SERMONS POUR DES VÊTURES
ET DES PROFESSIONS RELIGIEUSES.
PREMIER SERMON SUR L'ÉTAT RELIGIEUX. LE TRÉSOR CACHÉ DANS LA RELIGION.
ANALYSE.
Sujet. Le royaume des cieux est semblable à un
trésor enterré dans un champ; l’homme qui l'a trouvé et caché; et, transporté
de joie, il va vendre tout ce qu'il possède, et achète ce champ.
Quel est ce trésor, et où est-il caché, si ce
n'est dans l'état religieux ?
Division. Le trésor dont il est ici parlé, c'est le
parfait christianisme. Or, voici les trois avantages de l'âme religieuse :
c'est qu'en quittant le monde et se consacrant à la religion, elle trouve
parfaitement le christianisme, invenit : première partie ; c'est
qu'embrassant une vie cachée, elle le met en sûreté, abscondit: deuxième
partie ; et c'est que, ne se réservant rien, elle l'achète au prix de toutes
choses, et vendit universa quœ habet, et emit: troisième partie.
Première partie. Premier avantage de l'âme religieuse,
c'est qu'en quittant le monde et se consacrant à la religion, elle trouve parfaitement
le christianisme : invenit. Le christianisme pur et sans tache ne se
trouve point dans le monde ; mais on le trouve dans l'état religieux : car
c'est là qu'on trouve des communautés d'âmes élues, qui, vivant dans la chair,
comme parle l'Apôtre, ne vivent point selon la chair; d'âmes innocentes et tout
ensemble pénitentes; de saintes vierges qui usent de ce monde comme n'en usant
point, qui sont crucifiées au monde, et à qui le monde est crucifié. Tout cela
nous parait grand et au-dessus de l'homme, mais tout cela est nécessaire pour
le vrai christianisme.
Hors de la religion ce trésor ne se trouve que
rarement, ou même, à prendre le monde dans le sens de l'Ecriture, ne s'y trouve
point du tout. Car tout ce qui est dans le monde est ou concupiscence de la
chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie.
En effet, en quoi consiste ce christianisme qui
est par excellence le don de Dieu? Dans la béatitude de la pauvreté, dans la
gloire de l'humilité, dans le goût et l'attrait de l'austérité. Or, voilà ce
que le monde ne connaît point. Dans le monde il y a des pauvres, mais qui
s'estiment malheureux de l'être. Dans le monde on voit des hommes humiliés,
mais qui ont en horreur l'humiliation. Dans le monde on souffre, mais on est au
désespoir de souffrir. Il n'y a que dans la religion où l'on trouve des pauvres
qui se font un bonheur de leur pauvreté ; il n'y a que dans la religion où l'on
se glorifie d'être obscur et humilié ; il n'y a que dans la religion où l'on
souffre avec joie, et où l'on se fasse un plaisir d'être mortifié.
Deuxième partie. Second avantage de l'âme religieuse,
c'est qu'embrassant la vie religieuse, elle met en sûreté ce trésor du
christianisme qu'elle a trouvé : abscondit. La retraite religieuse est pour
elle un préservatif, 1° contre la corruption du monde, 2° contre les railleries
et la censure du monde, 3° contre les vaines complaisances et la fausse gloire
du monde.
1° Préservatif contre la corruption du monde. Car
l'âme religieuse s'étant séparée du monde, elle est à couvert de la dissipation
du monde, de ses attraits, de ses exemples, de ses lois, de ses usages ; et, au
lieu que le monde corrompt pour les mondains les choses mêmes les plus
indifférentes, la religion sanctifie tout.
2° Préservatif contre les railleries et la censure
du monde. Il y a des âmes dans le monde qui voudraient servir Dieu, mais le
respect humain les arrête : au lieu que l'âme religieuse est indépendante des
jugements du monde, et que la censure même du monde serait pour elle une raison
de s'attacher à son devoir; car le monde ne censure les religieux qu'autant
qu'il les voit s'écarter de leur profession.
3° Préservatif contre les vaines complaisances et
la fausse gloire du monde. Qu'un chrétien du monde fasse la moindre partie de
ce que fait une âme religieuse, on l'exalte, on le canonise, et les louanges
qu'il reçoit sont une dangereuse tentation pou lui : mais dans la religion la
vie parfaite est une vie ordinaire, et par conséquent à l'abri de toutes les
atteintes d'une vanité secrète.
Troisième partie. Troisième avantage de
l'âme religieuse, c'est qu'elle donne tout pour posséder ce précieux trésor du
christianisme : Vendit universa quœ habet, et émit. On voudrait être
chrétien dans le monde; mais en même temps on voudrait qu'il n'en coûtât rien.
Dans la religion, on sacrifie tout pour cela, et l'on se dépouille de tout.
Belles paroles dans le monde prétendu chrétien, belles apparences de réforme :
mais dans la pratique, oisiveté, mollesse, amour-propre. Dans la religion,
exercices pénibles, jeûnes, veilles, silence, pauvreté, offices divins, etc.
Dans
le monde on professe le christianisme ; mais en même temps on fait dans le
monde sa volonté, et on veut toujours lu faire. Dans la religion on y renonce;
et n'est-ce pas le plus grand de tous les sacrifices? La plupart des vertus du
monde sont des vertus païennes : dans la religion ce sont des vertus vraiment
chrétiennes. Erreur de Luther, lorsqu'il osa avancer que les vœux de la
religion n'ajoutaient rien à la sainteté du baptême, et qu'un simple chrétien
donnait autant à Dieu qu'un religieux.
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Simile
est regnum cœlorum thesauro abscondito in agro, quem qui invertit homo
abscondit ; et prœ gaudio illius vadit, et vendit universa quœ habet, et emit
agrum illum.
Le royaume des cieux est semblable à un trésor
enterré dans un champ : l'homme qui l'a trouvé le cache, et transporté de joie,
il va vendre tout ce qu'il possède, et achète ce champ. (Saint Matthieu, chap. XIII,
44.)
C'est une des similitudes dont Jésus-Christ se servait pour expliquer
le mystère du royaume de Dieu. Vous le comprenez parfaitement, âmes
religieuses, qui, élevées dans l'école de -ce divin Maître, êtes ses fidèles
disciples aussi bien que ses saintes épouses ; et je puis vous appliquer
aujourd'hui ce qu'il ajoutait en parlant à ses apôtres : Vobis datum est
nosse mysterium regni Dei, cœteris autem in parabolis (1); Pour vous, qui
êtes spirituelles et éclairées, il vous a été donné de discerner et de
connaître ce royaume mystérieux , que les justes par la loi possèdent dès
maintenant sur la terre. Telle est la grâce de votre état, et tel est le fruit
de ces profondes méditations dont vous vous occupez si utilement et si
saintement dans la religion : Vobis datum est. Mais pour les autres qui
sont grossières et aveugles dans les choses de Dieu, c'est-à-dire pour les
mondains, ce royaume ne leur est proposé qu'en paraboles, et ils n'en ont par
là qu'une idée confuse, si le prédicateur de l'Evangile ne leur en découvre le
secret. Permettez-moi donc de m'accommoder à leur disposition ; et puisqu'on
vertu de mon ministère je suis redevable à tous, souffrez, mes chers sœurs, que
joignant à votre édification particulière l'instruction générale des chrétiens
du siècle, qui ne sont ici assemblés que pour profiter de votre exemple, je
leur fasse entendre, sous la parabole du trésor caché, ce qu'il y a de plus
important dans ce royaume de Dieu, dont le Sauveur du monde nous a fait
lui-même de si excellentes leçons. L'illustre vierge qui fait le sujet de cette
cérémonie, et qui, par un acte héroïque de sa piété, va se dévouer pour jamais
à Dieu, sera la preuve sensible et vivante de tout ce que j'avancerai. Comme
elle est déjà toute pénétrée des lumières du ciel, et qu'après les saints
exercices qu'elle a si dignement soutenus, nous n'avons rien pour elle à
désirer, sinon qu'elle persévère dans la ferveur où nous la voyons, sans
m'arrêtera l'instruire, c'est vous, hommes du siècle qui m'écoutez, que
j'instruirai par elle. Par elle vous connaîtrez la nature de ce trésor, à quoi
le royaume des cieux est comparé ; par elle vous apprendrez où on le trouve;
comment on le conserve, et à quel prix il
mérite d'être
acheté. Nous avons besoin des grâces du Saint-Esprit, et, pour les obtenir,
nous nous adressons à vous, glorieuse Mère de mon Dieu, et nous vous disons : Ave,
Maria.
A prendre dans les vues de Jésus-Christ la parabole que je viens de
vous proposer, quel en est le sens? Ce royaume de Dieu, semblable à un trésor,
selon la pensée des Pères de l'Eglise, et en particulier de saint Jérôme, c'est
le christianisme, où Dieu, par sa miséricorde, nous a appelés, et où sont
renfermées pour nous toutes les richesses de sa grâce : Simile est regnum
cœlorum thesauro. L'homme heureux et prédestiné dont parle le Sauveur du
monde n'est autre que celui même qui a trouvé ce trésor : Quem qui invenit
homo ; qui a su le mettre à couvert : Abscondit ; et qui s'est dépouillé de
tout pour l'acquérir : Et vendit universa quœ habet, et emit. Trois
choses distinctement marquées dans l'Evangile, et qui vont faire le partage de
ce discours; car voici tout mon dessein. Le christianisme que nous professons,
et dont selon Dieu nous nous glorifions, est en effet notre trésor : mais ce
trésor, avouons-le, mes chers auditeurs, ne se trouve que rarement et
difficilement dans le monde ; mais ce trésor est infiniment exposé, et court
grand risque dans le monde ; mais à en juger par la conduite de la plupart des
hommes, on voudrait qu'il n'en coûtât rien, ou du moins qu'il en coûtât peu
pour avoir ce trésor dans le monde. Au contraire , on trouve infailliblement et
sans peine ce trésor dans la religion ; on met en assurance et hors de danger
ce trésor dans la religion ; et on ne ménage rien, ou plutôt on sacrifie tout,
pour posséder ce trésor dans la religion. Trois oppositions entre la religion
et le monde, que je vais développer, et d'où nous concilierons que c'est donc
évidemment et à la lettre, dans l'âme religieuse, que s'accomplit la parabole
du trésor caché : pourquoi? parce qu'elle a les trois avantages que demande le
Fils de Dieu, et qui sont pour cela requis : je veux dire, parce qu'en quittant
le monde et se consacrant à la religion, elle trouve parfaitement le
Christianisme : Invenit; qu'embrassant une vie cachée , elle le met en
sûreté : Abscondit; et que. ne se réservant rien , elle l'achète au prix de
toutes choses : Et vendit universa quœ habet, et emit. Avantage, encore
une fois, où consiste, par rapport à ce trésor, son bonheur, sa sagesse, son
courage. Son bonheur, en ce qu'elle le
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trouve ; sa
sagesse, en ce qu'elle le cache ; son courage, en ce qu'elle abandonne tout,
jusqu'à se livrer elle-même pour l'acheter. Voilà, généreuse épouse de Jésus-Christ,
les trois prérogatives essentielles de votre vocation, et de quoi j'ai à vous
féliciter : voilà, hommes du siècle, par où j'entreprends, ou de vous
convertir, ou de vous confondre, si vous me donnez une favorable attention.
PREMIÈRE PARTIE.
C'est par une inspiration particulière de Dieu que Job parlait
autrefois, quand il interrogeait toute la nature pour savoir où était la
sagesse, et en quel lieu de l'univers on la pouvait trouver : Sapientia ubi
invenitur (1) ? Et c'est par le même esprit que ce saint homme, après avoir
inutilement cherché une chose si précieuse et si rare, faisait répondre les
éléments, la mer et la terre, qu'elle n'était point chez eux ni avec eux : Abyssus
dicit : Non est in me; et mare loquitur: Non est mecum (2). Il voulait, dit
saint Grégoire, pape , nous déclarer par là que la corruption générale où était
le monde dès lors, et où il est encore plus aujourd'hui, en avait banni la
sagesse ; qu'il n'en restait plus sur la terre aucun vestige ; que , depuis que
les hommes s'étaient égarés en suivant les routes trompeuses de leurs passions
criminelles, ils avaient perdu cette sagesse de
vue; qu'à peine désormais la connaissaient-ils ; qu'ils se souvenaient
peut-être d'en avoir ouï parler, mais
que, dans l'état de perdition et de mort où le péché les avait réduits, ils ne
s'en souvenaient qu'à leur confusion : Perditio et mors dixerunt : Auribus
audivimus famam ejus (3) ; en un mot, qu'il n'y avait que Dieu qui sût où
habitait cette sagesse ; mais qu'absolument il fallait sortir du monde pour la
trouver, et pour en découvrir les voies : Deus intelligit viam ejus, et ipse
novit locum illius (4) C'est ainsi que s'en expliquait ce juste de l'ancien
Testament, qui, n'étant ni juif ni chrétien, ne laissait pas d'être inspiré de
Dieu, pour donner aux Juifs et aux chrétiens les plus vives idées de la
religion. Or, permettez-moi de faire l'application de tout ceci au sujet que je
traite ; elle vous paraîtra naturelle, et même touchante : car la foi nous
apprend que le christianisme est la véritable sagesse ; cette sagesse cachée,
comme parle l'Apôtre dans le mystère de l'humilité d'un Dieu : Sapientiam in
mysterio quœ abscondita est (5) ; cette sagesse que nul des mondains
n'a connue , et
qu'il est néanmoins si important et si nécessaire de connaître : Quam nemo principum
hujus sœculi cognovit (1) ; cette sagesse dont Jésus-Christ est l'auteur,
et en comparaison de laquelle toute la sagesse du monde n'est que folie :
voilà, dis-je, le trésor que la foi nous présente, et qui peut seul nous
enrichir. C'est le christianisme pris dans la pureté de ses principes et dans
la perfection de son être.
Mais où le
trouve-t-on maintenant, ce christianisme pur et sans tache, ce christianisme
tel qu'il a paru dans son établissement, et que les païens mêmes ont révéré ;
où le trouve-t-on ? Ubi invenitur ?
Interrogeons, non plus comme Job, la mer et les éléments, mais toutes les
conditions du siècle. Dans l'affreuse décadence où nous les voyons, en est-il
une seule qui, rendant témoignage contre elle-même, ne confesse de bonne foi que
ce n'est plus chez elle qu'il faut chercher ce christianisme si vénérable? Le
monde, qui, proprement et à la lettre, est cet abîme d'iniquité qu'a voulu nous
marquer le Saint-Esprit dans les paroles de Job; le monde, aussi perverti qu'il
est, n'en tombe-t-il pas d'accord ? Abyssus dicit : Non est in me. Et le
cœur de l'homme mondain, qui est cette mer orageuse, toujours dans l'agitation
et le trouble que lui causent l'inquiétude et la violence de ses désirs, ne
nous le fait-il pas entendre? Et mare loquitur : Non, est mecum. Le
dérèglement des mœurs qui croît tous les jours, et qui n'est que trop
réellement la perdition et la mort des âmes , ne nous dit-il pas qu'il n'y a
plus parmi nous qu'un vain fantôme et qu'un souvenir éloigné de cet ancien
christianisme dont on nous fait encore de si magnifiques éloges? Perditio et
mors dixerunt : Auribus audivimus famam ejus. Parlons plus clairement et
sans figure. Où est-il donc ce christianisme tant vanté et si peu pratiqué, ou,
pour mieux dire, si peu connu ; où est-il? Ubi invenitur? C'est ici, mes
chers auditeurs, que, sans craindre de paraître prévenu en faveur de la
profession que j'ai embrassée, je vais rendre à Dieu la gloire qui lui
appartient, en vous convaincant d'une vérité dont je défie le monde même de ne
pas convenir. Vous me demandez où l'on
trouve aujourd'hui ce christianisme qui faisait autrefois l'admiration
même des infidèles? et moi, je vous dis qu'on le trouve dans l'état religieux,
où Dieu, par sa miséricorde, l'a sauvé de ce déluge universel et de ce
débordement
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de tous les vices
qui ont inondé le reste de la terre.
Car, malgré la triste et fatale dépravation où nous avouons avec
douleur que le christianisme est insensiblement tombé, nous ne pouvons après
tout disconvenir que Dieu ne se soit réservé un peuple particulier, qui malgré
l'envie du démon, est encore à présent l'honneur du christianisme ; et qu'il
n'y ait au milieu de nous des communautés d'âmes élues qui, détachées de leurs
corps, peuvent justement s'appliquer ces paroles de l'Apôtre : In carne
ambulantes, non secundum carnem militamus (1) ; Quoique nous vivions dans
la chair, nous ne vivons point et nous ne marchons point selon la chair. Des
communautés d'âmes innocentes et tout ensemble pénitentes, qui, zélées pour le
Dieu qu'elles servent, lui font, aux dépens d'elles-mêmes, des sacrifices
continuels, puisque c'est pour lui, et pour lui seul, qu'elles se mortifient
sans cesse, et qu'avec une humble confiance, elles ont droit de lui dire, aussi
bien que David : Quoniam propter te mortificamur tota die (2); des
communautés de vierges qui, séparées du monde, usent de ce monde comme n'en
usant point : Qui utuntur hoc mundo tanquam non utantur (3); qui,
remplies d'une sainte haine pour le monde, et autant éloignées du monde,
d'esprit et de cœur, qu'elles le sont d'intérêt et de commerce, peuvent se
rendre sans présomption ce consolant témoignage , qu'elles sont crucifiées au
monde, et que par la même raison le monde leur est crucifié : Mihi mundus
crucifixus est, et ego mundo (4) ; qui, insensibles à toutes les choses
périssables, sont absolument mortes à elles-mêmes, et du nombre de ceux dont il
est écrit : Mortui estis, et vita vestra abscondita est cum Christo in Deo
(5). Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu ; qui,
uniquement occupées des choses éternelles, sont déjà spirituellement
ressuscitées, et n'ont de conversation que dans le ciel : Nostra autem
conversatio in cœlis est (6) ; des communautés de vierges qui, par le
privilège de leur état, sont les véritables domestiques de Dieu, et ont
non-seulement le bonheur, mais le mérite d'être toujours en sa présence,
toujours aux pieds de ses autels, toujours dans l'exercice de son culte, comme
si elles étaient déjà, selon l'expression de saint Paul, les concitoyennes des
saints ; car c'est à elles, comme religieuses, que conviennent singulièrement
ces deux qualités : Cives
1 2 Cor., X, 3. — 2 Psal., XLIII,22. — 3 1 Cor., VII,
31.— 4 Galat., VI, 14. — 5 Colos., III, 3. — 6 Ephes., n, 19.
sanctorum et domestici Dei (1). Voilà, encore une fois, ce que nous
trouvons dans ces monastères, où Dieu est servi en esprit et en vérité.
Tout cela, surtout dans un sexe si délicat et si faible, nous paraît
au-dessus de l'homme. Cependant saint Paul, pour faire la juste définition de
l'homme chrétien, y comprenait tout cela. C'est-à-dire que, selon le plan de
saint Paul, il fallait tout cela pour être chrétien ; que, dans la doctrine de
saint Paul, il suffisait d'être chrétien, pour être indispensablement obligé à
tout cela ; qu'à proportion de tout cela, on était, du temps de saint Paul,
plus ou moins chrétien ; et que, supposé les saintes règles qu'établissait
saint Paul, tout cela manquant, on n'était plus qu'une ombre de chrétien.
Anathème à ceux et à celles qui, méprisant ces règles, voudraient accorder avec
le nom de chrétien une vie mondaine, une vie sensuelle, une vie dissipée, une
vie contradictoirement opposée à tout cela ! Quoi qu'il en soit, mes chers
auditeurs, grâce à la Providence de notre Dieu, nous avons la consolation de
trouver encore tout cela dans le malheureux siècle où nous vivons, puisque,
malgré sa corruption, nous y trouvons des maisons religieuses dont la ferveur
constante et unanime ne nous représente pas moins que le christianisme naissant
; des ordres dont l'éminente piété, dont la parfaite pauvreté, dont
l'inviolable régularité , dont î'angélique pureté, dont l'exemplaire austérité
seraient autant de miracles, si Dieu, par un autre miracle plus grand, ne les
avait même rendus communs. Or, en les rendant communs, qu'a prétendu Dieu,
sinon de nous découvrir le trésor dont je parle, qui est le vrai christianisme?
Hors de la religion, je le répète, ce trésor conçu de la sorte ne se
trouve que rarement ; et à prendre même le monde dans le sens de l'Ecriture, il
ne s'y trouve point du tout. Car tout ce qui est dans le monde est, ou
concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie ; et
y chercher autre chose que ces trois sources infectées et empoisonnées du péché,
c'est non-seulement ne pas connaître le monde, mais vouloir que saint Jean ne
l'ait pas connu, quand il a dit sans exception : Omne quod est in mundo
concupiscentia carnis est, et concupiscentia oculorum, et superbia vitœ (2)
Ne cherchons donc point, dans ce qui s'appelle le monde, ces précieux
caractères du christianisme dont je viens de faire le dénombrement: ce serait
chercher dans
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les ténèbres les
plus épaisses la plus brillante lumière. Or quel rapport y a-t-il entre l'un et
l'autre? Quœ societas luci ad tenebras (1). Ne cherchons point la
sagesse chrétienne dans cette vie molle, dont les prétendus honnêtes gens du
monde ne se font pas même un scrupule : je dis plus, dont les dévots même du
monde no sont pas toujours ennemis. Espérer de l'y trouver, ce serait
contredire le Saint-Esprit, et en appeler de l'arrêt qu'il a prononcé : Non
invenitur in terra suaviter viventium. Non, ce renoncement à soi-même, ce
crucifiement de la chair, cette mortification de l'esprit, qui est la vraie
sagesse des élus, ne se trouvent point parmi ceux qui affectent de mener une
vie commode et aisée. Ne cherchons point l'esprit chrétien dans ces états du
monde où l'ambition et la cupidité dominent. Si je voulais ici les parcourir tous,
je vous y ferais voir le christianisme si défiguré, qu'à peine le
distinguerait-on du paganisme , même corrompu. Laissons là le monde profane.
Mais, pour trouver le trésor que nous cherchons, entrons en esprit dans ces
sanctuaires de la virginité, fermés pour le monde ; dans ces cloîtres consacrés
à la retraite, et où les épouses de Jésus-Christ font leur demeure. Pour ne
nous y méprendre pas, arrêtons-nous à ceux où l'esprit de Dieu paraît plus
régner, à ceux dont nous savons mieux que l'esprit du monde est banni, à ceux
où la règle est dans sa vigueur , à ceux dont l'éclatante sainteté, de notre
propre aveu, nous édifie. Ne sortons point de celui-ci, connu pour être, sans
contredit, en possession de tous ces avantages. C'est ici que nous découvrons
le trésor évangélique ; et, sans le chercher plus loin, c'est ici que nous
trouvons le christianisme, non point en spéculation ni en idée, mais en
substance et en pratique.
En effet, mes chers auditeurs (car il est important d'approfondir
cette vérité), en quoi consiste, à le bien entendre, ce christianisme, qui est
par excellence le don de Dieu ? Dans des choses inconnues au monde, et qui pour
les hommes du monde sont autant de trésors cachés : je veux dire dans la
béatitude de la pauvreté, dans la gloire de l'humilité, dans le goût et
l'attrait de l'austérité. Voilà ce que le monde ne connaît pas, et à quoi,
selon l'Evangile, se réduit néanmoins le royaume de Dieu que je vous prêche. Je
m'explique : dans le monde on trouve des pauvres, mais qui s'estiment malheureux
de l'être ; dans le monde
on voit des
hommes humiliés, mais qui ont en horreur l'humiliation ; dans le monde, on
souffre, mais on est au désespoir de souffrir, et on fait toutes choses pour
n'y souffrir pas. Or rien de tout cela n'est le christianisme dont il est ici
question : avant Jésus-Christ il y avait des pauvres sur la terre, comme il y
en a encore, et en aussi grand nombre ; mais cette pauvreté n'était pas celle
que le Fils de Dieu voulait établir parmi les hommes, ni par conséquent celle
qui devait faire leur bonheur dans cette vie, et leur mérite pour parvenir à la
vie éternelle. Car on ne trouvait sur la terre qu'une pauvreté forcée ; et
celle qu'y voulait établir Jésus-Christ devait être une pauvreté volontaire,
une pauvreté de cœur, une pauvreté désirée, choisie, embrassée par état et par
profession. Or il est évident que la pauvreté avec toutes ces conditions ne se
trouve point dans le monde; c'est dans la religion, dit saint Bernard, que se
vérifie clairement et sensiblement ce divin paradoxe du Sauveur : Beati
pauperes (1). C'est là que par choix, et même par vœu, on se fait un
bonheur de n'avoir rien, de ne posséder rien, de n'espérer rien ; là que se
trouvent ces pauvres évangéliques, héritiers du royaume céleste. Combien de
fidèles se sont tenus heureux, dans cette vue, de quitter tout et de se
dépouiller de tout? Le monde les a traités de fous et d'insensés ; mais une
partie de leur béatitude a été d'être réputés fous et insensés dans l'opinion
du monde, pourvu qu'ils eussent l'avantage d'être les imitateurs de la pauvreté
du Dieu qu'ils adoraient. Le comble de leur bonheur a été d'être persuadés,
comme Moïse, que la pauvreté de Jésus-Christ était pour eux un plus grand
trésor que toutes les richesses de l'Egypte ; et c'est ce qu'ils n'ont trouvé
que dans la religion.
Il en est de même de la gloire de l'humilité. Autre paradoxe de
l'Evangile : rien de plus commun dans le monde que l'humiliation ; mais en même
temps rien dans le monde de plus rare que l'estime et l'amour de l'humiliation.
Des mépris, des disgrâces, des rebuts, des traitements indignes à essuyer ;
mais tout cela accompagné de chagrins, de dépits, de murmures, voilà ce que
produit le monde. Des hommes, par les révolutions de la fortune, abaissés et anéantis
; mais jusque dans l'abaissement et l'anéantissement, des hommes orgueilleux et
superbes, voilà de quoi le monde est rempli. Où se glorifie-t-on sincèrement
d'être humilié? Dans la religion; où l'on n'a
point d'autre
ambition que de n'en point avoir, point d'autre prétention que de ne prétendre
rien ; où l'âme chrétienne, surtout dans la solennité de son sacrifice, peut
dire, encore mieux que David : J'ai choisi d'être la dernière dans la maison de
mon Dieu, et le choix que j'en ai fait est celui que j'accomplis aujourd'hui en
me séparant du monde. Combien de grands, revêtus des honneurs du monde, se sont
fait un honneur plus grand encore d'y renoncer, pour parvenir à cette gloire ?
combien de vierges, distinguées par leur naissance, ont méprisé les
établissements du monde les plus capables de flatter leur amour-propre, pour
être les épouses d'un Dieu humble, en prenant le voile sacré? voilà ce que
j'appelle le trésor de l'Evangile.
Que trouve-t-on enfin dans le monde? vous le savez, des croix sans
onction, des souffrances sans consolation, une pénitence et une austérité sans
mérite : et quel est le partage de ceux qui s'attachent au monde? l'esclavage
et la servitude, un éternel assujettissement aux lois dures et tyranniques du
monde, qu'ils subissent malgré eux et dans l'amertume de leur cœur. Rien de
plus opposé au trésor dont je parle ; car ce trésor, dit saint Bernard, est la
joie qu'on a de souffrir et de se mortifier pour Dieu; la douceur de penser,
comme saint Paul, que l'on se captive et que L'on est dans les liens pour Jésus-Christ;
le goût que l'on trouve à porter son joug ; les consolations intérieures de la
pénitence volontairement préférée aux plaisirs des sens; la paix de l'âme dans
une vie austère , soutenue constamment et avec ferveur. Or où tout cela se
rencontre-t-il, si ce n'est dans la religion?
Confiteor tibi, Pater, Domine cœli et terrœ, quia abscondisti hœc a
sapientibus, et prudentibus , et revelasti ea parvulis (1) ; Je vous bénis, ô
mon Dieu, Seigneur du ciel et de la terre, je vous bénis d'avoir caché ces
choses aux sages et aux prudents du siècle, et de les avoir révélées aux
simples et aux petits ; je vous rends grâces de m'avoir choisi, tout indigne
que je suis, pour m'associer au nombre de ces âmes prédestinées. J'ai connu par
là ce qui devait être mon unique trésor , et il ne tient qu'à moi de le
posséder, et d'en jouir en demeurant ferme, et en me sanctifiant dans la
vocation religieuse. Si vous étiez assez heureux , hommes du siècle, pour
entier dans ces sentiments, on pourrait dire que vous auriez trouvé le trésor
évangélique. Mais qu'arrive-t-il?
De deux choses
l'une : ou qu'ayant des cœurs endurcis, vous ne goûtez pas ces pensées, ou que
ces pensées, parla dissipation du monde, s'effacent bientôt de vos esprits. Car
, pour trouver le christianisme, il ne suffit pas de savoir tout cela et de le
penser ; il faut en être pénétré et efficacement persuadé. Or ces pensées, à la
vue même de cette cérémonie qui vous assemble ici, ne font communément sur vous
qu'une impression superficielle, qui ne va pas jusqu'à la persuasion, et qui va
bien moins encore jusqu'à la conversion. Avouons-le toutefois, malgré
l'iniquité du siècle, il y a encore dans le monde de vrais chrétiens, qui, par
une grâce spéciale, y trouvent le royaume de Dieu. Ne leur disputons point cet
avantage; mais ajoutons pour leur instruction, que ce royaume de Dieu, que ce
christianisme est exposé pour eux dans le monde à mille dangers, dont on se
préserve aussi heureusement que saintement dans l'état religieux : c'est le
sujet de la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
S'assurer un trésor quand on l'a trouvé, c'est à quoi nous porte le
premier instinct de la cupidité; et lorsqu'il s'agit d'un trésor de biens
spirituels, c'est à quoi le zèle de la charité, que nous nous devons à
nous-mêmes, doit premièrement et soigneusement pourvoir. Car malheur à nous qui
sommes, en qualité de chrétiens, les enfants de la lumière, si nous avions
là-dessus moins de prudence que les enfants du siècle ! J'en conviens, mes
chers auditeurs, le christianisme où Dieu nous a appelés est pour nous un
trésor de grâces. Mais par une fatalité qu'il ne suffit pas de déplorer, si
nous n'avons soin de nous en garantir, ce trésor de grâces, selon les
caractères différents de ceux qui le trouvent, où qui prétendent l'avoir
trouvé, est exposé dans le monde à trois grands dangers : car pour les âmes
vaines et dissipées, il est exposé à la corruption du monde; pour lésâmes
faibles, quoique d'ailleurs touchées de Dieu, il est exposé à la crainte des
railleries et des persécutions du monde : et le dirai-je? pour les âmes même
parfaites , il est exposé à la vanité, qui est le pernicieux écueil de toutes
les vertus du monde. Trois dangers dont l'homme chrétien doit mettre à couvert
sa religion, qui est son trésor ; trois dangers qu'il n'évitera jamais qu'en se
séparant du monde, non-seulement d'esprit et de cœur, mais, autant qu'il est
nécessaire et que sa condition le peut permettre, de commerce et de société ;
et
511
trois dangers
contre lesquels la profession religieuse est un préservatif comme infaillible,
puisqu'il est vrai, selon la remarque de saint Bernard , que dans l'état
religieux on pratique le christianisme aisément, librement et sûrement :
aisément, sans être dans la nécessité de combattre toujours les maximes du
monde corrompu; librement, sans être sujet à la censure du monde, ennemi et
persécuteur de la piété ; sûrement, sans craindre l'ostentation et sans avoir à
se défendre de l'orgueil secret, qui est la tentation ordinaire du monde, même
le plus régulier. Appliquez-vous, Chrétiens; et pendant que je vous fais voir
les avantages de ceux qui renoncent au monde pour suivre Jésus-Christ, concevez
bien l'obligation où vous êtes de vous tenir en garde contre le monde, si vous
y voulez conserver cet inestimable trésor du christianisme , dont la possession
vous doit être plus chère que la vie.
Il faut pour cela se préserver de la corruption du monde. Première
vérité, dont la pratique est un des plus sûrs moyens du salut. Car, comme
raisonnait saint Chrysostome, il n'est point nécessaire d'être né vicieux, ni
d'avoir un mauvais fonds d'esprit ou de naturel, pour être exposé dans le monde
à l'air contagieux que l'on y respire. Pour peu qu'on manque de vigilance et
d'attention sur soi-même, avec de bonnes inclinations, avec de bons principes
et une bonne éducation, avec de bonnes intentions même, on se perd dans le
monde, et on s'y corrompt; il suffit d'y être dissipé , pour être en danger de
s'y perdre. Et en effet, cessez d'y marcher avec cette circonspection que
demande l'Apôtre , et qui doit aller jusqu'au tremblement, dès là l'esprit du
monde s'empare de vous, dès là vous en prenez les impressions, dès là, par un
progrès presque insensible, de chrétien que vous étiez, vous devenez mondain et
vous vous pervertissez, sinon par les mœurs et par les actions, au moins par
les sentiments. Qui me donnera, s'écriait David, en vue d'une si dangereuse
corruption, qui me donnera les ailes de la colombe , afin que je prenne mon
vol, et que je cherche en m'élevant un air plus épuré ? Quis dabit mihi pennas
sicut colombœ, et volabo et requiescam (1). Ah! Seigneur, ajoutait ce saint
roi, vous m'en avez appris le secret : c'est de me séparer du monde, et de me
renfermer dans une sainte retraite, où, dégagé des objets créés, et occupé de
vous, j'éloigne de moi tout ce qui pourrait altérer l'innocence de mon
âme, et donner
quelque atteinte à mon cœur : Ecce elongavi fugiens, et mansi in solitudine
(1). Or voilà, mes chers auditeurs, ce que fait l'âme religieuse : convaincue
qu'elle est de la malignité du monde, et persuadée de sa propre fragilité;
simple comme la colombe, mais, dans sa simplicité même, prudente comme le
serpent, elle se sauve en fuyant et en s'éloignant : Ecce elongavi fugiens.
Elle fuit le monde , tandis que vous avez la présomption , je ne dis pas d'y
demeurer, mais de vous y plaire ; de vous y aimer, de vous y intriguer, de vous
y pousser, et malgré tout cela de vous y croire en sûreté ; elle s'en éloigne,
tandis que vous y entretenez des liaisons et des habitudes où succomberait la
vertu des saints et même la vertu des anges. Dépositaire, comme chrétienne , du
don de la foi, qui est le trésor que Dieu lui a confié , pour ne pas risquer ce
trésor, elle le renferme , et elle se renferme avec lui dans la solitude
qu'elle a choisie pour sa demeure : Et mansi insolitudine. Voilà le
parti que la prudence du salut lui fait embrasser; et si vous agissez comme
elle par l'esprit de Dieu, malgré les prétendus engagements de vos conditions,
voilà en quoi, par proportion, chacun de vous doit l'imiter. Donnons plus de
jour à cette pensée.
Le monde, dans
son désordre même, ou plutôt par la raison même de son désordre, a ses maximes
et ses lois essentiellement opposées à celles de Dieu. Cependant, parce qu'on
est du monde, on croit ne pouvoir pas se dispenser d'obéir à ces lois, et ce
qui est encore bien plus déplorable, d'y accommoder jusqu'à sa religion. Ces
lois du monde se trouvent confirmées par des usages qui sont autant d'abus,
autorisées par des exemples qui sont autant de scandales, fortifiées par des
occasions qui sont autant de tentations, et de tentations les plus violentes.
Mais parce qu'on est du monde , on se fait malheureusement un point de sagesse
de vivre selon ces usages, une nécessité de se conformer à ces exemples, un
capital intérêt de rechercher ces occasions : faut-il s'étonner si la
corruption qui s'ensuit de là est un mal universel? Je sais que qui en use de
la sorte n'est plus chrétien que de nom ; et je sais que la première loi du
christianisme est de contredire les lois du monde , d'aller contre le torrent
des coutumes du monde, d'être pour cela, s'il le faut, singulier dans le monde,
afin de pouvoir dire comme David : Singulariter sum ego donec transeam
(2). Mais qui le fait, et où est
512
l'âme assez
heureuse pour être dans ces dispositions? C'est vous, digne épouse de Jésus-Christ
, qui, renonçant au monde , allez pour jamais vous engager dans un état de vie
où ces dispositions, quoique héroïques, vous deviendront comme naturelles :
dans un étal où l'Evangile est la seule règle que vous aurez à observer ; où
vous n'aurez qu'à suivre la coutume pour marcher dans la voie de Dieu , et pour
vous sanctifier ; où il ne se présentera à vos yeux que des objets qui vous
détermineront à faire le bien ; où, par l'éloignement des occasions, vous vous
trouverez dans une espèce d'impuissance de faire le mal, où nul scandale ne
vous troublera, où nulle fausse maxime ne vous séduira, où les exemples vous
soutiendront, où les conversations vous édifieront. N'ai-je donc pas raison de
conclure que par là vous vous assurez ce précieux trésor de la grâce qui vous
fait chrétienne?
Ce n'est pas tout : dans le monde, les choses même indifférentes de
leur nature, par une maligne qualité que leur communique le monde, corrompent
le cœur de l'homme. Car, comme a très-bien observé saint Chrysostome, on se
perd dans le monde par les richesses, et on s'y perd par la pauvreté ;
l'élévation y fait naître l'orgueil, et l'humiliation y jette dans le désespoir
; on y abuse de la santé, en la faisant servir à ses plaisirs, et l'infirmité y
est un prétexte pour vivre dans l'impénitence : mais rien de semblable dans la
religion ; pourquoi ? parce que la religion, par une grâce qui lui est propre,
fait de ces choses indifférentes autant de moyens efficaces pour arriver à sa
fin. C'est dans la religion que tout contribue au salut et au bien des élus du
Seigneur ; c'est là que l'on se sanctifie par les richesses en les sacrifiant à
Dieu , et par la pauvreté en l'embrassant et la professant pour Dieu ; là que
les exercices humiliants servent de fond aux plus sublimes vertus, et que les
honneurs dont on se dépouille , rendent l'humilité plus méritoire ; là que l'on
immole sa santé à l'austérité d'une règle, et que l'on se perfectionne par la
maladie, en s'accoutumant et en apprenant chaque jour à mourir ; car voilà les
véritables et incontestables privilèges de la vie religieuse : et de là quelle
assurance pour y conserver purement et inviolablement l'esprit chrétien ! Il y
a plus encore : dans les devoirs même les plus légitimes, les chrétiens du
siècle trouvent des pièges et des embûches que leur dresse l'ennemi de leur
salut. Combien de pères et de mères réprouvés dans le christianisme, par l'amour
désordonné qu'ils ont eu pour leurs enfants? combien de femmes chargées de
crimes devant Dieu, par la complaisance sans bornes et l'attachement aveugle
qu'elles ont eu pour leurs maris? Il n'y a que vous, ô mon Dieu, qui sachiez
jusqu'où s'étend cette corruption du monde. Mais c'est encore par là, mes
chères Sœurs, que nous devons, vous et moi, estimer la grâce de notre vocation,
puisqu'en nous retirant du monde elle nous délivre pour jamais de ces devoirs,
qui, quoique justes , n'auraient pas laissé de nous partager entre Dieu et la
créature. Une épouse du siècle, dit saint Paul, est occupée et le doit être du
soin de plaire à son époux : devoir saint, mais, tout saint qu'il est, joint
souvent au danger de déplaire à Dieu. Celle qui s'attache au Seigneur, n'a que
le Seigneur à qui plaire. Ainsi elle n'est point divisée ; et toutes ses
obligations se trouvant réunies dans une seule, dont Dieu est l'objet, elle
marche avec une sainte confiance, parce qu'elle n'a plus même besoin de tant de
discernement, ni pour modérer ses affections, ni pour régler ses actions. Ses
affections , du moment qu'elles ont Dieu pour terme, ne sont plus capables
d'excès, et ses actions sont plus que suffisamment réglées par l'état auquel elle
se fixe : la voilà donc , et le christianisme avec elle, à couvert du monde
corrompu. Allons plus avant.
On voit dans le monde, quoique corrompu , des âmes bien intentionnées,
des âmes touchées de leurs devoirs, et qui voudraient de bonne foi chercher le
royaume de Dieu ; mais elles sont faibles, et un des effets de leur faiblesse
est de ne pouvoir soutenir la censure d'un certain monde libertin et ennemi de
la piété ; elles n'osent se déclarer chrétiennes, parce qu'elles craignent de
passer pour dévotes et d'avoir à essuyer la raillerie ; d'être traitées ou
d'hypocrites ou de petits esprits : lâches esclaves du respect humain, qui
semblent n'avoir de religion qu'autant qu'il plaît au monde qu'elles en aient.
N'est-ce pas là, mes chers auditeurs, un des scandales du christianisme dont
vous avez le plus à vous garantir? car ce n'est pas assez pour le salut d'être
chrétiens, il faut le paraître, il ne faut point rougir de l'être, il faut
faire voir qu'on l'est, il faut pour cela mépriser le monde et ses jugements,
et être persuadé que, sans cela, l'on ne doit attendre de Dieu qu'une affreuse
malédiction : Qui me erebuerit , hunc Filius Hominis erubescet (1), Mais
qu'y a-t-il de plus rare , dans le siècle où nous
543
vivons , que ces
âmes libres et affranchies de la servitude du monde? Dans la profession
religieuse , nul pareil danger : on n'y craint ni le monde ni la censure du
monde ; on y sert Dieu sans être contredit des hommes, on y est chrétien en
liberté, on n'y rougit point de souffrir une injure sans se venger, on y est
humble et patient sans être accusé de bassesse de cœur. La censure même du
monde y est une espèce de secours pour la pratique du christianisme : pourquoi?
parce que nous voyons que le monde , au moins équitable en ceci, ne censure les
religieux que quand ils viennent à oublier ce qu'ils sont, et ne les honore que
quand ils sont parfaitement ce qu'ils doivent être : autant qu'il a de
malignité pour critiquer et railler ceux qui, demeurant dans le monde, y
veulent être exactement et régulièrement chrétiens, autant a-t-il de mépris
pour ceux qui, ayant quitté le monde, voudraient encore être mondains. Du
moment que nous sommes religieux, le monde, mes chères Sœurs, tout monde qu'il
est, exige de nous une vie exemplaire et irréprochable ; le monde, tout
perverti qu'il est, ne nous estime qu'à proportion qu'il nous croit saints , et
il n'a de respect pour nous qu'autant que nous lui paraissons avoir
d'éloignement pour lui. Peut-on se trouver selon Dieu dans une situation plus avantageuse
?
Enfin, pour les âmes même parfaites, le christianisme est encore
exposé dans le monde : et à quoi? aux louanges, aux applaudissements, à la
vanité, ennemis souvent plus dangereux que toutes les persécutions du monde ;
mais où se sauve-t-on de leurs attaques? Dans la religion , où , par une
protection particulière de Dieu, ils n'ont presque point d'entrée : car, comme
disait saint Bernard, prouvant cette vérité par une opposition sensible et
convaincante , qu'un chrétien engagé dans le monde fasse la moindre partie de
ce que font communément les religieux, on l'admire et on le canonise ; au lieu
que les religieux n'en reçoivent nul éloge, parce qu'on suppose qu'ils ne font
que ce qu'ils doivent. Or voilà, mes Frères, reprenait saint Bernard, ce que
nous avons gagné en quittant le monde, de n'être pas estimés saints avant que
nous le soyons, ni même quand nous le sommes. Un religieux tiède, en pratiquant
ce qu'il pratique, serait, malgré sa tiédeur, regardé dans le monde comme un
chrétien parfait ; et un chrétien dans le monde censé parfait, avec sa
prétendue perfection, à peine serait-il supporté dans la religion. D'où vient
cela? c'est que dans la religion , bien de la régularité, bien de l'humilité,
bien de la piété n'est presque compté pour rien ; au lieu que dans le monde,
peu , et souvent rien, est compté pour beaucoup. Combien d'âmes pures et
élevées se gâtent tous les jours dans le monde, par la complaisance secrète
qu'elles ont pour elles-mêmes, et par le faux encens que le monde donne à leur
vertu ? Sans parler de celles qui ne sont dévotes que par ostentation , et qui
par là ne le sont pas, combien en voit-on que la dévotion , sans qu'elles s'en
aperçoivent, rend au moins intérieurement vaincs et présomptueuses? Combien de
pécheresses converties se sont laissé éblouir de l'éclat même de leur
conversion, et en ont ainsi perdu le fruit? Car il ne suffit pas, dit un grand
pape, d'être en garde contre les tentations grossières du démon, si l'on n'a
encore soin de se préserver du poison subtil de la louange et de l'estime des
hommes : Quia studium cœlestis desiderii a malignis spiritibus custodire non
sufficit, qui hoc ab humanis laudibus non abscondit (1). Dans la religion,
grâces au Seigneur, il n'y a point de tels risques à courir : on y est régulier
sans distinction , humble sans singularité, mortifié et austère sans éclat; la
vie parfaite y est une vie commune, et par conséquent à l'abri de la fausse et
de la vraie louange. Quelque progrès que vous y fassiez dans les vertus
chrétiennes et religieuses, on n'y pense point à vous, on n'y parle point de
vous : Dieu seul et votre conscience y sont les approbateurs de votre conduite.
Tout ce que vous y amassez de mérites est caché, et comme absorbé dans la masse
des mérites infinis de la communauté dont vous êtes membres : circonstance, mes
chères Sœurs, qui seule suffirait pour me faire estimer ma condition, et pour
m'en faire goûter le bonheur. Le christianisme y est en assurance ; et, par un
troisième avantage, il y est prisé ce qu'il vaut, et l'âme religieuse donne
tout pour le posséder. Encore un moment de réflexion pour cette dernière
partie.
TROISIÈME PARTIE.
C'est une des illusions du siècle les plus; ordinaires, de vouloir
être chrétien, et de croire le pouvoir être sans qu'il en coûte rien à la
nature et à l'amour-propre : et quoique l'Evangile nous prêche qu'il faut tout
quitter et se renoncer soi-même, pour parvenir à cette grâce que j'appelle le
trésor du christianisme ; quoique saint Paul proteste qu'il s'estime heureux
514
de tout perdre
pourvu qu'il gagne Jésus-Christ : Propter quem omnia detrimentum feci, ut Christum
lucrifaciam (1) ; par un secret bien surprenant qu'a trouvé le monde, mais
que les saints n'ont point connu, on se flatte de pouvoir gagner Jésus-Christ
en ne perdant rien, et de pouvoir le posséder en retenant tout, je dis tout ce
qu'il faut au moins être prêt à sacrifier pour acquérir un si grand bien. En un
mot, on vit dans cette erreur, et l'on y vit tranquillement, que, pour être
chrétien, il n'est pas nécessaire de se détruire et de s'anéantir ; qu'on le
peut être à des conditions plus supportables et plus proportionnées à notre
faiblesse, c'est-à-dire qu'on le peut être en goûtant les douceurs de la vie,
en les recherchant et en se les procurant; qu'on le peut être en faisant
éternellement sa volonté, et suivant sans contrainte et sans gêne le mouvement
de ses désirs ; qu'on le peut être en travaillant à s'élever, en s'efforçant de
s'enrichir, en donnant à son ambition toute l'étendue que les lois du monde lui
accordent ; qu'on le peut être enfin, sans se dépouiller pour cela de soi-même,
ni en venir à ce renoncement dont on ne laisse pas, parce qu'on est chrétien,
de reconnaître en spéculation la nécessité, mais dont on sait bien, parce qu'on
est sage et prudent selon la chair, se défendre dans la pratique. Car voilà,
mes chers auditeurs, le raffinement de la dévotion chimérique, dont le monde se
pare : on veut avoir la gloire du christianisme, mais on ne veut pas en avoir
la peine ; on en veut avoir le mérite, mais on ne veut pas en porter le joug;
on veut en être quitte pour des paroles, pour des maximes, pour des sentiments,
sans passer jamais jusqu'aux œuvres. Tel est l'abus dont je gémis, et qui
excite tout mon zèle.
Mais n'ai-je pas en même temps de quoi me consoler, quand je considère
que Dieu, pour la condamnation de cet abus, suscite actuellement dans son
Eglise des âmes ferventes, des âmes remplies de son esprit, des âmes touchées
de la grâce de leur vocation, qui, par un vœu particulier, se consacrant à lui
et faisant divorce avec le monde, achètent le mérite et la gloire d'être
parfaitement chrétiennes, aux dépens de tout ce qu'il en peut coûter à des
créatures mortelles? n'ai-je pas de quoi bénir Dieu, quand je les vois, non
contentes de quitter leurs biens, leurs prétentions, leurs droits, se quitter
elles-mêmes sans réserve, se priver de leur liberté, s'interdire les plaisirs
les plus innocents, se livrer comme des victimes ? et
pourquoi ? pour
donner une preuve authentique à Dieu et aux hommes qu'elles savent estimer le
christianisme et le faire valoir ce qu'il vaut. Quand je les vois, dis-je,
pénétrées d'une sainte joie, et que je les entends protester, aussi bien que
l'Apôtre des Gentils : Omnia detrimentum feci, et arbitror ut stercora, ut
Christian lucrifaciam ; Oui, tout cela nous a semblé une heureuse perte, et
nous avons regardé comme de la boue tout ce que le monde nous pouvait
promettre, en comparaison du bonheur dont nous jouissons par la profession
religieuse, d'être tout à Jésus-Christ comme il est tout à nous ; quand j'en ai
devant les yeux un exemple aussi éclatant que celui de cette illustre vierge,
n'ai-je pas, encore une fois, de quoi rendre à Dieu d'immortelles actions de
grâces, d'avoir confondu par là l'infidélité et l'aveuglement des mondains ?
Reprenons, s'il vous plaît, et suivez-moi.
On se fait honneur dans le monde de pratiquer le christianisme, et
l'on croit en effet l'y pratiquer. J'en conviens, si vous le voulez : mais
avouons aussi que le christianisme est aujourd'hui pratiqué dans le monde d'une
manière dont on devrait rougir, et dont on rougirait, pour peu qu'on eût de
bonne foi, bien loin de s'en faire honneur. Jamais, dans le monde prétendu
chrétien, tant de zèle pour la voie étroite, jamais tant de démonstrations de
réforme, jamais, en apparence, tant d'ardeur pour la sévérité de la morale et
pour la pureté de l'ancienne discipline ; mais au milieu de tout cela, jamais
tant d'amour-propre, jamais tant de recherches de soi-même, jamais, à proportion
des conditions, tant de mollesse, ou du moins tant d'attention à être
abondamment pourvu de tout et à ne manquer de rien. Or, avec cela, il est aisé
d'être chrétien; avec cela, l'on ne sent point la pesanteur de ce fardeau du
christianisme, et de ce poids du baptême dont parlait Tertullien ; avec cela on
n'en est ni fatigué ni surchargé. Mais où est-ce qu'il se fait sentir?
Disons-le hardiment, et parce qu'il est vrai, et parce qu'il est utile de le
dire : où il se fait sentir, ce poids, c'est dans les communautés religieuses,
où les exercices d'une vie réglée, où les jeûnes, où les veilles, où le
silence, où la pauvreté, où l'assiduité aux offices divins, sont une pénitence
sans interruption, qu'il faut avoir éprouvée pour en bien juger. Car c'est là
que, par choix et par état, l'on porte ce qu'il y a de plus pesant dans le
christianisme; et c'est là que l'âme chrétienne dit à Dieu, avec la même
confiance que David :
515
Propter verba
labiorum tuorum erjo custodivi vias duras (1) ; Pour vous. Seigneur, et pour le respect de votre loi, je marche
dans des voies dures et pénibles. Le monde a lui-même des voies dures et
pénibles, mais on y marche, parce qu'on est dominé par ses passions, parce
qu'on est esclave de son ambition, parce qu'on est livré au démon de l'avarice,
et c'est ainsi que l'on porte le poids du monde; au lieu qu'on suit les voies
dures et pénibles de la religion, parce qu'on veut s'attacher exactement aux
paroles de Jésus-Christ et à ses conseils : Propter verba labiorum tuorum;
et c'est ce que nous pouvons appeler la perfection ou le comble du poids du
baptême : Pondus baptismi (2). Aussi est-ce par là, mes chers auditeurs,
qu'on achète le trésor du royaume de Dieu. Mais écoutez ce que j'ajoute.
Dans le monde on professe le christianisme, mais en même temps on fait
dans le monde sa volonté; et, par un abus que le monde remarque bien lui-même,
et dont il est quelquefois peu édifie, ceux qui dans le monde se piquent le
plus d'être chrétiens et de le paraître, j'entends certains dévots, sont souvent
ceux en qui la propre volonté règne davantage, ceux qui y sont plus attachés et
qui s'en départent le moins. Or, pourvu que l'on fasse sa volonté, rien ne
coûte; et il n'y a ni excès de ferveur, ni pratique de pénitence, ni régularité
de vie qu'on ne soutienne avec plaisir, tandis qu'on le veut, et qu'on se pique
de le vouloir. Car cette volonté, du moment qu'elle est libre et qu'elle
prédomine, tient lieu de tout, et adoucit la plus rigoureuse austérité. De là
combien d'illusions dans la plupart des vertus du monde ! Il n'en est pas
de même de la religion : on y jeûne, on y veille, on y prie; mais en tout cela
on y fait la volonté d'autrui, et jamais la sienne. Or, voilà le grand
sacrifice dont l'homme avec raison se glorifierait, s'il pouvait jamais avoir
droit de se glorifier devant Dieu : cette obéissance à laquelle il se voue,
cette dépendance d'une volonté étrangère à laquelle il se rend sujet, cette loi
qu'il s'impose de ne pouvoir plus disposer de soi-même, de n'être plus le
maître de ses actions, de vivre dans un âge parfait comme un pupille qui ne
doit jamais être émancipé, et qui, par un effet merveilleux de la vocation
qu'il a embrassée, n'est libre que pour ne l'être plus, n'a de volonté que pour
n'en avoir plus, n'use de sa raison et de ses lumières que pour n'en user plus.
Voilà ce qui fait l'essentiel mérite
de l'homme, et où
il faut qu'il en vienne, afin qu'on puisse dire de lui : Vendit universa quae
habet. Car tout le reste sans cela est peu, et cela seul, sans tout le
reste, est d'un prix infini. Or, il n'y a que l'âme religieuse qui soit
chrétienne à cette condition. Finissons, et voici ce qui doit achever de
confondre le monde, en consolant ceux qui ont le courage et le zèle de le
quitter.
Qu'en coûte-t-il à la plupart des chrétiens du siècle, pour mériter
l'honneur qu'ils ont d'être, en qualité de chrétiens, incorporés à Jésus-Christ?
Oseraient-ils dire qu'ils fassent pour cela aucun effort dont le christianisme
leur soit proprement et purement redevable? Je parle de ceux dont le monde même
vante si hautement la vertu et la probité; de ceux qui, dans l'opinion du
monde, passent communément pour gens d'honneur, de ceux qui lui paraissent
irréprochables : que leur en conte-t-il pour être chrétiens? Ils renoncent à
toute injustice : les païens, disait le Sauveur, n'en font-ils pas autant? Ils
s'abstiennent des plaisirs impurs : les sages de la gentilité ne s'en sont-ils
pas abstenus? Ils ont de la modération dans leurs passions, de la règle dans
leurs actions, de l'équité dans leurs jugements, de la sincérité dans leurs
paroles : la raison, indépendamment du christianisme, ne leur enseigne-t-elle
pas tout cela? C'est dans la profession religieuse que, pour se rendre digne de
Jésus-Christ, on enchérit sur les vertus païennes ; et comment? en se
dégradant, pour ainsi dire, soi-même, et se réduisant, selon la doctrine de
l'Apôtre, à l'état des enfants. Car voilà ce que les païens n'ont jamais fait,
et n'ont jamais eu la pensée de faire. Ils jetaient dans la mer l'or et
l'argent; mais ils demeuraient pleins d'eux-mêmes, dit saint Jérôme, et ils
n'estimaient pas assez cette sagesse mondaine, dont ils se déclaraient les
sectateurs, pour l'acheter au prix d'une vie obscure et humiliée. Voilà ce que
ne font point encore les chrétiens engagés dans le monde. Ils seront réguliers,
ils seront pieux, ils seront mortifiés, ils donneront tout, mais en se
réservant toujours leur volonté propre, et n'allant jamais jusqu'à cette pleine
abnégation, qui est le parfait christianisme, et le point capital du sacrifice
de l'âme religieuse : Vendit universa quœ habet, et emit.
C'est ici, mes chers auditeurs, si le temps me le permettait, que je
vous ferais remarquer en passant l'erreur et la mauvaise foi de l'hérésiarque
Luther, qui, pour colorer son libertinage
et justifier son apostasie, affecta
516
d'exalter les
vœux du baptême, dans le dessein de décrier les vœux de la religion; comme si
les vœux de la religion n'ajoutaient rien à la sainteté du baptême, et qu'en
effet un simple chrétien donnât autant à Dieu qu'un religieux. Erreur que toute
La théologie condamne comme également opposée à la raison et à la foi. Car ces
saintes filles que vous voyez, en se dévouant à Jésus-Christ, lui ont fait, par
leur profession, des sacrifices que nul de vous ne lui a faits en vertu de son
baptême. Elles pouvaient être riches et bien pourvues, et elles se sont rendues
pauvres ; elles pouvaient être libres, et elles ont choisi de se captiver sous
le joug d'une obéissance éternelle; elles pouvaient goûter les plaisirs
légitimes et permis, et elles ont embrassé la croix. Il leur en a donc coûté
bien plus qu'à vous pour être ce qu'elles sont, puisque, tout chrétiens que
vous êtes, vous n'avez jamais prétendu faire ce qu'elles font. Vous êtes
puissants dans le monde, disait saint Paul aux Corinthiens déjà convertis à la
foi, mais qui pour cela n'avaient pas renoncé aux avantages des conditions où
Dieu les avait fait naître; vous êtes puissants dans le monde, et nous qui
avons tout quitté pour Jésus-Christ, nous sommes faibles, sans crédit et sans
autorité : Nos infirma, vos autem fortes (1). On vous honore, et on nous
compte pour rien : Vos nobiles, nos autem ignobiles (2) Vous êtes
considérés et respectés, pendant que l'on nous regarde comme le rebut des hommes
: Tanquam purgamenta hujus mundi facti sumus (3). Or, c'est ce que les
vrais religieux pourraient bien s'appliquer, en se comparant avec les chrétiens
de ce siècle. Mais du reste, à l'exemple de saint Paul, je vous dis tout ceci,
mes chers
auditeurs, non
pas pour vous faire d'inutiles reproches : Non ut confundam vos (1) ;
mais pour vous avertir, comme mes chers frères, d'un de vos plus essentiels
devoirs : Sed ut filios meos charissimos moneo (2); c'est-à-dire, pour
vous faire connaître le mérite de la vocation chrétienne, pour vous apprendre
ce qu'elle vaut, combien vous la devez priser, et à quoi il faut que vous soyez
déterminés lorsqu'il s'agit de marquer à Dieu jusques à quel point vous savez
estimer ce trésor. Car enfin, ces épouses de Jésus-Christ, dont la ferveur vous
édifie, ne servent pas un autre Dieu que vous, ne croient pas un autre Evangile
que vous, n'attendent pas une autre gloire que vous, si elles l'achètent plus
cher que vous, c'est ce qui doit vous faire trembler, puisqu'il est certain
que, quoi qu'elles donnent pour l'avoir, elles ne donnent rien de trop, et que
le royaume du ciel, prisé dans sa juste valeur, vaut encore bien au delà. Que
devez-vous donc conclure de leur exemple, sinon que jusqu'à présent vous n'avez
pas connu le don de Dieu? Ah ! Seigneur, devez-vous dire, je me flattais d'être
chrétien, et je ne l'étais pas; mais aujourd'hui j'apprends à le devenir. Si
vous êtes, mon cher auditeur, dans ces dispositions, c'est, pour vous, avoir
trouvé le trésor de l'Evangile, et c'est le fruit que vous devez remporter de
cette cérémonie. Vous, vierge fidèle, achevez ce que vous avez commencé.
Présentez-vous avec confiance à l'autel où votre Dieu vous attend. Prononcez
sans peine ces vœux qui vous engageront éternellement et irrévocablement à lui.
Quoi que vous lui donniez, il vous le rendra au centuple et en cette vie et en
l'autre, où nous conduise, etc.