SERMON POUR LE VENDREDI DE LA CINQUIÈME SEMAINE.
SUR LE JUGEMENT TÉMÉRAIRE.
ANALYSE.
Sujet.
Les princes des prêtres et les pharisiens tinrent un conseil contre Jésus.
Qui
ne croirait que ces dévots de la Synagogue et ces sages du judaïsme, assemblés,
vont former un jugement équitable ? Mais tout sages qu'ils sont, ils se
laissent aveugler; et ces dévots, prévenus contre le Fils de Dieu, prononcent
la sentence la plus injuste, et trahissent la cause de l'innocent. C'est ainsi
que nous nous laissons tous les jours surprendre, et que nous jugeons
faussement et témérairement du prochain. Jugements téméraires, dont je veux
vous représenter le crime, et vous faire craindre les funestes conséquences.
Division. Trois choses, dit saint Thomas, sont nécessaires pour
bien juger : l'autorité, la connaissance et l'intégrité. De là je conclus que
nos jugements au désavantage du prochain sont communément téméraires, et par
défaut d'autorité, et par défaut de connaissance, et par défaut d'intégrité.
Défaut d'autorité, parce Dieu ne nous a donné sur le prochain nulle juridiction
: première partie. Défaut de connaissance, parce que nous ne pouvons pénétrer
dans le cœur du prochain ni le bien connaître : deuxième partie. Défaut
d'intégrité, parce que ce sont nos passions qui nous préoccupent, et que notre
intérêt propre est le plus ordinaire motif de nos jugements : troisième partie.
Première
partie. Jugements téméraires par
défaut d'autorité, parce que nous n'avons sur le prochain nulle juridiction. Il
n'y a que Dieu qui, essentiellement et par lui-même, ait une légitime autorité
pour juger les hommes. Jésus-Christ même, en qualité d'homme, n'aurait pas le
pouvoir de juger le monde, comme il le jugera, si ce pouvoir ne lui avait été
donné de son Père. Et c'est en ce sens, et par rapport à cet Homme-Dieu, qu'il
faut entendre ces paroles du Prophète royal : Deus, judicium tuum regi da,
et justitium tuam filio regis. Juger donc le prochain, c'est attenter sur
les droits de Dieu, et faire de noire chef ce que Jésus-Christ ne fera que
comme délégué de son Père céleste.
Qui
êtes-vous, disait le grand Apôtre, pour juger et pour condamner le serviteur
d'autrui? S'il tombe ou s'il demeure ferme, ce n'est point à vous d'en
connaître, mais à celui dont il dépend, et qui, comme maître, est son juge : Domino
suo stat aut cadit. Explication de ce passage selon saint Chrysostome.
C'est pour cela même que dans
les divisions qui naissaient entre les chrétiens, l'Apôtre, en leur défendant
de juger, leur en apportait celle raison : Omnes enim stabimus ante tribunal
Christi; c'est qu'il y a un tribunal où nous devons tous comparaître, qui
est le tribunal de Jésus-Christ.
Vous
me direz que le Sauveur du monde nous a promis, dans la personne de ses
apôtres, de nous faire asseoir avec lui sur le tribunal de sa justice, pour
juger non-seulement les hommes, mais, selon le témoignage de saint Paul, les
anges mêmes. Il est vrai, répond saint Augustin, nous serons assis avec
Jésus-Christ pour juger; mais ne prévenons donc pas ce souverain Juge, et
attendons le temps où il nous communiquera son pouvoir pour l'exercer. Or,
prenez garde, reprend le même Père : tant que Jésus-Christ a demeuré sur la
terre, quelque souveraineté qu'il eût, il ne l'a point employée à juger les
pécheurs; mais il les a excusés, il les a supportés, il les a défendus.
Sommes-nous maintenant plus autorisés que lui, et avons-nous une juridiction
plus étendue que la sienne? Contenons-nous donc dans les bornes qu'il a voulu
lui-même se prescrire. Quand le temps sera venu, dit Dieu, alors je jugerai : Cum
accepero tempus, ego justitias judicabo ; pour nous faire entendre qu'à son
égard même, il y a un temps de juger et un temps de pardonner : mais nous
voulons juger en tout temps.
Désordre
spécialement condamnable, lorsque nous nous attaquons aux puissances mêmes : Nolite
tangere christos meos, et in
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prophetis meis nolite
malignari. Désordre essentiellement
opposé à cette subordination, dont Dieu est l'auteur, et par conséquent le
conservateur et le vengeur. Désordre qui ruine et qui anéantit l'obéissance des
inférieurs.
Et
ne me dites point qu'en condamnant les actions de ceux que Dieu a constitués en
dignité, vous ne laissez pas d'honorer leur ministère. Car Dieu, en nous
défendant de les juger, Diis non detrahes, n'a point fait, cette précision,
parce qu'il prévoyait que le mépris de la personne serait toujours suivi du
mépris de la dignité. Constantin, quoique empereur, ne voulut point, par maxime
de religion, juger les évêques, mais aujourd'hui des hommes sans nom jugent
hardiment les évêques et les empereurs. Licence que Dieu saura bien réprimer
par de justes châtiments, comme il punit celle de Marie, sœur de Moïse. Les
supérieurs et les maîtres ont leurs défauts, il est vrai ; mais malgré leurs
défauts, saint Pierre nous ordonne de les respecter : Non tantum bonis et
modestis, sed etiam dyscolis. J'avoue que Dieu, pour les contenir dans le
devoir, permet cette injuste liberté qu'on se donne de les censurer : c'est un
bien pour eux ; mais malheur à celui par qui ce bien arrive! Concluons donc
avec le Fils de Dieu : Ne jugez point, et vous ne serez point jugés.
Deuxième
partie. Jugements téméraires par
défaut de connaissance. Car, 1° on juge sur de simples apparences; 2° on jupe
des intentions par les actions; 3° on juge sur le rapport d'autrui; 4° on prend
de vains soupçons pour des démonstrations et des convictions. Tout cela, autant
de sources des faux jugements que nous formons les uns contre les autres.
1°
On juge sur de simples apparences, et rien de plus trompeur que les apparences.
Combien voyons-nous de gens dans la vie qui, par divers principes, ne sont rien
de ce qu'ils paraissent, et ne paraissent rien de ce qu'ils sont? Jugez de ces
personnes selon l'apparence : autant d'idées que vous vous en faites, ce sont
autant d'injustices. Dieu juge les hommes, dit saint Augustin; mais pour les
juger, que fait-il? il pénètre jusque dans le fond de leurs cœurs. Jugeons
comme lui; ou plutôt, puisque nous ne pouvons avoir dans cette vie les mêmes
connaissances que lui, ne jugeons point.
2°
On juge des intentions par les actions. Mais la même action ne peut-elle pas
être faite par cent motifs différents, et ces différents motifs n'en
doivent-ils pas fonder autant de jugements tout opposés? Quand Madeleine
répandit des parfums sur les pieds du Sauveur du monde, ce fut par un mouvement
de piété, et les apôtres l'accusèrent de prodigalité. Nous voyons les mêmes
actions en substance louées et condamnées par le Saint-Esprit, selon la
diversité des intentions. Pourquoi, vous qui me jugez, de deux intentions que
je puis avoir, l'une bonne, l'autre mauvaise, m'imputerez-vous la mauvaise à
l'exclusion de la bonne?
3°
On juge sur le rapport d'autrui; mais instruisons-nous encore là-dessus par
l'exemple de Dieu même. Comment jugea-t-il Sodome et Gomorrhe? Leur péché, dit
il, crie vengeance au ciel, et j'apprends qu'ils ont mis le comble à leur
iniquité. Mais je ne m'en tiendrai pas là; j'irai moi-même, et je verrai comme
témoin si tout ce qu'on en rapporte est vrai: Descendam et videbo. Est-ce
ainsi que nous en usons? Précaution surtout nécessaire aux grands et aux
princes. Ils veulent tout savoir, et combien de fois arrive-t-il qu'on leur
représente les choses sous de noires images qui les défigurent?
4°
On prend de vains soupçons et des conjectures pour des évidences et des
démonstrations. Vous n'avez pu, dites-vous, ne pas voir ce qui était visible :
non; mais si vous n'aviez pas tant aimé à le voir, vous auriez découvert
l'illusion; et ce que vous croyiez avoir vu, vous l'auriez vu tout autrement.
Tant de fois peut-être on a jugé de vous sur ce qu'on a cru voir, et sur ce que
vous prétendez qu'on n'a jamais vu ! Disons donc avec saint Augustin : Domine,
noverim me, noverim te : Que je vous connaisse, ô mon Dieu! et que je me
connaisse! Si je vous connais, je saurai qu'il n'y a que vous à qui le fond des
cœurs soit ouvert, et je n'aurai garde d'y vouloir entrer : et si je me
connais, je comprendrai que mon propre cœur est un abîme où je trouve assez à
creuser, sans entreprendre de pénétrer dans les sentiments des autres.
Troisième
partie. Jugements téméraires par
défaut d'intégrité. David, selon la remarque de saint Ambroise, n'a presque
jamais parlé des jugements, soit de Dieu à l'égard des hommes, soit des hommes
mêmes les uns à l'égard des autres, sans y ajouter la justice comme une
condition essentielle et inséparable : Fecit judicium et justitiam. Mais
cette condition ne se trouve guère dans les jugements que nous formons contre
le prochain, parce que nous jugeons par prévention, par aversion, par chagrin,
par intérêt, et par mille autres motifs qui corrompent la raison la plus saine
et la plus droite.
Arrêtons-nous
à l'intérêt, qui les comprend tous. Tel fut le principe de tous les faux
jugements des pharisiens contre le Fils de Dieu. Son crédit leur donnait de
l'ombrage ; ce fut assez pour le ruiner dans leur estime. Il faisait des
miracles ; mais, malgré ses miracles, ils le traitaient de pécheur. Nous le
savons, disaient-ils, et nous n'en pouvons douter : Nos scimus quia hic homo
peccator est.
Pourquoi le savaient-ils ? parce qu'ils voulaient et qu'il était de leur intérêt que cela fût. Idée bien naturelle des
jugements du monde.
Qu'un
homme soit dans nos intérêts, dès là nous nous persuadons qu'il vaut beaucoup.
Mais qu'il soit notre ennemi, ses vertus même les plus éclatantes, prendront
dans notre imagination la teinture et la couleur des vices, surtout, si c'est
l'envie qui nous empoisonne le cœur. Nous jugeons équitablement de tout ce qui
est au-dessus ou au-dessous de nous; mais de ceux que la concurrence nous
suscite pour adversaires, nous en jugeons, si je l'ose dire, d'une manière à
faire pitié.
Aussi,
quelque probité qu'ait un juge, quelque irréprochable que paraisse un témoin,
on n'a nul égard ni au jugement de l'un, ni au témoignage de l'autre, dès qu'on
y découvre quelque intérêt. Il faudrait donc, pour bien juger du prochain, être
défait de tonte préoccupation. Mais qui peut communément se promettre d'être
disposé de la sorte? et n'est-il pas plus sûr de s'en tenir! cette loi de
l'Evangile : Nolite judicare : Ne jugez point? Par là, mou Dieu, je
mériterai que vous usiez de miséricorde envers moi ; par là je me préserverai
non-seulement du désordre attaché au jugement téméraire, mais des suites
funestes qu'il traîne après lui. Il est vrai que l'Apôtre, parlant de l'homme
spirituel, semble en avoir renfermé le caractère dans ces deux qualités, l'une
déjuger de tout, et l'autre de n'être jugé de personne. Mais on a abusé de ses
paroles, et ou les a mal entendues. Voulons-nous être solidement spirituels,
laissons juger de nous sans nous plaindre; mais nous, ne jugeons point, ou
jugeons toujours favorablement.
Collegerunt pontifices et
pharisaei concilium adversus Jesum.
Les princes des prêtres et
les pharisiens tinrent un conseil contre Jésus. (Saint Jean, chap. XI, 47.)
Sire,
Ce sont les princes des prêtres
et les pharisiens qui s'assemblent, c'est-à-dire les sages du judaïsme et les
dévots de la Synagogue. Ce n'est point pour délibérer sur une affaire d'une légère
conséquence, puisqu'il ne s'agit pas moins que de porter un arrêt de mort
contre un homme accrédité parmi le peuple, et connu dans toute la Judée par ses
miracles. Ce n'est point en particulier, ni chacun selon ses vues, qu'ils ont à
juger, mais dans un conseil, et en se communiquant leurs lumières les uns aux
autres. Qui ne croirait donc qu'ils vont former
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un jugement équitable, et conforme aux lois les plus exactes
de la justice et de la raison? Cependant ces sages, tout sages qu'ils sont, se
laissent aveugler ; ces dévots se laissent prévenir, et ce conseil assemblé
prononce enfin la sentence la plus injuste, et trahit la cause de l'innocent.
Voilà, mes chers auditeurs, où nous conduit la faiblesse humaine, et ce qui
doit servir à notre instruction. Nous avons dans nous-mêmes un tribunal secret
, et c'est à ce tribunal que nous appelons comme d'un plein droit le prochain,
pour le juger et le condamner. Jugements aussi faux que celui des pontifes et
des pharisiens de notre évangile. Jugements téméraires, dont on se fait si peu
de scrupule dans le monde, et dont je veux aujourd'hui vous représenter le
crime et vous faire craindre les suites funestes, après que nous aurons salué
Marie, en lui disant : Ave, Maria.
Trois choses, dit saint Thomas,
sont absolument nécessaires pour former un jugement équitable : l'autorité, la
connaissance et l'intégrité : l'autorité dans la personne du juge , la
connaissance dans son esprit, et l'intégrité dans son cœur ; l'autorité pour
pouvoir juger, la connaissance pour savoir juger, et l'intégrité pour vouloir
bien juger. Si celui qui juge n'a pas un pouvoir et une autorité légitime, son
jugement est chimérique et nul ; s'il n'a pas une juste connaissance de la
cause, son jugement est faux et aveugle ; et s'il manque d'intégrité , son
jugement est vicieux et corrompu. De là concluons d'abord que les prêtres et
les pharisiens, en voulant juger Jésus-Christ, péchaient contre toutes les
règles et toutes les formes qui doivent être observées dans un jugement; car
ils jugeaient sans autorité, puisque ce Fils du Dieu vivant ne dépendait point
d'eux ; ils jugeaient sans connaissance , puisqu'ils ne savaient pas qu'il
était Fils de Dieu ; et ils jugeaient sans intégrité, puisque la passion les
animait contre lui, et qu'ils agissaient par intérêt. Trois défauts qui se
rencontrent dans les jugements désavantageux que nous faisons du prochain, et
d'où il s'ensuit que ce sont des jugements injustes et téméraires : défaut
d'autorité, défaut de connaissance, défaut d'intégrité. Appliquez-vous ; voici
le partage de ce discours. Nous jugeons le prochain, mais nous le jugeons
témérairement : pourquoi? parce que Dieu ne nous a donné sur lui nulle
juridiction, ce sera la première partie ; parce que nous ne pouvons pénétrer
son cœur ni le bien connaître, ce sera la seconde; enfin, parce que ce sont nos
passions qui nous préoccupent, et que notre intérêt propre est le plus
ordinaire motif de nos jugements, ce sera la troisième. Ne jugeons donc point :
Nolite judicare (1); c'est la
conséquence que nous tirerons après Jésus-Christ.
PREMIÈRE PARTIE.
Il n'y a que Dieu qui
essentiellement et par lui-même ait une légitime autorité pour juger les
hommes, parce qu'il n'y a que Dieu qui soit le Créateur, et par conséquent le
souverain et le Maître des hommes : vérité incontestable, et si universelle,
que Jésus-Christ même, en qualité d'homme , n'aurait pas le pouvoir de juger le
monde, comme nous apprenons de l'Evangile qu'il doit le juger, si ce pouvoir ne
lui avait été donné de son Père. Seigneur, disait David par un esprit de prophétie,
donnez au roi votre jugement. Le texte hébraïque porte : Donnez au roi votre
puissance , pour juger le peuple que vous lui avez confié : Deus, judicium
tuum regi da (1) ; comme s'il eût dit : Ce jugement, mon Dieu, n'appartient
qu'à vous; mais faites-en part à celui que vous avez choisi : et puisque vous
l'avez établi roi, commettez-lui votre justice, afin qu'il l'exerce en votre
nom : Et justitiam tuam filio regis. Je sais, Chrétiens, que ces paroles
du Psaume peuvent être entendues de Salomon, en faveur duquel David faisait à
Dieu cette prière ; mais je sais aussi que tous les Pères de l'Eglise les ont
expliquées de Jésus-Christ, et que les Juifs mêmes, suivant leur tradition, les
rapportaient à la personne du Messie, dont Salomon n'était que la figure. Quoi
qu'il en soit, dit saint Augustin, il est de la foi que jamais le Sauveur du
monde ne jugera les vivants et les morts qu'en vertu de la commission qu'il en
a reçue : Pater omne judicium dedit Filio (3) ; que comme il n'a
point pris de lui-même la qualité glorieuse de pontife, aussi ne s'est-il point
attribué celle déjuge; qu'il a voulu, ou, pour parler plus exactement, qu'il a
dû être spécialement appelé à cet important ministère ; et que, sans la
vocation divine, tout grand, tout sage, tout saint qu'il est, il n'en ferait
jamais nul exercice : ainsi lui-même dans l'Ecriture s'en déclare-t-il. Or, de
là, mes chers auditeurs, je tire d'abord un argument invincible contre l'abus
des jugements téméraires ; car, que faisons-nous quand, au mépris de cette
règle, nous nous donnons la
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liberté de juger le prochain ! Nous attentons sur l'autorité
de Dieu, nous entreprenons sur ses droits, nous nous donnons ou nous prétendons
nous donner un pouvoir qu'il s'est réservé, et qui lui est propre ; ce que
Jésus-Christ ne fera que comme délégué de son Père céleste, nous le faisons de
notre chef ; ce que Dieu par privilège lui a accordé comme à son Fils, nous
l'usurpons impunément et sans titre. Et voilà, dans la doctrine de saint Paul,
le premier principe sur quoi est fondée la témérité de la plupart des jugements
des hommes. Car qui êtes-vous, disait ce grand apôtre, pour juger et pour
condamner le serviteur d'autrui? Tu quis es, qui judicas alienum servum (1)
? S'il tombe ou s'il demeure ferme, ce n'est point à vous d'en connaître ;
c'est à celui dont il dépend, et qui comme maître est son juge : Domino suo
stat aut cadit (2). C'est-à-dire, selon la paraphrase de saint Chrysostome,
pourquoi jugez-vous de ce qui ne vous regarde pas ; et pourquoi vos vues
s'étendent-elles hors des limites où l'ordre de la Providence et votre
condition vous renferment? Cet homme dont vous censurez la conduite, et dont
vous condamnez peut-être non-seulement les actions, mais les intentions, est-il
votre sujet? Avez-vous dans le monde quelque supériorité sur lui ? Rendrez-vous
compte de sa vie? En devez-vous répondre à Dieu ? Si cela est, je consens que
vous en jugiez; et mon soin alors serait de vous apprendre la manière dont il faudrait
procéder, l'esprit et la charité qu'il y faudrait apporter, les mesures de
prudence qu'il y faudrait garder. Mais puisque vous reconnaissez vous-même
qu'il n'est rien de tout cela, et que la personne dont vous formez ces
jugements désavantageux n'est point soumise à votre direction , que vous n'en
êtes point chargé, et que, ni devant Dieu ni devant les hommes, vous n'en devez
point être responsable, pourquoi de vous-même vous ingérer dans sa cause?
Abandonnez-la à son juge naturel, et respectez dans votre frère le droit qu'il
a de n'être jugé que de Dieu, ou du moins de ceux que Dieu a commis pour
veiller sur lui. S'il fait bien, vous pouvez par là participer à son mérite; et
s'il fait mal, le blâme n'en retombera pas sur vous. Mais si vous le condamnez,
quoi qu'il fasse, vous vous rendez vous-même criminel ; car, s'il fait bien, et
que vous en jugiez mal, vous commettez à son égard une injustice; et s'il fait
le mal même pour lequel vous le condamnez, vous commettez une autre injustice
envers Dieu, parce qu'en le condamnant et un le jugeant vous
vous attribuez le pouvoir de Dieu.
Voilà le grand principe que nous
devons suivre, et une des leçons les plus ordinaires que faisait saint Paul aux
premiers chrétiens. Pourquoi? réflexion importante de saint Chrysostome : c'est
qu'un des premiers désordres qui s'éleva dans l'Eglise et qui divisa les
chrétiens, fut la liberté de juger. Les fidèles circoncis méprisaient les
Gentils qui ne l'étaient pas, et les Gentils convertis tenaient pour suspects
les fidèles qui voulaient encore se distinguer par la circoncision. Ceux qui
s'abstenaient de viandes condamnaient ceux qui en usaient, et ceux qui en
usaient censuraient ceux qui s'en abstenaient. De là les dissensions et les
troubles ; et c'est pour cela même que l'Apôtre animé d'un zèle ardent pour
l'unité et pour la paix leur disait sans cesse : Non ergo amplius invicem
judicemus (1) : Mes frères, ne nous jugeons donc plus les uns les autres;
et par quelle raison ? point d'autre que celle-ci ; Omnes enim stabimus ante
tribunal Christi (2); parce qu'il y a un tribunal où nous devons tous
comparaître, qui est le tribunal de Jésus-Christ. Quelle conséquence ! elle est
juste et solide. C'est-à-dire que tous les tribunaux particuliers que les
hommes s'érigent de leur autorité propre
pour juger le prochain sont des tribunaux incompétents, des tribunaux sans
juridiction, et par conséquent des tribunaux dont Dieu annule et réprouve les
arrêts. Ce pouvoir de juger les hommes, surtout déjuger les cœurs et les
consciences des hommes, n'a été donné qu'à Jésus-Christ seul; et tout autre que
Jésus-Christ qui se l'arrogé, fût-il un ange et le plus éclairé d'entre les
esprits bienheureux, doit être censé usurpateur. C'est donc une espèce
d'attentat contre le Fils de Dieu que de juger votre frère ; parce que c'est,
dit saint Jérôme, ôter à Jésus-Christ la prérogative dont il est en possession
: Fratrem ergo quisquis judicat, Christi palmam assumit. Et en effet,
poursuit le même Père, que réservons-nous au jugement de ce Dieu-Homme, s'il
nous est permis de juger indifféremment de tout? Si unusquisque de proximo
judicamus, ecquid Domino reservamus ?
Vous me direz que le Sauveur du
monde s'est engagé à nous solennellement de nous faire asseoir avec lui sur le
tribunal de sa justice , et qu'une des récompenses qu'il nous propose est
d'avoir part un jour à ce jugement
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universel, où sa qualité de Rédempteur lui donne droit de
présider : Sedebitis et vos judicantes (1). Or, saint Paul expliquant
cette promesse en a étendu l'effet
non-seulement à tous les hommes apostoliques, mais généralement à tous les
chrétiens, et en particulier à ceux qui peuvent se rendre témoignage d'avoir
été fidèles à Jésus-Christ : An nescitis quoniam sancti de hoc mundo
judicabunt (2) ? Ne savez-vous pas, disait-il aux Corinthiens, que les saints jugeront le monde
; et parlant ensuite à tous : Nescitis quoniam angelos judicabimus; quanto
magis sœcularia (3)? Ne savez-vous pas, mes Frères, ajoutait-il, que nous
devons juger les anges mêmes? Or, s'il est vrai que nous jugerons les anges,
combien plus est-il vrai que nous jugerons les hommes du siècle? Il
reconnaissait donc en nous un titre pour juger; et la manière dont il s'exprime
marque qu'il le supposait comme un titre évident et incontestable : Nescitis
quoniam judicabimus? Voilà ce que saint Augustin s'est opposé à lui-même,
en traitant ce point de morale. Mais écoutez l'excellente conclusion qu'il en
tirait pour confirmer la vérité que je vous prêche. Eh bien ! mes Frères ,
disait ce saint docteur, tenons-nous-en au principe de saint Paul. Il est vrai
que nous serons un jour assis avec Jésus-Christ pour juger; mais cela étant, ne
le prévenons donc pas, ce souverain juge ; ne soyons donc pas plus prompts que
lui : puisque c'est alors qu'il nous communiquera son pouvoir, attendons qu'il
nous en ait fait part, et attendons-le avec humilité et avec patience. En un
mot, selon la maxime de l'Apôtre même,
ne jugeons point avant le temps, ni avant la venue du Seigneur : Nolite ergo
ante temptis judicare, quoadusque veniat
Dominus (4). Car il serait bien étrange que nous, qui ne sommes que des
juges subalternes, nous voulussions juger avant Jésus-Christ, qui est le juge
supérieur.
Or, prenez garde, reprend admirablement
saint Augustin, tant que Jésus-Christ a demeuré sur la terre, quelque
souveraineté qu'il eût, il ne l'a jamais employée à juger les pécheurs. Il les
a excusés, il les a supportés, il les a défendus, il leur a fait grâce, il les
a consolés, il les a aimés ; mais il ne les a point jugés. Que dis-je? il a
même protesté hautement qu'il n'était point venu pour les juger : Non venit Filius
Hominis ut judicet mundum (5). De deux offices, celui de sauveur et celui
de juge,
il a fait le premier tandis qu'il était parmi nous ; et il a
remis le second à la fin des siècles, quand il viendra dans l'éclat de sa
majesté. Sommes-nous plus autorisés que lui? avons-nous une juridiction plus
étendue? Contenons-nous donc dans les bornes qu'il a voulu lui-même se
prescrire. Pendant cette vie, aimons nos frères comme il les a aimés,
supportons-les comme il les a supportés, excusons-les comme il les a excusés,
défendons-les comme il les a défendus, compatissons à leurs faiblesses comme il
y a compati ; et puis nous les jugerons un jour avec lui. Il me semble que
cette condition nous doit suffire. Mais que nous anticipions le jugement de
notre Dieu ; que dans un temps où il n'a fait que miséricorde, nous
entreprenions indiscrètement de faire justice : de quelque motif que nous
puissions nous flatter, c'est une présomption et un orgueil. Dieu nous dit par
la bouche de son Prophète : Cum accepero tempus, ego justitias judicabo
(1). Lorsque le temps que j'ai marqué sera venu , alors je jugerai : pour nous
faire entendre qu'à son égard même il y a un temps de juger et un temps de
pardonner : Tempus judicandi et tempus miserendi. Et nous, dit saint
Grégoire, pape, par une témérité insoutenable, nous voulons juger en tout
temps. Avant que Dieu ait pris le sien, nous prenons le nôtre ; et nous le
prenons parce qu'il nous plaît, et comme il nous plaît.
Désordre universellement condamné
de Dieu, mais spécialement condamnable, lorsque nous nous attaquons aux
puissances mêmes; que nous osons juger ceux-mêmes de qui nous dépendons , ceux
que Dieu a établis pour nous conduire, ceux qu'il nous a donnés pour maîtres et
pour pasteurs, les prélats et les ministres de l'Eglise : pourquoi? parce qu'il
y a dans eux un caractère que nous devons singulièrement respecter, et à quoi
nous ne pouvons toucher sans blesser Dieu jusque dans la prunelle de son œil,
suivant cette parole de Zacharie : Qui tetigerit vos, tanget pupillam oculi
mei (2). C'est pourquoi il nous en fait encore ailleurs une défense si
expresse : Nolite tangere christos meos, et in prophetis meis nolite
malignari (3); Ne touchez point à ceux qui sont les oints du Seigneur, et
gardez-vous d'exercer sur eux la malignité de vos jugements. Désordre
essentiellement opposé à cette subordination dont Dieu est l'auteur, et par
conséquent le conservateur et le vengeur ; puisque du moment que je censure la
vie et la conduite de quiconque est au-dessus de moi, je m'élève au-dessus de
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lui, je me fais le juge de mon juge , et par là je renverse
l'ordre où Dieu m'avait placé, et je m'expose aux suites malheureuses que
l'Apôtre nous fait craindre d'un tel renversement. Désordre qui affaiblit et qui
énerve, disons mieux, qui ruine et qui anéantit l'obéissance des inférieurs :
car il est impossible que cette facilité à juger et à juger mal ne produise peu
à peu un secret mépris de celui même dont on juge, et que ce mépris ne fasse
naître les contradictions , les murmures, les révoltes de l'esprit et du cœur ;
d'où il arrive qu'on n'a plus, dans les sociétés les plus réglées, qu'une
obéissance extérieure, qu'une obéissance politique, qu'une obéissance sans
mérite, parce que ce n'est point une obéissance chrétienne.
Je sais, mes chers auditeurs, ce
que vous avez coutume de répondre : que ce qui vous engage presque
malgré vous à juger de la sorte , ce sont les imperfections et les
défauts, ou si vous voulez, les dérèglements et les excès de ceux que Dieu a
constitués en dignité ; qu'en condamnant leurs actions, vous ne laissez pas
d'honorer leur ministère; et que vous n'en pensez mal, que parce qu'ils se
comportent d'une manière à ne pouvoir en bien penser. Tel est le langage du
monde : mais je sais aussi que cela ne vous justifie pas, et que quand Dieu,
dans l'Exode, a prononcé cet oracle en forme de loi : Diis non detrahes
(1) ; Vous ne jugerez ni ne médirez
point des dieux de la terre, c'est-à-dire des puissances ou spirituelles ou
temporelles, il n'a point fait cette précision du ministère et de la personne,
parce qu'il prévoyait que le mépris de l'un serait toujours suivi du mépris de
l'autre, et que les hommes n'auraient jamais un discernement assez équitable
pour respecter sincèrement le ministère et la dignité , tandis qu'ils seraient
prévenus contre le sujet qui s'en trouve revêtu. En effet, de tout temps les
personnes élevées aux premières places, les magistrats, les princes, les
pasteurs des âmes, ont eu leurs vices et leurs passions : ce sont des hommes
qu'il n'a pas plu à Dieu de rendre impeccables, et dont les erreurs et les
faiblesses, dans le dessein de sa providence, doivent même servir à l'exercice
de notre foi et de notre humilité. Mais pour cela il n'a jamais été permis aux
particuliers de s'ériger en censeurs de leur vie, beaucoup moins de leur
gouvernement et de leurs ordres. Voilà néanmoins l'abus du monde. Constantin,
quoique empereur, ne voulut point, par
maxime de religion, juger les évoques sur les accusations
et les plaintes qu'on formait contre eux; mais aujourd'hui
des hommes sans nom , par un zèle aussi faux qu'il est téméraire, jugent
hardiment des évoques et des empereurs. Ce prince se fit un point de conscience
de couvrir, pour ainsi dire, de sa pourpre royale la honte des ministres de
Jésus-Christ : maintenant on se pique, je ne dis pas de la remarquer et de la
révéler, mais de l'imaginer sur les plus faibles conjectures, de la supposer,
de l'assurer comme un fait évident et incontestable. Qu'un homme soit le plus
accompli et le plus irrépréhensible, et qu'on le mette comme la lumière sur le
chandelier ; tout accompli et tout irrépréhensible qu'il peut être, on en jugera; et, à force de l'observer, on y
découvrira, ou l'on croira y découvrir des taches. Vous diriez que cette
impunité avec laquelle on juge et l'on condamne soit une espèce de consolation,
dans la nécessité où l'on se trouve d'obéir aux grands et d'en dépendre. Mais
malheur à nous si nous raisonnons ainsi ! malheur, si nous écoulons un chagrin
bizarre, qui nous porte toujours à contrôler ceux que Dieu a mis sur nos têtes,
au lieu de nous en tenir à la grande règle d'une soumission respectueuse et
humble , car Dieu, pour réprimer cette licence, a des châtiments qu'il sait
faire éclater sur les coupables quand sa justice le demande ! Marie , sœur de
Moïse, l'éprouva, et sentit bien la grièveté du crime qu'elle avait commis dans
le jugement qu'elle fit de son frère. La lèpre dont elle fut couverte,
l'excommunication dont elle fut frappée, et qui la sépara sept jours entiers du
camp des Hébreux, furent les marques authentiques de la colère divine ; et
plaise au ciel que nous en soyons quittes nous-mêmes pour des peines
temporelles ! Ne dites point que tous les conducteurs du peuple de Dieu ne sont
pas des Moïses, que ce ne sont pas des hommes parfaits, dont Dieu prenne
également les intérêts et la cause en main. Saint Pierre vous répond que Dieu
s'intéresse pour tous, et que les imparfaits et les vicieux sont aussi bien
sous sa protection contre les censeurs présomptueux de leur conduite, que ceux
dont la vie exemplaire est à couvert de tout reproche : pourquoi ? parce qu'en
qualité de supérieurs et de maîtres, ce sont les ministres et les lieutenants
de Dieu , et que, par une suite nécessaire, il nous ordonne de l'honorer
lui-même dans eux : Non tantum bonis et modestis, sed etiam dyscolis (1).
J'avoue que, pour les contenir dans leur devoir, Dieu permet cette injuste
liberté qu'on se donne de
535
les censurer; c'est un bien pour eux : mais malheur à celui
par qui ce bien arrive, puisque c'est un de ces biens que Dieu , par la
disposition de sa sagesse, ne tire que des plus grands maux, et qu'il ne peut
contribuer à corriger l'un sans pervertir et dérégler l'autre !
C'est donc ici, Chrétiens, qu'il
faut nous appliquer cette conclusion du Fils de Dieu : Nolite judicare, ut
non judicemini (1) ; Ne jugez point, et vous ne serez point jugés. Est-il
vrai, Seigneur, demande saint Bernard, que cela seul puisse vous délivrer de
votre redoutable et inflexible jugement? ou plutôt, est-il vrai que ce soit
assez pour paraître avec confiance devant votre adorable tribunal? Quoi! ce
jugement qui fait trembler les saints, et dont l'idée seule a causé les plus
mortelles frayeurs aux Hilarion et aux Jérôme; ce jugement où nous devons être
pesés dans la balance rigoureuse du sanctuaire, n'aura pour nous rien de
terrible, et il ne tiendra qu'à nous, en observant cette loi, de ne plus
craindre les arrêts de votre justice? Après cela plaignons-nous de la sévérité
de notre Dieu ; et lorsque nous avons Jésus-Christ même pour garant de la
promesse qu'il nous fait, serons-nous assez ennemis de nous-mêmes pour en
perdre tout le fruit? Nolite judicare, ut non judicemini. Poursuivons :
non-seulement on juge sans autorité, mais encore sans connaissance ; autre
défaut dont j'ai à parler dans la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Connaître sans juger, c'est
souvent modestie et vertu ; mais juger sans connaître, dit saint Chrysostome,
c'est toujours indiscrétion et témérité. Or, si cela est vrai généralement,
beaucoup plus l'est-il en particulier, ajoute ce Père, quand il s'agit de
mépriser et de condamner le prochain. D'où il s'ensuit que les jugements
mauvais et désavantageux que nous faisons du prochain sont presque tous
téméraires et criminels : pourquoi? parce qu'ils n'ont presque jamais ce degré
d'évidence et de certitude qui serait nécessaire pour les justifier. En effet,
Chrétiens, le Prophète royal a bien raison de dire que les enfants des hommes
sont vains, que leurs balances sont trompeuses, et que, par le seul défaut de
connaissance, il n'y a dans la plupart de leurs jugements qu'illusion et que
mensonge : Verumtamen vani filii hominum : mendaces filii hominum in
stateris, ut decipiant ipsi de vanitate in idipsum (2). Car, pour en venir
à la preuve, qu'y a-t-il de plus commun dans le
monde que de juger par les apparences, que de juger des
intentions par les actions, que de juger sur le rapport d'autrui ; ou, si l'on
juge par soi-même, que de juger avec précipitation, que de juger avec une
assurance pleine de présomption, que de faire valoir de simples soupçons comme
des démonstrations et des convictions ; que d'abuser de ses propres vues en les
suivant trop, en les portant trop loin, en les étendant au delà même de ce
qu'elles nous découvrent ? Tout cela, autant de sources des faux jugements que
nous formons les uns contre les autres, et qui troublent parmi nous et
détruisent absolument la société. Ne perdez rien, je vous prie, de ce détail.
On juge des hommes par les
apparences; et, comme remarque saint Augustin, il faudrait plutôt juger des
apparences par les hommes. Car, sans insister sur ce point de morale, qui est
infini, combien voyons-nous de gens dans la vie qui, par divers principes, ne
sont rien de ce qu'ils paraissent, et ne paraissent rien de ce qu'ils sont?
Combien qui, par je ne sais quelle négligence, produisent peu au dehors ce
qu'ils ont de bon; et combien au contraire dont toute l'étude va à déguiser le
mal qu'il y a dans eux, et à se parer du bien qui n'y est pas? Combien dont
certains défauts visibles et même choquants sont compensés par un fonds de
mérite très-solide, et qui, sous un extérieur grossier et méprisable, cachent
les plus rares vertus ? Jugez de ces personnes selon l'apparence ; autant
d'idées que vous vous en fuites, ce sont autant d'injustices. Aussi Dieu, par
des vues bien différentes des nôtres, réprouve-t-il tous les jours les sujets
que nous estimons, et estime-t-il ceux que nous réprouvons : pourquoi ? parce
que nos jugements n'ont pour objet que ce qui paraît, au lieu que le jugement
du Seigneur est fondé sur ce qu'il y a de plus secret et de plus intime : Homo
enim videt ea quœ parent ; Dominus autem intuetur cor (1). Dieu juge les
hommes (belle pensée de saint Augustin), Dieu juge les hommes; et si les hommes
sont pécheurs, il les juge pour les condamner: mais comment? Faisons-nous une
loi de son exemple, et ne craignons point que son exemple soit trop parfait
pour nous, puisque, dans la matière que je traite, la perfection même de Dieu
doit servira notre perfection ou à notre confusion. Ce Dieu qui, selon le
langage de l'Apôtre, est la lumière même, ce Dieu en qui il n'y a point de
ténèbres, ce Dieu qui possède la plénitude de la science, quand il
536
veut juger et condamner, se contente-t-il d'une vue
superficielle, qui ne lui représente l'homme que par les dehors? Ah !
Chrétiens, vous le savez : il entre jusque dans les replis les plus intérieurs
de l'âme, il pénètre jusque dans les jointures et dans les moelles, il sonde
jusques aux plus profonds abîmes du cœur, il examine, il fouille, il recherche
: Scrutans corda et renes Deus (1). Vous diriez que son œil ne soit pas
de lui-même assez clairvoyant ; et afin que Jérusalem, figure d'une âme
pécheresse, ne se plaigne pas qu'il l'ait jugée sans connaissance de cause, il
prend encore le flambeau : Scrutabor Jerusalem in lucernis. Ainsi en use
ce Dieu juste et sage : mais nous, Chrétiens, aveugles et inconsidérés, nous
jugeons notre frère ; nous attaquons la probité de celui-ci, la réputation de
celle-là, sans autre fondement que des apparences : au lieu de nous souvenir
que tel sur qui tombe notre censure et que nous croyons digne de blâme, est
celui peut-être pour qui nous aurions plus d'estime s'il était connu de nous;
que, sous ces apparences qui nous séduisent, il y a peut-être des trésors de
grâce et d'innocence ; que cet extérieur qui nous choque est peut-être un voile
d'humilité, sous lequel il a plu à Dieu de tenir cachés les plus excellents
dons. Combien de fois , pour nous être arrêtés à la surface des choses,
n'avons-nous pas confondu la vertu avec le vice; et quels reproches
aurions-nous à nous faire devant Dieu, si nous voulions de bonne foi reconnaître
la légèreté, je dis légèreté criminelle, qui dans nos jugements nous a fait
prendre de vains fantômes pour des vérités?
On juge des intentions par les
actions. Vous me direz qu'il est impossible d'en juger autrement; et moi je
vous réponds, avec saint Jérôme, que c'est pour cela qu'il n'en faut pas juger
du tout. Changeons la proposition, et exprimons-la en d'autres termes. On juge
des actions sans en connaître le principe, qui sont les motifs et les
intentions ; ou plutôt on devine les motifs et les intentions, pour avoir droit
d'interpréter et de censurer les actions. Je vous demande, mes chers auditeurs,
s'il est rien de plus téméraire et de plus inique? Car, de raisonner comme
l'homme mondain, à qui saint Augustin fait dire : Attendo quid agat, et intelligo
propter quid agat ; J'observe la manière d'agir, et, de la manière d'agir,
je conclus pourquoi l'on agit. C'est un abus, reprend ce saint docteur,
puisqu'il est évident que la même chose peut être faite par cent motifs tout
différents les uns des autres, et que ces différents motifs
en doivent fonder autant de jugements tout opposés. En effet, quand Madeleine
répandit des parfums sur les pieds du Sauveur du monde, ce fut par un mouvement
de piété; et les apôtres l'accusèrent de prodigalité. Le Sauveur du monde
lui-même souffrait auprès de lui les pécheurs pour les attirer à Dieu, et
les pharisiens le soupçonnaient d'entretenir avec eux de mauvais commerces.
Nous voyons, continue saint Augustin, les mêmes actions en substance louées et
condamnées par le Saint-Esprit, selon la diversité des intentions. Pharaon
accable les Israélites de travaux insupportables , et Moïse en fait périr une partie dans le désert par des
châtiments encore plus terribles; mais
dans l'un, c'était un esprit de
domination qui l'enflait, et dans l'autre, un zèle de religion qui l'animait : Sed
ille dominatione inflatus, iste zelo inflammatus. Les impies commettaient
des sacrilèges en massacrant les prophètes, et les prophètes faisaient à Dieu
des sacrifices en exterminant les impies : Occiderunt impii prophetas,
occiderunt impios et prophetœ. Dieu même aussi bien que Judas a livré
Jésus-Christ aux Juifs; mais Dieu, en livrant son Fils, a fait éclater sa
miséricorde ; et Judas, en livrant son
Maître, s'est rendu coupable de la plus noire perfidie : Et tamen in
hac traditione Deus puis est, et homo reus. Qu'apprenons-nous de là?
Ah ! mes Frères, cela nous apprend que ce sont les intentions des hommes
qui donnent la forme à leurs actions ; et que ces intentions d'ailleurs n'étant
connues que de Dieu : Discretor cogitationum et intentionum cordis (1) ;
c'est une extrême témérité, quelque éclairés que nous puissions être, d'en
vouloir faire le discernement. Pourquoi, vous qui me jugez, de deux intentions
que je puis avoir, m'imputerez-vous celle qu'il vous plaît, surtout si celle
que vous m'imputez est celle que je désavoue? Pourquoi, de deux intentions,
l'une bonne, l'autre mauvaise, prétendez-vous que c'est la mauvaise, à
l'exclusion de la bonne, que je me suis proposée? Laissez-moi mon secret,
disait Isaïe, puisqu'il est à moi : Secretum meum mihi (1); et ne vous
exposez pas, en voulant y entrer, à tomber dans des erreurs dont il sera
difficile que votre conscience ne soit pas blessée. En un mot, souvenez-vous de
la belle maxime de saint Bernard, que l'homme en mille rencontres, est si peu
d'accord avec lui-même, et que ce qui se passe dans lui est souvent si
contraire à ce qui part
537
de lui, que jamais on ne peut bien juger, ni de ses actions
par ses intentions, ni de ses intentions par ses actions.
On juge sur le rapport d'autrui ;
et quoiqu'on jugeant de la sorte on juge avec moins d'assurance, on se croit en
droit de juger avec plus de liberté : comme si le jugement qu'on forme n'était
un péché que pour celui qui l'a formé avant nous, et qui l'a ensuite communiqué
aux autres. Nous avons sur cela même encore dans l'exemple de
Dieu de quoi nous confondre. Les abominations de Sodome et de Gomorrhe
étaient devenues publiques ; le bruit s'en était répandu par toute la terre,
et, selon le langage de l'Ecriture, il était monté jusques au trône de Dieu : Clamor
Sodomorum multiplicatus est (1). Que fait Dieu ? condamne-t-il d'abord ces
malheureux, et les juge-t-il? Ecoutez-le s'en expliquer lui-même, et voyez les
mesures que sa sagesse lui fait prendre, non pas pour donner plus de poids à
son jugement, mais, dit saint Bernard, pour servir de modèle aux nôtres : Clamor
Sodomorum et Gomorrhœ multiplicatus est, et peccatum eorum aggravatum est
nimis. Descendam, et videbo utrum clamorem qui venit ad me opere compleverint
; Le péché de ce peuple crie vengeance au ciel, et j'apprends qu'ils ont mis le
comble à leur iniquité; mais ce n'est point encore assez pour moi : je
descendrai, j'irai, je les visiterai en personne ; et avant que de prononcer
comme juge, je m'éclaircirai par moi-même comme témoin. Prenez garde, reprend
saint Bernard : Dieu ne s'en fie pas en quelque sorte à sa providence
ordinaire; et pour cela il veut en avoir une connaissance plus distincte et
plus immédiate: Descendam, et videbo : pourquoi? parce qu'il s'agit de
juger et de condamner. Ah ! Chrétiens, où en sommes-nous, et sont-ce là les
sages mesures que nous prenons? Il se répand dans une ville, dans une cour, des
bruits injurieux qui flétrissent telle personne et qui la perdent d'honneur :
disons-nous alors comme Dieu : Descendam, et videbo ; Je m'instruirai,
je verrai, je démêlerai le vrai d'avec le faux, j'irai à la source des choses,
je les approfondirai, et jusque-là je me garderai bien de décider? Est-ce ainsi
que nous parlons? Vous le savez, ces bruits, quelque frivoles qu'ils soient,
sont favorablement reçus. Une maligne curiosité nous les fait recueillir, et
une pernicieuse crédulité nous les fait
trouver probables et vraisemblables. Nous donnons créance à des hommes,
les uns médisants, les autres légers ;
ceux-ci peu éclairés, ceux-là peu sincères; et sur leur
parole nous hasardons des jugements dont nous devons nous-mêmes répondre. Ils
nous donnent leurs réflexions pour des faits, et nous les supposons comme tels.
Ils nous font une histoire de leurs soupçons; et ces soupçons nous semblent des
vérités. Tout convaincus que nous sommes qu'il n'est point de canal plus
infidèle que les rapports qui se répandent en secret, et qui bientôt deviennent
publics, c'est de cette source que nous tirons mille fausses idées qui nous
empoisonnent le cœur, et qui sont les semences fatales des haines et des
divisions. Ne nous en tiendrons-nous jamais à cette règle souveraine : Descendam,
et videbo ; et la précaution dont Dieu lui-même veut user ne nous
servira-t-elle point de modèle? Précaution surtout nécessaire aux grands et aux
princes de la terre. Ils veulent tout
savoir, et combien de fois arrive-t il
qu'on leur représente les choses sous de noires images qui les défigurent?
Cependant un soupçon qu'ils ont conçu, une mauvaise impression qu'ils ont
prise, est souvent, selon le monde, la réprobation d'un homme, et quelquefois
d'un homme innocent, d'un homme qui n'a rendu que des services et qui n'a
mérité que des récompenses. Il faut donc que le prince soit incrédule : obsédé
qu'il est de gens qui ne cherchent qu'à le prévenir les uns au désavantage des
autres, il faut qu'il soit difficile à croire le mal, et facile à en être
détrompé. Autrement, pour peu qu'on s'aperçoive qu'il
prête aisément l'oreille à certains discours qui vont à la ruine du
prochain, il est exposé à n'avoir autour de lui que des imposteurs : Princeps
qui libenter audit verba mendacii, omnes ministros habet impios (1).
Mais, dit-on, je juge pour avoir
vu, et il ne dépend pas de moi de voir ou de ne pas voir. Autre abus d'autant
plus dangereux et plus déplorable qu'il est souvent plus incorrigible, parce
qu'il est suivi de l'obstination et de l'entêtement. Car, qu'y a-t-il de plus
ordinaire que de prendre ses conjectures pour des évidences? Et qu'y a-t-il au
même temps de plus à craindre qu'un esprit de ce caractère, qui se fait des
évidences de ce qui lui plaît, et qui croit avoir vu tout ce qu'il a jugé? Vous
n'avez pu ne pas voir ce qui était visible, et ce que vous avez condamné : non,
Chrétiens ; mais il dépendait de vous de ne vous pas appliquer à ces vues
souvent imaginaires ; mais il dépendait de vous d'en détourner votre esprit;
mais il
538
dépendait de vous de vous en défier, et de les tenir pour
suspectes ; mais il dépendait de vous de leur opposer mille erreurs passées, où
la présomption d'une évidence prétendue vous a fait tomber. Si vous en aviez
usé de la sorte, ces vues qui vous ont donné du mépris pour votre frère en
seraient tout au plus demeurées aux termes d'un simple doute, sur lequel vous
auriez moins appuyé. Il vous est permis de voir ce que vous voyez ; mais quand
il s'agit de condamner, il ne vous est pas permis d'aimer à le voir, de
chercher à le voir, de vous attacher à le voir : pourquoi ? parce qu'avec ces
dispositions , il est infaillible que vous verrez souvent ce qui n'est pas, et
que vous ne verrez pas ce qui est; parce qu'avec ce désir malin, il est sûr que
vous étendrez vos vues trop loin, que vous grossirez les objets, que vous
verrez comme une poutre ce qui n'est qu'une paille et un atome, que vous
regarderez comme un vice habituel ce qui n'est qu'une faute passagère , que
l'impétuosité de votre esprit vous emportera, que la vraisemblance vous
éblouira, que l'apparence vous trompera. Tant de fois peut-être on a jugé de
vous sur ce qu'on a cru voir, et sur ce que vous prétendez qu’on n'a jamais vu;
et tant de fois vous vous êtes plaint de ces jugements précipités et mal
fondés. Pourquoi ne vous dites-vous pas ce que vous avez dit aux autres? La
prudence, la retenue que vous exigez d'eux, pourquoi ne l'exigez-vous pas de
vous-même?
Concluons par la pensée ou plutôt
par la prière de saint Augustin : Domine, noverim me, noverim te;
Seigneur, disait ce Père, que je me connaisse, et que je vous connaisse! car si
je m'étudie, comme je dois, à acquérir ces deux connaissances, occupé que je
serai de moi-même et de vous, je penserai peu au prochain, ou je n'y penserai
que dans l'ordre d'une sainte et discrète charité. Si je vous connais, ô mon
Dieu, je saurai qu'il n'y a que vous à qui le fond des cœurs soit ouvert; et je
n'aurai garde ainsi d'y vouloir entrer, et si je me connais, je comprendrai que
mon propre cœur est un abîme où je trouve assez à creuser, sans entreprendre de
pénétrer dans les sentiments des autres. Si je vous connais, je respecterai
votre loi, qui me défend de juger ; et si je méconnais , j'aurai honte de mon
ignorance, qui souvent m'a fait mal juger. Si je vous connais, j'adorerai votre
divine infaillibilité ; et si je me connais, je rougirai de mes erreurs
passées, et j'apprendrai dans la suite à m'en préserver. Achevons : on juge
sans autorité, on juge sans connaissance, et on juge enfin sans intégrité :
dernier défaut dont il me reste à vous entretenir dans la troisième partie.
TROISIÈME PARTIE.
C'est une belle réflexion que
fait saint Ambroise, lorsque, dans l'explication du Psaume trente-deuxième, il
observe que David n'a presque jamais parlé des jugements, soit de Dieu à
l'égard des hommes, soit des hommes mêmes les uns à l'égard des autres, sans y
ajouter la justice comme une condition essentielle et inséparable. Du reste, si
vous voulez savoir quelle différence nous devons mettre entre la justice et le
jugement, la voici, répond saint Ambroise : c'est que le jugement, selon le
langage commun, est proprement l'acte de juger; au lieu que la justice est
l'habitude même, ou infuse ou acquise, qui nous porte à bien juger;
c'est-à-dire cette sainte disposition du cœur qui nous fait rendre à chacun ce
qui lui appartient, et qui nous dégage dans nos jugements de toute affection et
de toute passion. Or, David ne voulait pas que jamais ces deux choses fussent
séparées; et voilà la règle de conduite qu'il se proposait : Seigneur,
disait-il, j'ai prononcé des jugements, mais ces jugements ont été accompagnés
d'une justice exacte : ne m'abandonnez donc pas , ô mon Dieu, à la malignité de
mes calomniateurs! Feci judicium et justitiam; non tradas me calumniantibus
me (1). Cependant, Chrétiens, un des désordres où tombent encore ceux qui
jugent du prochain , c'est le défaut d'équité et d'intégrité. Ils jugent selon
les désirs de leur cœur, et non pas selon les lumières de leur esprit, ils
jugent par prévention , ils jugent par aversion, ils jugent par chagrin , ils
jugent par intérêt, ils jugent par mille autres motifs qui corrompent la raison
la plus saine et la plus droite. Arrêtons-nous à l'intérêt, qui les comprend
tous. Les pharisiens refusèrent de reconnaître Jésus-Christ : pourquoi? parce
que c'étaient des hommes intéressés, ambitieux, jaloux de la domination qu'ils
s'étaient acquise, ou plutôt qu'ils s'étaient usurpée parmi le peuple. Dès que
le Fils de Dieu parut, ils le regardèrent comme un obstacle à leurs desseins,
comme l'ennemi de leur hypocrisie, comme le destructeur de leur secte; et pour
cela ils se firent un intérêt de le décrier et de le perdre. Tel fut le
principe de tous les jugements qu'ils formèrent contre sa personne et contre
ses miracles. Le crédit de cet Homme-Dieu leur était incommode; il n'en
539
fallut pas davantage pour le ruiner dans leur estime , et
pour leur faire croire de lui tout ce que la haine la plus envenimée est capable
de suggérer.
En effet, le Sauveur du monde
passait dans la Judée pour un prophète rempli de l'Esprit de Dieu ; et les
pharisiens se persuadèrent que c'était un pécheur : Nos scimus quia hic homo
peccator est (1). Nous le savons, disaient-ils, et nous n'en pouvons
douter. Mais cet homme, leur répondait-on , est exaucé de Dieu, mais il fait
des miracles, mais il est irrépréhensible dans ses mœurs : Il n'importe, c'est
un pécheur, et nous le savons : Nos scimus quia hic homo peccator est.
Pourquoi le savaient-ils? parce qu'ils voulaient et qu'il était de leur intérêt
que cela fût : car leur intérêt sur ce point était la règle de leur jugement.
Si le Sauveur du monde s'était déclaré pour eux , ils se seraient déclarés pour
lui ; et, sans être ni plus juste, ni plus saint, il n'en aurait reçu que des
éloges; mais parce qu'il condamnait leurs erreurs et qu'il désabusait le peuple
séduit par leur fausse piété, quoi qu'il fît, c'était un pécheur : Nos
scimus quia hic homo peccator est. Idée bien naturelle des jugements du
monde. Nous jugeons des hommes non point par le mérite qui les distingue, mais
par l'intérêt qui nous domine ; non point par ce qu'ils sont, mais par ce
qu'ils nous sont; non point par les qualités bonnes ou mauvaises qu'ils ont ;
mais par le bien ou le mal qui nous en revient. Car de là naissent les
injustices énormes que nous commettons à leur égard ; de là les entêtements
aveugles en faveur des uns, et les déchaînements bizarres contre les autres; de
là les censures malignes des plus dignes sujets, et les louanges outrées des
sujets médiocres ; de là les préférences odieuses de ceux-ci, et les exclusions
iniques de ceux-là.
Rien de plus ordinaire, mes chers
auditeurs, et n'est-ce pas ce que vous avez peut-être mille fois éprouvé
vous-mêmes? Qu'un homme soit dans nos intérêts , ou que nous ayons intérêt a le
faire valoir, dès là nous nous persuadons qu'il vaut beaucoup. Sans autre titre
que celui-là, il est dans notre estime propre à tout et capable de tout : au
contraire, que l'intérêt nous aliène de lui, si nous nous en croyons, nous n'y
voyons plus rien que de méprisable. Cette passion d'intérêt nous le représente
tel que nous le voulons , nous le contrefait, nous le déguise, nous cache les
perfections qu'il a et nous fait voir des défauts qu'il n'a pas, nous
le figure sous autant de caractères différents qu'il y a de
faces différentes dans l'intérêt qui nous fait agir. Comment surtout
jugeons-nous d'un ennemi? 11 s'est attiré notre disgrâce, c'est assez : avec
cela, en vain il ferait des prodiges, ses prodiges mêmes ne serviraient qu'à
nous le rendre et à nous le faire paraître plus odieux ; en vain il posséderait
toutes les vertus, ses vertus les plus éclatantes prennent dans notre
imagination la teinture et la couleur des vices. S'il est dévot, nous
l'accusons d'hypocrisie ; s'il ne l'est pas, nous le soupçonnons d'impiété ;
s'il est humble, nous regardons son humilité comme une faiblesse ; s'il est
généreux, nous appelons son courage orgueil et fierté ; s'il est discret et réservé,
c'est, dans notre opinion, un homme artificieux et fourbe ; s'il est ouvert et
sincère, nous le traitons d'imprudent et d'évaporé. Les autres ont beau le
combler d'éloges , cet intérêt qui nous préoccupe nous fait croire que ces
éloges sont autant de flatteries et de mensonges. Au même temps qu'on lui
applaudit, comme les femmes d'Israël applaudissaient à David, cet intérêt nous
empoisonne contre lui, comme il empoisonnait Saül. Et voilà, encore une fois,
le caractère de tous les esprits intéressés , et de ceux en particulier qui,
selon l'expression de saint Ambroise, se sentent piqués de l'aiguillon de
l'envie. Comme l'envie a souvent pour objet le plus délicat de tous les
intérêts, qui est la gloire, aussi a-t-elle une malignité plus subtile pour nous
aveugler. De là vient que, par une fatalité malheureuse, ou plutôt par une
indignité qui devrait nous couvrir de confusion, il n'est presque pas en noire
pouvoir de conserver des sentiments avantageux pour ceux qui prétendent aux
mêmes rangs que nous, pour ceux qui sont en état de nous les disputer, beaucoup
moins pour ceux qui les obtiennent et qu'on nous préfère. L'intérêt est comme
un nuage entre eux et nous, que notre raison n'a pas la force de dissiper. Nous
jugeons équitablement de tout ce qui est ou au-dessus ou au-dessous de nous,
c'est-à-dire de ceux qui, par leur élévation ou par leur bassesse, ne peuvent
nuire à nos entreprises ; mais de ceux que la concurrence nous suscite pour
adversaires, nous en jugeons, si je l'ose dire, d'une manière à faire pitié.
Plus donc d'équité, Chrétiens,
quand une fois le ressort de l'intérêt joue ; et cela est si vrai, que les
hommes qui sont nés pour la société, et dont tout le commerce roule sur une
bonne foi réciproque, ne la reconnaissent plus
540
cette bonne foi, dès qu'ils aperçoivent dans les affaires
qui se traitent entre eux le moindre mélange d'intérêt. Quelque probité qu'ait
un juge, s'il est intéressé dans une cause, on se croit bien fondé à le
récuser, et l'on ne pense point lui faire injure d'en appeler à un autre
jugement que le sien. Quelque irréprochable d'ailleurs que soit un témoin, si
son intérêt se trouve joint à son témoignage, son témoignage passe pour nul.
Comme si les hommes, d'un commun accord, se rendaient à eux-mêmes cette justice
de confesser que, quand leur intérêt est de la partie, ils ne sont plus
capables de bien juger les uns des autres.
Ainsi ne nous étonnons point que
les pharisiens jugeassent si injustement de Jésus-Christ, et qu'ils fussent si
aveugles sur le sujet de ce Dieu-Homme. C'était une conséquence naturelle de
leur animosité, et il y aurait eu une espèce de miracle que cet aveuglement
n'eût pas été l'effet de leur intérêt. Mais étonnons-nous que Jésus -Christ
étant le Saint des saints, ils se fissent un intérêt de le buter en tout et de
le contredire. Car voilà, mes chers auditeurs, ce qui les perdit, et ce qui
nous perd tous les jours. Nous nous faisons des intérêts qui vont premièrement
à nous aveugler, et de là, par une suite infaillible, à nous aigrir, à nous irriter,
à nous emporter souvent contre les sujets les plus dignes de notre estime, et
toujours contre ceux avec qui la charité chrétienne nous doit unir. 0 intérêt !
combien de jugements as-tu corrompus au préjudice de cette divine vertu, et
quelles plaies ne lui fais-tu pas tous les jours par les sinistres impressions
que tu répands dans les esprits ? Il faudrait donc, conclut admirablement saint
Chrysostome, pour bien juger du prochain, être défait de toute préoccupation,
libre de toute affection, dégagé de toute passion, exempt de toute aversion, de
toute attache, de tout ressentiment, de tout désir, de toute crainte, en un mot
de tout intérêt. Mais qui peut se promettre d'être disposé de la sorte? qui
peut sur cela s'assurer de soi-même? qui peut répondre de son cœur? Ne vaut-il
pas mieux, puisqu'on arrive si peu à cette perfection, s'en tenir à cette loi
de l'Evangile : Nolite judicare (1) ; Ne jugez point? Car que dirons-nous
à Dieu, quand il nous
demandera compte de tant de jugements que nous aurons faits
de notre prochain ? Nos préventions nous serviront-elles d'excuse, et Dieu
n'aura-t-il pas droit de nous dire : Il est vrai, vous étiez prévenu ; mais
c'est pour cela même que vous deviez vous abstenir de juger. Car vous n'avez
jugé témérairement de votre frère que quand l'intérêt vous a séparé de lui. Or,
prétendez-vous justifier un péché par un autre péché ? Ah ! mon Dieu, j'aurai
bien plus tôt fait de me réduire à me juger sévèrement moi-même sans juger les
autres. Par là, Seigneur, je mériterai que vous usiez envers moi de miséricorde
, par là je trouverai grâce devant vous ; par là je me préserverai
non-seulement du désordre attaché au jugement téméraire, mais des suites
funestes qu'il traîne après lui. Car c'est bien ici que je puis dire avec votre
prophète qu'un abîme attire un autre abîme, puisque c'est le jugement téméraire
qui donne lieu à la médisance, que la médisance entretient les rapports, que
les rapports suscitent les querelles , que les querelles engendrent les
inimitiés, et que les inimitiés produisent les vengeances. Il est vrai que
l'Apôtre, parlant de l'homme spirituel, semble en avoir renfermé le caractère
dans ces deux qualités, l'une déjuger de tout, et l'autre de n'être jugé de
personne : Spiritualis autem judicat omnia, et ipse a nemine judicatur (1).
Mais on a abusé de ces paroles, et les spirituels ou les dévots, je dis les
dévots trompés et les prétendus spirituels du siècle, séduits par leur propre
sens, ont interprété saint Paul contre l'intention même de saint Paul. Car ils
se sont attribué comme de plein droit une liberté présomptueuse de juger
impunément tout le monde; et à cette liberté présomptueuse, ils ont joint une
délicatesse infinie à ne pouvoir souffrir qu'on les jugeât eux-mêmes. Or, ce
n'est point ainsi que l'a entendu l'Apôtre. Quoi qu'il en soit, voulons-nous
être solidement spirituels, opposons à ces deux défauts les deux maximes de
l'humilité chrétienne : si l'on nous juge, laissons juger de nous sans nous
plaindre ; mais nous, ne jugeons point, ou jugeons toujours favorablement, afin
qu'au dernier jour nous recevions un jugement de faveur qui nous mette en
possession de la gloire, etc.