PURIFICATION VIERGE III

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TROISIÈME SERMON SUR LA PURIFICATION DE LA VIERGE.

ANALYSE.

 

Sujet. Le temps de la purification de Marie étant accompli selon la loi de Moïse, ils portèrent l'enfant à Jérusalem, pour le présenter au Seigneur.

 

C’est ainsi que nous devons nous présenter nous-mêmes à Dieu.

Division. Jésus-Christ se présente à Dieu pour reconnaître et pour honorer le domaine de Dieu ; domaine essentiel que nous devons reconnaître, comme Jésus-Christ, par une sincère oblation de nous-mêmes : première partie ; domaine universel que nous devons reconnaître, comme Jésus-Christ, par une entière oblation de nous-mêmes : deuxième partie ; domaine éternel que nous devons reconnaître, comme Jésus-Christ, par une prompte oblation de nous-mêmes : troisième partie.

Première partie. Domaine essentiel que nous devons reconnaître, comme Jésus-Christ, par une sincère oblation de nous-mêmes. De tous les tributs que nous devons à Dieu comme au souverain Seigneur, celui par où nous distinguons Dieu comme Dieu, c'est cette oblation de nous-mêmes ; car nous ne nous devons nous-mêmes qu'à Dieu : voilà l'important devoir que Jésus-Christ nous enseigne dans ce mystère. Il sait que le domaine de Dieu son Père a été violé, et il en vient réparer la gloire : comment ? en s'offrant lui-même. Mais que sert de nous offrir ainsi nous-mêmes, puisque nous appartenons déjà essentiellement à Dieu en qualité de créatures? Il est vrai, nous appartenons d'une façon à Dieu par la nécessité inséparable de noire être : mais comme il nous a faits libres, nous pouvons d'ailleurs ne lui pas appartenir par le choix injuste et criminel de notre volonté. Or, il veut qu'en nous présentant nous-mêmes à lui, nous lui appartenions volontairement, comme nous lui appartenons déjà nécessairement :  voilà ce qui fait en quelque sorte la perfection de son domaine, ce qui fait sa gloire et la nôtre.

Qu'est-ce proprement que nous-mêmes, et qu'entendons-nous par nous offrir nous-mêmes? C'est offrir notre cœur, qui est comme notre premier-né. Dieu veut l'avoir; il en est jaloux, et il le mérite bien : serons-nous assez injustes pour le lui refuser? Nous lui avons dit cent fois que nous lui donnions ce cœur; mais par le péché nous le lui avons ravi : et pourquoi? pour une passion qui nous dominait. Faisons-lui le sacrifice de cette passion, et il nous comblera de ses grâces.

Vous me direz : Mais cette passion est criminelle; comment donc l'offrir à Dieu? Voici le miracle de la grâce : c'est que ce qui nous rend criminels sert à nous sanctifier par le sacrifice que nous en faisons. Ainsi, il faut, ou que nous soyons saints pour nous offrir à Dieu, ou qu'en nous offrant à Dieu nous devenions saints; car nous le devenons en effet, puisque s'offrir à Dieu sincèrement et de bonne foi, c'est se sanctifier. Il n'en est pas ainsi à l'égard des grands : on peut se donnera eux, et n'en être pas meilleur : à quel autre maître dois-je donc plutôt me consacrer qu'à Dieu?

Deuxième partie. Domaine universel que nous devons reconnaître, comme Jésus-Christ, par une entière oblation de nous-mêmes : car le mérite de la religion, dit saint Ambroise, est de faire à Dieu l'oblation de soi-même dans une étendue proportionnée à celle du domaine de Dieu. Jésus-Christ s'offre à son Père sans réserve, et jusqu'à s'engager même à lui sacrifier tout son sang et sa vie. Et si nous voulons user de réserve avec Dieu, c'est que nous ne connaissons point encore assez bien le domaine de Dieu d'une part, et de l'autre la tyrannie du monde : le domaine de Dieu, de qui tout dépend; la tyrannie du monde, qui prétend qu'on lui sacrifie tout, et pour qui en effet nous n'épargnons rien.

Avons-nous jamais bien pénétré le sens de ces paroles que Dieu dit à Moïse, et sur quoi est fondée la cérémonie de ce jour : Mea sunt omnia ; Tout est à moi? Tout est à Dieu, parce qu'il est l'auteur de tout, parce qu'il est le conservateur de tout, parce qu'il dispose de tout : de là apprenons comment nous devons être à Dieu; et toutefois comment y sommes-nous? nous occupons-nous de lui? agissons-nous pour lui? nous soumettons-nous à lui et à ses ordres?

Vouloir retenir quelque chose et le refuser à Dieu, c'est n'avoir plus pour Dieu cet amour de préférence qui le met à la tète de tout; et ne le pas aimer de cet amour de préférence, c'est se rendre indigne de sa grâce : voilà ce qui arrête tant de conversions. Un pécheur voudrait se donner à Dieu; mais ce qui le retient, et ce qui fait évanouir tous ses projets, ce n'est souvent qu'un seul point. Disons à Dieu comme David : Lœtus obtuli universa ; C'est avec joie, Seigneur, que je vous offrirai toutes choses : pourquoi?  Tu dominaris omnium ; C'est que toutes choses vous appartiennent.

Troisième partie. Domaine éternel que nous devons reconnaître, comme Jésus-Christ, par une prompte oblation de nous-mêmes. En conséquence de cette éternité de domaine, il n'y a pas un moment où nous ne devions être à Dieu, puisqu'il n'y a pas un moment où nous ne dépendions de Dieu. D'où saint Thomas conclut que l'homme, dès le premier instant qu'il connaît Dieu, est obligé de l'aimer et de s'élever vers lui; et c'est en ce sens que saint Augustin disait à Dieu : Beauté si ancienne, je

 

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vous ai aimée trop tard. C'est encore par cette règle que les prophètes ne demandaient pas moins à l'homme qu'une éternité de culte et d'adoration, c'est-à-dire un culte de toute la vie.

Jésus-Christ nous donne là-dessus un grand exemple. Dès sa plus tendre enfance il se présente à son Père; mais nous, nous voulons être à Dieu; quand? toujours pour l'avenir, et jamais pour l'heure présente. Est-ce là honorer Dieu, ou n'est-ce pas l'outrager? Mais que fera-t-il? il nous méprisera à son tour, et il nous privera de sa grâce; en sorte que nous ne reviendrons jamais à lui. Cela néanmoins ne doit pas désespérer ceux qui jusqu'à présent ont passé de longues années sans se donner à Dieu ; car il y en a eu, après tout, qui, malgré d'aussi longs retardements, ont été appelés et reçus de Dieu ; mais aussi, comme il y en a plusieurs à qui Dieu n'a pas fait la même miséricorde, c'est ce qui doit instruire et saisir de frayeur ceux qui, dans un âge moins avancé, sont en état de consacrer à Dieu les prémices de leurs années. Ne différons donc pas; mais offrons-nous, comme Jésus-Christ, de bonne heure, et par Marie.

 

Compliment au roi.

 

Postquam impleti sunt dies purgationis ejus secundum legem Moysi, tulerunt illum in Jerusalem, ut sisterent eum Domino.

 

Le temps de la purification de Marie étant accompli selon la loi de Moïse, ils portèrent l'enfant à Jérusalem, pour le présenter au Seigneur. (Saint Luc, chap. II, 22.)

 

Sire ,

 

C'était une figure que ce qui se pratiquait parmi les Juifs dans la cérémonie de ce jour, où ils présentaient à Dieu le premier-né de chaque famille ; et c'est dans la personne de Jésus-Christ, présenté par Marie au Père éternel , que cette figure a trouvé son entier accomplissement , puisque ce divin Sauveur, selon l'expression de saint Paul, est par excellence le premier-né de toutes les créatures. Mais en ceci, Chrétiens, il est arrivé quelque chose de bien singulier , et de bien remarquable pour votre instruction. Car, au lieu que les autres figures, s'accomplissant en Jésus-Christ, ont cessé pour nous , celle-ci non-seulement a subsisté, mais a reçu comme un nouvel accroissement d'obligation qu'elle n'avait pas du temps de Moïse ; c'est-à-dire que Dieu veut que dans la loi de grâce, aussi bien et même encore plus que dans la loi écrite, nous nous présentions à lui pour lui être consacrés; et voilà ce que l'Eglise a prétendu nous déclarer en nous mettant des cierges dans les mains, comme les symboles du sacrifice que nous devons faire de nos personnes au souverain Auteur de notre être. Car, si nous l'avons bien compris, telle est la pensée qu'a dû nous inspirer ce mystère. Nous avons reconnu que nos vies, comme cette cire sanctifiée par la bénédiction des prêtres, devaient être employées au service du Dieu que nous adorons, et consumées pour sa gloire. Nous avons hautement protesté que nous appartenions à Dieu, et que nous ne voulions plus être désormais qu'à Dieu : ou si ce n'est pas ainsi que vous l'avez conçu, il est du devoir de mon ministère de vous le faire comprendre , et de vous instruire à fond d'un point aussi important que celui-là. Vierge sainte , c'est vous qui, dans la présentation de votre fils, nous mettez devant les yeux le grand modèle que nous devons imiter : obtenez-nous encore les grâces nécessaires pour apprendre à profiter de son exemple , et daignez écouter la prière que nous vous faisons en vous saluant : Ave, Maria.

 

Peut-être, Chrétiens,  n'avez-vous jamais fait toute la réflexion qu'il faut au mystère que célèbre aujourd'hui l'Eglise ; et peut-être , ne vous attachant qu'à l'extérieur de cette cérémonie, ne vous êtes-vous jamais appliques à en pénétrer le fond. C'est donc à moi de vous en donner toute l'intelligence nécessaire, et voici sans doute un des sujets les plus importants que j'aie jusqu'à présent traités dans cette chaire, et que j'y puisse traiter : car il s'agit d'étudier le christianisme dans ses premiers éléments ,  selon le  langage de l'Apôtre ; il s'agit d'étudier Jésus-Christ même, et de l'imiter dans une des plus grandes et des plus saintes actions de sa vie, qui est sa présentation. Nous avons paru comme lui dans le temple du Seigneur, et cette fête, qui était la fête des Juifs, est encore plus la nôtre ; mais il est question de voir comment nous la solennisons, et si nous en avons bien pris l'esprit : de là dépend votre édification et la mienne, et sans cela je ne satisferais qu'imparfaitement à ce que demande ici de moi mon ministère. Comprenez, s'il vous plaît, le dessein de ce discours. Jésus-Christ dans le temple se présente à Dieu: pourquoi ? pour reconnaître et pour honorer le domaine de Dieu ; car voilà ce qui nous est expressément marqué clans ces paroles de mon texte : Ut sisterent eum Domino ; pour l'offrir au Seigneur, c'est-à-dire au souverain maître de toutes choses. Or c'est ainsi, mes chers auditeurs, que nous avons dû ou que nous devons nous offrir nous-mêmes ; et pour vous expliquer en trois mots toute ma pensée, je trouve que ce suprême domaine de Dieu a trois qualités principales et trois caractères qui le distinguent : c'est un domaine essentiel, c'est un domaine universel, et c'est un domaine éternel. Domaine essentiel, fondé sur la nature

 

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même de Dieu ; domaine universel, qui, sans exception et sans bornes, s'étend à tout ; enfin, domaine éternel , qui n'eut jamais de commencement, et qui ne doit jamais avoir de fin. Sur cela je reprends, et je dis : domaine essentiel que nous devons reconnaître, comme Jésus-Christ, par une sincère oblation de nous-mêmes : ce sera la première partie; domaine universel que nous devons reconnaître, comme Jésus-Christ, par une entière oblation de nous-mêmes : ce sera la seconde partie ; domaine éternel que nous devons reconnaître, comme Jésus-Christ, par une prompte oblation de nous-mêmes : ce sera la conclusion. Trois points de morale d'une conséquence infinie, et que je vais développer.

 

PREMIÈRE  PARTIE.

 

Il n'y a qu'un Seigneur, dit saint Paul : Unus Dominus (1) ; et Dieu seul a droit de prendre absolument cette qualité à l'égard de l'homme. Quand on dit, en parlant des grands de la terre, que les hommes qu'ils ont élevés et dont ils ont fait la fortune sont leurs créatures, c'est une flatterie que l'usage a introduite , mais que la religion, bien loin de l'approuver, contredira toujours. En effet, les grands peuvent bien avoir des serviteurs, ils peuvent bien avoir des sujets, ils peuvent bien même avoir des esclaves : mais il ne convient qu'à Dieu d'avoir des créatures qui, dans le fond de leur être, soient à lui et dépendent de lui ; et c'est en quoi je fais consister l'essence de ce souverain domaine qu'il a sur nous. Or, de là, Chrétiens, il s'ensuit d'abord que de tous les tributs que nous devons à Dieu, celui par où nous distinguons Dieu comme Dieu , et l'unique même par où Dieu prétend être reconnu de nous pour ce qu'il est, c'est cette oblation de nous-mêmes dont j'ai entrepris de vous instruire ici. Car de tout le reste, dit excellemment saint Augustin, nous en pouvons être redevables aux hommes; nous pontons leur devoir nos assiduités et nos soins; nous pouvons leur devoir nos biens, et quelquefois leur devoir nos vies : mais jamais nous ne pouvons nous devoir nous-mêmes à eux. Ce fond de nous-mêmes est quelque chose que Dieu s'est réservé singulièrement, et dont il exige que nous lui fassions honneur. Telle est, reprend saint Augustin , la nature de l'homme : et voilà, mes chers auditeurs, le grand mystère que Jésus-Christ, cet homme par excellence, cet homme prédestiné pour être l'exemplaire

 

1 Ephes., IV, 1.

 

et le modèle de tous les autres hommes, cet homme choisi et envoyé au monde pour y faire connaître la supériorité infinie du domaine de Dieu ; voilà, dis-je, le grand mystère qu'il nous découvre dans la solennité de ce jour.

Il sait que le domaine de Dieu son Père a été violé : il s'est chargé d'en réparer la gloire, et il entreprend de la rétablir parmi les hommes. Mais comment? sera-ce par le sacrifice des animaux et par le sang des victimes? sera-ce par l'encens qu'il fera brûler sur les autels du Seigneur,ou en lui présentant des fruits de la terre ? Non, mes chers auditeurs ; ce ne serait point là s'offrir lui-même, et toute autre victime que .lui-même ne pourrait dignement honorer ce suprême domaine , dont il veut rehausser l'éclat, et auquel il vient rendre l'hommage qui lui est dû. C'est dans cet esprit qu'il paraît aujourd'hui devant la majesté divine, pour lui rendre un culte qu'il pouvait seul lui rendre. Car, ne confondons point cet enfant et ce premier-né avec les autres aînés d'Israël. Sous le voile de cette humanité dont il est revêtu , ce n'est pas seulement un homme qu'il offre à Dieu en «'offrant lui-même, mais un Dieu, puisque en effet il est Dieu lui-même, et que tout Dieu qu'il est, il se soumet; que, tout Dieu qu'il est, il s'anéantit; que, tout Dieu qu'il est, et même parce qu'il est Dieu, il se présente, afin que le mérite de sa personne relève le mérite et le prix de son sacrifice.

Arrêtons-nous là, Chrétiens ; il n'en faut pas davantage pour notre instruction. Voilà le précis de cette oblation essentielle à quoi se réduit non-seulement le principal devoir de l'homme, mais, pour parler avec le Sage, tout l'homme : Hoc est enim omnis homo (1). Voilà l'importante leçon que nous fait le Sauveur du monde, et l'exemple qu'il nous propose pour nous servir de modèle. Nous n'avons rien qui soit plus à nous, ni tout ensemble qui soit plus à Dieu, que nous-mêmes : c'est donc de nous-mêmes que nous devons tirer ce tribut qu'il exige de nous, et qui lui est incontestablement et nécessairement affecté comme au premier maître. Pour mieux entendre ma pensée, prenez garde à deux propositions que j'avance, et dont l'apparente contradiction va mettre dans tout son jour ce point fondamental que je traite. En qualité de créatures, nous appartenons essentiellement à Dieu : c'est Je premier principe que je pose ; principe que

 

1 Eccles., XII, 13.

 

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toute la théologie reconnaît, et que la nature même et la raison nous enseignent. Car à qui l'ouvrage peut-il plus justement appartenir qu'à l'ouvrier qui l'a formé? Je dis néanmoins d'ailleurs, et c'est une vérité qui nous est marquée en mille endroits de l'Ecriture, qu'il dépend de nous ou d'appartenir à Dieu, ou de ne lui pas appartenir : et qu'il y a certains temps et certains états où en effet nous ne lui appartenons plus. Ainsi Dieu le déclarait-il lui-même aux Israélites par le prophète Osée, quand il leur disait : Je ne suis plus votre Dieu, et vous n'êtes plus mon peuple. Et quoique l'Apôtre, en conséquence du bienfait de la rédemption, nous ait dit : Vous n'êtes plus à vous, l'expérience toutefois nous apprend qu'il faut bien que nous soyons encore à nous, puisque nous disposons tous les jours de nous-mêmes, non-seulement au préjudice de Dieu, mais de nous-mêmes, jusqu'à nous perdre et à nous damner. Comment accorder cela? un peu d'attention, Chrétiens, et vous l'allez voir; c'est tout le secret de l'alliance du domaine de Dieu avec la liberté de l'homme.

Il est vrai, nous pouvons ne pas appartenir à Dieu par le choix injuste et criminel de notre volonté, quoiqu'au même temps nous lui appartenions , sans le vouloir, par la nécessité inséparable de notre être; et il est vrai que nous sommes encore à nous-mêmes par l'exercice de ce franc arbitre dont Dieu nous a laissé la disposition, quoique nous n'y soyons plus par cet engagement de justice qui nous assujettit à lui en vertu de notre création. Or voilà, mes Frères, dit saint Chrysostome, sur quoi est fondé ce précepte naturel et divin qui nous oblige à nous consacrer et à nous dévouer à Dieu. Car, si nous appartenions tellement à Dieu que nous n'eussions plus aucun domaine sur nous-mêmes, nous serions incapables de faire cette excellente oblation de nous-mêmes,en quoi consiste le principal mérite de notre religion ; et si nous étions tellement à nous-mêmes que Dieu n'eût plus aucun domaine sur nous, Dieu ne pourrait plus exiger de nous que nous nous donnassions à lui. Mais étant nécessairement à lui d'une façon, et pouvant n'y être pas de l'autre, en conséquence de l'un Dieu est en droit de prétendre l'autre, et parce que nous sommes à lui par nécessité, il nous fait ce commandement si légitime d'être encore à lui par élection et par volonté. Peut-on rien concevoir de plus juste?

Quelle était donc l'intention de Dieu dans cette loi de la présentation des enfants, et quel est encore sur nous le dessein de sa providence dans le mystère que célèbre aujourd'hui l'Eglise? le voici, Chrétiens. Il veut que, par une oblation libre et volontaire de nos personnes, nous lui cédions ce domaine que nous avons sur nous-mêmes : domaine, remarquez ceci, je vous prie, domaine qui ne nous peut être avantageux que par la cession que nous lui en faisons ; et domaine pour nous le plus préjudiciable et le plus funeste, si nous nous le réservons. Dieu, dis-je, veut que nous lui cédions ce domaine, pour en rehausser, et, s'il m'est permis de parler ainsi, pour en accroître le sien ; afin qu'il soit vrai que nous lui appartenons dans toutes les manières dont nous pouvons lui appartenir. Jusque-là (pardonnez-moi, mon Dieu, si je me sers de cette expression), jusque-là il n'est notre Dieu qu'à demi : et pourquoi ne parlerais-je pas de la sorte, puisque, selon le texte sacré, sans cela on dirait même qu'il ne l'est point du tout? Vos non populus meus : et ego non ero vester (1). Mais par là il le devient pleinement, et son domaine reçoit comme sa dernière perfection. En un mot, Chrétiens, Dieu veut nous avoir, mais il ne veut point de nous malgré nous : et c'est là, dit. saint Augustin, ce qui fait sa gloire et la nôtre : sa gloire, parce qu'il n'y a rien pour lui de plus honorable que d'avoir des créatures qui veuillent bien être à lui, qui aiment à dépendre de lui, qui se fassent une béatitude de s'attacher à lui ; et la nôtre, parce qu'à proportion que nous sommes à Dieu, nous nous élevons au-dessus de notre bassesse naturelle. D'où vient que les grands, les souverains, les rois de la terre, sont ceux qui par leur état ont une dépendance plus prochaine de Dieu ; en sorte que cette dépendance fait leur véritable grandeur , et que l'obligation spéciale qu'ils ont d'être soumis à Dieu plus que le commun des hommes, est justement ce qui les relève au-dessus de tous les hommes?

Mais revenons. Il est donc question d'obéir à ce premier précepte de la loi de grâce, en nous offrant nous-mêmes à Dieu : et qu'est-ce que nous-mêmes? qu'entendons-nous par nous offrir nous-mêmes ? Ah ! Chrétiens, voilà le mystère que nous n'avons peut-être jamais bien compris, et où nous nous sommes laissé si souvent tromper par notre amour-propre. Il n'est rien de plus aisé que de dire à Dieu : Je m'offre à vous, je me consacre à vous, je veux être a vous; mais il faut enfin s'expliquer, et développer en la présence de Dieu ce mystère

 

1 Osée , I, 9.

 

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de nous-mêmes. Or, nous avons une règle infaillible pour le connaître : car il y a dans nous un premier-né, qui est notre cœur, à quoi tout le reste se réduit ; et c'est ce premier-né qui doit être présenté par l'homme chrétien dans la loi évangélique, comme les premiers-nés d'Israël l'étaient dans la loi de Moïse. Ce cœur a ses passions, ses attachements , ses intérêts , ses plaisirs, ses cupidités, et tout cela c'est ce qui s'appelle nous-mêmes : mais nous sommes sûrs de tout cela et de nous-mêmes , quand ce cœur est une fois à Dieu. Il est vrai que ce cœur est un abîme impénétrable ; mais enfin, tout impénétrable qu'il peut être, nous savons bien à qui il est, et à qui nous l'avons donné ; si c'est Dieu qui en est le maître, ou la créature. Car c'est un oracle de la vérité éternelle, qu'il ne peut être à l'un et à l'autre tout à la fois ; et l'erreur du monde la plus pernicieuse est de croire que nous pouvons partager ce cœur entre la créature et Dieu, entre nos passions et Dieu, puisque à peine le pouvons-nous partager entre deux passions et. deux objets créés. Disons à Dieu que nous ne voulons pas être à lui, et que nous avons disposé de ce cœur en faveur d'un autre ; c'est un outrage que nous lui ferons : mais au moins y aura-t-il dans cet outrage une espèce de bonne foi ; et peut-être la honte que nous aurons de lui faire cette confession nous rappellera-t-elle à nous. Mais de dire à Dieu que nous sommes à lui, pendant qu'un autre objet nous possède et qu'il occupe notre cœur, c'est ajouter crime sur crime, et mentir au Saint-Esprit. Ce cœur, qui est la plus délicate portion de nous-mêmes, et, connue parle saint Augustin , l'abrégé et le centre de nous-mêmes, voilà ce que Dieu s'est réservé dans nous. Sans cela, nous- aurions beau lui offrir nos biens : il n'a que faire de nos biens, dit le Prophète royal ; et s'il se tient honoré de l'offre que nous lui en faisons, ce n'est que par le rapport qu'ils ont à notre MBtir : mais si, en lui donnant ces biens, nous retenons ce cœur, notre sacrifice est le sacrifice de Caïn. Sans cela nous avons beau lui protester que nos vies, que nos fortunes sont entre ses mains ; il faut bien que nous parlions ainsi : mais toutes ces protestations sont des paroles dont il appellera toujours à notre cœur, et contre lesquelles ce cœur réclamera toujours , tant qu'il se sentira dominé par la créature.

Dieu veut donc notre cœur, Chrétiens, et il le veut de telle sorte qu'il en est jaloux ; et cette jalousie est si peu indigne de lui, qu'il s'en fait même honneur dans l'Ecriture, puisqu'une des qualités dont il se glorifie davantage est celle d'un Dieu jaloux : Dominus zelotes nomen ejus (1). Il n'est point jaloux de nos grandeurs, il n'est point jaloux de nos prospérités : outre que nos prospérités et nos grandeurs sont trop peu de chose pour exciter sa jalousie, il n'a garde de nous les envier, lui qui en est l'auteur. Il veut bien que nous soyons riches, que nous soyons grands, que nous soyons puissants dans le monde, pourvu que notre cœur soit à lui. C'est pour cela qu'il a fait des prodiges d'amour, qu'il a tout entrepris , qu'il a tout souffert ; et saint Ambroise , surpris avec raison qu'il ait voulu tout souffrir de la sorte et tout faire, ne croit point manquer au respect qui lui est dû, en s'écriant : O Deum, si fas est dicere, prodigum tui prœ desiderio hominis! 0 Dieu , si je l'ose dire, prodigue de vous-même et de votre divinité par un désir excessif du cœur de l'homme !

Après cela, serons-nous encore assez injustes pour lui refuser un cœur qui lui appartient partant de titres, ou plutôt serons-nous encore assez infidèles pour lui ôter la possession d'un cœur que nous lui avons offert tant de fois ? Car enfin, chrétiens auditeurs, cent fois nous l'avons dit ; et le langage le plus ordinaire que nous avons tenu à Dieu , lorsque nous étions au pied de ses autels, c'était que nous lui donnions notre cœur : et si nous ne voulons prononcer ce jugement contre nous-mêmes , que nous parlions alors en hypocrites et même en impies, nous sommes obligés de convenir que, de notre propre consentement, ce cœur n'est plus à nous. Et voilà, dit saint Grégoire, pape, ce qui fait la malice du péché ; mais surtout de ce péché par où notre cœur s'attache et se livre à une créature mortelle. Car c'est attenter sur le domaine de Dieu, ou, pour mieux dire, c'est ruiner dans nous ce domaine volontaire que Dieu s'était acquis sur nous : c'est révoquer la donation que nous lui avons faite de nous-mêmes, et, par une usurpation sacrilège, lui arracher ce cœur qui s'était consacré à lui : c'est commettre dans l'holocauste un larcin, ce qu'il a toujours eu en horreur, comme il le témoigne si expressément par son prophète : c'est nous dérober nous-mêmes à lui, après nous être présentés, et piquer sa jalousie, non plus en adorant, à l'exemple des Israélites, et en lui suscitant pour rivaux des dieux de bois et de pierre, mais des idoles de chair : Et in sculptilibus suis suis ad œmulationem eum

 

1 Exod., XXXIV, 14.

 

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provocaverunt  (1). Profanes idoles, objets corrupteurs et indignes de nous, qui nous perdent, qui nous damnent, et dont nous nous faisons néanmoins de prétendues divinités, ou qui nous réduisent à n'avoir plus et à ne plus reconnaître de divinité ! Ah ! mon Dieu, est-il possible que mon iniquité soit allée jusque-là? Et moi qui ne voudrais pas qu'on entreprît sur le moindre de mes droits ; moi qui ne pourrais souffrir qu'on violât à mon égard certains devoirs; moi, Seigneur, qui crois pouvoir exiger de vous, parce que vous êtes mon Dieu, que vous étendiez sur moi les soins de votre providence, comment vous ai-je rendu jusques à présent si peu de justice, et comment ai-je pu vivre ainsi dans un désordre continuel, par rapport avons et à la plus essentielle de mes obligations? Mais enfin jusqu'à quand ce désordre durera-t-il? jusqu'à quand cette passion régnera-t-elle dans mon cœur? en serai-je toujours esclave, et ne romprai-je jamais mes liens, pour vous offrir ce beau sacrifice de louange dont a parlé votre Prophète, et qui consiste à m'immoler moi-même, et à vous honorer par là, selon la parole du Saint-Esprit, de ma propre substance? Si nous le faisons, Chrétiens, ce sacrifice, non-seulement nous nous acquitterons de ce que nous devons au souverain domaine de Dieu, mais nous engagerons Dieu à nous combler de ses grâces; il nous accordera les secours les plus puissants pour seconder une si généreuse entreprise ; et pour nous soutenir dans l'exécution, il nous affermira le bras pour porter le coup avec plus d'assurance, et pour lui sacrifier cette victime qu'il nous demande ; il versera sur nous ses plus abondantes bénédictions, et même ses plus douces consolations ; et nous serons surpris de trouver tout aisé, là où tout devait, ce semble, nous coûter si cher.

Mais vous me direz : Ce qu'il y a dans mon cœur de plus précieux pour moi, ce qu'il y a de plus intime, est souvent ce qui me rend plus criminel, car c'est un engagement tendre, un amour illégitime et corrompu : or ce qui me rend criminel, et ce qui est criminel en soi, comment peut-il être offert à Dieu, et comment peut-il entrer dans ce sacrifice de moi-même par où je dois honorer Dieu? Appliquez-vous, Chrétiens, à ma pensée ; je vais, dans une espèce de paradoxe, vous découvrir une des plus grandes et des plus consolantes vérités du christianisme. En effet, voilà le miracle de la grâce, que ce qui nous rendait criminels serve à nous sanctifier par le sacrifice

 

1 Psalm., LXXVII, 58.

 

que nous en faisons à Dieu ; et que ce qu'il y avait dans nous de plus abominable aux yeux de Dieu, par un changement merveilleux, soit ce que nous avons à lui présenter de plus digne de lui ; c'est-à-dire que notre Dieu veuille bien se tenir honoré de notre péché même, et que non-seulement il ne refuse pas de recevoir ce péché en holocauste, mais que de tous les holocaustes qu'il attend de nous, il n'y en ait pas un qu'il estime davantage, et qui lui plaise plus que celui-là. Or, c'est de quoi nous ne pouvons douter, après la déclaration expresse que nous en fait saint Paul, en nous obligeant à faire servir nos propres désordres à la piété et à la justice. Et voilà, Chrétiens, le moyen de concilier deux choses infiniment utiles pour notre instruction et pour notre édification. Plaise au ciel que vous les goûtiez, et que vous en profitiez! Car la foi nous apprend, d'une part, que nous devons nous offrir à Dieu dans un état où nous lui puissions être agréables, c'est-à-dire dans un état de sainteté conforme à ce que nous sommes et à ce qu'il est : et cependant la même foi nous enseigne d'ailleurs que Dieu, tout juste et tout saint qu'il est, ne dédaigne pas les pécheurs. Nous savons que comme Jésus-Christ présente aujourd'hui dans sa personne une victime pure, innocente, exempte de tache, il faut que nous paraissions, autant qu'il est possible, devant Dieu dans les mêmes dispositions ; que nous avons un corps, et qu'il faut que nous lui présentions ce corps comme une hostie vivante, sainte, capable de lui plaire: Ut exhibeatis corpora vestra hostiam viventem, sanctam, Deo placentem (1); qu'il nous a donné une âme, et qu'il faut que cette âme soit sanctifiée par la charité et par toutes les vertus chrétiennes, pour mériter de lui être offerte; en un mot, qu'il faut, parce qu'il est saint, que nous le soyons aussi : Sancti estote, quia esto sanctus sum (1). Voilà ce que nous savons; mais nous savons en même temps que les publicains n'ont pas laissé d’entrer dans le temple de ce Dieu de sainteté, pour se présenter à lui, et que n'ayant rien qui fût digne de lui, ils ont cru devoir au moins lui offrir leur indignité. Quoi donc ! veux-je par là vous engager à offrir à Dieu des corps impurs, des esprits superbes et orgueilleux, des âmes attachées à la terre, des cœurs infectés delà contagion du péché! A Dieu ne plaise, mes chers auditeurs, que je sois dans ce sentiment, et que je ne l'aie pas en horreur ! Mais pour n'être pas encore saints et irrépréhensibles devant Dieu, ne pourrez-vous

 

1 Rom., XII, 1.— 2 Levit., XI, 44.

 

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plus aussi jamais vous présenter à Dieu? En parlant de la sorte, je vous réduirais à un funeste désespoir, et peut-être donnerais-je à l'impiété tout l'avantage qu'elle désire. Non, non, Chrétiens, je ne dis ni l'un ni l'autre: mais réunissant ces deux vérités, je dis, pour détruire tous les prétextes qui pourraient vous éloigner de Dieu, qu'il faut, ou que vous soyez saints pour vous offrir à Dieu, ou qu'en vous offrant à Dieu vous commenciez à être saints. Je dis qu'il faut que vous trouviez dans vous-mêmes cette victime innocente que demande l'Apôtre ; ou, si vous ne l'y trouvez pas, que vous l'y formiez : et comment? par l'oblation même de vos personnes; car, quelque corrompus que vous puissiez être par le péché, je prétends que cette oblation seule, de la manière que je l'entends, vous sanctifiera; et que comme notre divin Sauveur, en se présentant à son Père, a sanctifié par cette seule action tous les justes qui sont et qui seront jamais : Una oblatione consummavit in sempiternum sanctificatos (1) ainsi, vous qui m'écoutez, par cette oblation particulière que vous ferez de vous-mêmes, pourvu qu'elle soit sincère, de pécheurs, de mondains, d'indignes de Dieu que vous êtes, vous deviendrez saints, parfaits, dignes de Dieu : pourquoi? parce que, selon les principes de la théologie et des Pères, s'offrir à Dieu sincèrement et de bonne foi, c'est se sanctifier : Sanctum Domino vocabitur (2). Car s'offrir à Dieu sincèrement et de bonne foi, c'est sincèrement et de bonne foi vouloir être à Dieu : or vouloir être ainsi à Dieu, c'est renoncer de bonne foi et sincèrement à tout ce qui nous éloigne de Dieu; et voilà la détestation du péché et la conversion du cœur. Vouloir être à Dieu, et le vouloir bien, c'est vouloir détruire dans nous tout ce qui nous a séparés de Dieu, et qui pourrait encore nous en séparer; et voilà l'expiation du péché et la satisfaction de la pénitence. Vouloir être à Dieu , c'est vouloir être ami de Dieu, lui obéir, le servir; et voilà l'exercice des vertus chrétiennes, et la pratique de toutes les bonnes œuvres : Sanctum Domino vocabitur. Une oblation de nous-mêmes, véritable, solide, efficace, comprend tout cela, sinon dans l'exécution actuelle, au moins dans le désir, dans le sentiment, dans la résolution; et que faut-il davantage pour nous réconcilier avec Dieu, et pour nous remettre dans sa grâce? Sanctum Domino vocabitur.

Grande et essentielle   différence que vous devez ici remarquer entre  les devoirs de la

 

1 Hebr., X, 14. —2 Luc, II, 23.

 

religion que nous rendons à Dieu, et les offres même sincères de service que nous faisons aux hommes : car, quand je me donne, par exemple, quand je m'offre à un grand de la terre, je ne deviens pas pour cela digne de lui; je puis être à lui, et retenir toute mon indignité, parce que je puis être à lui et n'en être pas meilleur : il ne dépend pas de moi de lui plaire, et il peut arriver que l'empressement même et l'ardeur que je témoignerai pour lui plaire fera que je lui déplairai. Mais il en va tout au contraire à l'égard de Dieu : si je veux être à lui, je suis à lui ; si je veux lui plaire, je lui plais ; si je veux mériter son amour, je commence à le mériter; et si je veux devenir saint, dès là je commence à le devenir : Sanctum Domino vocabitur. A quel autre maître dois-je donc plutôt me consacrer? et dans la consécration que je ferai de moi-même à mon Dieu, quel regret plus vif dois-je ressentir que d'avoir quelque temps délibéré sur une obligation si indispensable? car, puisque vous êtes mon Dieu, Seigneur, puisque vous êtes le Dieu de mon cœur, il est bien juste que vous le possédiez ; et que ne puis-je vous le rendre tel que vous l'avez formé! Mais, tout corrompu qu'il est, vous l'agréerez quand je vous l'offrirai : de cette victime d'iniquité, vous ferez une victime de propitiation et de sanctification; vous la purifierez par le feu de votre amour; et, purifiée de la sorte, elle servira à votre gloire. Les maîtres du siècle, si j'allais me présenter à eux, après leur avoir été aussi infidèle qu'à vous, me rebuteraient, et refuseraient de m'entendre; mais, Seigneur, vous voulez bien encore vous tenir honoré de l'offrande que je viens vous faire, et c'est ce qui m'encourage à la faire. Domaine de Dieu, domaine essentiel que nous devons reconnaître, comme Jésus-Christ , par une oblation sincère de nous-mêmes ; et domaine universel que nous devons reconnaître, comme Jésus-Christ, par une entière oblation de nous-mêmes : c'est la seconde partie.

 

DEUXIÈME PARTIE.

 

C'est une réflexion bien judicieuse que fait saint Ambroise, lorsque, parlant de la vertu de religion, qui est le lien de la dépendance et de la subordination parfaite qu'il doit y avoir entre Dieu et l'homme, il dit que le devoir et le mérite de cette vertu ne consistent pas à s'offrir simplement à Dieu : et la raison qu'il en apporte est convaincante ; car il n'y a point d'homme, ajoute-1-il, pour lâche ou pour

 

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pécheur qu'il puisse être, qui, dans le relâchement môme ou dans le désordre de sa conduite, ne voulût être à Dieu à certaines conditions, ne fût près de se donner à lui jusqu'à un certain point d'engagement, et ne lui fît sans peine le sacrifice de sa personne avec certaines réserves. Le mérite donc de la religion, conclut ce saint Docteur, est de faire à Dieu l'oblation de soi-même, dans une étendue proportionnée à celle du domaine de Dieu. Or, pour bien reconnaître l'étendue du domaine de Dieu, la condition indispensable doit être de s'offrir à Dieu sans condition; le terme de notre engagement, de s'engager sans aucun terme, et la juste mesure de notre sacrifice, de se sacrifier sans mesure : pourquoi? je vous l'ai dit, Chrétiens : parce que Dieu étant absolument ce qu'il est, et son domaine étant infini aussi bien que son être, tout ce qui est borné du côté de la créature ne peut plus avoir, en qualité d'hommage et de tribut, la proportion requise pour l'honorer. Il faut dans le cœur de l'homme, si j'ose m'ex-primer ainsi, quelque chose d'aussi vaste et d'aussi immense que ce domaine même qui est en Dieu, afin que Dieu puisse être content; c'est-à-dire, il faut que l'homme veuille être aussi universellement à Dieu que l'empire de Dieu s'étend universellement sur lui. Or, ce caractère d'universalité dans l'acte de religion dont nous parlons, c'est ce qui en fait le difficile et l'héroïque; et voilà néanmoins la seconde leçon que nous devons tirer de notre mystère.

Car, prenez garde, Chrétiens, Jésus-Christ ne se contente pas d'être présenté dans le temple : mais il se présente lui-même avec une connaissance distincte de tout ce qui lui arrivera en conséquence de cette présentation ; je veux dire avec une vue actuelle de tous les ordres rigoureux qui seront un jour exécutés sur sa chair innocente et sur sa divine personne : il s'offre à Dieu pour être la victime du genre humain ; il s'engage jusqu'à vouloir bien accomplir tout ce qui est prédit de lui ; jusqu'à vouloir bien renoncer aux droits les plus inaliénables de sa gloire, jusqu'à vouloir bien se dépouiller de sa liberté, en prenant la forme d'un esclave, jusqu'à vouloir être rassasié d'opprobres, être un homme de douleurs, être regardé comme un ver de terre, être anathème et malédiction, être couvert de la tache du péché, et traité comme pécheur ; en un mot, jusqu'à cette affreuse extrémité de mourir, et de mourir par les mains des hommes, et de mourir entre deux criminels, et de mourir sur la croix : Usque ad mortem, mortem autem crucis (1). Car sans cela, tout Sauveur et tout Dieu qu'il est, il ne s'acquitterait pas envers Dieu de ce qu'il lui doit; et si, de toutes ces épreuves, il en eût excepté une seule, Dieu n'aurait pas été pleinement satisfait de lui. Il fallait tout cela pour honorer Dieu selon toute l'étendue de son domaine.

Ah ! mes Frères, s'écrie saint Bernard, à considérer cette oblation telle qu'elle se fait dans le temple, et par rapport à l'heure présente ; à l'examiner seulement en elle-même, et sans égard à ses suites, elle paraît assez douce et bien facile. On porte Jésus-Christ à l'autel, on le consacre au Seigneur de toutes choses, on le met pour cela dans les mains du prêtre, on le rachète avec deux tourterelles, et aussitôt on le rapporte dans la maison de Joseph : Oblatio ista satis delicata videtur, ubi tantum sistitur Domino, redimitur avibus et illico reportatur. Mais n'en jugez pas par la simplicité de cette cérémonie : car le jour viendra où ce divin enfant sera offert, non plus dans le temple, mais au Calvaire ; non plus entre les bras de Siméon, mais entre les bras de la croix ; non plus par le ministère de Marie, mais par le ministère des bourreaux : Veniet quando non in templo offeretur, nec inter brachia Simeonis, sed extra civitatem inter brachia crucis. Ce qui se fait aujourd'hui n'est que le prélude de ce qui se fera alors ; ou plutôt, ce qui se fera alors ne sera que la consommation et l'accomplissement de ce qui se fait aujourd'hui. Car cet Homme-Dieu ne sera persécuté, ne sera moqué et insulté, ne sera meurtri de coups et déchiré de fouets, ne sera crucifié que parce qu'il l'aura voulu. Or, c'est aujourd'hui qu'il se déclare solennellement vouloir tout cela : et il se tient obligé de le vouloir, parce qu'il se présente à Dieu ; nous apprenant, par son exemple, qu'à proportion de ce que nous sommes, il nous en doit autant coûter pour nous mettre dans l'ordre de cette dépendance entière et parfaite où nous devons vivre à l'égard de Dieu ; et que, pour peu que nous prétendions composer avec Dieu, l'oblation que nous lui faisons de nous-mêmes n'est ni complète, ni recevable.

Voilà, mes Frères, dit saint Léon, ce qui nous justifie sensiblement l'excellence de cette loi divine que nous avons embrassée, et qu'une infidélité secrète qui nous aveugle ose quelquefois condamner d'excès. Quand on nous dit que la loi chrétienne porte l'assujettissement et le dévouement de la créature à Dieu

 

1 Philip., II, 8.

 

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jusqu'à la haine de soi-même, jusqu'au crucifiement de la chair, jusqu'à l'humiliation de l'esprit , jusqu'à la mort des plus vives et des plus dominantes passions, jusqu'au retranchement des simples désirs , jusqu'au pardon des injures, jusqu'à l'oubli de l'intérêt, jusqu'au sacrifice de l'homme et de tout l'homme ; et que, sans une disposition de cœur qui comprenne tout cela, il est inutile de nous offrir à Dieu , le dirai-je ? tout fidèles que nous sommes, nous ne pouvons goûter cette morale ; elle nous paraît outrée, et nous la traitons d'exagération. Mais d'où vient notre erreur sur ce point? de ne nous pas appliquer assez à bien connaître et le domaine de Dieu d'une part, et de l'autre la tyrannie du monde. Ne perdez pas ceci de vue, je vous prie: je dis, d'une part le domaine de Dieu ; car si j'avais une fois bien compris ce que c'est que Dieu, et par combien de titres je lui appartiens, quelque épreuve qu'il voulût faire de moi et de ma fidélité, ma raison n'aurait rien à répliquer. Ce nom seul d'un Dieu maître de l'univers, s'autorisant de ce suprême domaine pour porter ses lois, ne les fondant sur rien autre chose, sinon qu'il est le Seigneur : Ego Dominus (1) ; d'un Dieu à qui nous sommes redevables de tout, parce que nous avons tout reçu de lui ; d'un Dieu de qui nous avons une dépendance si universelle , que nous ne pouvons rien sans lui et que par lui : ce nom seul, je le répète, pris dans toute l'étendue de sa signification, répondrait à toutes les difficultés que la prudence humaine pourrait former au préjudice de ses droits. A quoi que ce soit qu'il lui plût de les étendre, je conclurais qu'ils vont bien au delà, et que tous les hommages que je lui rends ne sont encore que comme de faibles essais de ceux que je lui dois. Surtout je le conclurais de la sorte, en considérant, d'autre part, la tyrannie du monde; car je n'ai qu'à me souvenir comment le monde veut être servi, comment il veut qu'on soit à lui, pour apprendre ce que Dieu demande de moi, et ce que je ne puis sans injustice lui refuser. En effet, le monde est-il content qu'on ne se donne à lui qu'à demi ? Et que réservez-vous, que croyez-vous pouvoir réserver, quand il s'agit de marquer votre attachement à ces maîtres mortels dont la nécessité ou le devoir vous font dépendre? Voilà, Chrétiens, une conviction sensible, palpable, et à laquelle je ne vois pas que vous puissiez jamais répondre ; voilà le sujet de votre confusion : si vous n'y pensez pas,

 

1 Levit., XIX, 31.

 

il est bon de vous y faire penser. Vous le savez, jusqu'où le monde souvent fait aller ses prétentions à l'égard de ceux qu'il tient sous son empire. Délibérer et balancer quand il est question de son service, ne se pas livrer en aveugle à toutes ses volontés, se prescrire là-dessus certaines bornes , et ne pas vouloir passer plus avant, c'est assez pour le refroidir, assez pour le piquer contre vous, assez pour lui rendre votre fidélité suspecte, et pour vous attirer sa disgrâce. Vous vous êtes mille fois sacrifié pour lui ; vous avez eu pour lui toutes les déférences; vous lui avez rendu toutes les assiduités qui pouvaient lui faire voir votre zèle ; vous lui en avez donné mille preuves, et tous les jours vous lui en donnez encore de nouvelles : cela est vrai ; mais parce que dans une occasion vous n'avez pas fait paraître la même ardeur ; parce qu'il ne vous a pas trouvé également vif, également prompt, également déterminé à seconder tous ses désirs, il n'en faut pas davantage pour vous détruire dans son esprit, et pour répandre un nuage sur tous vos mérites passés. Dieu dit autrefois à Abraham, lorsque ce saint patriarche consentit à immoler Isaac, son fils unique et son bien-aimé : Quia fecisti hanc rem (1) ; Parce que vous m'avez obéi en telle rencontre, pour cette seule chose que vous avez faite , je vous bénirai, je vous comblerai de gloire, je vous donnerai une longue et heureuse postérité, je verserai sur vous mes grâces les plus abondantes. Mais s'il m'est permis de faire cette opposition, je puis bien dire , au contraire : Parce qu'il y a eu un point et tel point où le monde attendait de vous un plein dévouement de vous-même, et où vous vous êtes épargné, cela suffit; sans égard à tout ce qu'il a d'ailleurs reçu de vous, le monde vous méprisera, le monde vous oubliera, le monde vous frappera de ses anathèmes, et vous réprouvera : telle est la conduite du monde, telle en est la loi ; et ce qui m'étonne encore plus , c'est de vous voir si soumis à cette loi. Quels sacrifices ne fait-on pas aux hommes pour mériter leurs bonnes grâces, et pour s'insinuer clans leur faveur? le sacrifice de ses biens ; on s'épuise pour eux en frais et en dépenses excessives, rien ne coûte, pourvu qu'on parvienne à leur plaire , et l'on ne compte pour rien le désordre de ses affaires et la ruine entière de sa famille : le sacrifice de son repos; que de réflexions, que d'assiduités, que de veilles, que de courses, que de fatigues ! le sacrifice de sa

 

1 Genes., XXII, 10.

 

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santé ; on se consume de travaux, et encore plus de chagrins qui en sont inséparables : le sacrifice de sa vie ; on s'expose à tous les orages de la mer, à tous les périls des armes, et l'on devient prodigue de son propre sang : le sacrifice même de son' âme; on se rend complice des injustes entreprises d'un grand, ou compagnon de ses débauches. Dis-je rien dont vous ne soyez témoins, et dont nous ne devions gémir? Prenez garde, s'il vous plaît : je ne prétends point ralentir l'ardeur qu'on a, et que nous devons avoir pour ces maîtres que le ciel a placés sur nos tètes, et qu'il a revêtus de son autorité. Soyons dévoués à leurs personnes, dévoués à leurs intérêts; et hors l'intérêt de Dieu et celui de notre conscience, ne ménageons rien de tout le reste, et soyons-leur fidèles jusqu'à la mort : non-seulement j'y consens, mais c'est un devoir que je vous prêche, et à quoi je ne puis trop fortement vous porter. L'unique chose que je veux vous faire comprendre, et que je déplore, c'est votre injustice, lorsque vous usez de tant de réserve à l'égard du plus grand de tous les maîtres, et que vous faites gloire de vous immoler pour les autres.

Car voici le désordre, Chrétiens ; et pour peu que vous vous appliquiez à découvrir les sentiments de votre cœur, vous aurez bientôt reconnu que c'est le vôtre. On veut être à Dieu, mais toujours avec certaines exceptions. Qu'il demande tout ce qu'il lui plaira, tout lui est présenté, pourvu qu'il fasse grâce à cette passion, pourvu qu'il ne condamne pas cette inclination, pourvu que ce point d'honneur soit à couvert, pourvu qu'on ne soit pas obligé de renoncera ce jeu, pourvu qu'on puisse toujours entretenir cette société et se trouver à ces assemblées. Voilà le plan qu'on se forme d'une conduite chrétienne ; voilà le traité qu'on voudrait faire avec Dieu : et moi, je dis que ce plan est chimérique, et que ce traité ne peut subsister : pourquoi? parce que c'est vouloir vous partager entre Dieu et le monde, entre Dieu et vous-mêmes, et que Dieu ne peut souffrir de partage; parce que c'est vouloir limiter le domaine de Dieu, et que son domaine n'a point de limites.

En effet, Chrétiens, avez-vous jamais bien pénétré le sens de ces paroles que Dieu dit à Moïse et sur quoi est fondée la cérémonie de ce jour : Mea sunt omnia (1) : Toutes choses sont à moi? Paroles courtes, mais qui dans leur brièveté, comprennent les devoirs les plus

 

1 Exod., XIII, 2.

 

essentiels de l'homme envers Dieu, en nous donnant la plus juste idée du domaine de Dieu sur l'homme. Mea sunt omnia : Tout est à moi : c'est-à-dire, comme nous l'enseigne le disciple bien-aimé, que tout dans ce vaste univers a été fait par lui, et que rien de tout ce qui a été fait ne l'a été sans lui : par conséquent que l'homme, en particulier, n'a rien qu'il n'ait reçu de lui ; et, par une conséquence non moins nécessaire, que l'homme n'a rien qui ne doive remonter vers lui comme à sa source, et lui être rapporté. Mea sunt omnia :Tout est à moi : c'est-à-dire que comme il est l'auteur de tout, il en est le conservateur; en sorte, dit l'Apôtre, que nous n'agissons que par lui, et qu'il n'y a pas une pensée de notre esprit, pas un sentiment de notre cœur, pas une action qui ne dépende actuellement de lui : d'où il s'ensuit que toutes les pensées de notre esprit, que tous les sentiments de notre cœur, que toutes nos actions doivent être pour lui. Mea sunt omnia : Tout est à moi : c'est-à-dire, selon la parole du Saint-Esprit, qu'il peut disposer de tout à son gré, et suivant les absolus et sages conseils de sa providence, qu'il a,dans ses mains les biens et les maux, les richesses et la pauvreté, la fortune et l'adversité, la maladie et la santé ; qu'il les distribue comme il lui plaît, et partout où il lui plaît; que c'est lui qui blesse et lui qui guérit, lui qui dépouille et lui qui enrichit, lui qui abaisse et lui qui élève, lui qui afflige et lui qui console : car toutes les Ecritures sont pleines de ces expressions; et de là que faut-il conclure? que quelque disposition qu'il fasse de nous, qu'en quelque état qu'il nous place, nous n'avons donc ni ne pouvons avoir aucun droit de nous détacher de lui.

Ah! Chrétiens, quel fonds de morale! reprenons-le, et tâchons à nous instruire. Rien dans nous qui n'appartienne à Dieu ; et cependant que lui donnons-nous de tout ce que nous sommes? Dans ce partage que nous faisons de nous-mêmes, si Dieu n'est pas absolument oublié, du reste que ne réservons-nous pas pour notre vanité, pour notre ambition, pour notre plaisir, pour nos commodités et nos aises, pour notre intérêt et notre avare cupidité? Ce qu'il y a de plus déplorable et ce qui rend notre erreur plus dangereuse, c'est que nous nous conduisons en cela même par principes, mais principes qui nous trompent, ou parce que notre amour-propre nous les fait porter trop loin, ou parce qu'il nous les fait mal entendre. Car il faut être à Dieu, disons-nous,

 

223

 

mais y être d'une manière convenable à notre état; il faut être à Dieu, mais aussi, dans mon état, ne dois-je pas abandonner tout le soin de mon établissement selon le monde; il faut être à Dieu, mais aussi, dans mon état, ne dois-je pas me distinguer par des singularités, ni manquer à toutes les bienséances du monde; il faut être à Dieu , mais aussi, dans mon état, ne dois-je pas me priver de tout divertissement et de tout relâche; il faut être à Dieu, mais aussi, dans mon état, faut-il me maintenir; et si je ne pense pas à moi-même et à mes affaires temporelles, qui y pensera et qui y pourvoira? Spécieux raisonnements, qui, pris dans un sens chrétien, peuvent être vrais, et alors ne nous font rien dérober à Dieu de tout ce que nous lui devons ; mais qui, de la manière que nous les entendons, n'aboutissent qu'à nous faire entièrement quitter Dieu pour le monde, ou du moins qu'à nous justifier de l'indigne réserve que nous faisons de la meilleure part de nous-mêmes, pour la donner au monde. Allons plus avant : rien dans nous , non-seulement qui n'appartienne à Dieu, mais qui n'ait une dépendance actuelle de Dieu pour subsister, ni qui puisse agir sans Dieu. Mais voici l'injure la plus sensible que puisse recevoir de nous ce premier moteur qui concoure à toutes nos pensées, à tous nos sentiments, à toutes nos actions, par un secours continuel et toujours présent : c'est qu'à peine nous occupons-nous Quelques moments de lui, qu'à peine tournons-nous quelquefois notre cœur vers lui ; que de tant d'actions qui composent notre vie, à peine en peut-il compter quelques-unes qui soient pour lui. Je dis plus encore : comme Dieu est le souverain auteur de nos êtres , il est maître de nos destinées : car, selon le raisonnement de l'Apôtre, l'ouvrier ne peut-il pas faire tout ce qu'il veut de son ouvrage? le placer comme un vase d'honneur sur le buffet, ou l'employer aux plus vils ministères? le conserver ou le briser? et, quoi qu'il en fasse, n'est-ce pas toujours son ouvrage? C'est-à-dire, Dieu, qui nous a créés indépendamment de nous et sans nous, ne peut-il pas, sans nous et indépendamment de nous, décider de notre sort? et de quelque manière que sa providence en décide, soit pour nous faire briller dans l'éclat, ou pour nous laisser dans l'obscurité; soit pour nous combler des biens de la vie, ou pour nous en priver; soit pour nous rendre heureux selon le monde, ou pour nous refuser ce prétendu bonheur; riches ou pauvres , grands ou petits, sains ou malades, consolés ou affligés, ne sommes-nous pas toujours des créatures formées de sa main ? et la différence de nos conditions, qui ne change rien à ce caractère ineffaçable de créatures que nous portons, change-t-elle quelque chose à ce droit inviolable qu'il a sur nous, et à ce caractère de maître qui lui est propre? Si donc nous voulons être à Dieu comme nous le devons, si nous voulons rendre à son domaine l'hommage qui lui est dû, il faut que ce soit par une soumission sans bornes, et par un plein abandon de nous-mêmes à toutes ses volontés. Qu'il nous fasse monter aux plus hauts rangs, ou qu'il nous en fasse descendre ; qu'il nous appelle à des emplois éclatants, ou qu'il nous destine à ce qu'il y a de plus commun ou même de plus méprisable ; qu'il seconde nos desseins, ou que, par une conduite particulière de sa sagesse, nos desseins échouent; dans la paix ou dans la guerre, dans la gloire du triomphe ou dans l'humiliation de la défaite, dans l'autorité ou dans la sujétion, dans la faveur ou dans la disgrâce, dans le repos ou dans le travail, dans l'opulence ou dans la disette, partout il faut nous souvenir, comme le grand prêtre Héli, qu'il est le maître : Dominus est (1) ; que c'est à lui d'ordonner, sans nous rendre raison de ses ordres, et à nous d'obéir sans murmurer, sans nous plaindre ; que c'est attenter à ses droits, que de prétendre nous marquer nous-mêmes la route que nous devons prendre, et choisir l'état où il nous plaît de nous pousser; que. lui appartenant dans tous les états, il n'y en a point, quel qu'il soit, qui puisse nous dispenser de lui être sincèrement et totalement dévoués.

C'est là, dis-je, de quoi je dois me souvenir. Ainsi, tant que je voudrai mettre à ce devoir capital et général des exceptions, tant que je ne serai pas disposé à bénir Dieu, ou, comme le grand prêtre Héli, lorsqu'on m'annoncera de la part de Dieu les ordres les plus rigoureux ; ou, comme Marie, lorsqu'on me dira, au nom de Dieu, que j'aurai l'âme percée d'un glaive de douleur; ou, comme Jésus-Christ, lorsque par l'arrêt de Dieu je me verrai condamné à la croix, c'est-à-dire aux adversités et aux souffrances de la vie ; tant que j'entreprendrai de me conduire moi-même, et de m'ingérer où il me plaira, où mon ambition me portera, où mon intérêt m'engagera, où mon plaisir m'attirera , sans égard aux vues de Dieu, et sans examiner quels desseins il aura formés sur moi ; tant que je m'élèverai contre

 

1 Reg., III, 18.

 

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Dieu, dès qu'il ne condescendra pas à mes désirs, et qu'il permettra que je sois humilié, délaissé, persécuté, ruiné; tant que je dirai : Si j'étais en telle ou telle situation, je servirais Dieu, je me donnerais à Dieu, mais présentement je ne puis rien faire pour Dieu r enfin, tant que j'oserai compter avec Dieu, et que je ne lui ferai pas, sans restriction, comme un transport universel de tout ce que j'ai et de tout ce que je puis avoir, de tout ce que je suis et de tout ce que je puis devenir ; il ne se tiendra jamais suffisamment honoré de moi, ni jamais je n'aurai rien à attendre de lui. Car, pour aller jusqu'au principe, vouloir retenir quelque chose et le refuser à Dieu, c'est préférer à Dieu même ce que vous retenez, et ce que vous lui refusez : par conséquent ce n'est plus avoir pour Dieu cet amour de préférence qui le met à la tête de tout ; et ne le pas aimer de la sorte, c'est se rendre indigne de sa grâce, c'est mériter sa haine, et s'attirer ses plus rigoureux châtiments.

Et voilà, mes chers auditeurs (comprenez bien ceci, c'est une remarque bien vraie et bien importante) , voilà ce qui arrête tous les jours tant de conversions, ce qui fait évanouir tant de bons desseins, ce qui retient jusqu'à la mort tant de pécheurs dans un affreux éloignement de Dieu, et ce qui les damne. Je ne veux que vous-mêmes pour vous convaincre de ce que je vais vous dire, et votre seule expérience en sera la preuve la plus sensible. Combien de mondains se sentent quelquefois touchés de la grâce ? Pécheurs d'habitude , et plongés depuis de longues années dans tous les désordres, ils voient l'horreur de leur état : la raison qui les éclaire, la foi qu'ils n'ont pas encore perdue, la conscience qui les pique au fond de l'âme, tout leur fait connaître le dérèglement de leur conduite, la nécessité de revenir à Dieu, les conséquences de ce retour, le prix infini du salut ; ils voudraient y penser, que dis-je? ils semblent même en effet le vouloir. Mais dès qu'il en faut venir à l'exécution, ce qui déconcerte le projet qu'ils ont formé, ce n'est souvent qu'un seul point : à cet écueil toutes leurs résolutions échouent. Que Dieu voulût leur passer cet article, ils seraient prêts à lui sacrifier tout le reste ; que sur cela seul le confesseur, ministre de Dieu et vengeur de ses droits, se relâchât et leur fît grâce, il n'y a rien d'ailleurs à quoi ils ne fussent en disposition de se soumettre : mais au moment qu'on leur parle d'immoler cet Isaac , au moment qu'on veut appliquer le ciseau sur cet endroit vif, toute la nature se révolte, toute leur constance se dément. Ils étaient en voie de devenir des saints sans cet obstacle qui s'est présenté, et qu'ils n'ont pas le courage de lever ; et paroi qu'ils ne veulent pas faire ce dernier effort, parce qu'ils craignent de rompre ce lien qui les attache, au lieu de se rapprocher de Dieu et de rentrer en grâce avec lui, ils s'en éloignent plus que jamais, ils se rengagent dans leurs habitudes criminelles , ils ne gardent nulles mesures, et se laissent emporter à tout ce que leur cœur corrompu leur inspire. Car ils sentent bien qu'ils ne peuvent être à Dieu, s'ils n'y sont pleinement ; et qu'après lui avoir immolé mille autres victimes, s'ils épargnent celle qu'il leur demande, il ne peut être content. D'où ils concluent que ne voulant pas faire à Dieu ce sacrifice, ils n'ont donc plus rien à ménager sur tout le reste, et qu'autant vaut se perdre en satisfaisant toutes leurs passions , qu'en n'en satisfaisant qu'une seule. Damnable raisonnement, dont les suites sont affreuses. De là plus de frein qui les arrête, plus de crainte de Dieu, plus de soin du salut; et ce qui met le comble à leur malheur, c'est que les années, bien loin de déprendre leur cœur de ce qu'ils ont aimé jusqu'à ne pouvoir se résoudre d'y renoncer pour Dieu, ne servent au contraire qu'à les y attacher davantage. Jusqu'à la mort ils en sont idolâtres ; ils emportent avec eux cette victime d'iniquité, ou ils ne la laissent que pour passer en la quittant dans les mains de la justice divine, et pour en ressentir les plus redoutables vengeances. Combien de réprouvés souffrent dans l'enfer, et y souffriront éternellement ! Pourquoi? une seule attache les a perdus. Sur toute autre chose ils étaient les mieux disposés du monde, ils avaient des principes de probité et d'honneur, ils avaient un fonds de christianisme et de religion ; mais la religion s'étend à tout, et ils ont voulu la restreindre ; ils ont voulu composer avec Dieu, et Dieu ne veut point de composition : il les a abandonnés, et ils se sont abandonnés eux-mêmes.

Si donc, Chrétiens, nous nous sentons aujourd'hui touchés de quelque désir d'être à Dieu, suivons-le; mais entrons dans le sentiment du Prophète. Cet exemple est d'autant plus propre pour vous et pour cette cour, que c'est l'exemple d'un grand roi et d'un saint roi. David, humilié devant Dieu , lui disait : Seigneur, tout est à vous, et tout vient de vous, la grandeur, la puissance, la gloire : Tua est, Domine,   magnificentia,  et potentia, et

 

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gloria (1); rien dans le ciel et sur la terre qui ne vous appartienne, et qui ne soit soumis à votre empire : Cuncta quœ in cœlo sunt et in tara, tua sunt ; tu dominaris omnium (2). De là que concluait-il? Ah!- Seigneur, c'est donc avec joie, et dans la simplicité de mon cœur, que je vous offrirai toutes choses : avec joie, parce que je sais que je n'en puis faire un usage ni plus glorieux pour vous, ni plus salutaire pour moi; dans la simplicité de mon cœur, sans user d'aucun détour et sans vous en dérober la moindre partie : Unde et ego in simplicitate cordis mei lœtus obtuli universa (3). Voyez-vous, mes chers auditeurs , comment de l'universalité du domaine de Dieu, si je puis encore user de ce terme , il tirait comme une conséquence nécessaire l'universalité de l'oblation que nous devons faire de nous-mêmes à Dieu? Et, bien loin qu'il comptât pour beaucoup un tel sacrifice, et qu'il crût faire par là quelque chose de grand , il s'étonnait au contraire que Dieu voulut bien l'accepter de sa main. Car qui suis je, Seigneur, ajoutait-il, et qu'est-ce que te peuple dont vous m'avez donné la conduite, pour que nous osions vous offrir cela, et que vous daigniez le recevoir de nous? Ne sont-ce pas vos dons que je vous rends, et ne sont-ce pas ?os biens que je vous présente? Quis ego et quis populus meus, ut possimus hœc tibi universa promittere ? Tua sunt ormua ; et quœ de manu tua accepimus, dedimus tibi (4). Ainsi parlait un roi, un roi victorieux et conquérant; ainsi dans l'éclat qui l'environnait, et au milieu de toute la pompe du siècle, se souvenait-il qu'il y a au-dessus de tous les rois, et par conséquent au-dessus de tous les hommes, un souverain maître, dont le domaine essentiel demande une sincère oblation de nous-mêmes, dont le domaine universel demande une entière oblation de nous-mêmes, et dont le domaine éternel demande enfin une prompte oblation de nous-mêmes. C'est la troisième partie.

 

TROISIÈME PARTIE.

 

Il ne faut pas s'étonner si l'Apôtre, instruisant les premiers fidèles, entre les autres maximes de religion qu'il leur proposait, s'attachait particulièrement à celle-ci, que nul de nous ne vit pour soi-même, et que nul de nous ne meurt pour soi-même; mais que, soit que nous vivions, soit que nous mourions, c'est pour le Seigneur que nous devons vivre et

 

1 Paral., XXIX, 11. — 2 Ibid., 11. — 3 Ibid., 12, 17. — 4 Ibid., 14.

 

mourir, puisque vivant et mourant nous sommes à lui : Sive ergo vivimus, sive morimur, Domini sumus (1). Il parlait ainsi, dit saint Chrysostome, parce qu'il savait que le domaine de Dieu est un domaine éternel, et qu'en conséquence de cette éternité de domaine, il n'y a pas un moment de notre vie qui lui puisse être disputé. En sorte que dès que nous commençons d'être, nous commençons à dépendre, ne sortant du néant que pour entrer dans la possession de Dieu, c'est-à-dire dans un état où nous appartenons à Dieu, et où nous ne pouvons être justement possédés d'aucun autre que de Dieu. C'est sur ce principe que l'Ange de l'école, saint Thomas, a établi cette opinion si raisonnable, que l'homme, dès le premier instant qu'il connaît Dieu, est obligé de l'aimer, et de s'élever vers lui ; et que le premier péché que nous commettons dans le moment que notre raison se développe, et que nous pouvons user de notre liberté, est de ne pas faire à Dieu ce sacrifice de nous-mêmes, que l'Ecriture appelle le sacrifice du matin : Holocaustum matutinum (2). Opinion, dis-je,quelque apparence qu'elle ait de sévérité, la plus conforme à la lumière même naturelle. Car, selon le raisonnement d'un savant cardinal, expliquant là-dessus la pensée et la doctrine de saint Thomas, pourquoi l'homme, au sortir de l'enfance et lorsqu'il commence à ouvrir les yeux, ne les tournera-t-il pas vers son souverain auteur? pourquoi différerait il un moment à le reconnaître , et pourquoi aurait-il droit de ne lui pas offrir les prémices de cet être qu'il n'a reçu et qu'il n'a pu recevoir que pour lui en faire hommage?

C'est dans cette vue que saint Augustin, touché d'une douleur amère, et repassant devant Dieu les années de sa vie, s'écriait : Beauté plus ancienne que le monde, c'est trop lard que je vous ai aimée ! Sero te amavi pulchritudo tam antiqua ! Prenez garde : il ne s'arrêtait point à tous les autres motifs que la pénitence chrétienne aurait pu lui fournir, pour pleurer ces délais criminels qu'il avait apportés à sa conversion; mais il mesurait le temps de sa conversion à celui de ses obligations ; et comparant l'un à l'autre, il se confondait d'avoir si mal rempli celui-ci, par l'abus qu'il avait fait de celui-là. Car quelle honte pour moi, disait ce saint pénitent, que Dieu m'ait aimé pendant des siècles infinis, et que le monde, ma passion, d'indignes objets et une aveugle cupidité, lui aient enlevé la meilleure

 

1 Rom., XIV, 8. — 2 4 Reg., XVI, 15.

 

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partie de ce petit nombre de jours que j'avais pour répondre à son amour ! quel désordre, que Dieu ayant toujours été mon Dieu, je me sois soumis et donné si tard à lui, comme sa créature ! Voilà quel était le sujet de son repentir et de ses regrets : Sero te amavi, pulchritudo tam antiqua !

Aussi est-ce par cette règle que les prophètes, qui furent les oracles de l'ancienne loi, ne demandaient pas moins à l'homme qu'une éternité de culte et d'adoration, pour honorer cette éternité de domaine qui est l'un des plus nobles attributs de Dieu. Et comme la vie de l'homme, prise dans toute sa durée, est une espèce d'éternité pour lui ; comme Moïse, en parlant de Dieu, et usant d'une expression divine et mystérieuse, assurait que le Seigneur régnerait éternellement, et au delà de l'éternité même : Dominus regnabit in œternum et ultra (1) ; ainsi le prophète Michée ne craignait point de s'engager trop, quand il promettait à Dieu de lui rendre un hommage éternel et plus qu'éternel : Ambulabimus in nomine Domini Dei nostri in œternum et ultra (2) ; comme s'il n'eût pas voulu, remarque saint Jérôme, que le domaine de Dieu sur sa personne l'emportât sur le zèle de sa piété, et que, par une sainte émulation , il eut ambitionné d'être aussi longtemps et aussitôt à Dieu que Dieu avait été à lui.

Mais , Chrétiens , sans chercher d'autres exemples, arrêtons-nous à celui que nous présente dans ce mystère le Sauveur de nos âmes : car voilà l'important devoir qu'il prétend encore aujourd'hui nous enseigner. C'est un Dieu enfant, un Dieu qui vient de naître ; et quarante jours à peine se sont écoulés depuis sa naissance, que déjà il veut être porté à l'autel du Seigneur, et là se sacrifier à son Père. D'une si belle vie qu'il doit mener sur la terre, il ne veut pas qu'il y ait un âge qui ne serve à la gloire de Dieu ; et l'engagement qu'il contracte par cette oblation de lui-même ne regarde pas seulement ses premières années et le temps présent, mais toute la suite de ses années et tout l'avenir ; tellement que le sacrifice de sa croix et de sa mort ne sera point un autre sacrifice que celui-ci, mais le dernier acte de celui-ci, la perfection et la consommation de celui-ci. Et quand, la veille de sa passion, il dira à son Père : J'ai achevé l'ouvrage pour lequel vous m'avez envoyé et que vous m'avez confié : Opus consummavi quod dedisti mihi (3) ; quand sur la croix, prêt à remettre son âme

 

1 Exod., XV, 18. — 2 Mich., IV, 5. — 3 Joan., XVII, 4.

 

entre les mains de son Père, il s'écriera : Tout est consommé : Consummatum est (1) ; il ne parlera point d'un autre ouvrage que de celui même qu'il commence dans le temple et dans sa sainte présentation.

Figurons-nous donc, mes chers auditeurs, que Jésus-Christ, dans cette fête que nous solennisons, s'adressant à nous, et nous animant par son exemple, nous dit à chacun en particulier ce qu'il dit depuis à ses apôtres : Ecce ascendimus Jerosolymam, et Filius Hominis tradetur (2) ; Nous voici enfin à Jérusalem, et l'heure est venue où le Fils de l'Homme doit être livré ; ne différons point, et ne faisons pas perdre à Dieu un moment de cette gloire qu'il attend de moi et de vous, et que nous pouvons lui   procurer par une oblation  prompte de nous-mêmes. Quand le Fils de Dieu tint ce langage à ses disciples, l'évangéliste remarque qu'ils n'y comprirent rien, quoique ces paroles fussent néanmoins très-intelligibles : Et ipsi nihil horum intellexerunt (3). Voilà, Chrétiens, l'état de notre misère, et à quoi nous en sommes réduits. Notre divin Maître nous prêche aujourd'hui, par son exemple, qu'il faut nous donner promptement à Dieu, et qu'autrement nous ne pouvons bien reconnaître le domaine éternel que Dieu a sur nous : vérité incontestable ; mais, malgré toute son évidence, vérité que l'esprit du siècle, cet esprit aveugle et grossier,  nous rend obscure ; en sorte que nous ne la comprenons jamais, parce que nous ne voulons jamais la comprendre : Et erat verbum istud absconditum ab eis (4). Car nous voulons être à Dieu ; mais quand ? toujours pour l'avenir, et jamais pourle jour présent. Ecoutez-moi, et tâchez à découvrir sur cela toute la perversité du cœur de l'homme, pour en concevoir toute l'horreur qu'elle mérite, et, s'il était possible, toute l'horreur que Dieu en conçoit. Nous voulons être à Dieu quand nous n'aurons plus rien qui nous attire ailleurs, ni qui puisse nous y retenir : être à Dieu quand il ne nous restera rien autre chose dans la vie, ni engagement à former, ni ambition à contenter, ni rang où aspirer, ni prétention à soutenir, ni fortune, ni figure à faire ; que nous nous trouverons, pour ainsi dire, abandonnés à nous-mêmes, et qu'en nous présentant au Seigneur, nous ne lui présenterons qu'une vie désormais usée, caduque et inutile : être à Dieu quand nous aurons donné à nos passions tout le loisir et tous les moyens de se satisfaire ; que nous

 

1 Joan., XIX, 30. — 2 Matth., XX, 18. — 3 Luc, XVIII, 34. — 4 Ibid.

 

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leur aurons mille fois sacrifié tous ses intérêts ; qu'aux dépens de sa gloire et de sa loi, nous aurons aveuglément suivi tous nos désirs, et brutalement assouvi toutes nos cupidités : être à Dieu quand il nous plaira, et non point quand il lui plaît : quand la seule raison nous y engagera, et non point quand la religion nous y appelle; quand ce sera la dernière et Tunique ressource que nous aurons ou pour faire parler de nous dans le monde, ou pour charmer l'ennui de la vie, et non point quand le devoir nous y oblige et que la piété nous l'inspire : enfin, être à Dieu quand il n'y aura plus à reculer, plus à remettre, et que, surchargés, accablés de dettes, il faudra par une pénitence précipitée, apaiser sa justice, ou, par un affreux désespoir, consentir à notre éternelle réprobation. Tel est le plan de conduite que nous nous traçons à l'égard de Dieu; tel est, dans le partage de nos années, le temps que nous lui assignons.

Mais est-ce là, mon cher auditeur, honorer Dieu, ou n'est-ce pas l'outrager? est-ce reconnaître sa souveraineté, que de lui prescrire ainsi le temps qu'il nous plaît? est-ce rendre hommage à son domaine, que de lui assigner dans ce temps les dernières années de la vie, des années sur quoi nous ne pouvons compter, et qui ne viendront peut-être jamais pour nous, parce que la mort nous enlèvera avant qu'elles viennent? Quoi ! Dieu, traité de la sorte, nous attendra? il se contentera de ce partage ? c'est-à-dire il se contentera que nous lui présentions ce que le monde avant lui aura longtemps possédé et mille fois profané? que nous lui présentions ce que le monde méprisera et rebutera ; et que nous le lui présentions, parce que le monde commencera à le mépriser et à le rebuter? que nous lui présentions ce que nous ne pourrons plus lui refuser, sans attirer sur nous un arrêt de condamnation d'autant plus inévitable, qu'il sera prêt à le lancer sur nos têtes? Ah ! mon Dieu, seriez-vous ce que vous êtes, si vous étiez obligé de nous recevoir à de telles conditions; et serions-nous ce que nous sommes, s'il nous était permis de vous les imposer? Non, non, Chrétiens, il n'en ira pas ainsi; et Dieu, pour ce qu'il se doit à lui-même, a bien su établir, dans l'ordre de la prédestination des hommes, des lois rigoureuses qui le garantissent de cet outrage. Car, si nous l'en croyons (et qui en croirons-nous mieux que lui, puisque toutes ces paroles sont infaillibles et qu'il est la vérité même), si, dis-je, nous l'en croyons, après que nous l'aurons si indignement traité, il nous frappera de son mépris : et quels seront les terribles effets de ce mépris de Dieu? Comprenez-le. Ce ne sera point d'être insensible à nos vœux, si nos vœux sont sincères et qu'ils partent du cœur ; ce ne sera point de se tenir éloigné de nous, si c'est de bonne foi que nous nous tournons vers lui, et que nous le cherchons; ce ne sera point de nous rejeter, si, par une vraie et solide oblation de nous-mêmes, nous nous présentons à lui. Il a dit qu'à quelque temps que le pécheur voulut revenir à lui, il le recevrait; qu'à quelque temps que nous fussions bien résolus d'être à lui il agréerait le don que nous lui ferions. Mais prenez garde : ce retour véritable, cette résolution ferme, cette bonne volonté dépend de Dieu et de sa grâce ; et que fera Dieu en vous méprisant, après que vous l'aurez méprisé? C'est qu'il vous privera de cette grâce, je dis de cette grâce efficace et forte, de cette grâce d'autant plus nécessaire que vous serez plus faible, et que vous aurez plus d'efforts et plus de chemin à faire, après de longs égarements, pour le retrouver : il la retirera, et alors vous ne voudrez plus être à lui ; vous ne serez plus même guère en état de le vouloir, parce que vous ne l'aurez pas voulu lorsque vous en aviez le pouvoir. Ces années que vous lui destiniez, vous voudrez encore les donner au monde ; du jour présent, vous remettrez toujours au lendemain, et de ce lendemain à un autre, jusqu'à ce que vous soyez enfin arrivé à ce dernier jour qui n'aura plus de lendemain pour vous. Ou s'il vient un âge avancé, et un temps auquel il semble que vous vouliez vous donner à Dieu, vous ne le voudrez qu'imparfaitement, vous ne le voudrez qu'à demi ; vous croirez le vouloir, et vous ne le voudrez pas. Et c'est en ce sens qu'il faut entendre cette menace qu'il a si souvent réitérée dans l'Ecriture, et exprimée en tant de manières différentes : Alors ils m'invoqueront, et je serai sourd et insensible à leurs prières ; ils me chercheront et je me déroberai à leur vue, en sorte qu'ils ne me trouveront pas : ils frapperont à la porte, et ils me crieront : Seigneur, Seigneur ! mais moi, sans leur ouvrir, je leur répondrai que je ne les connais point ; et je les renverrai à ces faux dieux qu'ils m'auront préférés, et à qui ils auront consacré leurs plus beaux jours.

Terrible mais juste châtiment, auquel vous vous exposez, mon cher auditeur, et dont vous n'aurez pas lieu de vous plaindre, puisqu'il n'aura rien de si rigoureux que vous n'ayez sans doute bien mérité. Vous me direz

 

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que cela doit donc désespérer ceux de nies auditeurs qui, jusqu'à présent, engagés dans te monde et dans les intrigues criminelles du monde, ont passé de longues années sans se donner à Dieu, et voudraient maintenant rentrer dans le devoir et le servir. N'y a-t-il plus de retour pour eux, et ne peuvent-ils plus faire à Dieu un sacrifice d'eux-mêmes qui lui soit agréable ? Je n'ai garde, Chrétiens, de le penser et de le dire de la sorte : ils ne m'appartient pas de marquer ainsi des bornes à la miséricorde de notre Dieu. Je sais qu'il y a eu des pénitents de tous les âges, c'est-à-dire des hommes qui, rebelles à Dieu et à ses grâces, avaient consumé presque toute leur vie dans une révolte et dans un désordre continuel, et qui néanmoins ont enfin ouvert les yeux, ont reconnu leur injustice et l'ont réparée, en   se   soumettant   au   légitime empire   du maître dont rien n'eût dû jamais les séparer ; des femmes qui, idolâtres du siècle, et plus idolâtres encore d'elles-mêmes, s'étaient fait une divinité de leurs corps, et avaient consacré à cette divinité prétendue, non-seulement tout le cours d'une florissante jeunesse, mais tout ce qu'elles avaient reçu de jours au delà, et qui tout à coup ont renoncé à leurs anciennes habitudes, ont pris le parti de la piété et d'une piété solide, se sont enfin rendues, si je puis ainsi parler, au souverain Seigneur à qui elles s'étaient dérobées, et lui ont offert dans leurs personnes autant de victimes qu'il a bien voulu accepter; voilà ce que je sais, et de quoi je suis obligé de convenir. Mais aussi convenez avec moi que ces exemples où notre Dieu fait paraître les richesses de sa miséricorde sont moins communs que nous ne le pouvons penser, et qu'il y en a mille autres contraires, où il exerce toute la sévérité de sa justice : et de là concluez deux choses très-importantes, et dignes de toute votre réflexion. Car, de ces deux sortes d'exemples, les uns de miséricorde, et les autres de justice, je vous propose les premiers pour soutenir encore votre confiance, si vous êtes de ceux à qui la conscience reproche de s'être depuis longtemps soustraits au domaine de Dieu, et d'avoir vieilli dans le service du monde et dans l'esclavage de leurs passions; et je vous propose les seconds pour vous inspirer une crainte salutaire et bien fondée, et pour vous engager  fortement à consacrer à Dieu les prémices de votre vie, si vous êtes de ceux qui se trouvent dans l'heureux état de le pouvoir faire. Développons ceci, et expliquons-nous.

Je parle d'abord à vous, mon cher auditeur; à vous, dis-je, qui, sur le retour de l'âge, commencez à comprendre le devoir capital de lu religion que nous professons, qui est de nous, donner à Dieu de bonne heure, et d'honorer, par cette prompte oblation de nous-mêmes, l'éternité de son domaine : vérité fondamentale que vous reconnaissez , mais que vous craignez de reconnaître trop tard. Justement effrayé des menaces du Seigneur que je viens de vous faire entendre, et pressé par le remords de votre cœur, il vous semble qu'elles doivent s'accomplir en vous; et cette pensée vous décourage, comme s'il n'était plus temps de vous réduire sous la loi de Dieu, et de lui offrir une victime qu'il rebuterait. Mais à Dieu ne plaise que ce discours serve à ralentir la ferveur de vos résolutions, et à rendre inutiles les efforts de la grâce 1 Non, mon cher Frère, ces menaces divines qui vous troublent ne sont point si générales qu'elles ne puissent avoir et qu'elles n'aient eu leurs exceptions : elles ne sont point si décisives ni si précises, que d'autres que vous n'en aient appelé, et que vous ne puissiez en  appeler comme eux à la miséricorde du Maître qui les a prononcées. Or, pourquoi ne serez-vous pas de ce nombre, et pourquoi ne prendrez-vous pas toutes les mesures nécessaires pour en être? vous le pouvez, et c'est à vous en particulier que je l'annonce ; à vous qui m'écoutez, et que Dieu appelle tout de nouveau par ma voix; à vous en qui ce discours excite certains sentiments qui sont les effets d'une grâce spéciale; à vous à qui Dieu ouvre les voies du retour par ces pensées et ces désirs secrets qu'il vous inspire ; à vous qu'il a conservé pour cela jusqu'à ce précieux moment, qui peut-être est le dernier, mais qui peut devenir le principe de votre éternelle prédestination. Il est vrai, vous n'aurez plus l'avantage de vous  être  donné au Seigneur de bonne heure, et c'est de quoi vous gémirez en sa présence ; mais du moins aurez-vous désormais l'avantage d'être à lui constamment, d'être à lui jusqu'au dernier soupir de votre vie, et de réparer, par votre persévérance, vos révoltes passées ; c'est ainsi, dis-je, que je vous parle : mais voici ce que j'ajoute pour les autres.

Car de compter aussi, mon cher auditeur, qu'il sera toujours temps de reprendre le joug du Seigneur, après l'avoir secoué, et sur ce principe vous livrer au monde dès vos premières années, et ne réserver à Dieu qu'an reste de vie ; de se promettre que Dieu sera toujours également prêt à vous prévenir, et à

 

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faire toutes les avances pour vous rechercher ; de s'attendre que le trésor de ses miséricordes vous sera toujours ouvert, et que vous y trouverez au besoin tous les secours et tous les moyens sur quoi vous faites fonds, c'est une confiance présomptueuse à laquelle j'oppose les exemples de tant de mondains et de mondaines qui y ont été trompés avant vous, et après qui je n'ai que trop lieu de craindre que vous ne le soyez vous-même. Quelle raison avez-vous d'espérer, qu'il n'eussent pas comme vous ? et si d'affreuses suites leur ont fait voir combien leurs espérances étaient fausses, qui vous assure que de semblables épreuves ne vous convaincront pas un jour, mais à votre ruine éternelle, que vos prétentions n'étaient pas mieux établies? Ah! Chrétiens, ne nous exposons pas à un danger dont les conséquences sont si terribles. Ne remettons point à une autre occasion ce que nous pouvons faire dans les conjonctures présentes ; elles ne seront jamais plus glorieuses pour Dieu, ni plus salutaires pour nous. Autant de moments que nous refusons à Dieu , ce sont autant de moments perdus, non-seulement pour lui, mais pour nous-mêmes : encore s'ils étaient seulement perdus! mais parce qu'ils auront été perdus , ce seront contre nous autant de sujets de condamnation. Offrons-nous, comme Jésus-Christ, dès que nous le pouvons, dès que nous nous y sentons attirés, dès que Dieu nous y invite, et par lui-même et par ses ministres ; mais surtout offrons-nous comme Jésus-Christ, par qui? par Marie : car c'est par Marie qu'il veut être offert, par Marie qu'il veut être porté dans le temple, par Marie qu'il veut être mis entre les mains du grand prêtre; et si nous pensons à faire à Dieu le sacrifice de nous-mêmes, faisons-le par la mère de Dieu, que ce sacrifice de nous-mêmes soit comme la consommation du sacrifice qu'elle fait aujourd'hui de son Fils. Avec la médiation de cette Vierge toute-puissante, il n'est rien que le ciel n'agrée, et c'est ainsi que nous honorerons le domaine de Dieu, ce domaine essentiel, ce domaine universel, ce domaine éternel.

Cette morale, Sire, est pour les rois aussi bien que pour les autres hommes ; et je le dis avec d'autant plus d'assurance et plus de consolation en présence de Votre Majesté, qu'entre tous les autres monarques, il n'en est point qui rende au souverain Maître du monde de plus éclatants témoignages d'une soumission vraiment chrétienne. Nous vous voyons, Sire, au comble de la grandeur humaine : tout ce qui peut relever un roi, et lui donner dans le monde un grand nom, le ciel l'a réuni dans votre personne sacrée ; l'éclat de la majesté, l'étendue de la puissance , la sagesse des conseils , le succès des entreprises, la gloire des armes : voilà ce que nous admirons ; voilà ce que toute l'Europe, attentive à vous considérer, est forcée de reconnaître elle-même, et à quoi elle ne peut refuser des éloges d'autant plus glorieux, qu'elle aurait plus d'intérêt à les diminuer et à les obscurcir. Mais, Sire, dans ce haut degré d'élévation, ce qu'il y a de plus digne de nos admirations et de plus grand, c'est que Votre Majesté ne se laisse point éblouir par sa grandeur ; c'est que, dans la splendeur de sa puissance, elle n'oublie point qu'il y a au-dessus de toutes les puissances mortelles un Tout-Puissant ; c'est que, prévenue des sentiments d'une religion pure et sincère, elle se souvient, comme Salomon , ce prince si sage et le sage même par excellence, qu'il y a au plus haut des cieux un plus grand qu'elle, le Créateur de tous les hommes et le Roi des rois. C'est dans cet esprit, Sire, que vous vous êtes aujourd'hui prosterné devant l'autel de ce Dieu de gloire , et de ce suprême dominateur de l'univers. Nous avons vu Votre Majesté, humiliée en sa présence, lui faire hommage de tout ce que vous êtes ; nous vous avons vu, au milieu de la plus florissante cour, lui présenter, en vous présentant à lui, ce qu'il y a sur la terre, et selon le monde, de plus vénérable et de plus auguste. Qu'il est beau, Sire , après avoir parti sur le trône en souverain , pour imposer au peuple la loi ; après avoir tant de fois paru à la tête des armées en conquérant, pour soutenir les droits de votre empire , et pour abattre l'orgueil et confondre les projets de tant de nations ennemies, de paraître ensuite aux pieds du Seigneur en suppliant, pour honorer son domaine , supérieur à toute domination, ou plutôt le principe et l'appui de toute domination ; pour lui faire une protestation solennelle de la plus religieuse et de la plus humble dépendance ; pour lui soumettre, par l'oblation la plus parfaite, tout ce qu'il vous a soumis ! Qu'il y a là de fermeté d'âme et de noblesse, qu'il y a d'équité et de droiture, qu'il y a de solide piété, et par conséquent de véritable grandeur! Il est, si je l'ose dire, de l'intérêt et de l'honneur de Dieu, de maintenir Votre Majesté dans ce même lustre qui lui attire les regards du monde entier ; puisque , plus vous serez grand, plus Dieu tirera de gloire des hommages que vous lui rendez. Il

 

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aura , Sire, dans votre personne royale , aussi bien que dans la personne de David, un roi selon son cœur, fidèle à sa loi, zélé pour sa loi protecteur et vengeur de sa loi. Mais ce ne sera pas sans retour de sa part, ni sans récompense : après vous avoir couronné si glorieusement sur la terre , il vous prépare dans le ciel une couronne immortelle, que je vous souhaite au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

 

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