TOUS LES SAINTS II

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DEUXIEME SERMON POUR LA FÊTE DE TOUS LES SAINTS.

ANALYSE.

 

Sujet. Les disciples de Jésus-Christ s'étant approchés de lui, il se mit à les enseigner.

 

Que leur enseignait ce divin Maître? La science des Saints.

 

Division. Les Saints ont trouvé le secret d'accorder dans le monde leur condition avec leur religion : première partie. Les Saints se sont servis de leur religion pour sanctifier leur condition : deuxième partie. Les Saints, par un heureux retour, ont profité de leur condition pour se rendre parfaits dans leur religion : troisième partie. Telle a été la science des Saints, et telle doit être la nôtre.

Première partie. Les Saints ont accordé dans le monde leur condition avec leur religion : 1° Ils n'ont point cherché la sainteté hors de leur condition; 2° ils se sont sanctifiés jusque dans les conditions qui semblent les plus opposées à la sainteté; 3° par le moyen même de la pénitence, ils ont acquis la sainteté dans les conditions où ils s'étaient engagés sans avoir consulté Dieu, et où le seul mouvement de leurs passions les avait fait entrer.

1° Ils n'ont point cherché la sainteté hors de leur condition ; mais ils s'en sont tenus à la maxime de saint Paul, quand il disait aux Corinthiens : Que chacun travaille à se sanctifier dans l'état et selon l'état où il se trouvait lorsqu'il a embrassé la foi; car voilà le sens de ce passage : Unusquisque in qua vocatione vocatus est, in ea permanent apud Deum. Ainsi les Saints, sans se déranger et sans se déplacer, ont accordé la sainteté, les uns avec la grandeur, et les autres avec l'humiliation; les uns avec

 

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l'opulence, et les autres avec la pauvreté, etc. Or, ce qu'ils ont fait lorsqu'ils étaient à ma place, pourquoi ne le ferais-je pas comme eux? n'y va-t-il pas de tout mon intérêt?

2° Ils se sont sanctifiés jusque dans les conditions qui semblent les plus opposées à la sainteté : combien se sont sanctifiés au milieu de la cour? combien se sont sanctifiés dans la profession des armes? C'est donc une erreur de croire que ma condition m'empêche d'être saint : erreur qui ne sert qu'à nous décourager; au lieu que la pensée qu'on peut se sanctifier dans son état donne de la confiance et anime. C'est encore une autre erreur, de se persuader qu'on serait plus à Dieu, et qu'on y pourrait plus être, dans une condition moins exposée; car celle où Dieu vous a appelé est celle où il vous a préparé plus de grâces, et par conséquent la plus sûre pour vous : voilà ce qui a fixé les Saints.

3° Ils se sont sanctifiés, par le moyen de la pénitence, dans les conditions mêmes où ils s'étaient engagés sans avoir consulté Dieu, et où le seul mouvement de leurs passions les avaient fait entrer. Ne pouvant plus sortir de ces conditions, ils ont cherché dans leur religion une ressource à leur malheur ; et c'a été de pleurer devant Dieu, et de réparer, par une vie plus austère, plus exemplaire, plus régulière, le crime de leur imprudence : c'est ainsi que les Saints ont su accorder leur condition et leur religion. Ce merveilleux accord leur a coûté ; mais en peut-il trop coûter pour acquérir une science si salutaire?

Deuxième partie. Les Saints se sont servis de leur religion pour sanctifier leur condition. Ce que Salomon disait de la sagesse en demandant à Dieu qu'elle travaillât toujours avec lui, les Saints l'ont pensé de la religion. Elle leur a servi, 1° pour éviter les désordres à quoi leur condition était sujette ; 2° pour accomplir les devoirs dont leur condition était chargée.

1° Ils se sont servis de leur religion pour éviter les désordres à quoi leur condition était sujette. Il y a dans chaque condition certains désordres essentiels que la religion seule peut corriger; mais les Saints, en conformant leur condition à leur religion, s'en sont préservés; sans cela la prospérité les eût éblouis, l'abondance les eût corrompus : mais parce qu'ils s'étaient fait de leur religion comme une armure divine pour se défendre de toutes les tentations, rien ne les a pu pervertir : et voilà ce que les païens mêmes ont révéré. Or, puisque je professe la même religion, pourquoi n'en ferais-je pas le même usage?

2° Ils se sont servis de leur religion pour accomplir les devoirs dont leur condition était chargée. Il y a dans toutes les conditions certains devoirs pénibles et mortifiants; et, sans la religion, les Saints auraient pris seulement de leurs conditions ce qu'il y avait d'utile et de commode, et se seraient déchargés du reste; mais parce qu'ils agissaient par principe de religion, ils ont satisfait à tout; et en y satisfaisant, leur religion leur a tout fait rapportera Dieu. Que vous êtes admirable dans vos Saints, ô mon Dieu! et que la science de vos Saints est profonde et sublime!

Troisième partie. Les Saints, par un heureux retour, ont profité de leur condition pour se rendre parfaits dans leur religion. Ils ont trouvé dans leur condition, 1° de puissants motifs pour s'exciter à la pratique de leur religion ; 2° des moyens de glorifier Dieu et d'honorer leur religion; 3° des croix dont ils ont fait la matière de leur pénitence, et des sacrifices qu'ils ont eu le bonheur d'offrir à Dieu dans l'esprit de leur religion.

1° Des motifs pour s'exciter à la pratique de leur religion. Ce que leur condition les obligeait à faire pour le monde ne suffisait-il pas pour leur apprendre ce qu'ils devaient faire à plus forte raison pour Dieu?

2° Des moyens pour glorifier Dieu et pour honorer leur religion. Combien ont fait pour Dieu de grandes choses, parce que leur condition les mettait en état de les faire? Si saint Louis n'eût pas été roi, aurait-il porté tant de saintes lois? aurait-il bâti tant d'hôpitaux? Cependant, sans faire ce que saint Louis a fait, je trouverai toujours dans la médiocrité de ma condition de quoi marquer à Dieu mon zèle et de quoi l'honorer.

3° Des croix dont ils ont fait la matière de leur pénitence, et des sacrifices qu'ils ont eu le bonheur d'offrir à Dieu dans l'esprit de leur religion. Par là ils ont eu dans les conditions les plus relevées, et jusque dans les cours des princes, plus d'occasions de se sanctifier qu'on n'en a partout ailleurs. Soyons soumis et patients comme eux : c'est par la patience qu'on parvient à la même gloire qu'eux.

Compliment au roi.

 

Accesserunt ad eum discipuli ejus , et aperiens os suum, docebat eos.

Les disciples de Jésus-Christ s'étant approchés de lui, il se mit à les enseigner. (Saint Matthieu, chap. V, 1.)

 

Sire ,

 

C'est pour cela que la sagesse de Dieu s'était incarnée, et que le Fils unique du Père était descendu du ciel ; c'est dis-je, pour enseigner les hommes sur la terre. C'est ainsi que ce Dieu-Homme, après avoir longtemps parlé par la bouche des prophètes, qui avaient été ses précurseurs et ses organes , ouvrait enfin lui-même sa bouche sacrée, et formait des disciples dignes de lui, en leur servant de maître et de docteur : Aperiens os suum, docebat eos. Mais que leur enseignait-il, et quel était le sujet de ses adorables instructions ? une seule chose dont ils avaient besoin, et qu'il n'appartenait qu'à lui de leur apprendre, je veux dire la science des Saints. Cette science si inconnue au monde, et néanmoins si nécessaire pour le salut; cette science que Dieu voulait révéler aux humbles et aux petits, mais cacher aux sages et aux prudents du siècle : cette science aussi solide que sublime, qui rend les hommes parfaits, et qui les conduit au véritable bonheur; en un mot, cette science qui fait les Saints, les prédestinés, les élus : voilà ce que Jésus-Christ enseignait à ses apôtres, et ce qu'il prétendait nous enseigner à nous-mêmes dans leurs personnes: Aperiens os suum, docebat eos. Car il n'instruisait ses apôtres, dit saint Augustin, que pour instruire dans eux toute son Eglise ; et il ne les rem plissait de cette science, qui devait sanctifier le christianisme, qu'afin que, par leur ministère, cette science fût communiquée à tous ceux qui feraient profession de la loi chrétienne. Heureux, mes chers auditeurs, si nous l'avons reçue, ou du moins si nous la recevons aujourd’hui , cette science , en comparaison de laquelle toute autre science n'est que vanité ! Vous me demandez en quoi elle consiste, et comment elle peut vous convenir

 

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dans le monde, surtout en certains états du monde : c'est ce que j'entreprendrai de vous expliquer, après que nous aurons salué la reine des Saints, en lui disant : Ave, Maria.

 

Il y a une science des Saints : on n'en peut douter, puisqu'il est écrit que Dieu la donna au patriarche Jacob : Dedit illi scientiam Sanctorum (1) ; et ce que l'Ecriture appelle la science des Saints, selon le sentiment de tous les Pères, n'est rien autre chose que la science du salut. Il faut donc conclure d'abord, que cette science est aussi nécessaire aux hommes que le salut même ; je m'explique. Pour parvenir au royaume de Dieu, et y mériter une place, fût-ce la dernière , il faut être saint; mais il ne suffit pas, dit saint Jérôme, pour être saint, de le vouloir être, il faut savoir l'être et apprendre à l'être. Combien en a-t-on vu qui s'y sont trompés, et combien en voit-on encore tous les jours , qui, pensant avoir trouvé la science des Saints, n'ont trouvé que leurs propres erreurs? C'est à moi, comme prédicateur de l'Evangile, de vous découvrir aujourd'hui le fond de cette science. Car, tout mondains que vous êtes , peut-être ce qui vous a jusqu'à présent éloignés de la sainteté , n'est pas tant l'opposition que vous y sentez, que les vaines et fausses idées que vous en avez conçues. Peut-être , si vous la connaissiez , ne pourriez-vous vous défendre de l'estimer et de l'aimer. Or cet amour, joint à l'estime et fondé sur l'estime, serait déjà dans vous le commencement de la sainteté : et comme le bras du Seigneur n'est pas raccourci, peut-être, malgré la corruption du siècle, verrait-on parmi vous des Saints, si l'on vous faisait bien entendre ce que c'est que d'être saint. Il est donc encore une fois de mon devoir de seconder au moins vos faibles dispositions, en vous donnant une idée juste de la science des Saints. La voici, tirée de l'exemple de ces glorieux prédestinés , et renfermée en trois importantes maximes qu'ils ont suivies, et qui doivent être pour nous autant de leçons. Ecoutez-les, elles vont partager ce discours, et l'exposition seule que j'en vais faire vous convaincra de leur solidité. Les Saints ont trouvé le secret d'accorder dans le monde leur condition avec leur religion : c'est la première ; les Saints se sont servis de leur religion pour sanctifier leur condition : c'est la seconde ; et, par un heureux retour, les Saints ont profité de leur condition, pour se rendre parfaits dans leur

 

1 Sap., X, 10.

 

religion: c'est la troisième. Maximes simples, mais à quoi Dieu attache des grâces infinies, et qui ont produit dans la personne de ses élus les fruits de sainteté les plus abondants. Concevez-en bien l'ordre et le progrès. Les Saints ont su faire l'alliance de leur condition et de leur religion ; c'est par où ils ont commencé, et ce sera le sujet de la première partie. Les Saints ont su mettre en œuvre leur religion , pour corriger les désordres et pour accomplir saintement les devoirs de leur condition ; c'est en quoi ils ont excellé, et ce sera la seconde partie. Les Saints ont su de leur condition, quoique mondaine, tirer des motifs et des secours pour se perfectionner dans leur religion ; c'est ce qui a mis le comble à leur sainteté, et ce sera la troisième partie. Voilà ce que nous devons apprendre d'eux, et ce que j'ai à vous expliquer.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

Quelque impénétrable que soit le mystère de la prédestination des Saints , Dieu nous a révélé, Chrétiens, et il nous est aisé de connaître les voies qu'il leur a marquées et qu'ils ont suivies, pour arriver à l'heureux ternie de leur prédestination. Or une des premières règles qu'ils crurent pour cela devoir observer, ce fut de ne point chercher la sainteté hors de leur condition ; et cette règle a été si sûre pour eux qu'il n'y a point eu de condition dans le monde, où, avec le secours des grâces communes, ils n'aient en effet pratiqué toute la sainteté du christianisme. Ils y ont si bien réussi, qu'éclairés et conduits par l'Esprit de Dieu, ils sont parvenus à cette sainteté du christianisme dans les conditions du monde qui y semblaient les plus opposées. Je dis plus : ils ont eu même le bonheur d'acquérir, par la pénitence, cette sainteté du christianisme dans les conditions où l'esprit corrompu du monde les avait malheureusement engagés, mais dont l'engagement, quoique malheureux, était un lien que la loi de Dieu ne leur permettait plus désormais de rompre. Parlons encore plus clairement : en observant cette règle, ils ont été Saints chacun dans leur condition ; ils ont été Saints dans toutes sortes de conditions; ils ont été non-seulement Saints, mais héroïquement Saints dans les plus dangereuses conditions ; et ce qui fait voir toute la force de la grâce, par le moyen de la pénitence, ils ont été Saints jusque dans des conditions où , sans avoir consulté Dieu, ils étaient entrés par le seul mouvement de leurs passions. Quel fonds d'instruction pour

 

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vous et pour moi, et quel fonds même de consolation pour ceux de mes auditeurs qui, touchés aujourd'hui d'un saint remords, auraient devant Dieu à se reprocher de n'avoir point eu d'autres vues que celles du monde, dans le choix qu'ils ont fait de leur état ! Voilà en quoi je prétends qu'a consisté une partie de la science des prédestinés et des élus de Dieu. En voilà le principe général que je vais développer, et où nous découvrirons la première source de leur sanctification, qui doit être le modèle de la nôtre. Ecoutez-moi.

Ces Saints, dont nous honorons la mémoire, n'ont point cherché la sainteté ailleurs que dans la condition où l'ordre de la Providence les attachait : c'est sur quoi a roulé toute leur conduite : et c'est l'excellente morale que le grand apôtre leur avait enseignée, quand il disait aux Corinthiens : Unusquisque in qua vocatione vocatus est, in ea permaneat apud Deum (1) ; Que chacun travaille à se sanctifier dans l'état et selon l'état où il se trouvait lorsqu'il a reçu la lumière de l'Evangile et qu'il a embrassé la foi. Prenez garde, s'il vous plaît : saint Paul parlait à de nouveaux chrétiens ; et ces nouveaux chrétiens, avant que de l'être, avaient eu dans le monde leurs qualités, leurs rangs, leurs emplois. Or, il n'exigeait point d'eux qu'en conséquence de ce qu'ils étaient chrétiens ils se dépouillassent de tout cela ; mais il leur déclarait l'obligation qu'ils s'étaient eux-mêmes imposée, d'allier tout cela avec la profession du christianisme. Pour montrer, dit saint Chrysostome, que le christianisme n'était point une secte dont les maximes allassent à troubler , ni à confondre l'ordre des états et des conditions , il voulait que ceux qui se convertissaient au christianisme, sans changer de conditions et d'états, fussent toujours ce qu'ils étaient, et fissent dans le monde la même figure qu'ils y faisaient avant leur conversion. Mais , du reste , il voulait qu'ils fussent pour Dieu, et selon Dieu, ce qu'ils n'avaient été jusqu'alors que pour le monde et selon le monde. Car c'est ainsi que ce passage doit être entendu : Unusquisque in qua vocatione vocatus est, in ea permaneat apud Deum : Une chacun de vous serve Dieu dans la place où il était quand Dieu, par sa miséricorde, l'a appelé. Par où l'Apôtre corrigeait les fausses idées que les Juifs et les Gentils se  formaient de notre religion, par où il leu faisait comprendre que la loi chrétienne était non-seulement une loi sainte et divine, mais dans

 

1 1 Cor., VII, 20.

 

sa police extérieure parfaitement conforme au bon sens et à la raison ; par où, selon la remarque de saint Chrysostome, il faisait goûter aux fidèles les avantages et la douceur de leur vocation, qui consistait, non pas à détruire, mais à perfectionner le monde : Unusquisque in qua vocatione vocatus est ; Que chacun, dans l'état où Dieu l'a pris, s'étudie à être chrétien. Et voilà justement, mes chers auditeurs, ce qu'ont fait les Saints : disons mieux, voilà ce qui a fait les Saints, et en particulier ces premiers Saints de l'Eglise de Jésus-Christ. C'étaient des hommes comme nous ; mais, selon le plan que nous en a tracé l'Apôtre, des hommes qui, sans se dégrader, sans se déplacer, sans se déranger, ont trouvé le moyen de se sanctifier; des hommes qui, pour ainsi parler, ont enté le christianisme sur le monde ; des hommes qui selon la diversité des conditions où il plut à Dieu de les choisir, ont accordé la sainteté chrétienne, les uns avec la grandeur, les autres avec l'humiliation, les uns avec l'opulence, et les autres avec la misère ; ceux-là avec la sagesse, et ceux-ci avec l'ignorance : car il y en a eu d'autant de caractères différents que je vous en marque, et que vous en pouvez concevoir : pourquoi ? parce que Dieu, qui les disposait pour la construction et l'édification du corps mystique de Jésus-Christ, dont ils devaient être les membres, leur inspirait à tous une sainteté proportionnée à leur état; et parce qu'en effet le premier mouvement de la grâce qui agissait en eux était de les porter à être Saints, chacun de la manière qui leur convenait dans leur état. Voilà, dis-je, ce qui a formé les Saints, et ce que je dois m'appliquer à moi-même, si je veux être Saint comme eux. Or, comment pourrais-je ne le pas vouloir? Quand je n'aurais point d'autre vue que celle de mon intérêt propre, la foi ne m'apprend-elle pas qu'il est pour moi d'une nécessité indispensable que je sois saint, si je prétends être sauvé ; et ne me dit-elle pas qu'il n'y a de prédestinés dans le ciel que ceux qui ont été saints sur la terre? Ordre divin que je dois adorer, et dont rien ne me peut dispenser.

Mais donnons plus d'étendue et plus de jour à cette vérité. Il y a eu des Saints dans toutes les conditions du monde; et, malgré l'iniquité du siècle, qui ne prévaudra jamais contre les desseins de Dieu, c'est dans les conditions du monde qui semblaient les plus opposés à la sainteté, que Dieu, par une providence singulière, a suscité les plus grands Saints ; entre ceux que nous invoquons, et dont l'Eglise

 

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célèbre aujourd'hui la fête, combien nous en propose-t-elle qui se sont sanctifiés à la cour, c'est-à-dire au milieu des plus dangereux écueils, et, si je l'ose dire, comme dans le centre de la corruption du monde? Combien qui, dans la profession des armes, ont été des modèles de piété, et qui, dans la licence de la guerre, ont conservé et même acquis toute la perfection de l'esprit chrétien? Combien qui ont allié la sainteté et la royauté, et qui, sur le trône, où tant d'autres se sont perdus, ont fait éclater les vertus les plus consommées, sans en excepter l'humilité la plus profonde, et la plus rigoureuse austérité? Etre saint dans la vie licencieuse et tumultueuse d'une milice profane, être saint parmi les dangers et les tentations de la cour, être saint et être roi, ce sont des miracles que la grâce de Jésus-Christ a rendus possibles, et même qu'elle a rendus communs ; je n'ai donc pas raison, qui que je sois, et quelque risque que je puisse courir dans le monde, si j'y suis par l'ordre de Dieu, de prétendre qu'il ne m'est pas possible d'accorder ma condition avec la sainteté de ma religion ; erreur : parler ainsi, c'est imputer à Dieu les désordres de ma vie, puisque Dieu est l'auteur de ma condition ; c'est vouloir rendre sa providence responsable, non-seulement des périls à quoi je me trouve exposé, mais des crimes que je commets, et dont je dois répondre à sa justice; c'est lui attribuer malignement et présomptueusement ce que je dois me reprocher continuellement et humblement : erreur vaine, que l'exemple des Saints confond, puisque, entre ces bienheureux qui jouissent maintenant de la gloire, il y en a, et même un grand nombre , qui ont été dans le monde de même condition que moi, qui ont vécu dans les mêmes engagements que moi, qui ont eu les mêmes écueils à éviter, les mêmes tentations à combattre, les mêmes difficultés à surmonter que moi; mais qui raisonnant mieux que moi, ont, au milieu de tout cela, trouvé heureusement la sainteté. Or, pourquoi ne pourrais-je pas ce qu'ils ont pu, et pourquoi ne ferais-je pas ce qu'ils ont fait? Ce fut l'argument invincible qui convertit saint Augustin : argument plein de consolation pour les âmes droites qui cherchent sincèrement Dieu ; mais affligeant et désolant pour les Ames lâches, beaucoup plus pour les âmes libertines, qui cherchent des excuses dans leurs péchés, et qui voudraient les rejeter sur leur condition et sur Dieu même.

De là que s'ensuit-il? Qu'il faut donc imiter les Saints, et m'en tenir comme les Saints à la

 

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maxime contraire ; qu'il faut, convaincu par leur exemple, me dire à moi-même : Non, ma condition et ma religion n'ont rien d'incompatible ; je puis être dans le monde tout ce que j'y suis, et être solidement chrétien : c'est le fondement que je dois poser, et sur lequel je dois régler toute ma conduite; car tandis qu'il me reste sur cela le moindre doute, semblable au roseau agité du vent, je ne me détermine à rien ; tandis que je me figure dans ma condition des impossibilités, ou morales, ou absolues, de pratiquer ma religion , je ne prends nulle mesure, et je ne fais nul effort pour vaincre ma lâcheté : au contraire, la pensée que je le puis, et que ma condition n'y est point un obstacle, c'est ce qui m'encourage et qui m'anime, ce qui me donne de la confiance, ce qui me fait prendre des résolutions généreuses, ce qui me rend capable de les soutenir et de les exécuter, ce qui m'affermit dans les dispositions chrétiennes où je dois vivre pour opérer mon salut avec zèle et avec ferveur : je le puis, et, si j'y manque, ma condition ne sera jamais une légitime excuse, nf même un prétexte apparent pour me justifier devant Dieu : voilà ce qui me fait agir. La vue que Dieu réprouvera ce prétexte, et qu'il tournera contre moi cette excuse frivole, quand il m'opposera dans son jugement cette nuée de témoins dont parle saint Paul, cette multitude de Saints qui se sont trouvés en ma place, et qui ont fait dans le monde ce que sans sujet et en vain je m'imagine n'y pouvoir faire : voilà ce qui réveille ma foi; sans cela je demeure comme assoupi, me plaignant inutilement de ma condition, et toujours infidèle à ma religion, que je me représente comme impraticable, afin de pouvoir plus impunément la négliger : par conséquent il faut, avant toutes choses, que je croie l'alliance des deux aussi évidemment possible qu'elle est essentiellement nécessaire pour mon salut éternel; or c'est ce que l'exemple des Saints me fait sensiblement connaître : mais n'en demeurons pas là.

On se prévient d'une autre erreur, et c'est l'illusion où donnent la plupart des hommes, et qui n'est propre qu'à entretenir leur relâchement et qu'à fomenter leur impénitence, savoir, qu'on serait bien plus à Dieu, qu'on y pourrait plus être, si l'on était dans une condition moins exposée et plus dégagée des embarras du monde; illusion dont la sage conduite des élus de Dieu doit encore nous détromper. Car, comme raisonne saint Bernard, cette condition dont je me fais un plan chimérique et

 

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qui me paraît plus avantageuse pour le salut que la mienne, n'étant point celle où Dieu m'a destiné, elle ne peut avoir pour moi les avantages que je m'y propose : quelque sainte qu'elle soit en elle-même, Dieu a eu d'autres vues sur moi; et la condition où je suis, quoique moins retirée et plus dissipée, est celle qu'il a plu à la Providence de me marquer. C'est donc dans celle-ci et pour celle-ci que Dieu m'a préparé des grâces, et par conséquent c'est uniquement dans celle-ci que je puis espérer d'être plus à Dieu , plus occupé de mon salut, plus détaché du monde et de moi-même, plus chrétien et plus parfait, puisqu'il m'est évident que je ne puis rien être de tout cela qu'en vertu des grâces qui m'ont été préparées, et dans l'état pour lequel elles m'ont été préparées. Ainsi l'estimaient les Saints, et par là ils sont parvenus à ces divers degrés de sainteté qui les distinguent dans la hiérarchie céleste. Leur grande science, dit saint Chrysostome, a été de ne point séparer leur condition de leur religion ; voilà ce qui les a fixés, ce qui a produit dans l'Eglise des Saints de tous genres et de tous états ; de saints rois aussi bien que de saints religieux, de saints magistrats aussi bien que de saints évoques, des Saints dans le mariage aussi bien que dans le célibat. Je ne dis point ceci pour condamner ces changements de condition que Dieu, par sa miséricorde, inspire quelquefois à ses élus, quand il veut les attirer à lui et les séparer du monde : malheur à moi si je combattais en eux l'œuvre de Dieu ! ils renoncent alors à des conditions auxquelles il leur est libre de renoncer, et ils n'y renoncent que pour renoncer plus parfaitement à eux-mêmes. Mais ce que je condamne, ce sont les inquiétudes, les inconstances de certains chrétiens, qui, séduits par leur propre sens, semblent ne désirer une condition meilleure pour le salut, que pour se dégoûter de celle où est attaché leur salut; qui, sous apparence d'un prétendu bien, voudraient toujours être ce qu'ils ne sont pas, et ne s'appliquent jamais à être chrétiennement ce qu'ils sont ; dont toutes les bonnes intentions se réduisent à de vains projets qu'ils font d'une vie plus régulière, s'ils étaient dans des états où ils ne peuvent être et où jamais ils ne seront, pendant qu'ils oublient ce que Dieu leur demande actuellement dans celui où il les a placés : conduite pitoyable et bien opposée à la conduite et à la science des Saints.

Car j'ai ajouté (ce qui d'abord a pu vous surprendre, mais qui doit être pour vous une importante leçon et une solide consolation), j'ai ajouté et j'ajoute que les Saints, par le secours de la pénitence, avaient su même accorder leur religion avec des conditions où Dieu ne les avait point appelés, et où l'esprit du monde les avait malheureusement engagés. Et, en effet, après avoir eu le malheur d'y être entrés témérairement et contre l'ordre de Dieu, ils ne se sont pas pour cela abandonnés à de funestes désespoirs. Qu'ont-ils fait? Supposé l'engagement qui leur rendait ces conditions désormais nécessaires, se confiant en Dieu, ils ont cherché dans leur religion une ressource à leur malheur; ils ont réparé par la pénitence le crime de leur imprudence : c'est-à-dire, engagés sans la vocation de Dieu dans des mariages d'intérêt, de passion, d'ambition, ils en ont fait de saints mariages, par la grâce de leur conversion : engagés dans le sacerdoce par des vues purement humaines, à force de gémir et de pleurer, ils n'ont pas laissé d'honorer leur profession par la douleur qu'ils ont eue de lavoir une fois déshonorée, et par l'obligation encore plus étroite qu'ils se sont imposée d'y vivre pour cela même plus saintement, plus exemplairement, plus austèrement. Combien d'illustres exemples ces bienheureux ne pourraient-ils pas m'en fournir, et combien de ceux qui m'écoutent pourraient profiter de ces exemples? Les Saints ont fait pénitence de leurs conditions, mais dans leurs conditions mêmes: voilà ce que leur a appris la science des Saints; et à quoi tient-il, mes chers auditeurs, que nous ne le sachions comme eux? Il est vrai, ce merveilleux accord de leur condition avec leur religion leur a coûté ; il a fallu pour cela s'assujettir et se contraindre ; mais en peut-il trop coûter pour acquérir une science si salutaire, et ne sommes-nous pas assez heureux si, marchant sur leurs pas, et suivant leurs voies, nous trouvons le secret de conserver dans le monde l'Esprit de Dieu? Cependant voyons le fruit que les Saints ont tiré de cette alliance : car après vous avoir montré qu'ils ont su accorder leur condition avec leur religion , j'ai à vous faire voir comment ils se sont servis de leur religion pour sanctifier leur condition : c'est le sujet de la seconde partie.

 

DEUXIÈME PARTIE.

 

Une des choses que Salomon demandait autrefois à Dieu, et qu'il envisageait comme le comble de ses désirs, était que la sagesse, dont il se formait de si magnifiques idées, l'accompagnât, l'éclairât, l'assistât et le dirigeât dans

 

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les importantes fonctions du ministère dont la Providence l'avait chargé, en l'élevant sur le trône : Da mihi, Domine, sedium tuarum assistricem sapientiam (1) ; Donnez-la-moi, Seigneur, disait-il à Dieu, cette sagesse qui est assise avec vous, et qui ne vous quitte jamais. Comme vous l'avez employée dans tous vos ouvrages, qu'elle me conduise dans toutes mes entreprises ; comme vous l'appelez à tous vos conseils, qu'elle soit la règle des miens; comme par elle vous gouvernez le monde, que je gouverne par elle votre peuple : Mitte illam de cœlis Sanctis tuis (2); Envoyez-la de votre sanctuaire, qui est le ciel : et pourquoi ? Ut mecum sit et mecum laboret (3) : Afin qu'elle soit avec moi, et qu'elle travaille avec moi ; afin que je me serve d'elle pour m'acquitter fidèlement, exactement, irréprochablement de mes devoirs; car elle a, poursuivait-il, l'intelligence et la science de toutes choses ; et si je puis l'obtenir de vous, elle réglera tout le cours de ma vie, elle rendra mes œuvres parfaites, et je serai digne du trône de mon père. Ainsi ce grand roi parlait-il de la sagesse ; or, ce qu'il disait de la sagesse, les Saints l'ont pensé de la religion, qui leur a tenu lieu de sagesse, et qui est en effet la véritable et l'éminente sagesse des élus de Dieu. Chacun d'eux, dans son état, a regardé sa religion comme la source pure des vraies lumières d'où dépendait, selon le monde même, sa perfection ; chacun d'eux a été persuadé que, par rapport au monde même, il ne réussirait jamais dans sa conduite, et n'arriverait jamais à cette perfection qu'autant qu'il s'attacherait aux inviolables maximes de sa religion ; chacun d'eux, comme Salomon, a dit mille fois à Dieu, dans le secret de son cœur : Donnez-la-moi, Seigneur, cette religion, afin qu'elle travaille avec moi, qu'elle converse avec moi, qu'elle ordonne avec moi, qu'elle juge avec moi, qu'elle fasse tout avec moi, et que je ne fasse rien sans elle ; parce que je sais qu'agissant par elle, je serai, selon vous et selon le monde, un homme accompli : Ut mecum sit et mecum laboret. Ainsi tous, par une heureuse expérience, ont-ils reconnu que la profession qu'ils faisaient de pratiquer la loi de Dieu leur était encore un puissant moyen pour marcher sûrement dans les voies du monde, pour ne pas craindre la censure du monde, pour mériter l'approbation et l'estime du monde, pour arrivera cette exacte et irrépréhensible probité qu'exige le monde ; ainsi se sont-ils servis de leur religion pour sanctifier leur condition,

 

1 Sap., IX, 4. — 2 Ibid., 10. — 3 Ibid.

 

c'est-à-dire pour éviter les désordres à quoi leur condition était sujette, et pour accomplir les devoirs dont leur condition était chargée : deux choses qui, selon le Prophète, comprennent toute la justice ; deux choses qui vous justifieront, non-seulement l'utilité, mais la nécessité de la religion : seconde idée que je vais vous donner de la sainteté et de la science des élus de Dieu.

Ils se sont servis de leur religion pour éviter les désordres de leur condition : règle divine qu'ils se sont d'abord proposée, et qu'ils ont toujours eue devant les yeux. Car la science du monde leur avait appris (excellente remarque de saint Bernard), la science du monde leur avait appris qu'il y a dans chaque condition certains désordres essentiels que la religion seule peut corriger, certains péchés dominants dont la religion seule peut préserver, certaines tentations délicates que la religion seule est capable de surmonter, certains abus autorisés, certains scandales au-dessus desquels la religion seule a la force de s'élever : voilà ce que savaient les Saints : mais aussi étaient-ils bien assurés qu'avec le secours de la religion il n'y avait dans leur condition, ni désordre ni péché, ni tentation, ni scandale, ni abus, dont il ne leur fût aisé de se garantir; et c'est, dit saint Bernard, l'avantage inestimable que ces glorieux prédestinés ont tiré de la religion chrétienne. De là vient que les honneurs du siècle ne les ont point enflés ni éblouis, que l'abondance des biens de la terre ne les a point corrompus, qu'ils n'ont point abusé de l'autorité, qu'ils ne se sont point méconnus dans la prospérité, qu'ils ont été grands sans orgueil, puissants sans violence, riches sans injustice, sans dureté, sans luxe, sans prodigalité : pourquoi ? parce qu'en toutes choses ils conformaient leur condition à leur religion, et faisaient de leur religion la mesure et la règle de leur condition : or, cette unique règle leur suffisait pour en exclure tous les vices, et tout ce qui pouvait s'y glisser de corruption et de licence. S'ils s'étaient livrés indépendamment de cette règle à leur condition, dans quels abîmes ne seraient-ils pas tombés? à quels excès l'ambition n'aurait-elle pas porté les uns, et jusqu'à quel point la cupidité n'aurait-elle pas aveuglé les autres? Pour soutenir ces conditions où ils se voyaient élevés, que ne se seraient-ils pas cru permis,?et dans le pouvoir de tout faire, quels maux impunément et sans scrupule n'auraient-ils pas faits ? par combien d'usurpations et d'attentats les forts n'auraient-ils pas opprimé les faibles ?

 

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c'est ce que là politique du monde leur conseillait, mais de quoi la religion de Jésus-Christ leur a donné une sainte horreur. Instruits et conduits par cette religion, plus ils ont été forts selon le monde, plus ils ont tremblé dans la vue des jugements de Dieu. N'ignorant pas que le plus fort, dans le cours des choses humaines, est ordinairement le plus injuste, ou du moins le plus exposé au danger de l'être ; plus ils ont été forts, plus ils ont conçu qu'ils devaient être modérés, humains, charitables; plus ils se sont tenus obligés à être en garde contre eux-mêmes. Or, dans cet esprit, poursuit saint Bernard, ils ont maintenu leur rang avec modestie, leurs droits avec désintéressement, leur réputation et leur gloire avec humilité. C'est ainsi que la religion a été pour eux un préservatif souverain contre tous les désordres de leur condition. Sans cela les grands, à l'exemple des nations, selon la parole du Sauveur du monde, auraient prétendu dominer avec fierté et avec hauteur ; mais parce que leur religion réprimait cet esprit de domination, bien loin d'être fiers et hautains, ils ne se sont regardés, en qualité de maîtres, que comme des hommes établis pour servir les autres, que comme des sujets attachés à des ministères qui les engageaient non-seulement à travailler, mais à s'immoler pour les autres : sans cela les riches n'auraient cherché à jouir de leurs biens que pour satisfaire leurs passions, que pour contenter leurs désirs, que pour mener une vie molle et voluptueuse, qui bientôt les eût portés à une vie libertine et dissolue ; mais leur religion les a réduits à n'user point autrement de ces biens que selon les maximes de l'Esprit de Dieu ; je veux dire, à en user comme n'en usant pas, à les posséder comme ne les possédant pas, à se souvenir toujours qu'ils n'en étaient que les simples économes, dispensateurs du superflu, et comptables à Dieu du nécessaire. Maximes que les Saints ont inviolablement suivies ; et c'est ce qui a rempli le ciel de ces riches pauvres de cœur, que le Fils de Dieu canonise aujourd'hui si hautement : Beati pauperes spiritu (1) ; de ces riches qui dans l'opulence ont eu tout le mérite de l'indigence; de ces riches miséricordieux qui sont dans le sein d'Abraham aussi comblés de gloire que Lazare ; ils ont fait de la religion qu'ils professaient le correctif de leur condition.

De là vient que les plus dangereuses tentations ne les ont point ébranlés, et qu'ils ont été à l'épreuve  de   tout ce que l'enfer et le

 

1 Matth., V, 3.

 

monde ont eu pour eux de plus à craindre ; de là vient, disait l'Apôtre en parlant des Saints de l'ancienne loi, qu'ils n'ont cédé ni à la rigueur des prisons, ni à la violence du feu, ni au tranchant des épées : et moi je dis, en parlant des Saints de la loi de grâce, qui sont vos modèles, et qui ont tenu dans le monde les places que vous y occupez : De là vient que ni l'envie de s'enrichir, ni le désir de se pousser, ni la vue de se conserver, ni la crainte de se perdre, ni la faveur des hommes, ni leur disgrâce, ni leurs menaces, ni leurs promesses, ni leur mépris, ni leur estime, qui sont proprement ces tentations délicates auxquelles vos conditions sont exposées ; que rien, dis-je, de tout cela n'a jamais eu la force de les pervertir : pourquoi? parce qu'ils ont opposé à tout cela ces saintes armes : Armaturam Dei (1), ces armes de justice que leur fournissait leur religion, et qui les rendaient invincibles. En effet, sans la religion ils auraient succombé en mille autres rencontres aux plus déréglées et aux plus honteuses passions : leur raison, en je ne sais combien de pas glissants, aurait été trop faible pour les retenir; combattus par ces tentations, d'autant plus dangereuses qu'elles sont plus humaines, ils auraient été hommes comme les autres, emportés, intéressés, vicieux, scandaleux comme les autres. Qui les a fait triompher du monde? Je vous l'ai dit, les armes de la foi, dont ils se sont servis; car, dans les engagements où ils étaient, il n'y avait, dit le bien-aimé disciple, que la foi et la religion qui leur put faire remporter de telles victoires sur le monde : Et hœc est Victoria quae vincit mundum, fides nostra (2). Leurs conditions étaient rectifiées, purifiées, sanctifiées par leur religion : et voilà, dit saint Chrysostome , ce que les païens mêmes ont admiré et révéré dans eux ; voilà par où le christianisme s'est acquis tant d'honneur et tant de crédit; et voilà par où sa sainteté s'est répandue, non-seulement dans les cloîtres et les monastères, mais dans les professions les plus profanes par elles-mêmes et les plus mondaines ; partout les chrétiens étaient distingués, et dans tous les états de la vie on les discernait par l'innocence de leurs mœurs et par l'intégrité de leur conduite ; on ne voyait point parmi eux de scélérats, de fourbes, de traîtres : c'est ce qu'avançait hardiment Tertullien dans son Apologétique. S'ils étaient cités devant les tribunaux des juges, on ne les accusait que d'être chrétiens; leur seule religion faisait leur crime, et ce

 

1 Ephes., VI, 11. — 2 Joan., V, 4.

 

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prétendu crime, dont ils se glorifiaient, les affranchissait de tous les autres. Qui m'empêche de les imiter? ne fais-je pas profession de la même religion qu'eux? pourquoi n'en ferais-je pas le même usage? Pourvu du même remède, savoir, des lumières et des grâces de ma religion , quelle excuse puis-je avoir quand je me laisse aller aux désordres de ma condition? Ayant en main les mêmes armes, et de plus leur exemple devant les yeux, à qui m'en dois-je prendre qu'à moi-même, si je suis vaincu? Mais ces bienheureux ont encore passé plus avant. Dans le dessein de se sanctifier par leur religion, ils s'en sont servis non-seulement pour se préserver des dérèglements de leur condition, mais pour en remplir toutes les obligations; autre effet de leur sagesse, et de cette science des saints que Dieu leur avait donnée : Dedit illi scientiam Sanctorum ; car il y a dans chaque condition certains devoirs fâcheux, onéreux, mortifiants, contraires à la nature, dont il est presque impossible de s'acquitter sans le secours de la religion ; et les Saints tenaient pour constant que la religion seule pouvait être en eux une disposition générale et efficace à l'accomplissement de ces devoirs. En effet, sans la religion, les Saints, pour n'être pas esclaves des devoirs de leur condition, auraient su, aussi bien que les autres, S'en prendre que l'honorable et le commode, et en laisser le difficile et le pénible : le monde accoutumé à ce partage, quoique scandaleux et injuste, à peine s'en serait-il scandalisé. Sans la religion, les Saints n'auraient pas manqué de prétextes pour secouer le joug de tout ce qui eût gêné leur liberté, de tout ce qui eût blessé leur amour-propre, de tout ce qu'il y eût eu dans leur condition de dégoûtant, de rebutant, d'humiliant, d'assujettissant : le monde sur tout cela leur eût fait grâce : et quand ils auraient eu le cœur assez droit pour compter tout cela parmi leurs obligations, jamais leur attention et leur exactitude n'eût répondu à cette multiplicité de devoirs attachés à leur état. Mais parce qu'ils agissaient par le mouvement et par l'esprit de leur religion, ils les ont embrassés et accomplis tous. C'est-à-dire, écoutez le dénombrement qu'en faisait saint Ambroise dans ses Offices, et reconnaissez ce que c'est que la sainteté; c'est-à-dire,  parce que les Saints agissaient par l'esprit de leur religion, ils ont rendu à chacun ce qui lui appartenait; ils ont honoré les grands, supporté les faibles, servi leurs amis, pardonné à leurs ennemis , assisté ceux qui se trouvaient dans le besoin, veillé sur ceux que Dieu avait confiés à leurs soins, entretenu la paix et la société parmi ceux avec qui ils étaient obligés de vivre, exercé la charité envers tous, parce qu'ils la devaient à tous; soutenus de leur religion, ils ont sacrifié leur repos, leur santé, leur vie , aux ministères dont ils étaient chargés , aux emplois contraignants et fatigants où ils se trouvaient engagés, aux travaux qu'ils ont eu à porter, aux dangers qu'ils ont dû courir : mus par ce principe de religion, ils n'ont eu égard ni à leur agrandissement selon le monde, ni à leur établissement, ni au désir de plaire, dès que la conscience, la probité, la vérité y pouvaient être en quelque sorte intéressées : avec cela, ils ont eu aux dépens d'eux-mêmes une fermeté inflexible, une constance inébranlable, une bonne foi hors de tout soupçon, une équité que rien n'a jamais pu corrompre. Parce qu'ils faisaient entrer leur religion dans tout ce qui était de leur condition, souples et dociles sous la main de Dieu, contents d'être ce que Dieu voulait qu'ils fussent, et rien davantage, ils sont demeurés dans l'état que la Providence leur avait marqué , sans former de nouveaux projets pour se pousser, pour s'avancer, pour s'enrichir; sans entreprendre de supplanter personne, ni de s'élever sur la ruine de personne, prévenants , officieux, libéraux, toujours prêts à rendre le bien pour le mal, Car voilà ce qu'il leur fallait pour être dans leurs conditions des hommes parfaits : or, dites-moi, pouvaient-ils l'être de la sorte sans leur religion? Ce 11'est pas encore assez : le grand usage qu'ils ont fait de cette religion a été de s'en servir pour sanctifier tous ces devoirs, pour les rapporter à Dieu, pour les remplir d'une manière digne de Dieu , pour s'en acquitter en chrétiens, et par là se distinguer des mondains qui en accomplissent peut-être une partie , mais souvent par vanité, et toujours inutilement pour le salut.

Ah ! mon Dieu, que vous êtes admirable dans vos Saints, et que la science de vos Saints est profonde et sublime ! que David avait bien raison de s'écrier : Mirabilis facta est scientia tua ex me ; confortata est, et non potero ad eam (1) : Cette science, Seigneur, que vous avez enseignée à vos élus , et qui les a faits ce qu'ils sont, me paraît plus merveilleuse que tous les ouvrages de votre puissance : elle est infiniment au-dessus de moi, et sans votre grâce je n'y pourrais jamais atteindre. Quelle perfection ne verrait-on pas dans le monde, si le monde

 

1 Psal., CXXXVIII, 6.

 

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était gouverné selon cette science des Saints? A quoi pensent les enfants des hommes quand ils la négligent, et à quoi s'occupent-ils, quand, au mépris de cette science , ils cherchent le mensonge et la vanité ? que peuvent-ils espérer de Dieu, et à quoi toutes les autres sciences sans celle-là les conduiraient-elles? Mais achevons, et voici le dernier caractère de la science des Saints, c'est que par le retour le plus heureux, en se servant de leur religion pour sanctifier leur condition, ils ont profilé de leur condition pour se perfectionner dans leur religion : encore un moment d'attention pour cette troisième partie.

 

TROISIÈME PARTIE.

 

Quelque diversité d'événements qu'il y ait dans le cours de la vie des hommes, c'est une vérité indubitable, que tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu; et nous savons, disait l'Apôtre, que cela même est une marque du choix que Dieu a fait de leurs personnes en les prédestinant pour être Saints : Scimus quoniam diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum, iis qui secundum propositum vocati sunt Sancti (1). Or voilà, mes chers auditeurs , ce qu'ont éprouvé ces bienheureux dont nous honorons la mémoire ; tout a contribué à leur avancement et à leur salut éternel. Car le monde, par un merveilleux effet de la grâce de Jésus-Christ, a visiblement contribué à leur sanctification ; et ce qu'ils étaient selon le monde , j'entends leur condition , sans être en soi différente de celle des païens, par l'usage qu'ils en ont fait, n'a pas laissé de servir à les rendre de parfaits chrétiens ; pourquoi? appliquez-vous à cette excellente morale de saint Paul : parce qu'il est constant que les Saints ont trouvé dans leur condition de puissants motifs pour s'exciter et s'animer à la pratique de leur religion ; parce qu'il est vrai que leur condition leur a fourni des moyens de glorifier Dieu, dont ils ont su admirablement profiter à l’avantage de leur religion; parce qu'un de leurs premiers soins a été de bien ménager les croix et les peines inséparables de leur condition pour en faire la matière de leur patience, et des sacrifices qu'ils ont eu le bonheur d'offrir à Dieu, dans l'esprit de leur religion : pensées touchantes que je ne fais que vous proposer, et à quoi je réduis la dernière idée que j'ai prétendu vous donner de la science des Saints.

Ces prédestinés et ces élus de Dieu ont trouvé dans le monde même et dans leur condition ,

 

1 Rom., VIII, 28.

 

quoique mondaine, de puissants motifs pour s'exciter à la pratique de leur religion : c'est-à-dire, ce que leur condition les obligeait à faire pour le monde, leur a appris , mais vivement et sensiblement, ce qu'ils devaient à Dieu, leur a fait porter avec joie et avec douceur le joug de Dieu, leur a fait aimer tendrement la loi de Dieu, leur a fait embrasser généreusement ce qui leur a paru de plus sévère dans l'accomplissement des ordres de Dieu, leur a fait sentir et goûter délicieusement le bonheur qu'il y a d'être à Dieu. En fallait-il davantage à ces Saints de la terre? car c'est ainsi que les appelle l'Ecriture : Sanctis qui in terra sunt ejus (1). En effet, dit saint Augustin, ils ont été les Saints de la terre avant que d'être les citoyens du ciel. Arrêtons-nous encore à ceux qui, après avoir passé dans le monde par les mêmes états que vous, doivent être les modèles de votre conduite. Leur en fallait-il, dis-je, davantage pour leur inspirer tout le zèle qu'ils ont eu dans le service de Dieu, que la réflexion qu'ils faisaient sur la manière dont on sert les grands de la terre, et dont ils les servaient eux-mêmes? On s'étonne qu'il y ait eu des Saints à la cour, et moi je prétends que c'est la cour même, où, par l'ordre de Dieu, ils se trouvaient attachés, qui les faisait saints. Oui, la cour les formait à la religion; la cour, qui pourtant d'autres a été et est si souvent une école d'impiété, par un don singulier de Dieu, apprenait à ceux-ci le christianisme et les élevait à la sainteté. Comment cela? rien de plus naturel ni de plus simple. Attachés à la cour par leur condition, ils avaient honte de n'avoir pas pour Dieu une obéissance aussi prompte et une fidélité aussi inviolable que celle dont ils se piquaient à l'égard de leur prince, et cette comparaison les portait à tout entreprendre ; ils se reprochaient avec douleur d'être moins vifs et moins empressés pour le Dieu de leur salut que pour le maître de qui dépendait leur fortune temporelle ; et, à force de se le reprocher, ils parvenaient enfin à pouvoir se rendre le témoignage favorable que leur conscience sur ce point exigeait d'eux, et où consistait pour eux le capital et l'essentiel de la religion. Je veux dire, ils parvenaient enfin à avoir pour Dieu cet amour de préférence si nécessaire au salut, et néanmoins si rare à la cour : mais Dieu qui les avait choisis voulait que la cour même le leur enseignât, et leur en fournit un motif auquel ni leur raison ni leur foi ne pussent résister; et quel était ce motif? je le répète : l'application sans

 

1 Psal., XIII.

 

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relâche avec laquelle ils faisaient leur cour à un homme mortel, la disposition sans réserve à n'épargner rien pour lui plaire, le parfait dévouement à ses intérêts, la soumission aveugle à ses volontés, l'infatigable assiduité auprès de sa personne, l'attention à mériter ses bonnes grâces, l'ambition d'être à lui, la crainte d'être oubliés de lui, beaucoup plus d'en être disgraciés et réprouvés, tout cela c'était pour les Saints autant de leçons du culte suprême et de l'amour souverain qu'ils devaient à Dieu ; et ces leçons bien étudiées, bien méditées, bien appliquées , faisaient sur eux des impressions qui les sanctifiaient. De même on est surpris qu'il y ait eu des hommes qui, dans la profession des armes, soient arrivés à la sainteté ; et moi je dis que rien ne pouvait mieux les disposer à la sainteté que la profession des aimes. Comment les Maurice, les Sébastien, les Eustache , l'y ont-ils trouvée? Ils devenaient sans peine les martyrs de Jésus-Christ et de leur religion, en se souvenant combien de fois ils avaient été les martyrs de leur condition, Banque tant de fois dans les combats ils s'étaient exposés à la mort, pour ne rien faire d'indigne de leur naissance, et qui intéressât leur honneur. Ainsi leur condition leur enseignait-elle, les engageait-elle, les forçait-elle malgré eux, non-seulement à avoir de la religion , mais à pratiquer tout l'héroïque de la religion. Car pour avoir une parfaite religion , il faut savoir parfaitement obéir; il faut savoir se sacrifier, il faut savoir se renoncer. Or, c'est ce qu'on ignore partout ailleurs , mais ce qu'un mondain, brave dans la guerre, ne pourra jamais dire à Dieu qu'il ait ignoré. Il est donc certain que sa condition lui apprend malgré lui la science des Saints ; et ceci, par proportion, convient à tous les états qui partagent la société des hommes, puisque chaque condition, quand on en sait user comme les Saints, a une grâce particulière pour coopérer par de semblables motifs à la sainteté de ceux que Dieu, selon les vues de sa sagesse, y a destinés.

Ce n'est pas tout : indépendamment des motifs, j'ai dit que les Saints ont trouvé dans leur condition des moyens de glorifier Dieu, dont ils ont su avantageusement se prévaloir pour acquérir tout le mérite de leur religion; et je n’en veux point d'autre preuve que l'histoire de leur vie. Combien y en a-t-il dont la sainteté n'a été si éminente et si éclatante, que parce qu'ils ont eu dans leur condition des occasions de faire pour Dieu de grandes choses ? Ils avaient dans le monde de la qualité (ne quittons point ce qui vous est propre, et qu'il n'y ait rien de vague dans cette morale) ; ils avaient dans le monde de la qualité, de la dignité , de l'autorité; comme élus de Dieu, ils ont fait servir tout cela à la piété, à la charité, à l'humilité. Si saint Louis n'eût été roi, aurait-il fait pour Dieu ce qu'il a fait? aurait-il réprimé l'impiété, aurait-il puni le blasphème, aurait-il dompté l'hérésie, aurait-il établi tant de saintes lois? La royauté donnait de la force à son zèle, et son zèle pour Dieu n'avait de succès que parce que la royauté en était le soutien. S'il n'eût été roi, aurait-il laissé à la postérité tant de somptueux monuments de sa tendresse paternelle envers les pauvres ; en aurait-il rempli la France, et y verrions-nous tant de maisons consacrées par lui à la charité publique? Sa charité ne subsistait que sur le fonds de sa magnificence royale ; et il n'a été le père des pauvres que parce qu'en qualité de roi il a eu le pouvoir de l'être ; en un mot, le mérite de ce monarque, et ce que j'appelle en lui la science des Saints, c'est qu'il a profité de sa condition pour être le héros de sa religion. Or, il n'y a point de condition dans le monde qui, selon la mesure et l'étendue du pouvoir qu'elle nous donne, n'ait par rapport à Dieu le même avantage ; et si je suis, comme les Saints, fidèle à la grâce et aux desseins de Dieu sur moi, sans être ce qu'a été saint Louis , je trouverai dans ma condition de quoi sans cesse honorer Dieu par ma condition même ; je ne ferai pas des actions d'un si grand éclat que saint Louis ; mais en faisant tout le bien dont je suis capable, je glorifierai Dieu par mon obscurité, comme saint Louis l'a glorifié par son élévation; car élévation et obscurité, à qui sait et veut s'en servir, ce sont également, quoique dillérem-ment, des sujets de sanctification : dans la médiocrité de mon état, je n'aurai pas les importantes occasions qu'a eues saint Louis, pour me signaler comme lui par une piété héroïque ; mais en pratiquant les vertus communes de mon état, sans être héroïquement saint, je pourrai l'être solidement ; sans l'être avec éclat aux yeux des hommes, je pourrai l'être avec mérite devant Dieu et dans l'idée de Dieu : or, c'est uniquement ce que les Saints ont cherché , et à quoi ils ont rapporté cette science qu'ils avaient reçue d'en-haut : Dedit illi scientiam Sanctorum (1).

Enfin les Saints ont trouvé des croix dans leur condition, et ils en ont l'ait la matière de leur patience, de leur résignation, de tous les

 

1 Sap., X, 10.

 

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sacrifices qu'ils ont offerts à Dieu dans l'esprit de leur religion : encore une fois , suivant ce principe, faut-il s'étonner qu'il y ait eu des Saints à la cour, et ne faut-il pas s'étonner plutôt qu'il y en ait eu et qu'il y en ait si peu? La condition de ceux qui vivent à la cour, et que leur devoir y retient, étant, de leur propre aveu, celle où les mortifications sont plus fréquentes et plus inévitables, celle où il y a plus de dégoûts et de chagrins à essuyer, celle ou l'on est plus obligé à prendre sur soi et à se contraindre, devrait-il y en avoir une dans le monde plus propre à faire des Saints? Trouver tout cela dans sa condition, et n'être pas saint, et ne penser à rien moins qu'à l'être, n'est-ce pas le comble de la malédiction ? J'en appelle à vous-mêmes, mes chers auditeurs, et je suis sur que, malgré votre peu de foi, vous en convenez. Quoi qu'il en soit, voilà le secret adorable que l'Esprit de Dieu a révélé à ces glorieux prédestinés, qui se sont sanctifiés à la cour. Des mortifications et des chagrins que leur attirait leur condition, ils se sont fait un état de pénitence , non pas, comme les mondains, d'une pénitence forcée, mais d'une pénitence volontaire, méritoire, sanctificatoire ; les revers de fortune et les disgrâces qu'ils ont eu à soutenir, leur ont inspiré , non pas d'inutiles et de vains dégoûts, mais un généreux et sincère, détachement du monde ; les injustices mêmes du monde ont été pour eux un exercice de ce parfait christianisme qui les obligeait de mourir à eux-mêmes : voilà ce que la science des Saints leur a appris; au lieu que les enfants du siècle font de tout cela le sujet de leurs plaintes et de leurs murmures, les justes et les amis de Dieu s'en sont fait des sujets de consolation et d'actions de grâces, parce qu'ils savaient bien que c'était là le partage des élus, et que la voie la plus certaine de leur prédestination était de passer par les souffrances, et d'en être réputés dignes. Comme il n'y a point de justes dans la gloire que Dieu n'ait voulu y conduire par là, aussi n'y en a-t-il point qui dans leur condition n'aient trouvé des peines et des afflictions; et c'est, dit saint Paul, ce qui a le plus contribué à leur sainteté. Contemplons-les donc aujourd'hui comme nos modèles. Quoi qu'il nous arrive de fâcheux et de chagrinant dans notre état, disons-nous à nous-mêmes : Qu'ont fait les Saints lorsqu'ils se sont vus traités comme moi? s'en sont-ils pris à la Providence? leur courage en a-t-il été abattu , leur foi en a-t-elle paru ébranlée, et ne se sont-ils pas, au contraire, estimés heureux d'être éprouvés sur la terre, afin d'être éternellement glorifiés dans le ciel?

Telle est pour nous tous, mes chers auditeurs, la science des Saints. Mais c'est à vous, Sire, de posséder éminemment cette divine science : car la science des Saints, pour un roi, doit bien être d'une autre étendue , et même d'une autre perfection que pour le commun des hommes. Comme les rois sont les images de Dieu, un roi, pour être saintement roi, doit être, à l'exemple de Dieu, non-seulement saint, mais grand et magnifique jusque dans la sainteté : Magnificus in sanctitate (1). Il suffit aux autres d'être humbles dans la sainteté ; d'être patients , d'être fervents, d'être constants dans la sainteté ; mais il faut à un roi de la grandeur dans la sainteté même, puisque avec une sainteté vulgaire et commune il est impossible qu'il satisfasse aux importants devoirs dont il est chargé comme roi. En effet, si, selon l'évangile de ce jour, une partie de la science des Saints est d'être pacifique, la science d'un saint roi, et d'un roi chrétien , doit être, dit saint Augustin, de mettre sa gloire à donner la paix; doit être d'employer sa puissance et de n'épargner rien pour établir, pour affermir, pour faire fleurir et régner la paix. Aussi est-ce particulièrement aux princes et aux rois de ce caractère qu'il est dit aujourd'hui : Beati pacifici (2) ! Or, suivant cette règle, Sire, si jamais prince sur la terre a eu droit de prétendre au mérite de cette béatitude, on ne peut douter que ce ne soit Votre Majesté : car elle vient de donner la paix à toute l'Europe , de la manière la plus chrétienne  dont jamais  monarque  chrétien Tait donnée et l'ait pu donner ; je veux dire, au milieu de ses conquêtes, dans le comble des prospérités et des succès dont Dieu jusqu'à la fin a béni ses armes;  dans le désespoir où étaient ses ennemis, malgré leur formidable ligue, de  pouvoir lui résister,  et lorsqu'ils étaient forcés de reconnaître et de confesser que vous étiez, Sire , le seul victorieux et le seul invincible. C'est en de si favorables conjonctures que vous avez voulu être le pacificateur du monde chrétien, et c'est ainsi que toute   l'Europe   vous   est   redevable de son bonheur. C'est par vous que tant de nations, après une sanglante guerre , vont commencer à respirer; par vous que tant d'églises désolées vont offrir librement et sûrement leurs sacrifices , dans le tranquille exercice du culte de Dieu; par vous que tant d'états et de royaumes vont jouir d'un profond repos : fut-il jamais

 

1 Exod., XV, 11. — 2 Matth., V, 9.

 

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un meilleur titre pour avoir part à la béatitude évangélique? Beati pacifici! Mais j'ose encore, Sire, pour ma propre consolation et pour celle de mes auditeurs, ajouter ici le motif qui vous a déterminé à la conclusion de ce grand ouvrage. Car puisqu'il m'est permis d'entrer dans les intentions de Votre Majesté , et puisqu'elle-même s'en est hautement expliquée , elle n'a consenti à la paix que par amour pour son peuple, que par un sincère désir de faire goûter à ses sujets la douceur de son règne , que dans la vue de les soulager; elle s'est relâchée de si s droits pour nous rendre heureux ; et ce qu'elle a sacrifié à la paix nous est une preuve authentique de ses soins bienfaisants et de son attention à nos intérêts. Or voilà ce que j'ai appelé, pour un roi chrétien, le mérite de cette béatitude dont nous parle le Sauveur du monde : Beati pacifici ! et c'est de quoi j'ai cru devoir féliciter aujourd'hui Votre Majesté. Non content d'avoir été jusqu'à présent le plus glorieux et le plus puissant de tous les rois, vous voulez encore, Sire, être le meilleur de tous les rois ; après avoir été, comme conquérant , l'admiration de tous les peuples, vous voulez, pour couronner votre règne, être le père de votre peuple. Le dirai-je, Sire, avec la respectueuse liberté que me fait prendre mon ministère? votre peuple n'en est pas indigne : car jamais peuple sous le ciel n'a tant aimé son roi, n'a été si passionné pour la gloire de son roi, ne s'est épuisé pour son roi avec tant de zèle, n'a fait pour la conservation de son roi tant de vœux à Dieu. Votre Majesté l'a senti, et elle ne l'oubliera jamais : tous les cœurs sur cela se sont ouverts, et le vôtre , Sire , en a été touché. Ce peuple , encore une fois, n'est donc pas indigne de vos bontés ; et si l'on pouvait les mériter, je dirais qu'il les a méritées par son attachement sans exemple, par sa fidélité à toute épreuve, par son obéissance sans bornes, par son amour tendre pour  Votre Majesté. Beati pacifici !  Heureux  les pacifiques,   et encore plus les pacificateurs , puisque, malgré les faux raisonnements de la politique mondaine , c'est ce qui fait les saints rois, les rois selon le cœur de Dieu, les rois dignes de posséder le royaume de Dieu. A quoi tout le reste sans cela leur servira-t-il? J'ai été roi, disait Salomon , et j'ai surpassé tous les autres rois en grandeur, en puissance, en richesses, en magnificence ;   mais j'ai  reconnu  par  une longue expérience que tout cela , séparé de la sagesse, n'était que vanité , que peine, qu'affliction d'esprit. Votre Majesté, Sire, a trop de lumières pour ne pas penser aujourd'hui ce que Salomon pensait alors;   et, convaincue aussi bien que lui du néant du monde, elle a trop de religion pour ne se pas dire à elle-même qu'elle  doit donc chercher   hors du monde son véritable bonheur. La science de gouverner les peuples, la science de se faire obéir, la science d'accroître ses états par le nombre de ses conquêtes, voilà ce que Votre Majesté possède dans un suprême degré, et ce qui a fait la matière de tant d'éloges. Mais, comme prédicateur de l'Evangile, je lui dis aujourd'hui quelque chose de plus grand , de plus solide, de plus  digne  d'elle : et quoi? c'est qu'il n'y a rien de grand, rien de solide, rien qui soit ni puisse être digne d'elle, que la science des Saints, qui est la science des élus de Dieu, et qui la conduira à ce royaume éternel que je lui souhaite, au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit.

 

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