ÉTAT RELIGIEUX III

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TROISIÈME SERMON SUR L'ÉTAT RELIGIEUX.
LE RENONCEMENT RELIGIEUX, ET LES RÉCOMPENSES QUI LUI SONT PROMISES.

 

ANALYSE.

 

Sujet. Pierre prenant la parole, dit à Jésus-Christ : Vous voyez. Seigneur, que nous avons tout quitté, et que nous vous avons suivi : quelle récompense en recevrons-nous donc? Jésus-Christ leur répondit : Je vous dis en vérité qu'au temps de la résurrection, vous qui m'avez suivi, vous serez assis sur des trônes pour juger les douze tribus d'Israël. Et quiconque aura quitté sa maison, ses frères et ses sœurs, son père et sa mère, recevra le centuple, et aura pour héritage la vie éternelle.

 

Voilà en quoi consiste le renoncement religieux, et le fruit que l'âme religieuse en doit espérer; voilà ce qui a porté tant de Chrétiens à se séparer du monde, et à se dépouiller de tout pour suivre Jésus-Christ.

 

Division. Avoir tout quitté pour suivre Jésus-Christ, c'est pour l'âme religieuse une grâce inestimable, et le fonds de toutes 1 es grâces dont elle est redevable à Dieu dans la religion : première partie. Avoir droit aux promesses de Jésus-Christ, c'est pour l’âme religieuse une récompense et une béatitude commencée, mais qu'elle doit soutenir par sa ferveur, et qu'elle doit continuellement mériter dans la religion : deuxième partie.

 

Première partie. Avoir tout quitté pour suivre Jésus-Christ, c'est pour l'âme religieuse une grâce inestimable, et le fonds de toutes les grâces dont elle est redevable à Dieu dans la religion. Bien loin de se glorifier du sacrifice qu'elle a fait, elle en doit remercier Dieu, qui lui a inspiré le dessein de renoncer, 1° à des biens onéreux, 2° à des biens contagieux, 3° à des biens qui, dans la vicissitude continuelle des choses de la vie, et plus encore dans l'inévitable nécessité de la mort, n'aboutissent qu'à affliger l'homme et à le rendre malheureux.

1° Biens onéreux, je dis onéreux pour la conscience : ce sont de grandes charges devant Dieu, à qui il en faut rendre compte. Les vrais chrétiens en ont tremblé, lorsqu'ils ont été pourvus de ces biens; mais l'âme religieuse en est déchargée. Et n'est-il pas plus avantageux pour elle de ne les point posséder, que de les avoir, et de courir le risque affreux de se perdre? A quoi a-t-elle

 

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proprement renoncé? est-ce à l'agréable de ces biens? Non, puisqu'il est même défendu aux chrétiens du siècle. Elle n'a donc fait, à le bien prendre, que se délivrer de ce que ces biens ont de pénible.

2° Biens contagieux : biens qui souillent l'âme par la cupidité qu'ils y allument. Il est d'une extrême difficulté de les posséder sans s'y attacher; et, en s'y attachant, il n'est pas possible de se sauver. C'est donc un parti bien plus aisé à Pâme religieuse de s'en défaire tout d'un coup, et de s'épargner ainsi tant de combats que les chrétiens du siècle ont à soutenir, pour accorder ensemble la possession de ces biens et le soin de leur salut.

3° Biens qui, dans la vicissitude continuelle des choses de la vie et dans l'inévitable nécessité de la mort, n'aboutissent qu'à affliger l'homme et à le rendre malheureux. Ce sont des biens fragiles; mille accidents les font perdre, la mort au moins les enlève; et sur cela à quels chagrins ne sont pas exposés les gens du monde? tandis que l'âme religieuse est indépendante de toutes les calamités publiques ou particulières, et qu'elle voit sans regret approcher la mort.

Deuxième partie. Avoir droit aux promesses de Jésus-Christ, c'est déjà pour l'âme religieuse une récompense et une béatitude commencée, mais qu'elle doit soutenir par sa ferveur, et qu'elle doit continuellement mériter dans la religion. Trois promesses de Jésus-Christ : 1° confiance au jugement de Dieu, et même supériorité et prééminence; 2° le centuple en ce monde; 3° la vie éternelle dans l'autre.

1° Confiance au jugement de Dieu, et même supériorité et prééminence. Exemple de saint Hilarion qui s'écriait à la mort : Sors, mon âme; que crains-tu? il y a près de soixante-dix ans que tu sers Dieu. Outre la confiance, supériorité et prééminence : Je vous dis en vérité qu'au temps de la résurrection, vous qui m'avez suivi, vous serez assis sur des trônes pour juger les douze tribus d'Israël. En effet, la vie des personnes religieuses sera la condamnation des mondains.

2° Le centuple en ce monde. Qu'est-ce que ce centuple? La liberté de l'esprit, la paix intérieure, les dons de la grâce. Erreur du mondain qui voudrait jouir de ce centuple, sans se mettre auparavant dans les dispositions nécessaires. Il est vrai qu'il y a des âmes religieuses qui ne le goûtent pas; mais pourquoi? parce qu'elles ne sont pas vraiment religieuses selon l'esprit et le cœur.

3° La vie éternelle dans l'autre monde. Ainsi l'a dit en termes formels le Fils de Dieu : Quiconque aura quitté sa maison, ses frères et ses sœurs, son père et sa mère, recevra le centuple, et possédera la vie éternelle. Or, de telles espérances et de tels avantages ne sont-ils pas déjà pour l'âme religieuse une félicité anticipée ? et qu'y a-t-il de plus propre à exciter sa ferveur ?

 

Dixit Petrus ad Jesum : Eçce nos reliquimus omnia, et secuti sumus te : quid ergo erit nobis ? Jesus mitem dixit illis : Amen dico vobis, quod vos qui secuti estis me, in regeneratione sedebitis et vos super srdes duodecim, judicantes duodecim tribus Israël. Et omnis qui reliquerit domum, vel fratres, vel sorores, aut patrem, aut matrem, centuplum accipiet, et vitam œternam possidebit.

 

Pierre prenant la parole, dit à Jésus-Christ : Vous voyez, Seigneur, que nous avons tout quitté, et que nous vous avons suivi ; quelle récompense en recevrons-nous donc ? Jésus-Christ leur répondit : Je vous dis en vérité qu'au temps de la résurrection, vous qui m'avez suivi, vous serez assis sur des trônes, pour juger les douze tribus d'Israël. Et quiconque aura quitté sa maison, ses frères et ses sœurs, son père ou sa mère, recevra le centuple, et aura pour héritage la vie éternelle. (Saint Matthieu, chap. XIX, 29.)

 

De tout l'Evangile, voilà les paroles qui conviennent plus naturellement à la cérémonie pour laquelle nous sommes ici assemblés. Car, dans la pensée des Pères, la vocation des apôtres a été le modèle de la vocation religieuse ; et il est même de la foi que le Fils de Dieu par ces paroles, a promis aux âmes religieuses ce qu'il promettait aux apôtres, puisqu'il a conclu généralement et sans exception , que tous ceux qui, poussés de l'esprit de Dieu, renonceraient au monde comme les apôtres, recevraient comme eux le centuple : Et omnis qui reliquerit domum centuplum accipiet. Paroles, s'écrie saint Bernard, qui, depuis l'établissement du christianisme, malgré l'iniquité du siècle, ont persuadé aux hommes ce que la chair et le sang ne leur avaient point révélé , savoir, le mépris du monde et la pauvreté volontaire. Paroles qui, par une admirable fécondité, ont rempli les déserts de solitaires, les monastères et les cloîtres d'âmes ferventes, l'Eglise de Dieu de saints et de florissants ordres. Paroles qui, tous les jours encore, dépeuplent l'Egypte, et lui enlèvent ses plus riches dépouilles : Hœc sunt verba quœ Egyptum spoliant, et optima quœque ejus vasa diripiunt; c'est-à-dire, paroles qui tous les jours arrachent au monde tant d'excellents sujets dont le monde aurait pu se faire honneur, mais dont le monde n'était pas digne, et que Dieu s'était réservés, en les prédestinant pour la religion.

Je ne suis pas venu sur la terre, disait le Sauveur, pour y apporter la paix, mais l'épée : Non veni pacem mittere, sed gladium (1) ; car je suis venu séparer le père d'avec son fils, et la fille d'avec sa mère : Veni enim separare hominem adversus patrem suum, et filiam adversus matrem suam (2). Or, quelle est l'épée mystérieuse avec laquelle il fait cette séparation ? La parole que je vous prêche , cette parole vive et efficace, cette parole qui pénètre jusque dans les cœurs, et qui convertit les âmes par l'ardeur qu'elle leur inspire pour la parfaite sainteté , et par la promesse fidèle et solennelle qu'elle leur fait au nom même de celui qui est l'oracle de la vérité : Vivus sermo, convertens animas, et felici œmidatione sanctitatis, et fideli promissione veritatis (3). En un mot, cette parole de saint Pierre à Jésus-Christ : Seigneur, nous avons tout quitté pour vous ; et celle de Jésus-Christ à saint Pierre : Vous recevrez le centuple et vous posséderez la vie éternelle, c'est, dans le sens littéral de l'Evangile, l'épée, ou le couteau de division , qui fait dans les familles chrétiennes ce partage si

 

1 Matth., X, 34. — 2 Ibid., 3o. — 3 Bern.

 

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surprenant, par où les uns deviennent volontairement pauvres, tandis qu'on travaille à enrichir les autres ; les uns s'humilient et s'anéantissent pour Dieu, pendant que les autres s'élèvent aux honneurs du monde, les uns embrassent une vie austère et pénitente, lorsque les autres cherchent des établissements commodes. C'est là , dis-je , ce qui sépare tous les jours dans la loi de grâce ceux à qui la naissance avait donné les mêmes prétentions et les mêmes droits. Quel bonheur pour moi, si, par la vertu de cette même parole , je pouvais aujourd'hui persuader à ceux qui m'écoutent ce saint renoncement au monde, que la seule obligation du baptême, indépendamment de tout autre vœu, rend indispensablement nécessaire pour le salut, en quelque condition et en quelque état que se trouve l'homme chrétien ! C'est votre ouvrage, ô mon Dieu ! et l'exemple de cette jeune vierge, qui va pour jamais se consacrer à vous, est bien plus capable d'y contribuer, que tout ce que j'en pourrais dire. J'ai besoin de votre grâce , et je la demande par l'intercession de Marie : Ave, Maria.

 

C'est une question qu'on propose, comment les apôtres, par la bouche et l'organe de saint Pierre qui fut leur chef, purent dire au Sauveur du monde : Seigneur, nous avons tout quitté, et nous vous avons suivi : eux qui, nés pauvres, ne possédaient rien, et qui, pour suivre Jésus-Christ, n'avaient quitté qu'une simple barque. Saint Grégoire, pape, répond que, tout pauvres qu'ils étaient, ils eurent néanmoins droit de parler ainsi, parce qu'en conséquence dé leur engagement avec le Sauveur, quoiqu'ils n'eussent rien, au moins était-il vrai qu'ils avaient quitté, pour le suivre, le désir d'avoir, l'espérance d'avoir, la puissance même et la faculté d'avoir. D'où ce saint docteur concluait qu'en suivant le Fils de Dieu, ils avaient donc quitté autant de choses qu'ils en auraient pu désirer, qu'ils en auraient pu espérer, qu'ils en auraient pu même acquérir et posséder, s'ils ne s'étaient pas attachés à lui : Unde et a sequentibus tanta derelicta sunt, quanta a non sequentibus desiderari potuerunt. Voilà, mes chers auditeurs, ce qui m'a toujours paru un des plus touchants et des plus consolants principes de notre religion. Nous avons affaire à un Dieu qui nous tient compte, non-seulement de nos actions et de nos œuvres, mais de nos intentions et de nos désirs; non-seulement de ce que nous quittons pour lui, mais de ce que nous voudrions quitter. Nous servons un Dieu qui entend, qui agrée et qui récompense, comme dit l'Ecriture, la préparation même de nos cœurs; un Dieu qui répond à nos désirs par les magnifiques promesses d'un royaume qu'il nous destine, d'un centuple qu'il nous assure, d'une vie éternelle dont il nous déclare les légitimes possesseurs.

Deux pensées auxquelles je m'arrête, et qui vont partager ce discours : car mon dessein , mes chères Sœurs, est de vous montrer, premièrement à quoi nous avons renoncé pour Jésus-Christ, et secondement à quoi Jésus-Christ s'est engagé pour nous : à quoi nous avons renoncé pour Jésus-Christ, et parla vous comprendrez quelle est la grâce essentielle de votre vocation ; à quoi Jésus-Christ s'est engagé pour nous, et par là vous connaîtrez combien cette vocation vous doit être précieuse. Sujet important, non-seulement pour votre édification et pour la mienne, mais pour l'instruction générale des chrétiens du siècle qui vont être témoins de cette cérémonie. En vous faisant voir à quoi nous avons renoncé pour Jésus-Christ, je leur donnerai les justes idées qu'ils doivent avoir des biens de la terre, auxquels ils ne renoncent pas : et en vous apprenant à quoi Jésus-Christ s'est engagé pour nous, je leur découvrirai ce qui doit réveiller leur foi, exciter leur zèle, intéresser leur piété, et les piquer d'une sainte envie, par la comparaison que je ferai de leur état et du vôtre. Deux points, encore une fois, auxquels il est impossible qu'ils ne prennent part comme chrétiens. Mais voici, mes chères Sœurs, le fruit principal qui nous regarde, vous et moi, comme religieux. Avoir tout quitté pour suivre Jésus-Christ, c'est pour nous une grâce inestimable, et le fonds de toutes les grâces dont nous sommes redevables à Dieu dans la religion : première vérité; avoir droit, comme nous l'avons, aux promesses de Jésus-Christ, c'est déjà pour nous une récompense et une béatitude commencée, mais qui doit être soutenue par notre ferveur, et que nous devons continuellement mériter dans la religion : seconde vérité; voilà , si j'ose m'exprimer ainsi, les deux termes de cette vocation divine qui nous a séparés du monde , ce qu'il nous en a coûté, et ce que nous y avons gagné : ce qu'il nous en a coûté, non pas pour nous en repentir, mais pour en béni rie Seigneur, et pour nous en féliciter; ce que nous y avons gagné , pour n'en pas perdre le mérite, mais pour en tirer tout l’avantage que Dieu a prétendu nous

 

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y faire trouver. Reliquimus omnia, et secuti sumus te ; Nous avons tout quitté pour vous, Seigneur; mais qu'avons-nous quitté en quittant tout? c'est ce que j'expliquerai dans la première partie. Quid ergo erit nobis? Que nous en reviendra-t-il donc, et quelle sorte de récompense en devons-nous attendre ? c'est ce qu'il nous importe de savoir , et à quoi je répondrai dans la seconde partie. Donnez à l’une et à l'autre votre attention.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

Il est donc vrai, Chrétiens, que ceux qui se dévouent à Dieu et qui embrassent la profession religieuse,  ont l'avantage de quitter tout pour suivre Jésus-Christ. Mais ne croyez pas qu'ils aient pour cela la pensée de s'en glorifier : ils savent se faire justice, ils savent honorer le don de Dieu ; et bien loin de regarder leur renoncement aux biens de la terre comme un sacrifice dont Dieu leur soit redevable , ils le regardent comme une grâce dont ils se tiennent redevables à Dieu. S'ils disent au Sauveur, aussi bien que saint Pierre : Ecce nos reliquimus omnia ; c'est avec un humble sentiment de gratitude, et non point avec un vain esprit d'ostentation ; c'est pour reconnaître les miséricordes du Seigneur , et non point pour se prévaloir de leurs mérites ; c'est pour s'exciter à la pratique de leurs devoirs, et non point pour présumer de leur état et de leurs prérogatives. Non, non, mes Frères, disait, au rapport de saint Athanase, le bienheureux Antoine à ses disciples, qu'aucun de vous ne se flatte d'avoir quitté de grandes choses, parce qu'il a quitté le monde : Nemo, cum dereliquent mundum, glorietur, quasi magna dimiserit. Et j'ai droit, mes chères Sœurs, de vous tenir aujourd'hui le même langage, en me l'appliquant à moi-même. Ne nous élevons point dans la vue de ce que nous avons fait pour Dieu quand nous sommes entrés dans la religion; mais pensons plutôt à ce que Dieu a fait pour nous quand il nous y a appelés. En prenant le parti de la religion, et en nous séparant du monde, nous avons, si vous le voulez, quitté des biens qui pouvaient justement nous appartenir, mais des biens dont la possession est un fardeau terrible selon Dieu, mais des biens dont l'amour est un crime selon l'Evangile , mais des biens dont là perte ou la privation est, de l'aveu même du monde, une source d'amertume et de douleur : je m'explique. Nous avons quitté des biens qu'on ne peut posséder sans être chargé devant Dieu, et souvent accablé du poids des obligations qu'ils imposent; des biens qu'on ne peut aimer sans être souillé du vice de la cupidité qui s'y attache, et de tous les désordres qu'elle cause ; des biens qu'on ne peut perdre , ni seulement même craindre de perdre, sans en être troublé, désolé, consterné : Bona, dit excellemment saint Bernard , quœ possessa onerant, amata inquinant, amissa cruciant. Trois caractères sous lesquels ce grand saint nous les a représentés, et dont je me sers d'abord pour vous faire connaître le bonheur de la vocation religieuse. C'est-à-dire, mes chères Sœurs , qu'en renonçant aux biens de la terre, nous avons renoncé à de grandes charges , je dis à de grandes charges de conscience ; nous avons évité de grands écueils dans la voie du salut; nous nous sommes épargné de grands chagrins , dont toute la prudence humaine ne nous aurait pas garantis. Voilà ce que nous avons quitté : des biens onéreux, des biens contagieux, des biens qui, dans la vicissitude continuelle des choses de la vie, et plus encore dans l'inévitable nécessité de la mort, n'aboutissent enfin qu'à affliger l'homme et à le rendre malheureux. Aurions-nous bonne grâce après cela d'en faire tant valoir le sacrifice, et quelle reconnaissance ne devons-nous pas plutôt à Dieu, qui nous a inspiré le dessein de les abandonner? Mais vous, Chrétiens du siècle qui m'écoutez, et qui, par l'engagement de vos conditions, demeurez dans la possession de ces prétendus biens ; vous qui, maîtres de ces biens, devez en accorder l'usage avec la pureté et la sainteté du christianisme que vous professez , quel sujet n'avez-vous pas de trembler ? Appliquez-vous, et profitez d'une si sainte morale.

Oui, ces biens que vous possédez, et à quoi par sa profession renonce l'âme religieuse, quelque idée que vous en ayez, sont des biens onéreux pour la conscience ; et malheur à vous si vous l'ignorez, et si vous négligez de le savoir ! Bona quœ possessa onerant. Car, malgré l'illusion des fausses maximes du monde, ainsi les ont considérés tous ceux qui en ont jugé selon les règles de la véritable sagesse, qui est la sagesse chrétienne ; et c'est ce qui a modéré l'empressement et l'ardeur qu'ils auraient eue peut-être sans cela pour ces sortes de biens; c'est ce qui leur a donné pour ces biens terrestres et grossiers, non-seulement de l'indifférence et du mépris, mais de l'éloignement et de l'horreur. Ainsi même en jugea ce philosophe païen dont parle saint Jérôme, qui par

 

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l'effort d'une vertu , mondaine tant qu'il vous plaira , mais généreuse et tout héroïque , jeta dans la mer tout ce qu'il avait amassé d'or et d'argent, et se réduisit dans le dénuement le plus réel et le plus parfait de toutes choses : Abite in profundum, malœ cupiditates ; ego vos mergam, ne ipse mergar a vobis ; Allez, s'écria-t-il, importunes et maudites richesses, sources d'inquiétudes et de soins, allez dans le fond de l'abîme ; j'aime mieux vous y voir périr, que de m'exposer à périr moi-même pour vous. Or, comme païen, il ne pouvait alors envisager les soins et les inquiétudes qu'attirent les biens de ce monde, que par rapport aux lois et aux devoirs du monde. Qu'aurait-il fait s'il eût été éclairé des lumières de la foi, et que s'élevant au-dessus du monde il eût regardé ces biens dans l'ordre du salut? avec quelle joie ne s'en serait-il pas dépouillé, si, les pesant dans la balance du sanctuaire, il en avait connu le poids redoutable par rapport au jugement de Dieu ; s'il avait su de combien de chefs un chrétien qui jouit de ces biens devient responsable à Dieu : s'il avait approfondi les obligations infinies de justice et de charité dont un homme, pourvu de ces biens, doit s'acquitter pour se mettre à couvert d'une damnation éternelle et de la malédiction de Dieu ? Avec quel redoublement de ferveur n'eût-il pas dit : Abite in profundum; Allez, fardeau de mon âme, votre pesanteur m'effraye, et je suis trop faible pour vous porter ; il est plus sûr et plus avantageux pour moi de me détacher de vous, et c'est sans peine que je vous quitte, puisque par là je romps mes liens , et je me tire de l'esclavage où vous auriez tenu ma conscience et ma liberté captives.

Or voilà, comme je l'ai dit, le sentiment qu'en ont eu les parfaits chrétiens et les vrais serviteurs de Dieu : ces biens, quand l'ordre de la Providence et la nécessité de leur état les en a chargés, bien loin de les élever, de les entier, de les éblouir, par un effet tout contraire les ont humiliés , les ont saisis de frayeur, les ont fait gémir. Convaincus qu'ils n'en étaient que les simples économes, et sachant qu'ils en devaient rendre compte un jour à ce Juge inexorable et sévère, dont ils n'auraient alors nulle grâce à espérer, ils ont toujours cru entendre cette parole foudroyante : Redde rationem villicationis tuœ (1) ; Vous avez reçu des biens dans la vie, vous les avez possédés, et il est maintenant question de montrer quel emploi vous en avez fait. Parole qui, par avance, les a

 

1 Luc, XVI, 2.

 

consternés , et qui les a bien empêchés de se complaire, ni de trouver de la douceur dans des biens sur lesquels ils se voyaient sans cesse à la veille d'être recherchés avec tant de rigueur. Au lieu que les enfants du siècle, par l'abus qu'ils font de ces biens, n'en prennent que l'agréable et le commode et en laissent l'onéreux et le pénible; ceux-ci, par une conduite tout opposée, en ont pris l'onéreux et le pénible, à quoi la loi de Dieu les obligeait, et n'en ont jamais voulu goûter l'agréable. En un mot, dit saint Chrysostome, parce qu'ils en jugeaient sainement et selon l'esprit de Dieu, ces biens de la terre leur ont paru ce qu'ils étaient, c'est-à-dire des assujettissements et des charges pesantes : charges que portent malgré eux les riches du monde, et qu'ils porteront surtout quand il faudra paraître devant le tribunal de Jésus-Christ; car c'est encore en ce sens que l'oracle de saint Paul se vérifiera : Unusquisque onus suum portabit (1) ; charges que l'ambition et l'avarice ont bien à présent le secret d'éluder, mais dont la conscience, pour peu qu'elle soit soumise à la raison, ne s'affranchira jamais; charges sous lesquelles nous voyons succomber les plus solides vertus ; et qui de nous, sans présomption, aurait pu compter sur la sienne, et s'assurer d'un meilleur sort ? charges enfin qui, par l'infidélité des hommes, après leur avoir été une matière de péché et de prévarication, deviennent pour eux des sujets de malédiction, de condamnation, de réprobation. En dis-je trop, et le Fils de Dieu n'en dit-il pas encore plus dans l'Evangile ?

Or, cela supposé, mes chers Sœurs, rendons grâces au Seigneur, qui nous a retirés du monde et délivrés de telles charges. A quoi réduisez-vous les choses, disaient les apôtres à leur divin Maître? Si la condition de ceux qui s'établissent dans le monde est telle que vous la dépeignez, il serait bien plus expédient de ne s'y établir jamais : Si ita est causa hominis cum uxore, non expedit nubere (2). Ainsi parlaient-ils au regard du mariage, et de même auraient-ils pu ajouter en général : si les biens de la terre pour un chrétien sont des fardeaux si onéreux , il serait beaucoup plus à souhaiter de n'en point avoir. H est vrai, leur répondait le Fils de Dieu, approuvant la conséquence qu'ils tiraient de sa doctrine , se dépouiller de tout et quitter tout, ce serait constamment le plus avantageux pour le royaume de Dieu : mais tous ne comprennent pas cette parole, et pour en avoir l'intelligence, il faut qu'elle nous

 

1 Galat., VI, 5. — 2 Matth., XIX, 10.

 

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soit donnée d'en haut : Non omnes capiunt verbum istud (1). Or c'est cette parole, ô mon Dieu, que nous avons comprise , et dont toute âme religieuse éprouve sensiblement la vérité. Les mondains ne la goûtent pas : prévenus d'une erreur grossière qui, séduisant leur raison, affaiblit leur foi, ils croient qu'il est bien plus aisé de jouir des biens de ce monde que d'y renoncer, et cette erreur seule est capable de les perdre : pourquoi ? Parce que l'unique ressource pour eux, ce serait au moins qu'ils fussent bien persuadés, qu'avec les formidables obligations dont ils se trouvent chargés devant Dieu, et dont Dieu ne rabattra rien, il est incomparablement plus difficile d'être chrétien en jouissant des biens du monde, que de quitter tous les biens du monde pour être chrétien : principe qui surprend d'abord, mais qui n'est néanmoins ni un sophisme, ni un paradoxe.

Qui sont donc, à proprement parler, les heureux de la terre ? Ecoutez la réponse de saint Bernard : Ce sont ceux qui, libres et dégagés, suivent Jésus-Christ, et marchent après lui sans embarras dans la sainte voie de la pauvreté évangélique : Felices qui exonerati sunt, et sequuntur Dominum expediti. Et qu'est-ce que la profession religieuse? Une décharge générale des inquiétudes et des soins du siècle; de ces soins, dis-je, et de ces inquiétudes dont la conscience d'un chrétien, pour peu qu'il ait de religion, doit être nécessairement troublée : Abdicatio sollicitudinum hujus sœculi. Qu'est-ce que la religion? Un chemin droit et aplani qui conduit à Dieu sans nul empêchement : Iter ad Deum sine impedimenta. J'ai donc eu raison de dire qu'en quittant les biens du monde, nous n'avons quitté, à le bien prendre, que les obstacles du salut. Et en effet (autre remarque de saint Bernard), ce qu'il y aurait d'agréable dans les biens du monde, si Dieu l'avait ainsi permis, et s'il avait pu le permettre, ce serait d'en pouvoir disposer à son gré, d'en être entièrement le maître, de n'en rien devoir à autrui, d'en user et d'en jouir à discrétion , d'avoir droit de les employer sans bornes et sans mesure à ses divertissements, à l'accroissement de sa fortune , à satisfaire son ambition et à s'élever. Voilà par où ces biens pourraient plaire à l'homme, et ce que l'homme, en y renonçant, pourrait compter d'avoir quitté. Or rien de tout cela, mes chères Sœurs, n'est permis aux chrétiens du siècle, non plus qu'à nous. Ce n'est donc point à tout

 

1 Matth., XIX, 11.

 

cela que nous avons précisément renoncé par la profession religieuse, puisque tout cela, indépendamment de la profession religieuse, nous était déjà interdit par la loi chrétienne. Otez tout cela, que reste-t-il dans les biens du monde? Je le répète : l'obligation indispensable, mais affreuse pour ceux qui les possèdent, de les dispenser avec fidélité, de n'en être ni avares, ni prodigues, d'en consacrer aux pauvres le superflu, d'en ménager pour Dieu le nécessaire; le remords d'y avoir manqué, la crainte d'en être punis, tous les dangers et toutes les tentations inséparables de la prospérité humaine. Voilà ce que nous avons quitté, et voilà, chrétiens auditeurs, ce qui vous reste. Or tout cela, encore une fois, ce sont les obstacles du  salut que  l'on trouve dans le monde, mais que nous n'avons plus à combattre dans la religion.

Non-seulement les biens de la terre sont des biens onéreux, mais des biens contagieux, des biens qui souillent l'âme et la rendent impure par le feu de la concupiscence qu'ils y allument, et à qui ils servent d'aliment; des biens qu'il est permis de posséder, mais à quoi il n'est pas permis de s'attacher, et dont l'amour est un crime : Bona quœ amata inquinant. C'est, mes chères Sœurs, une autre raison pour vous consoler de ne les avoir plus. Développons-la. Si l'Evangile de Jésus-Christ n'était que pour les religieux , ou s'il était moins sévère pour les chrétiens du siècle ; s'il permettait aux chrétiens du siècle mille choses qu'il leur défend, et si les préceptes de la loi divine, qui les regardent aussi bien que les religieux , ne les resserraient pas dans des bornes aussi étroites que le sont celles de la voie du salut, peut-être leur condition nous pourrait-elle tenter, et peut-être en l'envisageant aurions-nous peine à réprimer certains retours, quoique involontaires, et certains regrets. Donnons encore plus de jour à cette supposition. Si nous pouvions effacer de l'Ecriture ces paroles de l'Apôtre : Nolite diligere mundum, neque ea quœ in mundo sunt (1) ; et si l'amour du monde, qui nous est défendu comme un amour criminel, par un changement de providence, devenait légitime et innocent; s'il était permis aux gens du monde, par la raison qu'ils sont du monde, d'en aimer les biens; s'ils pouvaient sans crime user de leur liberté pour satisfaire leurs désirs ; si les plaisirs même licites ne leur étaient pas des dispositions prochaines aux illicites; enfin, si

 

1 1 Joan., II. 15.

 

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la loi de Dieu, s'accommodant pour eux aux lois du monde, les laissait jouir tranquillement de ce qu'ils appellent avantages du monde : j'en conviens, ce que nous sommes, comparé à ce qu'ils sont, pourrait alors paraître triste ; et ce qu'ils sont, comparé à ce que nous sommes, nous pourrait être un objet d'envie. Mais quand je viens à considérer jusqu'à quel point ce christianisme qui leur est commun avec nous les gène et les lie, tout mondains qu'ils sont; quand j'entends le Fils de Dieu qui leur déclare dans l'Evangile que s'ils ne renoncent d'esprit et de cœur à tout ce qui leur appartient, même légitimement, que s'ils ne crucifient leur chair, que s'ils n'étouffent leur sensibilité et leur délicatesse sur le faux honneur et la vaine gloire du monde, que s'ils ne combattent comme leur ennemi le plus mortel l'amour d'eux-mêmes; je dis plus, s'ils ne se haïssent eux-mêmes, quoique chrétiens de profession et de nom, ils ne peuvent être ses disciples, et que sans tout cela ils ne doivent rien prétendre au royaume des deux ; quand je fais ensuite la réflexion que faisait saint Augustin, combien tout cela, pour être pratiqué dans le monde, demanderait de violences et d'efforts, et si les chrétiens du siècle voulaient de bonne foi se conformer et se soumettre à ce que leur enseigne leur religion, combien l'accomplissement de tout cela les déconcerterait, et leur ferait trouver le monde même insipide et fade; quand je repasse ces importantes et étonnantes vérités, dont la raison ni la foi ne nous permettent pas de douter, qu'en dois-je conclure , sinon, mes chères Sœurs, de me réjouir avec vous et avec moi-même de la miséricorde singulière que Dieu nous a faite en nous appelant à la religion ? Et en quoi est-elle singulière, cette miséricorde? Parce qu'il s'ensuit de là qu'en quittant le monde, nous avons donc pris le parti non-seulement le plus sûr, mais le plus aisé. Car il est bien plus aisé, comme l'observe saint Chrysostome, de renoncer à tous les biens du monde, que de les posséder aux conditions que l'Evangile nous marque, c'est-à-dire que de les posséder sans les aimer , que de les posséder sans s'y attacher, que de les posséder sans en abuser ; bien plus aisé de se passer absolument des plaisirs des sens, que d'en user avec les restrictions ordonnées dans la loi de Dieu, c'est-à-dire que d'en user et de se contenir, que d'en user et de n'y excéder pas, que d'en user et de régler la concupiscence, en lui prescrivant de justes limites, et lui disant sans cesse malgré elle : Usque huc venies, et non procedes amplius (1) ; Vous irez jusque-là, et vous n'irez pas plus avant ; bien plus aisé de faire la volonté d'autrui, que d'avoir à répondre de la sienne propre, que de se gouverner soi-même, que de tenir en bride sa liberté, sans lui laisser prendre l'essor hors de l'exacte mesure des préceptes : Quœdam enim faciliu somnino obscinduntur, quam ex parte temperantur (2). User de ce monde comme n'en usant pas, c'est à quoi tout chrétien est obligé. Mais où sont les chrétiens du siècle qui en usent de la sorte ? j'aime donc bien mieux quitter le monde, et n'en user jamais. Posséder comme ne possédant pas, c'est la disposition où doit être tout chrétien ; et sans cela, dit saint Paul, point de salut : j'aime donc bien mieux ne rien posséder du tout. Car il en faut toujours revenir à la maxime et à la règle de saint Chrysostome, qui veut que, pour ne nous y pas méprendre, nous distinguions deux choses bien différentes par rapport aux biens de la terre, savoir, la possession et l'affection. Or la possession sans l'affection n'est qu'un embarras et un fardeau ; l'affection sans la possession est un supplice, ou du moins une misère : l'un et l'autre ensemble , c'est-à-dire la possession jointe à l'affection, pourrait être une douceur dans la vie ; mais l'Evangile de Jésus-Christ nous en fait un crime. Que fait donc l'âme religieuse? Se voyant par la loi de Dieu dans l'obligation de renoncer à l'un, elle abandonne l'autre par son choix; et laissant aux chrétiens du siècle, s'ils sont avares et mondains, le désir et l'amour des biens de la terre qui les corrompt, ou s'ils sont justes et fidèles, la possession de ces mêmes biens, innocente, il est vrai, mais qui leur fait courir tant de risques, elle choisit pour soi la pauvreté évangélique, qui la sauve infailliblement et de l'iniquité de ceux-là, et des dangers où ceux-ci sont exposés ; ravie de ne plus rien trouver dans son état dont elle ait à se préserver et de pouvoir dire à Jésus-Christ, dans le même sens que saint Pierre : Ecce nos reliquimus omnia, et secuti sumus te.

Enfin ces biens de la terre auxquels nous renonçons sont des biens fragiles et périssables qu'il faut tôt ou tard quitter, mais dont la perle ne peut être qu'affligeante et douloureuse à ceux qui n'y renoncent pas : Bona quœ amissa cruciant. Troisième et malheureuse propriété qui, par une raison toute contraire, augmente encore le bonheur de la profession religieuse.

 

1 Job, XXXVIII, 11. — 2 Chrys.

 

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En effet, à combien de revers ces biens ne sont-ils pas sujets? combien de persécutions et de traverses n'attirent-ils pas à ceux qui en jouissent? La peine de les conserver, la crainte de les perdre , la douleur de les avoir perdus ; quand même on les posséderait paisiblement, la vue que le temps de les posséder est court, l'inévitable nécessité d'en être au moins dépouillé à la mort, le souvenir de cette séparation involontaire qui ne peut être bien éloignée, la pensée seule qu'il faut mourir, quel fonds, pour une âme mondaine, d'amertume et d'affliction d'esprit : O mors, quam amara est memoria tua, homini pacem habenti in substantiis suis, viro quieto (1) ! Ne cessons donc point, mes chères Sœurs, de louer Dieu, et par ce dernier trait de comparaison entre nous et les chrétiens du siècle, convainquons-nous encore de l'avantage de notre état. En quittant les biens de la terre pour suivre Jésus-Christ, nous nous garantissons de tout cela. Nous ne craignons plus ni les calamités publiques, ni les disgrâces particulières, ni les révolutions d'états, ni les renversements de familles, ni les injustes vexations, ni les malignes jalousies. Ne possédant rien, nous sommes à l'abri de tout ; nous prévenons même la mort, et avant qu'elle nous dépouille, nous nous dépouillons nous-mêmes ; nous faisons dans nous-mêmes, par un libre mouvement de notre volonté, ce qu'elle fera dans les chrétiens du siècle par une dure et inflexible nécessité. Après quoi nous sommes en droit de lui dire aussi bien que le grand Apôtre : Ubi est , mors, victoria tua ? ubi est, mors, stimulus tuus (2) ? 0 mort! est ta victoire? ô mort! est ton aiguillon ? ta victoire est de dégrader les puissances du monde, et de les anéantir dans le tombeau ; ton aiguillon, c'est-à-dire la douleur que tu causes aux avares et aux ambitieux du monde, est de leur enlever les biens dont leur cœur est idolâtre et à quoi ils tiennent : mais je ne crains ni l'un ni l'autre, parce qu'en me séparant du monde j'ai quitté ces biens avant qu'ils me quittassent; et que, bien loin de me faire un tourment de leur perte, je m'en fais une vertu et un mérite. Le monde passe, disait saint Bernard, et avec le monde passent ses désirs et ses concupiscences : Mundus transit, et concupiscentia ejus (3) ; il est donc bien plus raisonnable, concluait ce Père, et même plus doux, de quitter le monde et ses biens, que d'attendre qu'ils nous quittent : Plane ergo relinquere illa melius est, quam ab

 

1 Eccli., XLI, 2. — 2 1 Cor., XV, 55. — 3 Joan., II, 17.

 

eis relinqui. C'est ainsi, âmes religieuses, que nous avons renoncé à tout pour Jésus-Christ : voyons maintenant à quoi Jésus-Christ s'est engagé pour nous. Je vais vous l'apprendre dans la seconde partie.

 

DEUXIÈME PARTIE.

 

A quoi Jésus-Christ s'est-il engagé pour les âmes religieuses? A des choses si surprenantes, dit saint Bernard, qu'il a fallu, pour nous obliger à les croire, non-seulement toute l'autorité de sa parole, mais toute la sainteté de son serment : Amen dico vobis ; Je vous le dis en vérité (car voilà comment ce divin Sauveur en a juré par lui-même), que ceux qui, pour me suivre, renoncent à tout, au jour de mon dernier avènement seront assis avec moi pour juger le monde : Vos qui reliquistis omnia, in regeneratione sedebitis judicantes ; qu'ils recevront dès cette vie le centuple des biens qu'ils auront quittés : Qui reliquerit domum, aut fratres, aut sorores, centuplum accipiet ; et qu'ils auront un droit spécial et particulier à la vie éternelle : Et vitam œternam possidebit. Trois promesses dont saint Bernard s'étonnait avec raison, ne pouvant d'ailleurs comprendre qu'il y eût dans le monde chrétien des hommes assez insensibles pour n'en être pas touchés : Quidenim est, quod ad verbum tantœ promissionis negliqentia humana dormitat? Trois promesses, mes chères Sœurs, dont je craindrais de vous faire connaître toute l'étendue, si je ne comptais sur votre humilité; mais dont je ne crains point de me servir, pour achever de réveiller la foi, la religion, la piété des chrétiens du siècle, en leur inspirant un saint zèle d'imiter, autant qu'il leur convient, votre renoncement. Commençons par la première prérogative exprimée en ces termes : Vos qui reliquistis omnia, sedebitis judicantes; et rendons ce témoignage à notre Dieu, que de tous les maîtres il n'en est point de si fidèle, ni de si magnifique dans ses récompenses.

Avoir un titre pour paraître devant le tribunal de Dieu avec confiance, pour y paraître avec assurance, et même pour y paraître avec honneur, tandis que le reste des hommes y sera dans l'humiliation et dans la consternation, c'est ce que l'Evangile de Jésus-Christ promet aux âmes religieuses. Il leur suffirait d'être tranquilles dans ce jugement, où les puissances mêmes frémiront, et où le juste à peine se sauvera. Or, cette tranquillité est une des grâces particulières que Dieu, par une espèce de justice, disons mieux, par son infinie

 

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miséricorde, semble avoir attachée à leur profession : Egredere, anima mea ; quid times? disait au moment de la mort ce solitaire dont saint Jérôme a fait l'éloge; c'était le bienheureux Hilarion : Sors, mon âme, s'écriait-il, plein d'une vive confiance à la vue de ce jugement qu'il allait subir; sors, mon âme, de ce corps mortel, qui depuis si longtemps te tient lieu de demeure et de prison. Que crains-tu? Il est vrai, tu vas être présentée devant le souverain juge; mais rassure-toi, et souviens-toi que ce juge, quoique souverain, est celui pour lequel tu as tout quitté. Il y a près de soixante et dix ans que tu le sers dans ce désert; pourquoi donc aurais-tu de la peine à comparaître devant lui? Il est dans des dispositions à ton égard trop favorables, pour te réprouver ; et quelque rigueur qu'il ait pour les autres, ayant tout quitté pour lui, tu peux tout espérer de lui : Septuaginta prope annis servisti Deo; egredere : quid times ? Cette pensée le fortifiait , l'encourageait, le maintenait dans un calme et une paix inaltérable. A ce moment de la mort, où les âmes mondaines soutirent de si cruelles agonies, cet homme de Dieu goûtait des délices intérieures, occupé et pénétré de ce sentiment, qu'il allait être jugé par celui même pour l'amour duquel il avait solennellement renoncé à toutes choses. Or, ce qu'il éprouvait alors, c'est ce que l'expérience nous fait voir encore tous les jours. Car voilà comme on meurt dans la religion; et voilà, Seigneur, le miracle de votre grâce, dont j'ai eu la consolation d'être tant de fois témoin. Rien de plus ordinaire dans ces saintes communautés qui conservent leur premier esprit, et où l'on vit dans cet éloignement du monde, qui est le vrai caractère de la vie religieuse ; rien de plus commun que d'y voir des âmes aux approches de la mort, disposées de la sorte ; des âmes, quand il faut partir, sûres du Dieu auquel elles se sont dévouées, et qui sortent sans peine de leurs corps, pour aller au devant de l'époux ; des âmes qui, pour être proches du jugement de Dieu, n'en sont pas moins remplies de son amour, je dis de cet amour parfait qui bannit la crainte des âmes, enfin qui, sans être présomptueuses, semblent, aussi bien qu'Hilarion, se hâter, et se dire à elles-mêmes : Egredere ; quid times? parce qu'en quittant le monde, elles ont quitté tout ce qui pouvait rendre le jugement de Dieu terrible.

Il suffirait, dis-je, aux âmes religieuses d'avoir, en vertu de leur profession, de quoi soutenir ce jugement si redoutable avec confiance et avec tranquillité : mais le Fils de Dieu portant encore plus loin la chose, a voulu qu'elles eussent de quoi le soutenir avec honneur et avec dignité ; il a voulu que ce jugement fût leur gloire, et que le rang qu'elles y tiendront, en qualité de ses épouses, fût pour elles, par rapport aux autres chrétiens,  un rang de distinction , de supériorité et de  prééminence : car il est de la foi que ceux qui auront tout quitté poursuivre Jésus-Christ seront, au temps de la régénération et à la lin des siècles, assis sur des trônes pour juger tout l'univers ; et les Pères de l'Eglise ont étendu cette promesse à tous ceux qui, poussés du même esprit que les apôtres, renoncent au monde pour embrasser la vocation religieuse. On demande pourquoi les religieux seront les juges du reste des hommes. Saint Chrysostome répond que cette gloire leur sera accordée, non-seulement pour honorer dans leur personne la pauvreté évangélique où ils auront vécu, mais parce qu'ayant été les sectateurs et les imitateurs de Jésus-Christ dans la profession de la pauvreté évangélique, ils auront une grâce particulière pour être alors ses assesseurs, et même une espèce d'autorité pour juger le monde. Et c'est, Chrétiens qui m'écoutez, le mystère que je vous annonce aujourd'hui. Oui, ces saintes filles que vous voyez, que vous comptez parmi les morts du siècle, s'élèveront contre vous dans le jugement de Dieu, et vous confondront par l'opposition de leurs exemples.  Leur  austérité  suffira pour confondre votre mollesse, leur humilité pour confondre votre orgueil,  leur modestie pour confondre votre luxe, leur pauvreté, dont elles sont contentes, pour confondre votre cupidité, qui ne dit jamais : C'est assez. Or je vous dis ceci, afin que, tout ensevelies et comme anéanties qu'elles sont  dans  l'obscurité d'une vie cachée, vous les respectiez, et que, devant un jour  subir  le  jugement rigoureux qu'elles feront de vous, vous l'anticipiez en vous jugeant et en vous condamnant vous-mêmes.

En effet, la fidélité de ces servantes de Dieu , leur ferveur et leur piété, leur inviolable régularité, leur pureté angélique, sont déjà comme autant d'arrêts qu'elles prononcent contre vous; mais la prudence de la chair qui vous aveugle vous fait mépriser ces arrêts, pour vivre selon les lois et les maximes du monde corrompu. Que sera-ce quand, la figure de ce monde étant passée, ces arrêts portés contre vous, et fondés sur l'exemple de leurs vertus, s'exécuteront sans appel? que sera-ce quand ces épouses de l'Agneau prenant séance avec lui

 

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et revêtus de la puissance qu'il leur donnera, paraîtront pour vous reprocher votre infidélité , votre impénitence, vos relâchements dans le service de Dieu, et pour former de tout cela ce jugement définitif dont vous ne vous relèverez jamais? car voilà, mes chers auditeurs, l'essentielle différence de leur destinée et de la vôtre. Au son de cette dernière trompette qui rassemblera toutes les nations, vous frémirez, et ces vierges de Jésus-Christ lèveront la tête : pourquoi? c'est que leur rédemption approchera, et que vous verrez approcher votre confusion. Or votre confusion sera d'avoir négligé, en servant le même Dieu qu'elles, de vous conformer à elles ; et une partie de leur rédemption consistera à se voir au-dessus de vous, parce que dans le monde elles se sont séparées de vous. Que dis-je, au-dessus  de vous? le comble de leur rédemption  sera de se voir au-dessus des élus mêmes, qui, marchant dans la voie commune des commandements, n'auront pas suivi comme elles le chemin plus étroit des conseils : car voilà, dit saint Bernard, quel sera l'avantage singulier de leur élection et de leur prédestination : Hœc erit illarum gloria singularis, inter ipsos etiam eminere fideles. Peu d'entre les filles du siècle qui sont ici présentes voudraient, digne épouse du Sauveur, s'engager à vivre dans la condition que vous allez embrasser : mais  quelque mondaines qu'elles soient, il n'y en a pas une qui ne s'estimât heureuse d'y mourir. Y vivre, c'est une parole dure qu'elles ne goûtent pas ; mais elle goûtent au moins celle-ci, qu'il leur serait un jour avantageux d'y avoir vécu. Passons à la seconde promesse.

C'est le centuple dès cette vie ; je dis le centuple des biens que le religieux a quittés pour Jésus-Christ : promesse dont cet Homme-Dieu s'est rendu lui-même garant : Et omnis qui reliquerit domum centuplum accipiet. Mais, dit un mondain, assurez-moi et faites-moi voir que ce centuple ne me manquera pas, et, sans hésiter, je renoncerai à tous les plaisirs du siècle. Et moi je lui réponds : Erreur et illusion ; vous ne vous connaissez pas vous-mêmes : étant aussi sensuel et aussi charnel que vous l'êtes, ce centuple, quand je vous le garantirais, n'opérerait point en vous ce changement; les gages les plus certains que je pourrais vous donner d'un bien dont vos sens ne seraient point frappés, ne feraient qu'une faible impression sur votre cœur ; et puisque vous ne déférez pas à la parole d'un Dieu, vous n'écouteriez pas la mienne. Avant toutes choses, il faut croire : car ce centuple évangélique n'est promis qu'à celui qui triomphe du monde , et cette victoire par où l'on triomphe du monde vient de notre foi. Croyez à un Dieu qui vous parle, et vous concevrez, et vous expérimenterez, et j'ose dire que vous sentirez tout ce qu'il vous promet : ayez en lui de la confiance ; sur quel autre pouvez-vous plus sûrement compter ? Vous risquez bien tous les jours dans les traités que vous faites avec les hommes. L'usure, qui vous est interdite avec les hommes, est louable, est sainte, est méritoire avec Dieu. Il vous offre cent pour un : mettez-vous dans la disposition nécessaire pour en faire l'épreuve, et vous la ferez; il est la vérité même.

Cependant, me dites-vous, il y en a qui se trouvent frustrés de leur attente, et qui, après avoir tout quitté dans le monde, ne goûtent point de ce centuple dans la religion. N'en voyons-nous pas qui le publient eux-mêmes, et qui ne le font que trop hautement entendre? n'en sommes-nous pas quelquefois témoins? Levez-vous, Seigneur, s'écrie là-dessus saint Bernard, levez-vous, et, prenant votre cause en main, justifiez-vous vous-même; car c'est à vous-même que ce reproche s'adresse, et votre providence ne doit pas souffrir qu'un reproche si frivole, mais si dangereux, ébranle la foi de vos serviteurs et de vos servantes, au préjudice de la parole que vous leur avez donnée. Elevez-vous donc encore une fois, et défendez-vous : Exsurge, Deus, et judica causam tuam (1). Non , mes Frères, poursuit le même saint Bernard, ce centuple n'a jamais été refusé à ceux qui pour Dieu, et de bonne foi, ont abandonné tout. J'ai vieilli dans la religion , mais je n'y ai point vu de juste trompé ni délaissé. Si dans les monastères et les cloîtres on voit des âmes qui ne jouissent pas de ce centuple évangélique, ce ne sont point de celles qui ont tout quitté, mais de celles au contraire qui n'ont rien quitté, au moins d'esprit et de cœur ; mais de celles qui, dans ce qu'elles ont quitté, se sont fait de secrètes réserves; mais de celles qui, croyant avoir tout quitté, ne se sont pas quittées elles-mêmes. Si l'on en voit qui, après avoir joui de ce centuple dans les premières années de leur profession, le perdent malheureusement dans la suite de leur vie, ce ne sont point de celles qui persévèrent dans cet esprit de renoncement au monde, mais de celles qui, par un funeste  relâchement, voudraient retrouver

 

1 Psal., LXXIII, 22.

 

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tout ce qu'elles ont quitté, et le reprendre, en accordant la religion avec le monde. Rentrons en nous-mêmes, mes chères Sœurs ; et si parmi nous il y en a quelqu'un qui n'ait pas dans la religion ce centuple qu'il attendait, au lieu d'imputer ce défaut à Dieu, qu'il se l'impute à soi-même : car s'il veut se faire justice, il trouvera bientôt dans son cœur quelque attache qu'il y conserve, et convaincu qu'il n'a donc pas droit encore de dire comme saint Pierre : Ecce nos reliquimus omnia; il conclura qu'il n'a donc pas droit non plus de demander à Jésus-Christ l'effet de sa promesse. Touché de son indignité, il se confondra devant Dieu, et il s'écriera avec douleur : Vos jugements sont équitables, ô mon Dieu! et je ne dois pas m'étonner si je suis privé du centuple dont vous récompensez ceux qui vous suivent. N'ayant quitté le monde qu'à demi, non-seulement ce centuple ne m'est pas du, mais il est de votre justice de ne me l'accorder pas. Ainsi rendra-t-il gloire à Dieu, et dans son malheur même il adorera les justes et sages conseils de Dieu. Donnez-moi une âme solidement religieuse, une âme qui n'ait plus rien à quitter, et je la défierai de se pouvoir plaindre qu'elle n'ait pas reçu le centuple dont je parle, et qu'elle ne l'ait pas reçu à proportion de ce qu'elle a quitté. Celles qui ne quittent rien, ou qui ne se quittent pas elles-mêmes, bien loin d'affaiblir ma proposition, la vérifient et la confirment ; car si la promesse du Sauveur ne s'accomplit pas en elles, c'est que de leur part elles n'ont pas la disposition pour cela requise , et qu'elles manquent à la condition qu'il exige et qu'il leur a expressément marquée : Qui reliquerit domum, aut fratres, aut sorores.

Mais quel est donc enfin ce précieux centuple que le Fils de Dieu nous propose ? A Dieu ne plaise, mes chères Sœurs, que, suivant la pensée de quelques interprètes, je le fasse consister dans les avantages temporels qui se trouvent attachés à la profession religieuse ; et malheur à vous et à moi, si nous en étions réduits à ne chercher dans ce centuple que la bénédiction d'Esaü et la graisse de la terre, au lieu de la rosée du ciel ! Une vie exempte de soins, un établissement sûr et tranquille, un port à l'abri des orages du siècle, tout cela aurait été bon pour ces anciens Israélites que Dieu traitait en mercenaires, et dont les grâces et les faveurs n'étaient que l'ombre et la figure des biens à venir : mais nous qui avons quitté  le  monde , nous attendons quelque chose de plus solide. Ce centuple donc, selon saint Bernard , c'est la préférence que notre état nous donne au-dessus de tous les autres, par rapport aux dons spirituels, qui sont les vrais dons de Dieu ; c'est l'avantage que nous avons, comme religieux, d'être les domestiques de Dieu ; c'est l'honneur qu'ont les vierges chrétiennes d'être spécialement et par excellence les épouses de Dieu. Ce centuple, c'est la liberté de l'esprit, qui nous affranchit de la servitude du monde ; c'est l'indépendance où nous vivons des lois du monde ; c'est l'éloignement où nous sommes des scandales du monde ; c'est la facilité de nous sauver, et l'impuissance morale de nous perdre. Ce centuple, c'est la paix intérieure de la conscience : c'est la joie de nous voir dans le chemin le plus sûr et le plus droit qui conduit à la vie ; c'est la douceur d'une sainte société, c'est le repos d'une salutaire retraite, c'est l'alliance admirable de l'une et de l'autre ; c'est la ferveur de l'émulation, et le secours des bons exemples ; c'est la plénitude de ces consolations célestes dont l'âme séparée de tout, et unie à Dieu, peut se féliciter aussi bien que David : In via testimoniorum tuorum delectatus sum, sicut in omnibus divitiis (1). Le dirai-je? ce centuple, ce sont les croix mêmes que nous avons à porter, et qui, par l'onction de la grâce, non-seulement s'adoucissent dans la religion, mais y tiennent lieu de consolation : Apud Deum namque ipsa quoque tribulatio magna quœdam consolatio est (2). Au lieu que les croix des mondains sont des croix d'esclaves, des croix inutiles pour le salut, souvent des croix réprouvées, et déjà par avance le centuple que Dieu ajoute à la malédiction du monde ; celles d'une âme religieuse sont des croix d'épouses, des croix précieuses pour le ciel, des croix changées, par la grâce de l'Evangile, en béatitudes, parce qu'elles ont la vertu, non-seulement de purifier et de sanctifier, mais de rendre heureux. Ce centuple est encore quelque chose au delà de tout ce que je dis : c'est ce que je ne puis exprimer ; c'est ce que Dieu, tout pécheur et tout lâche que je suis, m'a fait plus d'une fois éprouver ; c'est ce qui m'a cent fois donné ces délicieux dégoûts du monde qui surpassent toutes les délices du monde ; c'est ce qui fait que tout le monde et toutes ses pompes ne me touchent point ; que je me passe aisément de lui ; que ses établissements, ses prospérités, ses honneurs, ne sont pas même des sujets de tentation pour moi.

 

1 Psal., CXVIII, 14.— 2 Bern.

 

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Après cela, venez, disait le Seigneur par un de ses prophètes, et plaignez-vous, si vous l'osez encore, de ma providence : Venite, et arguite me, dicit Dominus (1) ; Dites que dès cette vie je ne sais pas récompenser ceux qui ont eu le courage de tout quitter pour mon service. Dites que je les fais languir par des espérances toujours incertaines et toujours éloignées ; dites que je n'ai pas dans tous les trésors de ma miséricorde de quoi les enrichir dès maintenant ; ou plutôt reconnaissez qu'il y a un Dieu qui rend justice à ses élus, et qui la leur rend même sur la terre : Utique est Deus judicans eos in terra (2). Voilà ce que reconnaissait et ce que déclarait avec tant de zèle ce fervent disciple de saint Bernard, lequel ayant quitté de grands biens et de grands honneurs dans le monde, s'était retiré à Clairvaux, et y vivait dans la pratique des plus éminentes vertus. Il souffrait de cruelles douleurs, et jusque dans les plus vives atteintes d'un mal aigu qui lui déchirait les entrailles, il ne laissait pas de dire à Jésus-Christ : Vera sunt omnia quœ dixisti, Domine Jesu ; Toutes vos paroles, ô mon Dieu, sont véritables! Vous m'avez promis le centuple, et je le goûte actuellement, puisque rien n'égale la joie dont je suis pénétré, en me regardant comme une victime que vous avez choisie et agréée. Non, Seigneur, tout ce que j'endure ne m'empêche point de convenir que vous vous acquittez de vos promesses au delà même de mes souhaits, et de protester que je suis pleinement content de vous. Aveu peu nécessaire à votre gloire, mais qui néanmoins est le plus grand hommage que vous puissiez recevoir de votre créature, puisqu'il n'y a qu'un Dieu comme vous qui, dans l'état de mes souffrances, puissiez non-seulement me contenter, mais me combler des plus abondantes consolations. Ainsi parlait ce juste plein de foi, ainsi parleraient je ne sais combien d'âmes religieuses, si elles voulaient nous faire part des bénédictions de douceur dont Dieu les prévient.

Or ce centuple dont elles jouissent, et que l'on peut dire être déjà pour elles dans la religion une béatitude commencée, n'est après tout qu'un avant-goùt, qu'un essai, qu'un gage de cette gloire éternelle que Dieu leur prépare, et où elles aspirent comme au dernier terme de leurs désirs et à l'essentielle récompense de leur renoncement : Et omnis qui reliquerit domum, centuplum accipiet, et vitam œter-nam possidebit. Que serait-ce donc, mes chers

 

1 Isa., 1, 18. — 2 Psal., LVII, 12.

 

auditeurs, si, pour conclure mon sujet par la troisième promesse de Jésus-Christ, j'ajoutais que ces épouses du Fils de Dieu, en qualité de religieuses, ont à la vie éternelle un droit affecté et privilégié que vous n'avez pas; que le royaume des cieux leur appartient d'une manière dont il ne vous appartient pas? Prenez garde : je ne prétends pas que la vie éternelle ne soit que pour les religieux ; loin de vous édifier par là, je vous jetterais dans le désespoir. Mais je dis que la vie éternelle est pour les religieux plus particulièrement et plus sûrement que pour vous ; je dis que le royaume céleste leur est promis plus justement et plus infailliblement qu'à vous ; je dis que si l'Evangile est vrai, ils y ont plus de part que vous, et qu'ils doivent y être reçus préférablement à vous. En faut-il davantage pour vous inspirer un saint mépris de ce que vous ê!es dans le monde et de tout ce qui vous attache au monde, et pour allumer dans vos cœurs un désir encore plus saint de vous conformer à ces servantes de Dieu, chacun dans votre condition , par un détachement aussi parfait qu'il vous peut convenir?

Quoi qu'il en soit des chrétiens du siècle, voilà, généreuse et sainte épouse de Jésus-Christ, les récompenses que vous devez espérer, et qui vous doivent animer. Vous allez dire, dans le même esprit que saint Pierre : Ecce nos reliquimus omnia ; C'est pour vous, Seigneur, que je quitte tout, et que je me quitte moi-même. Car en vain quitterais-je tout le reste, si je ne me quittais moi-même ; et en vain me flatterais-je de m'être quitté moi-même, si de bonne foi je n'avais quitté tout le reste. Je quitte tout, ô mon Dieu ! et malheur à moi si j'avais seulement la pensée de me réserver la moindre partie de ce tout. Je sais ce qu'il en coûta à l'infortuné Ananie et à sa femme Saphyre, et leur exemple me suffirait pour avoir en horreur un tel partage ; mais, indépendamment de leur exemple, l'honneur que vous me faites d'accepter tout ce que je vous offre, la joie et la consolation que j'ai de vous l'offrir, ce que j'attends de vous et dans le temps et dans l'éternité, tous ces motifs font sur moi bien plus d'impression que la crainte de vos plus rigoureux châtiments. Je quitte tout, Seigneur, et pour cela j'oublie père et mère, frères et sœurs ; j'oublie le monde, et je consens à en être oubliée ; je renonce au monde, et je consens à en être renoncée; je meurs pour le monde, et je consens qu'il soit mort pour moi comme je serai morte pour lui. J'en serai bien

 

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dédommagée, ô mon Dieu, si vous daignez vous souvenir de moi ; si je trouve grâce auprès de vous, et si vous jetez un regard favorable sur moi ; si je vis pour vous, et si vous vivez pour moi : Ecce nos reliquimus omnia. Tels sont vos sentiments, ma chère Sœur : la  solidité de votre esprit, la ferveur de votre piété, l'inflexible fermeté que vous avez fait  paraître en vous arrachant du sein d'une famille qui comptait sur vous pour vous élever aux honneurs du monde, et sur qui vous pouviez compter pour parvenir à ce qu'il y a de plus grand dans le monde ; tout cela, joint aux connaissances encore plus particulières que j'en puis avoir, me répond des dispositions intérieures de votre âme. Et moi, fondé sur l'inviolable fidélité de notre Dieu, j'ose vous répondre de tout ce qu'il vous a promis, soit pour le cours de la vie présente, soit au moment de la mort et à son jugement dernier, soit dans la félicité éternelle, que je vous souhaite, etc.

 

 

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