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SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT BENOITN.
B. On a cru devoir placer ici l'essai d'un panégyrique de saint Benoit, que le
P. Bourdaloue avait tracé pour une célèbre communauté de religieuses
bénédictines, et qui se trouvait à la fin du second volume des Pensées, dans
l'édition du P. Bretonneau. Non
est similis illi in legislatoribus. Entre les législateurs il n'y en a point de
semblable à lui. (Livre de Job, chap. XXVI, 22.) C'est de Dieu même que ces paroles doivent s'entendre dans le sens de
l'Ecriture ; et le saint homme Job en parlait ainsi, parce que Dieu est en
effet le premier et l'incomparable entre les législateurs. Je sais que Dieu a
ce degré d'excellence, en quelque qualité que nous le considérions; mais il
faut avouer qu'en qualité de législateur, il a un caractère de perfection qui
le rend encore plus inimitable, et qui le distingue plus particulièrement des
autres. Car, selon la remarque de saint Grégoire de Nazianze, il est tellement
législateur qu'il est en même temps la loi : c'est-à-dire que la loi de Dieu
n'est rien autre chose que Dieu même ; et que Dieu, qui donne la loi à tous les
êtres créés, est lui-même la première et essentielle loi de toutes les
créatures. Caractère propre de la divinité. Caractère fondé sur la nature et la
prééminence de l'être de Dieu. Caractère incommunicable à tout autre que lui :
et voilà par où lui convient dans toute son étendue ce bel et magnifique éloge
: qu'entre les législateurs il n'y en a pas un qui l'égale. Permettez-moi néanmoins, Mesdames, d'appliquer en quelque manière ce
même éloge au grand saint Benoît, dont vous célébrez aujourd'hui la fête. Ce
fut un législateur envoyé de Dieu, et suscité dans l'Eglise pour y établir des
lois de sainteté et de perfection. Tel est le portrait que l'Eglise nous en a fait
elle-même , et c'est sous cette image qu'elle nous l'a représenté en le mettant
au rang des saints. Un homme, dit-elle, qui fut le restaurateur de la
discipline monastique, presque entièrement ruinée dans l'Occident. Et par où la
rétablit-il? Par l'institution de sa règle; de cette règle qui a sanctifié des
millions d'âmes, et opéré des effets de grâces que nous ne pouvons assez
admirer. Or, pour expliquer mon dessein, entre les qualités nécessaires à un
législateur, il y en a trois principales, la sagesse, l'autorité, et le succès
: la sagesse pour disposer la loi, 499 l'autorité pour
la faire observer , et le succès pour la répandre et lui soumettre un grand
nombre de sectateurs. Le législateur doit avoir des lumières et de la prudence,
parce qu'il doit ordonner ; il doit avoir de l'autorité et de la force, parce
qu'il doit obliger, et il doit avoir du bonheur dans ses entreprises, parce
qu'il doit engager les hommes à recevoir sa loi et à l'agréer. C'est sur ce
plan, Mesdames, que j'ai formé le panégyrique de votre glorieux patriarche. De
tous les instituteurs que la Providence a choisis pour l'établissement des
ordres religieux, nul ne fît paraître plus de sagesse dans les mesures qu'il
prit pour bien disposer sa règle, et pour attirer sur lui l'esprit de Dieu :
premier point. Nul ne témoigna plus de zèle, et n'eut plus d'autorité pour
maintenir sa règle et pour la faire pratiquer: second point. Enfin, Dieu ne
donne à nul autre plus de succès pour la propagation de sa règle et pour la
perpétuer : troisième point. Dans ces trois points, qui partageront ce
discours, vous trouverez de quoi vous instruire et de quoi vous édifier, si
vous voulez m'honorer de votre attention. PREMIER POINT.
Les mesures de sagesse que prit saint Benoît pour bien disposer sa
règle, et pour attirer sur lui l'esprit de Dieu. Je ne puis mieux sur cela le
comparer qu'avec le législateur du peuple Juif. Que fit Moïse pour se préparer
à recevoir la loi de Dieu et à la publier? Il fit trois choses. 1° Il se sépara
de tout commerce, et se retira sur la montagne de Sinaï, où il demeura quarante
jours dans une profonde solitude, éloigné du bruit et de la conversation des
hommes. 2° Il observa un jeûne très-exact et très rigoureux, mortifiant sa chair
pour épurer son esprit, et pour le rendre plus capable des communications
divines. 3° Il y entra dans un entretien familier et continuel avec Dieu, qui
se manifesta à lui, qui lui parla au cœur, qui lui découvrit les mystères les
plus intimes de sa loi, et tout ce qui appartenait au gouvernement du peuple
dont la conduite lui était confiée. Ainsi Dieu appelle saint Benoît. Il le
destine à former dans l'Eglise un grand ordre, et à lui tracer une règle
propre. Fidèle à sa vocation, que fait ce sage fondateur? Il ne compte point
sur lui-même; il ne se laisse point préoccuper des vaines idées d'une
philosophie présomptueuse : il comprend que la véritable sagesse de l'homme,
surtout en ce qui regarde les œuvres de Dieu, est de se défier de toute la
sagesse humaine, et d'aller d'abord à la source de cette sagesse éternelle que
le Père des lumières ne refuse point à ceux qui la demandent, et qui se mettent
en état de l'obtenir. Comment en état, et par où? par la retraite, par le
jeûne, par la prière. De là donc il quitte le monde, il sort de la maison paternelle, il
renonce à tout, et, dès la première fleur de rage, il se confine dans un désert
où il n'a que Dieu qui l'instruise. Ce n'est pas assez : rempli d'une sainte
haine de lui-même, il déclare la guerre à tous ses sens. Il jeûne, non point quarante
jours, comme Moïse, mais trois ans entiers. Il se porte à des excès de
pénitence qui semblent surpasser toutes les forces de la nature, et où il a
besoin de toutes celles de la grâce pour le soutenir. Et si vous me demandez
pourquoi le jeûne de saint Benoît est plus austère et plus long que celui de
Moïse, je vous réponds, avec le vénérable Bède, l'un de ses plus illustres
panégyristes, que c'est parce qu'il méditait une loi bien plus parfaite que la
loi de Moïse ; je veux dire une règle qui, dans le plus sublime degré, devait
contenir toute la perfection de la loi évangélique. Enfin, seul avec Dieu, il
ne s'occupe que de Dieu, que de la présence de Dieu, que des grandeurs et des
infinis attributs de Dieu. Il prie, et dans sa prière il parle à Dieu, il consulte
Dieu, il apprend de Dieu ce qu'il sera bientôt obligé d'enseigner lui-même •'
quelle forme de vie il doit prescrire à ses disciples; quelles hautes maximes
et quel genre de sainteté il doit leur inspirer; à quelle police spirituelle et
extérieure il les doit soumettre; et quel ordre de discipline il doit établir
parmi eux. Reprenons encore, s'il vous plaît, et donnons à ceci un nouvel
éclaircissement. 1. Il quitte le monde. De quitter le monde, ce ne dut pas être pour
saint Benoît un léger effort, ni une médiocre vertu. Il était grand selon le
monde ; et en renonçant au monde, il renonçait à de riches prétentions. Mais
cette séparation du monde était nécessaire pour l'accomplissement des desseins
de Dieu sui lui. Qu'eût-il appris dans le monde ? les maximes du monde, les
coutumes, les règles, les lois du monde. Quelle prudence y eût-t-il acquise?
une prudence mondaine, cette prudence réprouvée de Dieu. Il n'y avait que le
désert où il pût être éclairé d'une sagesse supérieure et toute céleste. C'était
là que Dieu devait lui déclarer ses volontés, et lui faire connaître ses voies.
C'était là même que, dégagé de toutes les vues humaines et de tous les objets
capables 500 de le distraire ,
il devait être plus attentif à la voix de Dieu et qu'il pouvait mieux
l'entendre. 2. Il jeûne, et ce jeûne
s'étend à toutes les œuvres de la plus sévère pénitence. C'est un autre Elie :
malgré la délicatesse de son corps, il se couvre du vêtement le plus grossier.
C'est un autre Jean-Baptiste : on peut dire de lui, comme du saint précurseur, qu'il
ne mange ni ne boit (1). Sa demeure, c'est un antre ténébreux et plein d'horreur
: on dirait plutôt que c'est un sépulcre, que la demeure d'un homme vivant. Le
lit où il repose, c'est la pierre dure. Et s'accorde-t-il même quelque repos,
ou du moins ne regrette-t-il pas le peu de repos qu'il est forcé d'accorder à
ses sens, et à quoi la nature malgré lui l'assujettit? Quelle vie! quelle
mortification ! quelle abnégation de soi-même ! Et pourquoi? afin que tous les
appétits sensuels étant réprimés et comme éteints, nul sentiment naturel, nulle
inclination, nulle passion ne pût troubler les opérations de l'âme , ni
l'empêcher d'apercevoir les rayons de ce soleil de justice d'où lui devaient
venir les plus pures et les plus sublimes connaissances. Sans cela, dit saint
Basile, le jeûne et tout ce qui l'accompagne , Moïse n'eût osé approcher de
cette nuée lumineuse où le Seigneur lui apparut. Aussi est-ce le jeûne ,
poursuit le même Père , qui élève l'esprit, qui suggère les bons conseils, qui
donne la sagesse aux législateurs. 3. Il prie. N'entreprenons
point de le suivre jusque dans le sein de la Divinité, où par le secours de
l'oraison il va s'animer et se perdre. Que dis-je, se perdre? Jamais te
disciple bien-aimé, saint Jean , ne pénétra plus avant dans les secrets de la
sagesse divine , qu'après s'être paisiblement endormi sur la poitrine de Jésus-Christ
; et qui peut dire tout ce que l'esprit de vérité dictait intérieurement à
notre saint solitaire, dans le doux et mystérieux sommeil d'une profonde
contemplation? C'était là son école , et il ne lui fallait point d'autre maître
que vous, Seigneur ; il n'en voulait point d'autre. Sages du siècle, faux
savants, taisez-vous ; ou si, pour flatter votre orgueil, vous faites en de longs
et vains discours le pompeux étalage de cette science profane dont vous êtes
adorateurs, parlez tant qu'il vous plaira : ce n'est point à vous que Benoît
aura recours, ce ne sont point vos leçons qu'il prendra. Aux pieds du crucifix
où il se prosterne, à la vue du ciel où il tend incessamment et affectueusement
les bras, dans une union étroite avec le Dieu 1 Neque manducans, neque bibens. (Matth., XI,
18.) qu'il adore et à
qui il ouvre son cœur, il en apprendra plus mille fois qu'au milieu de tous les
philosophes et dans les plus fameuses académies. Voilà, Mesdames, quels furent les principes qui donnèrent naissance à
votre règle, à cette règle marquée, selon l'expression de saint Grégoire, d'un
caractère singulier de sagesse et de discrétion ; à cette règle, ni trop courte
ni trop étendue, ni trop vague ni trop détaillée, ni trop rigide ni trop
indulgente ; à cette règle qui, par le plus juste tempérament, mortifie
tellement la nature qu'elle ne l'accable point, et la ménage aussi de telle
sorte qu'elle ne la flatte point ; qui s'accommode à tous les âges et à toutes
les dispositions, aux faibles et aux forts, aux sains et aux malades, aux
jeunes et aux vieux, à l'un et à l'autre sexe, à cette règle que les conciles
ont approuvée et confirmée, que les instituteurs des siècles suivants ont
étudiée comme un excellent modèle , et dont ils ont profité pour le
gouvernement des saintes sociétés qu'ils avaient à conduire. Voilà, dis-je,
Mesdames, comment elle fut originairement conçue , et voulez-vous en prendre
vous-mêmes l'esprit, la voulez-vous former et maintenir dans vous, ce ne peut
être , avec la grâce d'en haut, que par les mêmes moyens, je veux dire que par
la fuite du monde, que par la sévérité de la pénitence, que par l'exercice de
l'oraison. Fuite du monde. Car l'esprit de votre règle est un esprit de retraite
; et il en est de cet esprit comme de ces essences précieuses, qui ne peuvent
se conserver et qui s'évaporent dès qu'on les produit au jour. Vous savez ce
que disait cet homme si intérieur et si versé dans la vie spirituelle et
religieuse : Toutes les fois que je me suis mêlé dans les conversations des
hommes, j'en suis sorti moins homme et plus imparfait que je n'y étais entré
(1). Ah ! Mesdames , la belle parole, et qu'elle contient un grand sens ! Si
pour converser avec les hommes on en devient moins homme , à plus forte raison
en devient-on moins chrétien, moins religieux , moins régulier, moins fervent,
et, dans votre état, moins rempli de l'esprit de saint Benoît. J'en parle avec
d'autant plus d'assurance et plus de consolation, que c'est en présence d'une
communauté où cet esprit de solitude n'a pas reçu jusqu'à présent l'atteinte la
plus légère de la part du monde. Austérité de la pénitence. Il y a dans nous 1 Quoties
inter homines fui, minor homo
redit. (Imit. Christ.) 501 deux lois toutes
contraires ; la loi de l'esprit, et la loi du péché, qui est celle des sens.
Afin donc que l'esprit prévale, afin que dégagé de tout obstacle, il puisse
agir dans une pleine liberté, il faut que les sens soient soumis, et ils ne le
peuvent être que par la mortification et la pénitence. C'est à quoi, Mesdames,
il n'est pas besoin que je vous exhorte. S'il y avait quelque chose à corriger
sur cela parmi vous, ce serait plutôt un saint excès dans le retranchement des
commodités et des aises de la vie. Excès, il est vrai, qui doit être réduit à
de justes bornes ; mais, du reste, excès plus louable que toute la prudence de
la chair et ses faux ménagements, excès où porte cette sainte folie de la
croix, dont le grand Apôtre se glorifiait ; excès, dit saint Bernard, qui, par
l'affaiblissement volontaire du corps, élève l'esprit à la véritable sagesse,
et fait la sanctification de l'âme. Exercice de l'oraison. En est-il un plus propre de la retraite, et,
par conséquent, plus conforme à la règle que vous avez embrassée? Moins vous
traitez avec le monde, plus devez-vous traiter avec Dieu ; car ce n'est que
pour traiter plus librement, plus assidûment, plus familièrement avec Dieu, que
vous vous êtes retirées du monde. Dans la voie où vous marchez , toute droite
qu'elle est, il peut y avoir pour vous des écueils à éviter, des égarements à
craindre, des chutes, des décadences, des relâchements à prévenir. De prétendre
trouver dans vous-mêmes les règles de votre conduite, les vues, les secours
nécessaires, ce serait une présomption et une illusion. Il faut donc aller plus
haut ; il faut vous dégager de vous-mêmes, il faut chercher ailleurs que dans
vous-mêmes , et cela par une fréquente prière. La prière vous approchera de
Dieu ; et plus vous approcherez de Dieu , plus vous participerez à ce don de
sagesse qu'eut en partage votre bienheureux Père , et qui fut particulièrement
en lui le fruit de l'oraison. DEUXIÈME POINT.
Autorité de saint Benoît pour accréditer et faire observer sa règle.
Il sort de sa grotte ; il descend de la montagne comme Moïse, portant les
tables de la loi, c'est-à-dire sa règle qu'il a concertée avec Dieu , et qu'il
vient publier au monde. Plein de zèle , il parle , il sollicite , il presse : mais,
aussi bien que Moïse, il ne trouve d'abord que des sujets rebelles et
indociles, que des cœurs durs et intraitables, que des esprits farouches et
grossiers, que des hommes légers qui l'écoutent, qui se rangent sous sa
discipline , qui le reconnaissent pour leur maître ; mais qui bientôt, ennemis
du joug, se soulèvent, se tournent contre leur législateur, et osent même
attenter sur sa personne. Que fera-t-il? Dieu l'appelle ailleurs, et il y va. Le mont Cassin
était le lieu marqué par la Providence, où la règle de saint Benoît devait
paraître dans le plus grand éclat. Changement admirable de la droite du
Très-Haut. Que vos conseils, ô mon Dieu, sont incompréhensibles! qu'ils sont
profonds et adorables! Qu'était-ce que cette fameuse montagne? Le siège de l'impiété,
où les peuples prosternés devant l'idole d'Apollon lui présentaient de l'encens
et l'adoraient. Mais c'est là même que le nouveau législateur établit la règle
qu'il apporte. L'idole est renversée, brisée, foulée aux pieds. La nouvelle
règle est reçue, pratiquée, autorisée. Comment saint Benoît l'autorise-t-il? 1°
Par ses exemples ; 2° par ses miracles. 1. Par ses exemples. Ce qu'il fait pratiquer à ses disciples, il
commence par le pratiquer lui-même. Voulez-vous, disait saint Grégoire, pape,
un abrégé de la règle de saint Benoît, considérez sa vie ; et voulez-vous,
ajoutait le même souverain pontife, un précis de la vie de saint Benoît,
considérez sa règle. L'une est une parfaite expression de l'autre. Car ce grand
saint, cet homme de Dieu, ne vivait point autrement qu'il enseignait, ni
n'enseignait point autrement qu'il vivait. Voilà où consistait tout le secret
de son gouvernement. Il faisait, et il ordonnait. D'ordonner et de ne pas
faire, il eût cru être prévaricateur ; de faire et de ne point ordonner selon
qu'il le fallait, il eût manqué au devoir de législateur. Il disait à ses
disciples : Soyez humbles, soyez petits à vos yeux; mais en même temps il
cherchait en tout à s'humilier lui-même, et donnait tous les témoignages d'un
parfait mépris de lui-même. Il leur disait : Cédez sans peine, et ne contestez
avec personne ; mais en même temps il abandonnait lui-même un monastère déjà
bâti et pourvu de tout, afin de céder à la violence d'un prêtre qui le
traversait, quoiqu'il lui fût aisé d'en avoir justice , et de le réduire à la
raison par les voies ordinaires et les. plus légitimes. Il leur disait : Aimez
le prochain, aimez jusqu'à vos ennemis les plus déclarés; mais en même temps
lorsqu'il apprit lui-même la fin malheureuse de cet ecclésiastique qui s'était
porté contre lui à de si étranges extrémités, il en fut pénétré de douleur , et
il le pleura, comme s'il eût perdu l'ami le plus 502 cher et le plus
fidèle. Mes Frères, leur disait-il, exercez la charité envers les pauvres , et
faites-vous pauvres pour eux; mais en même temps il se retranchait lui-même
jusqu'au nécessaire, il faisait distribuer à des troupes de mendiants toutes
les provisions de sa maison, et ne se réservait d'autre ressource que la
Providence. Ainsi du reste. Il n'est donc point étonnant que ses paroles
fussent si efficaces, puisqu'elles étaient si bien soutenues par ses œuvres.
C'était assez de le voir agir : ses exemples faisaient évanouir tous les
prétextes, applanissaient toutes les difficultés, confondaient la paresse des
uns, excitaient la ferveur des autres, affermissaient la règle, et la
maintenaient dans toute sa vigueur. 2. Par ses miracles. Ils furent éclatants et fréquents. Or,
qu'était-ce que tant de prodiges divinement opérés par le ministère de saint
Benoît ? C'étaient comme autant de témoignages que Dieu rendait à sa règle,
comme autant de sceaux dont Dieu la scellait et la confirmait , comme autant de
voix par où Dieu disait aux disciples du saint abbé : Voilà mon serviteur que
j'ai choisi, voilà le législateur et le maître que je vous ai donné ;
écoutez-le , et obéissez-lui ; il est revêtu de mon pouvoir ; et si vous en
doutez, les merveilles que j'opère par lui doivent vous en convaincre. Aussi, Mesdames, prenez garde , s'il vous plaît, à une remarque bien
particulière et bien importante touchant les miracles de votre glorieux
fondateur. Elle est de l'abbé Godefroy, l'une des grandes lumières de l'ordre
de saint Benoît. Car de même que Moïse ne fit jamais de miracles que pour
autoriser la loi de Dieu ; de même qu'à la naissance de l'Eglise, les apôtres
ne firent des miracles que pour établir la foi qu'ils annonçaient ; de même
saint Benoît n'en fit-il aucun, ou presque aucun, que pour donner du poids à sa
règle et pour l'appuyer. Il fait marcher un de ses disciples sur les eaux, il
fait sortir du sein de la terre une fontaine , il multiplie les pains, il
chasse les démons et délivre les possédés , il ressuscite un mort, il connaît
les secrets des cœurs et les révèle, il prévoit l'avenir et le prédit : tout
cela, et bien des faits que je passe, tout cela , dis-je, pourquoi? afin de
faire valoir et de relever tantôt la règle de l'obéissance, tantôt celle de
l'humilité, ou celle de la charité, ou celle de la tempérance et de la sobriété
, ou celle de la confiance en Dieu , ou celle de la solitude et de la clôture,
ou quelque autre. De là cette autorité avec laquelle saint Benoît donnait ses
ordres, et de là même cette soumission avec laquelle ses ordres étaient reçus
et suivis. Ce n'était point par la multitude des paroles, par la sévérité des
menaces, par la rigueur des châtiments, par des airs impérieux , qu'il se
faisait obéir. Tout en lui ne respirait que douceur, que bonté, que miséricorde
: mais puissant en œuvres, et d'ailleurs le premier à toutes les observances ,
il y engageait encore plus ses frères par l'édification de ses exemples, que
par l'éclat de ses miracles. Edification, Mesdames, que vous vous devez vous-mêmes les unes aux
autres. Edification d'une extrême importance pour le soutien de la règle que vous
professez. Car vous êtes toutes intéressées à la maintenir autant qu'il est en
votre pouvoir : et si vous n'avez pas pour cela le don des miracles, il ne
tient qu'à vous, parla grâce du Seigneur, de vous procurer mutuellement le
secours du bon exemple. Rien de plus fort que l'exemple pour toucher les cœurs
et pour les gagner. Il ne faut quelquefois, dans une communauté religieuse,
qu'une fille exemplaire pour y entretenir la régularité, la piété, toutes les
vertus. On la voit, on est témoin de ses actions, on ne peut lui refuser
l'estime qui lui est due, et chacune entend au fond de l'âme une voix secrète
qui lui dit : Pourquoi ne feriez-vous pas ce que celle-ci fait ? ne le
pouvez-vous pas? ne le devez-vous pas? Ce reproche pique , réveille, encourage.
Mais , par un effet tout contraire , souvent ne faut-il qu'une fille qui
s'émancipe de ses devoirs et qui se dérange, pour déranger toute une maison.
Point de contagion plus prompte à se communiquer que le mauvais exemple. Il
répand même d'autant plus vite son venin, qu'il est secondé par le penchant de
la nature corrompue, qui d'elle-même tend toujours vers le relâchement. On ne
l'a que trop vu de fois : mais , par une bénédiction particulière du ciel, vous
ne le vîtes jamais parmi vous , Mesdames , et vous ne l'y verrez point. Le
précieux dépôt que votre père vous a transmis, vous le conservez; ce qu'il a
commencé et ce qui lui coûta tant de soins, vous le perpétuerez; cette règle
dont vous avez hérité, ne perdra rien entre vos mains de sa perfection et de sa
force. Elle vivra dans vous, et vous-mêmes vous vivrez par elle. TROISIÈME POINT.
Succès de saint Benoît dans la propagation de sa règle. A en juger par
l'événement, on peut dire que Moïse, le premier des législateurs, a été
peut-être le moins heureux dans 503 la promulgation
de sa loi. Quelque excellente et quelque divine que fut cette loi, il ne la fit
recevoir que dans une petite contrée de la terre, qui fut la Palestine ; et que
par un seul peuple, qui fut le peuple juif. Toutes les autres nations la
rejetèrent avec mépris ; et si nous en croyons les profanes de ces temps-là,
judaïser, c'est-à-dire embrasser la foi des Juifs et l'observer, c'était une
honte et un opprobre parmi les Gentils. Mais il en est allé tout autrement à
l'égard du glorieux patriarche que nous honorons en ce jour. De la manière dont
sa règle s'est répandue dans le monde, nous pouvons bien encore ici reprendre
les paroles de mon texte, et conclure qu'entre tous les législateurs il n'a
point eu d'égal : pourquoi ? parce que jamais il n'y en eut aucun dont la loi
ait fait des progrès plus admirables, aucun dont l'institut ait été plus
universellement suivi, aucun qui, sous une même règle, ait rassemblé plus de
sujets et en ait formé un corps plus étendu et plus nombreux. Saint Augustin disait, et avec raison, que rétablissement de la loi
évangélique, dans les circonstances que chacun sait, et par des hommes tels que
les apôtres, était un des plus grands miracles de la Providence. C'est ainsi
que tous les Pères en ont parlé : et sans vouloir user de comparaison ,
j'oserais presque ajouter que la propagation de la règle de saint Benoît fut
comme une suite de ce miracle, comme une continuation de ce miracle, comme une
extension de ce miracle. Et en effet, quel prodige , qu'une règle austère ,
sans l'être toutefois au delà des bornes, et dans un excès insoutenable à
l'infirmité humaine ; qu'une règle qui combat tous les sens et qui contredit
toutes les inclinations de la chair; qu'une règle qui, par un divorce entier,
sépare du monde, et prive de tous les agréments que peut avoir le commerce du
monde; qu'une règle de pénitence, d'abstinence, de silence; que cette règle,
dès sa première origine, se soit accrue presque à l'infini ! que partout, et du
consentement le plus général, elle ait été applaudie, embrassée, acceptée ! que
de toutes les conditions, depuis les plus relevées ou par la noblesse du sang
ou par l'éclat des dignités, depuis même les princes et les potentats, elle ait
formé une multitude innombrable de religieux ! Encore une fois, ne faut-il pas
reconnaître que le doigt de Dieu était là ? Voulez-vous donc, Mesdames, une juste idée des bénédictions dont le
ciel combla votre saint instituteur ? Rappelez le souvenir d'Abraham. Dieu dit
à ce patriarche de l'ancienne loi : Quittez votre pays, votre famille, la
maison de votre père, et retirez-vous dans la terre que je vous montrerai (1).
Ce ne sera pas en vain que vous obéirez au commandement que je vous fais : car,
poursuivit le Seigneur, je ferai sortir de vous un grand peuple ; je rendrai
votre nom célèbre, et vous serez béni (2). Voilà comment Dieu parlait. Or,
de toutes ces paroles y en a-t-il une qui ne convienne parfaitement à saint
Benoît, et qui ne se soit accomplie dans sa personne? Nous l'avons vu, fidèle à
la grâce qui l'inspirait, s'arracher d'entre les bras de ses proches, rompre
tous les liens du sang et de la nature, sacrifier de grandes espérances, et se
dépouiller de tous ses droits à d'amples héritages. Vous le vîtes, Seigneur,
dans les ombres d'une affreuse caverne où votre divine vocation l'avait
conduit, s'ensevelir tout vivant, y demeurer obscur, inconnu, parmi les bêtes
farouches, et sans nulle consolation humaine. Mais de là enfin comment le
vit-on sortir ? Comme l'astre du jour, lorsque, perçant un nuage épais qui
l'enveloppait, il sort plus lumineux que jamais, et se montre dans toute sa
splendeur. Quel concours auprès de ce nouveau patriarche, dès qu'il a levé,
pour ainsi dire, l'étendard de sa règle ! On accourt à lui de toute part, on y
vient en foule. Ce n'est point par une ferveur passagère : elle se soutient, et
d'année en année c'est toujours le même feu. Des rois descendent du trône, et
ne croient pas se dégrader en déposant l'autorité souveraine, et se rangeant
sous l'obéissance du saint législateur. De son école et d'entre ses disciples,
combien fournit-il à l'Eglise de prélats, remplis de son esprit et dressés par
ses leçons ? combien de pontifes au siège apostolique ; et au ciel, combien de
saints couronnés dans la gloire et révérés sur la terre ? Tout ceci est grand, Mesdames; mais sans m'y arrêter davantage, ni le
mettre dans tout son lustre, je conclus par une courte instruction qui me
paraît importante, et qui vous le paraîtra comme à moi. Car, si le père honore
les enfants, c'est aux enfants, par un devoir indispensable et par un retour
bien légitime, d'honorer le père. Vous êtes filles de saint Benoît : qualité
dont il vous est permis de vous glorifier ; mais comment? Vous me le demandez,
et je ne puis mieux sur cela vous répondre que par la belle morale de saint
Paul instruisant les Juifs, qui furent le peuple de Dieu. 1 Genes., XII, 1. — 2 Erisque benedictus. (Genes., XII,
2.) Mes Frères, leur
disait l'Apôtre, vous êtes tous les descendants d'Israël : mais il ne s'ensuit
pas que vous soyez tous Israélites. Vous ne l'êtes ni ne pouvez l'être
qu'autant que vous agissez, que vous parlez, que vous pensez en Israélites (1).
Vous tirez tous d'Abraham votre origine, reprenait le même apôtre : mais ce
n'est pas une conséquence que vous soyez tous enfants d'Abraham : car il n'y a
de vrais enfants d'Abraham, que ceux qui imitent la foi de ce père des
croyants. L'application, Mesdames, se présente d'abord, et chacune peut se la
faire aisément à soi-même. Fille de saint Benoît selon l'habit et selon le nom,
le suis-je en effet et dans la pratique ? Et si je ne le suis dans la pratique
et en effet, quel avantage serait-ce pour moi de l'être et selon le nom et
selon l'habit? Or, je ne le serai jamais en effet, ni jamais ne pourrai l'être,
qu'autant que je serai animée du même zèle que saint Benoît pour mon avancement
et ma perfection ; qu'autant que je pratiquerai les mêmes vertus, 1 Non omnes qui ex Israël sunt, ii sunt Israelitœ,
neque qui semen sunt Abrahœ, omnes filii. (Rom., IX, 7.) ou que je
travaillerai à les acquérir, qu'autant que j'aurai la même charité dans le
cœur, la même humilité dans l'esprit, la même soumission dans les sentiments,
la même fidélité dans tous les exercices qui me sont ordonnés par la règle.
Hé ! que m'importe qu'elle soit si sainte, cette règle, et si sanctifiante
par la grâce qu'il a plu à Dieu d'y attacher, si elle ne me sanctifie pas, ou
si je ne me sanctifie pas avec elle ? Que m'importe qu'elle ait eu dans les
autres de si grands succès, si elle ne les a pas dans moi? Solide
considération, Mesdames, que je n'ai pas craint de vous mettre devant les yeux,
tout persuadé que je suis du bon ordre et de la régularité qui règnent dans
cette maison. Puissiez-vous ne déchoir jamais de l'heureux état où le Seigneur,
par une protection toute spéciale, vous a conservées jusques à ce jour! Que
l'esprit de religion, et d'une religion pure, vous éclaire toujours, vous
dirige toujours, vous conduise toujours, et qu'il nous fasse enfin parvenir au
terme où votre saint instituteur vous a précédées, et où vous aspirez après
lui. FIN
DES PANEGYRIQUES. |