JEUDI CAREME III

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SERMON POUR LE JEUDI DE LA TROISIÈME SEMAINE.
SUR LA RELIGION ET LA PROBITÉ.

ANALYSE.

 

SUJET. Tous ceux gui avaient des malades de diverses maladies les amenaient à Jésus, et il les guérissait tous en les touchant. Or, les démons sortaient de plusieurs possédés, criant et disant : Vous êtes le Fils de Dieu. Mais il les reprenait, et ne leur permettait pas de parler, parce qu'ils savaient qu'il était le Messie.

C'est le témoignage que rendaient les démons au Fils de Dieu : mais témoignage que ce Dieu-Homme méprise et qu'il rejette, parce que ce n'était qu'un témoignage forcé, et que, tandis qu'ils semblaient l'honorer d'une part, ils le blasphémaient de l'autre et le renonçaient. En vain donc rendons-nous à Dieu un culte apparent, si dans la pratique nous démentons par nos mœurs ce que nous confessons de bouche, et si nous n'en devenons pas plus fidèles à nos devoirs. Je dis même aux devoirs les plus communs de la société, et les plus ordinaires dans l'usage de la vie et le commerce du monde. C'est ce qui m'engage à vous faire voir dans ce discours le rapport nécessaire qu'il y a entre la religion et la probité.

Division. Quoique la probité, selon le monde, et la religion, soient très-différentes, et dans leurs principes, et dans leur objet, et dans les fins qu'elles se proposent, la liaison néanmoins est si étroite entre l'une et l'autre, qu'à les prendre dans toute l'étendue qu'elles doivent avoir, on peut dire absolument qu'elles sont inséparables. Point de probité sans religion : première partie. Point de religion sans probité : deuxième partie.

Première partie. Point de probité sans religion : pourquoi? 1° parce qu'il n'y a que la religion qui puisse être un principe universel et un fondement solide de tous les devoirs de la probité ; 2° parce que tout autre motif que celui de la religion n'est point à l'épreuve de certaines tentations, où la vraie probité se trouve sans cesse exposée ; 3° parce que quiconque a secoué le joug de la religion, n'a plus de peine à s'émanciper de toutes les autres lois qui pouvaient le retenir dans l'ordre, ni à se défaire de tous les engagements qu'il a dans la société humaine, et sans lesquels la probité ne peut subsister.

1° La religion est le seul principe sur quoi tous les devoirs qui font la vraie probité peuvent être solidement établis. Car c'est la religion, dit saint Thomas, qui nous lie à Dieu; et c'est en Dieu, comme dans leur centre, que sont réunis tous les devoirs qui lient les hommes entre eux par le commerce d'une étroite société. Ainsi, en vertu de la loi que j'ai reçue et que je me fais de servir Dieu, je rends à chacun, par une conséquence nécessaire, tout ce qui lui est du, parce qu'en Dieu seul je trouve ce qui m'oblige à tout cela.

En effet, c'est cette vue de Dieu et de sa loi, cette vue de conscience, qui fait que je me soumets et que je ne manque à rien. Et voilà la preuve dont se servait Tertullien pour convaincre les païens qu'ils devaient regarder notre religion comme une religion utile à la sûreté et au bien commun. Car c'est cette religion, leur disait-il, qui nous apprend à prier pour vos Césars, à servir fidèlement dans vos armées, à payer exactement et sans fraude les tributs et les impôts publics. Et certes, si dans un état toutes choses se traitaient selon les lois du christianisme, quel ordre n'y verrait-on pas et quelle paix?

Mais que le principe de la religion, ce premier mobile, vienne une fois à être détruit ou altéré dans un esprit, plus de règle ni de conduite, plus d'honnêteté de mœurs, du moins constante et générale. Car sur quoi serait-elle fondée? Sur la raison? Mais qu'est-ce que la raison corrompue par le péché et affaiblie par les passions? et quels scandales arriveraient, si chacun, selon son caprice et selon son sens, se faisait l'arbitre de ce qu'il peut, de ce qu'il doit, de ce qui lui appartient, de ce qui lui est permis? C'est pour cela que dans les affaires du monde, dans les traités, on exige des serments, qui sont des protestations publiques et solennelles de religion : preuve, dit saint Chrysostome, que sans le sceau de la religion, on ne croit pas pouvoir compter sur la raison des hommes.

J'en appelle à votre propre sentiment. Qui de vous voudrait que sa vie et sa fortune fussent entre les mains d'un homme sans religion? Un athée même se confiera plutôt à un homme quia de la religion, qu'à un impie comme lui.

Vous me direz qu'indépendamment de la religion, il y a un certain amour de la justice que la nature nous a inspiré. Mais sans examiner quel serait cet amour de la justice, y aurait-il beaucoup d'hommes dans le monde qui s'en piquassent, s'ils étaient persuadés qu'il n'y a ni Dieu ni religion? Je me regarderais alors moi-même comme ma fin, et, par une conséquence nécessaire, je

 

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rapporterais tout à moi, et je croirais avoir droit de sacrifier tout pour moi. Et c'est ici que je dois vous faire remarquer l'extravagance de cette politique malheureuse dont un faux sage de ces derniers siècles s'est glorifié d'être l'auteur. Politique qui ne reçoit  point de religion, qu'autant qu'il en faut pour bien faire son personnage selon le monde, et qui n'en retient que l'apparence et la ligure. Sans employer bien d'autres preuves contre une si détestable maxime, je me contente de dire que cette damnable politique se détruit par elle-même. Car elle reconnaît au moins la nécessité d'une religion apparente pour contenir les peuples dans le devoir, et par-là même elle convient que la raison seule n'est pas capable d'entretenir dans le monde cette probité qui le doit régler. D'où je conclus, moi, la nécessité d'une vraie religion, puisque la vraie probité ne peut être fondée sur le mensonge.

2° Tout autre motif que celui de la religion n'est point à l'épreuve de certaines tentations délicates où le devoir et la probité se trouvent sans cesse exposés. J'appelle tentations délicates, lorsque l'intérêt et la justice sont en compromis, et qu'on peut aux dépens de l'une ménager l'autre. N'est-ce pas là que nous voyons tous les jours la raison succomber, si elle n'est soutenue par la religion? et de là tant de désordres dans tous les états et toutes les conditions de la vie, parce que dans tous les états et toutes les conditions il y a peu de religion.

Aussi quand le démon vint tenter Jésus-Christ, par où ce Dieu-Homme surmonta-t-il la tentation? par la religion : Dominum Deum tuum adorabis. Au contraire, manquons de religion, il n'y aura point de tentation, point d'intérêt qui ne nous surmonte. Et cela est encore plus vrai d'un déserteur de la foi, lequel, après avoir eu autrefois de la religion, n'en a plus maintenant. Car, que ne peut-on pas craindre d'un homme qui s'est défait de la crainte de son Dieu?

3° Un homme sans religion n'a donc plus de peine à s'émanciper de toutes les autres lois qui pouvaient le retenir dans l'ordre, ni à renoncer aux engagements les plus inviolables qu'il a dans la société humaine, et sans quoi la probité ne peut subsister. Engagements de dépendance, engagements de justice, engagements de fidélité, engagements même du sang et de la nature. Ce qui apprend aux rois et à tous les maîtres du siècle à ne point souffrir auprès d'eux de libertins. Ce qui nous apprend à les combattre nous-mêmes, ou à les fuir. Honorons notre religion. Tandis qu'elle subsistera dans nous, Dieu sera avec nous; ou si le péché nous le fait perdre, nous aurons toujours une voie pour le retrouver. Mais si nous laissons éteindre cette lumière, quelle sera notre ressource?

Deuxième partie. Point de religion sans probité, je dis de vraie religion. Car toute notre religion sans la probité n'est 1° qu'un fantôme de religion, 2° qu'un scandale de religion,

1° Fantôme de religion. Si quelqu'un de vous, disait saint Jacques, croit avoir de la religion, et que néanmoins il ne réprime pas sa langue, qu'il sache que sa religion est vaine : Hujus vana est religio. Or, si l'Apôtre a pu parler ainsi de la médisance, que sera-ce de mille désordres encore plus essentiels qui détruisent entièrement la probité dans le commerce des hommes, et que certains hommes prétendraient néanmoins pouvoir accorder avec la religion?

Comme la grâce suppose la nature, et que la foi est entée pour ainsi dire sur la raison, aussi la religion a-t-elle pour base la probité. Car elle veut, dit saint Jérôme, un sujet digne d'elle et digne de Dieu. Etre juste, être fidèle, être désintéressé, être sans reproche dans l'estime du monde; et pour soutenir, pour sanctifier toutes ces vertus, avoir de la religion et être chrétien, voilà l'ordre invariable, et auquel il faut que la religion se conforme. Sans cela Dieu réprouve votre culte ; et comment agréerait-il ce qui même devant les hommes est condamnable ? Mais nous renversons cet ordre, et nous nous formons de grandes idées de religion qui ne sont appuyées sur rien, parce qu'en même temps nous négligeons les premiers devoirs de la fidélité et de la justice. Qu'est-ce que cela, sinon un fantôme ?

2° Scandale de religion. Car c'est ce qui expose la religion au mépris et à la censure, ce qui donne au libertinage une espèce de supériorité et d'ascendant sur elle. Je sais qu'il faudrait distinguer la religion, de ceux qui la professent; mais le monde est-il assez équitable pour faire cette distinction? Quand donc on voit des chrétiens sans probité, c'est-à-dire intéressés, colères, violents, vindicatifs, impitoyables, dissimulés, artificieux, fourbes, imposteurs, quel avantage l'impiété n'en tire-t-elle pas?

Mais ayons de la probité ; soyons bienfaisants, doux, affables, prévenants, humbles, intègres, modestes, patients, sans détours, sans artifices, sans ostentation, sans hauteur, c'est ce qui édifiera plus le monde que toutes nos ferveurs et toutes nos pénitences. Tel est, Seigneur, le témoignage que vous attendez de nous : et quelle honte pour un chrétien de ne pas faire au moins en partie, par la pureté de ses moeurs, ce que tant de martyrs ont fait par leur inébranlable constance au milieu des plus rigoureux tourments !

 

Omnes qui habebant infirmes variis languoribus, ducebant illos ad Jesum. At ille singulis manus imponens, curabat eos. Exibant autem dœmonia a multis, clamantia et dicentia : Quia tu es Filius Dei. Et increpans non sinebat ea loqui, quia sciebant ipsum esse Christum.

 

Tous ceux qui avaient des malades de diverses maladies les amenaient à Jésus, et il les guérissait tous en les touchant. Or les démons sortaient de plusieurs possédés, criant et disant : Vous êtes le Fils de Dieu. Mais il les reprenait, et ne leur permettait pas de parler, parce qu'ils savaient qu'il était le Messie. (Saint Luc, chap. IV, 40.)

 

C'est le témoignage que rendent au Sauveur du monde, dans notre évangile, ces esprits de ténèbres à qui il faisait sentir son souverain pouvoir, en les chassant des corps, et dont il était venu sur la terre renverser l'injuste domination. Témoignage certain, puisqu'ils savaient, et qu'ils avaient appris par de si sensibles épreuves ce qu'il était : Quia sciebant ipsum esse Christum (1). Témoignage  public,

 

1 Luc, IV, 40.

 

puisqu'ils le disaient et qu'ils le faisaient si hautement entendre : Clamantia et dicentia : Quia tu es Filius Dei (1). Témoignage d'autant plus glorieux au Fils de Dieu, que c'étaient ses ennemis mêmes qui reconnaissaient sa toute-puissante vertu, et qui publiaient sa divinité : Exibant autem dœmonia (2). Mais témoignage que cet Homme-Dieu méprise et qu'il rejette, parce que ce n'était, après tout, qu'un témoignage forcé, et qu'il ne partait pas d'un vrai sentiment de religion : Et increpans non sinebat ea loquis. Car s'ils obéissaient à ses ordres en sortant des possédés, c'est qu'ils ne pouvaient résister à sa parole; et tandis qu'ils l'honoraient d'une part, ou qu'ils semblaient l'honorer, en l'appelant Fils de Dieu, ils le blasphémaient de l'autre et ils le renonçaient,

 

1 Luc, IV, 41 — 2 Ibid. — 3 Ibid.

 

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en s'opposant de toutes leurs forces à l'établissement de sa loi. En vain donc, mes Frères, pour en venir à nous-mêmes, adorons-nous Dieu ou prétendons-nous l'adorer, si nous ne l'adorons en esprit et en vérité. En vain lui rendons-nous un culte apparent, si, dans la pratique, nous démentons par nos mœurs ce que nous confessons de bouche. En vain sommes-nous chrétiens, ou nous disons-nous chrétiens, si nous ne le sommes que de nom, et si nous n'en devenons pas plus fidèles à nos devoirs. Et quand je dis nos devoirs, je n'entends pas seulement certains devoirs de religion, mais les devoirs les plus communs de la société, et les plus ordinaires dans l'usage de la vie et dans le commerce du monde. C'est de là même aussi que je tire le sujet de ce discours; et, prenant la matière en général, je veux vous faire voir le rapport nécessaire qu'il y a entre la religion et la probité ; je veux vous donner une parfaite idée de l'un et de l'autre, en vous démontrant la dépendance mutuelle qu'elles ont l'une de l'autre. Puissiez-vous, sur ce plan, régler désormais toute la conduite de votre vie ! C'est pour cela que j'implore le secours du ciel, et que je m'adresse à Marie, en lui disant : Ave, Maria.

Avoir de la probité selon le monde, et avoir de la religion, ce sont deux choses qu'on a de tout temps distinguées, et qui sont en effet très-différentes, soit qu'on les considère dans leurs principes, soit qu'on en juge par leurs objets, soit qu'on ait égard aux fins qu'elles se proposent. Car la probité selon le monde semble n'être tout au plus qu'un effet de la raison, et la religion est le grand ouvrage de la grâce. La probité selon le monde est bornée à quelques devoirs de société, qu'elle règle entre les hommes, et la religion est occupée aux plus saints exercices du culte de Dieu. La probité selon le monde n'envisage rien que de mortel et de périssable, et la religion porte ses vues et ses espérances jusque dans l'éternité. Cependant j'ose avancer une proposition dont quelques-uns ne comprendront pas d'abord toute la vérité, mais dont j'espère que la suite de ce discours les convaincra; car je prétends que la probité et la religion, toutes différentes et quelquefois même tout opposées qu'elles paraissent, ont néanmoins entre elles une liaison très-étroite, jusque-là qu'à les prendre dans toute l'étendue qu'elles doivent avoir, on peut dire absolument qu'elles sont inséparables. Pourquoi? concevez, s'il vous plaît, ces deux pensées : parce qu'il est impossible qu'un homme qui n'a point de religion ait une véritable probité; et qu'il n'est pas plus possible qu'un homme qui n'a pas le fonds d'une vraie probité, ait une solide religion. Ces deux maximes ont besoin d'éclaircissement ; mais l'éclaircissement que je vais leur donner en doit être la preuve. Point de probité sans religion : c'est la première partie ; point de religion sans probité : c'est la seconde. Mais la probité avec la religion, ou la religion avec la probité, voilà ce qui fait, selon Dieu et selon le monde, l'homme de bien, et ce que j'ai présentement à développer.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

Je l'ai dit, Chrétiens, et il faut que le monde malgré lui le reconnaisse, que sans la vertu de religion, qui nous assujettit à Dieu et à son culte, il n'y a point de véritable probité parmi les hommes. Voici les raisons sur quoi je fonde cette importante maxime. Premièrement, parce qu'il n'y a que la religion qui puisse être une règle certaine, un principe universel et un fondement solide de tous les devoirs qui font ce caractère de probité dont je parle. Secondement, parce que tout autre motif que celui de la religion n'est point à l'épreuve de certaines tentations délicates, où la vraie probité se trouve- sans cesse exposée. Enfin, parce que quiconque a secoué le joug de la religion n'a plus de peine à s'émanciper de toutes les autres lois qui pouvaient le retenir dans l'ordre, ni à se défaire de tous les engagements qu'il a dans la société humaine, et sans lesquels la probité ne peut subsister. Je vais vous faire entendre ces trois pensées.

Je dis que la religion est le seul principe sur quoi tous les devoirs qui font la vraie probité peuvent être sûrement établis. C'est la doctrine du docteur angélique saint Thomas, dans sa Seconde seconde, question quatre-vingt-unième. Car la religion, dit-il, dans la propriété même du terme, n'est rien autre chose qu'un lien qui nous tient attachés et sujets à Dieu, comme au premier être. Or dans Dieu, ajoute ce saint docteur, sont réunis, comme dans leur centre, tous les devoirs et toutes les obligations qui lient les hommes entre eux par le commerce d'une étroite société. Il est donc impossible d'être lié à Dieu par un culte de religion, sans avoir en même temps avec le prochain toutes les autres liaisons de charité et de justice, qui font même, selon l'idée du monde, ce qui s'appelle l'homme d'honneur.  Ainsi,

 

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Chrétiens, quand Dieu nous commande de l'adorer et de ne servir que lui seul : Dominum Deum tuum adorabis, et illi soli servies (1); bien loin que cette restriction, lui seul, exclue aucun des devoirs de la vie civile, elle les embrasse tous; bien loin qu'elle les affaiblisse, elle les affermit tous; bien loin qu'elle préjudicie à ce que les hommes sont en possession d'exiger les uns des autres, elle le maintient dans toute sa force, et elle l'autorise dans toute son étendue. Car, en vertu de la loi que j'ai reçue et que je me suis faite de servir un Dieu , je rends à chacun, par une conséquence nécessaire, ce qui lui est dû, l'honneur à qui appartient l'honneur, le tribut à qui je dois le tribut; je suis fidèle à mon roi, obéissant à mes supérieurs, respectueux envers les grands, modeste envers mes égaux, charitable à l'égard des pauvres; j'ai du zèle pour mes amis, de l'équité pour mes ennemis, de la modération pour moi-même : pourquoi? parce que dans Dieu seul je trouve ce qui m'oblige à tout cela, mais d'une manière qui ne peut être qu'en Dieu, et qui ne se trouve point hors de Dieu.

En effet, je considère en Dieu tous ces devoirs comme autant de dépendances du culte suprême dont je lui suis redevable, et par conséquent comme autant de points de conscience essentiels à mon salut. Or, cette vue de conscience et de salut est la grande règle qui fait que je me soumets, que je me captive, que j'use, s'il est besoin, de sévérité et de rigueur contre moi-même, pour me réduire à la pratique de toutes ces obligations. Et voilà, Chrétiens, la sainte et divine morale que Tertullien proposait aux infidèles et aux païens, pour leur faire comprendre la pureté de notre religion, et pour effacer les fausses idées qu'ils en avaient. Il leur faisait voir que, bien loin qu'ils eu dussent former aucun soupçon ni avoir aucun ombrage , ils la devaient regarder comme une religion utile à la sûreté et au bien commun. Car c'est, leur remontrait-il, cette religion qui nous apprend à faire tous les jours des vœux à notre Dieu pour la prospérité de vus Césars, lors même qu'ils nous persécutent, el à offrir pour eux le sacrifice de nos autels, au même temps qu'ils sacrifient le sang de nos frères à la rigueur de leurs édits. C'est cette religion qui nous apprend à servir dans vos années avec une fidélité sans exemple, puisque vous êtes obligés de reconnaître que vous n'avez pas de meilleurs soldats que les chrétiens.

 

1 Deut., VI, 13.

 

C'est cette religion qui nous apprend à payer exactement et sans fraude les tributs et les impôts publics; jusque-là que les bureaux de vos recettes (c'est l'expression de Tertullien) rendent grâces de ce qu'il y a des chrétiens au monde, parce que les chrétiens s'acquittent de ce devoir par principe de conscience et de piété : Hinc est quod vectigalia vestra gratias christianis agunt, utpote debitum ex fide pendentibus. Ces paroles sont admirables. Et en effet, si dans un état toutes choses se traitaient selon les lois du christianisme ; si les peuples y obéissaient en chrétiens, et si ceux qui les gouvernent les gouvernaient en chrétiens ; si la justice y était rendue, si l'on y exerçait le commerce, si les emplois et les charges s'y administraient selon la conduite toute pure et l'inspiration de l'esprit chrétien, quel ordre n'y verrait-on pas, et quelle paix? marque évidente, dit saint Augustin, non-seulemeut de la vérité, mais de la nécessité de notre religion. Et c'est encore par là qu'entre les différentes sectes de la religion chrétienne, le parti catholique, qui est le parti de la vérité, s'est de tout temps distingué du parti de l'erreur. Car pourquoi, par exemple, les hérésies ont-elles toujours fait naître les désordres, et pourquoi ont-elles suscité, dans tous les lieux où elles se sont élevées, la révolte des sujets contre les puissances légitimes, sinon, dit le savant Pic de la Mirande, parce qu'il est impossible de dégénérer de la vraie religion sans dégénérer de la vraie probité? Or, quel est le premier devoir de la probité, si ce n'est de se soumettre à l'autorité?

Il faut donc considérer la religion dans le cœur de l'homme, comme le premier mobile dans l'univers. Prenez garde, s'il vous plaît, Chrétiens : ce ciel que nous appelons premier mobile, a une vertu si puissante, qu'il fait rouler avec soi tous les autres deux, qu'il répand ses influences jusque dans le sein de la terre, et qu'il entretient par son action et par son mouvement toute l'harmonie du monde. Si ce premier mobile s'arrêtait, disent les philosophes, toute la nature serait dans le trouble et dans la confusion. De même, quand le principe de la religion vient une fois à être détruit ou altéré dans un esprit, il n'y faut plus chercher de règle ni de conduite, plus d'honnêteté de mœurs, du moins constante et générale : remarquez bien ces deux termes, constante et générale, qui comprennent tout. Car sur quoi serait fondée cette honnêteté? sur les seules vues de la raison ? Ah ! Chrétiens, vous êtes

 

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trop éclairés et trop bien instruits du mérite des choses, pour croire que la raison seule, dans l'état où elle est réduite, c'est-à-dire corrompue par le péché, affaiblie par les passions , sujette comme elle est à se prévenir et à s'aveugler, puisse maintenir l'homme dans une innocence entière et irréprochable. Vous avez trop de pénétration pour ne pas voir les scandales qui arriveraient, si les devoirs de la société humaine dépendaient uniquement de l'idée que chacun s'en forme, et l'horrible renversement qui s'ensuivrait, si chacun, selon son caprice et selon son sens, se faisait l'arbitre de ce qu'il peut, de ce qu'il doit, de ce qui lui appartient, de ce qui lui est permis ; en sorte que sa raison lui tînt lieu d'un tribunal souverain au-dessus duquel il n'en reconnût point d'autre, et dont il n'y eût aucun appel. Je ne veux que vous-mêmes pour en juger. Cette raison sans religion , combien d'injustices n'autoriserait-elle pas ? combien de trahisons et de fourberies ne trouverait-elle pas moyen de justifier? à combien de crimes ne donnerait-elle pas le nom de vertu ?

C'est pour cela, dit saint Chrysostome (ceci est remarquable), c'est pour cela que, dans les affaires du monde les plus importantes, dans les traités d'alliance et de paix, dans les premières charges d'un état, dans l'administration même de la justice ordinaire, on exige des serments, qui sont des protestations publiques et solennelles de religion : pourquoi? parce que, sans le sceau de la religion, on ne croit pas pouvoir s'assurer de la raison des hommes, et parce que les hommes mêmes, qui connaissent fort bien le faible de leur raison, se défient toujours les uns des autres, à moins que cette raison qu'ils ont pour suspecte n'ait, pour ainsi dire, une caution supérieure et un garant, qui est la religion. Car qu'est-ce en effet que le serment et le jurement dans la doctrine des théologiens, sinon une espèce de caution que nous fournit la religion même, pour pouvoir répondre aux autres de notre raison ? Or, cela s'est pratiqué généralement dans toutes les nations et dans tous les siècles. Autre preuve, dit saint Chrysostome, pour confondre le libertinage , et pour détruire cette prétendue suffisance de la raison, dont l'impiété se glorifie. Aussi, Chrétiens, consultez votre propre expérience : y a-t-il personne de vous qui voulût que sa vie et sa fortune fussent entre les mains d'un homme sans religion? Quelques lumières qu'il ait, quelque raison qu'il fasse paraître, dès là que je sais qu'il n'a point de Dieu, ne m'estimerais-je pas malheureux qu'il fût le maître de mes intérêts, et n'éviterai-je pas toujours, autant qu'il est en moi, d'avoir aucun engagement avec lui? Au contraire, si je suis convaincu que celui avec qui je traite a de la foi et de la conscience, je ne crains rien ; et un athée, tout athée qu'il est, se confiera plutôt à un homme qui croit en Dieu, qu'à un libertin et un impie comme lui. Providence adorable, c'est ainsi que vous éclatez jusque dans l'impiété, et que malgré nous nous concevons de l'horreur pour l'irréligion, qui non-seulement se contredit et se condamne, mais s'abhorre elle-même.

Vous me direz qu'indépendamment de toute religion, il y a un certain amour de la justice que la nature nous a inspiré, et qui suffit au moins pour former un caractère d'honnête homme selon le monde. Je sais, Chrétiens, que cela se dit, et que c'est le prétexte spécieux dont le libertinage le plus raffiné se sert pour conserver encore quelque reste d'estime et de bonne opinion parmi les hommes. Mais c'est un prétexte qui n'a jamais trompé que les simples, et dont il est aisé d'apercevoir l'illusion. Car, sans examiner quel serait cet amour de la justice abandonné à la discrétion de la bonne ou mauvaise foi de chaque particulier, je vous demande, Chrétiens, où l'on trouverait dans le monde des hommes qui se piquassent d'un grand zèle pour la justice, s'ils étaient une fois persuadés qu'il n'y a ni Dieu ni religion? Y en aurait-il beaucoup? un ambitieux, un sensuel, un avare, serait-il beaucoup touché de celte idée de justice séparée de la connaissance de Dieu ? et ces honnêtes gens prétendus du monde, comment en useraient-ils? Car enfin, s'il n'y avait point de religion , et que je n'eusse plus devant les yeux ce premier être qui me régit et qui me gouverne, je me regarderais moi-même comme ma fin ; et par un dérèglement de raison, qui deviendrait néanmoins alors comme raisonnable, je rapporterais tout à moi : mon intérêt, mon plaisir, ma satisfaction, ma gloire, seraient mes divinités; et je prétendrais avoir droit de leur sacrifier toutes choses : pourquoi ? parce que je ne verrais plus rien au-dessus de moi, ni hors de moi, de meilleur que moi. Et n'est-ce pas ainsi que vivent les athées, qui n'ont plus nulle créance de la Divinité, se substituant en quelque sorte à la place de Dieu, et n'agissant que pour eux-mêmes, parce qu'ils n'ont point d'autre Dieu qu'eux-mêmes ? Or, dites-moi s'il peut y avoir avec cela quelque probité? le moyen 'qu'un homme préoccupé de cette maxime eût de la

 

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charité pour le prochain? le moyen qu'il pût se faire une vertu d'obéir et de dépendre, et qu'il se soumît autrement que par contrainte et par bassesse de cœur.

Et c'est ici, Chrétiens, que je dois vous faire remarquer, non pas l'impiété, mais l'extravagance de cette politique malheureuse dont un faux sage de ces derniers siècles s'est glorifié d'être l'auteur; politique qui ne reçoit de religion qu'autant qu'il en faut pour bien faire son personnage selon le monde, et qui n'en retient que l'apparence et la figure, pour garder précisément les bienséances de son état. Car, sans entreprendre de réfuter une maxime si détestable ; sans m'arrêter à la pensée de Guillaume de Paris, qu'une religion feinte et hypocrite est, dans un sens, pire que l'irréligion même ; sans dire qu'elle est plus dangereuse que ne serait un athéisme déclaré, parce qu'on se défie moins d'elle, et qu'elle peut servir à cacher toute sorte de crimes ; sans vous faire observer que c'est parmi les peuples où cette doctrine s'est répandue que les plus noires perfidies ont été plus communes (et Dieu veuille que bientôt il n'en suit pas ainsi de nous !) ; sans parler des désordres qui s'ensuivraient, si les peuples n'avaient de religion qu'autant que leurs intérêts le demandent, désordres qui montrent bien jusqu'où va l'égarement des hommes quand ils se détachent une fois de Dieu, et combien ce que dit saint Paul est vrai, que Dieu les livre à un sens réprouvé ; sans, dis-je, insister là-dessus, il me suffit, Chrétiens , que cette damnable politique, en raisonnant contre Dieu, se détruise par elle-même et par son propre raisonnement. Car, tout impie qu'elle est, elle reconnaît au moins la nécessité d'une religion apparente pour contenir les peuples dans le devoir; et, par là même, elle convient que la raison seule n'est pas capable d'entretenir dans le monde cette probité qui le doit régler : d'où je conclus, moi, la nécessité d'une vraie religion : pourquoi? parce que la vraie probité ne peut pas Être fondée sur le mensonge. Si donc il faut une religion, et s'ils sont eux-mêmes forcés de l'avouer, ils en doivent conséquemment admettre une vraie, à moins qu'ils ne veuillent faire de l'univers ce que Jésus-Christ reprochait aux Juifs qu'ils avaient fait du temple de Dieu, c'est-à-dire une caverne de voleurs.

Allons encore plus avant, .l'ai dit, Chrétiens, qu'il n'y avait que le motif de la religion qui lût à l'épreuve de certaines tentations délicates, auxquelles le devoir et la probité se trouvent ans cesse exposés. Je m'explique, et suivez-moi. J'appelle tentations délicates celles qui attaquent le cœur par ce qu'il a de plus sensible, qui opposent un intérêt puissant à l'intégrité d'une conscience faible, et qui mettent la raison en compromis avec une forte passion. Tentation délicate, par exemple, lorsqu'il ne dépend, pour avoir l'approbation et l'estime du monde, que d'embrasser le parti de l'injustice, et qu'en tenant ferme pour la vérité , on s'attire le mépris et la haine. Tentation délicate, quand, pour agir en homme de bien , il faut résister à l'autorité et au crédit, et risquer même sa fortune et toutes ses espérances. Tentation délicate, quand on voit entre ses mains un profit considérable mais injuste, et qu'en donnant à telle affaire une fausse couleur, ou en prenant certaines mesures, on la peut faire réussir à son avantage. Tentation délicate, lorsqu'aux dépens d'un misérable ou d'un inconnu, on peut servir un ami, ou que, pour perdre un ennemi, on n'a qu'à s'écouter un peu plus, et qu'à suivre les sentiments de son cœur. Tentation délicate, lorsque, franchissant un pas hors des bornes de cette raison sévère et scrupuleuse qui nous arrête, on se met en état d'être tout et de parvenir à tout, en un mot, tentation délicate, lorsqu'on se trouve en pouvoir de faire le mal sans en craindre les conséquences, ou parce que l'on est au-dessus des jugements du monde et de la censure, ou parce que la corruption étant si générale, on se promet d'avoir des approbateurs et des flatteurs jusque dans le crime. N'est-ce pas là et en mille autres conjonctures que nous voyons la raison la plus droite , à ce qu'il paraît, succomber néanmoins à la tentation, si elle n'est soutenue par la religion? Car il est aisé, comme remarque saint Ambroise, de trouver dans le monde des hommes religieux sur leur devoir, quand leur devoir n'est combattu par nul intérêt contraire. C'est alors qu'on parle hautement, qu'on prononce des oracles, qu'on se déclare pour la vertu et la probité ; et je conçois bien que cette probité peut être un fruit de la raison humaine : mais de voir des hommes d'une probité et d'une vertu qui se soutienne sans exception contre tout intérêt, des hommes d'honneur quand il en doit tout coûter pour l'être , des hommes équitables contre eux-mêmes, et aussi déterminés à faire aux autres justice d'eux-mêmes qu'à ne se la pas faire à eux-mêmes des autres; ah ! Chrétiens, c'est une espèce de miracle où la religion doit venir au secours de la raison ; et, sans ce miracle, point de probité.

De là vient que dans le siècle où nous vivons

 

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(pardonnez-moi celte réflexion, que je fais, non par un esprit de critique , mais par un sentiment de zèle), de là vient que dans notre siècle on se laisse aller à tant de désordres dont auraient rougi les païens mêmes. De là vient que presque tous les états sont aujourd'hui décriés, et qu'on ne s'étonne plus de voir des juges gouvernés par celui-ci, ou gagnés par celle-là. De là vient qu'un homme parfaitement irréprochable dans le maniement des deniers publics, et qui sort les mains pleinement nettes de certains emplois, est presque maintenant pour nous un prodige. Le dirai-je ? de là vient qu'une femme vraiment fidèle commence à devenir bien rare dans le monde ; que dans les conditions les plus honorables il y a tant de pratiques et de menées, tant d'artifices et de détours, à qui je n'oserais, par respect pour cet auditoire, donner le nom qui leur convient, mais que la voix, ou, si vous voulez, que l'indignation publique traite tous les jours de friponneries. De là vient que le sacerdoce, tout spirituel et tout saint qu'il est, est souvent profané par des commerces et des négoces, non-seulement criminels et défendus de Dieu, mais sordides même selon l'opinion commune; enfin, que le vrai caractère de l'honneur est presque effacé partout. Pourquoi cela? je vous l'ai dit : parce que, dans la plupart des états et des conditions de la vie, il y a peu de religion. Car, encore une fois, comment voulez-vous que cette femme, que ce juge, que cet homme d'affaires, en telles rencontres où je puis me les figurer, ne soient pas emportés par la passion qui les domine, si chacun d'eux n'a quelque chose qui l'élève au-dessus de ce milieu si juste et si précis de la raison? Or, c'est ce que fait la religion, qui, dans la vue de Dieu, non-seulement nous empêche d'attenter sur le bien d'autrui, mais nous fait même abandonner le nôtre; qui non-seulement triomphe de l'ambition, mais nous porte encore à l'abaissement et à l'humiliation ; qui non-seulement réprime les désirs criminels de la chair, mais nous détache même des commodités et des aises de la vie, c'est-à-dire qui, faisant faire à l'homme au delà de ce que la raison lui commande, le rend victorieux de tout ce que la tentation lui peut suggérer.

Et voilà, Chrétiens, ce que nous avons vu dans la personne de Jésus-Christ. Le démon lui montrant tous les royaumes de la terre, lui promit de l'en rendre maître, s'il voulait se prosterner seulement une fois devant lui. C'était une tentation bien forte : mais que fit le Sauveur? Il se servit de la religion contre une attaque si dangereuse ; et, sans autre défense que celle-ci : Scriptum est : Dominum Deum tuum adorabis (1) ; il est écrit : Vous adorerez le Seigneur votre Dieu, il confondit son ennemi. Il ne lui dit point tout ce que la philosophie et le monde auraient pu répondre à la proposition que lui faisait cet esprit tentateur ; car de quel secours peut être la morale et la philosophie, quand il s'agit d'un royaume, et même de plusieurs? Mais parce que le royaume du Fils de Dieu n'était pas de ce monde, il l'arrêta par ces paroles : Dominum Deum tuam adorabis; et par là il triompha de lui : Tunc reliquit cum diabolus (2). Ayons de la religion, Chrétiens; il n'y a point d'intérêt, point de tentation que nous ne puissions aisément surmonter : n'en ayons pas, il n'y a point de tentation, point d'intérêt qui ne nous surmonte. Or, si cette maxime est absolument et généralement vraie de tout homme qui n'a point de religion, beaucoup plus l'est-elle d'un déserteur de la foi, lequel, après avoir eu autrefois de la religion, n'en a plus maintenant, mais a secoué le joug, et, dans sa révolte, a dit, aussi bien que l'infidèle Jérusalem : Non serviam. Car que ne peut-on pas craindre d'un homme qui s'est défait de la crainte de son Dieu ; et de quoi n'est-il pas capable, puisqu'il a été capable même de s'élever contre le Tout-Puissant? Si le respect dû ace premier être n'a pu le retenir, qui l'arrêtera? que ne méprisera-t-il pas, après avoir méprisé ce que tous les autres révèrent? et quelle conscience ne se formera-t-il pas, après avoir pu s'en former une qui semble l'affranchir du plus inviolable de tous les devoirs, qui est le culte de son créateur?

De là (et c'est la troisième raison que j'ai ajoutée), de là plus de lois si sacrées qu'il ne foule aux pieds, plus d'engagements si étroits à quoi il ne renonce. Engagements de dépendance : il se soulèvera, si l'occasion le permet, contre les puissances les plus légitimes. Engagements de justice : il ne respectera ni l'innocence ni le bon droit; et, s'il est nécessaire, il sacrifiera le faible et le pauvre. Engagements de fidélité : il ira, sans hésiter, à la face du magistrat et devant les autels , démentir sa parole et se parjurer. Engagements du sang et de la nature : il vendra, s'il le faut, amis, parents, frères, et père même. Belle leçon pour vous, rois de la terre, qui vous apprend que rien n'est plus pernicieux dans la cour d'un prince, que ces hommes sans religion. Belle leçon, grands du monde, qui vous apprend a

 

1 Matth., IV, 10.— 2 Ibid., 11.

 

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éloigner de vous l'impiété et l'impie. Belle leçon, maîtres du siècle, qui vous apprend à ne souffrir point auprès de vous des domestiques libertins. Belle leçon pour nous, mes chers auditeurs, et pour nous tous, qui nous apprend à n'avoir jamais de liaison avec des gens suspects en matière de créance, et à ne compter pas plus sur eux que sur leur foi ! Si le libertin ose paraître devant nous, s'il ose en notre présence tenir des discours scandaleux, ne le ménageons en rien ; mais soyons aussi courageux à lui résister, à le décréditer, à défendre le Dieu que nous adorons, qu'il est hardi et insolent à l'attaquer. Honorons notre religion ; honorons-la partout et en tout, dans ses mystères, dans son sacrifice, dans ses sacrements, dans ses cérémonies, dans ses observances. Tandis qu'elle subsistera dans nous, Dieu sera avec nous ; ou si le péché nous le fait perdre, nous aurons toujours une voie pour le retrouver. La religion, jusque dans notre péché, nous parlera, nous rappellera, nous tracera le chemin et nous ramènera. Mais si nous laissons éteindre cette lumière, où sera notre ressource? marchant dans les ténèbres, et dans les plus profondes ténèbres, quelles chutes ne ferons-nous pas? en quels abîmes ne nous précipiterons-nous pas? sous une vaine montre de probité, à quelle corruption de mœurs et à quels excès ne nous porterons-nous pas? Point de probité sans religion, mais aussi point de religion sans probité : c'est la seconde partie.

 

DEUXIÈME   PARTIE.

 

Comme il y a une espèce d'hypocrisie dont l'effet est de tromper les autres, aussi y en a-t-il une bien plus subtile et plus déliée, qui consiste à se tromper soi-même en matière de religion ; et quoique la première semble avoir plus de malignité, puisqu'elle abuse de ce qu'il y a de plus saint, qui est le culte de Dieu, pour nous faire paraître aux yeux des hommes ce que nous ne sommes pas, il faut néanmoins reconnaître que la seconde est plus dangereuse dans un sens, puisqu'elle ruine le principe fondamental de toute la conduite de l'homme, qui est la juste connaissance des choses, en nous donnant une fausse idée de la religion, et une idée souvent plus difficile à corriger que l'irréligion même. C'est cette seconde espèce d'hypocrisie que j'attaque présentement, et que je réduis à un certain genre de chrétiens, dont ma seule proposition vous marque le caractère; et qui, sans un dessein prémédité d'imposer au public,  sont eux-mêmes dans l'erreur, se flattant qu'ils ont de la religion, et cependant n'ayant pas ce fonds de probité, d'intégrité, de sincérité, que le monde même exige de ceux qui veulent vivre selon ses fois et avec honneur. Car il n'y en a que trop dans cette illusion, et ce sont là ceux à qui je parle. Je prétends qu'une religion sans probité, je dis sans probité dans le sens que le libertinage même et le paganisme l'entendent, c'est-à-dire sans une conduite irréprochable devant les hommes, et sans une exacte régularité à remplir tous les devoirs de la vie civile, n'est qu'un fantôme de religion, et qu'un scandale de religion : qu'un fantôme de religion, parce que le fond de la vraie religion lui manque; qu'un scandale de religion, parce qu'elle ne sert qu'à déshonorer la vraie religion. Deux vérités terribles pour tant de faux chrétiens; j'expose l'une et l'autre en peu de paroles.

Non, mes chers auditeurs, ce n'est qu'un fantôme de religion, qu'une religion sans probité : ainsi l'Ecriture le déclare-t-elle dans un point particulier, mais dont la décision juste et solide, quoique d'abord elle semble outrée, peut s'étendre à tous les autres. Le voici : Si quis putat se religiosum esse, non refrœnans linguam suam, sed seducens cor suum, hujus vana est religio (1) ; ce sont les paroles de saint Jacques dans son Epître canonique. Mes Frères, disait ce grand apôtre, si quelqu'un de vous croit avoir de la religion, et que néanmoins il ne réprime pas sa langue, et qu'il lui donne toute liberté de parler, qu'il sache que sa religion est vaine. Prenez garde, Chrétiens ; il ne dit pas : Si quelqu'un de vous se licencie en quelques rencontres à parler contre le prochain; car cela peut quelquefois arriver par faiblesse, par imprudence, par emportement, lors même qu'on a de la religion ; mais l'Apôtre dit: Si quelqu'un de vous, ne mettant jamais un frein à sa langue, se fait une habitude de railler l'un, de mépriser l'autre, de censurer celui-ci, de décrier celui-là, et qu'il croie pouvoir accorder cette licence effrénée avec la vraie religion, c'est un aveugle qui s'égare ; et quoique peut-être il ne s'en estime ni moins spirituel ni moins parfait, quoique peut-être il se fasse de ces médisances mêmes un point de religion et de piété, comme si c'était un zèle chrétien qui l'inspirât, je soutiens, moi, et je conclus qu'il n'a qu'une religion imaginaire : Hujus vana est reliqio. Quelle conséquence! reprend saint Chrysostome; n'était-ce pas assez de dire que cet homme, en ne retenant

 

1 Jac, 1, 26.

 

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pas sa langue, offense sa religion, qu'il blesse la charité, qu'il engage sa conscience, et qu'il se rend criminel devant Dieu? non; mais prenant la chose dans sa source, l'Apôtre prononce absolument que c'est un homme sans religion : Hujus vana est religio.

Or, Chrétiens, comprenez toute la force de ce raisonnement : s'il est de la foi qu'une pareille erreur, une erreur pratique touchant les saillies et les libertés d'une langue médisante et sans retenue suffit pour détruire dans nous l'esprit de la religion, que sera-ce de ces désordres essentiels qui détruisent entièrement la probité dans le commerce des hommes, et que certains hommes prétendraient néanmoins pouvoir accommoder avec la religion? Que sera-ce de ces duplicités accompagnées de mille protestations d'amitié et de bonne foi? Que sera-ce de ces avarices sordides, et couvertes d'un voile de désintéressement dont on se pare? Que sera-ce de ces animosités profondes et invétérées, si contraires à la charité et à la paix, mais à qui l'on donne une fausse couleur de justice? Que sera-ce de ces excès, de ces emportements, de ces duretés envers le prochain, que l'on justifie par une intention prétendue droite? Que sera-ce de ces fraudes, de ces chicanes, de ces vexations qui ruinent non-seulement des familles, mais des villes, mais des provinces entières? Que sera-ce de mille autres désordres qui ne sont que trop connus, et qui rompent tous les liens de la société humaine? Tout cela est-il compatible avec une religion toute sainte, avec une religion toute parfaite, avec une religion toute divine? le serait-il même avec le paganisme? Eh quoi! Seigneur, un païen eût cru par là renoncer à la religion qu'il professait : avec de telles pratiques, on l'eût, parmi les païens, traité d'anathème : et, dans un si monstrueux dérèglement de mœurs, nous nous flatterons d'être chrétiens?

Remontons au principe. Vous me demandez pourquoi la religion a une dépendance si nécessaire de la probité ; et moi je vous réponds que c'est par un ordre établi de Dieu, et que Dieu lui-même en quelque sorte ne peut pas changer. Car, comme la grâce suppose la nature, et que la foi est entée pour ainsi dire sur la raison, aussi la religion a-t-elle pour base la probité. Détruisez la nature, il n'y a plus de grâce ; pervertissez la raison, il n'y a plus de foi ; et ôtez de la société des hommes ce que nous appelons probité, il n'y a plus de religion. En effet, la religion, dit saint Jérôme, veut un sujet digne d'elle et digne de Dieu. Elle nous perfectionne en nous élevant à Dieu; mais elle suppose dans nous, ou plutôt elle commence dans nous une certaine perfection, qui nous rend tels que nous devons être à l'égard des hommes ; et si nous n'avons ces qualités et ces dispositions, Dieu ne peut agréer notre culte, ni s'en tenir honoré : car ce qui n'est pas même bon devant les hommes, comment le serait-il devant Dieu, dont le jugement est bien encore au-dessus du jugement des hommes? Etre juste, être fidèle, être désintéressé, être sans reproche dans l'estime du monde, ou du moins le vouloir être, travailler à l'être; et pour soutenir, pour sanctifier toutes ces vertus, avoir de la religion et être chrétien, voilà l’ordre invariable et auquel il faut que la religion se conforme. Mais que faisons-nous? nous renversons cet ordre, et, par l'illusion la plus déplorable, nous nous formons de grandes idées de religion et de christianisme qui ne se trouvent appuyées sur rien; parce qu'en même temps nous négligeons les premiers devoirs de la fidélité et de la justice : c'est-à-dire que nous bâtissons sans fondement, ou pour m'exprimer avec saint Paul, que nous bâtissons sur un fondement de paille. Nous voulons construire un édifice de pierres précieuses ; mais nous paraissons devant Dieu semblables à cette statue de Nabuchodonosor, dont parle le prophète Daniel : elle avait la tête d'or et les pieds de terre. Cette tête d'or représente la religion, et ces pieds de terre nos actions. Or qu'est ce que cela, sinon un fantôme et une chimère? car une chimère, dans la signification même du terme, marque un composé d'espèces différentes qui n'ont ensemble nulle liaison et nul rapport: un visage d'homme avec un corps de bête. C'est ainsi que les fables l'ont figurée; et ce qui est impossible dans la nature, n'est-ce pas ce que nous voyons, et ce que nous déplorons dans la conduite de la plupart des chrétiens? Combien peuvent dire comme saint Bernard, mais avec un tout autre sujet que saint Bernard ; Je suis la chimère de mon siècle, ou plutôt la chimère du christianisme. J'honore Dieu, mais j'offense les hommes ; j'ai des sentiments de piété, mais je parle, j'agis en mille occasions avec moins de droiture et moins de raison une les plus impies ; j'ai du zèle pour certaine! œuvres d'éclat et de surérogation, et je n'eu ai point pour des œuvres de nécessité et d'obligation ; je suis éloquent sur la discipline de l'Eglise et sur la sévérité de l'Evangile, et toute ma vie se passe à former des partis, à nouer

 

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des intrigues, à répandre des calomnies, à déchirer l'un, à détruire l'autre : chimère de religion. Il faut que la religion, la vraie religion, commence par les devoirs généraux d'équité, de charité, de reconnaissance, de soumission et d'obéissance, parce que c'est ainsi, dit l'apôtre saint Jacques, que l'on se défend de la malignité et de la contagion du siècle, et que c'est en quoi consiste la religion pure et sans tache : Religio munda et immaculata hœc est : Immaculatum se custodire ab hoc sœculo (1).

Sans cette probité sincère et reconnue, non-seulement fantôme de religion, mais scandale de religion. Je m'explique. J'appelle scandale de religion, ce qui expose la religion au mépris et à la censure : j'appelle scandale de religion, ce qui lui ôte le crédit et l'autorité qu'elle doit avoir dans les esprits : j'appelle scandale de religion, ce qui donne au libertinage une espèce de supériorité et d'ascendant sur elle. Or, n'est-ce pas là ce que fait la conduite d'un chrétien sans probité? Si le christianisme peut devenir méprisable, par où le deviendra-t-il plus naturellement que par là? Je sais que nous ne manquons pas de réponses pour faire taire le monde; je sais qu'il faut bien distinguer la religion et ceux qui la professent, qu'il ne faut pas confondre la sainteté qui lui est propre et qu'elle ne perd jamais, avec nos désordres, qu'elle est la première à condamner et à nous reprocher. Mais le monde est-il assez équitable pour faire ce discernement? est-il assez bien disposé pour le vouloir? Ne cherche-t-il pas au contraire des prétextes contre elle? et, pour peu qu'ils autorisent son impiété, ne se fait-il pas un plaisir de les relever et de les exagérer? Quand donc on voit des chrétiens infidèles dans leurs paroles, intéressés dans leurs vues, inflexibles dans leurs colères, impitoyables dans leurs vengeances, sans modération dans leurs excès, sans pudeur dans leurs débauches, dissimulés, artificieux, fourbes et imposteurs, qu'en peut penser le libertinage, et qu'en pense-t-il en effet? N'en tire-t-il pas avantage, et n'est-ce pas un triomphe pour lui? Allez alors lui vanter l'excellence de la loi de Dieu : que n'aura-t-il pas, ou que ne croira-t-il pas avoir à lui opposer? il la traitera ou d'hypocrisie et de jeu, ou de spéculation impraticable : d'hypocrisie et de jeu, puisque, avec de si belles leçons, avec de si hautes maximes, elle ne rend pas meilleurs ceux qui l'embrassent : de spéculation impraticable, puisqu'en faisant même profession de la suivre, on n'en observe pas les

 

1 Jac, 1, 27.

 

règles, et qu'on n'en accomplit pas les devoirs. Il raisonnera mal, j'en conviens ; mais enfin il raisonnera de la sorte, et voilà les impressions que feront sur son esprit les exemples qu'il aura devant ses yeux. Car c'est à ces exemples qu'il s'attachera, c'est sur ces exemples qu'il s'appuiera, c'est par ces exemples qu'il jugera. Que ne dit-on pas tous les jours de la dévotion ? vous le savez : que pour être dévot par état, on n'en est souvent que plus déguisé, que plus vindicatif, que plus fâcheux aux autres, que plus amateur de soi-même. On le dit, et pourquoi ? parce qu'on voit en effet des dévots, j'entends de prétendus dévots, trompeurs, des dévots ulcérés et envenimés les uns contre les autres, des dévots aigres, chagrins, bizarres, des dévots sensuels et délicats. Or, ce qu'on dit en particulier de la dévotion, on le dira en général de la religion.

Ainsi, mes Frères, s'il nous reste encore quelque zèle pour notre religion, vivons d'une manière, non-seulement qui lui fasse honneur, mais qui la fasse aimer de ceux mêmes qui lui pourraient être les plus opposés. Or, je vous en ai appris le moyen. Qu'ils voient en nous de la probité, c'est ce qui les édifiera. Nos dévotions, nos ferveurs, nos pénitences, tout cela est saint ; mais à peine en seront-ils touchés : leurs vues ne vont point encore jusque-là, et ils attendent que nous les attirions par quelque chose de plus proportionné à leurs idées et à l'imperfection de leur état. Soyons bienfaisants, doux, affables, prévenants, humbles dans nos pensées, intègres dans nos sentiments, modestes dans la fortune, patients dans l'adversité, sans détours, sans artifices, sans ostentation, sans hauteur ; alors, aidés de la grâce, nous les gagnerons, nous les convertirons, nous les sanctifierons, et nous nous sanctifierons nous-mêmes avec eux. Tel est, Seigneur, le témoignage que vous demandez de nous. Les martyrs, pour la même religion que nous professons, ont versé leur sang et donné leur vie. Nous devons être dans la même disposition de vous sacrifier tout, mais nous ne nous trouvons plus dans les mêmes occasions. Ah ! mon Dieu, quelle honte pour un chrétien de ne pas faire au moins en partie , par l'innocence de ses mœurs, ce que tant d'autres ont fait par leur inébranlable constance au milieu des plus rigoureux tourments ! Ce ne sera pas en vain, Seigneur, que nous vous glorifierons, puisque vous avez promis à ceux qui vous honorent une gloire immortelle, où nous conduise, etc.

 

 

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