SERMON POUR LE DIMANCHE DE QUASIMODO.
SUR LA PAIX CHRÉTIENNE.
ANALYSE.
Sujet. Il leur dit une seconde fois : La paix soit avec
vous!
Voilà
le précieux trésor que Jésus-Christ laisse à ses apôtres. Mais d'où vient qu'il
ne se contente pas rie leur donner une fois la paix, et qu'il leur dit deux
fois : Que la paix soit avec vous ? c'est ce que je
vais vous apprendre, et d'où je tire le sujet de ce discours.
Division. Paix de l'esprit et paix du cœur, double paix que le
Sauveur donne à ses apôtres ; et voilà pourquoi il leur dit deux fois dans la
même apparition : Que la paix soit avec vous. Mais par où arrive-t-on à l'une
et à l'autre? par la soumission à la foi, et par
l'obéissance à la loi. En deux mots, il faut que la foi gouverne notre esprit,
si nous voulons qu'il soit dans le calme : première partie. Il faut que la loi
de Dieu règne dans notre cœur, si nous voulons qu'il jouisse d'un bonheur
solide : deuxième partie.
Première
partie. Paix de l'esprit dans la
soumission à la foi. Hors de cette soumission à la foi, il est impossible que
notre esprit trouve jamais le repos. Car donnez-moi un
homme déterminé à ne croire que ce qu'il lui plaît, sans déférer à la foi, sur
quoi s'appuiera-t-il ? Ou il vivra dans l'indifférence touchant la religion, ou
il se fera une religion particulière selon ses vues. S'il vit dans une
indifférence entière touchant la religion ,
c'est-à-dire sans se mettre en peine s'il y a un Dieu et une autre vie, vous
voyez assez le malheur de cet état. Quelle paix peut-il goûter, ne sachant ni
ce qu'il est, ni ce qu'il deviendra, et abandonnant au hasard son bonheur et
son malheur éternel? S'il se fait une religion de sa raison, je veux dire selon
ses vues naturelles, il n'y trouvera pas plus de tranquillité : pourquoi ? parce qu'un homme sage, pour peu qu'il se connaisse
lui-même, doit être convaincu de trois choses touchant sa raison ; savoir,
qu'elle est sujette à l'erreur, qu'elle est naturellement curieuse, et que la
plupart de ses connaissances ne sont tout au plus que des opinions qui la
laissent toujours dans l'incertitude, en lui proposant même la vérité. Or, ces
trois choses sont absolument incompatibles avec le repos de l'esprit.
Si
je suis sage, je ne puis établir ma religion sur nia raison ; pourquoi? parce que je sais que ma raison est sujette à mille erreurs,
surtout en ce qui concerne la religion. Exemple des païens, des Egyptiens, des
Romains, peuples d'ailleurs si polis, qui
604
sont tombés dans les plus prodigieux égarements sur ce qui
regarde le culte de la Divinité. Exemple de tant d'hérétiques : point d'hérésie
si extravagante qui n'ait trouvé des sectateurs. De plus, qui ne sait pas que
le caractère de notre esprit, clans la plupart des jugements qu'il forme , est un caractère d'incertitude , d'inconstance ,
d'irrésolution ? autre qualité directement contraire
au repos qu'il cherche. Voyez ces prétendus esprits forts du monde, qui, pour
avoir peu de religion, raisonnent éternellement sur la religion. Ils
raisonnent, mais sans savoir ce qu'ils croient et ce qu'ils ne croient pas;
incertains de tout, et détruisant aujourd'hui ce qu'ils avaient hier avancé.
D'où est venue cette confusion qui a paru de tout temps dans le progrès des
hérésies? de l'orgueil de la raison humaine. Chacun
s'érigeait en maître, et dogmatisait à sa mode. Quand il n'y aurait que la
curiosité de savoir, avec cette insatiable avidité d'acquérir sans cesse de
nouvelles connaissances, pourrions-nous espérer de procurer la paix à notre
esprit ?
Il
faut donc, pour mettre notre esprit en possession de cette bienheureuse paix où
il aspire, quelque chose de stable, qui arrête et qui borne sa curiosité ;
quelque chose de certain, qui remédie à ses inconstances ; quelque chose
d'infaillible, qui corrige ses erreurs. Or, ce sont les trois caractères de la
foi : car la foi borne notre raison en réduisant tous ses discours à ce seul
principe : C'est Dieu qui l'a dit ; la foi remédie à ses inconstances, en nous
mettant dans cette sainte disposition d'esprit où nous renoncerons plutôt à
toutes les lumières de la nature et à toutes les connaissances des sens, que de
ne pas croire ce que nous croyons; enfin la foi assure la raison de l'homme
contre le mensonge et l'erreur, parce qu'étant fondée sur la révélation divine,
elle est aussi infaillible que Dieu même.
Du
reste, notre foi n'est ni une foi ignorante, ni une foi imprudente, ni une foi
aveugle en toutes manières. Ce n'est point une foi ignorante, puisque avant que
de croire il nous est permis de nous éclaircir si la
chose est révélée de Dieu, ou si elle ne l’est pas. Ce n'est point une foi
imprudente, puisqu'elle est fondée sur des motifs qui ont convaincu les
premiers hommes du monde. Ce n'est point une foi aveugle en toutes manières,
puisqu'à l'obscurité des mystères qu'elle nous révèle elle joint une espèce d'évidence,
et c'est l'évidence de la révélation de Dieu. Voilà ce qui achève de calmer mon
esprit.
Au
contraire, si je sors des voies de la foi, je tombe dans un labyrinthe, où je
ne fais que tourner, sans trouver jamais d'issue. Il faut, pour y renoncer, à cette
foi, que je me porte aux plus grandes extrémités : à ne plus reconnaître de
Dieu, à ne plus reconnaître de Sauveur Homme-Dieu,
etc. Or, pour en venir là et pour y demeurer, quels combats n'y a-t-il pas à
soutenir, et de quels flots de pensées un esprit ne doit-il pas être agité ?
Dans
cette contrariété de sentiments qui est entre vous et moi, dirais-je encore à
un libertin, qui de nous deux expose davantage, et qui de nous deux doit plus
craindre ? En croyant ce que je crois, tout ce qui peut m'arriver de plus
fâcheux, c'est de me priver inutilement et sans fruit, pendant la vie, de
certains plaisirs défendus par la loi que je professe, et défendus même par la
raison ; mais vous, si ce que vous ne croyez pas ne laisse pas d'être vrai,
vous vous mettez dans le danger d'une damnation éternelle.
Concluons.
Heureux ceux qui croient et qui n'ont point vu ! Notre condition en cela peut
être même plus heureuse que celle des apôtres ; car ils avaient vu les miracles
de Jésus-Christ, et nous croyons sans les avoir vus.
Deuxième
partie. Paix du cœur dans
l'obéissance à la loi. 1° On ne peut résister à Dieu et avoir la paix; 2° il
est aussi comme impossible de n'avoir pas la paix quand on est soumis à Dieu.
1°
On ne peut résister à Dieu et avoir la paix : Quis
restitit ei, et pacem habuit? Dieu, dit saint
Augustin, étant le souverain bien de l'homme et sa fin
dernière, le cœur de l'homme ne peut être en paix qu'autant qu'il est uni à
Dieu. Or, il n'est uni à Dieu dans cette vie que par un assujettissement
volontaire à la loi de Dieu. Le pécheur veut vivre dans l'indépendance, et
dès-là il se précipite dans un abîme de malheurs ; dès-là sa raison devient son
ennemie, sa foi le condamne, sa religion l'effraie, sa conscience le déchire.
Cette seule pensée : Je suis l'objet de la haine de Dieu, je suis actuellement
exposé aux coups de Dieu, n'est-elle pas capable de faire dans l'âme du pécheur
une espèce d'enfer? Aussi, disait le Sage en parlant à Dieu, vous n'avez,
Seigneur, pour punir les pécheurs, qu'à les abandonner à eux-mêmes, sans armer
contre eux les créatures.
Consultons
l'expérience. Voyons-nous que les pécheurs du siècle jouissent d'une véritable
paix? Qu'est-ce que leur vie? un esclavage où leurs
passions et leurs vices les dominent ; une dépendance perpétuelle du monde et
de ses lois ; un assujettissement servile à la créature. Qu'est-ce que leur vie
? une suite de désordres qui les rendent également criminels et malheureux ,
parce que c'est, par exemple, une ambition qu'ils ne peuvent satisfaire, une
avarice qui ne dit jamais : C'est assez, etc.
Mais
ces pécheurs ont souvent tout ce qui fait les hommes heureux dans cette vie :
ils sont riches, puissants, élevés. Je prétends, moi, que ce n'est point tout
cela qui fait le bonheur de l'homme : car ne voyons-nous pas tous les jours des
hommes contents, sans tout cela, et des hommes malheureux avec tout cela ? Mais
ils passent pour heureux dans l'opinion du monde. Ce qui fait le malheur ou le
bonheur, ce n'est pas l'opinion et l'idée d'autrui, mais notre propre idée,
notre propre opinion, notre propre sentiment. Mais ils disent qu'ils ont la
paix. Ils le disent, j'en conviens; mais, tandis qu'ils le disent de bouche,
leur cœur les dément.
2°
Il est comme impossible de n'avoir pas la paix quand on est soumis à Dieu. Paix
inébranlable du côté de Dieu, paix inébranlable du côté du prochain, paix
inébranlable de notre part même,
Voilà
le bienheureux état des justes. Tel fut l'état d'un saint Paul, et de tant de martyrs;
tel est celui de tant de chrétiens fidèles à la loi. Le dirai-je, mon Dieu? tel est l'état où je me suis quelquefois trouvé moi-même, et
où je me trouve encore quand je me tourne vers vous.
Dixit ergo eis iterum : Pax vobis.
Il
leur dit une seconde fois : La paix soit avec vous. (Saint Jean, chap. XX, 21.)
Voilà, Chrétiens, le précieux
trésor que Jésus-Christ laisse à ses apôtres. Il leur donne la paix, et je
trouve que cette paix est encore un des fruits que le mystère de sa
résurrection produit dans nos âmes, lorsque nous nous réconcilions avec Dieu
parla pénitence, et que nous nous approchons dignement des sacrés mystères par
la communion pascale. Ce divin Sauveur vient à nous dans le sacrement de son
corps; il nous honore tous en particulier, non-seulement
d'une apparition, mais d'une visite qu'il nous fait en personne ; et à ce
moment-là même il nous dit intérieurement : Pax vobis;
Vous voilà réconciliés avec mon Père, vous voilà unis à moi ; jouissez du
bonheur que vous possédez, et goûtez la douceur de la paix. Car c'est ainsi,
mes chers auditeurs, que saint
605
Jacques nous fait concevoir la paix d'une âme chrétienne , en nous disant quel est le fruit de la justice
et de la sainteté : Fructus autem justitiœ in pace seminatur (1). Et en effet, toute autre paix que
celle-là n'est qu'une paix fausse et imaginaire. Pour être solide et véritable,
il faut qu'elle vienne du principe de la sainteté et de la grâce. Or,
telle est celle que Jésus-Christ nous communiqué, quand il se communique
lui-même à nous. Parlons donc aujourd'hui de cette paix spirituelle, de cette
paix de Dieu, qui surpasse tout sentiment ; de cette paix que saint Paul
souhaitait tant aux Philippiens : Et pax Dei, quœ exsuperat omnem
sensum, custodiat corda vestra et intelligentias vestras in Christo Jesu (2).
Mes Frères, leur disait-il, le plus grand désir que Dieu m'inspire de former en
votre faveur, est que la paix qu'il vous a donnée garde vos esprits et vos
cœurs. Je fais aujourd'hui, Chrétiens, pour vous, le même souhait et la même
prière. Puisque vous avez reçu cette paix, prenez soin de la conserver, et
qu'elle vous conserve vous-mêmes dans les saintes dispositions où vous êtes
devant Dieu : Pax Dei custodiat corda vestra etintelligentias vestras in Christo Jesu. Mais
d'où vient que le Fils de Dieu ne se contenta pas de donner une fois la paix à
ses apôtres, et que, dans une même apparition, il leur dit deux fois, et dans
les mêmes termes : Pax vobis ? C'est une
circonstance que saint Chrysostome a remarquée dans l'Evangile, et cette
circonstance n'est pas sans mystère : or, c'est ce mystère que je vais vous
développer, après que nous aurons rendu à Marie, comme à la reine de la paix,
l'hommage ordinaire. Ave, Maria.
Je ne sais, Chrétiens, si vous
avez pris garde à ces deux paroles de saint Paul : Pax Dei custodiat corda vestra et intelligentias vestras ; Que
la paix de Dieu conserve vos cœurs : corda vestra
; et qu'elle possède vos esprits : intelligentias
vestras ? Pourquoi l'Apôtre souhaitait-il aux Philippiens ce double avantage, l'un par rapport à
l'esprit, l'autre par rapport au cœur ? C'est, répond saint Chrysostome, que
pour établir dans l'homme une paix parfaite , il faut
la mettre également dans les deux puissances de son âme, c'est-à-dire dans son
esprit et dans son cœur. La paix du cœur doit nécessairement être précédée de
la paix de l'esprit, et la paix de l'esprit ne peut être constante sans la paix
du cœur. Il faut donc pacifier l'esprit de l'homme, en lui ôtant toutes les
inquiétudes
qu'il peut avoir dans la recherche
de la vérité ; et il faut pacifier son cœur en le dégageant de tous les désirs
qui le tourmentent dans la recherche de son repos. Voilà, mes chers auditeurs,
tout le mystère de notre évangile. Le Sauveur du monde ne se contente pas de
dire une fois à ses disciples : Pax vobis, La
paix soit avec vous ; il le leur redit une seconde fois dans la même
apparition, parce qu'il veut leur donner cette double paix qui fait toute la
perfection de l'homme, la paix de l'esprit et la paix du cœur. Mais par quelle
voie l'homme peut-il espérer d'avoir l'une et l'autre? Ah! Chrétiens, c'est
encore le secret, et le secret admirable que notre évangile nous découvre. Car
j'y trouve la paix de l'esprit solidement établie dans la soumission à la foi :
Beati qui non viderunt,
et crediderunt (1) ; et j'y trouve la paix du
cœur parfaitement conservée dans l'assujettissement à la loi de Dieu : Dominus meus, et Deus meus (2). Comprenez,
s'il vous plaît, les deux propositions que j'avance. Le Sauveur du monde dit à
saint Thomas, que bienheureux sont ceux qui croient sans avoir vu; et saint
Thomas répond au Sauveur du monde, qu'il est son Seigneur et son Dieu. Croire
ce que l'on ne voit pas , c'est soumettre la raison à
la foi ; et reconnaître l'empire et le domaine du Fils de Dieu, c'est vouloir
obéir à sa loi. Or, dans ces deux devoirs sont contenus les deux grands
principes de la paix ; car en soumettant ma raison à la foi, je me procure la
paix de l’esprit ; et en m'assujettissant à la loi de Dieu, je me mets en
possession de la paix du cœur. En deux mots n'espérons pas que notre esprit soit
jamais tranquille tandis que nous l'abandonnerons à la conduite de noire raison
; et n'espérons pas plus que notre cœur soit jamais content tandis qu'il
s'abandonnera lui-même à ses passions. Il faut que la foi gouverne notre
esprit, si nous voulons qu'il soit dans le calme; c'est la première partie. Il
faut que la loi de Dieu règne dans notre cœur, si nous voulons qu'il jouisse
d'un bonheur solide; c'est la seconde : deux vérités importantes qui feront le
partage de ce dernier discours.
PREMIÈRE PARTIE.
C'est une question que les Pères
de l'Eglise ont traitée avec autant de force que de subtilité, savoir, pourquoi
Dieu ayant créé l'homme raisonnable, il n'a pas voulu dans la chose la plus
essentielle, qui est la religion, le conduire
606
par la raison, mais par la foi.
Saint Augustin dit que Dieu en a usé de la sorte pour l'intérêt de sa propre
gloire. Car, de même qu'un maître ne veut pas que ses serviteurs entreprennent
d'examiner sa conduite, particulièrement sur les affaires les plus secrètes et
les plus importantes de sa maison, aussi était-il de la grandeur de Dieu que
l'homme, qui n'est qu'un néant, ne présumât pas d'entrer en raisonnement avec
lui sur ce qu'il y a de plus caché et de plus impénétrable dans les desseins de
sa providence et dans l'ordre de ses jugements. C'est ainsi que parle saint
Augustin. Et en effet, il faut convenir que cette obéissance que nous rendons à
Dieu par la foi, est un hommage dû à la souveraineté infinie de son être. Mais,
s'il est honorable et glorieux à Dieu de gouverner l'homme par la foi, je
soutiens, avec le docteur angélique saint Thomas, qu'il n'est pas moins
avantageux à l'homme d'être conduit par cette voie : pourquoi ? non-seulement parce que la conduite de la foi est plus
méritoire pour l'homme que celle de la raison ; non-seulement
parce que sans la foi nous ignorerions bien des mystères et bien des vérités
qui surpassent notre raison; non-seulement parce
qu'il y a peu d'esprits capables d'acquérir par la seule raison une
connaissance de Dieu telle que nous la devons avoir, d'où il s'ensuit que Dieu
n'aurait pas pourvu la plupart des hommes d'un moyen suffisant pour le bien
connaître, et que la plupart des hommes demeureraient sans religion si Dieu ,
au défaut de la raison , ou plutôt pour fortifier et pour éclairer sa raison ,
n'avait établi la foi ; mais surtout parce qu'en matière de religion, il est
impossible, quelque intelligents que nous puissions être, que nous trouvions
jamais le repos de notre esprit hors d'une humble soumission à la foi.
Principe qui me paraît
incontestable; car donnez-moi un homme déterminé à ne croire que ce qui lui
plaît, et à ne déférer jamais à la foi ; sur quoi s'appuiera-t-il pour se
mettre dans cette situation qui rend un esprit calme et tranquille? Ou il vivra
dans l'indifférence par rapport à la religion, comme les libertins et les
impies; ou il se fera une religion particulière selon ses vues, comme les sages
mondains et les philosophes. S'il vit dans une indifférence entière touchant la
religion, c'est-à-dire sans se mettre en peine ni s'il y a un Dieu, ni comment
il faut l'honorer, ni ce qui suit après cette vie, ni s'il y en a une autre que
celle-ci; vous savez quel est le malheur de cet état, et il ne faut qu'un rayon
de lumière pour le comprendre. Car quelle horreur ! et qu'est-ce qu'un homme
insensible aux choses mêmes qui sont les plus inséparables de son être et de sa
condition : qu'un homme qui ne sait ce qu'il est, ni pourquoi il est; qui ne pense
pas à ce qu'il sera, ni à ce qu'il deviendra; qui, ne croyant rien , est
incapable de rien espérer; et qui, n'étant assuré de rien , doit nécessairement
craindre tout : qui abandonne au hasard son bonheur et son malheur éternel ; en
sorte que s'il y a un bonheur éternel, il fait état d'y renoncer, et que s'il y
a un malheur éternel, il s'y expose évidemment; qui court tout le risque de
l'un, et qui se prive de toute la consolation de l'autre; qui ne connaît pas
Dieu et qui ne veut pas s'appliquer à le chercher, ou plutôt qui veut ignorer
Dieu , lorsque toutes choses le forcent à le connaître? Car voilà les
caractères d'un libertin sans religion. Or, je vous demande s'il est possible
que l'homme trouve là un repos solide; et si, du moment qu'il est raisonnable,
tout cela ne doit pas le troubler, l'agiter, l'effrayer? Mais considérons-le
dans l'autre état, où il se fait une religion de sa raison, c'est-à-dire une
religion fondée sur les seules connaissances qu'il a reçues de la nature, telle
qu'a été et qu'est encore la religion des philosophes et des sages du monde. Je
ne dis point ici quel désordre ce serait que chacun eût droit de se faire une
religion particulière, et qu'il y eût autant de religions que de sentiments,
cela n'est pas de mon sujet; j'examine seulement si dans cet état l'esprit de
l'homme pourrait trouver une vraie tranquillité, et je prétends que non :
pourquoi? parce qu'un homme sage, pour peu qu'il se
connaisse lui-même, est convaincu de trois choses touchant sa raison :
premièrement qu'elle est sujette à l'erreur; en second lieu, qu'elle est
naturellement curieuse; enfin , que la plupart de ses connaissances ne sont
tout au plus que de simples opinions qui la laissent toujours dans
l'incertitude, en lui proposant même la vérité. Or, ces trois choses sont
absolument incompatibles avec le repos de l'esprit, et vous l'allez voir.
Si je suis sage
, je ne puis établir ma religion sur ma raison : pourquoi? parce que je sais que ma raison est sujette à mille erreurs,
surtout en ce qui concerne la religion. Je sais ce que l'histoire de tous les
siècles m'apprend, qu'il n'y a rien sur quoi les hommes soient tombés dans des
égarements d'esprit si prodigieux que sur ce qui regarde le culte de la
607
Divinité ; je sais ce que saint Chrysostome remarque, qu'au
même temps que le démon arrachait du cœur des hommes la religion du vrai Dieu,
il les engageait dans des superstitions honteuses ,
jusqu'à leur faire adorer les plus vils animaux; ce qu'ils auraient dû, ce
semble, avoir en horreur , et ce qu'ils se laissaient néanmoins persuader. Je
sais ce qui causait l'étonnement de saint Augustin , lorsqu'il considérait que
les Egyptiens, après avoir été les peuples de la terre les plus polis, en
étaient toutefois venus à la plus basse de toutes les idolâtries, ayant reconnu
pour leur déesse ce qu'on n'oserait presque nommer; et que les Romains, qui
furent depuis les maîtres du monde, dans l'état le plus florissant de leur
empire, avaient présenté de l'encens à des dieux sujets aux vices les plus
infâmes et les plus abominables. Je sais qu'il est aisé de justifier par la
tradition de l'Eglise qu'après la venue même de Jésus-Christ il n'y a point eu
d'hérésie si extravagante qui n'ait trouvé des sectateurs qui l'ont reçue et
qui l'ont goûtée : et, ce qui est encore plus surprenant, je sais que les plus
extravagantes de ces hérésies ont été souvent approuvées par les génies les
plus sublimes. Enfin , je sais ce que saint Jérôme a
judicieusement observé , qu'autant de fois que l'esprit de l'homme a franchi
les bornes de la foi, et voulu faire par sa seule raison de nouvelles
découvertes dans le champ de la religion, toutes ses recherches n'ont abouti
qu'à l'embarrasser, et qu'à l'envelopper dans les plus grossières erreurs.
Si je suis bien instruit, je sais
tout cela : or, quelle apparence que, sachant tout cela, je puisse me fier à ma
raison et m'en rapporter à elle sur les points de ma religion ; à moins que je
ne me flatte d'avoir une raison plus épurée, plus droite et plus infaillible
que tout le reste des hommes, ce qui serait un excès de présomption et un
orgueil insoutenable. Il faut donc, pour peu que j'aie même de raison, que là
où il s'agira de la religion je tienne ma raison pour suspecte, ou plutôt que
je la renonce. Or, dès-là, elle n'est plus capable de pacifier mon esprit, et
de le tenir dans une sainte assurance. C'est la conclusion que tire Guillaume
de Paris; et cette conclusion est évidente par elle-même. Ajoutez à cela que le
caractère de notre esprit, dans la plupart des jugements qu'il forme, est un
caractère d'incertitude, d'inconstance, d'irrésolution : autre qualité
directement contraire au repos qu'il cherche. C'est-à-dire que, pour une
connaissance certaine que nous avons et que notre raison nous garantit, il y en
a cent qu'elle ne nous garantit pas. Bien plus : celle que nous supposons
aujourd'hui certaine, demain ne nous paraît plus que douteuse ; et après y
avoir encore pensé nous la rejetons même absolument comme fausse. Or, si cela
est vrai à l'égard des choses du monde, qui sont, pour ainsi dire, de notre
ressort, beaucoup plus l'est-il à l'égard des choses de Dieu, qui nous sont
d'autant moins connues qu'elles sont plus relevées au-dessus de nous, et qui
par là doivent jeter un esprit dans de plus grandes inquiétudes, quand il n'est
pas réglé par la foi.
Voilà, Chrétiens, l'état
déplorable où était saint Augustin avant sa conversion, lorsque par un vain
orgueil il voulait décider et juger en maître, au lieu de s'instruire avec la
docilité et l'humilité d'un disciple; car c'est lui-même qui le confesse, dans
le livre qu'il nous a laissé touchant l'utilité de la foi. Je passais, dit-il,
de secte en secte et d'opinion en opinion, selon les divers mouvements de mon
esprit : tantôt je me déclarais pour l'une, et tantôt pour l'autre : il n'y en
avait pas une que je ne voulusse embrasser, et pas une que je ne voulusse
abandonner. Aujourd'hui j'étais manichéen, et demain je ne l'étais plus; je
désespérais même souvent de parvenir jamais à la vérité; et après un long
combat, fatigué de mes propres pensées, je me laissais emporter au sentiment
des académiciens , qui ne tenaient rien de certain dans le monde : aimant mieux
avec eux douter de tout, que de prononcer avec les autres sur des probabilités
: Sœpe mihi videbatur non posse omnino inveniri quod quœrebam, mannique fluctus cogitationum mearum in academicorum sententiam ferebantur. Sur
quoi, en passant, vous remarquerez qu'au moins saint Augustin n'était pas sujet
à ce vice si commun dans notre siècle, de se préoccuper d'un sentiment sans en
vouloir écouter d'autre ; de croire toujours une chose parce qu'on l'a crue
d'abord, ou de n'y acquiescer jamais parce qu'on l'aune fois combattue ; de
s'entêter qu'elle est parce qu'on veut qu'elle soit ; de la contredire avec
obstination parce qu'on a intérêt qu'elle ne soit pas; et, quelque parti qu'on
prenne, de se faire un faux honneur d'y demeurer, sans avoir d'autre règle de
sa conduite qu'un attachement opiniâtre à son sens. Car voilà, mes chers
auditeurs, ce qui produit tous les jours parmi nous tant de désordres. Saint Augustin , dis-je, n'eut pas au moins cette faiblesse, dans
le temps même qu'il n'avait pas encore soumis son
608
esprit à l'empire de la foi ; car
il examinait tout, et n'était prévenu de rien. Mais, par un défaut tout opposé
à celui-là, à force d'examiner, et de donner dans l'examen qu'il faisait trop
de liberté à sa raison, il ne trouvait plus rien à quoi se fixer, et c'est ce
qui l'embarrassait et ce qui le troublait. Voyez ces prétendus esprits forts du
monde, qui, pour avoir peu de religion, raisonnent éternellement sur la
religion. Quoique ce ne soit pas, comme saint Augustin, par une abondance de
lumières, et qu'il y ait communément dans leur libertinage plus d'ignorance que
de doute, c'est là qu'ils en viennent. Ils raisonnent, mais sans savoir
eux-mêmes ce qu'ils croient et ce qu'ils ne croient pas ; incertains de tout et
ne convenant jamais du principe auquel ils veulent s'arrêter ; détruisant
aujourd'hui ce qu'ils avaient hier avancé ; parlant tantôt d'une façon et
tantôt de l'autre, selon qu'ils se sentent poussés et que le caprice les
emporte. D'où est venue cette confusion , qui a paru de tout temps dans le
progrès des hérésies, et qui lit en particulier du luthéranisme un monstre à
cent têtes, par la diversité des factions qui le partagèrent? de l'orgueil de la raison humaine. Chacun s'érigeait en
maître et dogmatisait à sa mode, et chacun voulait être écouté. L'un prenait la
réformation dans toute sa rigueur, l'autre l'adoucissait et la modérait :
celui-ci, à quelque prix que ce fût, voulait sauver la réalité dans le
sacrement de Jésus-Christ ; celui-là ne la pouvait souffrir. De là naissait la
division des esprits, de là les schismes des Eglises, de là les guerres dans
les Etats. Or, ce qui est arrivé dans une même secte, c'est ce qui arrive à
toute heure dans un même esprit; et l'expérience nous fait voir qu'il se divise
lui-même et qu'il se confond, dès qu'il est assez malheureux pour ne s'attacher
pas à la simplicité de la foi.
Quand il n'y aurait que la
curiosité de savoir, qui, toute défectueuse qu'elle est, passe pour un droit et
pour une prérogative dont la raison de l'homme se prévaut; avec cette
insatiable avidité d'acquérir sans cesse de nouvelles connaissances,
pourrions-nous espérer de procurer la paix à notre esprit? car,
comme dit saint Thomas, raisonner c'est chercher ; et chercher toujours, c'est
n'être jamais content. Il faut donc, pour mettre notre esprit en possession de
celle bienheureuse paix à laquelle il aspire, quelque chose de stable qui
arrête et qui borne sa curiosité, quelque chose de certain qui remédie à ses
inconstances, quelque chose d'infaillible qui corrige ses erreurs. Or, ce sont
les trois caractères de la foi ; car la foi borne noire raison, en réduisant
tous ces discours à ce seul principe: C'est Dieu qui l'a dit; c'est
Jésus-Christ, la sagesse de Dieu même, qui a parlé ; et ne lui permettant
jamais de passer outre. D'où vient que Tertullien disait qu'après Jésus-Christ
la curiosité ne nous était plus d'aucun usage, et que l'exercice nous en était
interdit depuis que l'Evangile nous avait été annoncé : Nobis
curiositate opus non est post Christian, nec inquisitione post Evangelium ?
Or, si en cela notre raison paraît céder ses droits, parce qu'elle se retranche
dans des limites que la nature ne lui prescrit point, du moins est-il vrai que
dans ce retranchement qui lui est volontaire, toutes ses inquiétudes cessent,
et qu'elle y trouve un parfait repos.
De plus, la foi remédie à ses
inconstances, et cela n'est pas moins évident, parce qu'il est de la substance
même de la foi divine de nous mettre dans cette sainte disposition d'esprit, où
nous renoncerions plutôt à toutes les lumières de la nature et à toutes les
connaissances des sens, que de ne pas croire ce que nous croyons. Car,
qu'est-ce que d'être infidèle, sinon d'être disposé de la sorte? Or, ce qui
détermine ainsi notre esprit est ce qui fait sa paix. Enfin la foi, par un don
de grâce qui lui convient uniquement, assure la raison de l'homme contre le
mensonge et l'erreur, parce qu'elle est aussi infaillible que Dieu même. Non-seulement infaillible en soi, puisqu'elle est
immédiatement fondée sur l'autorité et sur la révélation de Dieu, mais
infaillible même par rapport à nous, puisqu'elle nous applique cette révélation
par des règles si saintes, que si par impossible nous étions trompés, Dieu
serait responsable de nos erreurs, suivant cette consolante parole de Richard
de Saint-Victor : Domine, si error est quem credimus, a te decepti sumus ; Oui, Seigneur, s'il y avait de l'illusion dans
notre foi, ce serait à vous que nous aurions droit de nous en prendre. Or, ce
droit qu'a notre raison d'en appeler à Dieu comme à son garant, et de faire
fond sur son infaillibilité, c'est ce qui l'assure dans cette paix dont dépend
son bonheur et sa perfection.
Et voilà ce que j'appelle le don
de Dieu et la béatitude de la foi, dans un esprit soumis à Dieu. Car, c'est un
abus, Chrétiens, dont il est important que nous nous détrompions, de se figurer
que notre foi soit une foi ignorante, qu'elle soit une foi imprudente, qu'elle
soit même une foi aveugle en toutes manières, comme les manichéens voulaient le
persuader
609
à saint Augustin, pour le détourner
du parti catholique. Non, cette foi surnaturelle dans son objet, dans son motif
et dans son principe, n'est point une foi ignorante, puisqu'avant
que de croire il nous est permis de nous éclaircir si la chose est révélée de
Dieu ou si elle ne Test pas. Et en cela je puis dire, sans parler
témérairement, que la foi qui me fait chrétien, tout obéissante qu'elle est, ne
laisse pas d'être raisonnable, et qu'en sacrifiant même ma raison elle se
réserve toujours le pouvoir de raisonner. J'avoue qu'elle ne peut plus
raisonner quand elle connaît une fois que c'est Dieu qui parle, parce que Dieu
ne prétend pas nous rendre compte de ce qu'il a fait, ni de ce qu'il a dit :
mais il ne veut pas aussi que nous lui donnions créance sans raison et sans
discernement, puisqu'il nous défend au contraire de croire à tout esprit, et
qu'un des écueils qu'il veut que nous évitions le plus, est de nous exposer
indiscrètement à prendre la parole d'un homme pour la sienne. Voilà pourquoi il
nous permet, ou, pour mieux dire, il nous commande de raisonner : n'estimant
pas, dit saint Jérôme, qu'il soit indigne de sa grandeur d'en passer par une
telle épreuve : Probate spiritus,
si ex Deo sint (1); et de se soumettre en un sens
à notre raison, avant que d'obliger notre raison à se soumettre à lui. Et c'est
ce que le prince des apôtres a si bien exprimé dans
ces deux mystérieuses paroles, lorsqu'il nous exhorte à devenir par la foi
comme des enfants, mais comme des enfants raisonnables. Il semble, dit saint
Augustin, qu'il y ait en cela de la contradiction ; car si nous sommes des
enfants, comment pouvons-nous être raisonnables? et si
nous sommes raisonnables, comment pouvons-nous être des enfants? Mais ce qui
est impossible dans l'ordre de la nature, est le devoir le plus naturel et le
plus intelligible dans l'ordre de la grâce. Car, c'est-à-dire que par la foi
nous devons être comme des enfants, pour ne plus raisonner avec Dieu, quand il
lui a plu de s'expliquer et de se déclarer à nous ; mais que nous devons être
raisonnables pour discerner si ce que l'on nous propose est de Dieu, ou de
quelqu'un autorisé de Dieu : en un mot, que nous devons être raisonnables avant
la foi, et non pas dans l'exercice actuel de la foi; raisonnables pour les
préliminaires de la religion, et non pas pour l'acte essentiel de la religion ;
raisonnables pour apprendre à croire et pour nous disposer à croire, et non pas
pour croire en effet. Or, ce tempérament et ce mélange de raison et
de foi, de raison et de religion,
de raison et d'obéissance, c'est en quoi consiste le repos d'un esprit
judicieux et bien censé.
Ce n'est pas assez : notre foi
n'est pas imprudente, puisqu'elle est fondée sur des motifs qui ont convaincu
les premiers hommes du monde, qui ont persuadé les esprits les plus délicats,
qui ont converti les plus libertins et les plus impies, et qui ont fait dire à
saint Augustin qu'il n'y avait qu'une folie extrême qui pût résister à
l'Evangile. Ne serait-il pas bien étonnant que ce qui a paru folie à ce docteur
de l'Eglise nous parût sagesse, et qu'on appelât imprudence ce qu'il a regardé
comme la souveraine raison ? Enfin notre foi n'est point une foi aveugle en
toute manière, puisqu'à l'obscurité des mystères qu'elle nous révèle, elle
joint une espèce d'évidence, et c'est l'évidence de la révélation de Dieu :
concevez, s'il vous plaît, ma pensée. Je dis une espèce d'évidence, parce
qu'après les motifs qui m'engagent à croire, par exemple, l'incarnation ou la
résurrection de Jésus-Christ, quoique le mystère d'un Dieu fait homme, le
mystère d'un homme-Dieu ressuscité, me soit obscur en
lui-même, la révélation de ce mystère ne me l'est pas. Et en effet, si, pour
confirmer la vérité de ce mystère, Dieu, au moment que je parle, faisait un
miracle à mes yeux, il me serait évident que ce mystère m'est révélé de Dieu,
et cette évidence ne répugnerait ni à la qualité, ni au mérite de ma foi. Or,
j'ai des motifs plus forts et plus pressants pour m'en convaincre que si
j'avais vu ce miracle; et je puis dire aussi bien que le plus saint de nos rois
qu'il ne me faut point de miracle; parce que la voix de l'Eglise, celle des
prophètes, et tant d'autres témoignages, ont quelque chose déplus authentique
pour moi. Pourquoi donc ne conclurais-je pas que j'ai comme une évidence de la
révélation divine au milieu des ténèbres de la foi? Or, cela joint à tout le
reste achève de calmer mon esprit.
Au contraire, si je sors des
voies de la foi, de ces voies simples et droites, je tombe dans un labyrinthe
où je ne fais que tourner, que me fatiguer, sans trouver jamais d'issue. Il
faut, pour y renoncer à cette foi, que je me porte aux plus grandes extrémités
: à ne plus reconnaître de Dieu, à ne plus reconnaître de Sauveur homme-Dieu, à démentir tous les prophètes qui l'ont promis,
à m'inscrire en faux contre toutes les Ecritures, à traiter tous les
évangélistes d'imposteurs, à combattre tous les miracles de Jésus-Christ, à
contredire tous les historiens sacrés et profanes. Or, pour on venir
610
là et pour y demeurer, quels
combats n'y a-t-il pas à soutenir, et de quels flots de pensées un esprit ne
doit-il pas être agité?
Et certes, dirais-je à un
libertin, dans cette contrariété de sentiments qui est entre vous et moi, qui
de nous deux expose davantage, et qui de nous deux doit plus craindre? Est-ce
moi qui crois ce que la religion m'enseigne ; ou n'est-ce pas vous qui n'en
croyez rien ? Est-ce moi, qui me soumets à croire pour conformer ma vie à ma
créance ; ou n'est-ce pas vous, qui ne voulez rien croire pour vivre dans le
libertinage ? En croyant ce que je crois , tout ce qui peut m'arriver de plus
fâcheux, c'est de me priver inutilement et sans fruit, pendant la vie, de
certains plaisirs défendus par la loi que je professe, et défendus même par la
raison. Voilà le risque seul que je cours, supposé que ma créance ne fût pas
bien établie. Mais vous, si ce que vous ne croyez pas ne laisse pas d'être
vrai, vous vous mettez dans le danger d'une damnation éternelle. Telle est la
différence de nos conditions : moi qui hasarde peu (si toutefois je hasarde en
effet quelque chose), je vis sans inquiétude; mais vous qui hasardez tout,
puisque vous hasardez une éternité, vous devez être en de perpétuelles alarmes.
Concluons donc avec le Sauveur du monde : Beati qui non viderunt,
crediderunt (1) ! Heureux ceux qui croient, et qui croient sans
avoir vu ! Heureux ceux qui croient, je ne dis pas seulement parce qu'en
soumettant leur raison à la foi ils en corrigent toutes les imperfections, je
ne dis pas parce qu'au lieu d'une raison faible et aveugle à laquelle ils
renoncent, ils entrent par la foi en communication des plus pures lumières de
l'esprit de Dieu; mais parce qu'en captivant leur esprit sous le joug de la
loi, ils l'établissent dans une paix inaltérable ; et heureux ceux qui croient
sans avoir vu, parce que moins ils ont besoin de voir pour croire, plus la paix
de leur esprit est solide et constante. Non, non, Chrétiens, ne pensons pas que
les apôtres aient été plus privilégiés que nous, parce qu'ils ont vu le Fils de
Dieu sur la terre, et qu'ils ont été témoins de ses miracles. Le Fils de Dieu
lui-même nous dit aujourd'hui tout le contraire, et il nous assure que si nous
savons profiter de notre condition, elle peut être en cela plus heureuse : Beati qui non viderunt, et crediderunt; Ce n'est point proprement la vue des
miracles qui donne à un esprit cette paix et cette tranquillité dont nous
parlons, c'est la simple soumission à la foi. Les
apôtres avaient vu tous les
miracles que Jésus-Christ avait opérés pendant sa vie, et cependant ils n'en
furent pas moins troublés au temps de sa passion : après sa résurrection même,
quoiqu'il leur eût tant de fois apparu, leurs esprits n'étaient pas encore bien
rassurés; et le Sauveur, en montant au ciel, fut obligé de leur reprocher leur
incrédulité. Ce qui les confirma, ce fut ce don de foi et de soumission que le
Saint-Esprit leur apporta du ciel, lorsqu'il descendit visiblement sur eux. Or,
sans avoir vu, je puis avoir cet esprit de soumission aussi bien que les
apôtres, et même encore plus que les apôtres, parce qu'il y a bien plus de
soumission à croire sans avoir vu, qu'à croire quand on a vu. Ainsi je puis être,
dans l'exercice de nia foi, encore plus heureux que les apôtres. Ah ! mes chers auditeurs, quel repos pour nous si nous étions
bien persuadés de ce principe ! quelle paix, si nous avions sacrifié à Dieu
toutes ces vaines curiosités dont nous nous occupons; cette démangeaison de
savoir et d'approfondir certains points que Dieu a voulu nous tenir cachés, et
où nous n'entrons jamais que pour nous rendre malheureux; cette force d'esprit
prétendue, dont nous nous flattons, et dont nous voulons acquérir l'estime aux
dépens de notre foi, parce que nous ne pouvons peut-être pas l'acquérir par une
autre voie; cette liberté présomptueuse de parler de tout, de disputer sur
tout, qui va peu à peu à éteindre la religion dans nos cœurs ! Car voilà ce qui
nous perd. C'est ce qui a perdu tous ces esprits superbes qui ont voulu se
donner l'essor, et s'élever trop haut. Ils se sont épuisés à raisonner, mais en
vain. Après s'être bien tourmentés, ils ont été contraints d'avouer que la
religion n'était point l'ouvrage de l'homme, et ils se sont repentis cent fois
d'avoir commencé à y toucher. Luther le disait lui-même, et quand on lui
demandait son avis sur quelque article de la religion, il était le premier,
comme son histoire nous l'apprend, à conseiller de ne pas suivre son exemple,
et de se tenir à la grande règle de la soumission. Soumission à la foi,
nécessaire pour avoir la paix de l'esprit ; et soumission à la loi, nécessaire
pour avoir la paix du cœur: c'est la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Il est impossible de résister à
Dieu et d'avoir la paix ; mais il est aussi comme impossible de n'avoir pas la
paix quand on est parfaitement soumis à Dieu : deux vérités de la foi, et dont
la première est conçue dans les propres termes
611
de l'Ecriture: Quis
restitit ei, et pacem habuit (1). Où est
l'homme qui ait eu la témérité de se soulever contre Dieu, et au même temps
.l'avantage de trouver la paix? C'est le défi que Job faisait aux pécheurs,
prétendant qu'il n'y en avait point d'exemple. Quand le Saint-Esprit ne nous l'aurait
pas dit, la raison seule, jointe à l'expérience, suffirait pour nous en
convaincre. Car, comme dit saint Augustin, Dieu étant le souverain bien de
l'homme, la béatitude de l'homme, la fin dernière de l'homme, et par conséquent
le centre du cœur de l'homme, il est impossible que le cœur de l'homme ait
jamais du repos qu'autant qu'il est uni à Dieu. Or, cette union du cœur de
l'homme avec Dieu ne se peut faire dans cette vie que par un assujettissement
volontaire à la loi de Dieu. Quand un élément est hors de son centre, fût-il
d'ailleurs dans le lieu le plus agréable, il n'y demeure qu'avec des violences
extrêmes; et quand une partie du corps humain est hors de sa place, quoi que
vous fassiez pour la soulager, elle y ressent des douleurs éternelles. Or telle
est, Chrétiens, la situation du cœur de l'homme, quand il est séparé de Dieu
par le péché. Dieu était son centre, et il l'a quitté. Sa place, disons mieux,
son devoir était d'être soumis à Dieu, et il a voulu s'élever contre Dieu. Avec
cela, quoiqu'il ait tous les plaisirs du monde, il n'y aura jamais de
tranquillité ni de paix pour lui. Et c'est ce que saint Augustin concluait si
bien par ces admirables paroles que vous avez cent fois entendues quand il
disait à Dieu : Fecisti nos, Domine, ad te,
et irrequietum est cor nostrum
donec requiescat in te ; C'est pour vous-même, Seigneur, que vous nous
avez faits ce que nous sommes ; car nous ne sommes que pour vous, comme vous
n'êtes que pour vous-même; et en cela nous pouvons dire que nous avons une fin aussi noble que vous-même. Or, cette fin
est quelque chose de si essentiel et pour vous et pour nous, que, tout Dieu que
vous êtes, vous n'avez pu nous faire pour un autre que pour vous, puisque vous
cesseriez d'être Dieu si nous pouvions être pour un autre que pour vous, qui
êtes notre Dieu : Fecisti nos, Domine, ad
te. Voilà un grand principe, Chrétiens ; et que s'ensuit-il de là ? Ce que
saint Augustin ajoute : Et irrequietum est cor nostrum, donec requiescat in te.
Nous sommes faits pour vous; notre cœur est donc nécessairement dans
l'inquiétude et dans le trouble dès qu'il ne
se repose pas en vous. Et comment se repose-t-il en Dieu?
par une obéissance fidèle à la loi
de Dieu. Le pécheur veut vivre dans l'indépendance, et dès-là il se précipite
dans un abîme de malheurs; dès-là toutes les créatures s'arment pour ainsi dire
contre lui ; dès-là les prospérités mêmes, qui sont pour les autres des dons de
Dieu, se tournent pour lui en châtiments, dès-là l'affliction de l'esprit et l'amertume
du cœur le vont chercher et le trouvent, fût-il au comble du bonheur humain ;
en sorte qu'il peut bien dire comme David : Tribulatio
et angustia invenerunt me (1)
; dès-là sa raison devient son ennemie, sa foi le condamne, sa religion
l'effraie ; sa conscience le déchire, son péché lui est un supplice inévitable
qui le suit partout. Quand il n'y aurait point d'autre misère que de n'être
plus dans l'ordre établi de Dieu, que de n'avoir plus de part à la protection
de Dieu, que d'être exclu du nombre des serviteurs de Dieu, des amis de Dieu,
des enfants de Dieu ; que de pouvoir faire cette triste réflexion, et de la
faire souvent malgré soi : Je suis l'objet de la haine de Dieu, je suis
actuellement exposé aux coups de Dieu : cela seul, vivement conçu, n'est-il pas
capable de faire dans l'âme du pécheur une espèce d'enfer?
Or cela, mes Frères, reprend
saint Augustin, est de la justice et de la loi éternelle de la Providence; car
vous l'avez ainsi ordonné, Seigneur, et l'arrêt s'exécute tous les jours, que
tout esprit qui se révolte contre vous, sans sortir hors de lui-même, soit déjà
lui-même son tourment : Jussisti, Domine,
et sic est ut omnis animus inordinatus
pœna sit ipse sibi ; vérité que le
Saint-Esprit a voulu nous faire
comprendre, mais par un trait de la plus sublime et de la plus divine
éloquence. C'est au livre de la Sagesse, où Salomon, parlant des pécheurs
disait à Dieu : Non enim impossibilis
ont omnipotens manus tua immittere illis multitudinem ursorum, aut novi
generis ira plenas ignotas bestias (2) ; Car il vous était aisé, Seigneur, de leur
envoyer des monstres pour les dévorer, et votre main toute-puissante pouvait
former des créatures d'une nouvelle espèce pour les exterminer, et
pour être les instruments et comme les ministres de votre colère. Mais
parce qu'en châtiant les hommes vous ne cherchez point précisément à faire
éclater votre grandeur toute-puissante, et qu'il vous suffit de leur faire
sentir les effets de votre justice
souveraine, vous vous contentez
de les punir par cela même qui fait leur crime, et vous n'avez qu'à les
abandonner à eux-mêmes
612
pour en tirer une pleine vengeance
: Sed et sine his uno spiritu poterant occidi, persecutionem passi ab ipsis factis suis (1). Voilà, Chrétiens, l'idée que le
Saint-Esprit nous donne de l'état des pécheurs; voilà comment il nous les
représente, comme des hommes livrés à eux-mêmes, comme des hommes persécutés
par eux-mêmes, comme des hommes révoltés contre eux-mêmes, après qu'ils se sont
révoltés contre Dieu : Persecutionem passi ab ipsis factis suis. En effet, le remords du péché a toujours
été la plus immédiate et la plus infaillible peine du péché : Prima illa et maxima peccati pœna est peccasse. C'est
ainsi qu'en parlait un païen ; et la raison même lui inspirait ce sentiment.
Mais il n'y a qu'à consulter
l'expérience, pour en être encore plus sensiblement convaincu; car voyons-nous
que les pécheurs du siècle jouissent d'une véritable paix? Peut-être en ont-ils
les apparences ; mais en ont-ils le fonds? Qu'est-ce que leur vie? Concevez-le
bien : un esclavage où ils gémissent sous la tyrannie de leurs passions et des
vices qui les dominent; une dépendance perpétuelle du monde et de ses lois; un
assujettissement servile à la créature, c'est-à-dire au caprice, à la vanité, à
la légèreté, à l'infidélité même; un engagement à souffrir beaucoup pour se
damner et pour se perdre ; car ne croyez pas qu'en secouant le joug de Dieu,
ils en soient plus libres. Pour une servitude honorable à laquelle ils
renoncent, ils se réduisent dans la servitude la plus honteuse ; et pour les
croix salutaires dont ne ils veulent point, ils en ont d'inutiles à porter,
mais bien plus dures et plus pesantes, qui les accablent. Qu'est-ce que leur
vie ? une suite de désordres qui les rendent également criminels et malheureux,
parce que c'est, par exemple, une ambition qu'ils ne peuvent satisfaire ; une
avarice qui ne dit jamais : C'est assez; une délicatesse et un amour-propre qui
leur fait sentir jusqu'aux plus légères atteintes du mal; une jalousie qui les
dévore, une haine qui les envenime, une colère qui les transporte; parce qu'ils
désirent toujours ce qu'ils n'ont pas, et qu'ils ne se contentent jamais de ce
qu'ils ont; qu'ils prennent ombrage de l'un, qu'ils forment des intrigues
contre l'autre; qu'ils rompent avec celui-ci, qu'ils sont pleins d'animosité
contre celui-là, qu'à peine eux-mêmes ils peuvent se supporter : tant le péché
leur attire de chagrins, de dégoûts, de mortifications, de traverses. Contritio et infelicitas
in viis
eorum et viam pacis non cognoverunt (1) ;
Il n'y a, dit le Prophète royal, que malheur et qu'afflictions dans leurs
voies. Et comment auraient-ils la paix, puisque, bien loin d'y parvenir, ils ne
savent pas même par quel chemin on y arrive, et qu'ils ne la connaissent pas?
Mais enfin, direz-vous,
ces pécheurs du siècle ont
souvent tout ce qui fait les hommes heureux dans cette vie : on
les voit riches, puissants, élevés; le monde les honore, et il semble
que le monde n'est fait que pour eux. Eh
bien! mon cher
auditeur, je veux qu'ils soient tels que vous vous les figurez : peut-être en
faudrait-il beaucoup rabattre;
mais qu'ils soient ce que vous pensez, et encore plus s'il est possible, j'y
consens. Vous dites que c'est là ce qui fait les hommes heureux dans cette vie,
et moi je prétends que ce qui fait le bonheur des hommes dans cette vie n'est
rien précisément de tout cela; vous dites qu'avec la moindre partie de ce
qu'ils ont vous seriez content, et moi je soutiens que quand vous en auriez
cent fois davantage, vous ne le seriez pas, si vous n'y ajoutiez quelque chose
de plus ; et ce surplus que vous y ajouteriez pourrait, sans tout cela, vous rendre
heureux. Voilà des principes bien opposés. Mais pour vous convaincre de ce que
j'avance, et pour vous faire en même temps reconnaître l'erreur où vous êtes,
je m'en tiens encore à l'expérience; car l'expérience nous fait voir tous les
jours des hommes contents sans tout cela, et des hommes malheureux avec tout
cela ; ou plutôt un nombre infini de malheureux avec tout cela, et beaucoup de
contents sans tout cela : expérience dont les païens eux-mêmes sont convenus,
et sur laquelle leur philosophie a triomphé, mais dont je tire, moi qui n'ai
point d'autre philosophie que celle de l'Evangile, des conclusions chrétiennes
qui m'édifient et me consolent. Car, il m'est évident par là qu'il n'y a donc
rien sur la terre qui puisse remplir mon cœur; qu'il y a quelque chose de plus
grand que tout ce que je vois, qui doit faire mon souverain bien; et que c'est
uniquement ou dans la possession ou dans la poursuite de ce souverain bien que
je dois chercher la paix. Or, ces maximes éternelles, dont j'étais déjà
persuadé dans la spéculation, me deviennent sensibles dans l'usage du monde et
dans la connaissance que j'en ai. Combien de riches, par exemple, qui, malgré
leur bonne fortune, s'estiment malheureux, et qui le sont en effet? mais ils passent peur heureux dans l'opinion
613
du
monde. Ah! mes
Frères, reprend saint Chrysostome, c'est encore là le surcroît de leur misère,
de ce qu'étant malheureux dans leur idée, ils passent pour heureux dans celle
d'autrui; c'est-à-dire, de ce qu'étant malheureux véritablement, ils ne
laissent pas d'être heureux en apparence. Car ce qui fait leur bonheur ou leur
malheur n'est pas l'opinion et l'idée d'autrui, mais leur propre opinion et
leur propre idée; et quand tous les hommes du monde conspireraient à les
béatifier, cela n'empêche pas qu'ils ne
se consument de chagrins, et qu'assujettis comme ils sont à la loi du péché,
ils ne se crucifient eux-mêmes. Or voyant cela, dit saint Ambroise, que puis-je
juger, sinon qu'il y a une Providence, mais une Providence de miséricorde aussi
bien que de justice, qui ne permet pas que les pécheurs goûtent
le repos qu'ils s'étaient faussement promis. Car enfin cet avare et ce
voluptueux en sont des preuves invincibles : j'estime l'un content, et il ne
l'est pas; je crois l'autre à son aise et il souffre plus que moi. Ainsi ils détruisent le jugement que j'en fais par
leur propre jugement, ou, si vous voulez, ils réfutent mon erreur par leur
expérience véritable ; ce sont les paroles de saint Ambroise : Hœc videns, nega, si potes, divini judicii remunerationem ; nam ille tuo
affectu beatus est, et suo miser: tibi dives videtur, sibi pauper
est, et sic tuum judicium suo refellit. Il n'y a qu'une
chose qui semble contraire à ce que je dis, et c'est que les pécheurs
eux-mêmes prétendent qu'ils ont la paix;
car ils le prétendent quelquefois. Mais prenez garde, s'il vous plaît : outre
qu'ils le prétendent rarement, outre qu'ils ne le prétendent pas constamment,
outre que quand ils le prétendent c'est lorsqu'ils sont moins en état d'en bien
juger, parce que c'est communément dans l'ardeur du crime et dans l'aveuglement
actuel du péché : outre cela, j'ose dire qu'ils ne le prétendent jamais, que
leur cœur, par un témoignage secret, ne leur fasse sentir la fausseté de leur
prétention. C'est de quoi le Saint-Esprit m'assure par le prophète Jérémie : Dicentes, Pax, pax ; et non erat pax (1). Ils
se vantent d'avoir la paix, et ils se répondent intérieurement à eux-mêmes
qu'ils ne l'ont pas; ils voudraient bien se persuader que c'est une vraie paix,
mais ils sont forcés de reconnaître que ce n'est qu'une paix chimérique :
Pax, pax; et non erat pax. Du reste, quand ils auraient la paix de la
manière qu'ils l'entendent, ne serait-ce pas une paix plus funeste pour eux
que tous les troubles, puisque ce
serait la paix dans le péché? Car la paix dans le péché, si dans le péché
toutefois il y en a, c'est ce qui met le comble à l'endurcissement, et ce qui
rend, sans un miracle de la grâce, la pénitence comme impossible.
Où trouver donc la paix du cœur?
Je vous l'ai dit, mes chers auditeurs, dans l'assujettissement à la loi de
Dieu. Hors de là ne l'espérons pas : Pax multa diligentibus legem tuam (1). Oui, mon Dieu, disait David, c'est pour ceux
qui aiment votre loi qu'il y a une paix intérieure; et il n'est pas juste ni
même possible qu'il y en ait pour d'autres que pour eux, parce que votre loi
étant, comme elle l'est, le principe de l'ordre, elle est essentiellement le
principe de la paix. Paix inébranlable du côté de Dieu, inébranlable du côté du
prochain, et inébranlable de notre part même.
Paix inébranlable du côté de
Dieu; car que peut-il m'arriver qui puisse troubler ma paix avec Dieu quand je
me soumets à sa loi? S'il m'envoie des afflictions, je les reçois comme des
épreuves qu'il veut faire de ma fidélité; s'il me suscite des persécutions, je
le bénis; et au lieu de me plaindre, je m'en fais, comme chrétien, des sujets
de joie ; s'il m'ôte les forces et la santé, ne pouvant plus agir pour lui, je
me console d'être au moins en état de souffrir pour lui ; s'il me survient des
pertes, je le remercie de ce que ne pouvant plus l'honorer de mes biens, je
puis encore le glorifier par ma pauvreté ; si ma réputation est attaquée, je me
réjouis d'avoir de quoi lui faire un sacrifice de charité et de patience; si
rien de ce que j'entreprends ne me réussit, je l'adore, sûr que ce qu'il en
ordonne est meilleur pour moi que le succès le plus favorable. En un mot, je ne
veux plus que ce qu'il veut, et de la manière qu'il le veut, et dans les
circonstances qu'il le veut : ce qu'il ne veut pas, je me fais un plaisir et un
mérite de ne le pas vouloir ; ce qu'il me défend, je me le défends à moi-même;
en toutes choses sa volonté devient la mienne ; et comme sa volonté est dans
une éternelle paix, en y conformant la mienne je jouis de la paix de Dieu; ou
plutôt Dieu lui-même, selon la parole de saint Paul, est ma paix : Ipse enim est pax nostra (2).
Paix inébranlable du côté du
prochain. Car, soumis que je suis et obéissant à la loi de mon Dieu , il n'y a plus rien en moi de tout ce qui altère la
paix parmi les hommes; c'est-à-dire il n'y a plus en moi de ces ressentiments,
plus
614
de ces envies, plus de ces soupçons, plus de ces haines,
plus de ces enflures de cœur, plus de ces fiertés, plus de ces aigreurs qui
sont comme des semences de division et de discorde : je conserve la paix avec
tout le monde, même avec ceux qui ne veulent pas la conserver : Cum his qui oderunt pacem eram pacificus
(1) ; je ne blesse personne, je ne juge de personne, je ne veux me venger de
personne, parce que la loi de Dieu, à laquelle je me suis inviolablement
attaché, m'interdit toute vengeance, tout jugement, toute injure que je
pourrais faire aux autres et qui les pourrait soulever contre moi.
Paix inébranlable de ma part même
: comment? parce que cette soumission à la loi de Dieu
tient toutes mes passions dans le calme, ou du moins toutes mes passions
sujettes à ma raison ; et dès qu'elles sont une fois sujettes à ma raison,
elles ne troublent plus mon cœur : la colère ne m'emporte plus, la tristesse ne
m'accable plus; j'obéis à Dieu, et quand j'obéis à Dieu toutes mes passions
m'obéissent; Dieu règne en moi, et, par une suite naturelle, il me fait régner
moi-même sur moi-même. Voilà, Chrétiens, le bienheureux état des justes ou des
pécheurs mêmes quand ils ont trouvé la paix de Dieu, en se réconciliant avec
Dieu. Je ne parle pas seulement d'un saint Paul, qui défiait toutes les
créatures de le troubler dans la possession de cette paix ; je ne parle pas des
martyrs, qui, par un miracle de la grâce, au milieu des supplices goûtaient
sensiblement cette paix : je parle de tous les chrétiens qui, dans la pratique
des vertus, sont fidèles à Dieu et persévèrent dans son amour. Oui, mes chers
auditeurs, voilà votre état, quand vous marchez dans la voie de l'innocence et
de la pénitence ; voilà l'avantage qui vous revient, quand vous tenez ferme
dans l'observance de cette divine loi, dont je puis bien dire ce que Salomon
disait autrefois de la sagesse : Venerunt mihi omnia bona
pariter cum illa (1).
S'il vous reste encore dans la vie des difficultés et des peines, ce n'est
point parce que vous êtes soumis à cette loi, mais au contraire parce que vous
ne l'êtes pas. Ces chagrins et ces peines ne viennent pas de votre soumission,
mais du défaut de soumission, car si votre soumission était parfaite,
dès là ces peines et ces chagrins
cesseraient. Voilà l'état, ô mon Dieu, le dirai-je? où,
quoique indigne de vos miséricordes, il me semble que je me suis quelquefois
trouvé moi-même, et où je me trouve encore quand je me tourne vers vous.
Quoique je ne puisse savoir avec assurance si je suis en grâce et digne
d'amour, permettez-moi néanmoins, Seigneur, de faire ici cette confession
publique. Je ne sais si vous êtes content de moi, et je reconnais même que vous
avez bien des sujets de ne l'être pas ; mais pour moi, mon Dieu, je dois
confesser à votre gloire que je suis content de vous, et que je le suis
parfaitement. Il vous importe peu que je le sois, ou non; mais après tout,
c'est le témoignage le plus glorieux que je puisse vous rendre : car dire que
je suis content de vous, c'est dire que vous êtes mon Dieu, puisqu'il n'y a
qu'un Dieu qui me puisse contenter. Or, si tout imparfait que je suis je ne laisse
pas de me trouver dans cette disposition, que sera-ce de ces âmes saintes et
ferventes qui vous servent avec une entière fidélité? Et si dans cette vie on
peut goûter une telle paix, qu'est-ce que la paix qu'on goûte dans le ciel en
vous possédant! Ah! Chrétiens, animons aujourd'hui notre langueur, excitons-la
par ce motif. Il est intéressé; mais Dieu veut bien que nous nous en servions,
et que nous agissions par intérêt, quand notre intérêt est joint avec le sien.
Attachons-nous donc à Dieu ; cherchons notre paix en Dieu, puisqu'elle n'est
nulle part ailleurs. Nous ne l'éprouvons que trop; et ce qui est à craindre
pour nous, c'est que notre expérience ne fasse notre condamnation. Puisque le
monde ne peut nous donner la paix, et que cette paix n'est point dans le monde,
ne nous obstinons pas à l'y vouloir trouver. Cherchons-là où elle est, et où
Dieu l'a mise. Or, il ne l'a mise que dans lui-même, et il n'a pu la mettre
ailleurs. Cherchons-la dans une parfaite soumission à la foi et à la loi. Si
nous suivons cette double règle, nous aurons tout à la fois la paix de l'esprit
et la paix du cœur : Quicumque hanc regulam secuti
fuerint,pax super illos (1). Et non-seulement nous aurons la paix, mais l'abondance de la
paix en cette vie, et la félicité éternelle dans l'autre, où nous conduise, etc.
FIN DU
TOME PREMIER.