes. Nous mortifions une passion, mais c'est pour suivre le mouvement et l'attrait d'une autre. Il nous en coûte, mais d'une manière qui ne choque point notre amour-propre, puisqu'au contraire c'est notre amour-propre qui nous fait porter lui-même la pesanteur du joug, et qui cherche en cela à se satisfaire. Or, ce qui satisfait en nous l'amour-propre ne peut pas être l'objet de la sévérité évangélique.

En effet, on ne dira pas que la vie pénible et laborieuse d'un avare qui s'épuise pour amasser, soit une vie austère selon l'Evangile, ni que la servitude d'un courtisan qui, pour établir sa fortune, essuie tout et dévore tout, lui doive être comptée pour un exercice de cette abnégation qui fait le souverain mérite des Justes. Au contraire, plus l'un et l'autre est déterminé, dans cette vue , à prendre sur soi-même, plus il est censé amateur de soi-même, et plus il est éloigné de cette sainte haine que le Fils de Dieu veut que nous ayons de nous-mêmes : pourquoi? parce que l'intérêt qui le domine, et dont il s'est rendu esclave, n'est rien autre chose qu'un amour déréglé de soi-même qui le fait souffrir. Sa véritable abnégation (je parle de l'homme mondain) serait donc plutôt de ne pas souffrir de la sorte , et de renoncer à cet intérêt pour lequel il renonce à tout le reste. Car voilà ce qui lui coûterait; mais c'est justement ce qu'il ne gagne jamais sur lui, parce que, selon la pensée de saint Ambroise, s'il se resserre , ce n'est point dans cette voie étroite et salutaire que Jésus-Christ nous a enseignée, mais, par un aveuglement bien déplorable, dans le chemin large et spacieux qui mène à la perdition.

Je dis plus, et je vous prie d'écouter ceci. Une vie exacte et extérieurement mortifiée n'est point toute seule un témoignage convaincant de la sévérité que nous cherchons, et qui est celle que l'Evangile nous recommande. En voici la raison, c'est que dans cet extérieur de mortification et de régularité, il peut encore y avoir un intérêt caché où la nature se trouve. Quel intérêt, me direz-vous? un intérêt, Chrétiens , d'autant plus difficile à vaincre , et plus dangereux, qu'il est plus déguisé et plus raffiné, c'est-à-dire un intérêt où la piété se mêle , et qui est revêtu de ce qu'il y a de plus spécieux et de plus éclatant dans la religion.

Car si la piété est utile à tout, comme disait saint Paul, quoiqu'il l'ait dit dans un sens bien différent de celui-ci, beaucoup plus la piété qui se pique d'exactitude et d'austérité. Or, telle est surtout celle de certains esprits dont saint Augustin nous a si bien donné l'idée; qui se font, dit-il, un intérêt d'être sévères, et dont il semble que la politique soit d'être regardés dans le monde et tenus pour tels : et moi je soutiens que du moment qu'ils se font un intérêt de l'être, dès là ils cessent de l'être, et qu'il est impossible qu'ils le soient, parce qu'il

 

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n'y a point de contradiction plus positive dans la morale chrétienne que celle qui se rencontre entre ces deux termes, la recherche de l'intérêt, et la sévérité.

Un exemple plausible, et d'autant plus touchant pour nous, que Jésus-Christ, notre souverain maître, à force de nous le mettre devant les yeux, l'a consacré, pour ainsi dire, à notre instruction, c'est celui des pharisiens. Qu'y avait-il de plus régulier en apparence, et de plus détaché par profession de toutes les douceurs de la vie que les pharisiens parmi les Juifs? C'était l'esprit de leur secte. Cependant le Sauveur du monde ne put jamais les supporter ; et la remarque de saint Jérôme est bien étonnante, que cet Homme-Dieu, qui était d'un côté la sagesse même, et de l'autre la douceur et la bonté même, fit toujours paraître plus d'indignation et un zèle plus amer contre cette prétendue sévérité pharisaïque, que contre les désordres les plus énormes des publicains et des femmes prostituées de Jérusalem.

Que manquait-il aux pharisiens pour être sévères? Ah! mes Frères, répond saint Bernard, que ne leur manquait-il pas? Ils avaient l'ombre de la sévérité, mais ils n'en avaient pas le corps, bien loin qu'ils en eussent l'esprit : pourquoi? parce qu'ils n'en affectaient les pratiques que pour s'en attirer les profits et les émoluments; c'est-à-dire parce que c'étaient des hommes mercenaires qui ne s'attachaient à la rigueur des observances de la loi que pour se maintenir dans la possession d'un misérable intérêt qui les aveuglait, et dont ils étaient jaloux; que pour parvenir à leurs fins; que pour contenter leur cupidité; que pour se rendre maîtres des esprits; que pour exercer un empire plus absolu, non-seulement sur les personnes, mais, comme Jésus-Christ leur reprochait, sur les revenus et les biens, et en particulier sur les biens de certaines veuves qui, préoccupées de l'opinion de leur sainteté, s'épuisaient pour fournir à leur entretien : Vœ vobis, quia comeditis domos viduarum (1) ! Car tout cela, ce sont les points marqués par les évangélistes, sur quoi le Fils de Dieu avait coutume de s'étendre pour confondre ces sages du judaïsme, ne les épargnant jamais, et jugeant qu'il était nécessaire de découvrir l'abus de leur conduite, parce qu'il ne concevait rien de plus opposé à la pureté de ses maximes, que cet intérêt couvert du voile de la sévérité.

Si donc, Chrétiens, pour nous appliquer

 

1 Matth., XXIII, 14.

 

cette divine morale, il arrivait, malheureusement pour nous, que nous prissions les mêmes voies, et qu'au milieu du christianisme dont nous professons la créance et le culte, nous fussions pharisiens d'action et de mœurs (ce n'est point une supposition chimérique; et saint Paul, qui prévoyait les malheurs dont l'Eglise était menacée, avertissait son disciple Timothée qu'il viendrait un temps où ce trafic de piété régnerait, même entre les fidèles, et qu'il y en aurait parmi eux dont la corruption de l'esprit et du cœur irait jusqu'à s'imaginer que la religion leur doit être un moyen pour réussir dans le monde : Hominum mente corruptorum, existimantium quœstum esse pietatem (1); il l'a prédit, Chrétiens, et Dieu veuille que notre siècle ne soit point un de ceux qu'il a désignés par ces paroles! c'est à vous et à moi de nous préserver d'un tel désordre); s'il arrivait, dis-je, qu'abusant d'une chose aussi sainte qu'est la sévérité évangélique, le scandale qu'a déploré saint Paul vînt à se vérifier en nous ; que n'ayant rien peut-être d'ailleurs par où nous pousser dans le monde et y faire quelque figure, nous entreprissions d'en venir à bout par les apparences d'une vie plus réformée ; que par là l'on cherchât à s'établir, par là l'on se fit des amis, par là l'on se ménageât des patrons, par là, ou plutôt en cela, l'on eût des desseins, des espérances, des vues qui se produiraient dans leur temps, en sorte que tout cet éclat de piété, et de piété sévère, n'aboutit qu'à conduire une intrigue, qu'à soutenir une entreprise, qu'à engager celui-ci, qu'à gagner celle-là, en un mot, qu'à entretenir cette société, ce commerce indigne qui a été un sujet d'horreur pour l'Apôtre : Existimantium quœstum esse pietatem; pourrait-on dire alors qu'il y eût là le moindre vestige de cette sévérité chrétienne, qui doit non-seulement nous rendre parfaits, mais parfaits comme notre Père céleste? Ah ! mes chers auditeurs, ce serait bien renverser les idées des choses, et prendre plaisir à nous séduire nous-mêmes, que d'en juger ainsi. Non, non, si nous en sommes réduits là, Jésus-Christ ne nous reconnaît point pour ses disciples. Celte sévérité intéressée est un des plus pernicieux relâchements où nous puissions tomber, et tout le fruit que nous en devons attendre, c'est qu'après nous en être servis pour faire quelque temps une figure odieuse ou ridicule devant les hommes, elle serve, un jour, à faire notre confusion et notre honte devant Dieu.

Mais on a du zèle pour maintenir la discipline,

 

1 1 Tim., VI, 5.

 

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et l'on ne craint pas de le faire hautement valoir, et de l'opposer à la licence et aux dérèglements du siècle. Autre erreur, dit saint Augustin : car ce zèle de la discipline, si louable d'ailleurs, et si nécessaire, ne coule rien dans les entretiens, dans les cercles, dans les livres, dans les chaires même et dans les discours publics ; le bornant là, on n'en est point incommodé; au contraire, on s'en fait honneur, et l'abus en vient jusques à ce point, que le libertinage même s'accoutume à tenir ce langage, parce que c'est le langage à la mode, et qu'on a trouvé le secret de faire impunément toutes choses, pourvu qu'on parle sévèrement.

N'a-t-on pas vu des hypocrites se soutenir par cet artifice, et imposer au genre humain ? et n'entend-on pas tous les jours des gens perdus de conscience et chargés de crimes, s'exprimer éloquemment sur le chapitre de la réforme et sur la censure des mœurs? L'imposture est si commune, qu'on commence à ne s'y plus tromper. Mais, sans entrer dans cette politique des sages du monde, je dis des sages libertins, voulons-nous connaître, Chrétiens, si ce zèle de réforme, si vif en apparence, et si ardent, est dans nous un véritable effet de la sévérité de l'Evangile ? examinons-le par nous-mêmes et par notre propre conduite. En parlant comme nous parlons, c'est-à-dire en nous piquant dans les conversations d'autoriser les maximes les plus sévères, en sommes-nous pour cela moins intéressés? en sommes-nous moins âpres à poursuivre ce que nous prétendons nous être dû? en sommes-nous de meilleure foi pour nous faire une justice rigoureuse sur ce que nous devons aux autres ? en sommes-nous plus disposés à nous relâcher de nos droits sur mille sujets où la charité, où la paix, où le devoir, où l'honneur même l'exige? mais surtout en sommes-nous plus dégagés de ces vues humaines qui infectent tout ce qu'il y a de plus sacré dans le culte de Dieu ?

Car voilà, s'il m'est permis d'user de ce terme, la pierre de touche ; mais c'est à quoi le faux zèle ne veut pas être éprouvé. Nous exagérons en paroles la sainteté du christianisme, et ce n'est point précisément ce que je condamne ; mais au même temps que dans nos paroles et dans nos décisions nous sommes si rigoureux, avons-nous, dans la pratique, une affaire à traiter, un différend à terminer, un argent à placer, une restitution à faire, un bénéfice, comme l'on parle, à sauver ou à négocier ? et puisque le nom de bénéfice m'a échappé, avons-nous à combattre les justes remords que doit donner la pluralité, l'incompatibilité, la non-résidence, la translation, l'emploi, ou, pour mieux dire, la profanation des revenus? c'est justement alors que nous nous comportons comme tout le reste des hommes, et bien souvent pis que les autres hommes. Pourquoi ? parce qu'il s'agit de notre intérêt. Ces théologiens faciles et commodes, que nous ne pouvions auparavant souffrir, ne nous paraissent plus si odieux. Etudiant de plus près leurs opinions, nous y découvrons du bon sens, et, après les avoir cent fois condamnés pour les autres, nous les estimons enfin raisonnables pour nous-mêmes ; car n'est-ce pas ainsi que l'amour-propre est ingénieux à nous prévenir et à nous corrompre ?

Je sais, Chrétiens, que nous ne manquons pas d'adresse pour paraître en cela même consciencieux, et qu'après nous être une fois déclarés pour le parti sévère du christianisme, s'il nous survient dans le monde une occasion importante que nous n'avions pas prévue, et où cette sévérité se trouve par malheur opposée à notre intérêt, une occasion où le monde nous attendait, pour voir de quelle manière nous en userions, et où il est déterminé à ne nous faire nulle grâce ; je sais, dis-je, que là-dessus nous savons bien nous ménager, et ne pas risquer notre réputation ; que pour cela nous ne nous rendons pas tout à coup au sentiment qui nous favorise ; que nous sommes même les premiers à prononcer contre nous; qu'il faut bien des remontrances de nos amis et de nos proches, pour nous faire modérer cette rigueur, et qu'il n'y a point de consultation dont nous n'ayons soin de nous prémunir. Mais quand je m'aperçois enfin que tout ce mystère se termine à faire avec beaucoup de cérémonie ce que font, sans tant de difficultés et tant de façons, les plus relâchés, et ce que ne ferait peut-être pas un chrétien qui vit selon le train commun du monde, quoique moins zélé en spéculation pour les mœurs et pour la discipline, en vérité je ne puis pas, mes chers auditeurs, que je ne déplore notre misère et notre faiblesse.

La sévérité du christianisme, dans ces rencontres, était de ne point prendre tant de mesures, de ne point consulter tant d'auteurs, de ne point écouter tant d'avis, de tenir ferme dans son principe, et d'en demeurer à ce que l'on avait jugé, selon Dieu, le plus sur et le plus exact ; de faire sincèrement ce que l'on aurait exigé des autres, et de renoncer à cet intérêt, qui ne s'accorde pas en effet avec les

 

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règles de la religion. Mais où sont aujourd'hui les exemples de cette sévérité? Cependant c'est parla qu'il la faut mesurer : car quand je vois un chrétien me parler de la voie étroite de l'Evangile, et en revenir toujours à son intérêt, fit-il des miracles, je ne croirais pas en lui : prononçât-il des oracles, je n'en serais pas touché : qu'il me paraisse désintéressé, et il me persuadera.

Enfin, j'ai dit que l'abandon même effectif de quelques intérêts particuliers ne suffit pas : pourquoi ? c'est la réflexion de saint Augustin ; parce qu'il est aisé de renoncer à un intérêt pour un autre intérêt, comme il était aisé à ce philosophe de fouler aux pieds le faste de Platon par un autre faste encore plus grand et moins supportable. Il faut donc, si nous voulons entrer dans cette voie que Jésus-Christ nous a tracée, et qui est celle des élus, que notre désintéressement soit général, qu'il soit absolu, qu'il soit sincère. Général : tellement que, dans la profession que nous faisons de nous attacher à Dieu, nous n'envisagions et nous ne cherchions que Dieu ; et ne mérite-t-il [tas bien d'être cherché de la sorte ? Absolu, sans condition, sans réserve, sans restriction ; car c'est ici que cette maxime : Tout ou rien, doit avoir lieu plus que partout ailleurs, et que le moindre ménagement de ce qui s'appelle intérêt propre ternit le lustre et anéantit le mérite delà plus apparente piété. Sincère, sans tout ce raffinement qui nous fait quelquefois fuir l'intérêt pour y mieux parvenir; qui nous le fait abandonner pour le mieux conserver ; qui, pour en éviter le reproche, lors même que nous le recherchons avec plus d'empressement, nous en fait témoigner un mépris feint et simulé : car l'intérêt, dit saint Augustin, parle toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé : mais trompons-nous Dieu? et avec toute notre prudence, trompons-nous même les hommes?

Voilà, Chrétiens, le premier caractère de la sévérité évangélique; voilà par où l'on arrive à la perfection. Tandis qu'elle a été suivie dans le christianisme, je veux dire tandis que l'intérêt, ou plutôt l'esprit d'intérêt en a été banni, le christianisme s'est maintenu dans sa pureté : du moment que nous l'avons quitté, l'esprit de notre religion s'est altéré, et nous avons commencé à dégénérer.

C'est sur cela que nous ne pouvons assez regretter les heureux siècles de la primitive Eglise, et c'est sur quoi il faudrait souhaiter de les voir renaître.  Les fidèles alors ne possédaient rien en propre, mais dès qu'on a voulu distinguer le mien et le tien, dès qu'on a entendu ces froides paroles, selon l'expression de saint Jean Chrysostome, mais qui, dans leur froideur même, excitent tant de chaleur dans les esprits, toute la sainteté chrétienne s'est démentie, et l'on est tombé dans une entière corruption de, mœurs. En cherchant le sien, on a appris à trouver celui d'autrui ; et en trouvant celui d'autrui, on en a fait le sien : de là sont venues tant de divisions, de chicanes, de fourberies, de concussions, d'oppressions, d'usurpations ; de là tant d'abus qui se sont glissés jusque dans le sanctuaire, en sorte qu'on peut bien présentement nous reprocher ce que reprochait Tertullien aux païens, quand il leur disait qu'ils faisaient servir la majesté de leurs dieux à leurs intérêts : Apud vos majestas quœstuaria efficitur ; de là les simonies palliées et déguisées, les permutations, plus sordides encore que la simonie même; les gratifications ou les récompenses, les tributs et les pensions sur des bénéfices, sans les avoir jamais possédés; les dissipations du patrimoine de Jésus-Christ en meubles, en trains, en équipages ; l'envie de dominer dans l'Eglise, Rengageant à la servir pour y commander : désordres qui l'ont décriée , qui l'ont rendue odieuse aux hérétiques, qui lui ont attiré de leur part de si atroces invectives.

Ah ! mes Frères , réveillons aujourd'hui notre zèle ; prenons des sentiments plus épurés et moins terrestres ; ne débitons point tant de belles maximes, mais venons-en aux effets; commençons par dégager notre cœur, par le détacher : par là nous glorifierons Dieu, nous édifierons l'Eglise, nous fermerons la bouche à ses ennemis ; et j'ose dire même que nous n'y perdrons rien. Caria piété, dit l'Apôtre, est une grande richesse, si nous savons nous en contenter : Est quœstus magnus pietas cum sufficentia (1). Dès que nous ne nous en contentons pas ; dès que nous voulons quelque chose au delà, et que, par une espèce de sacrilège, nous mêlons des intérêts profanes et humains avec des intérêts tout spirituels et tout célestes, Dieu réprouve ce mélange , et les hommes le méprisent. N'ayons en vue que Dieu, ne cherchons que Dieu ; Dieu nous suffira : Cum sufficientia. Et pourquoi ne nous suffirait-il pas? Il suffit pour tout ce qu'il y a de bienheureux dans le ciel ; il suffit pour lui-même. Avons-nous un cœur plus vaste que tant de Saints on que Dieu même? Qu'y a-t-il, Seigneur, dans

 

1 I Timoth., VI, 6.

 

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toute l'enceinte de ce grand univers, que je puisse désirer hors de vous; et si vous êtes à moi, que nie faut-il davantage? Ainsi parlait David. Dieu lui tenait lieu de tout. Il est vrai qu'il se proposait la récompense, qu'il la demandait, qu'il la recherchait : mais cette récompense, qu'était-ce autre chose que Dieu même ? Sévérité chrétienne , sévérité non-seulement désintéressée, mais encore sévérité humble : c'est la seconde partie.

 

DEUXIÈME  PARTIE.

 

C'est dans les plus beaux fruits, dit saint Augustin, que les vers se forment, et c'est aux plus excellentes vertus que l'orgueil a coutume de s'attacher. Car ce qu'est au fruit le ver qui le corrompt, l'orgueil l'est aux vertus, et surtout aux vertus chrétiennes, qu'il infecte. Il n'est rien selon Dieu de plus parfait que cette sévérité évangélique dont je vous parle, quand elle est bien prise et saintement pratiquée. On peut dire, et il est vrai, que c'est le fruit le plus exquis et le plus divin que le christianisme ait produit dans le monde : mais aussi faut-il confesser que c'est le plus exposé à cette corruption de l'amour-propre, à cette tentation délicate de la propre estime, qui fait qu'après s'être préservé de tout le reste, on a tant de peine à se préserver de soi-même.

Oui, Chrétiens, avouons-le à notre confusion, il est rare, dans le désordre du siècle où nous vivons, de trouver des hommes ennemis du relâchement, et sévères pour eux-mêmes, comme la religion nous oblige à l'être. Mais ce fui doit encore bien plus nous confondre, c'est que peut-être n'est-il pas moins rare dans le siècle où nous sommes, et jusque parmi ceux qui sont les plus sévères pour eux-mêmes, de trouver des hommes à couvert de l'orgueil et humbles d'esprit et de cœur. Cependant, mes Frères, disait saint Bernard parlant à ses religieux, être humble et être sévère à soi-même, ce ne sont point deux choses distinguées dans les maximes de Jésus-Christ; et si nous voulons nous en rapporter à notre expérience, nous connaîtrons que c'est dans la  pratique d'une sincère humilité que consiste la véritable et l'essentielle austérité.  Que serait-ce donc si, par un déplorable aveuglement, nous venions à séparer l'un de l'autre? Que serait-ce donc si, cherchant ce port du salut où le Sauveur nous a appelés quand il nous a dit : Intrate per angustam portam (1),  nous allions heurter contre un écueil aussi dangereux que

 

1 Matth., VII, 13.

 

celui d'une flatteuse vanité et d'une orgueilleuse présomption? C'est à moi, Chrétiens , à vous le découvrir cet écueil, et c'est à vous à le craindre et à l'éviter. Mais malheur à vous et à moi, si nous négligeons de reconnaître une si trompeuse illusion, et si nous n'apportons pas tout le soin qu'il faut pour ne nous y laisser jamais surprendre !

Or, je l'ai dit ; et comme mon dessein me rappelle nécessairement aux pharisiens, je suis encore obligé de le redire : ne nous étonnons pas si le Fils de Dieu , n'étant venu au monde que pour être le réformateur du monde, et pour lever (qu'il me soit permis de parler ainsi) l'étendard de la vie austère, il commença d'abord par une guerre ouverte contre ces prétendus dévots les plus sévères, et, dans l'opinion commune, les plus réformés du judaïsme. Pour agir conséquemment à son adorable mission, et conformément à l'Evangile qu'il nous annonçait, il dut les traiter de la sorte. A travers le voile de cette apparente sévérité, il les reconnut pour des esprits superbes , et dès lors il les envisagea comme les usurpateurs de la gloire de son Père. Voilà pourquoi il les entreprit.

C'étaient des hommes d'un  extérieur édifiant, et qui se glorifiaient par-dessus tout d'observer littéralement et inviolablement la loi ; mais qui, du reste, remplis d'une haute estime d'eux-mêmes, et préoccupés de leur mérite, s'attribuaient tout le bien qui  paraissait en eux; qui se regardaient et se faisaient un secret plaisir d'être regardés comme les Justes , comme les parfaits, comme les irrépréhensibles : Qui in se confidebant,  tanquam Justi (1) ;  qui de là prétendaient avoir droit de mépriser tout le genre humain, ne trouvant que chez eux la sainteté et la perfection, et n'en pouvant goûter d'autre : Et aspernabantur cœteros (2) ; qui dans cette vue ne rougissaient point, non-seulement de l'insolente distinction , mais de   l'extravagante singularité dont ils se flattaient, jusqu'à rendre des actions de grâces à Dieu de ce qu'ils n'étaient pas comme le reste des hommes : Gratias tibi ago quia non sum sicut cœteri hominum (3) ; qui, dans les exercices même d'humilité, dans les œuvres  de   pénitence ,  cherchaient une vaine gloire; jeûnant, dit le texte sacré, afin de paraître jeûner, et défigurant leurs visages pour s'attirer la confiance et la vénération des peuples : Exterminant facies suas, ut appareant jejunantes (4) ; qui, sous ce prétexte de vie

 

1 Luc., XVIII, 9.—2 Ibid. —3 Ibid., 11. — 4 Mattb., VI, 16.

 

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régulière et de morale étroite, satisfaisaient leur ambition, se faisant appeler maîtres, et le voulant être partout : Et vocari ab hominibus rabbi (1); qui, sans autre titre que celui-là, je veux dire, d'une régularité plus exemplaire, se croyaient suffisamment autorisés à prendre partout les premiers rangs et à s'emparer des places d'honneur : Amant autem primos recubitus in cœnis, et primas cathedras in sinagogis (2). Car ce sont là les traits sous lesquels Jésus-Christ même les a dépeints ; en sorte qu'il ne nous a rien laissé dans l'Evangile, ni de plus vif ni de plus fini que ce tableau, où il voulait que chacun de nous s'étudiât et apprît à se connaître. Or tout cela, reprend saint Augustin, était contradictoirement opposé à la sévérité évangélique, telle que le Sauveur du monde l'avait conçue, et telle qu'il s'était proposé de l'établir sur la terre; et c'est aussi le sujet pourquoi il témoigna tant de zèle contre la sévérité fastueuse de ces faux docteurs de la Synagogue.

Mais s'il n'a pu supporter ce faste dans les pharisiens, comment le supportera-t-il dans nous ? c'est la belle réflexion de saint Grégoire, pape. Si le Fils de Dieu a hautement;condamné cette sévérité corrompue et empoisonnée par l'orgueil dans des hommes qui ne lui appartenaient en rien, et qui ne furent jamais élevés dans les principes de sa loi, que lui paraîtra-t-elle dans des chrétiens qui sont, comme parle Zenon de Vérone, les disciples de son humilité et qui, par un engagement indispensable, en doivent être les sectateurs ? C'est toutefois, mes Frères, l'autre désordre dont nous avons à nous garantir , et sur quoi l'on nous ordonne de veiller avec une attention particulière : Attendite ne justitiam vestram faciatis coram hominibus ut videamini ab eis (3) : Prenez bien garde à ne pas faire vos bonnes œuvres devant les hommes, pour en être loués et approuvés.

Car ne nous imaginons pas que cette sévérité d'ostentation, tant de fois censurée par Jésus-Christ, soit un fantôme que la loi de grâce ait entièrement dissipé. Il subsiste encore, et Dieu veuille qu'après avoir été le vice des pharisiens, par une malheureuse succession, il ne soit pas devenu le nôtre ! telle est en effet notre misère. Comme nous ne sommes dans le fond de notre être que vanité et que néant, tout, jusqu'à nos vertus, se ressent de ce néant et tient de cette vanité; et comme l'orgueil, si j'ose le dire, est la partie la plus subtile de l'amour de nous-mêmes, si profondément enraciné dans nos âmes, par une triste fatalité, il s'insinue, non-seulement dans

 

1 Matth., XXIII, 7. — 2 Ibid., 6. — Ibid., VI, 1.

 

les choses où nous aurions lieu en quoique manière de nous rechercher, mais jusque dans la haine de nous-mêmes, jusque dans le renoncement à nous-mêmes, jusque dans les saintes rigueurs que Dieu nous inspire d'exercer sur nous-mêmes. A peine nous sommes-nous mis sur un certain pied de vie réformée, que ce démon de l'orgueil commence à nous attaquer. Dès là si nous ne sommes en garde contre nous, nous nous oublions : il semble que nous ne soyons plus de cette basse région du monde, il semble que nous soyons singulièrement les élus de Dieu, toujours contents de nous-mêmes, et toujours prêts à nous exalter, sous prétexte d'exalter Dieu dans nous.

Ce n'est pas qu'en bien des rencontres nous ne fassions les humbles, mais d'une humilité, dit saint Jérôme, qui ne risque rien, d'une humilité qui cherche à être honorée et qui est sûre de l'être, d'une humilité qui sert d'amorce à la louange, et dont l'orgueil même se pare. On se reconnaît, on se confesse pécheurs en général ; mais en particulier, on ne veut jamais convenir qu'on ait manqué. Vous diriez qu'il suffit d'être sévère pour être plein de soi-même, attaché à son sentiment et idolâtre de ses pensées. De là, sans même l'apercevoir, on ne parle plus que de soi; on ne voit plus de bien qu'en soi; on mesure tout par soi : quoique Dieu ail des conduites de grâce toutes différentes, on n'estime plus que la sienne, et, par une petitesse d'esprit présomptueuse, on voudrait tout réduire à la sienne. Et parce qu'on n'y trouve pas tout le monde disposé, on a pitié de tout le monde ; je ne dis pas une pitié charitable et compatissante, mais une pitié dédaigneuse et méprisante. Tout ce qui n'est pas selon notre goût paraît réprouvé.  On croit tous les autres perdus ; à l'exemple de cet homme dont parle saint Bernard, qui par je ne sais quel enchantement avait infatué le monde de ses erreurs, en persuadant aux ignorants et aux simples qu'après même le bienfait de la rédemption il n'y avait presque de salut pour personne, et que toutes les richesses de la miséricorde divine étaient uniquement réservées pour ceux qui croyaient en lui et qui s'attachaient à lui, c'est-à-dire, ajoute saint Bernard , pour ceux qui se laissaient tromper par lui : Qui nescio qua arte (ces paroles sont dignes de remarque), nescio qua arte, persuaserat populo stulto et insipienti, etiam post Christi effusum sangumem, totum mundum perditum iri, et ad solos quos decipiebat, totas miserationum Dei divitias et universitatis gratiam pervenisse. Combien de fois,

 

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dans la suite des temps, cette illusion s'est-elle renouvelée ?

On veut pratiquer le christianisme dans sa sévérité, mais on en veut avoir l'honneur. On se retire du monde, mais on est bien aise que le monde le sache ; et s'il ne le devait pas savoir, je doute qu'on eût le courage et la force de s'en retirer. On renonce à certains divertissements que la religion condamne, mais on se soutient par la gloire d'y avoir renoncé. On quitte le luxe des habits, mais on a pour soi-même autant ou plus de complaisance que les plus mondains. On ne se soucie plus de sa beauté, mais on est entêté de son esprit et de son propre jugement. On se retranche, on s'abstient, on se mortifie en secret; mais on fait si bien que ce secret cesse bientôt d'être secret, et l'on a cent biais pour le rendre public, en sauvant même les dehors et les apparences de la modestie.

De là vient que, dans toutes ces choses et en mille autres, on aime la singularité : pourquoi? parce que la singularité a cela de propre, qu'elle excite l'admiration, qui est le charme de la vanité. Toute la perfection de l'Evangile, selon les voies simples et communes, n'a rien qui touche. S'il y a quelque chose de nouveau, c'est à quoi l'on donne , et où Ton trouve sa dévotion; et, au lieu que saint Augustin, pensant à se convertir, n'évita rien plus soigneusement que de le faire avec bruit, de peur, disait-il lui-même, qu'il ne semblât avoir voulu paraître grand jusque dans sa pénitence : Ne conversa in factum meum intuentium ora dicerent, quod quasi appetiissem magnus videri; nous, par un principe tout contraire, mais par un esprit bien éloigné de la sagesse de ce pénitent, nous recherchons, jusque dans la pénitence, un vain éclat dont nous nous laissons éblouir.

C'est assez que nous ayons un certain zèle de discipline et de réforme, pour nous attribuer le pouvoir de juger de tout, pour usurper mu: supériorité que ni Dieu ni les hommes ne nous ont donnée, et pour faire la loi peut-être à ceux dont nous devons la recevoir. Car un laïque s'érigera en censeur des prêtres, un séculier en réformateur des religieux, une femme en directrice, et que sais-je de qui? tout cela, paire que, sous couleur de piété, on ne s'aperçoit pas qu'on veut dominer. Cette présomption même, ainsi que je l'ai déjà remarqué, par une conséquence naturelle, dégénère souvent et se tourne en ambition. Il semble qu'être sévère dans ses maximes soit un degré pour s'agrandir, et que cette qualité seule, bien ménagée, doive tenir lieu de tout autre mérite. Comme les pharisiens s'en servaient pour obtenir les premières chaires dans les synagogues, on s'en sert pour s'introduire dans les premières dignités de l'Eglise. Car ne dirait-on pas toujours que Jésus-Christ avait entrepris de nous marquer, dans ces sages du judaïsme, tous les dérèglements et tous les abus à quoi nous devions être sujets; et n'est-il pas étonnant que ce qu'il leur reprochait alors soit justement, et à la lettre, ce qui se voit encore aujourd'hui dans le monde chrétien?

Or, je soutiens que ce levain et cette enflure de l'orgueil, non-seulement corrompt le mérite de la sévérité chrétienne, mais qu'il en détruit même la substance. Qu'il en corrompe le mérite, vous n'en doutez pas; car quel peut être devant Dieu le mérite d'un homme superbe? avec quel front osera-t-il dire avec saint Paul : Reposita est mihi corona justitiœ (1) ? J'attends de mon Dieu la couronne de justice qui m'est réservée. Quel droit le Sauveur du monde n'aura-t-il pas de lui répondre, comme dans l'Evangile ; Recepisti mercedem tuam (2)? Vous vous promettez une récompense et vous ne faites pas réflexion que vous l'avez déjà reçue, ou plutôt que vous vous l’êtes déjà donnée? vous vouliez vous satisfaire, vous complaire en vous-même, et de quelles secrètes complaisances n'avez-vous pas été rempli? combien avez-vous été satisfait de votre personne ? vous voilà donc récompensé, et je ne vous dois plus rien que le châtiment de votre vanité et de votre orgueil. Mais c'est en votre nom, Seigneur, que je me suis engagé dans des voies dures et pénibles. En mon nom? dites au vôtre. Votre nom, par les soins que vous en avez pris, ou que Ton en a pris pour vous, en a été dans le monde plus vanté et plus honoré; mais pour le mien, bien loin d'être glorifié, il en a souffert.

Par conséquent, Chrétiens auditeurs, nul mérite dans cette sévérité, et j'ajoute même nulle vraie sévérité alors, puisque l'orgueil en détruit tout le fond et toute la substance. J'en donne la raison. C'est que la vraie sévérité, la sévérité chrétienne, doit consister à se faire violence, et à contredire la nature et l’amour-propre. Or, tout ce qui flatte notre orgueil flatte la nature; et au lieu de la combattre, on la suit, on la contente, on la repaît de ce qu'elle goûte avec plus de douceur et plus de plaisir. Et en effet, il n'y a point de vie, pour laborieuse

 

1 2 Timoth., IV, 8. —2 Matth., VI, 2.

 

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et pour gênante qu'elle puisse être, que nous ne trouvions douce naturellement,, quand nous savons qu'elle nous distingue dans le monde, qu'elle fait parler de nous dans le monde, qu'elle nous y fait considérer et respecter. Il ne faut plus de grâce pour nous faire agir, la nature seule nous donne des forces.

C'est pour cela, dit saint Chrysostome (et cette pensée m'a toujours paru bien solide et bien judicieuse), c'est pour cela que nous avons beaucoup moins de peine à faire plus que nous ne devons, qu'à faire ce que nous devons ; et qu'une des erreurs les plus communes parmi les personnes mêmes qui cherchent Dieu , est de laisser le précepte et ce qui est d'obligation, pour s'attacher au conseil et à ce qui est de subrogation : pourquoi? parce qu'à faire plus qu'on ne doit, il y a une certaine gloire que l'on ambitionne, et qui rend tout aisé : au lieu qu'à faire ce que l'on doit, il n'y a point d'autre louange à espérer, que celle des serviteurs inutiles : Servi inutiles sumus, quod debuimus facere, fecimus (1).

Quelle est donc, encore une fois, la véritable austérité du christianisme? Ah ! mes chers auditeurs, -concevons-le bien, et ne l'oublions jamais. La vraie austérité du christianisme, c'est d'être humble, c'est d'être petit à ses yeux, c'est d'être vide de soi-même; c'est de ne point faire tant de retours sur soi-même; c'est d'être mort, sinon au sentiment, du moins au désir et à la passion de l'honneur; c'est de recevoir de bonne grâce, et quand Dieu le veut, l'humiliation et le mépris. La vraie austérité du christianisme, c'est d'aimer à être abaissé, à vivre dans l'oubli, dans l'obscurité, et de pratiquer solidement et de bonne foi cette courte, mais cette importante leçon de saint Bernard : Ama nesciri ; car voilà ce qui est insupportable à la nature : On ne pensera plus à moi, on ne parlera plus de moi ; je n'aurai plus que Dieu pour témoin de ma conduite, elles hommes ne sauront plus, ni qui je suis, ni ce que je fais. Et parce que l'humilité même se trouve exposée en certains genres de vie dont toute la perfection, quoique sainte d'ailleurs, a un air de distinction et de singularité, la vraie austérité du christianisme, surtout pour les âmes vaines, est souvent de se tenir dans la voie commune, et d'y faire, sans être remarqué, tout le bien qu'on ferait dans une autre route avec plus d'éclat. Dans cette voie commune, on ne pensera plus à vous : tant mieux, c'est ce que vous devez chercher.

 

1 Luc, XVII, 10.

 

Dans cette voie commune, on ne vous admirera plus ; vous n'aurez plus d'approbateurs gagés pour faire valoir vos moindres actions : eh bien ! c'est ce qui mettra vos bonnes œuvres plus en assurance. Dans cette voie commune, vous ne serez pas de la société des parfaits, votre nom sera comme enseveli : à la bonne heure ; c'est l'état où l'Apôtre veut que vous soyez, quand il vous dit que, comme chrétien, vous avez dû mourir à tout, et que votre vie doit être cachée avec Jésus-Christ en Dieu : Mortui estis, et vita vestra abscondita est cum Christo in Deo (1) Cela vous paraîtra rude, et cela l'est en effet; mais c'est par là même, et en cela même que vous trouverez cette voie étroite qui conduit à la sainteté propre de la religion que vous avez embrassée.

Ah ! Seigneur, imprimez-nous bien avant ces vérités dans l'esprit. Je vous rends grâce, ô Dieu de mon âme, de ce que vous ne les avez point fait connaître aux sages et aux prudents : Confiteor tibi, Pater, quia abscondisti hœc a sapientibus et prudentibus (2). Je ne dis pas seulement aux sages mondains, aux politiques du siècle, mais aux sages dévots, à ces dévots superbes qui se sont évanouis dans leurs pensées : Sed revelasti ea parvulis (3) : Et je vous bénis au même temps de les avoir révélées aux petits, qui ne se produisent point tant dans le monde, et qu'on n'y produit point tant; dont on n'exalte point tant le mérite, mais dont les noms, inconnus sur la terre, sont écrits dans le ciel; dont les voies sont d'autant plus droites et plus sûres, qu'elles sont plus simples. Oui, mon Dieu, soyez-en béni : Ita, Pater, quoniam sic fuit placitum ante te (4). Finissons; sévérité chrétienne, sévérité désintéressée, sévérité humble, enfin sévérité charitable : c'est la troisième partie.

 

TROISIÈME   PARTIE.

 

A considérer les choses dans l'apparence, il n'est rien de plus opposé, ce semble, que la sévérité chrétienne et la charité. Car la charité, selon saint Paul, est douce, indulgente, condescendante (5); elle couvre tout, elle excuse tout, elle supporte tout : et au contraire la sévérité fait profession de n'excuser rien, de ne supporter rien, de n'avoir ni complaisance ni indulgence, d'être inflexible dans ses sentiments, et rigide dans sa conduite : qualités qui se détruisent, à ce qu'il paraît, les unes les autres. Cependant, Chrétiens, le  Fils de

 

1 Coloss., III, 3.— 2 Matth., XI, 25.— 3 Ibid.— 4 Ibid.,26. — 5 1 Cor., XIII, 7.

 

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Dieu a supposé que l'on pourrait parfaitement les allier ensemble ; et de la manière qu'il a conçu son Evangile, à peine dirait-on pour laquelle de ces deux vertus il a témoigné plus de zèle, ne les ayant jamais séparées, n'ayant point voulu de l'une sans l'autre, mais ayant fait également de l'une et de l'autre le caractère de sa loi. Comment cela, et quel moyen de les accorder? Rien de plus aisé, mes cbers auditeurs, pour peu que nous soyons versés dans la morale de Jésus-Christ. Car distinguons bien les objets ; et par la différence des objets, nous reconnaîtrons que ce qui paraît en ceci contradictoire, est justement ce qui fait toute l'harmonie et toute la perfection de la loi de grâce.

En effet, dit saint Augustin, et voici le dénouement de la question : le Sauveur du monde n'a jamais prétendu, dans l'Evangile, que nous eussions pour les autres de la sévérité, mais seulement pour nous-mêmes; et son intention n'a point été que nous eussions pour nous-mêmes cette charité dont il s'agit, c'est-à-dire cette douceur et cette bénignité, mais seulement pour les autres. Or la charité pour les autres, et la sévérité pour soi-même, ce sont deux devoirs qui se concilient d'eux-mêmes, et qui, bien loin de se combattre, s'entretiennent mutuellement, puisqu'il est certain que la seule obligation d'être charitables envers nos frères nous met dans une absolue nécessité d'être sévères envers nous-mêmes, et que l'expérience nous apprend tous les jours que l'occasion la plus fréquente et le sujet le plus ordinaire que nous ayons d'exercer cette sévérité envers nous-mêmes, est la charité que nous devons au prochain.

Je ne parle pas, au reste, de ceux que Dieu a établis pour gouverner les autres et pour leur commander, beaucoup moins de ceux à qui Dieu confie la conduite des âmes, tels que sont les pasteurs, les confesseurs, les directeurs. Ce n'est point à moi, et je m'en suis déjà déclaré dans un autre discours, ce n'est point à moi qu'il appartient de leur donner des règles; ce serait plutôt à moi de les prendre d'eux. De savoir s'ils doivent être sévères ou indulgents ; si, dans les fonctions de leur ministère, la sévérité doit prédominer par-dessus la charité , ou si la charité doit l'emporter sur la sévérité ; si la sévérité sans charité peut être utile, ou si la charité sans sévérité peut être efficace : ce sont des points qui ne regardent pas ceux qui m'écoutent, et que je n'entreprends pas de décider. Mais je parle de chrétien à chrétien , de particulier à particulier, et je dis ce qu'il serait si important pour vous et pour moi de nous dire tous les jours de notre vie, que la charité due au prochain est la matière la plus abondante, et au même temps la plus nécessaire, de cette sévérité dont Dieu veut que nous usions envers nous-mêmes : pourquoi? en pouvons-nous douter, après les excellentes idées que saint Paul nous donne de la charité chrétienne, et surtout après tant d'épreuves de ce qu'il nous en coûte presque à chaque moment dans le commerce du monde, pour la pratiquer?

Quand ce grand apôtre nous dit que la charité doit supporter les faiblesses et les imperfections du prochain , qu'elle doit obliger et servir le prochain, qu'elle doit soulager les misères du prochain ; quand il ajoute qu'elle ne s'aigrit point, qu'elle ne se pique point, qu'elle ne rend point le mal pour le mal, qu'elle est patiente dans les injures, qu'elle fait du bien à ceux qui l'outragent, qu'il n'y a rien qu'elle ne soit disposée à souffrir; dans cette description si belle et si vive, que nous prêche-t-il, sinon la sévérité envers nous-mêmes?

Sévérité véritable : car, pour accomplir tout cela, que ne faut-il pas prendre sur soi-même? combien de victoires ne faut-il pas remporter sur son naturel, sur son humeur, sur ses passions? entrons dans le détail. Pour avoir cette charité patiente, que ne faut-il pas endurer? à combien de bizarreries et de caprices de la part de ceux avec qui l'on vit, à combien de manières importunes, fâcheuses, choquantes, ne faut-il pas s'accommoder? quelles aversions et quelles antipathies naturelles ne faut-il pas surmonter? Pour avoir cette charité discrète et sage , en combien de choses ne faut-il pas se contraindre? par exemple, en combien de rencontres ne faut-il pas, par charité, se taire quand on voudrait parler, acquiescer quand on serait tenté de résister, excuser quand on aurait envie de contrôler, aimer mieux paraître dans l'entretien moins agréable et moins spirituel, que d'offenser et de railler? Pour avoir cette charité détachée d'elle-même, que ne doit-on pas sacrifier? de combien de prétentions justes ne faut-il pas se relâcher? en combien de sujets et de conjonctures où il serait aisé de l'emporter, ne faut-il pas, pour le bien de la paix, plier et céder? Pour avoir celle charité douce , quels mouvements de colère ne faut-il pas réprimer? quels sentiments de vengeance ne faut-il pas étouffer? quels mauvais offices et quelles injures ne faut-il pas oublier? Dites-moi, mes chers auditeurs, qu'est-ce que

 

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la sévérité évangélique, si ce ne l'est pas là ? Donnez-moi un homme qui s'aime lui-même, et qui ne sache pas se gêner et se mortifier : comment s'acquittera-t-il de ces devoirs, et de mille autres à quoi nous oblige la charité du prochain? comment aimera-t-il le prochain à ces conditions? comment s'incommodera-t-il pour l'assister dans ses besoins ? comment s'humiliera-t-il pour l'adoucir dans ses emportements? comment consentira-t-il à lui pardonner une injure? comment se soumettra-t-il à le prévenir, pour ménager une réconciliation ? Il est donc vrai que la charité dont nous sommes redevables à nos frères , bien loin d'être contraire à la sévérité chrétienne, en est une des parties les plus essentielles et comme le fondement.

Mais qu'arrive-t-il? Appliquez-vous à cette dernière pensée : au lieu de raisonner et d'agir suivant ce principe, nous confondons tout l'ordre des choses, et, par un renversement que l'amour-propre ne manque guère à faire dans notre cœur, si nous n'avons soin de nous en garantir, au lieu d'exercer contre nous-mêmes cette sévérité, contre nous-mêmes, dis-je, qui, de droit naturel et divin, en sommes les premiers ou les seuls objets, nous l'employons contre nos frères, qui ne sont pas néanmoins de son ressort. Car, à quoi se réduit communément cette prétendue sévérité dont nous nous flattons? Je veux, Chrétiens, qu'elle ne laisse pas de produire en nous quelque réforme; je veux qu'elle nous retranche certains plaisirs et certains divertissements du siècle corrompu; je veux même qu'elle nous fasse paraître plus occupés de Dieu et de notre sanctification ; mais si, avec tout cela , elle nous rend fâcheux, importuns, critiques, censeurs des actions d'autrui, et insupportables dans la société ; si, malgré tout cela, elle nous fait perdre cette complaisance charitable, cette déférence que nous devons avoir pour les autres , et sans laquelle il est impossible de conserver la paix, surtout entre des proches et dans une famille ; si, en conséquence de ce que nous sommes réguliers, nous croyons avoir un droit acquis de ne rien approuver, de ne rien tolérer, de ne rien passer ; si cette sévérité s'attache à observer jusques à une paille dans l'œil de notre prochain, et à l'étendre, à la grossir jusqu'à la faire paraître comme une poutre; si elle nous inspire je ne sais quelle aigreur dans les avis mêmes de charité que nous donnons, ou si, sous prétexte de charité, elle nous met sur le pied d'en donner sans mesure, et toujours par bizarrerie et par caprice; si elle nous autorise dans une liberté de médire d'autant plus dangereuse qu'elle paraît mieux intentionnée, et qu'elle prend l'apparence du zèle; si, par maxime de régularité, nous disons plus de mal de notre frère que les plus médisants du siècle n'en diraient, ou par imprudence ou par malice; si cet esprit de sévérité sert à fomenter nos ressentiments, à exciter nos vengeances, à nous rendre incapables de retour, jusque-là que, parce que nous sommes pieux et dévots, ou que nous en avons la réputation, on craigne plus mille fois de nous blesser que d'offenser un homme du monde qui n'aspire point à une si haute sainteté ; mais par-dessus tout, si l'aversion même, et une aversion d'état, si l'aliénation du cœur et un esprit de contradiction est le principe secret qui nous engage à nous déclarer sévères ; car, encore une fois, cela peut arriver; et puisque je monte dans la chaire de Jésus-Christ pour corriger les désordres des chrétiens, je ne les dois pas déguiser; si, dis-je, notre sévérité dégénère dans ces abus, ce n'est plus qu'une sévérité fausse, et l'on peut bien nous reprocher, comme aux pharisiens, que nous sommes de grands observateurs de petites choses, tandis que nous négligeons les plus importantes.

Car un des plus grands préceptes, c'est celui de la charité, et voilà, hypocrites pharisiens, leur disait le Sauveur du monde, à quoi vous manquez : toute votre piété se réduit à de légères observances et à de menues pratiques de religion ; à payer les dîmes, dont il n'est pas même parlé dans la loi, et que l'on n'exige pas de vous : Decimatis mentham et anethum (1) ; mais cependant vous oubliez les points les plus essentiels, la justice et la miséricorde : Reliquistis quœ graviora sunt legis, misericordiam et judicium. La loi vous ordonne d'être équitables dans vos jugements, et tous les jours vous portez contre le prochain les plus injustes arrêts, en le décriant, en le déchirant, en le condamnant; la loi vous ordonne de secourir vos frères, et tous les jours vous leur suscitez de nouveaux ennemis; vous formez contre eux de nouvelles intrigues; au lieu de les aider, vous travaillez à les perdre : c'est ainsi que vous vous aveuglez; c'est ainsi que vous craignez d'avaler un moucheron, et que vous dévorez des chameaux.

Tel fut en effet le vice des pharisiens : exactitude scrupuleuse à l'égard de certaines traditions, de certaines cérémonies peu nécessaires,

 

1 Matth., XXIII, 23.

 

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mais en quoi ils faisaient consister la sévérité de leur morale ; et du reste, transgression libre et entière des devoirs les plus indispensables. S'agissait-il du jour du sabbat? ils l'observaient avec une telle rigueur, ou plutôt avec une telle superstition, que, pour ne le pas violer, comme l'a remarqué Josèphe, ils aimèrent mieux, durant le siège de Jérusalem, livrer leur ville au pouvoir des Romains, exposer leurs biens, leur liberté, leur vie, que de réparer une brèche ; mais à ce même jour du sabbat, ils ne se faisaient point de peines des perfidies les plus noires et des plus lâches trahisons. S'agissait-il d'entrer dans la salle de Pilate; ils se tenaient dehors, ils s'en éloignaient, de peur, dit l'Evangéliste, d'être souillés en y entrant; mais au même temps ils conspiraient contre Jésus-Christ, ils le calomniaient, ils poursuivaient sa mort. Voilà, reprend saint Augustin, des gens d'une conscience bien délicate : ils regardent comme une espèce d'impureté de paraître dans le prétoire d'un juge païen, et ils ne se font pas un crime de verser le sang d'un innocent : Alienigenœ judicis prœtorio contaminari metuebant, et fratris innocentis sanguinem fundere non timebant. Or, n'est-ce pas là une peinture naturelle de la piété de notre siècle? Une personne fera cent communions, qui n'aura pas la moindre complaisance pour un mari, pour des enfants, pour des parents, pour des domestiques ; elle mortifiera son corps, et elle ne remportera pas une seule victoire sur son cœur ; elle fera souffrir toute une famille par ses caprices et ses chagrins; on la verra au pied d'un autel réciter de longues prières, et dans une conversation on l'entendra tenir les discours les plus médisants. Qu'est-ce que cela ? une piété de pharisien, ou, si vous voulez que je parle avec l'Apôtre, une piété d'enfant. Ah ! mes Frères, écrivait-il aux Corinthiens, je vous conjure de ne vous point comporter dans les choses de Dieu comme des enfants : Fratres, nolite pueri effici sensibus (1). Sur quoi saint Chrysostome fait une comparaison bien propre à mon sujet. Voyez, dit ce Père, un enfant : qu'on le dépouille de ses biens, qu'on lui enlève son héritage, qu'il voie sa maison en feu, il n'en est point touché ; mais qu'on lui ôte une bagatelle qui l'amuse, il s'afflige, il pleure, il est inconsolable : c'est ce qui nous arrive tous les jours. A-t-on manqué aux règles les plus sacrées de la charité, à peine y faisons-nous quelque attention; mais a-t-on omis un exercice de notre choix, et qu'on s'est volontairement prescrit, on court au tribunal de la pénitence s'en accuser, et l'on en gémit devant Dieu. Mais quoi ! faut-il donc les quitter, toutes ces pratiques? faut-il prendre une voie plus large, et nous relâcher de notre sévérité ? A cela je réponds comme le Sauveur du monde; il ne disait pas aux pharisiens : Laissez ces petites observances, mais, attachez-vous d'abord aux plus nécessaires; il faut, avant toutes choses, accomplir celles-ci, et ne pas abandonner ensuite les autres : Hœc oportuit facere, et illa non omittere (2). Oui, Chrétiens, soyons exacts et réguliers, soyons sévères dans nos mœurs; non-seulement j'y consens, mais je vous y exhorte, et je ne puis trop fortement vous y exhorter. Cependant, selon la belle leçon que nous fait ce grand maître de la vie spirituelle, François de Sales, ne nous arrêtons pas à garder quelques dehors, tandis que l'ennemi s'empare du corps de la place; que notre sévérité soit solide; et elle le sera, si c'est une sévérité désintéressée, si c'est une sévérité humble, si c'est une sévérité charitable : par là nous parviendrons à la perfection de l'Evangile, et à la gloire que je vous souhaite, etc.

 

1 I Cor., XIV, 20; Matth., XXIII, 23. — 2 Matth., XXIII, 23.

 

 

 

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