PASSION DE JÉSUS-CHRIST I

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PREMIER SERMON SUR LA PASSION DE JÉSUS-CHRIST.

ANALYSE.

 

Sujet. Or, il était suivi qu’une grande multitude de peuple, et de femmes qui se frappaient la poitrine et qui pleuraient. Et Jésus se tournant vers elles, il leur dit : Filles de Jérusalem, ne pleurez point sur moi; mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants.

Au lieu de pleurer Jésus-Christ, pleurons ce qui a fait pleurer Jésus-Christ : c'est ainsi que nous sanctifierons aujourd'hui nos larmes, et que nous nous les rendrons salutaires.

Division. Passion de Jésus-Christ causée par le péché: première partie; renouvelée parle péché : deuxième partie; rendue inutile par le péché : troisième partie. Voila ce qui mérite toutes nos larmes.

Première partie. Passion de Jésus-Christ causée par le péché : car cette passion est la pénitence publique du péché, et nous devons ici considérer Jésus-Christ comme un Dieu pénitent. Or, la pénitence renferme deux choses, la contrition et la satisfaction. Ainsi nous allons voir, 1° Jésus-Christ dans le jardin, contrit et ressentant toute l'amertume du péché; 2° Jésus-Christ au Calvaire, expirait et portant sur son corps toute la peine du péché.

1° Jésus-Christ dans le jardin, contrit et ressentant toute l'amertume du péché. C'est là qu'il s'attriste, qu'il est saisi de frayeur, qu'il est accablé d’ennui, qu'il pleure : pourquoi? pour les péchés de tous les hommes, dont son Père l'a chargé, selon la parole do Prophète. Est-ce ainsi que nous pleurons nous-mêmes nos péchés? nous les envisageons avec des sentiments tout contraires ; ou, si nous en concevons quelque douleur, ce n'est qu'une contrition languissante, une contrition superficielle, une contrition imaginaire, qui nous rend encore plus coupables devant Dieu.

2° Jésus-Christ au Calvaire, expirant et portant sur son corps toute la peine du péché. Cela nous étonne ; mais notre erreur est de considérer Jésus-Christ, parce qu'il est en soi infiniment saint et le Saint des saints : et nous ne prenons pas garde qu'il ne parut au Calvaire que comme la victime du péché, et qu'en cet état il n'y avait point de supplice qui ne lui fût dû. Aussi est-ce dans cette vue que le Père éternel prononce contre lui un arrêt de mort. Car, dit saint Pierre, c'est par un ordre exprès de Dieu qu'il a été livré, et les Juifs n'ont été que les exécuteurs de la sentence portée dans le ciel. Dieu ne se contente pas de le frapper; il semble vouloir le réprouver en le délaissant. Ce délaissement est en quelque sorte la peine du dam, qu'il fallait que Jésus-Christ éprouvât pour nous tous, comme dit saint Paul. Voilà ce que le péché a coûté à un Dieu; mais n'est-ce pas le plus déplorable renversement, que nous, pécheurs, nous nous épargnions, tandis que le juste fait une si sévère pénitence?

Deuxième partie. Passion de Jésus-Christ renouvelée par le péché. Que voyons-nous dans cette passion? 1° un Dieu trahi et abandonné par de lâches disciples; 2° un Dieu mortellement persécuté par des pontifes et des prêtres hypocrites; 3° un Dieu raillé et moqué dans le palais d'Hérode par des courtisans impies ; 4° un Dieu mis en parallèle avec Barabbas, et à qui Barabbas est préféré par un peuple aveugle et inconstant; 5° un Dieu exposé aux insultes, et traité de roi chimérique par une troupe de

 

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faux adorateurs; 6° un Dieu crucifié par d'impitoyables bourreaux. Or, voilà ce qui se renouvelle tous les jours dans le christianisme.

1° Un Dieu trahi et abandonné par de lâches disciples. Combien de chrétiens l'abandonnent de la sorte?

2° Un Dieu mortellement persécuté par des pontifes et des prêtres hypocrites. Ne voit-on pas encore de mauvais prêtres qui le persécutent par une vie scandaleuse? ennemis de Jésus-Christ encore plus dangereux, lorsqu'ils se couvrent du voile de l'hypocrisie.

3° Un Dieu raillé et moqué dans le palais d'Hérode par des courtisans impies. Comment est-il traité dans les cours des princes, et même des princes chrétiens? comment sa doctrine, ses maximes et la vertu y sont-elles regardées?

4° Un Dieu mis en parallèle avec Barabbas, et à qui Barabbas est préféré par un peuple aveugle et inconstant. Combien de fois lui avons-nous préféré nous-mêmes une passion honteuse et un plaisir criminel?

5° Un Dieu exposé aux insultes et traité de roi chimérique par une troupe de faux adorateurs. N'allons-nous pas l'insulter jusqu'à ses autels, en présence de son sacrement et dans la célébration des divins mystères?

6° Un Dieu crucifié par d'impitoyables bourreaux. Ne le crucifions-nous pas par nos péchés?

Troisième partie. Passion de Jésus-Christ rendue inutile par le péché. C'est, selon la pensée d'Amould de Chartres, de quoi il se plaignit sur la croix, en disant à son Père : Mon Dieu, pourquoi m'avez-vous délaissé? 11 fut touché de la plus vive douleur à la vue de tant de réprouvés pour qui ses souffrances ne seraient de nul effet.

Encore si le péché nous rendait sa passion seulement inutile! mais au moment qu'elle nous devient inutile, elle nous est préjudiciable; car c'est un titre de condamnation contre nous. Que faisons-nous donc quand nous consentons à un péché contre lequel notre conscience réclame? Sans y penser et sans le vouloir expressément, nous prononçons contre nous le même arrêt de mort que les Juifs prononcèrent contre eux-mêmes devant Dilate, lorsqu'ils lui dirent : Que son sang retombe sur nous! Entrons dans le sentiment de saint Bernard : In me, non super me; Ah! Seigneur, que votre sang tombe dans moi pour me sanctifier, et non sur moi pour me réprouver!

 

Sequebatur autem illum multa turba populi, et mulierum quœ plangebant et lamentabantur illum. Conversas autem ad illas Jesus, ilixit : Filiœ Jerusalem, nolite flere super me ; sed super vos ipsas flete et super filios vestros.

 

Or il était suivi d'une grande multitude de peuple et de femmes qui se frappaient la poitrine, et qui le pleuraient. Et Jésus se tournant vers elles, il leur dit : Filles de Jérusalem, ne pleurez point sur moi, mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants. (Saint Luc, chap. XXIII, 28.)

 

SIRE,

 

Est-il donc vrai que la passion de Jésus-Christ, dont nous célébrons aujourd'hui l'auguste, mais le triste mystère, quelque idée que la foi nous en donne, n'est pas l'objet le plus touchant qui doive occuper nos esprits et exciter notre douleur? Est-il vrai que nos larmes peuvent être plus saintement et plus utilement employées qu'à pleurer la mort de L'Homme-Dieu; et qu'un autre devoir, plus pressant et plus nécessaire, suspende, pour ainsi dire, l'obligation qu'une si juste reconnaissance d'ailleurs nous impose, de compatir par des sentiments de tendresse aux souffrances de notre divin Rédempteur? Nous ne l'aurions jamais pensé, Chrétiens; et c'est néanmoins Jésus-Christ qui nous parle, et qui, pour dernière preuve de sa charité, la plus généreuse et la plus désintéressée qui fut jamais, allant au Calvaire où il doit mourir pour nous, nous avertit de ne pas pleurer sa mort, et de pleurer tout autre chose que sa mort : Nolite flere super me, sed super vos flete (1). Saint Ambroise, faisant l'éloge funèbre de l'empereur Valentinien le jeune, en présence de tout le peuple de Milan, crut s'être bien acquitté de son ministère, et avoir pleinement satisfait à ce que ses auditeurs attendaient de lui, quand il les

 

1 Luc, XXIII, 28.

 

exhorta à reconnaître, par le tribut de leurs larmes, ce qu'ils devaient à la mémoire de cet incomparable prince, lequel avait exposé sa vie et s'était comme immolé pour eux : Solvamus bono principi stipendiarias lacrymas, qui pro nobis etiam vitœ stipendium solvit. Mais moi, engagé à vous entretenir, dans ce discours, de la sanglante mort d'un Dieu Sauveur des hommes, je me vois réduit à vous tenir un langage bien différent, puisqu'au lieu d'emprunter les paroles de saint Ambroise, qui semblaient naturellement convenir à mon sujet, je dois vous dire, au contraire : Non, mes Frères, ne donnez point à ce Dieu mourant des larmes qu'il n'exige pas de vous : ces larmes que vous verseriez sont des larmes précieuses, ayez soin de les ménager; on vous les demande pour un sujet plus important que tout ce que vous concevez. Non-seulement Jésus-Christ vous permet de ne pas pleurer sa mort, mais il vous le défend même expressément, si de la pleurer est pour vous un obstacle à pleurer un autre mal qui vous touche de bien plus près, et qui est en effet plus déplorable que la mort du Fils même de Dieu. Je sais que toutes les créatures y devinrent ou y parurent sensibles, que le soleil s'éclipsa, que la terre trembla, que le voile du temple se déchira, que les pierres se fendirent, que les tombeaux furent ouverts, que les cendres des morts se ranimèrent, que toute la nature en fut émue : l'homme seul, encore une fois, est dispensé de ce devoir, pourvu qu'il s'acquitte d'un autre moins tendre en apparence, mais plus solide dans le fond. Laissons donc aux astres et aux éléments, ou, si vous voulez

 

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leur associer des créatures intelligentes, laissons aux anges bienheureux le soin d'honorer les funérailles de Jésus-Christ par les marques de leur deuil : ces anges de paix, dit Isaïe, l'ont amèrement pleuré. Pour nous, sur qui Dieu a d'autres desseins, au lieu de pleurer Jésus-Christ, pleurons avec Jésus-Christ, pleurons comme Jésus-Christ, pleurons ce qui a fait pleurer Jésus-Christ; c'est ainsi que nous sanctifierons nos larmes, et que nous nous les rendrons salutaires. Croix adorable! nous les répandrons devant vous, et vous leur communiquerez cette vertu céleste et ce caractère de sainteté que vous reçûtes en recevant dans vos bras le Saint des saints. Pleins de confiance, nous avons recours à vous, et nous vous disons avec toute l'Eglise : O crux! ave.

 

Un mal plus grand dans l'idée de Dieu, que la mort même d'un Dieu; un mal plus digne d'être pleuré, que tout ce qu'a enduré le Fils unique de Dieu; un mal auquel nos larmes sont plus légitimement dues qu'à la passion de l'Homme-Dieu, vous êtes trop éclairés, Chrétiens, pour ne le pas comprendre d'abord, c'est le péché. Il n'y avait dans tous les êtres possibles que le péché qui pût l'emporter sur les souffrances de Jésus-Christ, et justifier la parole de ce Dieu Sauveur, lorsqu'il nous dit, avec autant de vérité que de charité : Ne pleurez point sur moi, mais sur vous : Nolite flere super me, sed super vos. Pour obéir, Chrétiens, à ce commandement que nous fait notre divin Maître, et pour profiter d'un si important avis, ne considérons aujourd'hui le mystère de sa sainte passion que pour pleurer le désordre de nos péchés, et ne pleurons le désordre de nos péchés que dans la vue du mystère de sa sainte passion. En effet, si Jésus-Christ avait souffert indépendamment de notre péché, sa passion, quelque rigoureuse qu'elle fût pour lui, n'aurait plus rien de si affreux pour nous; et si notre péché n'avait nulle liaison avec les souffrances de Jésus-Christ, tout péché qu'il est, il nous serait moins odieux. C'est donc parle péché que nous devons mesurer le bienfait inestimable de la passion du Fils de Dieu ; et c'est par le bienfait inestimable de la passion du Fils de Dieu que nous devons mesurer la grièveté du péché ; du péché, dis-je (prenez garde à ces trois propositions que j'avance, et qui vont partager ce discours), du péché, qui fut la cause essentielle de la passion de Jésus-Christ ; du péché, qui est un renouvellement continuel de la passion de Jésus-Christ ; enfin, du péché, qui est l'anéantissement de tous les fruits de la passion de Jésus-Christ. En trois mots, passion de Jésus-Christ causée par le péché, passion de Jésus-Christ renouvelée par le péché, passion de Jésus-Christ rendue inutile et même préjudiciable par le péché : voilà ce qui mérite toutes nos larmes, et ce qui demande toute votre attention.

 

PREMIÈRE   PARTIE.

 

C'est quelque chose, Chrétiens, de bien prodigieux dans l'ordre de la nature, que ce qui nous y est aujourd'hui représenté par la foi, savoir, un Dieu souffrant; mais j'ose dire que ce prodige, tout surprenant qu'il est, n'approche pas encore de celui que la même foi nous découvre dans l'ordre de la grâce, quand elle nous met devant les yeux un Dieu pénitent. Telle est néanmoins, (ô profondeur et abîme des conseils de Dieu !) telle est la qualité que le Sauveur du monde a voulu prendre, et qu'il a aussi saintement que constamment soutenue dans tout le cours de son adorable passion. Tel est le mystère que nous célébrons ; et parce que, selon l'Ecriture, la vraie pénitence consiste surtout en deux choses, la contrition, qui nous fait détester le péché, et la satisfaction qui doit expier le péché ; quand je dis un Dieu pénitent, j'entends un Dieu touché delà contrition la plus vive en vue du péché de l'homme; j'entends un Dieu satisfaisant aux dépens de lui-même, et dans toute la rigueur de la justice, pour le péché de l'homme, deux obligations dont l'Homme-Dieu, Jésus-Christ, s'était chargé dès le premier instant de sa vie, et dont vous allez voir s'il s'acquitta exactement au jour de sa passion. Car voilà les deux états, et comme les deux scènes où je vais produire ce médiateur par excellence entre Dieu et les hommes. Le jardin où il s'affligea, et le Calvaire où il expira : le jardin où il s'affligea, c'est là que je ferai paraître un Dieu contrit et ressentant toute l'amertume du péché : le Calvaire où il expira, c'est là que je vous ferai contempler dans sa personne un Dieu immolé pour la réparation du péché. D'où nous conclurons, avec saint Léon, pape, que la passion du Fils de Dieu a été la pénitence universelle, la pénitence publique et authentique, la pénitence parfaite et consommée de tous les péchés des hommes, et que ce sont aussi les péchés des hommes qui l'ont causée. En faut-il davantage pour nous obliger vous et moi à verser des larmes, non pas d'une vaine et stérile compassion, mais d'une efficace et sainte componction ? Nolite flere super me, sed super  vos.

 

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Appliquez-vous, mes chers auditeurs, et commençons par les douleurs intérieures de Jésus-Christ, pour apprendre ce qui doit être pour jamais le sujet de notre douleur.

A peine est-il entré dans le jardin où il allait prier, qu'il tombe dans une tristesse profonde : Coepit contristari (1), Le sentiment est si vif, qu'il ne le peut cacher; il s'en déclare à ses disciples : Tristis est anima mea usque ad mortem (2). La frayeur le saisit : Cœpit pavere (3); l'ennui l'accable : Cœpit tœdere (4)  ; à force de combattre contre lui-même, il souffre déjà par avance une espèce d'agonie : Factus in agonia (5); et par la violence de ce combat il sue jusqu'à du sang : Factus est sudor ejus sicut guttœ sanguinis (6). Que signifie tout cela, demande saint Chrysostome, dans un Dieu qui était la force même, et dont les faiblesses apparentes ne pouvaient être qu'autant de miracles de sa toute-puissante charité? Que craint-il? de quoi se trouble-t-il? pourquoi cet accablement dans une âme qui, jouissant d'ailleurs de la claire vision de Dieu, ne laissait pas d'être comblée des plus pures joies de la béatitude? pourquoi cette guerre intestine et ce soulèvement de passions dans un esprit incapable d'être mû par d'autres ressorts que ceux de la souveraine raison ? Ah ! Chrétiens, voilà ce que nous avons à bien méditer, et ce que nous ne pouvons trop bien comprendre pour notre édification. Car de dire que le Sauveur du monde s'affligea seulement parce qu'il allait mourir ; que l'ignominie seule de la croix, ou la rigueur du supplice qu'on lui préparait, lui causèrent ces agitations, ces dégoûts, ces craintes mortelles, ce ne serait point avoir une assez haute idée des passions d'un Dieu. Non, non, mes Frères, reprend éloquemment saint Chrysostome, ce n'est pas là de quoi cette grande âme fut plus troublée. La croix que Jésus-Christ avait choisie comme l'instrument de notre rédemption, ne lui parut point un objet si terrible. Cette croix qui devait être le fondement de sa gloire, ne lui devint point un sujet de honte. Le calice que son Père lui avait donné, et qui, par cette raison même, lui était si précieux, ne fut point ce calice amer dont il témoigna tant d'horreur : et ce qui fît sortir de tous les membres de son corps une sueur de sang, ce ne furent point précisément les approches du mystérieux baptême de sa mort. Car, quelque sanglant que dût être ce baptême, il l'avait lui-même ardemment désiré, il l'avait recherché avec de saints empressements, il

 

1 Matth., XXVI, 37. — 2 Ibid., 38. — 3 Marc, XIV, 33. — 4 Ibid. — 5 Luc, XXII, 43. — 6 Ibid., 44.

 

avait dit à ses apôtres : Baptismo habeo baptizari, et quomodo coarctor, nsquedum perficiatur (1) ! Je dois être baptisé d'un baptême; et qu'il me tarde que ce baptême s'accomplisse ! Il y eut donc autre chose que la présence de la mort qui le désola, qui le consterna. Et quoi? je vous l'ai déjà marqué, mes chers auditeurs; mais il me faudrait, Seigneur, pour le bien imprimer et dans les esprits et dans les cœurs de ceux qui m'écoutent, tout le zèle dont vous fûtes consumé; quoi, dis-je? le péché, le seul de tous les êtres opposé à Dieu, le seul mal capable d'attrister l'Homme-Dieu, et de faire de ce Dieu de gloire un Dieu souffrant et pénitent. Elevez-vous, Chrétiens, au-dessus de toutes les pensées humaines, et concevez, encore une fois, cette grande vérité. En voici l'exposition fidèle tirée des Pères de l'Eglise, mais surtout de saint Augustin.

Car, tandis que les princes des prêtres et les pharisiens tenaient chez Caïphe conseil contre Jésus-Christ, et qu'ils se préparaient à l'opprimer par de fausses accusations et par des crimes supposés, Jésus-Christ lui-même, dans le jardin, humilié et prosterné devant son Père, se considéra, toutefois sans préjudice de son innocence , comme chargé de crimes véritables ; et suivant l'oracle d'Isaïe, qui se vérifia à la lettre, Dieu mit sur lui toutes les iniquités du monde : Posuit in eo iniquitatem omnium nostrum (2). Or, en conséquence du transport que Dieu fit de nos iniquités sur son Fils adorable , ce juste, qui n'avait jamais connu le péché, se trouva couvert des péchés de toutes les nations, des péchés de tous les siècles, des péchés de tous les états et de toutes les conditions. Oui, tous les sacrilèges qui jamais devaient être commis, et que son infinie prescience lui fit distinctement prévoir, tous les blasphèmes que l'on devait proférer contre le ciel, toutes les abominations qui devaient faire rougir la terre, tous les scandales qui devaient éclater dans l'univers, tous ces monstres que l'enfer devait produire, et dont les hommes devaient être encore plus les auteurs , vinrent l'affliger en foule et lui servir déjà de bourreaux. Qui nous l'apprend? Lui-même, seul témoin et seul juge de ce qu'il souffrit dans cette cruelle alarme : Circumdederunt me dolores mortis, et torrentes iniquitatis conturbaverunt me (3). Car, selon l'interprétation de saint Augustin, c'est personnellement de Jésus-Christ que devaient être entendues ces paroles du psaume : Les douleurs de la mort m'ont

 

1 Luc, XII, 50. — 2 Isa., LIII, 6. —  3 Psalm., XVIII, 5.

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environné, et des torrents d'iniquité ont rempli mon âme de trouble. Ce fut donc en vue de ce bienheureux et tout ensemble de ce douloureux moment, que Jérémie, comme prophète, eut droit de dire à Jésus-Christ : Magna est velut mare contritio tua (1) ; Ah ! Seigneur, votre douleur est comme une vaste mer dont on ne peut sonder le fond, ni mesurer l'immensité. Ce fut pour grossir et pour enfler cette mer que tous les péchés des hommes, ainsi que parle l'Ecriture, entrèrent comme autant de fleuves dans l'âme du Fils de Dieu : car c'est encore de sa passion et de l'excès de sa tristesse qu'il faut expliquer ce passage : Salvum me fac, Deus, quoniam intraverunt aquœ usque ad animam meam (2). Avec cette différence, qu'au lieu que les fleuves entrant dans la mer s'y confondent et s'y perdent, en sorte qu'il n'est plus possible de les distinguer les uns des autres ; ici, tout au contraire, c'est-à-dire dans cet abîme de péchés et dans cette mer de douleurs dont l'âme du Sauveur fut inondée, il discerna sans confusion et sans mélange toutes les espèces de péchés pour lesquelles il allait souffrir : les péchés des rois et ceux des peuples, les péchés des riches et ceux des pauvres, les péchés des pères et ceux des enfants, les péchés des prêtres et ceux des laïques. Dans ces torrents d'iniquité, il démêla les médisances et les calomnies, les impudicités et les adultères, les simonies et les usures, les trahisons et les vengeances. Il se représenta , mais avec toute la vivacité de sa pénétration divine, les emportements des superbes et des ambitieux, les dissolutions des sensuels et des voluptueux, les impiétés des athées et des libertins, les impostures et les malignités des hypocrites. Faut-il s'étonner si tout cela , suivant la métaphore du Saint-Esprit, ayant formé un déluge d'eaux dans cette âme bienheureuse, elle en demeura comme absorbée; et si d'ailleurs, dans le serrement de cœur et dans la tristesse que lui causa son zèle pour Dieu, et sa charité pour nous, ce déluge d'eaux fut suivi d'une sueur de sang ? Factus est sudor ejus sicut guttœ sanguinis (3).

Voilà , Chrétiens, ce que j'appelle la contrition d'un Dieu, et ce qui fut le premier acte de sa pénitence. Est-ce ainsi que nous envisageons le péché, et la douleur que nous en ressentons opère-t-elle en nous par proportion de semblables effets? Entrons aujourd'hui dans le secret de nos consciences; et, profitant du modèle que Dieu nous propose, voyons si nos

 

1 Thren., II, 13. — 2 Psalm., LVIII, 2. —3 Luc, XXIII, 44.

 

dispositions dans l'exercice de la pénitence chrétienne ont au moins la juste mesure qui en doit faire la validité. Est-ce ainsi, dis-je, que nous considérons le péché? en concevons-nous la même horreur?en perdons-nous le repos de l'âme? en sommes-nous agités et désolés? Ce péché, par l'idée que nous nous en formons, nous est - il un supplice comme à Jésus-Christ ? le craignons-nous, comme Jésus-Christ, plus que tous les maux du monde? nous réduit-il par ses remords dans une espèce d'agonie? Ah! mes Frères, s'écrie saint Chrysostome, touché de cette comparaison, voilà le grand désordre que nous avons à nous reprocher, et pour lequel nous devons éternellement pleurer sur nous. Un Dieu se trouble à la vue de notre péché, et nous sommes tranquilles ; un Dieu s'en afflige, et nous nous en consolons; un Dieu en est humilié, et nous marchons la tète levée ; un Dieu en sue jusqu'à l'effusion de son sang, et nous n'en versons pas une larme : c'est ce qui doit nous épouvanter. Nous péchons, et, bien loin d'en être tristes jusqu'à la mort, peut-être après le péché insultons-nous encore à la justice et à la providence de notre Dieu , et disons-nous intérieurement comme l'impie : Peccavi, et quid mihi accidit triste (1) ? J'ai péché, et que m'en est-il arrivé de fâcheux? En suis-je moins à mon aise, m'en considère-t-on moins dans le monde, en ai-je moins de crédit et d'autorité ? De là cette fausse paix, si directement opposée à l'agonie du Fils de Dieu, cette paix dont on jouit dans l'état le plus affreux, qui est l'état du péché. Quoique ennemis de Dieu, nous ne laissons pas de paraître contents. Non-seulement nous affectons de le paraître, mais nous sommes capables de l'être, jusqu'à pouvoir nous dissiper et nous répandre dans les joies frivoles du siècle : paix réprouvée qui ne peut venir que de la dureté de nos cœurs ; paix mille fois plus funeste que toutes les autres peines du péché, et, dans un sens, pire que le péché même. De là cette vaine confiance, si contraire aux saintes frayeurs de Jésus-Christ : confiance présomptueuse qui nous rassure, là où cet Homme-Dieu a tremblé; qui nous fait tout espérer, là où il a cru pour nous devoir tout craindre ; qui nous flatte d'une miséricorde, et qui nous promet de la part de Dieu une patience sur laquelle il ne compta point. Miséricorde mal entendue, patience molle et chimérique, qui ne servirait, et qui, en effet, par l'abus que nous en faisons, ne sert qu'à fomenter dans nous le péché. De

 

1 Eccli., V, 4.

 

15

 

là cette hardiesse du pécheur, et, si j'ose user de ce terme, cette effronterie qui ne rougit de rien, et qui paraît si monstrueuse quand elle est mise en parallèle avec la confusion de Jésus-Christ. En péchant contre Dieu, on n'en est pas moins fier devant les hommes ; on soutient le péché avec hauteur ; et bien loin de s'en confondre, on s'en glorifie, on s'en applaudit, on s'en élève, on en triomphe. C'est ce qui oblige le Verbe divin à s'anéantir : l'insolence scandaleuse de certains pécheurs ne pouvait se réparer par d'autres humiliations que celles de Jésus-Christ ; l'aveugle témérité de tant de libertins ne pouvait être expiée par d'autres craintes que celles de Jésus-Christ; l'indifférence de tant d'âmes insensibles n'avait pas besoin d'un moindre remède que la sensibilité de Jésus-Christ. Afin que Dieu fût satisfait comme il le devait être, que le péché fût une fois détesté autant qu'il était détestable, il fallait qu'une fois on en conçût une douleur proportionnée à sa malice. Or, il n'y avait que niomme-Dieu capable de mettre cette proportion, parce qu'il n'y avait que lui capable de connaître parfaitement et dans toute son étendue la malice du péché, et par conséquent il n'y avait que lui qui pût nous apprendre à haïr le péché. C'est pour cela qu'il est venu, et que, dans les jours de sa vie mortelle, comme dit saint Paul, ayant offert même avec larmes ses prières et ses supplications à Celui qui pouvait le sauver de la mort, il nous a donné la plus excellente idée de la pénitence chrétienne. Si donc nous apportons encore à ce sacrement des cœurs tièdes, des cœurs froids, des cœurs secs et durs, ne doutons point, mes Frères, conclut saint Bernard, que ce ne soit à nous-mêmes que le Sauveur adresse aujourd'hui ces paroles: Nolite flere super me, sed super vos flete (1).

En effet, savez-vous ce qui nous condamnera davantage au jugement de Dieu? Ce ne seront point tant nos péchés, que nos prétendues contritions : ces contritions languissantes, et si peu conformes à la ferveur de Jésus-Christ pénitent ; ces contritions superficielles, où nous savons si bien conserver toute la liberté de notre esprit, tout l'épanouissement de notre cœur, tout le goût des plaisirs, toutes les douceurs et tous les agréments de la société ; ces contritions imaginaires qui ne nous affligent point, et qui, par une suite infaillible, ne nous convertissent point. Si nous agissions par l'esprit de la foi, il ne faudrait qu'un péché pour déconcerter toutes les puissances de notre

 

1 Luc, XXIII, 28.

 

âme, pour nous jeter dans le même effroi que Caïn, pour nous faire pousser les mêmes cris qu'Esaü, quand il se vit exclu de l'héritage et privé de la bénédiction de son père ; pour nous faire frémir comme ce roi de Babylone, lorsqu'il aperçut la main qui écrivit son arrêt : disons mieux, et en un mot, pour nous faire sentir au fond du cœur, selon la parole de l'Apôtre, ce que Jésus-Christ sentit en lui-même : Hoc enim sentite in vobis quod et in Christo Jesu (1) Mais parce que l'habitude du péché a fait peu à peu de nos cœurs des cœurs de pierre, ce qui effraya Jésus-Christ ne nous étonne plus, ce qui excita toutes ses passions ne nous touche plus. Ah ! Seigneur, disait David, et devons-nous dire avec lui, guérissez mon âme : Sana animam meam (2). Mais pour guérir pleinement mon âme, guérissez-la de ses contritions faibles et imparfaites, qui rendent ses blessures encore plus incurables, au lieu de les fermer: Sana contritiones ejus (3); guérissez-la, parce qu'au moins elle est ébranlée : Sana, quia commota est. Mais ce n'est point assez qu'elle soit ébranlée, il faut qu'elle soit convertie par la force invincible de l'exemple et de la pénitence de son Dieu. Conformons-nous à ce modèle ; quelque pécheurs que nous soyons, nous trouverons grâce auprès de Dieu. Ayons toujours ce modèle devant les yeux ; la pénitence, dont nous avons si souvent abusé, nous deviendra salutaire. Ce ne sera plus pour nous, comme elle l'a été tant de fois, une pure cérémonie ; ce sera un vrai retour, un vrai changement, une vraie conversion. On vous a dit, et il est vrai, que la douleur du péché, pour être recevable dans ce sacrement, devait avoir des qualités aussi rares que nécessaires ; qu'elle devait être surnaturelle, absolue, sincère, efficace, universelle; que Dieu en devait être le principe, l'objet et la fin ; qu'elle devait surpasser toute autre douleur, et que, le péché étant le souverain mal, elle devait nous le faire abhorrer au-dessus de tout autre mal ; qu'il n'y avait point de péché, même possible, qu'elle ne dût exclure, point de tentation qu'elle ne dût avoir la vertu de surmonter, point d'occasion qu'elle ne dût nous faire éviter ; et que, manquant d'une seule de ces qualités, ce n'était plus qu'une contrition vaine et apparente. Mais je vous dis aujourd'hui que toutes ces qualités ensemble sont comprises dans la contrition de Jésus-Christ; je vous dis que, pour vous assurer d'une contrition solide, d'une contrition parfaite, vous n'avez qu'à vous

 

1 Philip., II, 5. — 2 Psal., XL, 5.  3 Psal., LIX, 4.

 

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former sur Jésus-Christ, en vous appliquant ce que Dieu disait à Moïse : Inspice, et fac secundum exemplar (1). Si ce n'est pas là notre règle, pleurons pour cela même, mes chers auditeurs, et pleurons d'autant plus amèrement, que nous ne pouvons nous en prendre qu'à nous. Insensibles à nos péchés, pleurons au moins notre insensibilité; pleurons de ce que nous ne pleurons pas, et affligeons-nous de ce que nous ne nous affligeons pas. Par là nous pourrons arriver à la véritable contrition, et par là nous commencerons à devenir les imitateurs de la pénitence du Sauveur.

Cependant, outre cette passion intérieure, si je puis parler de la sorte, que lui causa d'abord le péché, en voici une autre dont les sens sont plus frappés, et dont le péché ne fut pas moins le sujet malheureux et le principe. Car du jardin où Jésus-Christ pria, sans m'arrêter présentement à tout le reste, je vais au Calvaire, où il expira : et là, contemplant en esprit ce Dieu crucifié, l'auteur et le consommateur de notre foi, qui, selon l'expression du grand Apôtre, au lieu d'une vie tranquille et heureuse dont il pouvait jouir, meurt de la mort la plus cruelle et la plus ignominieuse : surpris d'un événement si nouveau, j'ose en demander à Dieu la raison, j'en appelle à sa sagesse, à sa justice, à sa bonté ; et, tout chrétien que je suis, il s'en faut peu qu'à l'exemple du Juif infidèle, je ne me fasse de ce mystère de ma rédemption un scandale. Et qu'est-ce, en effet, de voir le plus innocent des hommes traité comme le plus criminel, et livré à d'impitoyables bourreaux? Mais Dieu, jaloux de la gloire de ses attributs, et intéressé à détruire un scandale aussi spécieux en apparence, mais dans le fond aussi pernicieux que celui-là, sait bien réprimer ce premier mouvement de mon zèle : et comment? En me faisant connaître que cette mort est la peine de mes péchés; en m'obligeant à confesser que tout ce qui se passe au Calvaire, quelque horreur que j'en puisse concevoir, est justement ordonné, sagement ménagé, saintement et divinement exécuté ; pourquoi? parce qu'il ne fallait rien de moins pour punir le péché, et qu'il est vrai, comme l'a remarqué saint Jérôme, que si, dans les trésors de la colère de Dieu, il n'y avait point eu pour le péché d'autres châtiments que ceux qu'approuve notre raison notre raison étant bornée, et le péché, de sa nature, étant quelque chose d'infini, Dieu n'aurait jamais été pleinement satisfait.

 

1 Exod., XXV, 40.

 

Notre erreur (Chrétiens, appliquez-vous, s'il vous plaît, à ces deux pensées bien dignes de vos réflexions), notre erreur est de considérer aujourd'hui le Sauveur du monde par ce qu'il est en soi, et non par ce qu'il voulait être pour nous : ce qui nous trompe, c'est de regarder sa passion par rapport aux Juifs, qui n'en ont été que les instruments, et jamais par rapport à Dieu, qui en a été l'agent principal et le souverain arbitre. Je m'explique. Jésus-Christ en soi est le Saint des saints, le bien-aimé du Père, l'objet des complaisances de Dieu, le chef des élus, la source de toutes les bénédictions, la sainteté substantielle et incarnée. Voilà pourquoi notre raison se révolte en le voyant souffrir : mais nous ne prenons pas garde qu'au Calvaire il cessa, pour ainsi dire, d'être tout cela ; et qu'au lieu de ces qualités, qui furent pour un temps obscurcies et comme éclipsées, il se trouva réduit à être, selon le texte de l'Ecriture, malédiction pour les hommes : Factus pro nobis maledictum (1); à être la victime du péché : Propitiatio pro peccatis (2); et puisque saint Paul l'a dit, je le dirai après lui, et dans le même sens que lui, à être le suppôt du péché, et le péché même : Eum qui non noverat peccatum, pro nobis peccatum fecit (3). Or, en cet état, remarque saint Chrysostome, il n'y avait point de supplice qui ne fût dû à Jésus-Christ : humiliations, outrages, fouets, clous, épines, croix; tout cela, dans le style de l'Apôtre, était la solde et le paiement du péché : et puisque le Fils de Dieu représentait alors le péché, et qu'il s'était engagé à être traité de son Père comme l'aurait été le péché même, il était de l'ordre qu'il essuyât tout ce qu'il a eu à endurer. Le prenant de la sorte, a-t-il trop souffert? Non : sa charité, dit saint Bernard, a été pleine et abondante, mais elle n'a point été prodigue ; il s'appelle l'Homme de douleurs : mais, répond Tertullien , c'est le nom qui lui convient, puisqu'il est l'homme de péché ; nous le voyons déchiré et meurtri de coups, mais entre le nombre des coups qu'il reçoit et la multitude des crimes qu'il expie, il n'y a que trop de proportion : on l'abandonne à des scélérats barbares et cruels, qui ajoutent à L'arrêt de sa mort tout ce que la rage leur suggère ; mais quoi qu'ils ajoutent à l'arrêt de Pilate, ils n'ajoutent rien à celui de Dieu : on le maltraite et on l'insulte, mais ainsi le péché, s'il se produisait en substance , mériterait-il d'être insulté et maltraité, il expire sur la croix, aussi est-ce le lieu où le péché doit être placé.

 

1 Galat., III, 13. — 2 Joan., II. 2. — 3 2 Cor., V, 21.

 

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Rectifiez donc, Chrétiens, vos sentiments; et tandis que ce divin agneau est immolé, au lieu de vous préoccuper du mérite de sa sainteté et de ses vertus, souvenez-vous que c'est pour vos désordres secrets et publics qu'on le sacrifie, que c'est pour vos excès, pour vos intempérances, pour vos attachements honteux et vos plaisirs infâmes. Si vous vous le figurez tel qu'il est, chargé de toutes nos dettes, cette flagellation à laquelle on le condamne n'aura plus rien qui vous choque ; ces épines qui le déchirent ne blesseront plus la délicatesse de votre piété; ces clous, dont on lui perce les pieds et les mains, n'exciteront plus votre indignation. Mon péché, direz-vous, en vous accusant vous-mêmes, méritait toutes ces peines; et puisque Jésus-Christ est revêtu de mon péché, il les devait toutes porter. Aussi est-ce dans cette vue que le Père éternel, par une conduite aussi adorable qu'elle est rigoureuse, oubliant qu'il est son Fils, et l'envisageant comme son ennemi (pardonnez-moi toutes ces expressions), se déclara son persécuteur, ou plutôt le chef de ses persécuteurs. Les Juifs se font de leur haine un zèle de religion pour exercer sur son sacré corps tout ce que peut la cruauté; mais la cruauté des Juifs ne suffisait pas pour punir un homme tel que celui-ci, un homme couvert des crimes de tout le genre humain; il fallait, dit saint Ambroise, que Dieu s'en mêlât, et c'est ce que la foi nous découvre sensiblement.

Oui, Chrétiens, c'est Dieu même et non point le conseil des Juifs qui livre Jésus-Christ : ce Juste, mes Frères, leur disait Pierre, ne vous a été remis entre les mains comme coupable, que par un ordre exprès de Dieu et par un décret de sa sagesse : Definito concilio et prœscientia Dei traditum (1) ; déclaration qu'il faisait dans leur synagogue, sans craindre qu'ils s'en prévalussent, ni qu'ils en tirassent avantage pour étouffer le remords du déicide qu'ils avaient commis. Il est vrai que les pharisiens et les docteurs de la loi ont poursuivi Jésus-Christ pour le faire mourir ; mais ils ne l'ont poursuivi, Seigneur, reprenait David par un esprit de prophétie, que parce que vous l'avez frappé le premier : Domine, quem tu percussisti, persecuti sunt (2). Jusque-là ils l'ont respecté ; jusque-là, quelque animés qu'ils fussent, ils n'ont osé attenter sur sa personne; mais du moment que vous vous êtes tourné contre lui, et que, déchargeant sur lui votre courroux, vous leur avez donné main-levée , ils se sont

 

1 Act., II, 23. — 2 Ps., LXVIII, 27.

 

jetés sur cette proie innocente et réservée à leur fureur. Mais par qui réservée , sinon par vous, ô mon Dieu, qui, dans leur vengeance sacrilège , trouviez l'accomplissement de la vôtre toute sainte ? Car c'était vous-même, Seigneur , qui justement changé en un Dieu cruel, faisiez sentir, non plus à votre serviteur Job, mais à votre Fils unique, la pesanteur de votre bras. Depuis longtemps vous attendiez cette victime ; il fallait réparer votre gloire et satisfaire votre justice : vous y pensiez ; mais ne voyant dans le monde que de vils sujets, que des têtes criminelles, que des hommes faibles dont les actions et les souffrances ne pouvaient être d'aucun mérite devant vous, vous vous trouviez réduit à une espèce d'impuissance de vous venger. Aujourd'hui vous avez de quoi le faire pleinement; car voici une victime digne de vous, une victime capable d'expier les péchés de mille mondes, une victime telle que vous la voulez, et que vous la méritez. Ce Sauveur attaché à la croix est le sujet que votre justice rigoureuse s'est elle-même préparé. Frappez maintenant, Seigneur, frappez :jl est disposé à recevoir vos coups ; et sans considérer que c'est votre Christ, ne jetez plus les yeux sur lui que pour vous souvenir qu'il est le nôtre, c'est-à-dire qu'il est notre hostie et qu'en l'immolant vous satisferez cette divine haine dont vous haïssez le péché.

Dieu ne se contente pas de le frapper, il semble vouloir le réprouver, en le délaissant et l'abandonnant au milieu de son supplice : Deus meus, Deus meus, ut quid dereliquisti me (1) ? Ce délaissement et cet abandon de Dieu est en quelque sorte la peine du dam, qu'il fallait que Jésus-Christ éprouvât pour nous tous, comme dit saint Paul. La réprobation des hommes aurait été encore trop peu de chose pour punir le péché dans toute l'étendue de sa malice : il fallait, s'il m'est permis d'user de ce terme, mais vous en pénétrez le sens, et je ne crains pas que vous me soupçonniez de l'entendre selon la pensée de Calvin; il fallait que la réprobation sensible de l'Homme-Dieu remplît la mesure de la malédiction et de la punition qui est due au péché. Vous avez dit, prophète, que vous n'aviez jamais vu un juste délaissé : Non vidi justum derelictum (2) ; mais en voici un exemple mémorable que vous ne pouvez désavouer, Jésus-Christ abandonné de son Père céleste, et pour cela n'osant presque plus le réclamer sous le nom de Père, et ne l'appelant que son Dieu : Deus meus, ut quid

 

1 Matth., XXVII, 46. — 2 Ps., XXXVI, 25.

 

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dereliquisti me ? Toutefois ne vous en scandalisez pas, puisque après tout il n'y a rien dans ce procédé de Dieu qui ne soit selon les règles de l'équité. Non, conclut saint Augustin, il n'y eut jamais de mort, ni plus juste, ni plus injuste tout ensemble que celle du Rédempteur : plus injuste par rapport aux hommes, qui en furent les exécuteurs; plus juste par rapport à Dieu , qui en a porté la sentence. Imaginez-vous, mes chers auditeurs (c'est la réflexion de l'abbé Rupert, dont vous serez peut-être surpris, mais qui, dans la doctrine des théologiens, est d'une vérité certaine) ; imaginez-vous que c'est aujourd'hui singulièrement et souverainement le jour prédit par les oracles de toutes les Ecritures, je veux dire le jour de la vengeance du Seigneur : Dies ultionis Domini (1) Car ce n'est point dans le jugement dernier que notre Dieu, offensé et irrité, se satisfera en Dieu ; ce n'est point dans l'enfer qu'il se déclare plus authentiquement le Dieu des vengeances ; c'est au Calvaire : Deus ultionum Dominus (2). C'est là que sa justice vindicative agit librement et sans contrainte, n'étant point resserrée, comme elle l'est ailleurs, par la petitesse du sujet à qui elle se fait sentir : Deus ultionum libere egit (3). Tout ce que les damnés souffriront n'est qu'une demi-vengeance pour lui ; ces grincements de dents, ces gémissements et ces pleurs, ces feux qui ne doivent jamais s'éteindre, tout cela n'est rien, ou presque rien en comparaison du sacrifice de Jésus-Christ mourant.

Voilà, mes chers auditeurs , ce que le péché coûte à un Dieu ; mais que nous a-t-il coûté jusqu'à présent à nous-mêmes? et dans la monstrueuse opposition qui se trouve là-dessus entre lui et nous, entre lui tout saint qu'il est, et nous tout coupables que nous sommes, n'a-t-il pas bien droit de nous dire : Ne pleurez pas sur moi, mais sur vous : Nolite flere super me, sed super vos flete. Car n'est-ce pas le plus déplorable renversement, de voir des coupables épargnés, tandis que le juste fait pénitence, et une si sévère pénitence ; des pécheurs ménagés et flattés, tandis que l'innocent est sacrifié ; le péché même dans l'honneur et dans les délices, tandis, si je puis ainsi parler, que la ressemblance du péché est dans l'opprobre et dans les tourments ? Toutefois , hommes du siècle , hommes délicats et sensuels, c'est le triste parallèle qui se présente ici à vos yeux, et qui doit vous couvrir de confusion. Il meurt, cet agneau sans tache, ce Dieu qui pour nous s'est fait la victime du péché; et il meurt, comment?

 

1 Isa., XXXIV, 8. — 2 Psal., XCIII, 1. — 3 Ibid.

 

déchiré et ensanglanté, couronné d'épines et attaché à une croix. Et vous, dignes de tous les fléaux et de tous les châtiments du ciel, comment vivez-vous? tranquilles, et recherchant toutes les commodités, jouissant de toutes les aises, goûtant toutes les douceurs de votre condition. Ah! Seigneur, puisque le péché, ce monstre que l'enfer a formé contre vous, vous a causé la mort, et la mort de la croix, ce serait assez à des cœurs reconnaissants pour concevoir contre lui toute la haine dont ils sont capables! mais vous nous ordonnez de ne pas verser nos pleurs sur vous, et de ne les répandre que sur nous-mêmes; et puisque le péché nous cause la mort à nous-mêmes, non point comme à vous une mort naturelle et temporelle , mais une mort spirituelle, une mort éternelle, que ne devons-nous point employer pour le détruire ? Cependant, au lieu de travailler à le détruire dans nous, nous l'y entretenons, nous l'y nourrissons, nous l'y laissons dominer avec empire. Y a-t-il maintenant quelque pénitence dans le christianisme; ou s'il y en a, quelle est la pénitence des chrétiens, et à quoi se réduit-elle? Est-ce une pénitence qui châtie le corps, une pénitence qui mortifie les sens, une pénitence qui crucifie la chair? Vous le savez , mes chers auditeurs; et ce qui doit encore plus sensiblement vous toucher , c'est de voir la passion de Jésus-Christ, non plus seulement causée par le péché, mais renouvelée par le péché, comme je vais vous le montrer dans la seconde partie.

 

DEUXIÈME PARTIE.

 

Il faut que la passion de Jésus-Christ, quelque douloureuse et quelque ignominieuse qu'elle nous paraisse, ait été néanmoins pour Jésus-Christ même un objet de complaisance, puisque cet Homme-Dieu , par un secret merveilleux de sa sagesse et de son amour , a voulu que le mystère en fût continué, et solennellement renouvelé dans son Eglise, jusqu'à la dernière consommation des siècles. Car qu'est-ce que l'Eucharistie, qu'un renouvellement perpétuel de la passion du Sauveur? et qu'a prétendu le Sauveur en l'instituant, sinon que tout ce qui se passa au Calvaire, non-seulement se représentât, mais s'accomplît sur nos autels ? C'est-à-dire que lui-même , faisant encore aujourd'hui la fonction de victime, y est de nouveau et à tout moment sacrifié, comme s'il ne lui suffisait pas d'avoir une fois souffert, à moins que sa charité, aussi puissante qu'elle est ingénieuse, n'eût donné à ces adorables

 

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souffrances ce caractère de perpétuité qu'elles ont dans le sacrement, et qui nous le rend si salutaire. Voilà ce qu'a inventé l'amour d'un Dieu; mais voici, Chrétiens, ce qui est arrivé par la malice des hommes : c'est qu'en même temps que Jésus-Christ, dans le sacrement de son corps, renouvelle d'une manière toute miraculeuse sa sainte passion, les hommes, faux imitateurs, ou plutôt indignes corrupteurs des œuvres de Dieu, ont trouvé moyen de renouveler cette même passion, non-seulement d'une manière profane, mais criminelle, mais sacrilège, mais pleine d'horreur. Ne vous imaginez pas que je parle en figure. Plût au ciel, Chrétiens, que ce que je vais vous dire ne fût qu'une figure, et que vous eussiez droit de vous inscrire aujourd'hui contre les expressions terribles dont je suis obligé de me servir! Je parle dans le sens littéral, et vous devez être d'autant plus touchés de ce discours, que si les choses que j'avance vous semblent outrées, c'est par vos excès qu'elles le sont, et nullement par mes paroles. Oui, mes chers auditeurs, les pécheurs du siècle, par les désordres de leur vie, renouvellent dans le monde la sanglante et tragique passion du Fils de Dieu ; je veux dire, que les pécheurs du siècle causent au Fils de Dieu, dans l'état même de sa gloire, autant de nouvelles passions qu'ils lui font d'outrages par leurs actions; et pour vous en former l'idée, appliquez-vous, et dans ce tableau, qui vous surprendra, reconnaissez ce que vous êtes pour pleurer amèrement sur vous : Nolite flere super me, sed super vos. Que voyons-nous dans la passion de Jésus-Christ? Un Dieu trahi et abandonné par de lâches disciples, un Dieu persécuté par des pontifes et des prêtres hypocrites, un Dieu raillé et moqué dans le palais d'Hérode par des courtisans impies, un Dieu mis en parallèle avec Barabbas, et à qui Barabbas est préféré par un peuple aveugle et inconstant; un Dieu exposé aux insultes du libertinage, et traité de roi imaginaire par une troupe de soldats également barbares et insolents; enfin, un Dieu crucifié par d'impitoyables bourreaux : car voilà en abrégé ce qu'il y eut de plus humiliant et de plus cruel dans la mort du Sauveur du monde. Or, dites-moi si ce n'est pas là en effet et à la lettre ce qui s'offre encore présentement à notre vue, et de quoi nous sommes tous les jours témoins? Reprenons, et suivez-moi.

Un Dieu trahi et abandonné par de lâches disciples : telle a été, ô divin Sauveur, votre destinée. Ce n'était pas assez que les apôtres, ces premiers hommes que vous aviez choisis pour être à vous, au préjudice du plus saint engagement, vous eussent délaissé dans la dernière scène de votre vie ; que l'un d'eux vous eût vendu, l'autre renoncé, tous généralement déshonoré par une fuite qui fut peut-être la plus sensible de toutes les plaies que vous ressentîtes en mourant : il a fallu que cette plaie se rouvrît par un million d'infidélités plus scandaleuses; il a fallu que, dans tous les siècles du christianisme, on vît des hommes portant le caractère de vos disciples, et n'ayant pas la résolution de le soutenir; des chrétiens prévaricateurs et déserteurs de leur foi; des chrétiens honteux de se déclarer pour vous, n'osant paraître ce qu'ils sont, renonçant au moins extérieurement à ce qu'ils ont professé, fuyant lorsqu'il faudrait combattre; en un mot, des chrétiens de cérémonie, prêts à vous suivre jusqu'à la cène et dans la prospérité, tandis qu'il ne leur en coûte rien, mais déterminés à vous quitter au moment de la tentation. C'est pour vous et pour moi, mes chers auditeurs, que je dis ceci; et voilà ce qui doit être le sujet de notre douleur.

Un Dieu mortellement persécuté par des pontifes et des prêtres hypocrites. N'entrons pas, Chrétiens, dans la discussion de cet article, dont votre piété serait peut-être scandalisée, et qui pourrait affaiblir ou intéresser le respect que vous devez aux ministres du Seigneur. C'est à nous, mes Frères, à méditer aujourd'hui cette vérité dans l'esprit d'une sainte componction; à nous consacrés au ministère des autels; à nous prêtres de Jésus-Christ, et que Dieu a choisis dans son Eglise pour être les dispensateurs de ses sacrements. Il ne me convient pas de vous faire ici des remontrances, et je dirais avec bien plus de raison que saint Jérôme : Absit hoc a me, ut de his judicem, qui apostolico gradua succedentes, Christi corpus sacro ore conficiunt : non est hoc humilitatis meœ ; A Dieu ne plaise que j'entreprenne déjuger ceux dont la bouche a la vertu de produire le corps de Jésus-Christ! cela n'est pas du devoir de l'humilité à laquelle ma condition m'engage; surtout parlant, comme je fais, devant plusieurs ministres dont la vie irrépréhensible contribue tant à l'édification des peuples : je n'ai garde, encore une fois, de me faire le juge, beaucoup moins le censeur de leur conduite. Mais quand ce ne serait que pour reconnaître les grâces dont Dieu vous prévient, par l'opposition de L'affreux aveuglement où il permet que d'autres tombent, souvenez-vous que les prêtres et les princes des

 

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prêtres sont ceux que l'évangéliste nous marque comme les auteurs de la conjuration formée contre le Sauveur du monde, et de l'attentat commis contre lui : souvenez-vous, que ce scandale est, de notoriété publique, ce qui se renouvelle encore tous les jours dans le christianisme : souvenez-vous, mais avec crainte et avec horreur que les plus grands persécuteurs qu'ait Jésus-Christ ne sont pas les laïques libertins, mais les mauvais prêtres : et qu'entre les mauvais prêtres, ceux dont la corruption et l'iniquité est couverte du voile d'hypocrisie sont encore ses plus dangereux et ses plus cruels ennemis. L'envie, déguisée sous le nom de zèle, et colorée du spécieux prétexte de l'observance de la loi, fut le premier mobile de la persécution que suscitèrent au Fils de Dieu les pharisiens et les pontifes : craignons que ce ne soit encore la même passion qui nous aveugle. Malheureuse passion, s'écrie saint Bernard, qui répand le venin de sa malignité jusque sur le plus aimable des enfants des hommes, et qui n'a pu voir un Dieu sur la terre sans le haïr ! Envie non-seulement de la prospérité et du bonheur, mais ce qui est encore plus étrange, du mérite et de la perfection d'autrui : passion lâche et honteuse, qui, non contente d'avoir causé la mort de Jésus-Christ, continue à le persécuter en déchirant son corps mystique qui est l'Eglise ; en divisant ses membres, qui sont les fidèles ; en étouffant dans les cœurs la charité, qui en est l'esprit. Car voilà, mes Frères, la tentation subtile dont nous avons à nous défendre, et à laquelle il ne nous est que trop ordinaire de succomber.

Un Dieu raillé et moqué dans le palais d'Hérode par des courtisans impies. Ce fut sans doute un des plus sensibles affronts que reçut Jésus-Christ ; mais ne croyez pas, Chrétiens, que l'impiété en soit demeurée là : elle a passé de la cour d'Hérode, de ce prince sans religion, dans celles mêmes des princes chrétiens ; et le Sauveur n'y est-il pas encore aujourd'hui un sujet de raillerie pour tant d'esprits libertins qui les composent? On l'y adore extérieurement; mais, au fond, comment y regarde-t-on ses maximes ? Quelle idée y a-t-on de son humilité, de sa pauvreté, de ses souffrances ? La vertu n'y est-elle pas presque toujours inconnue ou méprisée ? et quel autre parti y a-t-il à prendre pour elle, que de s'y cacher ou d'en sortir ? Ce n'est point un zèle emporté qui me fait parler de la sorte : c'est ce que vous ne voyez que trop souvent, Chrétiens ;  c'est ce  que vous sentez peut-être dans vous-mêmes ; et pour peu de réflexion que vous fassiez sur la manière dont on se gouverne à la cour, vous ne trouverez rien dans ce que je dis qui ne se confirme, par mille exemples, et dont vous ne soyez quelquefois malheureusement complices. Hérode avait souhaité avec ardeur de voir Jésus-Christ ; la réputation que lui avait acquise tant de miracles, piquait la curiosité de ce prince ; et il ne doutait point qu'un homme qui commandait à toute la nature ne fît quelque coup extraordinaire pour se dérober à la persécution de ses ennemis. Mais le Fils de Dieu, qui n'avait pas épargné les prodiges pour le salut des autres, les épargna pour lui-même, et ne voulut pas dire une seule parole pour son propre salut : il considéra Hérode et ses courtisans comme des profanes, avec qui il ne crut pas qu'il dût avoir aucun commerce ; et il aima mieux passer pour un insensé, que de contenter la fausse sagesse du siècle. Comme son royaume n'était pas de ce monde, ainsi qu'il le fit entendre à Pilate : Regnum meum non est de hoc mundo ; ce n'était pas à la cour qu'il prétendait s'établir : il savait trop bien que sa doctrine ne pouvait être goûtée dans un lieu où l'on ne suit que les règles d'une politique mondaine, et que tous les miracles qu'il y eût pu faire n'eussent pas été capables de gagner des hommes remplis de l'amour d'eux-mêmes, entêtés de leur grandeur. L'on ne respire dans cette région corrompue qu'un certain air de vanité, l'on n'y estime que ce qui a de l'éclat, l'on n'y parle que d'élévation, et, de quelque côté que l'on jette les yeux, l'on n'y voit rien, ou qui ne flatte ou qui n'allume les désirs ambitieux du cœur de l'homme. Quelle apparence donc que Jésus-Christ, le plus humble de tous les hommes, pût être écouté là où règne le faste et l'orgueil ? S'il eût apporté avec lui des honneurs et des richesses, il eût trouvé des partisans auprès d'Hérode, et il en trouverait encore partout ailleurs ; mais ne prêchant à ses disciples que le renoncement au monde et à soi-même, ne nous étonnons pas qu'on lui ait marqué tant de mépris. Et telle est la prédiction qu'avait faite de lui le saint homme Job, et qui devait s'accomplir après lui dans la personne de tous les justes : Deridetur justi simplicitas (1). En effet, mes chers auditeurs, vous le savez, quelque vertu et quelque mérite que l'on ait, ce n'est point assez pour être considéré à la cour. Entrez-y, et n'y paraissez avec Jésus-Christ que revêtus de la robe d'innocence, n'y marchez

 

1 Job., XII, 4.

 

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avec Jésus-Christ que par la voie de la simplicité,  n'y parlez avec Jésus-Christ que pour rendu témoignage à la vérité , et vous verrez si vous y serez autrement traités que Jésus-Christ.  Pour y être bien reçu, il faut de la pompe et de l'éclat. Pour s'y maintenir ,  il faut de L'artifice et de l'intrigue. Pour y être favorablement écouté, il faut de la complaisance et de la flatterie. Or, tout cela est opposé à Jésus-Christ ; et la cour étant ce qu'elle est, c'est-à-dire, le royaume du prince du monde, il n'est pas surprenant que le royaume de Jésus-Christ ne  puisse s'y établir. Mais malheur à vous , princes de la terre, reprend Isaïe, malheur à vous, hommes du siècle, qui méprisez cette sagesse incarnée ; car elle vous méprisera à son tour ; et le mépris qu'elle fera de vous est quelque chose pour vous de bien plus terrible que le mépris que   vous faites d'elle  ne lui peut être préjudiciable : qui spernis,nonne et ipse sperneris (1) !

Un Dieu mis en parallèle avec Barabbas, et à qui Barabbas est préféré par un peuple aveugle et inconstant. Combien de fois avons-nous lait à Jésus-Christ le même outrage que lui lit le peuple juif? Combien de fois, après l'avoir reçu comme en triomphe dans le sacrement de la communion, séduits par la cupidité, n'avons-nous pas préféré à ce Dieu de gloire ou un plaisir, ou un intérêt, que nous recherchions au préjudice de sa loi ? Combien de fois, partagés entre la conscience qui nous gouvernait et la passion qui nous corrompait, n'avons-nous pas renouvelé ce jugement abominable, cette indigne préférence donnée à la créature au-dessus même de notre Dieu? Prenez garde, Chrétiens, à cette application : elle est de saint Chrysostome, et si vous la concevez bien, il est difficile que vous n'en soyez pas touchés. La conscience, qui, malgré nous, préside en nous comme juge, nous disait intérieurement : Que vas-tu faire? voilà ton plaisir d'une part, et ton Dieu de l'autre : pour qui des deux te déclares-tu ? car tu ne peux sauver l'un et l'autre tout ensemble; il faut perdre ton plaisir ou ton Dieu, et c'est à toi à décider : Quem vis tibi de duobus dimitti (2) ? Et la passion, qui s'était en nous rendue la maîtresse de notre cœur, par une monstrueuse infidélité, nous taisait conclure : Je veux mon plaisir. Mais que deviendra donc ton Dieu? répliquait secrètement la conscience ; et qu'en ferai-je, moi qui ne puis pas m'empêcher de soutenir ses intérêts contre toi ? Quid igitur faciam de

 

1 Isa., XXXIII, 1.— 2 Matth., XXVII, 21.

 

Jesu (1) ? Qu'il en soit de mon Dieu ce qui pourra, répondait insolemment la passion ; je veux me satisfaire, et la résolution en est prise. Mais sais-tu bien, insistait la conscience par ses remords, qu'en t'accordant ce plaisir, il faut qu'il en coûte à ton Dieu de mourir encore une fois, et d'être crucifié dans toi-même ? Il n'importe, qu'il soit crucifié, pourvu que je me  contente  :  Crucifigatur (2) ! Mais encore, quel mal a-t-il fait, et quelle raison as-tu de l'abandonner de la sorte ?  Quid enim mali fecit ? Mon plaisir, c'est ma raison ; et puisque mon Dieu est l'ennemi de mon plaisir, et que mon plaisir le crucifie, je le redis : Qu'il soit crucifié : Crucifigatur ! Car voilà, mes chers auditeurs, ce qui se passe tous les jours dans les consciences des hommes, et ce qui s'est passé dans vous et dans moi, autant de fois que nous sommes tombés dans le péché qui cause la mort à Jésus-Christ, aussi bien qu'à notre âme ; voilà ce qui fait la grièveté et la malice de ce péché. Je sais qu'on ne parle pas toujours, qu'on ne s'explique pas toujours en des termes si exprès et d'une manière si sensible ; mais après tout, sans s'expliquer si distinctement et si sensiblement, il y a un langage du cœur qui dit tout cela. Car, du moment que je sais que ce plaisir est criminel et défendu de Dieu, je sais qu'il m'est impossible de le désirer, impossible de le rechercher sans perdre Dieu ; et par conséquent je préfère ce plaisir à Dieu ; dans le désir que j'en forme et dans la recherche que j'en fais. Or cela suffit pour justifier la pensée de saint Chrysostome, et la doctrine des théologiens sur la nature du péché mortel.

Un Dieu exposé aux insultes, et traité de roi chimérique par une troupe de faux adorateurs : quel spectacle, Chrétiens ! Jésus-Christ, le Verbe éternel, couvert d'une pauvre robe de pourpre, un roseau à la main, une couronne d'épines sur la tête, livré à une insolente soldatesque, qui fait de Celui que les anges adorent en tremblant, selon l'expression de Clément Alexandrin, un roi de théâtre : Scenam Deum facitis. Ils fléchissent le genou devant lui, et par la plus sanglante dérision, ils lui arrachent le roseau qu'il tient, pour lui en frapper la tête : image trop naturelle de tant d'impiétés qui se commettent Ions les jours durant la célébration du plus auguste de nos mystères. Le Sauveur du monde y est caché sous les espèces du sacrement; mais sous ces mêmes espèces qui le couvrent, il est toujours

 

 1 Matth., XXVII, 22. — 2 Ibid., 23.

 

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Dieu, et par conséquent toujours digne de nos adorations. Or quels hommages lui rendons-nous? Il ne faut point ici des raisonnements étudiés pour nous l'apprendre : ouvrons les yeux, voyons ce qui se passe autour de nous, et reconnaissons avec douleur un des plus grands désordres du christianisme. Je ne suis point surpris que ces bourreaux l'aient comblé d'ignominies et d'opprobres ; ils le regardaient comme un criminel chargé de la haine publique, et ennemi de la nation. Mais vous, Chrétiens, vous ne pouvez ignorer qu'il est votre Dieu, et présent sous les symboles mystérieux qui le dérobent à votre vue. S'il y paraissait avec toute sa majesté, et tel qu'il se fera voir dans son second avènement, vous en seriez saisis de frayeur ; cependant, dit saint Bernard, plus il se fait petit, plus est-il digne de nos respects, puisque c'est son amour et non la nécessité qui le réduit dans cet état d'anéantissement. Mais il semble que vous preniez plaisir à détruire son ouvrage, en opposant votre malice à sa bonté ; vous l'insultez jusque sur le trône de sa grâce, et, pour me servir des paroles de l'Apôtre, vous ne craignez pas de fouler aux pieds le sang du Nouveau Testament. Car, en vérité, que faites-vous autre chose, par tant d'irrévérences et tant de scandales qui déshonorent également et le sanctuaire où vous entrez, et le Dieu qui y est renfermé? Ah! mes Frères, je pourrais bien maintenant demander à la plupart des chrétiens ce que saint Bernard leur demandait de son temps : Vide jam quid de Deo tuo sentias ? Que pensez-vous de votre Dieu, et quelle idée en avez-vous conçue? S'il tenait dans votre esprit le rang qu'il y doit avoir, vous porteriez-vous devant lui à de telles extrémités? iriez-vous à ses pieds l'insulter? car j'appelle insulter Jésus-Christ, venir à la face des autels se distraire, se dissiper, parler, converser, troubler les sacrés mystères par des ris immodestes et par des éclats. J'appelle insulter la majesté de Jésus-Christ, demeurer en sa présence dans des postures immodestes, et avec aussi peu de retenue que dans une place publique. J'appelle insulter l'humilité de Jésus - Christ , étaler avec ostentation et à ses yeux tout le luxe et toutes les vanités du monde. J'appelle insulter la sainteté de Jésus-Christ, apporter auprès de son tabernacle, et dans sa sainte maison, une passion honteuse que l'on y entretient, et que l'on y allume tout de nouveau par des regards libres, par des désirs sensuels, par les discours les plus dissolus, et quelquefois par les plus sacrilèges abominations. Dieu se plaignait autrefois de l'infidélité de son peuple, en lui disant par la bouche de son Prophète : Vous avez profané mon saint nom : Polluistis nomen sanctum meum (1). Mais ce n'est plus seulement son nom que nous profanons, c'est son corps, c'est son sang, ce sont ses mérites infinis, c'est sa divinité même, c'est tout ce qu'il y a dans lui de plus respectable et de plus grand. Toutefois ne vous y trompez pas ; car le Seigneur aura son tour, et, justement piqué de tant d'injures, il ne les laissera pas impunies, mais il saura s'en venger en vous couvrant d'une éternelle confusion.

Enfin, Chrétiens, un Dieu, crucifié par d'impitoyables bourreaux, dernier effet de la cruauté des hommes sur la personne innocente du Fils de Dieu. C'était au pied de cette croix où nous le voyons attaché, que la justice de son Père l'attendait depuis quatre mille ans. Ainsi il la regarda, quelque affreuse qu'elle fût, comme un objet de complaisance, parce qu'il y trouvait la réparation de la gloire divine et la punition de nos offenses. Mais autant que cette première croix eut de charmes pour lui, autant a-t-il d'horreur de celles que nos péchés lui dressent tous les jours. Aussi, disait saint Augustin, ce n'est point de la rigueur de celle-là qu'il se plaint, mais la dureté et la pesanteur de celle-ci lui paraît insoutenable : Cur me graviorum criminum tuorum cruce, quam illa in qua pependeram, afflixisti ? Il savait que sa croix, tout ignominieuse qu'elle était, passerait du Calvaire, comme parle le même saint Augustin, sur la tète des empereurs. Il prévoyait que sa mort serait Je salut du monde, et que son Père rendrait un jour ses opprobres si glorieux, qu'ils deviendraient l'espérance et le bonheur de toutes les nations. Mais dans cette autre croix, où nous l'attachons nous-mêmes par le péché, qu'y a-t-il, et que peut-il y avoir pour lui de consolant? il y voit son amour méprisé, ses grâces rejetées, d'indignes créatures préférées au Créateur. Si donc le soleil se cacha pour n'éclairer pas l'action barbare de ses ennemis qui le crucifièrent, de quelles ténèbres, pécheur, ne devrait-il pas se couvrir à la vue de vos déréglementa et de vos excès? Car c'est par là (comprenez-le une fois, si vous ne l'avez pas encore assez bien compris), c'est par là, mon cher auditeur, que vous renouvelez sans cesse toute la passion de Jésus-Christ. Ce n'est pas moi qui le dis, c'est saint Paul dans l'Epître aux Hébreux : Rursum crucifigentes

 

1 Ezech., XXXVI, 22.

 

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sibimetipsis Filium Dei, et ostentui habentes (1). Comme si ce grand apôtre s'expliquait de la sorte : Ne croyez pas, mes Frères, qu'il n'y ait eu que les Juifs qui aient trempé leurs mains dans le sang du Sauveur; vous êtes complices de ce déicide : et par où? par vos impiétés, par vos sacrilèges, par vos impudicités, par vos jalousies, vos ressentiments, vos inimitiés, vos vengeances ; par tout ce qui corrompt votre cœur, et qui le soulève contre Dieu : Rursum crucifigentes sibimetipsis Filium Dei, et ostentui habentes. N'est-il donc pas juste qu'en pleurant sur Jésus-Christ, vous pleuriez encore plus sur vous-mêmes, puisque vous n'êtes pas seulement les auteurs de sa mort, mais que vos péchés en détruisent encore, par rapport à vous, tout le mérite, et vous la rendent inutile et même préjudiciable, comme il me reste à vous faire voir dans la troisième partie?

 

TROISIÈME  PARTIE.

 

Qu'il y ait des hommes, et des hommes chrétiens, à qui, par un jugement secret de Dieu, la passion de Jésus-Christ, toute salutaire qu'elle est, devienne inutile, c'est une vérité trop essentielle dans notre religion pour être ignorée, et trop funeste pour n'être pas le sujet de notre douleur. Quand le Sauveur, du haut de sa croix, prêt à rendre l'âme, poussa ce cri vers le ciel : Deus, Deus meus, ut quid dereliquisti me (1)? Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous délaissé? il n'y eut personne qui ne crût que la violence des tourments lui arrachait cette plainte, et peut-être nous-mêmes le croyons-nous encore. Mais le grand évêque Arnould de Chartres, pénétrant plus avant dans les pensées et dans les affections de ce Dieu mourant, dit, avec bien plus de raison, que la plainte de Jésus-Christ à son Père vint du sentiment dont il fut touché en se représentant le peu de fruit que produirait sa mort, en considérant le petit nombre d'élus qui en prouveraient; en prévoyant, mais avec Horreur, la multitude infinie de réprouvés pour qui elle serait sans effet : comme s'il eût voulu faire entendre que ses mérites n'étaient pas assez amplement ni assez dignement récompensés, et qu'après tant de travaux il avait lieu de se promettre tout un autre succès en faveur des hommes. Les paroles de cet auteur sont admirables : Subtracta sibi agonum suorum stipendia Christus queritur , protestons non esse quœstuosos tanti discriminis sudores,

 

1 Hebr., VI, 6. — 2 Matth., XXVII, 46.

 

si hi quibus tanti laboris impensa est opera, sic derelinquantur ; Jésus-Christ se plaint, dit ce savant prélat : et de quoi se plaint-il? De ce que la malice des pécheurs lui fait perdre ce qui devait être le paiement et la solde des combats qu'il a soutenus; de ce que des millions d'hommes pour qui il souffre n'en seront pas moins exclus du bénéfice de la rédemption. Et parce qu'il se regarde dans eux comme leur chef, et qu'il les regarde eux-mêmes, malgré leur indignité, comme les membres de son corps mystique ; les voyant délaissés de Dieu, il se plaint de l'être lui-même : Deus, Deus meus, ut quid dereliquisti me (1) ? Il se plaint de ce qui faisait gémir saint Paul, lorsque, transporté d'un zèle apostolique, il disait aux Galates : Eh quoi ! mes Frères, Jésus-Christ est-il donc mort inutilement? le mystère de sa croix est-il donc anéanti pour vous? ce sang qu'il a abondamment répandu n'aura-t-il donc pas la vertu de vous sanctifier? Ergo gratis Christus mortuus est ? ergo evacuatum est scandalum crucis (2) ?

Mais ici, Chrétiens, je me sens touché d'une pensée qui, toute contraire qu'elle paraît à celle de l'Apôtre, ne laisse pas de la fortifier et de la confirmer. Car saint Paul s'afflige de ce qu'il semble que Jésus-Christ ait souffert en vain; et moi je me consolerais presque, si c'était seulement en vain qu'il eût souffert, et si sa passion ne nous était rendue qu'inutile par nos péchés. Ce qui me consterne, c'est qu'au même temps que nous nous la rendons inutile, il faut, par une inévitable nécessité, qu'elle nous devienne pernicieuse. Car cette passion, dit saint Grégoire de Nazianze, est de la nature de ces remèdes qui tuent dès qu'ils ne guérissent pas, et dont l'effet est de donner la vie, ou de se convertir en poison : ne perdez rien de ceci, je vous prie. Souvenez-vous donc, Chrétiens, de ce qui arriva dans la suite du jugement, et sur le point de la condamnation du Fils de Dieu , lorsque Pilate se lavant les mains devant les Juifs, et leur ayant déclaré qu'il n'était pas coupable du sang de ce juste, mais qu'il s'en déchargeait sur eux, et que ce serait à eux d'en répondre; ils s'écrièrent tout d'une voix qu'ils y consentaient, et qu'ils voulaient bien que le sang de ce juste retombât sur eux et sur leurs enfants : Sanguis ejus super nos, et super filios nostros (3). Vous savez ce que leur a coûté cette parole; vous savez les malédictions qu'une telle imprécation leur a attirées, le courroux du ciel qui commença

 

1 Matth., XXVII, 6.— 2 Gal., II-V, 21.— 3 Matth., XXVII, 35.

 

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dès lors à éclater sur cette nation ; la ruine de Jérusalem qui suivit bientôt après, c'est-à-dire le carnage de leurs citoyens, la profanation de leur temple, la destruction de leur république, le caractère visible de leur réprobation que porte encore aujourd'hui leur malheureuse postérité, ce bannissement universel, cet exil de seize cents ans, cet esclavage par toute la terre ; et cela, en conséquence de la prédiction authentique que Jésus-Christ leur en lit allant au Calvaire; et cela, avec des circonstances qui font incontestablement voir qu'une punition aussi exemplaire que celle-là ne peut être imputée qu'au déicide qu'ils avaient commis dans la personne du Sauveur, puisqu'il est évident, dit saint Augustin, que jamais les Juifs ne furent d'ailleurs ni plus éloignés de l'idolâtrie, ni plus religieux observateurs de leur loi qu'ils l'étaient alors, et que, hors le crime de la mort de Jésus-Christ, Dieu, bien loin de les punir, eût dû, ce semble, les combler de ses bénédictions : vous savez, dis-je, tout cela, et tout cela est une preuve convaincante qu'eu effet le sang de ce Dieu-Homme est retombé sur ces sacrilèges, et que Dieu, les condamnant par leur propre bouche, s'est servi, quoique malgré lui-même, pour les perdre, de ce qui était destiné pour les sauver : Sanguis ejus super nos, et super filios nostros !

Or, cela même, Chrétiens, pour parler avec le Saint-Esprit, n'est arrivé aux Juifs qu'en figure : ce n'est encore que l'ombre des affreuses malédictions dont l'abus des mérites et de la passion du Fils de Dieu doit être pour nous la source et la mesure. Je m'explique. Que faisons-nous, mes chers auditeurs, quand, emportés par les désirs déréglés de notre cœur, nous consentons à un péché contre lequel notre conscience réclame; et que faisons-nous quand, possédés de l'esprit du monde, nous résistons à une grâce qui nous sollicite et qui nous presse d'obéir à Dieu? Sans y penser et sans le vouloir, nous prononçons secrètement le même arrêt de mort que les Juifs prononcèrent contre eux-mêmes devant Pilate, lorsqu'ils lui dirent : Sanguis ejus super nos. Car cette grâce que nous méprisons, est le prix du sang de Jésus-Christ; et le péché que nous commettons, est une profanation actuelle de ce même sang. C'est donc comme si nous disions à Dieu : Je vois bien, Seigneur, à quoi je m'engage, et je sais quel risque je cours; mais plutôt que de ne me pas contenter, je consens que le sang de votre Fils retombe sur moi, ce sera à moi d'en porter le châtiment; mais je satisferai ma passion : vous aurez droit d'en tirer une juste vengeance; mais cependant je viendrai à bout de mon entreprise.

Ainsi nous condamnons-nous nous-mêmes ; et voilà, Chrétiens, un des fondements essentiels de ce mystère si terrible de l'éternité des peines dont la foi nous menace, et qui révolte notre raison. Nous désespérons d'en avoir l'intelligence dans cette vie, et nous ne prenons pas garde, dit saint Chrysostome, que nous la trouvons tout entière dans le sang du Sauveur, ou plutôt dans la profanation que nous en taisons tous les jours. Car ce sang, mes Frères, ajoute ce saint docteur, suffit pour nous rendre non pas moins affreuse, mais moins incroyable cette éternité, et voici par où. Ce sang est d'une dignité infinie ; il ne peut donc être vengé que par une peine infinie. Ce sang, si nous nous perdons, s'élèvera éternellement contre nous au tribunal de Dieu : il excitera donc éternellement contre nous la colère de Dieu. Ce sang, en tombant sur les réprouvés, leur imprimera une tache qui ne s'effacera jamais ; leurs tourments ne doivent donc aussi jamais finir. Un réprouvé dans l'enfer paraîtra toujours aux yeux de Dieu teint de ce sang qu'il a si indignement traité : Dieu donc aura toujours horreur de lui ; et comme l'horreur de Dieu pour sa créature est ce qui fait l'enfer, de là vient que l'enfer sera éternel. Et en cela, mon Dieu, vous êtes souverainement équitable, souverainement saint, et digne de nos louanges et de nos adorations : Justus es, Domine, et sanctus, qui hœc judicasti (1). C'est ainsi que le disciple bien-aimé s'en expliquait à Dieu même dans son Apocalypse : Les hommes, lui disait-il, Seigneur, ont répandu le sang de vos serviteurs et de vos prophètes ; c'est pourquoi ils ont mérité de le boire, mais de le boire dans le calice de votre indignation : Quia sanguinem sanctorum fuderunt, et sanguinem dedisti eis bibere (1). Expression dont se sert l'Ecriture pour signifier les derniers efforts de la vengeance divine. Ah! si le sang des prophètes a attiré sur les hommes les fléaux de Dieu, que sera-ce du sang de Jésus-Christ? Si le sang des martyrs s'est fait entendre jusqu'au ciel contre les persécuteurs de la foi, comment sera entendu le sang du Rédempteur?

Car voilà encore une fois, Chrétiens , la déplorable nécessité où nous sommes réduits. Il faut que ce sang qui coule au Calvaire demande grâce pour nous, ou justice contre nous. Lorsque nous nous rappliquons par une

 

1 Apoc, XVI, 5. —2 Ibid., 6.

 

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foi vive et par une sincère pénitence, il demande grâce : mais quand, par nos désordres et nos impiétés, nous en arrêtons la salutaire vertu, il demande justice, et il l'obtient infailliblement. C'est dans ce sang, dit saint Bernard, que toutes les âmes justes sont purifiées; mais, par un prodige tout opposé, c'est aussi dans ce même sang que tous les pécheurs de la terre se souillent et se rendent, si je l'ose dire, plus hideux devant Dieu. Ah! mon Dieu , paraîtrai-je jamais à vos yeux souillé de ce sang qui lave les crimes des autres? Encore si je ne l'étais que de mes propres péchés, peut-être pourrais-je me promettre un jugement moins rigoureux! Considérant mes péchés comme mes misères, comme mes faiblesses, comme mes ignorances, peut-être vous en tiendriez-vous moins offensé! Mais que ces péchés dont je serais couvert se présentassent à moi comme autant de sacrilèges, par rapport au sang de votre Fils; que l'abus de ce sang fût mêlé et confondu dans tous les dérèglements de ma vie ; qu'il n'y en eût aucun contre lequel ce sang ne criât plus haut que le sang d'Abel contre Caïn ; alors, ô Dieu de mon âme, que deviendrais-je en votre présence? Non, Seigneur, s'écriait affectueusement le même saint Bernard, ne permettez pas que le sang de mon Sauveur retombe sur moi de la sorte! Qu'il tombe dans moi pour me sanctifier, et non pas sur moi pour me réprouver : In me, non super me ; dans moi, par le bon usage des grâces qui en sont les divins écoulements, et non pas sur moi, par l'aveuglement d'esprit et l'endurcissement de cœur qui en sont les peines les plus redoutables ; dans moi, par la participation de l'adorable Eucharistie, qui en est la précieuse source, et non pas sur moi, parles malédictions attachées au mépris de vos sacrements; enfin, dans moi, par le règlement de mes mœurs et par la pratique des œuvres chrétiennes, et non pas sur moi, par mes égarements, par mes infidélités, par mon obstination et mon impénitence. C'est, mes Frères, ce que nous devons aujourd'hui demander à Jésus-Christ crucifié; c'est dans ce sentiment que nous devons aller au pied de sa croix, et recueillir le sang qui en découle. C'était le Sauveur des Juifs aussi bien que le nôtre; mais de ce Sauveur, dit saint Augustin, les Juifs ont fait leur Juge : Crucifixerunt Salvatorem suum, et fecerunt damnatorem suum. Préservons-nous de ce malheur : il ne tient qu'à nous. Qu'il soit notre Sauveur ce Dieu mort pour nous sauver; qu'il le soit pendant tout le cours de notre vie, et que ses mérites répandus sur nous avec abondance ne perdent rien entre nos mains de leur efficace, mais la conservent tout entière par le fruit que nous en tirerons ; qu'il le soit à la mort ; et qu'à ce dernier moment la croix soit notre soutien , et nous aide à consommer l'ouvrage de notre salut, qu'elle a commencé : qu'il le soit dans l'éternité bienheureuse, où il nous fera part de sa gloire autant que nous aurons pris de part à ses souffrances! C'est ce que je vous souhaite, etc.

 

 

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