SERMON POUR LE TROISIÈME DIMANCHE DE L'AVENT.
SUR LA
FAUSSE CONSCIENCE.
ANALYSE.
Sujet. Les Juifs députés de la Synagogue dirent donc à
Jean-Baptiste: Qui êtes-vous ? afin que nous puissions
rendre réponse à ceux qui nous ont envoyés. Que dites-vous de vous-même ? Je
suis, répondit-il, la voix de celui qui crie dans le désert : Préparez la voie du Seigneur, et la rendez droite.
Ce
n'était pas une petite gloire à saint Jean, d'avoir été choisi de Dieu pour
préparer dans les esprits et dans les coeurs des hommes la voie du Seigneur,
dont il annonçait la venue. Or, il s'agit de savoir quelle est cette voie
sainte par où le Seigneur veut venir à nous et par où nous devons aller à lui.
Il s'agit au même temps de connaître la voie qui lui est opposée, afin de nous
en détourner ; et c'est ce que nous examinerons dans ce discours.
Division. Les voies du Seigneur, ce sont nos consciences,
puisque c'est par elles que nous cherchons le Seigneur et que nous le trouvons.
Pour les préparer donc ces voies, il faut nous préserver du désordre d'une
fausse conscience. Fausse conscience aisée à former : 1ère partie.
Fausse conscience, dangereuse à suivre ; 2e partie. Fausse conscience, excuse
frivole pour se justifier devant Dieu : 3e partie.
Première
partie. Fausse conscience aisée à
former. Outre la loi de Dieu, nous avons encore pour règle de nos actions la
conscience : et la conscience, dit saint Thomas, est l'application que chacun
se fait à soi-même de cette divine loi. Or nous nous l'appliquons chacun selon
les dispositions de notre cœur ; d'où il arrive que toute simple, tout
invariable, et tout irrépréhensible qu'elle est par elle-même, elle prend
autant de formes différentes qu'il y a de différents esprits : et voilà la
source de nos erreurs.
Parlons
encore plus clairement. Pour agir il faut se faire une conscience, et tout ce
qui n'est pas selon la conscience, dit l'Apôtre, est péché; mais il ne s'ensuit
pas de là, que tout ce qui est selon la conscience soit exempt de péché :
pourquoi? parce qu'il y a une conscience qui n'est pas
droite, une fausse conscience. Or il est très-aisé de
se former une telle conscience, 1° dans tous les états du monde en général ; 2°
particulièrement dans les conditions du monde plus élevées ; 3° surtout encore
à la cour.
1°
On se fait aisément dans tous les états une fausse conscience, parce qu'on se
fait une conscience, ou selon ses désirs, ou selon ses intérêts. Fausse
conscience aisée à former par la raison seule qu'on se la forme selon ses
désirs. Car, dit saint Augustin, tout ce que nous voulons, quelque criminel
qu'il soit, nous parait permis, et même bon. Et tel est l'ascendant que notre
cœur prend sur notre esprit ; c'est pourquoi le Prophète, en parlant des
erreurs de l'impie, ajoute communément que l'impie les a conçues dans son cœur
: Dixit impius in corde suo.
Or qu'y a-t-il de plus naturel, et par conséquent de plus facile, que de se
l'aire ainsi une conscience selon son cœur? Exemple d'un homme dominé par une
passion qu'il veut accorder avec la conscience.
Fausse
conscience non moins aisée à former dans toutes les conditions, parce qu'on se
la forme selon ses intérêts. Dès qu'il ne s'agit point de notre intérêt, nous
avons une conscience droite, et nous nous déclarons hautement pour la plus
sévère morale. Mais l'intérêt commence-t-il à y être engagé, nous commençons à
voir tout autrement les choses. Ce qui nous paraissait trop relâché ne nous
semble plus si large, et nous y trouvons du bon sens. De là nous avons une
conscience exacte : pour qui? pour les autres et non
pour nous. Que je parle ici des obligations d'un bénéficier ; tous ceux qui n'y
ont point d'intérêt, parce qu'ils sont en d'autres états, conviendront de tout
ce que je dirai : mais que je passe ensuite à eux-mêmes et à leurs conditions,
c'est alors qu'ils se mettront en garde, et qu'ils s'élèveront contre moi.
2°
Fausse conscience encore plus aisée à former dans les conditions plus élevées,
et parmi les grands, soit parce qu'ils ont des intérêts plus difficiles à
accorder avec la loi de Dieu, et que la politique leur inspire là-dessus des
maximes plus dangereuses, soit parce que tout ce qui les environne contribue à
les tromper : flatteurs intéressés, faux conseillers.
3°
Fausse conscience surtout aisée à former dans les cours des princes : comment
cela ? C'est qu'à la cour les passions sont beaucoup plus ardentes, les désirs
beaucoup plus vifs, et les intérêts beaucoup plus grands. De là l'on se fait
une morale particulière à la cour ; de là tant de gens se pervertissent à la
cour ; de là l'on se fie si peu à la conscience d'un homme de cour.
Prière
à Dieu pour lui demander qu'il ne nous livre pas à la violence de nos désirs,
et qu'il ne permette pas que nos intérêts nous dominent.
Deuxième
partie. Fausse conscience dangereuse
à suivre. Toute erreur est dangereuse, surtout en matière de mœurs ; mais il
n'y en a point de plus préjudiciable que celle qui s'attache à la règle même
des mœurs, qui est la conscience ; car avec une fausse conscience, 1° il n'y a
point de mal qu'on ne commette ; 2° on commet le mal hardiment et
tranquillement ; 3° on le commet sans ressource et sans espérance de remède.
1°
Avec une fausse conscience, point de mal qu'on ne commette. A quoi ne se porte
pas un ambitieux qui s'est fait une conscience de ses fausses maximes? A quoi
ne se porte pas un voluptueux, un vindicatif? Que ne firent pas les Juifs? Ils
crucifièrent Jésus-Christ : et que ne faisons-nous pas tous les jours? On
opprime le juste et l'innocent; on est exact jusqu'au scrupule sur de légères
observances, tandis qu'on viole ce qu'il y a de plus indispensable dans la
religion, savoir : la justice, la miséricorde, la foi.
Qu'est-ce
qu'une fausse conscience ? Un abîme inépuisable de péchés, répond saint Bernard
; «ne mer profonde et affreuse
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où se trouvent, selon le terme de l'Ecriture, dos
reptiles sans nombre. Ces reptiles nous marquent, la subtilité avec laquelle le
péché se glisse dans une fausse conscience ; et ces reptiles sans nombre, la
malheureuse fécondité avec laquelle ils s'y produisent. Car c'est là que
s'engendrent toutes sortes de monstres : envies, aversions, médisances,
calomnies, perfidies, désirs charnels, impudicités.
2°
Avec une fausse conscience on commet le mal hardiment et tranquillement :
hardiment, parce qu'on n'y trouve dans soi-même nulle opposition; tranquillement, parce
qu'on n'en ressent alors aucun trouble,
et que la conscience est d'intelligence avec le pécheur. Or la paix dans le
péché est le plus grand de tous les maux. Quatre
sortes de consciences que distingue saint Bernard : mais des quatre, le dernière,
qui est une mauvaise conscience dans la paix, est la plus à craindre; car dans
une mauvaise conscience troublée, il y a encore des lumières, et par conséquent
des principes de pénitence et de conversion ; mais dans une mauvaise conscience
tranquille,
il n'y a que ténèbres.
3°
De là, avec une fausse conscience on commet le mal sans ressource; car la
grande ressource du pécheur, c'est une conscience droite et saine qui le condamne intérieurement, et voilà ce qui
ramena saint Augustin, sa conscience révoltée contre
lui-même.
Aussi
le Prophète voulant, ce semble, engager Dieu à punir les impiétés de son
peuple, ne lui disait pas : Humiliez-les, confondez-les, ruinez-les de fond en
comble ; mais : Aveuglez-les; comme pour marquer que cet aveuglement était la
plus grande peine du péché. Et c'est pour cela même que je dis tout au
contraire : Déchargez, Seigneur, votre colère sur tout le reste, mais épargnez
leurs consciences et ne les aveuglez pas; car ce serait dès cette vie les
réprouver.
Troisième
partie. Fausse conscience, vaine
excuse pour se justifier devant Dieu. Si nos erreurs étaient des erreurs
involontaires et de bonne foi, le pécheur pourrait se prévaloir de sa fausse
conscience comme une erreur légitime. Mais ce caractère de bonne foi se trouve-t-il
toujours dans la fausse conscience? Si cela était, David n'aurait pas dit à
Dieu : Seigneur, oubliez mes ignorances passées.
Je
prétends donc que l'ignorance, et par conséquent la fausse conscience, est,
surtout dans le siècle où nous vivons, un des prétextes les plus frivoles, 1°
parce qu'il y a maintenant trop de lumière pour pouvoir supposer ensemble une
conscience dans l'erreur cl une conscience de bonne foi; 2° parce qu'il n'y a point de fausse conscience que
Dieu, dès maintenant, ne puisse confondre par une autre conscience droite qui
reste en nous, ou qui, quoique hors de
nous, s'élève contre nous malgré nous-mêmes.
1°
Trop de lumière dans notre siècle, et trop de moyens de s'instruire, pour
pouvoir supposer une conscience dans l'erreur, et une conscience de bonne foi.
Si vous aviez voulu vous servir de ces moyens, cette fausse conscience ne se
serait pas formée. Mais vous les avez négligés, et cette négligence vous rend
coupables.
2°
Point de fausse conscience que Dieu ne puisse confondre par une autre
conscience droite : 1° par celle des païens : car n'est-il pus étrange que vous
vous permettiez aujourd'hui, ou que vous vous croyiez permises cent choses dont
vous savez que les païens se sont fait des crimes? 2° Par la vôtre, soit telle
qu'elle est présentement; mais pour qui? pour les
autres; car, quelle contradiction que vous soyez si éclairés sur ce qui touche
les autres, et si aveugle sur ce qui vous regarde ! soit
telle qu'elle a été dans ces premières années où la passion ne vous avait pas
encore corrompus ; car d'où est venu ce changement ? et
vous est-il pardonnable de n'avoir pas conservé tant de bons principes qui
devaient vous servir de règles dans tout le cours de votre vie ?
Pour
vous préserver ou pour revenir de ce désordre de la fausse conscience,
souvenez-vous de deux grandes maximes : l'une, que le chemin du ciel est étroit
; l'autre, qu'un chemin étroit ne peut jamais avoir de proportion avec une
conscience large.
Dixunt ergo ei : Quis es ? ut responsum demus his qui miserunt
vos. Quid dicis de te ipso ? Ait : Ego vox clamantis in deserto :
Les
Juifs députés de la Synagogue dirent
donc à Jean-Baptiste : Qui
êtes-vous ? afin que nous puissions rendre
réponse à ceux qui nous ont envoyés. Que dites-vous de vous-même ? Je suis, répondit-il,
la voix de celui qui crie dans le désert : Préparez la voie du Seigneur, et la
rendez droite. ( Saint Jean, chap. 1,
22.)
Sire,
Ce n'était pas une petite gloire
à saint Jean d'avoir été choisi de Dieu pour préparer dans les esprits et dans
les cœurs des hommes les voies du Messie, dont il annonçait la venue; et quand ce
grand Saint aurait entrepris de ramasser tous les éloges qui convenaient et à
sa personne et à son ministère, il n'y aurait jamais mieux réussi qu'en
laissant parler son humilité, qui lui rend aujourd'hui, malgré lui-même, ce
témoignage si avantageux : Ego vox clamantis
(1). Je suis la voix de celui qui crie. Car, pour être cette voix du
précurseur, il fallait être non-seulement prophète et
plus que prophète, mais un ange sur la terre, puisque c'est de lui , suivant l'explication même du Sauveur du monde, que
Dieu, par Malachie, et en parlant
à son Fils, avait dit autrefois :
J'enverrai devant vous mon ange qui vous préparera les voies : Hic est enim de quo scriptum est : Ecce
ego mitto Angelum meum qui prœparabit viam tuam ante te (1).
Quoique je ne sois ni ange ni
prophète, Dieu veut, mes c tiers auditeurs, que je rende à Jésus-Christ le même
office que saint Jean, et qu'à l'exemple de ce glorieux précurseur, je vous
crie, non plus comme lui dans le désert, mais au milieu de la cour : Dirigite viam Domini (2). Chrétiens qui m'écoutez, voici votre Dieu
qui approche, disposez-vous à le recevoir, et, puisqu'il veut être prévenu,
commencez dès maintenant à lui préparer dans vous-mêmes cette voie bienheureuse
qui doit le conduire à vous, et vous conduire à lui. C'est pour cela que
Jean-Baptiste fut envoyé dans la Judée ; et c'est pour cela même que je parais
ici : c'est, dis-je, pour vous apprendre quelle est cette voie du Seigneur si
éloignée des voies du monde. Il est de la foi que c'est une voie sainte : et
malheur à moi si je vous en donnais jamais une autre idée ! mais
il s'agit du
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savoir quelle est cette voie sainte
où nous devons marcher ; il s'agit de connaître en même temps la voie qui lui
est opposée , afin de nous en détourner. Et voilà ce que j'ai entrepris de vous
montrer, après que nous aurons imploré le secours du ciel, en adressant à Marie
la prière ordinaire. Ave, Maria.
Ne cherchons point hors de
nous-mêmes l'éclaircissement des paroles de notre évangile. Ces voies du
Seigneur, que nous devons préparer, ce sont nos consciences. Ces voies droites,
que nous devons suivre, pour nous mettre en état de recevoir Jésus-Christ, ce
sont nos consciences réglées selon la loi de Dieu. Ces voies obliques que nous
sommes obligés de redresser, ce sont nos consciences perverties et corrompues
par les fausses maximes du monde. Cette voie trompeuse dont les issues
aboutissent à la mort, c'est la conscience aveugle et erronée que se fait le
pécheur. Cette voie sûre et infaillible qui Conduit à la vie, c'est la
conscience exacte et timorée que se fait l'homme chrétien. Tel est, mes chers
auditeurs, tout le mystère de la prédication de saint Jean : Dirigite viam Domini.
Nos consciences sont nos voies,
puisque c'est par elles que nous marchons, que nous avançons ou que nous nous
égarons. Ce sont les voies du Seigneur, puisque c'est par elles que nous
cherchons le Seigneur et que nous le trouvons. Ces voies sont en nous, puisque
nos consciences sont une partie de nous-mêmes , et ce
qu'il y a de plus intime dans nous-mêmes. C'est à nous à les préparer, puisque
c'est pour cela, dit l'Ecriture, que Dieu nous a mis dans les mains de notre conseil.
Jugez si le précurseur de Jésus-Christ n'avait donc pas raison de dire aux
Juifs : Dirigite viam
Domini; préparez la voie du Seigneur.
Or, pour vous aider à profiter
d'une instruction si importante, mon dessein est de vous découvrir aujourd'hui
le désordre de la fausse conscience, qui est cette voie réprouvée et
directement opposée à la voie du Seigneur. Je veux, s'il m'est possible, vous
en préserver, en vous montrant combien il est aisé de se faire dans le monde
une fausse conscience, combien il est dangereux, ou, pour mieux dire,
pernicieux, d'agir selon les principes d'une fausse conscience; enfin, combien
devant Dieu il est inutile d'apporter pour excuse de nos égarements une fausse
conscience. Trois propositions dont je vous prie de comprendre l'ordre et la
suite, parce qu'elles vont faire tout le
partage de ce discours. Fausse
conscience aisée à former, c'est la première partie. Fausse conscience
dangereuse à suivre, c'est la seconde. Fausse conscience, excuse frivole pour
se justifier devant Dieu, c'est la troisième. Dans le premier point, je vous
découvrirai la source et l'origine de la fausse conscience. Dans le second , je vous en ferai remarquer les pernicieux effets;
et dans le dernier, je vous détromperai de l'erreur où vous pourriez être que
la fausse conscience dût vous servir un jour d'excuse devant le tribunal de
Dieu. Le sujet mérite toute votre attention.
PREMIÈRE PARTIE.
Si la loi de Dieu était la seule
règle de nos actions, et s'il se pouvait faire que notre vie roulât uniquement
sur le principe de cette première et essentielle loi dont Dieu est l'auteur, on
pourrait dire, Chrétiens, qu'il n'y aurait plus de pécheurs dans le monde, et
que dès là nous serions tous non-seulement parfaits,
mais impeccables. Nos erreurs , nos désordres, nos
égarements dans la voie du salut, viennent de ce qu'outre la loi de Dieu il y a
encore une autre règle d'où dépend la droiture de nos actions, et que nous
devons suivre ; ou plutôt, de ce que la loi de Dieu, qui est la règle générale
de toutes les actions des hommes, nous doit être appliquée en particulier par
une autre règle encore plus prochaine et plus immédiate, qui est la conscience.
Car qu'est-ce que la conscience? le Docteur angélique
saint Thomas nous l'apprend en deux mots. C'est l'application que chacun se
fait à soi-même de la loi de Dieu. Or, vous le savez, et il est impossible que
l'expérience ne vous en ait convaincus, chacun se fait l'application de cette
loi de Dieu selon ses vues, selon ses lumières, selon le caractère de son esprit;
je dis plus, selon les mouvements secrets et la disposition présente de son
cœur. D'où il arrive que cette loi divine mal appliquée ,
bien loin d'être toujours dans la pratique une règle sûre pour nous, soit du
bien que nous devons faire, soit du mal que nous devons éviter, contre
l'intention de Dieu même, nous sert très-souvent
d'une fausse règle dont nous abusons et dont nous nous autorisons , tantôt pour
commettre le mal, tantôt pour manquer aux obligations les plus inviolables de
faire le bien. Entrez, s'il vous plaît, dans nia pensée ,
et tâchez d'approfondir avec moi ce mystère important.
Il est vrai, Chrétiens, la loi de
Dieu, absolument considérée, est en elle-même, et par
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rapport à Dieu qui est son
principe, une loi simple et uniforme, une loi invariable et inaltérable, une
loi, comme parle le Prophète royal, sainte et irrépréhensible : Lex Domini immaculata (1). Mais la loi de Dieu entendue par
l'homme, expliquée par l'homme, tournée selon l'esprit de l'homme, enfin
réduite à la conscience de l'homme, y prend autant de formes différentes qu'il
y a de différents esprits et de consciences différentes, s'y trouve aussi
sujette au changement que le même homme qui l'observe, ou qui se pique de
l'observer, est lui-même, par son inconstance naturelle, sujet à changer : le
dirai-je? y devient aussi susceptible, non-seulement d'imperfection, mais de corruption, que nous
le sommes nous-mêmes dans l'abus que nous en faisons, lors même que nous
croyons nous conduire et agir par elle. C'est la loi de Dieu
, j'en conviens ; mais celui-ci l'interprète d'une façon, celui-là de
l'autre ; et par là elle n'a plus dans nous ce caractère de simplicité et
d'uniformité. C'est la loi de Dieu ; mais, selon les divers états où nous nous
trouvons, nous la resserrons aujourd'hui, et demain nous l'élargissons ;
aujourd'hui nous la prenons dans toute sa rigueur, et demain nous y apportons
des adoucissements ; et par là elle n'a plus à notre égard de stabilité. C'est
la loi de Dieu, mais, par nos vains raisonnements, nous raccommodons à nos
opinions, à nos inclinations mauvaises et dépravées, et par là nous faisons
qu'elle dégénère de sa pureté et de sa sainteté. En un mot, toute loi de Dieu
qu'elle est, par l'intime liaison qu'il y a entre elle et la conscience des
hommes, elle ne laisse pas en ce sens d'être mêlée et confondue avec leur
iniquité. Parlons encore plus clairement dans un sujet qui ne peut être assez
développé.
De quelque manière que Ton vive
dans le monde, chacun s'y fait une conscience ; et j'avoue qu'il est nécessaire
de s'en former une. Car, comme dit fort bien le grand Apôtre, tout ce qui ne se
fait pas selon la conscience est péché : Omne
quod non est ex fide, peccatum
est (2). Or, par ce terme, fide, saint
Paul entendait la conscience, et non pas simplement la foi ; ou, si vous
voulez, il réduisait la foi pratique à la conscience. Tel est le sentiment des
Pères, et la suite même du passage le montre évidemment. C'est-à-dire qu'il
faut une conscience pour ne pécher pas, et que quiconque agit sans conscience,
ou agit contre sa conscience, quoi qu'il fasse, fît-il même le bien, pèche en
le faisant. Mais il ne s'ensuit pas de là que, par la
raison des contraires, tout ce qui
est selon la conscience soit exempt de péché. Car voici, mes chers auditeurs,
le secret que je vous apprends , et que vous ne pouvez
ignorer sans ignorer votre religion : comme toute conscience n'est pas droite,
tout ce qui est selon la conscience n'est pas toujours droit. Je m'explique :
comme il y a des consciences de mauvaise foi, des consciences corrompues, des
consciences, pour me servir du terme de l'Ecriture, cautérisées : Cauteriatam habentium conscientiam (1), c'est-à-dire des consciences noircies
de crimes, et dont le fond n'est que péché , ce qui se
fait selon ces consciences ne peut pas être meilleur, ni avoir d'autres
qualités que ces consciences mêmes. On peut donc agir selon la conscience, et
néanmoins pécher ; et, ce qui est bien plus étonnant, on peut pécher en cela
même et pour cela même qu'on agit selon sa conscience, parce qu'il y a
certaines consciences selon lesquelles il n'est jamais permis d'agir, et qui,
infectées du péché, ne peuvent enfanter que le péché. On peut, en se formant
une conscience, se damner et se perdre, parce qu'il y a des espèces de
consciences qui, de la manière dont elles sont formées, ne peuvent aboutir qu'à
la perdition, et sont des sources infaillibles de damnation.
Or je prétends, et c'est ici,
Chrétienne compagnie, où tous les intérêts de votre salut vous engagent à
m'écouter ; je prétends qu'il est très-aisé de se
faire dans le monde de semblables consciences. Je prétends que plus vos
conditions sont élevées, plus il est difficile que vos consciences ne soient
pas du caractère que je viens de marquer. Je prétends que ces sortes de
consciences se forment encore plus aisément dans certains états qui composent
et qui distinguent le monde particulier où vous vivez. Pourrez-vous être
persuadés de ces vérités, et ne rentrer pas dans vous-mêmes, pour reconnaître
devant Dieu la part que vous avez à ce désordre ?
J'ai dit qu'il était aisé de se
faire dans le monde une fausse conscience : pourquoi? en
voici les deux grands principes. Parce qu'il n'est rien de plus aisé ni de plus
naturel que de se faire une conscience, ou selon ses désirs, ou selon ses
intérêts. Or, l'un et l'autre est évidemment ce que j'appelle conscience
déréglée et erronée. Appliquez-vous, et vous en allez convenir. Conscience déréglée , par la raison seule qu'on se la forme selon ses
désirs. La preuve qu'en apporte saint Augustin ne souffre pas de réplique.
C'est que dans l'ordre
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des choses, qui est l'ordre de
Dieu, ce sont les désirs qui doivent être selon la conscience, et non pas la
conscience selon les désirs. Cependant, mes Frères, dit ce saint docteur, voilà
l'illusion et l'iniquité à laquelle, si nous n'y prenons garde, nous sommes
sujets. Au lieu de régler nos désirs par nos consciences, nous nous faisons des
consciences de nos désirs; et parce que c'est sur nos désirs que nos
consciences sont fondées, qu'arrive-t-il? suivez la
pensée de saint Augustin : tout ce que nous voulons, à mesure que nous le
voulons, nous devient et nous paraît bon : quodeumque
volumus, bonum est (1).
Peut-être ne nous paraissait-il d'abord qu'agréable, qu'utile
, que commode; mais parce que nous le voulons, à force de l'envisager
comme agréable, comme utile ou commode, nous nous le figurons permis, nous le
prétendons innocent, nous nous persuadons qu'il est honnête, et, par un progrès
d'erreur dont on ne voit que trop d'exemples, nous allons jusqu'à croire qu'il
est saint : Et quodeumque placet, sanctum est (2). D'où vient cela? de
l'ascendant malheureux que notre cœur prend insensiblement sur notre esprit,
pour nous faire juger des choses, non pas selon ce qu'elles sont, mais selon ce
que nous voulons ou que nous voudrions qu'elles fussent ; comme s'il dépendait
de nous qu'elles fussent à notre gré bonnes ou mauvaises, et que notre volonté
eût en effet ce pouvoir de leur donner la forme qui lui plaît. Car c'est
proprement ce que saint Augustin a voulu nous faire entendre par cette
expression : Quodeumque placet, sanctum est. Ce que nous voulons, quoique faux ,
quoique injuste, quoique damnable , pour le vouloir trop , et à force de le
vouloir, est pour nous vérité, est pour nous justice, est pour nous mérite et
vertu. Que chacun s'examine sans se faire grâce : entre ceux qui m'écoutent,
peut-être y en aura-t-il peu qui osent se porter témoignage que ce reproche ne
les regarde pas.
Et voilà pourquoi le Psalmiste,
parlant des erreurs pernicieuses et des maximes détestables qui se répandent
parmi les hommes, et dont se forment peu à peu les consciences des pécheurs et
des impies, ne manquait jamais d'ajouter que le pécheur et l'impie concevait
ces erreurs dans son cœur, qu'il les établissait dans son cœur, que son cœur
était la source d'où elles procédaient, et que c'était dans son cœur qu'il
avait coutume de se dire à soi-même tout ce qui était propre à le confirmer
dans son péché et dans son impiété
: Dixit in corde suo (1).
S'il avait écouté sa raison , sa raison lui aurait dit tout le contraire. S'il
avait consulté sa foi, sa foi, de concert en ceci avec sa raison
, lui aurait répondu : Tu te trompes. Il y a une loi qui te défend, sous
peine de mort, l'action que tu vas faire sans scrupule. Il y a un tribunal
suprême où tu seras jugé selon cette loi. Il y a un Dieu ; et, entre les
attributs de Dieu, le plus inséparable de son être est sa providence; et une
partie de cette providence est la justice rigoureuse avec laquelle il punira
ton crime. C'est ce que la religion, soutenue de la raison même, lui aurait
fait entendre, tout impie qu'il est. Mais parce qu'il n'en a voulu croire que
son cœur, son cœur, déterminé à le séduire , lui a
tenu un langage tout opposé. Son cœur lui a dit qu'en tel et tel cas sa raison
ne lui imposait point une si étroite ni une si dure obligation. Son cœur lui a
dit que sa religion ne faisait pas dépendre de si peu de chose un mal aussi
grand que la réprobation. Son cœur lui a dit que sa foi serait une foi outrée,
si elle poussait jusque-là les vengeances de Dieu; et de tout cela il s'est
fait une conscience.
Or, qu'y a-t-il, encore une fois , de plus aisé que de se la faire ainsi selon son cœur
? Donnez-moi un homme dont le cœur soit dominé par une passion : tandis qu'elle
le domino, quel penchant n'a-t-il pas à opiner, à décider, à conclure suivant
le mouvement de cette passion dont il est esclave? quelle
détermination ne se sent-il pas à trouver juste et raisonnable tout ce qui la
favorise, et à rejeter tout ce qui l'en devrait guérir? Prenons de toutes les
passions la plus connue et la plus ordinaire. On a dans le monde un attachement
criminel, et on veut l'accorder avec la conscience : que ne fait-on pas pour
cela? S'il s'agit de régler dos commerces, de retrancher des libertés, de quitter
et de fuir des occasions qui entretiennent le désordre de cette honteuse passion , du moment que le cœur en est possédé, combien de
raisons fausses, mais spécieuses, ne suggère-t-elle pas à l'esprit pour étendre
là-dessus les bornes de la conscience, pour secouer le joug du précepte, pour
en adoucir la rigueur, pour contester le droit, quoique évident, pour ne pas
convenir des faits, quoique visibles? Par exemple, pour ne pas convenir du scandale , quoiqu'il soit réel, et peut-être mémo public;
pour soutenir que l'occasion n'est ni prochaine, ni volontaire, quoiqu'elle
soit l'un
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et l'autre; pour faire valoir de
vains prétextes, des impossibilités apparentes de sortir de l'engagement où
l'on est; pour justifier ou pour colorer les délais opiniâtres qu'on y apporte.
De la manière qu'est fait l'homme, quand sa passion est d'un côté et son devoir
de l'autre, ou plutôt, quand son cœur a pris parti, quel miracle ne serait-ce
pas s'il conservait dans cet état une conscience pure et saine, je dis pure et
saine d'erreurs ?
Mais s'il est aisé de se faire
une fausse conscience en se la formant selon ses désirs, beaucoup plus l'est-il
encore en se la formant selon ses intérêts ; et c'est ici où je vous prie de
renouveler votre attention. Car, comme raisonne fort bien saint Chrysostome,
c'est particulièrement l'intérêt qui excite les désirs, et qui leur donne cette
vivacité si propre à aveugler l'homme dans les voies du salut. En effet, mes
chers auditeurs, pourquoi se fait-on dans le monde des consciences erronées,
sinon parce qu'on a dans le monde des intérêts à sauver, et auxquels, quoi
qu'il en puisse être, on n'est pas résolu de renoncer? Et pourquoi tous les jours,
en mille choses que la loi de Dieu défend, étouffe-t-on les remords de la
conscience les plus vifs, sinon parce qu'il n'y en a pas de si vifs que la
cupidité, encore plus vive, et l'intérêt, plus fort que la conscience, n'aient
le pouvoir d'étouffer? On nous l'a dit cent fois, et malgré nous-mêmes
peut-être l'avons-nous reconnu : dès qu'il ne s'agit point de l'intérêt, il ne
nous coûte rien d'avoir une conscience droite, ni d'être réguliers et même
sévères en ce qui regarde les obligations de la conscience. Notre intérêt
cessant ou mis à part, ces obligations de conscience n'ont rien d'onéreux que
nous n'approuvions, et même que nous ne goûtions. Nous en jugeons sainement,
nous en parlons éloquemment, nous en faisons aux autres des leçons, nous en poussons
l'exactitude jusqu'à la plus rigide perfection, et nous témoignons sur ce point
de l'horreur pour tout ce qui n'est pas conforme à la pureté de nos principes.
Mais est-il question de notre intérêt? se
présente-t-il une occasion où par malheur l'intérêt et cette pureté de
principes ne se trouvent pas d'accord ensemble ? vous
savez, Chrétiens, combien nous sommes ingénieux à nous tromper. Dès là nos
lumières s'affaiblissent, des lu notre sévérité se dément, dès là nous ne
voyons plus les choses avec cet œil simple, cet oeil épuré de la corruption du
siècle. Parce qu'il y va de notre intérêt, ces opinions, qui jusqu'alors nous avaient paru relâchées, ne nous semblent plus si larges ; et
les examinant de plus près, nous y découvrons du bon sens. Ces probabilités
dont le seul nom nous choquait et nous scandalisait, dans le cas de notre intérêt , ne nous paraissent plus si odieuses. Ce que nous
condamnions auparavant comme injuste et insoutenable, à la vue de notre intérêt
change de face, et nous paraît plein d'équité, ce que nous blâmions dans les
autres commence à être légitime et excusable pour nous. Peut-être ne
laissons-nous pas de disputer un peu avec nous-mêmes ; mais enfin nous nous
rendons ; et cet intérêt dont nous ne voulons pas nous dépouiller, par une
vertu bien surprenante, fait prendre à nos consciences tel biais et tel pli
qu'il nous plaît de leur donner.
En quoi avons-nous communément la
conscience exacte, et sur quoi sommes-nous sévères dans nos maximes? confessons-le de bonne foi : sur ce qui n'est pas de notre
intérêt, sur ce qui touche les devoirs des autres, sur ce qui n'a nul rapport à
nous : c'est-à-dire que chacun pour son prochain est consciencieux jusqu'à la
sévérité : pourquoi? parce qu'on n'a jamais d'intérêt
à être relâché pour autrui, et qu'on a plutôt intérêt à ne l'être pas, parce
qu'on se fait, même aux dépens d'autrui, un honneur et un intérêt de cette
sévérité. Mais au même temps, par un aveuglement grossier dont il y a peu
d'âmes fidèles qui sachent bien se garantir, chacun n'est consciencieux pour
soi qu'autant que la nécessité de ses affaires, qu'autant que l'avancement de
sa fortune, qu'autant que le succès de ses entreprises, en un mot qu'autant que
son intérêt le peut souffrir : et de là vient que l'erreur et l'iniquité sont
aujourd'hui si répandues dans les consciences des hommes. Ecoutez un laïque
discourir sur les points de conscience qui concernent les ecclésiastiques;
c'est un oracle qui parle, et rien n'approche de ses lumières : mais voyez
comment il raisonne pour lui-même, ou plutôt jugez-en par ses actions : à peine
lui trouverez-vous souvent de la conscience, et cet oracle prétendu vous fera
pitié.
Voulez-vous, Chrétiens, que je
vous fasse sentir cette vérité ? elle est trop
importante pour ne la pas mettre dans tout son jour. Appliquez-vous à ma
supposition. Que je ramasse dans ce discours tout ce qu'enseignent les
théologiens les plus modérés, et les plus éloignés de porter les choses jusqu'à
l'excès d'une indiscrète sévérité; je dis même, si vous voulez, les plus commodes,
et les plus soupçonnés, soit avec sujet, soit sans sujet, de pencher vers
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le relâchement : que je ramasse, dis-je, tout ce qu'ils
enseignent et qu'ils soutiennent être d'une obligation étroite de conscience,
et à quoi néanmoins la conscience souvent des plus zélés contre eux et contre
leur morale n'est pas dans la disposition de se soumettre. Tout commodes qu'on
les prétend, que je rapporte ici, sans y rien ajouter et dans les termes les
plus simples, leurs décisions sur certains chefs qui touchent les intérêts des
hommes, et que j'en fasse l'application à tel qui se pique le plus d'une
conscience timorée, il y en aura peu dans cette assemblée que je ne confonde,
et peut-être intérieurement que je ne révolte. Que je remontre, par exemple, à un
bénéficier jusqu'où va la sévérité de ces théologiens indulgents, sur cinq ou
six articles essentiels dont je veux bien lui épargner le détail ; pour peu
qu'il ait de sincérité et de droiture, il s'humiliera devant Dieu, et
reconnaîtra qu'il est encore bien éloigné de cette exactitude dont il se
flattait : mais pour peu que la vérité le blesse, il s'offensera de celle-ci.
Si je ne m'adressais qu'à lui, tous les autres qui m'écoutent, n'y étant point
intéressés, loueraient mon zèle, et s'écrieraient que j'ai raison. Mais que
j'étende l'induction jusqu'à leurs personnes et à leur état, que je passe du
bénéficier au financier, du financier au magistrat, du magistral au marchand et
à l'artisan ; qu'avec la sainte liberté de la chaire je marque à chacun en particulier
en quoi devrait consister pour lui la sévérité de la morale chrétienne, s'il
voulait l'embrasser de bonne foi, et que je le convainque, comme il me serait aisé,
que c'est sur cela même qu'il donne dans les plus grands relâchements dont il
ne s'aperçoit pas, et à quoi il ne pense pas ; que je les lui fasse connaître,
et que sans nul ménagement je les lui mette devant les yeux, oui, je le répète,
peu s'en faudra que tout mon auditoire ne s'élève contre moi. Et pourquoi? ah ! Chrétiens, c'est ici la contradiction. Nous voulons une
morale étroite en spéculation, et non en pratique; une morale étroite, mais qui
ne nous oblige à rien, qui ne nous incommode en rien, qui ne nous contraigne
sur rien; une morale étroite selon notre goût, selon nos idées, selon notre
humeur, selon nos intérêts; une morale étroite pour les autres, et non pas pour
nous; une morale étroite qui nous laisse la liberté déjuger, de parler, de
railler, de censurer; en un mot, une morale étroite qui ne le soit pas : et de
là vient que ce prétendu zèle de morale étroite n'empêche pas que dans le
monde, et dans le monde même chrétien, on ne se forme tous les jours de fausses
consciences.
Mais j'ai dit, et je le redis,
que ce sont surtout les grands qui se trouvent plus exposés au malheur de la
fausse conscience; et le devoir de mon ministère, le zèle que Dieu m'inspire
pour leur salut, ne me permet pas de leur taire une vérité aussi essentielle
que celle-là. Plus exposés, comme grands, au malheur de la fausse conscience :
pourquoi? par mille raisons évidentes qu'ils ne
sauraient trop méditer. C'est qu'étant grands et élevés, ils ont des intérêts
plus difficiles à accorder avec la foi de Dieu, et par conséquent plus sujets à
devenir la matière et le fonds d'une conscience erronée. Car ce ne sont pas les
intérêts des grands qui font que, dans leurs entreprises et dans leurs
desseins, Dieu est rarement consulté; que chez eux le ressort de la conscience
est si souvent affaibli par celui de la politique; ou, plutôt, que la politique
est presque toujours la règle de leurs plus importantes actions, pendant que la
conscience n'est écoutée ni ne décide que sur les moindres; que ce qui
s'appelle leur intérêt n'est presque jamais pesé dans la balance de ce jugement
redoutable, où eux-mêmes néanmoins ils doivent l'être un jour : comme si leur
intérêt était quelque chose pour eux de plus privilégié qu'eux-mêmes; comme si
la politique des hommes pouvait prescrire contre le droit de Dieu ; comme si la
conscience n'était un lien que pour les âmes vulgaires. Plus exposés, comme
grands, au malheur de la fausse conscience : pourquoi? c'est
que tout ce qui les environne contribue à la former en eux. Rien, dit saint Bernard,
n'est plus propre à séduire une conscience que les applaudissements, que les
louanges, que les complaisances éternelles, que de n'être jamais contredit, que
d'être toujours sûr de trouver des approbateurs : or, tel est le funeste sort
de ceux que Dieu élève dans le monde. Plus exposés, comme grands, par la
fatalité de leur état, au malheur de la fausse conscience : pourquoi? parce que
souvent ils sont servis par des hommes dont l'intérêt capital est de les
tromper, des hommes dont toutes les vues sont peut-être fondées sur
l'aveuglement de la conscience de leurs maîtres, des hommes qui seraient désolés
si leurs maîtres avaient une conscience plus exacte, par conséquent des hommes
dont tout le soin est de jeter dans l'illusion ces maîtres dont ils ont la
confiance, et de les y entretenir, soit par les conseils qu'ils leur donnent,
soit par les sentiments qu'ils leur inspirent.
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J'ai dit même, plus en
particulier, que dans le monde où vous vivez, qui est la cour, le désordre delà
fausse conscience était encore bien plus commun et bien plus difficile à
éviter, et je suis certain que vous en tomberez vous-mêmes d'accord avec moi.
Car c'est à la cour où les passions dominent, où les désirs sont plus ardents,
où les intérêts sont plus vifs, et par une conséquence infaillible, où
s'aveuglent plus aisément et se pervertissent les consciences même les plus éclairées et les plus droites. C'est à la cour
où cette divinité du monde, je veux dire la fortune, exerce sur les esprits des
hommes, et ensuite sur leurs consciences, un empire plus absolu. C'est là où la
vue de se maintenir, où l'impatience de s'élever, où l'entêtement de se
pousser, où la crainte de déplaire, où l'envie de se rendre agréable, forment
des consciences qui passeraient partout ailleurs pour monstrueuses, mais qui,
se trouvant là autorisées par l'usage et la coutume, semblent y avoir acquis un
droit de possession et de prescription. A force de vivre à la cour sans autre
raison que d'y avoir vécu, on se trouve rempli de ses erreurs. Quelque droiture
de conscience qu'on y eût apportée, à force d'en respirer l'air et d'en écouter
le langage, on s'accoutume à l'iniquité, on n'a plus tant d'horreur du vice; et
après l'avoir longtemps blâmé, mille fois condamné, on le regarde enfin d'un
œil plus favorable, on le souffre, on l'excuse, c'est-à-dire qu'on se fait,
sans le remarquer, une conscience nouvelle, et que par un progrès insensible,
de chrétien qu'on était, on devient peu à peu tout mondain, et presque païen.
Vous diriez, et il semble en
effet qu'il y ait pour la cour d'autres principes de religion que pour le reste
du monde, et que le courtisan ait un titre pour se faire une conscience
différente en espèce et en qualité de celle des autres hommes : car telle est
l'idée qu'on en a, si bien confirmée, ou plutôt si malheureusement justifiée
par l'expérience. Voici, dis-je, ce qu'on en pense et ce qu'on en dit tous les
jours : que quand il s'agit de la conscience d'un homme de cour, on a toujours
raison de s'en défier, et de n'y compter pas plus que sur son désintéressement.
Cependant, mes chers auditeurs, saint Paul nous assure qu'il n'y a qu'un Dieu
et une foi : et malheur à celui qui le divisant, ce seul Dieu, le représentera
à la cour moins ennemi des dérèglements des hommes que hors de la cour, ou qui,
partageant cette foi, la supposera plus indulgente pour une condition que pour l'autre
! Anathème, mes Frères, disait le grand Apôtre, à quiconque vous prêchera un
autre Evangile que celui que je vous ai prêché ! Fût-ce un ange descendu du
ciel qui vous l'annonçât, cet Evangile différent du mien, tenez-le pour
séducteur et pour imposteur. Ainsi, Chrétiens, anathème à quiconque vous dira
jamais qu'il y ait pour vous d'autres lois de conscience que ces mêmes lois sur
lesquelles les derniers des hommes doivent être jugés de Dieu ! et anathème à
quiconque ne vous dira pas que ces lois générales sont pour vous d'autant plus
terribles que vous avez plus de penchant à vous en émanciper, et que vous êtes
à la cour dans un plus évident péril de les violer !
Reprenons et concluons : désirs
et intérêts des hommes, sources maudites de toutes les fausses consciences dont
le monde est plein. Désirs et intérêts des hommes, qui faisaient tirer à David
cette triste conséquence, dont il n'exceptait nulle condition : Omnes declinaverunt
(1) ; tous se sont égarés, tous ont marché dans la voie du mensonge et de
l'erreur, tous ont eu des consciences corrompues et même des consciences
abominables : Corrupti sunt,
et abominabiles facti sunt (2) : pourquoi ? parce
que tous ont été passionnés et intéressés. O mon Dieu, faites-nous bien
comprendre cette vérité, et qu'elle demeure pour jamais profondément gravée
dans nos esprits ! Puisqu'il est vrai que ce sont nos désirs qui nous
aveuglent, ne nous livrez pas aux désirs de notre cœur; puisque ce sont nos
intérêts qui nous pervertissent, ne permettez pas que ces intérêts nous dominent.
Donnez-nous, Seigneur, des cœurs droits qui, soumis à la raison, tiennent en
bride toutes nos passions ; donnez-nous des âmes généreuses et supérieures à
tous les intérêts du monde. Par là nos consciences, qui sont nos voies, seront
redressées, et par là nous accomplirons la parole du précurseur de Jésus-Christ
: Dirigite viam Dornini. Mais autant qu'il est aisé de se faire dans le
monde une fausse conscience, autant est-il dangereux de s'y livrer et de la
suivre : c'est le sujet de la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Toute erreur est dangereuse,
surtout en matière de mœurs; mais il n'y en a point de plus préjudiciable, ni
de plus pernicieuse dans ses suites, que celle qui s'attache au principe et à
la règle même des mœurs, qui est la conscience. Votre œil, disait le Fils de
Dieu dans
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l'Evangile, est la lumière de votre
corps : si votre œil est pur, tout votre corps sera éclairé; mais s'il ne l'est
pas, tout votre corps sera dans les ténèbres. Prenez donc bien garde, ajoutait
le Sauveur du monde, que la lumière qui est en vous ne soit elle-même que
ténèbres : Vide ergo ne lumen quod in te est, tenebrae
sint (1). Or, l'œil dont parlait Jésus-Christ,
dans le sens littéral de ce passage, n'est rien autre chose que la conscience
qui nous éclaire, qui nous dirige, et qui nous fait agir. Si la conscience
selon laquelle nous agissons est pure et sans mélange d'erreur, c'est une
lumière qui se répand sur tout le corps de nos actions, ou, pour mieux dire,
toutes nos actions sont des actions de lumière ; et pour user encore du terme
de l'Apôtre, ce sont des fruits de lumière : Fructus lucis
(2) ; tout ce que nous faisons est saint, louable, digne de Dieu. Au contraire,
si la conscience, qui est le flambeau et la lumière de notre âme, vient à se changer
en ténèbres, par les erreurs grossières dont nous nous laissons préoccuper,
c'est alors que toutes nos actions deviennent des œuvres de ténèbres, et qu'on
peut bien nous appliquer ce reproche de Jésus-Christ : Si lumen quod in te
est tenebrœ sunt ipsœ, tenebrœ quantœ
erunt (3) ? Hé ! mon
Frère ! si ce qui devait être votre lumière n'est que
ténèbres, que sera-ce de vos ténèbres mêmes, c'est-à-dire si ce que vous
appelez votre conscience, et que vous croyez une conscience droite, n'est
qu'illusion, que désordre, qu'iniquité, que sera-ce de ce que votre conscience même
condamne et réprouve ? que sera-ce de ce que vous reconnaissez vous-même pour
iniquité et pour désordre?
Voilà, mes chers auditeurs,
l'écueil que nous avons à éviter : car de là s'ensuivent des maux d'autant plus
affligeants et plus étonnants, qu'à force de s'y accoutumer, on ne s'en étonne
plus, et l'on ne s'en afflige plus. Ecoutez-en le détail : peut-être en
serez-vous touchés. Il s'ensuit de là qu'avec une fausse conscience il n'y a
point de mal qu'on ne commette. Il s'ensuit de là qu'avec une fausse
conscience, on commet le mal hardiment et tranquillement. Enfin, il s'ensuit de
là qu'avec une fausse conscience, on commet le mal sans ressource et sans nulle
espérance de remède. Malheurs dont il faut aujourd'hui nous préserver, si nous
ne voulons pas exposer notre âme à une perte irréparable et à une éternelle
damnation.
Non, Chrétiens, avec une fausse
conscience il n'y a point de mal qu'on ne fasse : dites-moi
celui qu'on ne fait pas, et par là
vous comprendrez mieux la vérité de ma proposition. Pour vous la faire toucher
au doigt, je vous demande jusqu'où ne va pas le dérèglement d'une conscience
aveugle et présomptueuse? Du ■moment qu'elle s'est érigée en conscience,
dites moi les crimes qu'elle n'excuse pas, et qu'elle ne colore pas? Quand, par
exemple, l'ambition s'est fait une conscience de ses maximes pour parvenir à
ses fins, dites-moi les devoirs qu'elle ne viole pas, les sentiments d'humanité
qu'elle n'étouffe pas, les lois de probité, d'équité, de fidélité, qu'elle ne
renverse pas? Conscience tant qu'il vous plaira: corrompue qu'elle est par
l'ambition, dites-moi les malignes jalousies qu'elle n'inspire pas, les damnables
intrigues qu'elle n'entretient pas; les fourberies, les trahisons dont, s'il
est nécessaire, elle ne s'aide pas ? Quand la conscience est de concert avec la
cupidité et l'envie d'avoir, dites-moi les injustices qu'elle ne permet pas,
les usures qu'elle ne favorise pas, les simonies qu'elle ne pallie pas, les
vexations, les violences, les mauvais procès, les chicanes qu'elle ne justifie
pas? Quand la conscience est formée par l'animosité et la haine, dites-moi les
ressentiments, les aigreurs qu'elle n'autorise pas, les vengeances qu'elle
n'appuie pas, les divisions scandaleuses, les inimitiés qu'elle ne fomente pas,
les fiertés, les duretés qu'elle n'approuve pas? Non, encore une fois, rien ne
l'arrête : pervertie qu'elle est d'une part, et néanmoins conscience de
l'autre, elle ose tout, elle entreprend tout, elle se porte à tout. Elle couvre
la multitude des péchés, et des péchés les plus énormes, non pas comme la
charité, en les effaçant, mais en les tolérant, en les soutenant, en les
défendant.
Avec une fausse conscience, que
ne firent pas les Juifs? Ils crucifièrent le Saint des saints, ils mirent à
mort Jésus-Christ. Voilà jusqu'où pouvait aller la fausse conscience des
hommes, et voilà jusqu'où s'est portée la fausse conscience d'un peuple qui,
d'ailleurs, se piquait et se glorifiait d'avoir de la religion. Du plus
horrible de tous les crimes, qui était le déicide, il
s'est fait une religion, et, par le même principe, on commet tous tes jours
dans le monde, quoique sans effusion de sang, les plus cruels homicides.
C'est-à-dire, avec une fausse conscience, on égorge son prochain, on lui porte
en secret des coups mortels, on lui ôte l'honneur, qui lui est plus cher que la
vie; on détruit sa réputation, on ruine par de mauvais offices sa fortune et
son crédit. Ne vous offensez
51
pas de la comparaison des Juifs ;
elle n'a que trop de fondement. En effet, avec une fausse conscience, les Juifs
n'appréhendèrent point d'être souillés du sang du Juste, qu'ils demandèrent à
Pilate, quoiqu'en même temps, scrupuleux et superstitieux, ils refusassent
d'entrer chez Pilate même, parce qu'il était gentil, et qu'ils craignaient de
devenir impurs et de se mettre hors d'état de manger la Pâque. Et par un abus
tout semblable, et si commun aujourd'hui dans le monde, avec une fausse
conscience on avale le chameau et on le digère, tandis qu'on craint d'avaler le
moucheron. C'est-à-dire, avec une fausse conscience, on s'abandonne aux plus
violentes et aux plus ardentes passions, on se satisfait, on se venge, on
s'empare du bien d'autrui, on le retient injustement, on dévore la veuve et
l'orphelin, on dépouille le pauvre et le faible, tandis qu'à l'exemple des
pharisiens, on se fait des crimes de certains points très-peu
importants ; on est exact et régulier comme eux jusqu'au scrupule sur de
légères observances qui ne regardent que les dehors de la religion, pendant que
l'on se moque et que l'on se joue de ce qu'il y a dans la religion et dans la
loi de Dieu de plus grand et de plus indispensable, savoir : la justice, la
miséricorde et la foi.
Qu'est-ce que la fausse
conscience? un abîme, dit saint Bernard, mais un abîme
inépuisable de péchés : Conscientia quasi abyssus multa (1) ; une mer
profonde et affreuse, dont on peut bien dire que c'est là où se trouvent des
reptiles sans nombre : Mare magnum ac spatiosum ; illic reptilia, quorum non est numerus (2). Pourquoi des
reptiles? parce que de Blême, dit ce Père, que le
reptile s'insinue et se coule subtilement, aussi le péché se glisse-t-il comme
imperceptiblement dans une conscience où la passion et l'erreur lui donnent
entrée. Et pourquoi des reptiles sans nombre? parce que de même que la mer, par
une prodigieuse fécondité, est abondante en reptiles, dont elle produit des
espèces innombrables, et de chaque espèce un nombre infini, aussi la conscience
erronée est-elle féconde en toutes sortes de péchés qui naissent d'elle et qui
se multiplient en elle.
Car c'est là, poursuit saint
Bernard, où s'engendrent les monstres : Illic
reptilia. C'est dans la fausse conscience où se
couvent les envies, les aversions noires et pleines de venin; là où se forment
les médisances raffinées, les calomnies enveloppées, les intentions de nuire,
les perfidies déguisées, et, par une maudite politique ,
artificieusement dissimulées ; là où croissent et se nourrissent les désirs
charnels, suivis de consentements volontaires que l'on ne discerne pas; les
attachements secrets mais criminels, dont on ne se défie pas ; les passions
naissantes , mais bientôt dominantes , auxquelles on ne résiste pas; là où se
cache l'orgueil sous le masque de l'humilité, l'hypocrisie sous le voile de la
piété, la sensualité la plus dangereuse sous les apparences de l'honnêteté; là
où les vices s'amassent en foule, parce que c'est là qu'ils sont comme dans
leur centre et dans leur élément : Illic reptilia quorum non est numerus. A quoi n'est-on pas
exposé, et de quoi n'est-on pas capable en suivant une conscience aveuglée par
le péché?
N'en demeurons pas là : j'ajoute
qu'avec une fausse conscience, on commet le mal hardiment et tranquillement.
Hardiment, parce qu'on n'y trouve dans soi-même nulle opposition ;
tranquillement, parce qu'on n'en ressent aucun trouble ,
la conscience , dit saint Augustin , étant alors d'intelligence avec le
pécheur, et le pécheur, dans cet état, ayant fait comme un pacte avec sa
conscience, qui le met enfin dans la funeste possession de pécher et d'avoir la
paix. Or la paix dans le péché est le plus grand de
tous les maux. Non, Chrétiens, le péché sans la paix n'est point absolument le
plus grand mal que nous ayons à craindre, et la paix hors du péché serait sans
exception le plus grand bien que nous puissions
désirer. Mais l'un et l'autre ensemble, c'est-à-dire la paix dans le péché, et
le péché avec la paix, c'est le souverain mal de cette vie, et ce qu'il y a
pour le pécheur de plus approchant de la réprobation.
Or voilà, mes chers auditeurs, ce
que produit la fausse conscience. Prenez garde, s'il vous plaît, à la remarque
de saint Bernard, qui éclaircira ma pensée. Il distingue quatre sortes de
consciences : la bonne , tranquille et paisible ; la
bonne, gênée et troublée; la mauvaise, dans l'agitation et dans le trouble ; la
mauvaise, dans le calme et la paix : et là-dessus écoutez comment il raisonne.
Une bonne conscience tranquille et paisible, c'est, dit-il, sans contestation
un paradis anticipé; une bonne conscience gênée et troublée, c'est comme un
purgatoire dans cette vie, dont Dieu se sert quelquefois pour éprouver les âmes
les plus saintes ; une mauvaise conscience dans l'agitation et dans le trouble
que lui cause la vue de ses crimes, c'est une espèce d'enfer. Mais il y a
32
encore, ajoute-t-il, quelque chose
de pire que cet enfer : et quoi ? une mauvaise
conscience dans la paix et dans le calme, et c'est où la fausse conscience
aboutit. Car, dans la conscience criminelle, mais troublée de la vue de son
péché, quelque image qu'elle nous retrace de l'enfer, au moins y a-t-il encore
des lumières; et par conséquent, au moins y a-t-il encore des principes de
componction, de contrition, de conversion. Le pécheur se révolte contre Dieu,
mais au moins sait-il bien qu'il est rebelle, mais au moins ressent-il lui-même
le malheur et la peine de sa rébellion ; sa passion le domine, et le rend
esclave de l'iniquité; mais au moins ne l'empêche-t-elle pas de connaître ses
devoirs, ni d'être soumis à la vérité. Donnez-moi le mondain le plus emporté
dans son libertinage ; tandis qu'il a une conscience droite, il n'est pas
encore tout à fait hors de la voie de Dieu : pourquoi ? parce
que, malgré ses emportements, il voit encore le bien et le mal, et que cette
vue peut le ramener à l'un et le retirer de l'autre.
Mais dans une fausse conscience
il n'y a que ténèbres, et que ténèbres intérieures, plus funestes mille fois
que ces ténèbres extérieures dont nous parle le Fils de Dieu, puisqu'elles sont
la source de l'obstination du pécheur et de son endurcissement. Ténèbres
intérieures de la conscience, qui font que le pécheur, au milieu de ses
désordres , est content de lui-même, se tient sûr de Dieu, se rend de secrets
témoignages d'une vaine innocence dont il se flatte, pendant que Dieu le
réprouve, et prononce contre lui les plus sévères arrêts.
Et c'est là, Chrétiens, ce que
j'ai prétendu, quand j'ai dit, en dernier lieu, qu'avec une fausse conscience
on commet le mal sans ressource ; car la grande ressource du pécheur, c'est la
conscience droite et saine, qui, en commettant même le péché, le condamne et le
reconnaît comme péché. C'est par là que Dieu nous rappelle, par là que Dieu nous
presse, par là que Dieu nous force, pour ainsi dire, de rentrer dans l'ordre,
et dans la soumission et l'obéissance due à sa loi. Ce fut par là que la grâce
de Jésus-Christ, victorieuse, triompha du cœur d'Augustin : cette rectitude,
et, pour ainsi dire, cette intégrité de conscience que saint Augustin avait
conservée jusque dans ses plus grands dérèglements, fut le remède et la guérison
de ses dérèglements mêmes. Oui, Seigneur, disait-il à Dieu, dans cette humble
confession de sa vie que je puis proposer aux âmes pénitentes comme un parfait
modèle ; oui, Seigneur, voilà ce qui m'a sauvé, ce qui m'a retiré du profond
abîme de mon iniquité : ma conscience, déclarée pour vous contre moi ; ma
conscience, quoique coupable, juge équitable d'elle-même, voilà ce qui m'a fait
revenir à vous. Voyez-vous, Chrétiens, la conduite de la grâce dans la
conversion d'Augustin ? ce fonds de conscience qui
était resté en lui, et que le péché même n'avait pu détruire, fut le fonds de
toutes les miséricordes que Dieu voulait exercer sur lui : le trouble de cette
conscience criminelle, mais, malgré son péché, conforme à la loi, fut la
dernière grâce, mais au même temps la plus efficace et la plus invincible de
toutes les grâces, que Dieu s'était réservée pour fléchir et pour amollir la
dureté de ce cœur impénitent. Pensée consolante pour un pécheur intérieurement
agité, et livré aux remords de sa conscience. Tandis que ma conscience me fait
souffrir cette gêne cruelle, mais salutaire ; tandis qu'elle me reproche mon
péché, Dieu ne m'a pas encore abandonné, sa grâce agit encore sur moi : il y a
encore pour moi de l'espérance ; mon salut est encore entre mes mains, et les
miséricordes du Seigneur enfin ne sont pas encore épuisées : ces remords dont
je suis combattu m'en sont une preuve et une conviction sensible, puisque Dieu
me marque par là la voie que je dois suivre pour retourner à lui.
Et en effet, avec une conscience
droite, quelque éloigné de Dieu que l'on puisse être, on revient de tout. C'est
ce que l'expérience nous fait voir tous les jours en mille sujets où Dieu,
comme dit saint Paul, se plaît à manifester les richesses de sa grâce, et qui,
après avoir été les scandales du monde par leur vie abominable, en deviennent,
par leur conversion , les exemples les plus éclatants
et les plus édifiants. Au contraire : avec une fausse conscience, mortellement blessé , on est dans l'impuissance de guérir; engagé dans
les plus grands crimes et dans les plus longs égarements, on est sans espérance
de retour. Avec une fausse conscience, on est incorrigible et inconvertible; on
s'opiniâtre, on s'endurcit, on vit et on meurt dans son péché : d'où il
s'ensuit que la fausse conscience, et surtout la paix de la fausse conscience , dans l'ordre des jugements de Dieu, doit être
regardée du pécheur , non-seulement comme une
punition de Dieu , mais comme la plus formidable des vengeances de Dieu, mais
comme le commencement de la réprobation de Dieu.
Et voilà pourquoi, dit saint
Chrysostome (ne
53
perdez pas cette réflexion, qui a
quelque chose de touchant quoique terrible), quand Isaïe, animé du zèle de la
gloire et des intérêts de Dieu, semblait vouloir porter Dieu à punir les
impiétés de son peuple, il n'employait
point d'antres expressions que celle-ci : Excœca
cor populi hujus (1) ; aveuglez le cœur de ce
peuple, c'est-à-dire la conscience de ce peuple. Il ne lui disait pas :
Seigneur, humiliez ce peuple, confondez ce peuple, accablez,opprimez,
rainez ce peuple. Tout cela lui paraissait peu en comparaison de l'aveuglement,
et c'est à cet aveuglement de leurs cœurs qu'il réduisait tout : Excœca cor. Comme s'il eût dit à Dieu : C'est
par là, Seigneur, que vous vous vengerez pleinement. Guerres, pestes, famines,
calamités temporelles, ne seraient pour ces âmes révoltées que îles demi-châtiments : mais répandez dans leurs consciences des
ténèbres épaisses, et la mesure de votre colère, aussi bien que de leur
iniquité, sera remplie. Il concevait donc que l'aveuglement de leur fausse
conscience était la dernière et la plus affreuse peine du péché.
Mais c'est pour cela même que,
par un esprit tout contraire à celui d'Isaïe, je fais aujourd'hui une prière
tout opposée, en disant à Dieu : Ah ! Seigneur, quelque irrité que vous soyez,
n'aveuglez point le cœur de ce peuple, n'aveuglez point les consciences de ceux
qui m'écoutent; et que je n'aie pas encore le malheur de servir malgré moi, par
l'abus qu'ils feraient de votre parole et de mon ministère, à la consommation
et aux tristes suites de leur aveuglement. Déchargez votre colère sur tout le
reste, mais épargnez leurs consciences. Leurs biens et leurs fortunes sont à
vous, faites-leur-en sentir la perte, mais ne les privez pas de ces lumières
qui doivent les éclairer dans le chemin de la vertu. Humiliez-les,
mortifiez-les, appauvrissez-les, anéantissez-les selon le monde ; mais n'éteignez
pas le rayon qui leur reste pour les conduire. A toute autre punition qu'il
vous plaira de les condamner, ils s'y soumettront, mais ne les mettez pas à l'épreuve
de celle-ci, en leur ôtant la connaissance et la vue de leurs obligations ; car
ce serait les perdre, et les perdre sans ressource, ce serait dès cette vie les
réprouver. J'achève. Fausse conscience aisée à lin nier, fausse conscience
dangereuse et pernicieuse à suivre, c'est ce que je vous ai fait voir. Enfin, fausse
conscience, excuse inutile pour nous justifier devant Dieu : c'est la dernière
partie.
TROISIÈME PARTIE.
Il en faut convenir, Chrétiens,
Dieu, qui est miséricordieux aussi bien que juste, ne nous ferait pas des
crimes de nos erreurs, si c'étaient des erreurs involontaires et de bonne foi ;
et il n'y aurait point de pécheur qui n'eût droit de se prévaloir de sa fausse
conscience, et qui ne pût avec raison l'alléguer à Dieu comme une légitime
excuse de son péché, si la fausse conscience avait ce caractère de sincérité
dont je parle. Mais on demande si elle l'a toujours, ou du moins si elle l'a
souvent? Cette question est d'une extrême conséquence, parce qu'elle renferme
une des règles, et j'ose dire des plus importantes règles d'où dépend, dans
l'usage et dans la pratique, le discernement et le jugement exact que chacun de
nous doit faire des actions de sa vie. Il s'agit donc de savoir si ce caractère
de bonne foi convient ordinairement aux consciences aveugles et erronées des
pécheurs du siècle ; en sorte qu'une conscience aveugle et erronée à l'égard
des pécheurs du siècle puisse communément leur être un titre pour se disculper
et se justifier devant Dieu. Ah ! mes chers auditeurs,
plût à Dieu que cela fût ainsi ! un million de péchés cesseraient
aujourd'hui d'être péchés, et le monde, sans grâce et sans pénitence, se
trouverait déchargé d'une infinité de crimes dont le poids a fait gémir de tout
temps et fait encore gémir les âmes vertueuses.
Mais si cela était, reprend saint
Bernard, pourquoi David , ce saint roi, dans la ferveur de sa contrition,
aurait-il demandé à Dieu, comme une grâce, qu'il oubliât ses ignorances
passées, voulant marquer par là celles qui avaient causé le désordre et la
corruption de sa conscience? Delicta juventutis meœ, et ignorantias meas ne memineris (1). N'aurait-il pas dû dire au contraire :
Seigneur, souvenez-vous de mes ignorances, et ne les oubliez jamais ? car, puisqu'elles me doivent tenir lieu de justification
auprès de vous, il est de mon intérêt que vous en conserviez le souvenir, et
que vous les ayez toujours présentes. Est-ce ainsi qu'il parle? Non; il dit à
Dieu : Oubliez-les, effacez-les de ce livre redoutable que vous produirez
contre moi, quand vous me jugerez dans toute la rigueur de votre justice. Ne
vous souvenez point alors du mal que j'ai fait et que
je n'ai pas connu ; puisque de ne l'avoir pas connu, dans l'obligation où
j'étais de le connaître, est déjà un crime dont vous seriez
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en droit de me punir : Et ignorantias meas ne memineris. Il n'est donc pas vrai que l'ignorance , et par conséquent la fausse conscience , soit
toujours une excuse recevable auprès de Dieu.
Il y a plus, et je prétends
qu'elle ne l'est presque jamais, et que dans le siècle où nous vivons , c'est un des prétextes les plus frivoles. Pourquoi
? par deux raisons invincibles et sans réplique : 1°
parce que dans le siècle où nous vivons, il y a trop de lumière pour pouvoir
supposer ensemble une conscience dans l'erreur, et une conscience de bonne foi
; 2° parce qu'il n'y a point de fausse conscience que Dieu dès maintenant ne
puisse confondre par une autre conscience droite qui reste en nous, ou qui,
quoique hors de nous, s'élève contre nous malgré nous-mêmes. Encore un moment
d'attention, et vous en allez être persuadés.
Non, Chrétiens, dans un siècle
aussi éclairé que celui où Dieu nous a fait naître, nous ne devons pas présumer
qu'il se trouve aisément parmi les hommes des consciences erronées et au même
temps innocentes. Il y en a peu dans le monde de ce caractère; et dans le lieu
où je parle, je ne craindrais pas d'avancer qu'il n'y en a absolument point.
Car, sans m'étendre en général sur la proposition, si vous, mon cher auditeur,
à qui je l'adresse en particulier, aviez été fidèle aux lumières que la grâce
de Dieu vous avait abondamment communiquées, et si vous aviez usé des moyens
faciles qu'il vous avait mis en main pour vous éclaircir du fond de vos
obligations, jamais ces erreurs, qui ont été la source de tant de désordres, ne
vous auraient aveuglé, ni n'auraient perverti votre conscience. Souffrez que je
vienne au détail. Par exemple, si, avant que d'agir et de décider sur des
choses essentielles , vous vous étiez défié de vous-même ; si vous aviez eu, et
que vous eussiez voulu avoir un ami droit et chrétien qui vous eût parlé
sincèrement et sans ménagement ; si vous aviez donné un libre accès à ceux dont
vous pouviez apprendre la vérité ; si votre délicatesse ou votre répugnance à
les écouter ne leur avait pas fermé la bouche ; si par là les adulateurs ne
s'étaient pas emparés de votre esprit; si parmi les ministres du Seigneur, qui
devaient être pour vous les interprètes de sa loi, vous aviez eu recours à ceux
qu'il avait plus libéralement pourvus du don de la science, et que l'on
connaissait pour tels ; si au lieu d'en choisir d'intelligents, vous n'en aviez
pas cherché d'indulgents et de complaisants; si, jusque dans le tribunal de la
pénitence, vous n'aviez pas préféré ce qui vous était commode à ce qui vous
aurait été salutaire, cette fausse conscience, que nous examinons ici, ne se
serait pas formée en vous. Elle n'est donc venue que de vos résistances à la
grâce , et aux vues que Dieu vous donnait; elle ne s'est formée que parce que
vous avez vécu dans une indifférence extrême à l'égard de vos devoirs, que
parce que le dernier de vos soins a été de vous en instruire, que parce
qu'emporté par le plaisir, occupé des vains amusements du siècle, ou accablé
volontairement et sans nécessité de mille affaires temporelles, vous vous êtes
peu mis en peine d'étudier votre religion ; que parce qu'aimant avec excès
votre repos, vous avez évité d'approfondir ce qui l'aurait évidemment mais
utilement troublé : elle ne s'est formée que parce que, dans le doute, vous
vous en êtes rapporté à votre propre sens ; que parce que vous vous êtes fait
une habitude de votre présomption, jusqu'à croire que vous aviez seul plus de
lumières que tous les autres hommes; que parce que vous vous êtes mis en
possession d'agir en effet toujours selon vos idées, rejetant de sages
conseils, ne pouvant souffrir nul avis, ne voulant jamais être contredit,
faisant gloire de votre indocilité, et, comme dit l'Ecriture, ne voulant rien
entendre, ni rien savoir, de peur d'être obligé de faire et de pratiquer : Noluit intelligere ut bene ageret (1).
C'est ainsi, dis-je, mon cher
auditeur, que, suivant le torrent et le cours du monde, vous vous êtes fait une
conscience à votre gré, et vous êtes tombé dans l'aveuglement. Or, n'êtes-vous
pas le plus injuste des hommes, si vous prétendez qu'une conscience fondée sur
de tels principes vous rende excusable devant Dieu ? Cela serait bon pour des
âmes païennes enveloppées dans les ténèbres de l'infidélité ; cela serait bon
peut-être pour de certaines âmes abandonnées à la grossièreté de leur esprit,
et par la destinée de leur état, vivant sans éducation, et presque sans
instruction. Mais pour vous, Chrétiens, qui vous piquez en fout le reste
d'intelligence et de discernement; pour vous que la lumière, si je puis ainsi
parler, investit de toutes parts ; pour vous à qui il est si facile d'être
instruits de la vérité et de la connaître à fond, quel droit avez-vous de dire
que c'est l'erreur de votre conscience qui vous a trompés ? Abus, mon cher
auditeur, excuse vaine, et qui n'a point d'autre effet que de vous
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rendre encore plus criminel. C'est
ce voile de malice dont parle l'Apôtre ; et quand vous vous en servez, vous ne
faites qu'augmenter votre crime , en rejetant sur Dieu
ce que vous devez avec confusion vous imputer à vous-même.
D'autant plus condamnables au
tribunal de Dieu (remarquez bien ceci, s'il vous plaît, Chrétiens, c'est un
second titre dont Dieu se servira contre nous); d'autant plus condamnables, que
Dieu, dans le jugement qu'il fera de nous, ne nous jugera pas seulement sur les
erreurs de nos consciences absolument considérées; mais sur les erreurs de nos
consciences comparées à l'intégrité de la conscience des païens ; mais sur les erreurs de nos
consciences opposées à notre exactitude, et à notre sévérité même pour les
autres; mais sur les erreurs de nos consciences comparées à la droiture des
premières vues et des premières notions que nous avons eues du bien et du mal,
avant que le péché nous eût aveuglés. Car tout cela, dit saint Augustin, ce
sont autant de règles pour former en nous une conscience éclairée et pare, ou
du moins pour l'y rétablir. Et parce que nous les aurons négligées ces règles,
ces règles deviendront contre nous autant de sujets de condamnation. Ne
serais-je pas heureux, si je vous persuadais aujourd'hui de vous les rendre
utiles et nécessaires?
Dieu se servira de la conscience
des païens pour condamner les erreurs des chrétiens. Ainsi Tertullien,
instruisant les femmes chrétiennes, les confondait-il sur certains scandales
dont quelques-unes, remplies de l'esprit du monde, ne se faisaient nulle
conscience, et en particulier sur cette immodestie dans les habits, sur ces
nudités criminelles si contraires à la pudeur. Car n'est-il pas indigne, leur
disait-il, qu'il y ait des païennes dans le monde plus régulières là-dessus et
plus consciencieuses que vous? N'est-il pas indigne que les femmes arabes, dont
nous savons les mœurs il les coutumes, bien loin d'être sujettes à de tels
désordres, les aient toujours détestés comme une espèce de prostitution; et que
vous, élevées dans le christianisme , vous prétendiez
les justifier par un usage corrompu, dont le monde en vain s'autorise, puisque
Dieu l'a en horreur et le réprouve? Or sachez, ajoutait ce l'ère, que ces
païennes et ces infidèles seront vos juges devant Dieu. Et moi, Chrétiens auditeurs , suivant la même pensée, je vous dis : N'est-il
pas bien étrange et bien déplorable que nous nous permettions aujourd'hui
impunément et sans remords cent choses dont nous savons que les païens se sont
fait des crimes? que dans la justice, par exemple, on
ne rougisse point de je ne sais combien de ruses, de détours, de chicanes, que
la probité de l'aréopage n'aurait pas souffertes; que dans le commerce on
veuille soutenir des usures que toutes les lois romaines ont condamnées; que
dans le christianisme on veuille qualifier de divertissements honnêtes, au
moins permis, des spectacles qui, selon le rapport de saint Augustin, rendaient
infâmes dans le paganisme ceux qui les représentaient? D'où procédaient ces sentiments?
d'où procédait la sévérité de ces lois , sinon de la
rectitude naturelle de la conscience ? et c'est cette
conscience des païens qui réprouvera la nôtre. Car il est de la foi qu'ils
s'élèveront contre nous au jugement
dernier, et il est certain que cette comparaison d'eux à nous
, et de nous à eux, sera un des plus sensibles reproches de notre
aveuglement.
N'allons pas si loin : nous avons
une conscience éclairée, pour qui? pour les autres; et
aveugle, pour qui ? pour nous-mêmes : une conscience exacte
pour les autres jusqu'au scrupule, et indulgente pour nous-mêmes jusqu'au
relâchement. Que fera Dieu? il confrontera ces deux
consciences, pour condamner l'une par l'autre. Car il est encore de la foi que
nous serons jugés comme nous aurons jugé les autres ,
et que Dieu prendra pour nous la même mesure que nous aurons prise pour eux. Enfin , Dieu nous rappellera à ces premières vues, à ces
notions si justes et si saintes que nous avions du péché avant que le péché
nous eût aveuglés. Quelque renversement qui se soit fait dans notre conscience,
nous n'avons pas oublié ce bienheureux état où l'innocence de notre cœur,
jointe à l'intégrité de notre raison, nous dégageait des illusions et des
erreurs du siècle ; nous nous souvenons encore de ces idées primitives qui nous
faisaient juger si sainement des choses par rapport à la loi de Dieu ; ce
péché, que nous traitons maintenant de bagatelle, nous paraissait un monstre ;
et c'était la conscience qui nous inspirait ce sentiment. Qu'est devenue cette
conscience? comment s'est-elle si prodigieusement
changée? c'était le fruit d'une éducation chrétienne ;
on l'avait cultivée, on l'avait perfectionnée par tant de sages conseils. Que
nous disait-elle autrefois, et pourquoi ne nous dit-elle plus ce qu'elle nous
disait alors? D'où est venue une corruption si générale et si fatale? on ne nous reconnaît plus , et nous ne nous reconnaissons
plus nous-mêmes.
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C'est, nous dira Dieu, que vous avez donné entrée à la
passion, et que la passion a étouffé toutes les semences de vertu que j'avais
jetées dans votre âme. Or, vous est-il pardonnable de n'avoir pas conservé tant
de bons principes qui devaient vous servir de règles dans tout le cours de
votre vie? Vous est-il pardonnable d'avoir éteint tant de lumières
, des lumières si vives, des lumières si pures, et de vous être
volontairement plongés dans les ténèbres d'une fausse conscience?
C'est donc, mes chers auditeurs,
de ce désordre de la fausse conscience que je vous conjure aujourd'hui de vous
préserver ou de revenir. Pour cela souvenez-vous de ces deux maximes, qui sont
d'une éternelle vérité, et sur lesquelles doit rouler toute votre conduite :
l'une, que le chemin du ciel est étroit, et l'autre, qu'un chemin étroit ne
peut jamais avoir de proportion avec une conscience large. La première est
fondée sur la parole de Jésus-Christ : Arda via est quae
ducit ad vitam (1) ; et la seconde est évidente
par elle-même. Pour peu que vous soyez chrétiens, il n'en faudra pas davantage
pour vous faire prendre le dessein d'une solide et parfaite conversion.
Souvenez-vous qu'il est bien en votre pouvoir de former vos consciences comme
il vous plaît, mais qu'il ne dépend pas de vous d'élargir la voie du salut :
souvenez-vous que ce n'est pas la
voie de Dieu qui doit s'accommoder à vos consciences, mais que ce sont vos
consciences qui doivent s'accommoder à la voie de Dieu. Or c'est ce qui ne se
pourra jamais, tandis que vous les réglerez sur les maximes relâchées du siècle.
Il faut qu'elles se resserrent, ou par une juste crainte, ou par une obéissance
fidèle, pour parvenir à ce degré de proportion sans lequel elles ne peuvent
être que des consciences réprouvées. Si, à mesure que vous vous licenciez dans
l'observation de vos devoirs, le chemin du ciel devenait plus large et plus
spacieux, ah ! mon frère, s'écrie saint Bernard, bien
loin de vous troubler dans la possession de cette vie libre et commode, je vous
y confirmerais en quelque sorte moi-même. A la bonne heure, vous dirais-je :
puisque vous avez trouvé une route, et plus facile, et aussi sûre pour arriver
au terme de votre salut, suivez-la hardiment, et, si vous le voulez
, usez là-dessus de tous vos droits. Mais il n'en va pas ainsi : car
l'Ecriture ne nous parle point de ce chemin large qui conduit à la vie. Il n'y
a qu'une seule porte pour y entrer, et l'Evangile nous apprend que pour passer
par cette porte il faut faire effort : Contendite
(1). Faisons-le, Chrétiens, ce généreux effort : nous en serons bien payés par
la gloire qui nous est promise, et que je vous souhaite, etc.