ÉTAT RELIGIEUX VI

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SIXIÈME SERMON SUR L'ÉTAT RELIGIEUX.
L'ALLIANCE DE L'AME RELIGIEUSE AVEC DIEU.

ANALYSE.

 

Sujet. Mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui.

 

C'est l'âme religieuse qui parle, et qui, sous la figure de l'Epouse des Cantiques, nous fait connaître la sainte alliance qu'elle a contractée avec Dieu.

 

Division. Trois choses forment une alliance : le choix, l'engagement et la société. Que fait donc une jeune personne en embrassant la profession religieuse? elle choisit Dieu : première partie; elle s'engage à Dieu : deuxième partie; elle s'acquiert, pour ainsi dire, un droit spécial sur tous les trésors de Dieu et sur Dieu même : troisième partie.

 

Première partie. L'âme religieuse choisit Dieu. Car qu'est-ce que la profession religieuse? Le choix le plus singulier que Dieu puisse faire de la créature, et Je choix le plus authentique que la créature puisse faire de Dieu. Dieu appelle l'âme, et l'âme lui répond. Or, cette correspondance n'est rien autre chose que le choix qu'elle fait de Dieu.

Choix si excellent et si parfait, que l'âme religieuse a droit pour cela de quitter père et mère, et de rompre en quelque sorte les liens les plus sacrés de la nature. Il n'en est pas de même des vierges du siècle : toutes vierges qu'elles sont, elles n'ont pas encore choisi Jésus-Christ d'une manière qui les autorise à se retirer de la maison paternelle. Il y a plus : non-seulement l'âme religieuse quitte père et mère, mais elle se quitte encore elle-même.

Choix qui devient pour l'âme religieuse une raison de servir Dieu avec toute la ferveur que demande son état.

Deuxième partie. L'âme religieuse s'engage a Dieu : 1° engagement sacré; 2° engagement solennel; 3° engagement irrévocable.

1° Engagement sacré, car c'est un engagement de vœu. D'où il s'ensuit que c'est le plus grand de tous les engagements, et qu'en ce qui regarde l'observance des choses que l'âme religieuse a vouées, elle ne peut commettre d'infidélité qui ne tienne de la nature du sacrilège.

 

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2° Engagement solennel. Il n'est appelé profession que parce qu'il est contracté à la face des autels, et devant les ministres de l'Eglise. Différence d'un vœu solennel et d'un vœu particulier. L'Eglise accepte le premier, et n'accepte pas l'autre.

3° Engagement irrévocable. Les vœux de l'âme religieuse sont indissolubles. Elle a néanmoins encore tout à craindre de sa volonté, qui, par son inconstance, peut, non pas se dégager de l'obligation, mais se relâcher dans l'observation de ses vœux; et voilà ce qui doit exciter sa vigilance.

Troisième partie. L'âme religieuse acquiert un droit spécial sur tous les trésors de Dieu et sur Dieu même. Dieu est le Dieu de tout le monde, mais il se donne spécialement aux âmes qui ne veulent que lui, et qui ne s'attachent qu'à lui. Or, que veut autre chose l'âme religieuse, et quel autre bien se réserve-t-elle? Deux témoignages tirés de l'Ecriture, l'un de David, l'autre des Juifs, lorsqu'ils entrèrent dans la terre promise.

Il est vrai que l'âme religieuse, en faisant alliance avec Jésus-Christ, fait alliance avec un Dieu pauvre, avec un Dieu humilié, avec un Dieu crucifié, et qu'elle doit entrer avec lui en société de peines et de maux; mais dans Jésus-Christ tout s'est converti en biens. Ce sont des maux pour les mondains qui n'en profitent pas, et qui les portent sans consolation : mais ce sont des biens pour l'âme religieuse, qui se les rend salutaires, et qui, par la grâce de Jésus-Christ, y goûte une onction toute divine.

Voilà ce qui doit servir de modèle aux chrétiens du siècle. L'exemple d'une âme religieuse, sa fidélité, sa ferveur, sa constance, sou détachement, confond leur tiédeur, leur lâcheté, leurs attaches criminelles aux biens de la terre. Du reste, quelque différence qu'il y ait entre l'état religieux et celui des gens du monde, deux vérités sont certaines : 1° que les gens du monde peuvent eux-mêmes être parfaits dans leur état et selon leur état, comme les religieux; 2° que non-seulement ils le peuvent, mais qu'ils y sont même indispensablement obligés.

 

Dilectus meus mihi, et ego illi.

 

Mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui.  (Cantique des Cantiques, chap. II, 16.)

 

C'est l'épouse des Cantiques, ou, sous la figure de cette épouse, c'est rame chrétienne, et en particulier l'âme religieuse, qui parle, et qui nous fait connaître la sainte alliance qu'elle a contractée avec Dieu. Quand elle dit d'abord que ce céleste époux est à elle, c'est pour nous donner à entendre comment il a fait en sa faveur des premières avances, comment il l’a recherchée, et de quelles grâces il l'a prévenue ; et quand elle ajoute qu'elle est à lui, c'est pour nous marquer avec quelle fidélité elle s'est rendue attentive à sa voix, elle a répondu à ses favorables poursuites, et suivi l'inspiration divine qui l'attirait : Dilectus meus mihi, et ego illi. L'un et l'autre était nécessaire. Si Dieu ne l'eût point appelée, si elle n'eût point été éclairée d'une lumière céleste, et que la grâce ne lui eût point fait sentir ses saintes impressions, jamais elle n'eût conçu le dessein de renoncer au monde et de se dévouer à Dieu : ou si, fermant les yeux à la lumière qui l'éclairait, et réprimant dans son cœur les mouvements que la grâce y avait excités, elle eût été insensible à la vocation du ciel, Dieu, malgré elle, ne l'eût point engagée, et toutes les vues de sa miséricorde sur elle seraient demeurées sans effet. Mais l'attrait de Dieu d'une part, et de l'autre la correspondance de l'âme; Dieu qui invite , et l'âme qui consent ; Dieu qui s'offre, et l'âme qui accepte en se donnant elle-même ; voilà, ma très-chère Sœur, ce qui forme cette belle alliance dont j'ai à vous entretenir, et en conséquence de laquelle vous pourrez dire éternellement : Dilectus meus mihi, et ego illi. Alliance la plus pure, puisque c'est avec Dieu que vous l'allez contracter, et que sa grâce en doit être le sacré nœud ; alliance la plus inviolable, puisque vous l'allez jurer à la face des autels, et par une profession solennelle; alliance la plus glorieuse, puisqu'elle ne vous donnera pas seulement la qualité de servante du Seigneur, mais d'épouse du Seigneur: et parla enfin, alliance pour vous la plus avantageuse, puisqu'elle vous mettra en possession de toutes les richesses de Dieu, et en possession de Dieu même. Or pour vous proposer en trois mots, chrétiens auditeurs, le dessein de ce discours, trois choses, selon saint Augustin, forment une alliance : le choix, l'engagement et la société. Le choix en est comme le principe, l'engagement en est comme l'essence, et la société en est le fruit. Choix mutuel, engagement réciproque, société commune. Que fait donc de sa part une jeune personne en embrassant la profession religieuse? c'est ce que j'ai à vous représenter dans les trois parties de cet entretien, et ce qui fera tout le sujet de votre attention. Elle choisit Dieu, elle s'engage à Dieu, elle acquiert, pour ainsi dire, un droit spécial sur tous les trésors de Dieu et sur Dieu même. Voilà, ma très-chère Sœur, les avantages inestimables du saint état auquel vous vous dévouez ; mais voilà en même temps tout le fonds des devoirs indispensables et des obligations qu'il vous imposera. Vous les remplirez, ces obligations; et ces avantages aussi, vous les goûterez. Sainte mère de Dieu, c'est sous vos auspices que cette vierge fidèle se consacre à votre Fils adorable, et c'est par votre intercession que j'obtiendrai les lumières qui me sont présentement nécessaires; je les demande, en vous disant : Ave, Maria.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

C'est par le choix qu'une alliance doit commencer,

 

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et par le même choix qu'elle doit être conclue, pour être non-seulement heureuse, mais légitime : car, comme disait saint Jérôme, une alliance sans choix ne doit plus être proprement appelée alliance, mais dégénère dans une espèce de servitude. En effet, le sort et le hasard peuvent bien décider sur tout autre chose de la destinée des hommes ; la force et la nécessité peuvent bien leur imposer un joug ; l'intérêt et la crainte peuvent bien les déterminer à un parti : mais il n'y a que le choix, et le choix de préférence, qui puisse faire cette liaison volontaire et libre que nous entendons par le nom d'alliance. Or si cela est vrai des alliances purement naturelles, beaucoup plus l'est-il, dans l'ordre de la grâce, des alliances spirituelles, surtout de celle dont j'ai à parler, et que Dieu fait avec l'âme religieuse, ou que l’âme religieuse fait avec Dieu : car voilà, mes chers auditeurs, la première prérogative que je découvre dans la profession religieuse, et voilà l'idée que je m'en forme d'abord. Qu'est-ce que la profession religieuse? c'est le choix le plus singulier que Dieu puisse faire de la créature, et le choix le plus authentique que la créature puisse faire de Dieu. Je m'explique. Dieu donne à l'âme chrétienne une grâce de vocation par où il lui parle intérieurement, et lui persuade de se consacrer à lui. Cette vocation est le discernement et le choix qu'il fait de sa personne; et en vertu de cette vocation, l'âme chrétienne se consacre à Dieu par la solennité du vœu : or ce vœu n'est rien autre chose que le choix qu'elle fait de son Dieu préférablement ou plutôt privativement à tout ce qui n'est pas Dieu. Prenez garde, s'il vous plaît : Dieu l'appelle à la religion ; et par cette grâce dont la douceur ne diminue point l'efficace et la vertu, il la sépare du monde, il l'élève au-dessus du monde, il ne veut plus qu'elle soit pour le monde, ni que le monde soit pour elle; il se la réserve uniquement, et entre une infinité de vierges à qui il pouvait faire le même honneur, il se plaît à la distinguer, il laisse les autres, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, dans la masse commune d'une vie sensuelle et mondaine ; et il en tire celle-ci pour en faire une prédestinée parmi les prédestinés mêmes; c'est-à-dire, pour l'élever au plus haut rang de ses élus. Car c'est en cette qualité qu'il l'invite dans ce sacré cantique, et qu'il lui adresse ces divines paroles, où le Saint-Esprit semble avoir eu dessein de nous marquer tout le mystère de la vocation religieuse : Veni in hortum meum, soror mea sponsa (1); Venez, vous que j'ai spécialement choisie, venez dans ce jardin planté au milieu de mon Eglise, dans ce jardin terme, et inaccessible à tout autre qu'aux vierges qui me sont dévouées. Or il est évident, reprend saint Ambroise, que ce jardin fermé est la religion. C'est là que Dieu retire les âmes qu'il a honorées de son choix, là qu'il se les attache du nœud le plus intime et le plus étroit, là qu'il veut être inviolablement à elles, et qu'elles soient inviolablement à lui: Veni in hortum meum, soror mea sponsa. Et de sa part que fait l'âme, quand elle suit le mouvement de cette vocation ? Elle agrée les saintes poursuites de son Dieu, elle y consent; elle se fait non-seulement un plaisir et une gloire, mais un devoir et une loi d'y répondre. Comme Jésus-Christ l'a choisie entre mille, elle choisit entre mille Jésus-Christ ;et pour s'attacher à lui seul, elle fait un divorce entier avec le monde.

Oui, ma chère Sœur, c'est ainsi que Jésus-Christ votre Dieu vous a prévenue, vous a recherchée, vous a attirée par sa grâce ; et c'est en conséquence du choix qu'il a fait de vous, et par cette même grâce, que vous avez écouté sa voix, et que vous l'avez suivie. Il a fallu que ce Dieu de miséricorde fît les premières démarches ; maïs dans toutes ces démarches et toutes ces avances il ne croit pas en avoir trop fait, puisqu'il trouve en vous une disposition si conforme à ses vœux : car la profession que vous allez faire est le retour qu'il se promettait de votre fidélité, c'est-à-dire un retour de préférence, et, pour me servir toujours du même terme, un retour de choix par où vous secondez le sien. En effet, ce ne sont point les hommes qui ont négocié pour vous cette alliance divine ; ce n'est ni la chair, ni le sang ; leurs maximes ne vont point jusque-là. Vous seule en avez pris le dessein, vous seule en avez traité avec Dieu, vous seule, animée de son Esprit, en avez fait votre ouvrage. Comme vous ne pouviez l'entreprendre ni le commencer sans lui; aussi, tout Dieu qu'il est, il ne pouvait le conclure sans vous, dès qu'il voulait que ce fût un choix pleinement volontaire et libre. Je dis plus : car dans ce choix, ma chère Sœur, ce qui me paraît spécialement avantageux pour vous, c'est qu'en cherchant Jésus-Christ,vous n'avez cherché que Jésus-Christ même. On cherche souvent dans les alliances du siècle un intérêt tout humain ; mais ce n'est ni un rang, ni un établissement, ni une fortune temporelle que vous vous proposez, puisqu'au contraire vous quittez tout

 

1 Cant., v, 1.

 

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cela, et que pouvant posséder les biens du monde, goûter les plaisirs du monde, recevoir les honneurs du monde, vous embrassez la pauvreté de Jésus-Christ, l'humilité de Jésus-Christ, la mortification de Jésus-Christ.

Choix si excellent et si parfait, que l'âme religieuse a droit pour cela de quitter père et mère, de rompre en quelque manière les liens les plus sacrés de la nature, d'abandonner ceux de qui elle lient la vie, de s'émanciper de leur dépendance et de leur conduite; et cela, non-seulement sans rien faire contre la piété, mais par l'acte même le plus héroïque de la plus pure et de la plus insigne piété. Elle le peut, dis-je, et, autorisée de la loi de Dieu, elle use en effet de ce pouvoir. Car, selon la remarque de saint Bonaventure, c'est à l'état religieux que nous pouvons appliquer ces paroles du Fils de Dieu : Propter hoc, relinquet homo patrem et matrem (1) ; Pour cela, il sera permis de se séparer de son père et de sa mère, quelque sacrés d'ailleurs que soient les nœuds qui nous y unissent. En est-il de même des vierges qui vivent dans le monde ? Non, continue le même saint docteur : parce que, toutes vierges qu'elles sont, elles n'ont pas encore choisi Jésus-Christ d'une manière qui les autorise à se retirer de la maison paternelle. D'où il s'ensuit que quelque profession qu'elles fassent d'une inviolable virginité, il n'y a point encore de parfaite alliance entre Jésus-Christ et elles : c'est aux vœux de la religion que cet avantage est attaché. Mais admirez, Chrétiens, ce qu'ajoute saint Bernard, et ce qui mérite une attention particulière. Parce que l'alliance d'une âme avec Jésus-Christ devait être quelque chose de plus grand que toutes les alliances de la terre, Dieu, dit ce Père, a établi une loi proportionnée à la grandeur et à la dignité de cette alliance ; et quelle est cette loi? !a voici. Pour un époux de la terre on est dans l'obligation de quitter père et mère ; mais Dieu a ordonné que pour l'époux céleste, qui est Jésus-Christ, on se quitterait soi-même. Car il était bien juste, poursuit saint Bernard, que pour un époux qui est Dieu, on quittât plus que pour celui qui n'a rien au-dessus de l'homme. Mais que pouvait-on faire de plus que de quitter père et mère ? Ah ! Chrétiens, encore une fois, on pouvait se quitter soi-même. Or, c'est ce qui se pratique, mais héroïquement, dans la profession religieuse : car c'est bien se quitter soi-même, que de quitter sa liberté. Propter hoc, relinquet homo patrem et matrem; voilà ce qui regarde les époux de la terre. Mais voici ce

 

1 Marc, X, 7.

 

qui est propre des épouses de Jésus-Christ : Si quis vult post me venire, abneget semetipsum (1); Que celui qui veut venir après moi se renonce soi-même, se détache et se dépouille de soi-même; et c'est cette loi, ma chère Sœur, que vous êtes sur le point d'accomplir : loi que je vous propose, comme le principe sur lequel doit désormais rouler toute la conduite de votre vie ; loi que vous devez vous appliquer par de fréquentes réflexions, et qui seule est capable de vous maintenir dans toutes les dispositions de piété et de ferveur que votre vocation demande. Je suis à mon Dieu, car c'est ainsi que vous devez raisonner avec vous-même; je suis à mon Dieu, et je l'ai choisi : il faut donc que je vive désormais comme étant à lui ; il faut que toutes mes actions portent et soutiennent ce caractère de consécration; il faut que je parle, que j'agisse, que je traite avec les hommes comme une âme dévouée ta Dieu, et que dans tout ce qui paraîtra de moi, on puisse reconnaître ce que je suis et à qui je suis. J'ai choisi mon Dieu, et en le choisissant, j'ai vu tout ce qu'il m'en coûterait. Rien donc désormais ne doit m'être difficile pour lui ; car je l'ai choisi par amour, et l'amour rend tout, non-seulement possible, mais facile, mais agréable. C'est ce que fait tous les jours entre les mondains un amour profane : l'amour de mon Dieu est-il moins puissant pour me faire tout entreprendre, tout exécuter, tout supporter? J'ai choisi mon Dieu, et je l'ai choisi uniquement : que serait-ce si, non contente de Dieu, je voulais reprendre certains restes du monde; si comme les Juifs dans le désert tournaient les yeux vers l'Egypte, je portais encore quelquefois mes regards vers le monde; si pour m'adoucir le joug, et pour me remettre des fatigues et des ennuis de mon état, j'appelais à mon secours le monde? J'ai choisi mon Dieu : et pourquoi? afin de l'honorer d'un culte particulier, et de ne plus vivre que pour lui. Quels reproches donc n'aurait-il pas à me faire et ne devrais-je pas me faire moi-même, si je dégénérais de la sainteté de ma profession ; si, me bornant à une vertu commune, je négligeais le soin de mon avancement et de ma perfection : si je n'avais de l'état religieux que l'habit et que le nom ? Et qu'était-il besoin pour cela de sacrifier toutes les prétentions du siècle et tous les avantages qu'il me présentait? qu'était-il besoin de m'éloigner de mes proches, et de sortir d'une famille où je trouvais, avec l'opulence, avec la splendeur et l'éclat, de la probité et de la religion?

 

1 Matth., XVI, 24.

 

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qu'était-il besoin de passer par tant d'épreuves, et d'embrasser une vie si sainte en elle-même? Que dis-je! et n'eût-il pas mieux valu m'en tenir à ce que j'étais, que d'être ce que je suis? car être ce que je suis, c'est être à Dieu et n'y être pas. Or cette contradiction, n'est-ce pas ce qui doit faire ma condamnation devant Dieu, et ma confusion devant les hommes? C'est, ma chère Sœur, ce qui fera l'un et l'autre pour ces épouses infidèles qui ne savent pas soutenir le choix qu'elles ont fait de Dieu : mais je puis me promettre que vous le soutiendrez dans toute son étendue, aussi bien que l'engagement qui y est attaché, et dont j'ai à vous parler dans la seconde partie.

 

DEUXIÈME PARTIE.

 

Il n'y a proprement que Dieu avec qui il soit honorable et avantageux de s'engager ; et c'est une des choses en quoi l'excellence de l'être de Dieu se fait connaître et se distingue. Il n'en est pas de même des hommes. La grande règle de prudence, en traitant avec les hommes, est de s'engager le moins qu'il est possible, et on dispute pour cela comme pour le plus important de tous les intérêts : pourquoi? parce qu'en s'engageant avec les hommes, on perd sa liberté, on commence d'être moins à soi-même, on entre dans un état de dépendance, et de dépendance de la créature, qui ne peut être qu'humiliant et onéreux : au lieu qu'à l'égard de Dieu, le grand avantage est de s'engager le plus qu'on peut, parce qu'à proportion que l'on s'engage à Dieu, on se trouve plus attaché à son souverain bien. Cet engagement, loin de préjudicier à la liberté, perfectionne la liberté, puisque la véritable liberté de la créature est d'être dans la dépendance et sous la domination de Dieu; et que jamais elle n'est plus à elle-même, que quand elle est parfaitement et inviolablement à Dieu. Or c'est dans cet engagement que vous entrez, vous, Chrétiens, par la profession du baptême, et vous, ma chère Sœur, par la profession religieuse. Engagement pour lequel on peut très-bien vous appliquer ce que disait l'Esprit de Dieu par la bouche du Roi-prophète, formant et instruisant une âme juste : Audi, filia, et vide, et inclina aurem tuam (1); Ecoutez, ma fille, mais écoutez attentivement ce que je vais vous faire comprendre; appliquez-y toutes les puissances de votre âme ; gravez-le dans le fond de votre cœur ; ayez soin de le méditer tous les jours de votre vie, et ne l'oubliez jamais. Par

 

1 Psal., XLIV, 11.

 

l'action que vous allez faire, vous vous engagez avec Dieu ; mais d'une espèce d'engagement assez peu connu, du moins dans toute son étendue, et dont je puis dire après Jésus-Christ : Non omnes capiunt verbum istud (1). Or c'est pour cela même que je dois vous en instruire plus exactement, et qu'ajoutant à vos lumières celle d'une solide théologie, je vous dis en un mot, ma chère Sœur, que l'engagement de la profession religieuse est le plus grand dont une créature soit capable. En voici les raisons : parce que c'est un engagement sacré, parce que c'est un engagement solennel, parce que c'est un engagement irrévocable et qui ne doit jamais finir. Autant de paroles, autant de vérités essentielles pour vous et pour moi : comprenez-les.

C'est un engagement sacré que celui de la profession religieuse; voilà sa première qualité ; et la preuve en est bien évidente : parce que c'est un engagement de vœu. Or le vœu dans sa substance est quelque chose de surnaturel, et même de droit divin. Il a été tel dans tous les temps, dans l'ancienne loi comme dans la loi nouvelle, parce qu'il est saint par lui-même. Que s'ensuit-il de là? ah! mes chères Sœurs, que ne s'ensuit-il pas pour toutes les âmes sincèrement touchées de leurs devoirs, et pour nous en particulier? Car je conclus que notre engagement dans la religion est donc d'un ordre supérieur à tous les engagements du monde, et par conséquent qu'il ne peut être violé que par un crime d'une espèce différente et au-dessus de tous les autres crimes. Je conclus qu'en ce qui touche l'observance des choses que nous avons vouées, nous ne pouvons plus désormais commettre d'infidélité envers Jésus-Christ, qui ne tienne de la nature du sacrilège : pourquoi ? parce qu'en conséquence du vœu, nous sommes spécialement consacrés à Jésus-Christ. Cette conséquence est terrible, et me donnerait lieu, ce semble, de dire à toutes celles qui ont l'honneur de porter ce caractère de consécration, ce que leur disait saint Augustin : Nunc vero quia tenetur apud Deum sponsio tua, non te ad magnam justitiam invito, sed a magna iniquitate deterreo ; âme fidèle, souvenez-vous que vous n'êtes plus à vous-même, et que quand je vous parle d'accomplir les promesses que vous avez faites à votre Dieu, ce n'est pas tant pour vous inviter à une haute sainteté, que pour vous préserver d'une affreuse iniquité. Mais d'ailleurs, ajoute le même Père, cette pensée est infiniment

 

1 Matth., XIX, 11.

 

565

 

capable de vous animer et de vous fortifier. Car le comble de votre joie doit être de n'avoir plus une pernicieuse liberté de faire le mal ; et l'avantage de votre profession est de ne pouvoir être plus unie à Dieu que vous l’êtes ; or c'est ce que l'engagement des vœux vous procure. D'où vient que saint Augustin concluait : Nec ideo te novisse, pœniteat : imo gaude jam tibi non licere, quod cum detrimento tuo licuisset.

Je dis plus : l'engagement de la religion est un engagement solennel, et c'en est la seconde prérogative. Car il n'est appelé profession, que parce qu'il est célébré à la face des autels et devant les ministres de l'Eglise, suivant le modèle que Dieu en proposait autrefois aux parfaits chrétiens dans la personne des Israélites, dont l'Ecriture nous dit qu'à mesure qu'ils entraient dans la terre promise, ils allaient tous se prosterner aux pieds du grand prêtre, et faisaient entre ses mains cette profession publique : Profiteor hodie coram Domino Deo tuo, quod ingressus sum in terram pro qua juravit patribus nostris, ut daret eam nobis (1) ; Oui, je proteste que c'est aujourd'hui que je suis entré dans cette terre de bénédiction, où le Seigneur m'a appelé. Voilà ce que fait l'âme religieuse dans la solennité de ses vœux, puisque c'est alors qu'elle entre dans une terre abondante en vertus et en sainteté, et qu'elle n'y entre qu'après en avoir fait la protestation à celui qui lui représente Jésus-Christ, le souverain prêtre. Et ne croyez pas, mes chers auditeurs, que cette solennité soit une pure cérémonie. Quand David disait : Vota mea Domino reddam in conspectu omnis populi ejus , in atriis domus Domini, in medio tui, Jerusalem (2) ; J'offrirai mes vœux au Seigneur ; mais je les offrirai en présence de tout son peuple, dans l'enceinte de son temple, au milieu de Jérusalem ; il prétendait faire quelque chose de plus grand que s'il les eût seulement formés dans le secret de son cœur. Et en effet, un vœu solennel est bien différent d'un vœu particulier et secret ; car l'Eglise accepte l'un, et elle n'accepte pas l'autre ; elle ratifie l'un, et elle ne ratifie pas l'autre; elle s'oblige elle-même dans l'un, et elle ne s'oblige pas dans l'autre : circonstances bien remarquables en matière de vœu. Quoi qu'il en soit, il paraît bien par cette solennité que la profession religieuse est une véritable alliance de l'âme chrétienne avec Jésus-Christ. D'où vient que saint Ambroise, instruisant une vierge qui avait pris

 

1 Deut., XXVI, 3. —2 Psal., CXV, 14.

 

le voile sacré, lui disait ces belles paroles : Sacro velamine tecta es, ubi omnis populus dotem tuam subscribens, non atramento, sed spiritu, clamavit : Amen; Vous vous êtes engagée à Jésus-Christ, et tout le peuple qui était présent a signé votre contrat, non pas avec une encre matérielle, mais de l'esprit et du cœur, en y répondant : Ainsi soit-il. Or c'est, mes chères Sœurs, ce qui s'est fait à votre égard, et dont nous devons éternellement conserver le souvenir. Car si nous étions assez infidèles pour oublier cet engagement, tout ce qu'il y a eu de témoins de notre profession s'élèveraient contre nous et rendraient témoignage au Sauveur du monde de la foi que nous lui avons jurée.

Mais quelle foi ? c'est ici la troisième qualité de l'engagement religieux : une foi dont le lien est indissoluble , et plus indissoluble même que l'engagement des époux du siècle. Car l'engagement des époux du siècle cède quelquefois à la profession religieuse. Ainsi les conciles le déclarent-ils, et ainsi l'avons-nous reçu par tradition apostolique ; d'où il s'ensuit que le vœu de la religion est donc un engagement plus irrévocable encore et plus indispensable que celui du grand sacrement établi par Jésus-Christ dans son Eglise : Sacramentum magnum in Ecclesia (1) L'engagement des époux du siècle est naturellement sujet à se dissoudre par la mort ; au lieu que la profession religieuse est un engagement éternel, qui ne doit jamais finir. Tandis que Dieu sera Dieu, tandis que Jésus-Christ régnera, vous serez à lui. Si c'était tout autre que Dieu et tout autre que Jésus-Christ, cette parole devrait vous faire trembler. Car avec tout autre que Dieu, vous pourriez craindre de fâcheuses humeurs à essuyer, des imperfections à supporter, des ennuis à dévorer. Mais plus on est à Dieu et avec Dieu, plus on le goûte, et plus on trouve en lui de consolations. Il est vrai que c'est un grand pas à faire que celui d'un engagement éternel; mais, encore une fois, avec Dieu, plus l'engagement est grand, plus il est aimable. Si cet engagement pouvait finir, il ne ferait plus notre parfait bonheur ; sa félicité consiste surtout dans son éternité : de sorte que, par un merveilleux effet de la grâce, ce qui fait le joug et la servitude des alliances du siècle fait le précieux avantage de la nôtre, parce que nous sommes liés à Dieu, avec qui l'on est toujours bien, et de qui l'on est toujours content, dès qu'on s'y donne et qu'on le

 

1 Ephes., V, 32.

 

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cherche de bonne foi. Ce n'est donc point du côté de Dieu que nous devons trembler. Ce qu'il y a à craindre pour nous est dans nous-mêmes et vient de nous-mêmes. Ce sont nos légèretés et nos variations, c'est notre inconstance. En effet, quelque ferveur et quelque disposition présente qui paraisse en nous , nous sommes fragiles et sujets au changement. Nous nous engageons pour toujours : mais notre volonté a ses vicissitudes et ses retours ; et la difficulté est, avec une volonté si changeante, de soutenir un engagement qui ne doit point changer. De la part de Dieu, il n'en est pas ainsi : son engagement et sa volonté sont également immuables. Au moment qu'il a parlé et qu'il a promis, il est incapable de révoquer sa parole, parce que c'est un Dieu souverainement vrai et souverainement fidèle : Juravit Dominus, et non pœnitebit eum. Mais pour nous, qui n'agissons que par les mouvements d'une liberté volage, et à qui le repentir est aussi naturel que le choix, nous en sommes réduits à une condition bien différente , vivant toujours dans l'obligation de garder notre foi, et dans le danger de la violer. Voilà ce qui doit exciter, âmes religieuses, toute notre vigilance; voilà ce qui nous doit maintenir dans une sainte défiance de nous-mêmes , et par conséquent dans une attention continuelle sur nous-mêmes. Car quel désordre serait-ce, et quelle indignité, de se démentir après des paroles si authentiques et si solennelles; de se lasser d'être à Dieu, lorsqu'il ne se lasse point d'être à nous ; de n'y vouloir être qu'à demi, lorsqu'il veut être pleinement à nous ; de nous dégoûter de lui malgré ses infinies perfections, quand, tout imparfaits que nous sommes, il ne se dégoûte point de nous, et qu'il fait même ses délices de demeurer avec nous? C'est par une persévérance inébranlable que nous nous préserverons, mes chères Sœurs, d'une infidélité que Dieu nous reprocherait éternellement. Persévérance qui fut toujours le caractère des élus : persévérance non point seulement dans l'habit, mais dans l'esprit de la religion ; non point seulement dans la clôture et la retraite, mais dans l'exacte observation de nos devoirs; non point seulement dans l'exercice extérieur des pratiques de notre état, mais dans une régularité solide et intérieure. Voilà comment, après avoir choisi Dieu, après nous être engagés à Dieu, nous entrerons avec Dieu dans une sainte communication , et dans une espèce de société d'intérêts et de biens. Vous l'allez voir dans la troisième partie.

 

TROISIÈME PARTIE.

 

C'est l'effet propre d'une véritable et parfaite alliance , d'établir entre les personnes qu'elle unit ensemble, une société mutuelle et une pleine communication de biens : et puisque de toutes les alliances, la plus parfaite, ma très-chère Sœur, est celle que vous contractez avec Dieu par la profession religieuse, il faut conclure qu'en vertu du sacrifice que vous allez lui faire de tous les biens qui pourraient vous appartenir dans le monde, et surtout en vertu du sacrifice que vous allez lui faire de vous-même, vous aurez désormais, par le plus juste retour, d'incontestables et de légitimes prétentions sur tous les trésors du ciel, et, si je puis m'exprimer de la sorte, sur tous les biens de Dieu. Mais quels sont ces biens de Dieu dont une âme religieuse, en conséquence de sa profession, est si heureusement et si abondamment pourvue ? Ah ! répond saint Augustin, ne les cherchons point hors de Dieu, ou plutôt ne les distinguons point de Dieu : c'est Dieu même. Et ce saint docteur avait bien raison de le dire ainsi ; car Dieu n'a point de plus grand bien que lui-même ; il est son souverain bien, et, par une suite nécessaire, il est le souverain bien de toutes les créatures : tellement qu'entrer en société de biens avec Dieu, ce n'est rien autre chose qu'entrer en possession même de Dieu. Or, tel est en général le bonheur d'une âme qui se consacre à Dieu dans le christianisme, et tel est plus avantageusement encore et en particulier le bonheur d'une âme qui, faisant un divorce entier avec le monde, se dévoue à Dieu dans la religion. Quand David parlait à Dieu, et qu'il s'entretenait avec lui dans l'intérieur de son âme, il ne lui disait pas : Je sais que vous êtes le Dieu du ciel et de la terre, le Dieu de toute la nature; mais : je sais que vous êtes mon Dieu : Dixi Domino : Deus meus es tu (1). Mais, demande saint Augustin, pourquoi s'exprimait-il de la sorte, et pourquoi s'attribuait-il spécialement à lui-même ce qui est commun à toutes les créatures ? Car n'est-ce pas Dieu qui les a toutes créées, et par conséquent n'est-il pas le Dieu de tout l'univers ? Numquid omnium Deus non est ? Il est vrai, répond ce saint docteur, c'est le Dieu de tout le monde; mais il faut aussi reconnaître qu'il se donne particulièrement, et qu'il appartient plus proprement à certaines âmes, qui n'ont point d'autre sentiment sur la terre que de l'aimer, qui n'ont point d'autre soin que de le servir, qui n'ont point ni ne veulent point

 

1 Psal., XV, 2.

 

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avoir d'autre héritage que lui-même et le bonheur de le posséder : Sed eorum prœcipue Deus qui eum deligunt, colunt, possident. Or, qui sont ces âmes dégagées de tout autre objet que Dieu, et dont tous les désirs tendent vers Dieu ? qui sont ces âmes tout occupées du service de Dieu, et dont l'unique emploi dans la vie est d'honorer Dieu ? qui sont ces âmes volontairement pauvres, qui se sont dépouillées de tous les biens sensibles pour Dieu, et dont le seul trésor et le seul bien est Dieu ? N'est-il pas évident que ce sont les âmes religieuses, et n'est-il pas juste que Dieu soit à elles d'une façon toute singulière, puisqu'elles ont voulu d'une façon toute singulière être elles-mêmes à Dieu? C'est en ce même sens qu'il faut entendre cette autre parole de l'Ecriture, que j'ai déjà rapportée ; je veux dire cette formule de profession que prononçaient les Hébreux aux pieds du grand prêtre, en entrant dans la terre promise: Profiteor hodie coram Domino Deo tuo ; Je proteste aujourd'hui, disaient-ils au pontife, et je fais un aveu solennel devant le Seigneur votre Dieu. Eh quoi ! reprend là-dessus saint Jérôme, ne devaient-ils pas plutôt dire, devant le Seigneur notre Dieu ? n'étaient-ils pas le peuple de Dieu , et Dieu ne les avait-il pas cent fois assurés qu'il était leur Dieu, préférablement à toutes les autres nations? Cependant, en la présence des prêtres, ils n'osaient l'appeler leur Dieu, et se contentaient de dire, le Seigneur voire Dieu : comme s'ils eussent reconnu que leur Dieu était bien plus à leurs prêtres qu'il n'était à eux; et que ceux qui se trouvaient employés aux fonctions du sacerdoce pouvaient tout autrement se glorifier qu'ils appartenaient à Dieu, et que Dieu, pour ainsi parler, leur appartenait. Pourquoi cela? la raison en est bien claire, poursuit saint Jérôme, et nous n'avons qu'à consulter l'Ecriture pour nous en instruire. C'est que le grand prêtre, aussi bien que toute la tribu de Lévi, n'ayant eu aucun partage ni aucune possession dans la terre promise, Dieu lui-même, comme il est expressément marqué, leur devait servir de possession : excellente idée de l'âme religieuse. Elle ne se réserve que Dieu : il est donc juste qu'elle possède Dieu plus que les autres, et qu'en cela elle ait même, dans un sens, l'avantage sur les prêtres du Seigneur, tout distingués qu'ils sont d'ailleurs par leur caractère ; car les prêtres, après tout, soit de l'ancienne, soit de la nouvelle loi, n'ont jamais fait un renoncement aussi entier que le sien, puisque le sacerdoce n'empêche point qu'on ne puisse acquérir et conserver les biens temporels. Mais l'âme religieuse dit absolument à Dieu : Quid mihi est in cœlo, et a te quid volui super terram(1)l ? De tout ce qu'il y a dans le ciel et de tout ce qu'il y a sur la terre, qu'ai-je désiré, qu'ai-je recherché, qu'ai-je voulu retenir, hors vous, Seigneur, et vous seul ? Je- ne dis pas cela, mon Dieu, ajoute-t-elle, je ne le dis pas pour faire valoir auprès de vous la pauvreté et le dénuement où je me suis réduite ; mais pour me féliciter humblement moi-même et pour me réjouir devant vous de mon abondance; car vous me valez infiniment mieux vous seul que tout le reste sans vous ; et ce qu'il y a de plus merveilleux encore, vous me valez mieux vous seul que tout le reste avec vous : non pas qu'avec tout le reste, vous perdiez rien de votre prix infini; mais parce que ce reste m'empêcherait de vous bien posséder, et qu'en vous possédant seul je vous possède plus parfaitement. Voilà donc, ma chère Sœur, je ne puis trop vous le redire, voilà le bonheur du saint état que vous embrassez : vous y posséderez Dieu. Dans le monde on ne le possède pas, ou l'on ne le possède qu'à demi : et comment, en effet, pourrait-on le bien posséder, lorsqu'on se trouve possédé soi-même par tant de maîtres, par l'ambition, par l'intérêt, par le plaisir, par toutes les passions et tous les vices? C'est dans l'état religieux que cette possession est entière, paisible, assurée; c'est là que l'on goûte Dieu, qu'on se repose en Dieu, qu'on recueille tous les fruits que peut produire un héritage aussi grand que Dieu.

Mais je vais plus avant encore, ma chère Sœur, et je finis par une pensée que vous ne devez jamais oublier. Vous allez faire une sainte alliance avec votre Dieu ; et, suivant les idées communes et ordinaires, je pourrais vous dire que c'est tellement un Dieu de gloire, qu'il a été tout ensemble un homme de douleur, un Dieu pauvre, un Dieu humilié, un Dieu persécuté, un Dieu crucifié; que vous ne pouvez donc vous allier avec lui sans participer à sa pauvreté aussi bien qu'à ses riebesses, à ses humiliations aussi bien qu'à sa gloire, à ses souffrances et à sa croix aussi bien qu'à sa souveraine béatitude. Voilà ce que je vous représenterais ; et, dans la disposition où vous êtes, il n'y a rien de si contraire aux sens et à la nature, que vous ne voulussiez accepter. De tous les maux à quoi s'est assujetti le divin époux que vous choisissez, il n'y a rien qui vous étonnât et que vous ne voulussiez partager.

 

1 Psal., LXXII, 25.

 

Mais il n'est point même nécessaire que vous fassiez cet effort de fidélité ; et ce serait mal m'expliquer, de dire que vous devez entrer en société de peines et de maux avec Jésus-Christ, car dans Jésus-Christ tout s'est converti en bien ; et la pauvreté, les souffrances, les croix, que nous estimons des maux, sont sur la terre les plus grands biens qu'il ait procurés à ses élus. N'en a-t-il pas fait autant de béatitudes ? n'a-t-il pas dit hautement et formellement, dans son Evangile : Bienheureux les pauvres : Beati pauperes (1) ; bienheureux ceux qui pleurent : Beati qui lugent (2) ? et ne sont-ce pas là, en faveur des croix et des souffrances de cette vie, des preuves que les mondains ne détruiront jamais ? Or, où a-t-on une plus abondante communication de ces biens spirituels et de ces dons célestes, que dans la religion ? Dans le monde il y a des croix, mais elles sont bien différentes de celles que vous trouverez dans la vie religieuse ; car, comme dit saint Bernard, toute croix n'est pas la croix de Jésus-Christ, toute pauvreté n'est pas la pauvreté de Jésus-Christ, toute mortification n'est pas la mortification de Jésus-Christ. On souffre dans le monde ; on est humilié, mortifié dans le monde : mais souvent il n'y a rien de tout cela qui porte le caractère de la croix du Sauveur: pourquoi? parce qu'il n'y a rien en tout cela pour la justice et pour Dieu. C'est dans l'état religieux que les croix sont salutaires, qu'elles sont vivifiantes, qu'elles produisent la sainteté, parce qu'elles sont marquées du sceau de Jésus-Christ. Les croix du monde sont des croix d'esclaves, qui accablent ceux qui les portent : mais les vôtres vous porteront autant que vous les porterez. Vous l'avez déjà bien éprouvé, ma chère Sœur, et vous en rendez un témoignage bien authentique, par la profession de vos vœux. Le passé vous répond de l'avenir, et vous verrez si la société des croix de votre adorable époux n'attire pas nécessairement après soi celle de ses consolations. Nous en faut-il un autre garant que saint Paul ? Scientes, quod sicut socii passionum estis, sic eritis et consolationis (3) ; Sachez, mes Frères, disait ce grand apôtre, et soyez fortement persuadés que vous aurez part aux consolations de Jésus-Christ, selon que vous aurez eu part à ses souffrances. A qui parlait-il? à des chrétiens delà primitive Eglise, c'est-à-dire à des hommes parfaits, qui faisaient alors dans le christianisme, par une loi commune, ce que font maintenant les religieux par une obligation particulière. De sorte,

 

1 Matth., V, 3. — 2 Ibid., 5. —  3 2 Cor., I, 7.

 

ma chère Sœur, qu'au moment où vous allez ratifier votre alliance avec Dieu, vous vous trouverez pourvue de tous ses trésors, de ses grâces, de ses bénédictions, de sa paix et de ses douceurs intérieures, et qu'il vous dira par avance ce qu'il doit vous dire en vous recevant un jour dans son royaume : Entrez dans la joie de votre Seigneur : Intra in gaudium Domini tui (1).

Chrétiens qui m'écoutez, et qui êtes témoins de cette cérémonie, voilà un modèle que Dieu vous met aujourd'hui devant les yeux. Si vous avez l'esprit et le zèle de votre religion, voilà l'objet d'une émulation sainte que Dieu vous propose, et dont il vous demandera compte un jour. L'exemple de cette jeune vierge qui quitte le monde, sa fidélité à suivre la vocation de Dieu, la ferveur avec laquelle elle va faire le sacrifice de sa personne, la constance inébranlable de son âme dans l'action la plus héroïque et la plus importante de la vie, sa joie dans le mépris qu'elle fait de tous les avantages du siècle; voilà ce qui confondra vos lâchetés, voilà ce qui condamnera vos attachements criminels aux biens de la terre, voilà ce qui réfutera tous les prétextes que vous pourriez alléguer pour justifier vos délicatesses et votre impénitence, voilà ce que Dieu vous représentera, ou plutôt ce qu'il vous opposera dans le jugement dernier, pour vous obliger à prononcer vous-mêmes l'arrêt de votre condamnation. Vous trouvez tout difficile dans l'accomplissement des préceptes et de la loi de Dieu; et cette jeune vierge, ayant trouvé le joug des préceptes et de la loi de Dieu trop léger pour elle, y ajoute tout ce qu'il y a de plus rigoureux et de plus sévère dans les conseils évangéliques. Vous ne pouvez vous résoudre à rompre les commerces dangereux où le monde vous engage, et elle a la force et le courage de se séparer du monde pour jamais. Vous disputez des années entières pour renoncer à des choses que votre seule raison vous dit être criminelles ; et elle renonce sans délibérer aux choses même les plus innocentes, les plus légitimes et les plus permises, dont elle veut bien se priver pour Jésus-Christ. Vous ne vous surmontez en rien, et elle triomphe d'elle-même en tout. Vous ne donnez rien à Dieu, et elle se sacrifie elle-même. En faudra-t-il davantage pour conclure contre vous?

Ah ! Chrétiens, permettez-moi de faire ici une réflexion : elle est importante pour l'édification de vos âmes, et vous conviendrez avec

 

1 Matth., XXV, 21.

 

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moi de la vérité qu'elle contient. Vous faites quelquefois des comparaisons de votre état avec l'état religieux, et, par de vains raisonnements que l'esprit du siècle vous suggère selon les vues différentes, pour ne pas dire selon les caprices avec lesquels vous en jugez, tantôt vous désespérez de votre état ; tantôt vous en présumez avec excès, tantôt vous égalez la profession simple du christianisme à la profession religieuse ; tantôt vous concevez la vie religieuse comme impraticable et au-dessus des forces de la nature ; tantôt vous dites qu'il est impossible de se sauver dans le monde, et tantôt vous prétendez qu'il y a autant et peut-être plus de solide vertu dans le monde que dans la religion. Ainsi, prenant toujours les choses dans l'une ou dans l'autre des deux extrémités, vous ne tenez jamais ce juste milieu en quoi consiste votre perfection, et vous ne remplissez jamais la mesure de cette grâce qui doit faire la sainteté de votre état. Si cette émulation d'état procédait d'un esprit sincère, d'un esprit humble, d'un esprit fervent et qui cherche Dieu, elle produirait des fruits de christianisme qui paraîtraient dans la conduite de votre vie ; et c'est ce que voulait le grand Apôtre, quand il recommandait aux premiers fidèles d'aspirer toujours à ce qu'il y a de plus excellent dans les dons de Dieu : Aemulamini autem charismata meliora (1). Mais parce que cette émulation ne procède bien souvent que d'un esprit vain, que d'un esprit de contention, que d'un esprit d'amour-propre pour tout ce qui nous touche, et de chagrin ou d'aliénation pour tout ce qui n'a pas de rapport à nous, de là vient qu'elle se réduit à des paroles et à des contestations inutiles, qui, bien loin de vous édifier, corrompent dans vous le vrai zèle de votre sanctification.

 

1 1 Cor., XII, 31.

 

Quoi qu'il en soit, Chrétiens, il ne s'agit pas ici de mesurer ni de comparer les avantages de nos états. De quelque manière que Dieu ait disposé les choses, et votre état et l'état religieux sont les ouvrages de sa providence, et il a eu dans l'un et dans l'autre ses desseins. Il a suscité l'état religieux pour conserver dans son Eglise l'esprit et l'idée de ce premier christianisme que le paganisme même a admiré ; et il veut que le vôtre subsiste comme un moyen de salut proportionné à votre faiblesse. Quelque différence qu'il y ait entre l'un et l'autre, deux vérités sont certaines : la première, pour vous consoler, et la seconde, pour vous faire trembler. Car ce qui doit vous consoler, c'est que vous pouvez être dans votre état aussi parfait que les religieux : oui, vous pouvez être pauvres d'affection, au milieu même de l'abondance et des richesses ; vous pouvez être chastes et continents parmi la corruption du siècle où vous vivez ; vous pouvez être fidèles et soumis à la loi de Dieu, malgré le libertinage qui vous environne. Non-seulement vous le pouvez, mais, ce qui doit vous faire trembler, c'est que vous y êtes indispensablement obligés. Ah ! Chrétiens, travaillez-y comme à l'affaire essentielle de votre vie. C'est de quoi je vous conjure ; car Dieu m'a donné du zèle pour votre salut, et je puis vous dire, aussi bien qu'à cette âme religieuse, ce que saint Paul disait aux Corinthiens : Aemulor enim vos Dei œmulatione. Despondi enim vos uni viro virginem castam exhibere Christo (1); Je sens dans moi un zèle de Dieu pour vous ; et, animé de ce zèle, je voudrais vous présenter tous à Jésus-Christ comme une vierge pure et sans tache, digne de ses grâces en cette vie, et de sa gloire dans l'éternité bienheureuse, où nous conduise, etc.

 

1 2 Cor., XI, 2.

 

 

FIN  DES  VÈTURES ET  DES PROFESSIONS  RELIGIEUSES.

 

 

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