PASSION DE JÉSUS-CHRIST III

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TROISIÈME SERMON SUR LA PASSION DE JÉSUS-CHRIST.

 

ANALYSE.

 

Sujet. C'est lui qui a porté nos péchés en son corps sur la croix, afin que, étant mort pour le péché, nous vivions pour la justice.

Il s'agit de concevoir aujourd'hui combien Dieu a en horreur le péché, et combien nous devons le haïr nous-mêmes.

Division. Le péché a fait mourir Jésus-Christ : première partie; et Jésus-Christ a fait mourir le péché : deuxième partie.

Première partie. Le péché a fait mourir Jésus-Christ. Six sortes de péchés ont contribué à cette mort : l'un qui a conspiré la mort du Fils de Dieu, l'autre qui l'a trahi et vendu, un autre qui l'a accusé, un autre qui l'a abandonné, un autre qui l'a condamné, enfin un dernier qui a exécuté l'arrêt porté contre lui.

1° Le péché qui a conspiré la mort de Jésus-Christ, c'est l'envie des scribes et des pharisiens. Envie, 1° formée en cabale; 2° animée d'une maligne émulation; 3° colorée du prétexte de la piété; 4° violente et emportée jusqu'à la fureur. Tels sont les caractères ordinaires et les désordres de l'envie, surtout à la cour.

2° Le péché qui a trahi et vendu Jésus-Christ, c'est l'avarice de Judas Avarice, 1° la plus infâme dans son entreprise; 2° la plus aveugle dans son commerce; 3° la plus endurcie dans sa résolution; 4° la plus désespérée dans son issue. Voilà les effets que produit tous les jours dans nous une insatiable convoitise. Combien de gens disent comme Judas et dans le même sens que Judas : Que voulez-vous me donner?

3° Le péché qui a accusé Jésus-Christ, c'est la calomnie des témoins qui déposèrent contre lui. Calomnie, 1° hardie à avancer les plus grossières impostures; 2° faible pour les soutenir; 3° artificieuse pour séduire et corrompre les esprits. Nous ne voudrions pas communément être les auteurs de la calomnie, mais nous autorisons les calomniateurs en les faisant parler, en les excitant, en les écoulant avec plaisir, en leur applaudissant; péché très-commun aux grands. Du reste, conduite admirable de Jésus-Christ, qui ne répond rien et qui se tait.

4° Le péché qui a abandonné Jésus-Christ, c'est l'inconstance et la légèreté du peuple juif. Inconstance, 1° la plus subite dans son changement; 2° la plus outrée dans les extrémités à quoi elle se porte. Les Juifs, six jours après avoir proclamé le Fils de Dieu roi d'Israël, poursuivent sa mort jusqu'à lui préférer un insigne voleur. Voilà le monde, voilà ses légèretés et ses perfidies; voilà nos inconstances criminelles dans le service de Dieu.

5° Le péché qui a condamné Jésus-Christ, c'est la politique de Pilate. Il livre le Fils de Dieu aux Juifs : pourquoi? parce qu'il craint César, dont il est menacé. Rendons aux maîtres qui nous gouvernent tous les hommages qui leur sont dus; mais que ce ne soit jamais aux dépens de Dieu ni de notre conscience.

6° Le péché qui a exécuté l'arrêt porté contre Jésus-Christ, c'est la cruauté de ses bourreaux. Ils le déchirent de coups par une sanglante flagellation, ils le comblent d'opprobres, ils lui mettent sur la tète une couronne d'épines. Examinons bien notre conduite, et nous trouverons que nous avons mille fois ainsi traité ce roi de gloire.

Deuxième partie. Jésus-Christ a fait mourir le péché, 1° dans le corps de l'homme; 2° dans l'esprit de l'homme; 3° dans la volonté de l'homme; 4° dans les passions de l'homme.

1° Dans le corps de l'homme; en nous inspirant, par son exemple, la mortification contre la sensualité et la mollesse. Il n'y a qu'à présenter à un sensuel ce Dieu pénitent dans l'état où Pilate le fit voir aux Juifs, en leur disant : Voilà l'homme! A la vue de ce corps meurtri et ensanglanté, qui ne se confondra pas de ses délicatesses?

2° Dans l'esprit de l'homme, en nous inspirant par son exemple, l'humilité contre l'orgueil. Il veut être rassasié, comme dit le Prophète, d'outrages et d'affronts. Après cela, un chrétien peut-il chercher à s'élever?

3° Dans la volonté de l'homme, en nous inspirant, par son exemple, la soumission contre l'amour de l'indépendance. C'est par obéissance à sou Père qu'il meurt : car, dit saint Paul, il s'est fait obéissant jusqu'à la mort. D'où nous apprenons deux choses : 1° la nécessité de l'obéissance, puisque c'est par elle que s'accomplit aujourd'hui notre salut; 2° la mesure de l'obéissance, qui doit s'étendre à tout, puisqu'un Dieu obéit jusqu'à donner sa vie et à mourir sur une croix.

 

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4° Dans les passions de l'homme, surtout dans la plus violente de toutes, qui est la vengeance, en nous apprenant, par son exemple, à pardonner : il prie pour ses bourreaux. N'a-t-il donc pas bien droit de nous faire cette loi? Aimez vos ennemis.

Voilà le péché détruit: mais, hélas! combien de fois l'avons-nous ressuscité, et combien de fois l'allons-nous faire revivre? Le péché est l'ennemi de Dieu, c'est mon propre ennemi ; cela ne suffit-il pas pour me le faire détester?

 

Peccata nostra ipse pertulit in corpore suo super lignum; ut peccatis mortui, justitiœ vivamus.

C'est lui qui a porté nos péchés en son corps sur la croix ; afin qu'étant morts pour le péché, nous vivions pour la justice. (Première Epître de saint Pierre, chap. II, 21.)

 

 

SIRE,

 

Voilà le précis de tout le mystère qui fait aujourd'hui le sujet de la dévotion publique, et qui cause dans l'Eglise un deuil si universel. Nous célébrons la passion d'un Dieu mort pour nous, d'un Dieu qui nous a aimés jusqu'à se faire la victime de notre salut, jusqu'à se rendre anathème devant le ciel pour en attirer sur nous les plus abondantes bénédictions, jusqu'à vouloir être traité comme pécheur, tout Dieu qu'il était, et à se charger de toute l'ignominie et de toute la peine de nos péchés. Car, quand Jésus-Christ eût été pécheur, quand il eût été le péché même, paraîtrait-il dans un autre état que celui où nous l’allons considérer? et pourquoi s'est-il soumis à un si rigoureux châtiment, sinon, ajoute le texte sacré, afin que nous soyons guéris par ses plaies, afin que nous soyons lavés dans son sang, afin que nous soyons justifiés par l'arrêt de sa condamnation, et que nous trouvions dans sa mort le principe de notre vie? Tel fut, dis-je, l'excès de la charité d'un Dieu, et d'un Dieu sauveur: mais tandis que l'amour d'un Dieu le rend si sensible à nos intérêts, que serait-ce si nous devenions insensibles à ses souffrances? C'est, Chrétiens , ce que je regarderais dans vous comme un caractère de réprobation ; et la menace que Dieu faisait aux Israélites ne s'accomplirait-elle pas à votre égard? Anima quœ afflicta non fuerit die hac, peribit de populis suis (1). Dieu voulait qu'au jour solennel destiné pour les expiations de son peuple, chacun prit, des sentiments de douleur ; et s'il y avait une âme assez endurcie pour n'entrer pas dans L'affliction commune, il ordonnait qu'elle fût exterminée, et qu'on ne la comptât plus parmi son peuple. Or voici, mes chers auditeurs, le grand jour des expiations, puisque c'est le jour où Jésus-Christ a expié par son sang tous les péchés des hommes; et par conséquent c'est en ce jour que Dieu a droit de nous dire : Anima quœ afflicta non fuerit die hac, peribit de populis suis. Cependant, mes Frères, il ne s'agit point précisément ici de s'aftligcr et de pleurer : il s'agit

 

1 Levi , XXIII, 29.

 

de méditer et de goûter les vérités importantes qui nous sont proposées; il s'agit, pour ainsi parler, d'ouvrir le livre de la croix, qui est le grand livre de notre foi, et de comprendre autant que nous le pouvons, combien Dieu a en horreur le péché, puisque, pour détruire le péché, il n'a pas épargné son propre Fils; de reconnaître combien Dieu a aimé le monde, puisque pour sauver le monde, il a sacrifié ce Fils même, l'objet de ses complaisances éternelles ; de mesurer le degré de perfection et de sainteté où Dieu nous appelle, puisque, dans la personne de ce Sauveur mourant, il nous a donné de si illustres exemples de toutes les vertus. Ne cherchons point, pour profiter de ces leçons si solides et si nécessaires, d'autre secours que celui de la croix; car la croix doit être aujourd'hui notre asile, et l'unique médiatrice à qui nous devons recourir, Rendons-lui nos hommages, en lui adressant les paroles de l'Eglise, et lui disant : O crux! ave.

 

De toutes les idées dont le Saint-Esprit s'est servi dans l'Ecriture pour exprimer le mystère adorable de la passion et de la mort du Fils de Dieu, je n'en trouve point de plus noble que celle de saint Paul dans l'Epître aux Colossiens, lorsqu'il dit que le Sauveur des hommes étant attaché à la croix, y attacha avec lui la cédule de notre condamnation pour l'effacer de son sang, et qu'en même temps il désarma les puissances et les principautés, les menant comme en triomphe à la vue du ciel et de la terre, après les avoir vaincues dans sa personne : Delens quod adversus nos erat, chirographum decreti, exspolians principatus et potestates, tradaxit confidenter, palam triomphant illos in semetipso (1). Prenez garde, s'il vous plaît, Chrétiens : l'Apôtre nous représente le Calvaire comme un champ de bataille où le Fils de Dieu parut pour combattre tous les ennemis de la gloire de son Père, mais surtout le péché, qui s'était montré le plus indocile et le plus rebelle. Il faisait depuis longtemps la guerre à Dieu; mais l'Homme-Dieu est venu pour le détruire, et c'est sur la croix qu'il lui a donné le coup de la mort. Voilà le grand mystère dont j'ai à vous parler. Cependant qu'est-il arrivé? Ce qui arrive quelquefois dans les

 

1 Coloss. II, 15.

 

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combats particuliers d'homme à homme, lorsque deux adversaires se trouvent égaux, et que l'un et l'autre se portent des coups mortels, en sorte que l'un et l'autre demeurent tout à la fois vaincus et vainqueurs. Ainsi le péché a fait mourir Jésus-Christ dans sa passion, et Jésus-Christ dans cette même passion, a fait mourir le péché. Deux propositions auxquelles je m'arrête, et qui vont faire les deux parties de ce discours. Dans la première, je vous représenterai le péché agissant contre le Fils de Dieu, et lui faisant perdre la vie ; et dans la seconde je vous ferai voir le Fils de Dieu détruisant le péché par ses souffrances, et lui donnant la mort. Voilà ce qui nous est marqué dans ces paroles du Prophète : Vulneratus est propter imputates nostras, attritus est propter scelera nostra (1).Qui l'a couvert, ce Dieu-Homme, de tant de blessures dans sa passion ?Ce sont nos iniquités : Vulneratus est propter iniquitates nostras. Et pourquoi dans sa passion a-t-il reçu tant de blessures? Pour abolir et pour réparer nos iniquités : Attritus est propter scelera nostra. Le péché donc, cause essentielle de la passion du Fils de Dieu : c'est le premier point; et, par un miracle de la Providence, le péché trouvant aussi sa destruction dans la passion du Fils de Dieu : c'est le second. Dans toute la suite de ce discours, je m'attacherai fidèlement à l'histoire des souffrances du Sauveur, selon qu'elle est rapportée dans l'Evangile, tant pour satisfaire votre piété, qui attend cela de moi, que pour me concilier davantage votre attention.

 

PREMIÈRE   PARTIE.

 

Que le péché ait causé la mort au Sauveur du monde, c'est une vérité, Chrétiens, dont il ne nous est pas permis de douter, tant elle est évidente par elle-même, suivant les principes de notre foi. Car, s'il n'y avait point eu de péché , il n'y aurait point eu de Sauveur ; ou du moins celui que nous appelons Sauveur n'eût jamais été sujet aux souffrances et à la mort, puisqu'il n'a souffert et n'est mort que parce que l'homme avait péché. Je n'ai garde de m'étendre sur cette proposition générale, dont vous êtes déjà convaincus; mais selon mon dessein, et pour en venir à mon sujet, je l'applique à certains péchés particuliers, que nous pouvons dire avoir été les causes prochaines et immédiates de la mort du Fils de Dieu. Car, si je puis m'exprimer de la sorte, j'en trouve un qui a conspiré la mort de Jésus-Christ, un

 

1 Isa., LIII, 5.

 

autre qui l'a trahi et vendu, un antre qui l'a accusé , un autre qui l'a abandonné , un autre qui l'a condamné, enfin un dernier qui a exécuté l'arrêt porté contre lui. Or, je ramasse ces différentes espèces de péchés, et voici le plan de cette première partie. Le péché qui a conspiré la mort du Fils de Dieu, c'est l'envie des scribes et des pharisiens : le péché qui a trahi et vendu le Fils de Dieu, c'est l'avarice de Judas : le péché qui a accusé le Fils de Dieu, c'est la calomnie des témoins qui déposèrent contre lui : le péché qui a abandonné le Fils de Dieu, c'est l'inconstance et la légèreté du peuple juif : le péché qui a condamné le Fils de Dieu, c'est la politique de Pilate ; enfin, le péché qui a exécuté l'arrêt de mort porté contre le Fils de Dieu, c'est la cruauté de ses bourreaux. Méditons tout ceci, Chrétiens, selon que le temps nous le permettra, et par de saintes réflexions tâchons à nous instruire, et à concevoir une éternelle horreur du péché. Je reprends, et je vous prie de me suivre.

C'est par l'envie du démon, dit l'Ecriture, que la mort est entrée dans le monde, et c'est par l'envie des hommes que commença l'entreprise détestable de la mort du Fils de Dieu. Une envie, Chrétiens, dont les divers caractères sont autant de leçons pour nous; une envie formée en cabale, animée d'un faux zèle et d'une maligne émulation, colorée du prétexte de la piété, et dans le fond violente et emportée, jusqu'à la fureur. Voilà ce qui a fait périr le Saint des saints, et ce qui lui a suscité la persécution où son innocence a enfin succombé. Pilate le comprit d'abord, et, sans autre preuve que la conduite même des ennemis de Jésus-Christ, il fut persuadé que c'était l'envie qui les faisait agir : Sciebat enim quod per invidiam tradidissent eum (1). En  effet, ce divin Sauveur n'avait pas plutôt paru dans la Judée, qu'ils s'étaient élevés contre lui.  C'était un parti composé de trois sortes de personnes : des pontifes et des prêtres destinés aux ministères du temple, des docteurs de la synagogue employés à interpréter la loi,  et des pharisiens,  c'est-à-dire des dévots  du judaïsme, qui, par profession, se séparaient des autres, et affectaient une austérité de vie et une réforme toute particulière. Car ce sont là, ( ô abîme des conseils de Dieu ! ) ce sont là ceux qui furent les auteurs de l'attentat sacrilège commis contre le Fils de Dieu. Ces trois factions donc, quoique divisées d'ailleurs d'intérêt, s'unissent ensemble contre Jésus-Christ,

 

1 Matth., XXVII, 18.

 

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et, par les ressorts d'une intrigue puissante et artificieuse, entreprennent de l'opprimer. Vous me demandez ce qui les piquait : je vous l'ai dit, Chrétiens, une maligne émulation. Ils voyaient avec peine le succès et le crédit du Sauveur du monde dans Jérusalem : Quid facimus (1)? disaient-ils, ecce mundus lotus post eum abiit (2); A quoi pensons-nous? on ne parle plus que de cet homme, chacun court à lui, le peuple l'écoute comme un prophète, et, si nous le laissons faire, il nous détruira. Or il vaut mieux le prévenir ; et puisque sa ruine est le seul moyen de nous défendre, il faut le ruiner lui-même et le perdre . Allons, concluent-ils , dans le livre de la Sagesse, expliqué même littéralement selon saint Jérôme, dressons-lui des embûches dont il ne puisse se sauver, condamnons-le à une mort infâme : et pourquoi ? Parce qu'il est contraire à nos desseins. Circumveniamus justum, quoniam contrarius est operibus nostris (3). C'est ainsi qu'ils raisonnaient ; et le Saint-Esprit ajoute : Hœc cogitaverunt et erraverunt, et nescierunt sacramenta Dei, excœcavit enim eos malitia eorum (4). Voilà les projets que formaient ces esprits de ténèbres; et cependant ils ne connaissaient pas les mystères de Dieu , et ne voyaient pas le sacrement adorable de la rédemption des hommes qui s'accomplissait au milieu d'eux, parce que l'envie les aveuglait. Le Fils de Dieu était un rival trop importun : les pharisiens ne pouvaient souffrir que, malgré leur hypocrisie, il lut estimé plus saint qu'eux ; les savants de la Synagogue, que sa doctrine fût plus approuvée que la leur ; et les prêtres, qu'on eût pour lui seul plus de vénération que pour eux tous. Et parce qu'il leur était difficile d'obscurcir l'éclat d'une réputation aussi établie que celle-là, ils s'attaquent à sa personne, et se déterminent à le faire mourir. Mais il fallait un prétexte ! Ah! Chrétiens, l'envie en a-t-elle jamais manqué? et quand elle n'en aurait point d'autre, le masque de la piété n'a-t-il pas été de tout temps le voile spécieux dont elle a trouvé moyen de se couvrir? Ils font passer cette conjuration pour un dessein important à la gloire de Dieu et au salut du peuple, pour un devoir indispensable de maintenir la loi et les traditions de Moïse ; c'est-à-dire qu'ils font passer le plus grand de tous les sacrilèges pour un acte héroïque de religion. Ainsi, toutes les mesures prises, ils commencent à se déclarer, mais avec une violence, disons mieux, avec une

 

1 Joan., XI, 47. — 2 Ibid., XII, 19.  — 3 Sap., II, 12. — 4 Ibid.

 

furie qui n'eut jamais d'égale, parce que la passion s'était rendue la maîtresse de leur raison.

Voilà, mes chers auditeurs, le désordre de l'envie ; et c'est à vous que cette instruction s'adresse, à vous qui vivez au milieu de la cour où la Providence vous a appelés, mais où l'on sait assez que le péché dominant est l'envie. C'est à vous à profiter de cet exemple. Si je vous disais que l'envie est une passion lâche et honteuse, peut-être seriez-vous moins touchés de ce motif : mais quand je vous dis qu'elle est l'ennemie mortelle de votre Dieu, qu'elle fait mourir dans vos cœurs la charité par où Jésus-Christ y doit vivre ; pour peu que vous ayez de foi, en faut-il davantage pour vous la faire détester? Cependant il ne suffit pas de détester cette passion; le point essentiel est de vous garantir de ses surprises, et d'employer toutes les lumières de la grâce à en découvrir dans vous les mouvements secrets, parce que c'est la plus subtile de toutes les tentations. Une passion charnelle se fait aisément connaître; et, quelque dangereuse qu'elle soit pour nous corrompre, elle est incapable de nous tromper. Mais l'envie a mille déguisements, mille fausses couleurs, sous lesquelles elle se présente à notre esprit, et à la faveur desquelles elle se glisse imperceptiblement dans notre cœur. Or, dès qu'elle y est une fois entrée, il ne faut pas moins qu'un miracle pour la chasser, et vous n'ignorez pas combien ce miracle est rare. La grande maxime est donc de vous défier sur cela des prétextes les plus apparents, et en particulier du prétexte de l'émulation ; car s'il y a des émulations de vertu, il y en a de contention et de jalousie ; et l'expérience nous apprend que, pour une émulation légitime, il y en a cent de criminelles. Surtout, mes Frères, disait saint Augustin, n'exerçons jamais nos envies sous le prétexte de la piété, ou plutôt ne faisons jamais servir la piété à la plus basse de nos passions, qui est l'envie. Cette hypocrisie a été le premier mobile de la conspiration des Juifs contre le Sauveur. L'envie toute seule n'eût pas osé l'attaquer, la religion seule n'aurait eu que du respect pour lui ; mais l'envie autorisée de la religion, la religion corrompue par l'envie, c'est ce qui l'a fait mourir. Et, tout chrétiens que nous sommes, nous n'avons que trop à craindre le même désordre. Il ne faut qu'une passion d'envie pour anéantir dans nous tous les effets de la grâce. Avec cela nous avons beau faire les zélés, nous avons beau travailler pour Dieu, nous avons beau vouloir observer

 

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la loi, ce ver de l'envie infectera tout : pourquoi? parce que du bien même que nous ferons par ce principe, naîtront les dissensions, les animosités , les querelles , les schismes, les hérésies ; car ce sont là, mes chers auditeurs , les suites naturelles que l'envie traîne après soi ; et mille épreuves n'ont-elles pas dû nous l'apprendre? Passons plus avant.

La mort de Jésus-Christ résolue par l'envie de ses ennemis, ils ne cherchent plus qu'à s'assurer de sa personne. Judas les prévient, et, poussé d'une avarice la plus infâme dans son entreprise, la plus aveugle dans son commerce, la plus endurcie dans sa résolution , et la plus désespérée dans son issue, il s'engage, s'ils veulent traiter avec lui, à leur livrer entre les mains cet Homme-Dieu. Pouvons-nous mieux comprendre que par là jusqu'où le désir d'avoir est capable de porter une âme intéressée? Je dis poussé d'une avarice la plus infâme dans son entreprise ; car c'est un disciple, et un disciple comblé de faveurs, qui trahit son maître. Dans un esclave même, cette infidélité ferait horreur : qu'est-ce dans un ami, dans un confident, dans un apôtre? Chose étonnante ! dit saint Chrysostome : Judas venait d'être consacré prêtre, il venait de recevoir une puissance spirituelle et toute divine sur le corps et le sang de Jésus-Christ; mais au lieu de cette puissance surnaturelle, il en exerçait une autre toute sacrilège et pleine d'impiété. Par le sacerdoce où il venait d'être initié, il avait pouvoir de sacrifier sur les autels l'agneau de Dieu, et parla trahison qu'il commettait, il usait sur cette adorable victime d'un pouvoir diabolique, en l'immolant à la fureur des Juifs. Que pouvez-vous concevoir de plus monstrueux et de plus énorme? Mais si l'avarice de cet apôtre fut si infâme dans son entreprise, elle ne fut pas moins aveugle dans son commerce. Car quel aveuglement ! il vend pour trente deniers celui qui devait être la rédemption du monde entier. Si Judas eût eu un rayon de prudence, et seulement même de cette prudence réprouvée des enfants du siècle, il eût estimé le Sauveur, sinon ce qu'il valait, au moins ce qu'il pouvait le faire valoir. Voyant les Juifs déterminés à ne rien épargner pour le perdre, il eût profilé de leur haine, et leur faisant acheter bien cher la satisfaction de leur vengeance, il eût trouvé lui-même de quoi contenter son insatiable cupidité : mais la passion le troublait, et avait éteint toutes les lumières de son esprit. Ecoutez-le parler aux Juifs : Que voulez-vous me donner, leur dit-il, et dès aujourd'hui je vous le livre : Quid vultis mihi dare (1) ? Il s'en remet, remarque saint Jérôme, à leur discrétion, et il les prend eux-mêmes pour juges du mérite de Jésus-Christ : Christian quasi vile mancipium in ementium ponens œstimatione. Le prix ordinaire des esclaves, c'était trente deniers, et il s'en tient là. Ah ! perfide, s'écrie saint Augustin, que fais-tu ? Jésus-Christ veut te sauver aux dépens de sa propre personne, et tu le vends, tout Dieu qu'il est, pour une vile somme d'argent; il va donner sa vie pour toi, et tu le donnes lui-même pour rien. Mais Judas ferme les yeux à tout ; et l'aveuglement de son avarice le conduit à l'endurcissement et à l'obstination. En vain le Sauveur du monde met-il en œuvre les artifices de sa grâce pour le détourner de son dessein, en vain lui déclare-t-il confidemment que c'est lui qui le trahira, en vain lui prédit-il le malheur de sa réprobation, rien ne le touche ; il sort de la cène, il va trouver les princes des prêtres, il traite avec eux, il marche à la tête des soldats, il paraît dans le jardin, il approche de Jésus, le salue, l'embrasse, et par un baiser le fait connaître et le trahit. Amice, mon ami, ad quid venisti (2) ? que venez-vous faire? Osculo Filium Hominis tradis (3)! Quoi ! vous me saluez pour me trahir, vous m'embrassez pour me perdre ! C'est l'aimable reproche que lui fait le Sauveur du monde, mais tous les reproches du Sauveur du monde, et toute la douceur dont il les accompagne, ne font sur ce cœur avare et vénal nulle impression ; pourquoi? parce qu'il n'est rien de plus propre à nous endurcir que l'avarice. Quand elle domine une fois, plus d'amitié, plus de fidélité, plus d'humanité ; on oublie tous les devoirs, on s'accoutume aux plus honteuses lâchetés, on se fait une âme de bronze, pour résister aux plus vifs remords de la conscience et de l'honneur.

Ceci vous effraie dans l'exemple de Judas ; mais ne concevons point tant d'indignation contre ce disciple, que nous n'en réservions pour nous-mêmes. Car, voilà les effets que produit tous les jours dans nous une insatiable convoitise : elle nous rend durs et insensibles, non-seulement à la misère, mais à la ruine du prochain; elle nous jette dans un aveuglement d'autant plus criminel qu'il est volontaire, et d'autant plus mortel que nous l'aimons; elle nous fait commettre des indignités qui nous couvriraient pour jamais de confusion, sien nous les inspirant elle ne nous apprenait à

 

1 Matth., XXVI, 15. — 2 Ibid., 50. — 3 Luc, XXII, 48.

 

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n'en point rougir : Quid vultis mihi dare (1) ? Que me donnerez-vous? dit-on dans le monde; je dis dans le monde même où Ton paraît plus sensible à l'honneur, je dis dans les maisons des grands, et jusqu'à la cour; que me donnerez-vous? et je vous délivrerai de celui-ci, et je vous sacrifierai celui-là. En effet, avec cette espérance et dans cette vue de l'intérêt, point d'affaire qui ne passe, point d'innocence qui ne soit opprimée, point de violence et d'injustice qui ne soit soutenue. Dès qu'un homme a de quoi donner, il est en possession de tous les crimes, parce qu'il ne manque jamais de ministres déterminés à le servir, et qui lui disent sans cesse : Quid vultis mihi dare? Combien d'amitiés violées par les plus sordides conventions ? combien de maîtres vendus par l'avidité d'un domestique qui s'est laissé corrompre? combien de trahisons exécutées par l'entremise d'une femme à qui il fallait de l'argent, et qui, sans s'expliquer, ne disait néanmoins que trop haut : Quid vultis mihi dare ? Car, de quelque droiture que le monde se pique, vous savez si j'exagère; et parce que ce commerce d'iniquité est encore plus abominable lorsqu'il se pratique dans les choses saintes, et par des personnes consacrées, comme Judas, au ministère des autels, voilà, disait saint Bernard, ce qui fait aujourd'hui l'abomination de la désolation dans le temple de Dieu ; ce désordre de la simonie dont Judas a été l'auteur, puisque ce fut le premier dans le christianisme qui sut vendre, et nous apprit à vendre le spirituel et même le divin. De là tant d'abus dans les dignités et les bénéfices de l'Eglise, tant de permutations, de provisions, de résignations mercenaires, tant de pensions plutôt achetées qu'accordées. Commerce, poursuit saint Bernard,qui déshonore la religion , qui attire la malédiction sur les royaumes et sur les états, qui damne et les traitants et les négociants, avec ceux qui les autorisent. Car qu'est-ce, Chrétiens, dans le langage des Pères, que ces bénéfices? Le sang de Jésus-Christ; et ce sang de Jésus-Christ n'est-il pas tous les jours exposé, et, si j'osais user de cette expression, mis à l'enchère par tant de profanateurs qui en font trafic ? On ne s'en cache pas même : ce que la bienséance au moins obligerait à déguiser et à couvrir, passe maintenant pour une proposition honnête : Quid vultis mihi dare? Qu'avez-vous à me donner en échange ? de quoi pouvez-vous m'accommoder? que m'assurez-vous ? Commerce peut-être encore plus outrageux au Sauveur du monde

 

1 Matth., XXVI, 15.

 

que celui de Judas, puisqu'enfin Judas se repentit d'avoir ainsi vendu le sang de son maître, au lieu que ceux à qui je parle le font sans scrupule et avec la plus grande impunité. Or à quoi aboutit ce péché ? Souvent à un désespoir absolu du salut? au désespoir de réparer les désordres dont ces détestables négoces embarrassent, ou, pour mieux dire, accablent une conscience; au désespoir de faire les restitutions légitimes et nécessaires; au désespoir de se soumettre en cela aux lois rigoureuses de l'Eglise; et parla même au désespoir d'en obtenir jamais le pardon, et de trouver grâce auprès de Dieu. Car voilà l'issue qu'eut l'avarice de Judas : Infelix, dit saint Augustin, projecit pretium quo vendiderat Dominum, non agnovit pretium quo redemptus erat a Domino. Remarquez bien ces paroles, et jugez, en passant, si ce grand docteur a jamais douté que Jésus-Christ ne fût mort pour les réprouvés. Judas, par un sentiment de pénitence, jeta le prix pour lequel il avait vendu son Maître; mais par un excès de désespoir, il ne connut pas le prix salutaire dont son Maître l'avoir racheté : Non agnovit pretium quo redemptus erat a Domino. Telle est la destinée de tous les avares de la terre, qui, selon la réflexion de saint Grégoire, pape, ayant fait leur dieu de leur argent, ne peuvent plus mettre leur confiance dans un autre, tombent dans un oubli profond de la providence et de la miséricorde du vrai Dieu, désespèrent de se réconcilier jamais avec lui : et pour consommer leur réprobation, abandonnant malgré eux à la mort ce qui leur a fait renoncer pendant la vie leur Rédempteur, ne veulent pas même alors reconnaître le prix qu'il a offert pour eux, et qu'il ne tient qu'à eux de s'appliquer : Non agnovit pretium quo redemptus erat a Domino.

Mais il faut que la calomnie seconde la trahison de Judas , et il est temps de la voir agir, ou plutôt de l'entendre parler contre Jésus-Christ. Car c'est elle qui l'a accusé, c'est elle qui a rendu tant de faux témoignages contre cet Homme-Dieu ; les Juifs lui ont servi d'organe, mais c'est elle-même qui s'est expliquée par leur bouche. Entrons dans la salle de Pilate, et voyons avec quelle hardiesse elle avance les plus grossières impostures, avec quelle faiblesse elle les soutient, et de quels artifices elle use pour séduire et pour corrompre les esprits. Pilate, pressé par les ennemis du Sauveur, leur demande quel est donc le crime qu'ils ont à lui imputer; et ils se contentent de lui répondre que, si cet homme n'était pas

 

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coupable, ils ne l'auraient pas déféré à son tribunal. Remarque!, dit saint Augustin : Jésus-Christ passait dans toute la Judée pour un prophète envoyé de Dieu ; on ne parlait que de la sainteté de sa vie et de la grandeur de ses miracles; et ceux-ci prétendent que c'est un homme déjà condamné par la voix publique, dontles crimes sont si connus , que d'en douter même c'est leur faire injure. Langage ordinaire de la calomnie, qui ne s'énonce jamais plus hardiment que quand elle impose plus faussement, et qui, pour autoriser le mensonge, ne manque point de le proposer comme une évidence; au lieu que la vérité , toujours modeste ,  lorsqu'elle est iiK-iiie forcée à dire le mal, ne le dit qu'avec réserve, ne le dit qu'avec crainte, ne le dit qu'en gardant toutes les mesures d'une sage circonspection : pourquoi ? parce qu'elle n'accuse et qu'elle ne condamne que dans l'ordre de la charité.  Mais encore , reprend   Pilate , quel mal a-t-il fait? Quid enim mali fecit (1)? Ce qu'ils fait, c'est qu'il a voulu pervertir notre nation; c'est que nous l'avons trouvé semant parmi le peuple des maximes damnables, qui vont au renversement des mœurs. On eût dit, à en croire les Juifs, que Jésus-Christ était en effet un corrupteur et un séducteur; et toutefois on savait assez dans Jérusalem qu'il n'avait prêché que l'obéissance,   que l'humilité, que le renoncement  à soi-même. Calomnie non moins faible à soutenir ses impostures, qu'elle paraît hardie à les avancer. Car, quand il en faut venir à la vérification des faits, c'est alors que l'iniquité se dément elle-même ; on n'entend que les bruits confus d'une multitude passionnée, mais rien de positif ni de vraisemblable ; ils se déclarent tous pour témoins, mais leurs témoignages se détruisent les uns les autres. Pilate est surpris de voir tant d'emportement d'une part, et de l'autre si peu de preuves; mais c'est pour cela même, dit saint Chrysostome, c'est parce qu'il n'y a point de preuves, qu'il y a de l'emportement. Que font-ils donc? ils ont recours à l'artifice, et, préoccupant l'esprit   de  ce juge par   des   raisons d'état, ils déposent que Jésus-Christ, par une témérité punissable, a pris la qualité de roi, qu'il a des prétentions sur la monarchie des Juifs, que souvent il les a détournés de payer le tribut à César : accusations dont ils voyaient bien que le seul soupçon serait contre le Fils de Dieu un des plus forts préjugés. Et c'est aussi parla, que leur calomnie, quoique sans fondement, a tout le succès d'une légitime déposition.

 

1 Luc. XXIII, 22.

 

Je n'ai garde, Chrétiens, de m'étendre ici en de longues réflexions sur l'horreur d'un péché que vous détestez vous-mêmes, et que je sais être le dernier de tous les désordres où la passion pourrait vous porter. Mais si j'avais un reproche à vous faire, ce serait que, détestant pour vous-mêmes la calomnie, vous ne laissiez pas de la fomenter tous les jours dans les autres, de l'écouter favorablement, de lui donner créance, d'en aimer les discours malins, et d'en répandre les bruits scandaleux. Vous ne voudriez pas être auteurs de la calomnie ; mais combien de fois avez-vous autorisé les calomniateurs, en leur marquant de criminelles complaisances, en les faisant parler, en les excitant, en leur applaudissant, et vous rendant par là non-seulement fauteurs et complices, mais responsables de toutes leurs suppositions? Voilà, dis-je, ce que j'aurais à vous reprocher ; mais Dieu m'inspire aujourd'hui pour votre édification une morale plus chrétienne, fondée sur ce silence tout divin que garde le Sauveur du monde au milieu de tant d'imposteurs. Car, tandis qu'ils le chargeaient de calomnies, que leur répondait-il? Pas une parole, ni contre ses accusateurs, ni pour soi-même; ni contre ses accusateurs, silence de soumission aux ordres de son Père, et de charité envers ses ennemis; ni pour soi-même, silence de patience et d'humilité : Jesus autem tacebat (1). Quels mystères, mes chers auditeurs ! tâchons à les comprendre ; il est accablé de faux témoignages, ce Dieu-Homme, et il ne se plaint point de ceux qui les rendent contre lui, et il n'en appelle point au ciel pour être vengé de leur injustice; et, quoiqu'il le pût aisément, il ne se met point en devoir de les confondre. Silence si héroïque, que le Saint-Esprit en a fait un éloge particulier dans l'Ecriture : Qui cum malediceretur, non maledicebat (1). Mais pourquoi se tait-il de la sorte? Ah ! Chrétiens, pour établir cette maxime de son Evangile si surprenante, et si opposée à l'esprit du monde : Tenez-vous heureux quand les hommes se déclareront contre vous, qu'ils s'attacheront à vous décrier, qu'ils en diront tout le mal qu'un esprit aigri et envenimé leur inspirera : Beati estis cum maledixerint vobis, et dixerint omne malum adversum vos (3). Toute la nature devait se soulever contre cette vérité, et c'est pour cela qu'il fallait que le Sauveur la justifiât dans sa personne; car ce qu'il y a de moins supportable à l'amour-propre, c'est d'être accusé faussement, et de voir la calomnie

 

1 Matth., XXVI, 63. — 2 1 Petr., II, 23 — 3 Matth., V, 11.

 

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l'emporter sur notre innocence. Voilà ce qui nous révolte, ce qui nous jette quelquefois dans les plus violents transports ; mais ce sont ces transports que le Fils de Dieu a voulu réprimer : et comment? par un moyen que sa sagesse seule pouvait inventer, et qui est le miracle de sa grâce, savoir, en nous faisant une béatitude de la calomnie même, ne se contentant pas de nous dire : Modérez-vous, surmontez-vous, fortifiez-vous, consolez-vous ; mais ajoutant : Réjouissez-vous d'être calomniés et outragés : Gaudete et exultate (1). Notre raison aveugle et présomptueuse devait traiter cette maxime évangélique, sinon de folie, au moins d'illusion et de simplicité ; mais ce Dieu-Homme, dont le silence nous parle, veut aujourd'hui nous faire connaître que cette simplicité est la vraie sagesse, et que notre raison est sur cela condamnée par toutes les raisons éternelles. Il ne fait nulle plainte de ses calomniateurs; pourquoi? parce qu'il les envisage, dit saint Bernard, comme les exécuteurs des ordres de son Père, et comme les instruments que Dieu a choisis pour accomplir dans sa personne le grand ouvrage de la rédemption. Or, en cette qualité, il ne peut pas se plaindre d'eux ; et bien loin de s'élever contre eux, il se sent obligé même à les honorer, il déteste la calomnie, mais il en aime l'effet; et parce que l'exécution des arrêts de Dieu se trouve attachée à la calomnie qu'ils lui font, par respect pour ces arrêts divins il ne répond rien. Cette calomnie est la plus énorme de toutes les injustices ; mais il sait que Dieu doit tirer de cette injustice sa plus grande gloire et la plus sainte de toutes les justices ; et c'est pourquoi il garde un silence profond, adorant la justice de Dieu dans l'injustice des hommes. En un mot, il distingue, dans le péché des Juifs qui l'accusent, ce que Dieu veut, et ce que fait l'homme ; il a en horreur ce que fait l'homme, et il regarde avec vénération ce que Dieu veut; mais parce qu'il arrive que ce que Dieu veut est une suite de ce que fait l'homme, il n'invective point contre l'homme, pour ne point murmurer contre Dieu; il soutire l'un parce qu'il se soumet à l'autre, et il nous apprend ainsi la règle admirable du silence de soumission et de charité.

Voilà, mes chers auditeurs, ce qui engage aujourd'hui le Fils de Dieu à demeurer muet devant ceux qui l'oppriment; et voilà ce qui nous oblige nous-mêmes à ne rien dire en mille rencontres où l'on nous calomnie , et à

 

1 Matth., V, 12.

 

prier même pour ceux qui nous calomnient : Maledicimur et benedicimus , blasphemamur et obsecramus (1) ; On nous maudit, et nous bénissons, disait saint Paul ; on vomit contre nous des blasphèmes, et nous y répondons par des prières. Telle était, du temps de cet apôtre, la marque du christianisme, c'est par là que l'on discernait les fidèles; et quiconque ne vivait pas dans cette ferme pratique, de réprimer les saillies de sa langue, et de s'imposer au moins silence à l'égard de ses ennemis, de quelque perfection d'ailleurs qu'il se piquât, était censé n'être chrétien qu'à demi : pourquoi? parce qu'il n'agissait pas dans ces vues de foi et dans ces sentiments que la solide religion nous inspire, lorsqu'elle nous enseigne que ceux qui nous attaquent par la calomnie ou par la médisance sont ceux qui, dans l'ordre de la Providence ou du salut, doivent faire devant Dieu notre mérite et notre couronne. D'où saint Jacques concluait, parlant de quiconque n'était pas persuadé de ce principe, que, quelque apparence de religion qu'il eût, ce n'était qu'une religion imaginaire, plus propre à le tromper et à le séduire qu'à le sanctifier : Si quis putat se religiosum esse, non refrœnans linguam suam, sed seducens cor suum, hujus varia est religio (1).

Mais, me direz-vous, pourquoi Jésus-Christ, quelque déterminé qu'il fût à épargner ses faux accusateurs, ne parlait-il pas au moins pour sa légitime défense? Ah ! Chrétiens, voilà le prodige que la morale païenne, avec toute sa prétendue sagesse, n'a jamais connu. A ce silence de soumission et de charité, le .Fils de Dieu en ajoute un autre, que j'appelle un silence de patience et d'humilité. Pilate le presse de répondre aux accusations des Juifs : N'entendez-vous pas, lui dit-il, tout ce qu'on dépose contre vous? Non audis quanta isti adversum te dicunt testimonia (3)? Parlez donc ; et si vous êtes innocent, faites-le paraître. Mais à cela Jésus ne répliqua rien : Et non respondit ei ad illud verbum (4). Il était, ce semble, de la gloire de Dieu que la calomnie fût confondue. Il est vrai, reprend saint Bernard; mais il était encore plus de la même gloire qu'un juste calomnié demeurât dans le silence, et c'est pourquoi il se tait : Jesus autem tacebat (5). Il y allait de l'honneur de son ministère, que lui, qui avait prêché les vérités du salut, ne passât pas pour un corrupteur du peuple, je l'avoue; mais l'honneur de son ministère l'engageait encore

 

1 1 Cor., IV, 12. — 2 Jac, I, 26. — 3 Matth., XXVII, 13.— 4 Ibid., 14. — 5 Ibid., XXVI, 63.

 

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plus à pratiquer lui-même ce qu'il avait enseigné, savoir : d'abandonner sa propre cause; et c'est pour cela qu'il ne dit pas un seul mot : Jesus autem tacebat. L'intérêt de la religion voulait que lui, qui en était le chef et l'auteur, ne lût pas regardé comme un criminel, j'en conviens ; mais il n'était pas moins de l'intérêt de la religion que lui, qui en devait être l'exemple et le modèle, apprît aux hommes à faire le plus grand de tous les sacrifices, qui est celui de la réputation, et c'est ce qui lui ferme la bouche : Jesus autem tacebat. Il devait épargner à ses disciples la honte et l'opprobre d'avoir eu un maître séditieux, j'en demeure d'accord ; mais il aimait encore mieux leur laisser cette belle leçon, d'avoir eu un maître patient jusqu'à l'insensibilité et jusqu'à un entier oubli de lui-même ; et de là vient qu'il demeure muet : Jesus autem tacebat. Il se devait à lui-même la justification de sa vie et de sa conduite, surtout en présence de Pilate, lequel, étant étranger, ne pouvait pas le connaître, et qui, en qualité de juge, devait en faire son rapport à Rome; à Rome, dis-je, où il était si important à Jésus-Christ de n'être pas décrié, puisque c'était là que son Evangile devait être bientôt prêché, et qu'il voulait établir le siège de son Eglise; je le confesse : mais son Evangile devait être un évangile d'humilité; et son Eglise ne devant point avoir d'autre fondement que celui-là, il trouve sa vie mieux justifiée par son silence que par ses paroles; et cela fait qu'il ne parle point : Jesus autem tacebat.

Que ce silence, Chrétiens, nous dit de choses, si nous le savons bien pénétrer! Les Pères de l'Eglise demandent pourquoi le Sauveur du monde fut si constant à ne vouloir point se défendre, et ils en apportent diverses raisons. Saint Ambroise prétend qu'il en usa de la sorte, parce qu'il savait bien que ses ennemis étaient déjà résolus à le perdre, et que, quoi qu'il alléguât pour lui, il n'en serait pas cru. Mais s'il n'en eût pas été cru par ses ennemis, du moins Pilate, prévenu en sa faveur, et qui ne cherchait qu'à le sauver, aurait pu s'en prévaloir. La pensée de saint Jérôme est que le Fils de Dieu ne se justifia point, de peur que Pilate, qu'il voyait bien disposé, ne le renvoyât absous, et qu'ainsi la rédemption des hommes ne fût troublée et interrompue, parce que, selon l'ordre des décrets éternels de Dieu, cette rédemption dépendait de sa condamnation. Mais il me semble que c'est attacher les décrets de Dieu, et toute l'économie du salut des hommes, à une circonstance trop légère. Le sentiment de Théophylacte me parai! plus naturel, que Jésus-Christ ne voulut rien dire, parce qu'en parlant il n'aurait fait qu'irriter davantage ses accusateurs, qui, pour soutenir leurs premières calomnies, en auraient inventé de nouvelles, ce qui n'eût servi qu'à les rendre encore plus coupables. D'autres croient, avec saint Chrysostome, et cette opinion est la plus vraisemblable, que Jésus-Christ n'entreprit point de faire son apologie parce qu'il n'en avait pas besoin, parce que son innocence était manifeste, et que Pilate, son juge, en était lui-même convaincu. Mais de toutes les raisons, voici celle à quoi je m'attache : concevez-la bien, parce qu'elle doit nous instruire, et qu'elle se rapporte à nous. Car le Sauveur du monde ne se justifie point devant Pilate, pour nous apprendre à ne nous pas justifier nous-mêmes, mais à nous taire en mille occasions où nous ne pouvons nous expliquer sans troubler la paix et l'union ; pour condamner mille mouvements inquiets et passionnés que nous nous donnons tous les jours sur des sujets où nous croyons être innocents, lorsque nous ne le sommes pas ; pour les arrêter même quand nous le sommes en effet; pour nous faire abandonner notre cause à Dieu, lui disant avec son prophète : Tibi revelavi causam meam (1) ; pour modérer notre ardeur à poursuivre nos droits en plusieurs rencontres, où il est plus raisonnable de les céder: enfin, pour corriger en nous cette passion , qui nous est si ordinaire, de vouloir maintenir, quoi qu'il arrive, et faire valoir notre innocence; passion qui est le principe de tant de désordres : on croit toujours avoir raison ; et, par une erreur plus pernicieuse, on se persuade que, dès qu'on a raison, il faut éclater et résister. Or, de là les plus grands dérèglements du monde, de là mille fautes contraires à l'humilité chrétienne, mille emportements au préjudice de la vraie obéissance ; de là les révoltes contre les supérieurs, de là les ruptures entre les égaux, de là je ne sais combien d'autres scandales; parce qu'on n'a pas bien compris, dit saint Bernard, cette vérité, qu'il y a des temps et des conjonctures où l'on doit sacrifier à Dieu son innocence même. Belle leçon que nous fait le Sauveur du monde ! car, quelque bon droit et quelque raison que je puisse avoir, si c'est la foi qui me gouverne, comment aurais-je tant de chaleur à me justifier, en voyant qu'un Dieu ne se justifie pas? Est-il possible que je ne me rende pas à la force de cet exemple ? Je ne suis pas plus saint ni plus juste que Jésus-Christ;

 

1 Jerem., XX, 12.

 

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les choses dont on m'accuse ne sont pas plus atroces que celles qu'on a imposées à Jésus-Christ; on ne m'a point encore traité de scélérat ni d'infâme comme Jésus-Christ; ma réputation n'est pas d'une conséquence plus grande que celle de Jésus-Christ, et il n'est pas plus de l'intérêt de Dieu que mon innocence soit reconnue, que celle de Jésus-Christ. Soit donc que j'aie tort, ou que je ne l'aie pas, pourquoi ne serais-je pas prêt à renoncera tous mes droits quand Dieu le voudra, quand il sera question de souffrir pour lui, quand la nécessité ou sa volonté m'y obligeront? Et pourquoi n'aurais-je pas le courage de dire comme saint Paul : Mihi autem pro minimo est ut a vobis judicer, aut ab humano die (1) ? Accusez-moi, noircissez-moi, calomniez-moi, pensez de moi ce qu'il vous plaira: que m'importe de quelle manière vous en jugerez, pourvu que je sois jugé favorablement de Dieu? car je n'ai que faire de me justifier, sinon auprès de Celui qui me doit juger. Or, ce ne sont pas les hommes qui doivent être mus juges, c'est Dieu : Qui autem judicat me, Dominus est (2).

Mais revenons : si, pour l'accomplissement de ses adorables desseins, Dieu n'avait permis que l'infidélité des hommes allât dans la passion de Jésus-Christ jusqu'à l'excès, ce divin Sauveur, ainsi accusé et calomnié, eût pu se promettre tout de l'attachement du peuple, qui lui avait toujours été dévoué, et qui, selon l'Evangile, s'était souvent déclaré pour lui, jusqu'à faire trembler ses ennemis mêmes. Surtout Pilate, par son premier jugement, ayant remis aux Juifs le choix du criminel qui devait être délivré à la fête de Pâques, on ne pouvait douter que, malgré la rage des pharisiens, le peuple ne sauvât le Fils de Dieu. Cependant, Chrétiens, c'est ce peuple qui l'abandonne, par une inconstance aussi subite dans son changement qu'elle est violente dans les extrémités à quoi elle se porte. Inconstance la plus subite dans son changement ; car c'est six jours après la réception solennelle qu'ont faite à Jésus-Christ les habitants de Jérusalem, six jours après l'avoir proclamé roi d'Israël, six jours après l'avoir comblé d'éloges, en l'appelant Fils de David, en lui donnant mille bénédictions : Hosanna Filio David ! Benedictus qui venit in nomine Domini (3); c'est, dis-je, alors qu'ils se déclarent le plus hautement contre lui, et qu'ils poursuivent sa mort avec plus d'ardeur. Inconstance la plus violente dans les extrémités à quoi elle se porte, puisque tout à coup ils

 

1 1 Cor., IV, 3. — 2 Ibid., 4. — 3 Matth., XXI, 9.

 

vont jusqu'à lui préférer Barabbas, c'est-à-dire jusqu'à lui préférer un insigne voleur, et jusqu'à demander que celui qu'ils venaient de reconnaître pour leur Messie fût crucifié : Crucifigatur (1). Voilà le monde, Chrétiens; voilà les légèretés et les perfidies du monde; et néanmoins ce monde, si changeant et si perfide, c'est ce que nous aimons, et sur quoi nous nous appuyons; ceux mêmes qui passent parmi vous pour les plus versés dans la connaissance du monde, sont les premiers à s'y laisser tromper; ils en ont mille fois éprouvé l'infidélité, et, après tant d'épreuves, ils en sont toujours idolâtres : ils font là-dessus des leçons aux autres, ils sont éloquents à en parler; mais il y a toujours un certain charme qui les attache à ce monde qu'ils méprisent; et il semble que plus il est inconstant pour eux, plus ils s'opiniâtrent à être constants pour lui. Mais laissons-là les partisans du monde, et considérons-nous nous-mêmes. Voilà, mes chers auditeurs, ce qui nous arrive, lorsque, par des inconstances criminelles dans le service de notre Dieu, nous sommes tantôt à lui, et tantôt contre lui ; aujourd'hui pleins de zèle, et demain la lâcheté même; aujourd'hui chrétiens et religieux, et demain libertins et impies, renonçant à Dieu dans des circonstances toutes semblables à celles où le peuple juif renonça Jésus-Christ, c'est-à-dire immédiatement après l'avoir reçu dans nous comme notre Dieu, par la communion ; lui préférant un aussi indigne sujet que Barabbas, un vil intérêt ou un plaisir honteux, et, pour ce plaisir et cet intérêt, consentant qu'il meure, et, selon l'expression de l'Apôtre, qu'il soit tout de nouveau crucifié. Si saint Paul ne nous le disait pas, jamais pourrions-nous croire que le désordre de notre inconstance pût aller jusque-là?

Cependant, Chrétiens, dans un déchaînement si général et si injuste contre le Sauveur, à qui était-ce de prendre sa cause en main et de le défendre? A Pilate : mais c'est au contraire la politique de ce juge qui lui fait sacrifier l'innocent, et porter l'arrêt de sa condamnation. Qui l'eût cru? après avoir si hautement protesté qu'il ne voyait rien en quoi Jésus-Christ lût coupable, et par où il eût mérité la mort; après avoir fait tant d'efforts pour le retirer des mains de ses ennemis, Pilate enfin le livre aux Juifs : pourquoi? parce qu'il craint César dont il est menacé, et qu'au lieu d'écouter les reproches de sa conscience, il n'est attentif qu'aux intérêts de sa fortune. S'il

 

1 Matth., XXVII, 23.

 

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eût suivi les règles et les sentiments d'une justice inflexible et droite, il se fût élevé contre les Juifs, il se fût déclaré contre les accusateurs du Fils de Dieu, il en eût appelé lui-même à l'empereur, et au hasard de perdre la faveur du prince, il eût protégé le bon droit et l'innocence du Juste. Mais où trouve-t-on de ces   hommes   désintéressés,   et  combien  de courtisans vendraient encore ce qu'il y a de plus saint et de plus sacré, pour s'avancer ou pour se maintenir auprès du maître? Qu'ils lui rendent tous les hommages dus à sa grandeur, qu'ils s'attachent à sa personne, qu'ils respectent ses ordres, qu'ils s'empressent à lui plaire; je le veux, et ils le doivent, autant que la conscience et la loi de Dieu le permettent. Mais s'il faut trahir l'une et l'autre, s'il faut, pour ne pas blesser l'homme, offenser Dieu; pour ne pas s'attirer la disgrâce de l'homme, s'exposer à la haine de Dieu; ah! c'est alors que tout chrétien doit s'armer d'une sainte assurance, et fouler aux pieds tous les respects humains : c'est alors qu'il doit être déterminé à perdre tout et à se rendre l'objet de l'indignation publique, plutôt que de manquer à son Dieu, et à ce que demandent indispensablement de lui l'intérêt de son âme et l'équité. Ce n'est pas là néanmoins l'esprit de la politique du monde, de cette malheureuse politique qui nous fait avoir pour les grands une complaisance si aveugle; qui nous fait faire sans discernement tout ce qu'ils veulent, souvent même plus qu'ils ne veulent; et cela, aux dépens   de   nos   devoirs, les  plus essentiels. Ecueil funeste, où échoue toute la fermeté et toute la droiture de Pilate. Jusque-là il s'était comporté en juge intègre et sage : mais, au nom seul de César, il se trouble, il craint, il fait des réflexions, il est ébranlé, déconcerté, vaincu; et la conclusion est qu'il abandonne honteusement Jésus-Christ aux soldats, et qu'il laisse aux Juifs une pleine liberté d'exercer sur lui toute leur fureur : Tradidit Jesum voluntati eorum (1).

Ils ne diffèrent pas un moment; et c'est ici, Chrétiens, que vous allez voir l'humilité d'un Dieu, sa modestie, sa pudeur, sa sainteté outragée et profanée par l'insolence des hommes; car c'est l'insolence du libertinage qui met le comble aux souffrances de Jésus-Christ. Tunc milites prœsidis suscipientes Jesum in prœtorium, congregaverunt ad eum universam cohortem (2); Alors, dit l'évangéliste, les soldats de la garde de Pilate se saisirent de Jésus,

 

1 Luc, XXIII, 25. — 2 Matth., XXVII, 27.

 

le conduisirent dans le prétoire, c'est-à-dire dans la salle de l'audience ; et là, ayant assemblé autour de lui toute leur compagnie, ils le traitent d'une manière également brutale et impie : brutale, sans aucun sentiment d'humanité ; impie, sans aucun respect de religion. Je dis barbare et brutale : car quand Jésus-Christ eût été criminel, le voyant condamné à mort, ils devaient en avoir compassion; c'est un sentiment que la nature nous inspire, même pour les plus grands scélérats. Mais leurs cœurs deviennent plus durs que la pierre et que le bronze : ils doivent être les exécuteurs de son supplice, et par avance ils veulent se payer de leurs peines aux dépens de sa personne : c'est une victime qu'on leur a donnée à sacrifier, mais ils veulent la préparer au sacrifice de la croix par des cérémonies que leur seule brutalité était capable d imaginer. Que font-ils ? Tout condamné qu'il est, ils se mettent à l'insulter par des railleries sanglantes, ils le chargent d'injures et de blasphèmes; et lui ayant bandé les yeux, ils lui donnent des soufflets, en lui demandant quel est celui qui l'a frappé. Fut-il jamais un traitement plus cruel? mais en fut-il jamais un plus impie que de profaner, comme ils font, deux des plus augustes et des plus saintes qualités de ce divin Sauveur, celle de Christ et celle de roi? Ils le traitent de Christ par dérision, en l'obligeant à prophétiser : Prophetiza nobis, Christe (1). Ils en font un roi de théâtre, en lui donnant pour sceptre un roseau, en le revêtant de pourpre, en fléchissant devant lui le genou, et lui disant : Nous vous saluons, roi des Juifs : Ave, rex Judœorum (3). O mon Sauveur! fallait-il que votre royauté adorée dans le ciel fût ainsi violée sur la terre? fallait-il que cette onction sacrée de roi, de grand prêtre et de prophète, que vous exprimez par votre nom de Christ, et qui est la source de toutes les grâces et de toutes les bénédictions, servit d'objet à l'impiété et à l'irréligion?

Ce n'est rien néanmoins encore, j'ose le dire : et voici l'appareil d'un nouveau supplice dont on n'entendit jamais parler, et dont les lois les plus sévères ne nous ont jamais donné d'exemple. On en veut faire la première épreuve sur le Fils de Dieu. On lui prépare une couronne d'épines qu'on lui enfonce avec violence dans la tète. Le sang coule de toutes parts, et autant de pointes qui le percent font autant de blessures. Voilà comment la Synagogue a traité son roi ; voilà comment elle a

 

1 Matth., XXVI, 64. — 2 Ibid., XXVII, 29.

 

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traité votre roi et le mien ; voilà comment elle a traité le maître et le roi de toute la nature. Indignité que nous détestons ; mais tandis que nous la détestons dans les autres, que ne la détestons-nous dans nous-mêmes? Car, n'est-ce pas nous-mêmes, Chrétiens, qui cent fois en avons usé de la sorte à l'égard de Jésus-Christ? Mettons-nous en parallèle avec les soldats qui insultèrent ce roi de gloire : nous reconnaîtrons ce que nous faisons tous les jours, et ce que nous sommes ; car telle est l'idée des pécheurs et des impies du siècle. Saint Paul, écrivant aux Philippiens, leur disait qu'ils étaient sa couronne : Gaudiam meam et corona mea (1). Suivant la même règle, ne pouvons-nous pas dire que nous sommes la couronne de Jésus-Christ, mais une couronne de souffrances? Il attendait que de nos bonnes œuvres nous lui fissions une couronne d'honneur, et par nos iniquités nous lui en faisons une d'ignominie. Il se promettait de nous des fruits de grâce, de vérité et de vertu ; et il n'en recueille que des ronces et des épines. C'est ainsi, dit saint Bernard, qu'il est couronné de nos péchés ; mais du moins, ajoute le même Père, présentons-lui dans cet état l'hommage d'une sincère douleur et d'une vive componction : Egredimini , et videte, filiœ Sion, regem in diademate (2) ; Venez, filles de Sion, âmes rachetées du sang d'un Dieu ; venez, et voyez votre roi avec ce diadème sanglant que vous lui avez fait porter ; venez reconnaître vos infidélités, et les pleurer ; venez réparer par vos larmes et par les saintes rigueurs de la pénitence ce que vous lui avez fait souffrir par vos crimes : et après avoir appris comment le péché a fait mourir Jésus-Christ, apprenez comment Jésus-Christ a fait mourir le péché, et comment vous le devez faire mourir vous-mêmes : c'est la seconde partie.

 

DEUXIÈME  PARTIE.

 

C'est un principe et une vérité de foi, que comme la grâce de l'innocence et de la justice originelle sanctifiait l'homme tout entier, aussi l'homme tout entier a-t-il ressenti les pernicieux effets du désordre et de la corruption du péché. Il les a ressentis dans son corps, dans son esprit, dans sa volonté, et dans ses passions : dans son corps, par la révolte des sens et par leur mollesse ; dans son esprit, par l'orgueil ; dans sa volonté, par l'amour de l'indépendance; et dans ses passions, par leurs désirs aveugles et déréglés. Il fallait donc que

 

1 Philip., IV, 1. — 2 Cant., III, 11.

 

le Fils de Dieu ,  mourant pour détruire le péché, le fît mourir dans tout l'homme. Or, en effet, je dis qu'il l'a fait mourir dans le corps de l'homme, en nous inspirant par son exemple la mortification contre la sensualité et la mollesse. Je dis qu'il l'a fait mourir dans l'esprit de l'homme, en nous inspirant par son exemple l'humilité contre l'orgueil. Je dis qu'il l'a fait mourir dans la volonté de l'homme, en nous inspirant par son exemple la soumission contre l'amour de l'indépendance. Enfin, je dis qu'il l'a fait mourir dans les passions de l'homme, particulièrement dans la plus violente de toutes, qui est la vengeance, en nous apprenant par son exemple à pardonner les injures, et à rendre le bien pour le mal. Ceci me donnera lieu de vous le représenter encore en quatre états bien propres à vous toucher et à vous instruire. Suivez-moi toujours, s'il vous plaît.

Je me figure d'abord un chrétien sensuel, et esclave de cette concupiscence de la chair, qui est la source funeste du péché, ou plutôt esclave du péché même, qui est la suite comme infaillible de cette concupiscence de la chair, quand elle est fomentée par une vie molle et voluptueuse : et pour détruire en lui ce corps de péché, dont parle si souvent saint Paul, je lui produis le Sauveur du monde dans l'état où Pilate le présenta aux Juifs, quand il leur dit : Ecce homo ; Voilà l'homme : c'est-à-dire, je lui produis cet Homme-Dieu tout couvert de plaies et déchiré de coups, tel qu'il parut après sa flagellation. Les évangélistes ne nous disent point quelle fut la mesure  ou l'excès de ce supplice : ils nous le laissent à conjecturer ; mais cette conjecture que nous en avons, peut-être surpasse-t-elle tout ce qu'ils nous en auraient appris ; car Pilate, ne pouvant contenter la haine du peuple, trouva enfin un expédient pour la satisfaire, et ce fut de condamner Jésus à être fouetté. Voilà par où nous devons juger de ce que souffrit le Fils de Dieu. Ce peuple était transporté de fureur, et il n'y avait que le sang de cette victime qui le pût apaiser; il demandait ce sang avec instance, et Pilate voulait qu'il fût content. De là concluez avec quelle rigueur on le traita. Quand on nous rapporte sur ce point les révélations de certaines âmes pieuses et saintes, elles nous semblent quelquefois des exagérations, et à peine font-elles quelque impression sur nous. Mais quand je dis que le Sauveur du monde fut mis, par le commandement de Pilate, dans un état où la cruauté de ses ennemis, quelque impitoyable qu'elle fût, eut de quoi être satisfaite, n'en

 

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dis-je pas autant et plus même qu'il ne faut ? Pourquoi les évangélistes ne sont-ils pas entrés là-dessus dans un plus grand détail? Ah! répond saint Augustin, parce que l'évangéliste de l'Ancien Testament, Isaïe, s'en était déjà suffisamment expliqué pour eux. Qu'en a donc dit ce prophète? Des choses, Chrétiens, qui vont au delà de toutes nos expressions ; savoir, que Jésus-Christ, après cette cruelle flagellation, n'avait plus la ligure d'homme : Vidimus eum, et non erat aspectus (1) ; qu'il faisait horreur à voir, et qu'on l'aurait pris pour un lépreux frappé de la main de Dieu : Quasi leprosum et percussion a Deo (2). Car ce n'est point par application ni par figure, mais dans le sens littéral de la prophétie, que ce texte d'Isaïe se rapporte à Jésus-Christ.

C'est dans cet état que je le propose aux pécheurs du siècle, avec ces paroles si touchantes et si capables d'attendrir les cœurs même les plus endurcis : Ecce homo (3); Le voilà, Chrétiens, cet homme que vous adorez comme votre Dieu, et qui l'est en effet; le reconnaissez-vous? c'est vous qui l'avez ainsi défiguré, vous qui l'avez ainsi meurtri et ensanglanté. Ne vous en défendez point; car il s'en déclare lui-même, et il en doit être cru : Supra dorsum meum fabricaverunt peccatores (4). Il nous fait entendre que ce sont les pécheurs qui ont déchargé sur lui leurs coups, et n'êtes-vous pas de ce nombre? C'est donc à vous que ce reproche s'adresse. Oui, c'est par vous et pour vous que sa chair innocente et virginale a été immolée dans ce sacrifice de douleur. Sans parler d'un million de désordres dont je ne veux pas ici vous retracer l'idée, c'est pour vos délicatesses, c'est pour ces attachements indignes à servir votre corps, à l'engraisser, à l'idolâtrer, à lui donner tout ce qu'il demande , et plus qu'il ne demande; c'est pour ces recherches affectées de toutes vos aises, pour ces soins outrés de votre santé aux dépens des devoirs les plus essentiels de la religion, pour ces dispenses que vous vous accordez au préjudice des lois de Dieu et de son Eglise, pour cette oisiveté criminelle, pour ces divertissements sans mesure, pour cette horreur de la vraie pénitence, pour cette vie des sens, si contraire à la raison même, et qui entretient dans vous le règne du péché, c'est, dis-je, pour tout cela que Jésus-Christ est devenu un homme de douleurs. Car si votre chair avait été soumise à Dieu, jamais

 

1 Isa., LIII, 2. —2 Ibid., 4. — 3 Joan., XIX, 5. — 4 Psal., CXXVIII, 3.

 

la sienne n'eût été livrée aux bourreaux. Ecce homo : Voilà l'homme établi de Dieu comme notre chef, et a qui il faut, par nécessité, que nous soyons unis en qualité de membres vivants. Or, entre les membres et le chef, il doit y avoir de la proportion ; et c'est une chose monstrueuse, dit saint Bernard, que de voir des membres délicats sous un chef couronné d'épines. Quand le chef souffre, tous les membres souffrent par sympathie; et s'il y en a quelqu'un qui ne souffre pas, c'est un membre gâté et corrompu. Ecce homo : Voilà l'homme à l'image duquel Dieu nous a prédestinés, et auquel il faut, par conséquent, que vous vous rendiez semblables, ou que vous soyez réprouvés de Dieu. Car, de quelque condition que vous puissiez être, il n'y a point de milieu entre ces deux termes, la conformité avec Jésus-Christ souffrant, ou la réprobation éternelle; et de quelque espérance que l'on vous flatte , il faut que vous choisissiez l'un de ces deux partis, puisqu'il est certain que jamais Dieu ne relâchera rien de la rigueur de cette loi : Quos prœscivit et prœdestinavit conformes fieri imaginis Filii sui (1). Voilà l'homme : Ecce homo ; l'homme dont saint Paul veut que vous fassiez paraître la vie dans vos personnes. Il ne se contente pas que vous la fassiez paraître aux anges et à Dieu même dans l'intérieur de vos âmes; il veut que vous la fassiez paraître extérieurement, et que vos corps en portent les caractères sensibles. Or, cela ne se peut faire que par la mortification de la chair; et de la vient que ce grand apôtre voulait que nos corps fussent continuellement revêtus de cette sainte mortification : Semper mortificationem Jesu in corpore nostro circumferentes (2); en sorte, disait-il, que la vie de Jésus, qui n'a été que mortification, paraisse dans nous comme en autant de sujets qu'elle doit vivifier et animer : Ut et vita Jesu manifestetur in corporibus nostris (3). Car, il y a de la contradiction qu'un corps nourri dans les délices, et qui n'a aucun usage de la pénitence chrétienne, représente ce Jésus, qui vient d'éprouver à la colonne un traitement si rigoureux. Ecce homo : Voilà l'homme dont la chair, quelque mortifiée qu'elle ait été par les cruautés qu'on a exercées sur elle, demande encore, pour la perfection de ses souffrances, quelque chose qui lui manque, et sans quoi tout ce qu'elle a souffert n'est de nul effet pour nous devant Dieu. Or, ce qui lui manque, c'est ce qui nous reste à accomplir nous-mêmes. Mais où

 

1 Rom., VIII, 29. —2 2 Cor., IV, 10. — 3 Ibid.

 

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l'accomplir? dans le cœur, dans la propre volonté, dans le retranchement des désirs? Peut-être en voudrions-nous demeurer là; mais ce n'est point assez : car saint Paul qui l'entendait mieux que nous, et qui n'avait pas plus besoin de pénitence, se faisait un devoir indispensable de l'accomplir dans sa chair : Adimpleo ea quœ desunt passionum Christi in carne mea (1). Motif admirable pour nous faire aimer la mortification des sens, de l'envisager comme le supplément, ou, pour mieux dire, comme l'accomplissement des souffrances du Sauveur. Motif puissant pour nous soutenir dans l'exercice de cette vertu, de considérer que la mortification de nos corps, quand nous la pratiquons, n'est pas tant notre mortification que la mortification de Jésus-Christ même : Semper mortificationem Jesu in corpore nostro circumferentes (2). Car si c'était la mienne, dit saint Chrysostome, quelque nécessaire que je la conçoive, j'en aurais du mépris; mais étant celle de Jésus, le moyen que je ne l'aime pas et que je ne l'honore pas?

Tel est, Chrétiens, le premier ennemi du salut de l'homme, que le Fils de Dieu a détruit par sa passion, la mollesse de la chair. Il y en avait un autre encore plus dangereux, c'est l'orgueil de l'esprit, l'ambition de s'élever et de se faire grand ; l'entêtement, si j'ose parler ainsi, d'une gloire mondaine, à laquelle on croit non-seulement pouvoir, mais devoir tout sacrifier. Il fallait terrasser ce monstre qui s'opposait à Dieu : et qu'a fait pour cela l’Homme-Dieu? Ah ! Chrétiens, suivez-le dans sa marche depuis le prétoire jusqu'au lieu de son supplice, et contemplez-le dans l'abîme d'humiliation où il paraît aujourd'hui à la face du ciel et de la terre; c'est-à-dire chargé de sa croix, conduit au Calvaire comme un criminel, accompagné de deux voleurs, escorté de soldats, de gardes, de bourreaux, et traîné par les rues de Jérusalem dans cet appareil ignominieux. Surtout souvenez-vous que c'est Celui devant qui les anges tremblent, et qui n'a point cru que ce fût une usurpation de se dire et d'être égal à son Père. Voilà, dit saint Chrysostome, le dernier abaissement où pouvait être réduit un Dieu; et moi j'ajoute : Voilà le dernier et le souverain remède qui devait guérir l'orgueil de l'homme. Prenez garde : le Sauveur des hommes, pour s'abaisser aux yeux du monde, avait fait des démarches bien étonnantes; et le Saint-Esprit, pour nous en donner une juste idée, les compare à des pas de géant:

 

1 Coloss., I, 24. — 2 2 Cor., IV, 10.

 

Exultavit ut gigas (1). La première, qui fut celle de son incarnation, avait été jusqu'à l'anéantissement: Exinanivit semetipsum (2). Mais dans cet anéantissement, il n'avait pas laissé de trouver encore des degrés de profondeur à descendre : car, outre qu'il s'était fait homme, il avait voulu naître enfant; outre qu'il était né enfant, il avait pris la forme de serviteur et d'esclave; outre qu'il s'était fait esclave, il s'était revêtu des apparences et des marques du pécheur : pécheur, esclave , enfant, tout cela, dit Zenon de Vérone, c'étaient les surérogations infinies de l'adorable mystère d'un Dieu incarné. Cette parole est bien remarquable. Mais son humilité, ou plutôt son zèle pour détruire notre orgueil, le porte encore plus loin en ce jour. Il veut être mis au rang des scélérats, et des scélérats condamnés par la justice humaine : il veut, dans cette qualité, essuyer tout l'opprobre du supplice le plus honteux, et cela au milieu de sa nation, dans la capitale de son pays, le jour de la plus grande solennité, au lieu le plus éminent de la ville ; il veut y être mené en pompe, et vérifier l'oracle de Jérémie, qu'il sera rassasié d'outrages et d'affronts : Saturabitur opprobriis (3). Ce qui me paraît plus surprenant, c'est qu'il fait tout cela sans se mettre en peine du scandale des Juifs, ni du mépris des Gentils ; prévoyant que les premiers ne voudront jamais reconnaître un Messie crucifié, et que les autres le traiteront de fou et d'insensé : Judœis scandalum, Gentibus stultitiam (4). Il n'importe : que le Juif s'en scandalise, et que le Gentil s'en moque, ce Dieu , si grand par lui-même, veut être donné en spectacle aux anges et aux hommes; je dis, en spectacle de confusion : car quelle confusion pour lui, quand on le chargea de ce bois infâme, l'objet de la malédiction et de l'exécration du peuple ! quelle confusion, quand il fallut sortir en cet état, et se faire voir dans la place publique !

Ah ! Chrétiens, nous avons maintenant de la vénération pour tous ces mystères, et la foi, qui nous apprend que ce sont les mystères d'un Dieu Sauveur, efface les affreuses idées qu'on devait alors s'en former. Quand nous voyons aujourd'hui les princes et les monarques fléchir les genoux devant ce bois, qui a été l'instrument de notre salut, bien loin d'avoir peine à l'honorer, nous nous sentons portés à lui rendre le devoir de notre religion. Mais à ce triste jour où nous nous représentons un Dieu soutirant, que pensait-on de la croix

 

1 Psalm., XVIII, 6. — 2 Philip., II, 7. — 3 Thren., III, 30. — 4 1 Cor., I, 23.

 

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et de celui qui la portait? Je rougirais de vous le dire, et je vous le laisse à juger. Ce que je sais, c'est que Jésus-Christ conçut l'infamie de ce supplice avec un tel sentiment d'horreur, que, si sa raison y eût consenti, il aurait renoncé au dessein de nous racheter, plutôt que de nous racheter à ce prix. Il en fit même la proposition à son Père, quand il lui dit : Pater mi, si possibile est, transeat a me calix iste (1) ! Ah ! mon Père, s'il était possible que ce calice passât et s'éloignât de moi ! Mais l'arrêt en est prononcé : et il se le prononça à lui-même au même temps qu'il faisait cette prière, soumettant sa volonté, et acceptant toute la confusion de sa croix.  Celait   ainsi  qu'il   fallait   faire mourir l'orgueil des hommes. Or, c'est ce que font souverainement, efficacement et sensiblement les humiliations du Sauveur. Car, qu'un chrétien adore  un   Dieu  humilié,  et,  selon l'expression de saint Paul, un Dieu anéanti, et qu'en même temps il soit lui-même entêté des vaines grandeurs du monde ; qu'il ne cherche qu'à s'élever, qu'à se distinguer, qu'à paraître ; que toutes ses réflexions, toutes ses vues, tous ses desseins ne  tendent qu'à  contenter son ambition, et cela sans mesure et sans égard ; sans mesure, voulant toujours accroître sa fortune, toujours monter à un plus haut rang, toujours s'attirer de nouveaux honneurs ; sans égard, ni à la droiture et à la bonne foi, ni à l'équité et à la justice, ni à sa conscience et à son salut;  sacrifiant tout à sa  passion,  les intérêts de Dieu, les intérêts du prochain, les intérêts de son âme ; ayant des délicatesses infinies sur ce qui lui est dû, ou sur ce qu'il croit lui être dû,  et n'étant jamais disposé à se relâcher du moindre de ses droits, ni à pardonner la moindre injure : qu'un chrétien, dis-Je, ait le cœur plein de ces sentiments ; qu'il se fasse de ces maximes des règles de conduite, et qu'avec cela il puisse se présenter devant son  Dieu sans rougir et sans se confondre, c'est, mes Frères, dit saint Bernard, ce qui me semble impossible. Sentant qu'il est superbe, il ne peut plus ni invoquer Dieu, ni se confier en Dieu ; et, s'il le fait, ce n'est qu'en se disant intérieurement à lui-même : Je suis un hypocrite; car j'invoque un Dieu qui ne m'a sauvé qu'en s'abaissant au-dessous de tous les hommes ; et cependant je ne cherche devant les hommes que l'élévation et la grandeur : j'établis ma confiance dans ses opprobres; et dans la pratique je les déteste et je les fuis, ces mêmes opprobres : qu'est-ce que cela, sinon

 

1 Matth., XXVI, 39.

 

hypocrisie et contradiction ? Or, la reconnaître, cette contradiction, cette hypocrisie, et se trouver là-dessus dans la nécessité de se condamner, c'est ce que j'appelle la destruction de l'orgueil dans un chrétien. Avançons.

Le Sauveur du monde arrivé au Calvaire, on dispose la croix, on l'y étend ; et c'est ici que vous allez voir un troisième ennemi du salut de l'homme, je veux dire le libertinage de la volonté vaincu par l'obéissance héroïque de cet Homme-Dieu. De ces principautés et de ces puissances dont Jésus-Christ, selon la parole de saint Paul, que j'ai déjà rapportée, triompha sur la croix, et qu'il désarma , quelle était la plus fière et la plus orgueilleuse? demande saint Augustin. C'était, répond ce saint docteur, la volonté de l'homme : cette volonté ennemie de la sujétion, cette volonté qui veut toujours être maîtresse d'elle-même, qui suit en tout son penchant, ne cherche qu'à s'émanciper et à se licencier, et qui pour cela se révolte sans cesse contre la loi et contre le devoir. Voilà cette puissance qu'on pouvait justement nommer la principauté du monde, puisqu'elle y régnait au préjudice de Dieu même. Or apprenez, Chrétiens, comment elle a été vaincue par Jésus-Christ dans le mystère de son crucifiement. Ce divin Sauveur est attaché à la croix, et il se soumet à y mourir. Ce n'est pas seulement, remarque saint Chrysostome, par un motif de charité, ce n'est pas par le seul zèle de glorifier son Père, ce n'est pas par un simple désir de sauver les hommes, mais par obéissance : Factus obediens (1) ; et par la plus rigoureuse obéissance : Usque ad mortem, mortem autem crucis. Or, quand je dis par obéissance , je dis par un commandement exprès du ciel; je dis par obligation, par nécessité, par l'engagement d'une volonté qui n'est plus à elle-même, et qui n'a plus aucun droit sur ses actions : car l'obéissance comprend tout cela. Je sais que les théologiens et les Pères nous enseignent que cette obéissance du Fils de Dieu fut volontaire dans son principe, que l'ordre de mourir ne lui fut donné que parce qu'il le voulut accepter, que ce fut lui-même qui pria son Père de le lui imposer, et qu'il était libre d'en demander dispense. Je conviens de toutes ces vérités ; mais ce que je trouve encore de plus admirable, c'est que, pouvant de lui-même choisir ou ne pas choisir le supplice de la croix, il ait voulu qu'il lui fût marqué et ordonné; que, pouvant se faire dispenser de ce précepte , il ait voulu l'accomplir

 

1 Philip., II, 8

 

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dans toute son étendue. Ce n'est pas tout : non-seulement il est crucifié par obéissance à son Père, mais par obéissance aux hommes, et aux plus indignes de tous les hommes, qui sont ses bourreaux et ses persécuteurs. Ces ministres d'iniquité en disposent comme il leur plaît : qu'ils parlent, il exécute : que la cruauté leur inspire une nouvelle manière de l'attacher à l'instrument de sa mort, il leur présente ses mains et ses pieds pour être percés de clous. Il n'y a qu'un seul point sur quoi il refuse de les écouter. Car, s'ils lui reprochent que, ayant sauvé les autres, il ne peut se sauver lui-même , s'ils le défient de descendre de la croix, s'ils lui demandent cette preuve de sa divinité, et s'ils lui promettent, après ce témoignage, de croire en lui, il préfère à de si belles espérances le mérite de l'obéissance. Bien loin de descendre de la croix parce qu'il est Fils de Dieu, c'est pour cela même qu'il n'en descend pas, dit saint Bernard, puisque, étant Fils de Dieu, il doit et il veut obéir à Dieu. Il aime mieux passer pour faible, et ne donner nulle marque de sa vertu toute-puissante, que de la faire connaître par des miracles de sa propre volonté. Il aime mieux, en demeurant dans l'état de dépendance où il s'est réduit, laisser périr ces infidèles, que d'en sortir pour les convaincre, et pour les toucher.

Or, de là qu'apprenons-nous, ou que devons-nous apprendre? Deux choses essentielles, et qui vont à l'anéantissement de notre volonté propre; savoir, la nécessité de l'obéissance et la mesure de l'obéissance. La nécessité de l'obéissance, puisque c'est par elle que s'accomplit aujourd'hui notre salut : non, Chrétiens, ce n'est point précisément par la croix, mais par l'obéissance de la croix. La croix toute seule ne nous a pas sauvés ; il a fallu que l'obéissance lui donnât le prix qui a fait notre rédemption. En vain donc prétendons-nous pouvoir nous sauver par une autre voie. Faites des miracles, pratiquez toutes les austérités de la pénitence chrétienne, convertissez tout le monde : si ce n'est pas dans l'ordre d'une entière soumission à Dieu et à son Eglise, tout votre zèle, tous vos miracles, toutes vos austérités et vos pénitences ne sont rien. Car, comme disait le prophète Samuel, l'obéissance vaut mieux que tous les sacrifices, et tous les sacrifices sans l'obéissance ne peuvent être devant Dieu de nulle valeur. Obéissance, Chrétiens, non-seulement à Dieu, mais aux hommes revêtus de l'autorité de Dieu, fussent-ils d'ailleurs les plus imparfaits, fussent-ils même les plus vicieux : Non tantum bonis et modestis, sed etiam dyscolis (1). En effet, Seigneur, à qui ne dois-je pas obéir pour vous, quand je vous vois obéir pour moi à des sacrilèges et à des déicides? Obéissance jusqu'à la mort, et, s'il était nécessaire, jusqu'à la mort de la croix : Usque ad mortem , mortem autem crucis (2); c'est-à-dire sans exception et sans restriction. Car telle est la mesure de l'obéissance d'un chrétien ; et s'il y a une chose que notre obéissance ne renferme pas, et à laquelle elle ne soit pas préparée, c'est une obéissance que Dieu réprouve. Cette obéissance parfaite est héroïque; mais, après tout, ce n'est point trop pour nous sauver, et Dieu ne mérite ni ne veut rien de moins. Comprenons ce que c'est que Dieu et ce que vaut le salut éternel, nous ne serons plus surpris de tout ce que Dieu peut exiger de nous.

Il restait encore un ennemi que Jésus-Christ devait surmonter, c'est la passion de la vengeance. Rien de plus naturel à l'homme que cette passion, et rien de plus contraire aux sentiments de l'homme que le pardon des injures. Dans tout le reste, dit saint Augustin, notre religion ne nous prescrit rien en matière de mœurs qui ne soit évidemment raisonnable et juste : mais quand elle nous ordonne d'aimer jusqu'à nos persécuteurs, il semble qu'elle entreprenne alors sur notre raison; et, tout soumis que nous sommes à cette loi, nous avons de la peine à ne la pas condamner : Cum vero legitur : Diligite inimicos vestros, et benefacite his qui oderunt vos, tunc ipsa pene accusatur religio. C'est néanmoins cet amour des ennemis qui nous fait proprement chrétiens; et, selon Tertullien, c'est en cela que consiste le caractère de notre sainteté : Ita jubemur inimicos diligere, ut haec sit perfecta et propria bonitas nostra. Il fallait donc, pour établir solidement le christianisme, faire mourir tout désir de vengeance. Or, il n'y avait qu'un Dieu, et un Dieu mourant dans la plus injuste persécution , qui put en venir à bout; et c'est ce qu'il a fait sur la croix , qui fut comme le théâtre de sa charité. On dirait qu'il n'y est monté que pour triompher de ce démon. La première parole qu'il y prononce, c'est en faveur de ceux qui le crucifient : Pater, dimitte illis (3). Il ne pense point à ses apôtres, il ne pense point aux fidèles de Jérusalem, il ne pense pas même encore à sa sainte Mère, ni à son bien-aimé disciple; mais il pense à ses

 

1 1 Petr., II, 18. — 2 Philip., II, 8. —3 Luc, XXIII, 34.

 

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bourreaux, mais il pense à ses calomniateurs ; et comme s'il leur devait la préférence clans son cœur, il veut qu'ils aient la première place dans son testament : Pater, dimitte  illis. Se contente-t-il de leur pardonner? Non. Ne fait-il qu'oublier les outrages qu'il en a reçus? Ah! répond saint Chrysostome, c'est trop peu pour lui, parce qu'il ne veut pas que ce soit assez pour nous.  Il les aime, il prie pour eux, il tâche à les justifier auprès de son Père, il répand sur eux ses grâces les plus spéciales et ses plus abondantes miséricordes, il les convertit, il en fait des prédestinés; et cela, lors même qu'ils sont plus animés contre lui, et au moment  même qu'ils le comblent de malédictions. Voilà quelle fut la charité de cet Homme-Dieu. Oui, mes Frères, il a aimé ses bourreaux : c'était bien les aimer, dit saint Grégoire, pape, que de vouloir les réconcilier avec son Père; car il ne pouvait les réconcilier avec son Père, sans les réconcilier avec lui-même. Il a prié pour eux; et, ce qui est plus étonnant, il s'est servi de ses plaies et des blessures qu'ils lui faisaient pour plaider leur cause  auprès de Dieu. O charitas admiranda, s'écrie le grand Hildebert, archevêque de Tours, dum clavis matribus, dum lancea lateri, dum fel ori admoveretur, et manns, et latus, et os agebant pro inimicis ! O prodige d'amour! pendant que les Juifs perçaient de clous les mains du Sauveur, pendant qu'ils ouvraient son sacré côté avec une lance, qu'ils abreuvaient sa bouche de fiel ; et sa bouche, et ses mains, et son côté demandaient grâce pour ces infidèles ! Il a excusé leur crime : Pater dimitte illis, non enim sciunt quid faciunt ; et quoiqu'au  fond leur ignorance fût inexcusable, il l'a employée pour diminuer la grandeur et l'énormité de l'attentat qu'ils commettaient. Que n'aurait-il pas fait, Chrétiens, si cette ignorance eût été entièrement involontaire? Il a répandu sur eux les grâces les plus spéciales et les plus abondantes miséricordes,   ne considérant pas, dit  saint Augustin, que c'était par eux qu'il souffrait, mais .que c'était pour eux : Non enim attendebat quod ab ipsis patiebatur, sed quia pro ipsis moriebatur.

Après cela, mon cher auditeur, il prétend avoir droit de vous adresser ces paroles, et de vous faire cette loi : Ego autem dico vobis : Diligite inimicos vestros (1); pour moi je vous dis : aimez vos ennemis. Je vous le dis, et, sans me contenter de vous le dire, je vous l'apprends par mon exemple, qui doit être pour

 

1 Matth., V, 44.

 

vous l'exemple le plus convaincant et le plus touchant. Vous voulez vous venger : mais ai-je été vengé? ai-je demandé à l'être? On vous a offensé : mais l'avez-vous été plus que moi? l'avez-vous été autant que moi? voyez ma croix, elle vous instruira. Dans le rang que vous tenez, une injure vous doit être sensible : mais vous doit-elle être plus sensible, ou aussi sensible qu'à moi? car qu'êtes-vous, et qui suis-je? C'est par une malignité affectée et par un dessein prémédité que cet homme s'est tourné contre vous; mais par quel dessein mes persécuteurs ont-ils conjuré ma ruine, et avec quelle fureur l'ont-ils poursuivie? C'est un outrage que vous ne pouvez pardonner, et qu'on ne pardonne jamais dans le monde : mais j'ai pardonné ma mort. Celui dont vous avez reçu cet outrage est indigne de toute grâce: mais en suis-je indigne, moi, qui m'intéresse pour lui? et est-ce lui-même, ou n'est-ce pas moi, que vous devez envisager dans le pardon que vous lui accorderez? Ainsi, Chrétiens, de quelque prétexte que votre vengeance puisse se couvrir, il y a dans ce Dieu Sauveur de quoi la confondre; il y a de quoi en réprimer, de quoi en étouffer tous les sentiments.

Finissons. Voilà donc le péché détruit par la croix; mais, hélas! mes chers auditeurs, combien de fois l'avons-nous ressuscité, et combien de fois l'allons-nous faire revivre? C'est l'ennemi de Dieu, et son ennemi capital ; il a fait mourir Jésus-Christ : cela seul ne vous le doit-il pas faire connaître , ce monstre abominable, et n'est-ce pas assez de le connaître pour le haïr souverainement? Allez, pécheur, allez au pied de la croix ; contemplez-y le douloureux mystère de la passion de notre Sauveur; comptez, si vous le pouvez, tous les coups qu'il a reçus, toutes les plaies dont il est couvert, toutes les épines qui lui percent la tète, toutes les gouttes de sang qu'il a répandues; et demandez-lui, avec le Prophète, qui l'a frappé de la sorte, et qui l'a ainsi traité? Vous entendrez ce qu'il vous répondra : que c'est le péché, que c'est votre péché, que c'est vous-même. Moi, Seigneur, moi l'auteur de votre sanglante passion ! et je n'en suis pas pénétré, saisi de douleur! et je pourrais regarder encore d'un œil tranquille et indifférent, je pourrais encore aimer le péché qui vous a donné le coup de la mort! De plus, mes Frères, si le péché est le capital ennemi de Dieu, Dieu n'est pas moins son ennemi; s'il a fait mourir Jésus-Christ, Jésus-Christ l'a fait mourir lui-même. Mais qu'en a-t-il pour cela

 

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coûté à ce divin Rédempteur? Le pouvez-vous ignorer? et si vous l'ignorez, tant de blessures ouvertes sur son corps ne sont-elles pas autant de bouches qui vous le disent hautement et qui vous le crient? Or, voulez-vous ranimer contre  lui l'ennemi qu'il a terrassé? voulez-vous vous rengager dans un esclavage dont il vous a délivrés à si grands frais? voulez-vous lui susciter de nouveaux combats, l'exposer à de nouvelles souffrances, l'attacher à une nouvelle croix? N'avez-vous point d'autres sentiments à prendre en ce jour de pénitence et de conversion? Ah! Seigneur, pénitence et conversion , c'est là que je m'en tiens : mais conversion sincère, solide, efficace; mais pénitence constante et durable. Vous avez vaincu le péché; j'en triompherai   comme vous  et  par vous. Vous l'avez vaincu par le supplice de la croix; j'en triompherai par les salutaires rigueurs d'une vie austère et mortifiée. Dans ce combat, votre croix sera mon modèle, sera mon soutien, comme elle est toute mon espérance pour l'éternité, où nous conduise, etc.

 

 

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