SERMON POUR LE MERCREDI DE LA TROISIÈME SEMAINE.
SUR LA PARFAITE OBSERVATION DE LA LOI.
ANALYSE.
Sujet. Des docteurs et des pharisiens venus de Jérusalem
s'adressèrent à Jésus-Christ, et lui dirent : Pourquoi vos disciples
violent-ils les traditions des anciens ? Mais il leur répondit : Pourquoi
vous-mêmes violez-vous le commandement de Dieu pour suivre votre tradition ?
Nous
tombons dans un désordre tout opposé à celui des pharisiens. Car le désordre
des pharisiens était de s'attacher aux petites choses et de négliger les
grandes ; et le nôtre est de nous borner quelquefois tellement aux grandes, que
nous croyons pouvoir impunément mépriser les petites. Or, sans parler des
pharisiens, mais de nous-mêmes, j'entreprends de vous faire voir dans ce
discours que de manquer volontairement et habituellement aux moindres devoirs,
s'est s'exposer à violer bientôt et en mille rencontres les plus grands
préceptes de la loi. Compliment à la reine.
Division. L'homme est orgueilleux, et il est aveugle. Son
orgueil le porte à l'indépendance, et lui donne un penchant secret à
s'affranchir de la loi. Son aveuglement l'empêche de bien connaître ses
devoirs, et de bien discerner ce qu'il y a de plus ou de moins essentiel dans
la loi. Or, je dis que de s'assujettir aux moindres obligations de la loi,
c'est un préservatif nécessaire, et pour réprimer l'orgueil de notre cœur :
première partie ; et pour corriger les erreurs de notre esprit, ou pour en
prévenir les suites funestes : deuxième partie.
Première
partie. Fidélité aux moindres
obligations de la loi, préservatif nécessaire contre l'orgueil de notre cœur. A
remonter jusqu'à la source de la corruption de l'homme, il est évident que le
premier de tous les désordres, c'est l'orgueil ; et que le premier effet de
l'orgueil, c'est l'amour de l'indépendance et de la liberté. Cependant il y a
des lois d'une autorité si vénérable et d'une obligation si bien fondée dans
les principes de la raison, que quelque passion que nous ayons pour la liberté,
nous ne pouvons presque nous départir de l'attachement respectueux et de la
soumission qu'elles exigent de nous ; et ces lois sont celles de la religion et
de la conscience. Voilà donc comme une espèce de combat dans l'homme entre son
orgueil et sa raison : sa raison, qui veut qu'il se soumette ; et son orgueil,
qui ne le veut pas. Qui l'emporte des deux ? ni l'un
ni l'autre, si nous avons égard aux commencements, parce que d'abord ils sont
presque l'un et l'autre d'égale force. Mais voici ce qui arrive quand l'homme
commence à quitter Dieu : c'est qu'il observe les grandes choses avec quelque
fidélité, et qu'il ne se fait plus une règle de garder les petites. Pour ne pas
absolument se soustraire à la loi de Dieu, il se soumet aux premières ; et pour
ne pas aussi captiver entièrement sa liberté, il néglige les autres. De là que
s'ensuit-il ? c'est que par cette liberté
présomptueuse, ou pour mieux dire par ce libertinage qui lui fait négliger
certaines obligations moins importantes et moins étroites, il vient enfin à
tout entreprendre contre la loi de Dieu.
En
effet, dit saint Bernard, le juste par état et le pécheur par état marchent de
telle sorte dans le chemin ou du vice ou de la vertu, qu'ils n'en sont pas même
fatigués. Mais il y en a qui souffrent, et ce sont ces chrétiens imparfaits qui
voudraient tenir le milieu, c'est-à-dire qui voudraient secouer le joug de la
conscience et de la religion dans les petites choses, et qui ne voudraient pas
le rompre dans les grandes. Car ils ont à souffrir de tous les côtés : du côté
de la grâce, à laquelle ils résistent ; et du côté de la passion, qu'ils ne
satisfont pas pleinement. Or, prenez garde, poursuit saint Bernard : comme cet
état est un état de violence, il ne peut pas durer. Bientôt la passion et
l'amour de la liberté prévaut; et voilà d'où sont venus presque tous les
scandales et tous les désordres qui ont éclaté dans le monde.
De
là, les grands attentats de l'hérésie. Exemple de Luther. Son obstination à
refuser de se soumettre sur un point qui du reste n'était pas essentiel dans la
religion, et qui regardait les indulgences, fit dans la suite, de ce catholique
et de ce religieux, un apostat et un hérésiarque.
De
là, les prodigieux égarements de l'impiété. Par où tant d'impies ont-ils
commencé à perdre la foi? par quelques railleries de certaines
dévotions populaires, ou par quelque autre principe qui leur semblait aussi
léger, et qui pouvait l'être.
De
là, les affreux relâchements de la discipline de l'Eglise. Ils ne se sont pas
introduits tout à coup par un soulèvement subit et il des fidèles, et par une
rébellion formée contre les saintes lois que l'Eglise leur prescrivait; mais,
suivant la remarque de saint Bernard, par des exemptions en apparence respectueuses,
que chacun sous divers prétextes a voulu s'accorder, ou même a su obtenir des puissances
supérieures au préjudice du droit commun. Dispenses dont le même Père se
plaignait si hautement dans une lettre qu'il en écrivit il un grand pape.
De
là, la ruine particulière de tant d'âmes. Car on ne se pervertit pas dans un
moment; mais il y a, dit saint Grégoire pape, un apprentissage pour le vice
comme pour la vertu, et c'est par la vanité que nous nous laissons conduire à
l'iniquité :A vanitate
ad iniquitatem. Une parure immodeste, une lecture
agréable, mais dangereuse, une conversation libre, un commerce honnête en apparence
avec telle personne ; voilà la vanité : mais c'est ce qui vous remplira de
l'amour de vous-même et de l'amour du monde, ce qui vous retracera dans
l'esprit les plus sales idées, ce qui fera naître dans votre cœur les désirs
les plus criminels, enfin ce qui allumera dans vous une passion dont vous ne
serez presque plus le maître, et qui vous emportera aux derniers excès.
C’est
à quoi vous ne pouvez trop prendre garde. Il est vrai que pour observer jusques
aux moindres devoirs, il en doit coûter bien des violences; mais l'Evangile ne
nous enseigne point d'autre voie du salut que la voie étroite, et Jésus-Christ
nous avertit qu'il fait faire effort pour entrer dans
le royaume des cieux. N'espérons pas d'en élargir la porte; mais disons plutôt
: Le chemin du salut est étroit, je dois donc aussi resserrer ma conscience.
Car il n'y a point de danger pour moi à me restreindre dans les bornes de mon
devoir, au lieu que je dois tout craindre si je viens jamais à les franchir. Je
ne puis être trop soumis à Dieu ; mais je cours risque de me perdre, si je ne
le suis pas assez. Ah ! Chrétiens, on cherchait autrefois des remèdes pour
bannir les scrupules du monde; et moi je voudrais que ce qui s'appelle le monde
fût aujourd'hui rempli de scrupules.
386
Deuxième
partie. Fidélité aux moindres
obligations de la loi, préservatif nécessaire contre l'aveuglement de notre
esprit. Rien où les hommes soient plus sujets à se tromper qu'en ce qui regarde
la conscience et la religion. Si donc nous n'apportons un soin extrême à nous
préserver des illusions où notre aveuglement peut nous conduire, il est
immanquable que nous nous y tromperons. Et comment? non
pas, dit saint Bernard, en supposant pour grandes les fautes qui sont légères
de leur nature; car il est rare que nos erreurs nous mènent là : mais en
supposant pour légères celles qui sont en effet grièves
et importantes. Illusion très-commune. Et parce que
cette ignorance ne nous justifie pas, et que c'est un aveuglement, ou affecté
par malice, ou formé par négligence, on se précipite, sans y penser, dans
l'abîme de perdition.
Mais
qu'un homme se fasse une loi de ne rien négliger, jusqu'aux plus petits
devoirs, cette loi le met à couvert de tout : et quand il serait du reste
rempli d'erreurs, il ne s'égarera jamais, parce que la loi qu'il s'est
prescrite lui servira de guide.
Nous
n'avons que trop d'exemples qui nous montrent que le relâchement sur certains
points estimés peu nécessaires, est un des pièges les plus dangereux pour nous
surprendre, et pour nous faire tomber dans les plus grands désordres. En
voulez-vous par rapport a la religion? Exemple de ce
catholique ignorant dont parle saint Augustin. Un manichéen l'ayant fait
convenir qu'un aussi petit insecte que la mouche n'avait pas été créé de Dieu, et le conduisant de l'un à l'autre, lui fit
enfin avouer que Dieu n'était pas le créateur de l'homme. Exemple de l'hérésie
arienne. Sur quoi roulait alors tout le schisme du monde chrétien? sur un seul mot, savoir : si le Verbe devait être appelé
consubstantiel à son Père, ou semblable en substance. Qu'importe ? disaient les uns, peu éclairés; une différence si légère
doit-elle troubler le repos de l'Eglise? Mais saint Athanase, mieux instruit,
leur faisait voir qu'en négligeant un seul mot, ils ruinaient tout le fondement
de la religion chrétienne. Et n'est-ce pas ainsi qu'en mille rencontres les
ennemis de l'Eglise, pour éluder ses décisions sur certains articles, les ont
traités de questions vaines et inutiles?
Que
n'ai-je le temps d'appliquer aux mœurs ce que j'ai dit de la foi! Combien de
péchés, toujours griefs dès qu'ils sont volontaires, l'ignorance nous fait-elle
mettre au nombre des petits péchés? Combien d'autres dont nous mesurons la
grièveté ou la légèreté, non, suivant ce qu'ils sont en effet dans les
conjonctures présentes, mais selon nos idées et les désirs de notre cœur?
Exemples de ces deux genres de péchés.
Le
remède, ô Dieu, c'est de ne me permettre jamais quoi que ce soit qui puisse en
quelque sorte blesser votre loi. Autrement ma perte est inévitable. Car pour me
garantir des chutes fatales dont je suis menacé, il faudrait, ou que je ne
fusse plus exposé aux erreurs de mon esprit, ou qu'une étude constante et
assidue suppléât aux lumières qui me manquent. Or je ne puis espérer l'un, ni
compter sur l'autre. Le plus court et le plus sûr est de m'interdire tout
péché. Alors je n'aurai plus besoin, quand il s'agira de votre loi, de
l'examiner de si près. Je pourrai compter sur vous et sur moi-même : sur vous,
parce que vous n'abandonnez point une aine fidèle; sur moi-même, parce que
j'aurai le plus assuré préservatif contre la fragilité et le penchant de mon
cœur.
Heureux,
mes Frères, si vous entrez dans ces sentiments! Mettez-vous en état par là
d'entendre de la bouche de Jésus-Christ cette consolante parole : Bon
serviteur, vous avez été fidèle en peu de choses, prenez possession de mon
royaume céleste, et goûtez-y une félicité éternelle.
Accesserunt ad Jesum ab Jerosolymis scribae et pharisœi, dicentes : Quare discipuli tui transgrediuntur traditionem seniorum? Ipse autem respondens,
ait illis : Quare et vos transgredimini mandatum Dei propter traditionem vestram ?
Des
docteurs et des pharisiens venus de Jérusalem s'adressèrent à Jésus-Christ, et
lui dirent : Pourquoi vos disciples violent-ils les traditions des anciens ?
Mais il leur répondit : Pourquoi vous-mêmes violez-vous le commandement de Dieu
pour suivre votre tradition? (Saint Matth., chap. XV,
3.)
Madame *,
C'était un des caractères de la
fausse dévotion, ou, si vous voulez, de l'hypocrisie des pharisiens, de
s'attacher scrupuleusement aux traditions qu'ils avaient reçues de leurs pères,
et de violer au même temps, sans scrupule, les plus importantes obligations de
la loi de Dieu. Ils payaient jusqu'à la dîme des plus petites herbes, mais ils
manquaient de charité pour le prochain ; ils observaient le sabbat avec une
exactitude qui allait presque jusqu'à la superstition, mais ils ne craignaient
point, le jour même du sabbat, de commettre des injustices ; ils reprenaient les
apôtres de rie laver pas leurs mains avant le repas, mais ils contrevenaient
eux-mêmes au commandement de Dieu le plus indispensable, qui est d'honorer son
père et sa mère, puisqu'ils apprenaient aux enfants à les traiter avec dureté
et par une fausse religion, ou plutôt, par une ingratitude digne de tous les
châtiments du ciel, à les
abandonner dans le besoin, et à leur refuser les secours dont ils leur étaient
redevables : tel était, dis-je, le désordre de ces sages du judaïsme. Que fait
aujourd'hui le Sauveur du monde? Condamne-t-il absolument cette régularité
qu'ils faisaient paraître à observer toutes les traditions des anciens, et
toutes les cérémonies qui leur étaient prescrites? Non, Chrétiens : souverain
législateur, il voulait que toute la loi fût accomplie jusques à un point;
mais, par une conduite pleine d'équité et de sagesse, il loue dans ses ennemis
mêmes ce qu'il y a de louable, et il blâme seulement ce qu'il y a de criminel
et de vicieux. Il approuve ce qu'ils font, et il leur reproche ce qu'ils ne
font pas. En comparant deux sortes de devoirs, dont les uns ont pour objet les
points de la loi les plus essentiels, et les autres regardent les articles les
moins nécessaires, il leur fait entendre qu'il faut d'abord pratiquer ceux-là
et ne pas ensuite omettre ceux-ci : Hœc oportuit facere, et illa non omittere (1). Par
où, mes Frères, il nous apprend à nous préserver nous-mêmes d'un désordre tout
opposé à celui des pharisiens, mais assez commun dans le monde, je dis dans le
monde chrétien. Car le désordre des pharisiens était de s'attacher aux petites
choses, et de négliger les grandes;
387
et le nôtre est de nous borner
quelquefois tellement aux grandes, que nous croyons pouvoir impunément mépriser
les petites. Mais moi je prétends qu'il y a entre les unes et les autres une
telle liaison , que de manquer volontairement et habituellement aux moindres
devoirs, c'est s'exposer à violer bientôt et en mille rencontres les plus
grands préceptes, et ce que la loi nous ordonne sous de plus grièves peines. Voilà le sujet que j'entreprends de traiter
dans ce discours; et en le traitant, Madame, quelle consolation pour moi de
parler à une reine, ou devant une reine qui, sur le trône, et malgré tous les
dangers de la cour, sait si bien rendre à Dieu ce qui lui est dû ; qui, fidèle
à la loi et à toute la loi, va bien encore, dans la pratique, au delà de la loi
; en un mot, qui, par la plus rare et la plus merveilleuse alliance, réunit
dans son auguste personne tout l'éclat de la grandeur humaine, et tout le
mérite de la sainteté chrétienne ! Ce n'est donc point ici pour vous, Madame,
une morale trop sublime et nouvelle ; mais sans que ce soit une morale
nouvelle, ni trop relevée pour Votre Majesté, elle y trouvera toujours de quoi
animer de plus en plus la ferveur de sa piété. Saluons d'abord Marie, et lui
disons : Ave, Maria.
Je dis, Chrétiens, qu'il est
infiniment dangereux de négliger dans la voie du salut les petites choses ; et
qu'en tout ce qui touche la religion et la conscience, il n'y a rien de si
léger qui ne mérite nos soins, et qui ne demande une fidélité parfaite et une
entière soumission. Je fonde cette importante maxime sur deux principes : l'un
est l'orgueil de l'homme, et l'autre est son aveuglement. L'homme, de lui-même,
est orgueilleux ; et que fait en lui sou orgueil? il
le porte à l'indépendance, et lui donne un penchant secret à s'émanciper et à
s'affranchir de la loi. Ce n'est pas assez : outre que l'homme est orgueilleux,
il est aveugle; et que fait en lui son aveuglement? il
l'empêche de bien connaître toute l'étendue de ses devoirs, et de bien
discerner ce qu'il y a de plus ou de moins essentiel dans la loi. De là je
forme deux propositions qui contiennent tout le fond de ce discours, et qui en
feront le partage. Car je prétends qu'un préservatif nécessaire pour réprimer
l'orgueil de notre cœur, c'est de l'assujettir aux moindres obligations de la
loi : vous le verrez dans la première partie. J'ajoute que nous ne pouvons
mieux corriger les erreurs de notre esprit, ou en prévenir les suites funestes,
que par une obéissance exacte aux plus petits devoirs de la loi : je vous le
montrerai dans la seconde partie. Rendez-vous attentifs à l'une et à l'autre ;
et quoique celte matière n'ait pas peut-être d'abord de quoi frapper vos
esprits, vous en comprendrez néanmoins bientôt toute la conséquence.
PREMIÈRE PARTIE.
A remonter jusqu'à la source de
la corruption de l'homme, il est évident, Chrétiens, que le premier de tous les
désordres, c'est l'orgueil; et que le premier effet de l'orgueil, c'est l'amour
de l'indépendance et de la liberté. Voilà le vice capital et prédominant de
notre nature; d'où il arrive que nous avons tant de peine à nous assujettir,
que toute autorité supérieure nous est onéreuse, que le commandement et la loi
nous tiennent lieu de joug, et que notre inclination nous porte toujours à le
secouer, quand elle n'est pas réglée par la raison. Ce vice nous est si
naturel, qu'il ne faut pas même l'imputer au péché d'origine comme à sa cause,
puisqu'il est vrai que, jusque dans l'état d'innocence, le premier homme non-seulement y fut sujet, mais y succomba, et que ce
bienheureux état, qui l'exemptait de toute autre faiblesse, ne l'exempta pas de
celle-ci; je veux dire de cet orgueil secret qui le poussa à s'émanciper de
l'obéissance due à son souverain et à son Dieu. Car, comme remarque saint
Ambroise, l'homme n'est pas tombé dans ce désordre d'aimer la liberté et
l'indépendance, parce qu'il a désobéi à Dieu ; mais il a désobéi à Dieu, parce
qu'il était sujet à ce désordre ; et l'on ne peut pas dire que son orgueil soit
une suite de son péché, puisque l'Ecriture nous apprend au contraire que son
péché a été l'effet de son orgueil. Il est donc certain que l'orgueil nous
donne de lui-même un penchant à nous licencier, et à nous affranchir des lois
qui nous sont imposées. Or, quoique cela soit ainsi, il y a néanmoins des lois
d'une autorité si vénérable , et d'une obligation si bien fondée dans les
principes mêmes de la raison, que quelque passion que nous ayons pour la
liberté, nous ne pouvons presque nous départir de l'attachement respectueux et
de la soumission qu'elles exigent de nous ; et ces lois sont celles de la
religion et de la conscience : de la religion, qui nous lie à Dieu, car c'est
de là qu'elle a pris son nom, et de la conscience , qui nous assujettit à
nous-mêmes. Oui, tout ennemi qu'est l'homme de la dépendance, il a de la peine
à ne pas aimer ces deux lois, parce qu'il les envisage comme les deux sources
de son bonheur et de son salut
388
éternel. Tandis qu'il est encore
dans l'intégrité et dans la pureté des mœurs, rien de plus souple qu'il l'est à
la loi intérieure de sa conscience, rien de plus attaché ni de plus soumis au
culte de la religion. Cependant il ne laisse pas d'ailleurs d'avoir toujours
dans lui-même le fonds de cette pernicieuse liberté, ou plutôt de ce pernicieux
libertinage, qui ne peut supporter la gêne et la contrainte ; et lors même que
nous nous proposons de nous captiver sous l'empire de la religion et de la
conscience, l'orgueil de notre esprit nous suscite une autre loi directement
opposée, comme dit saint Paul, à toutes les lois de Dieu. Loi qui consiste à ne
reconnaître pour loi que ce qui nous plaît, à n'écouter la conscience qu'autant
qu'elle nous flatte, à n'avoir plus de déférence pour la religion qu'autant
qu'elle se trouve conforme à nos vues ; c'est-à-dire à nous faire les arbitres
de l'une et de l'autre, et à vivre en effet selon notre caprice et selon les
désirs de notre cœur.
Voilà donc comme une espèce de
combat dans l'homme entre son orgueil et sa raison : sa raison qui veut qu'il
se soumette, et son orgueil qui ne le veut pas ; sa raison qui lui apprend à se
laisser conduire et gouverner, surtout dans les choses de Dieu, et son orgueil,
qui lui persuade de n'en croire que lui-même; sa raison, qui autorise la
religion et la conscience, comme ayant droit de souveraineté sur lui, et son
orgueil qui se révolte contre cette souveraineté. Qui l'emporte des deux? ni l'un ni l'autre, Chrétiens , si nous avons égard aux
commencements. Pourquoi? parce que d'abord ils sont
presque l'un et l'autre de force égale : le respect de la conscience et de la
religion étant assez fort pour se soutenir quelque temps contre l'amour déréglé
de l'indépendance et de la liberté , et l'amour de l'indépendance et de la
liberté étant trop violent pour être jamais entièrement détruit par le respect
de la religion et de la conscience. Mais voici ce qui arrive quand l'homme
commence à quitter Dieu, et que Dieu commence à se retirer de l'homme : c'est
que, dans la pratique de ces deux devoirs qui touchent la religion et la
conscience, il observe les grandes choses avec quelque fidélité, et qu'il ne se
fait plus une règle de garder les petites. Il a toujours ou il semble toujours
avoir de la vénération pour ce qui lui paraît essentiel ; mais il y a d'autres
points moins importants, sur lesquels il se relâche sans scrupule : et si vous
voulez savoir la raison de cette différence, elle est claire, dit saint
Grégoire, pape ; car elle est fondée sur ce que les grandes choses, en ce qui
regarde la conscience et la religion, portent avec elles un caractère si
visible et si éclatant de l'autorité divine, qu'il retient l'homme dans
l'ordre; au lieu que les petites, où ce caractère est moins remarquable, le
rebutent par la sujétion qu'elles demandent. Que fait-il donc? il se réduit aux premières, mais celles-ci, il les
abandonne. Pour ne pas devenir libertin, il veut être régulier dans les unes ;
et pour ne se pas rendre trop dépendant, il s'accoutume à mépriser les autres.
Tel est le principe du désordre de l'homme. Et cet état, quoique bien contraire
aux desseins de Dieu, quoique infiniment éloigné de la perfection chrétienne,
quoique très-dangereux pour le salut, ne serait pas
après tout par lui-même un état de damnation, si l'on en demeurait là. Mais
voici le progrès : c'est saint Bernard qui l'a observé, et qui a pris soin de
nous en développer le mystère dans son excellent ouvrage des Degrés de
l'humilité et de l'orgueil. Vous me demandez, dit-il, mes Frères, ce que fait
dans l'homme cette liberté présomptueuse qui le porte à négliger certaines
obligations de conscience moins rigoureuses et moins étroites; et moi je vous
réponds qu'elle produit en lui les plus funestes effets. Car je dis qu'elle lui
fait perdre insensiblement le respect et l'obéissance qu'il doit à Dieu ; je
dis qu'elle étouffe peu à peu dans lui la crainte des jugements de Dieu; je dis
qu'elle le rend hardi à tout entreprendre contre la loi de Dieu ; je dis
qu'après lui avoir fait contracter l'habitude des petits péchés, et lui en
avoir ôté la honte, elle lui donne bientôt, selon l'Ecriture, un front de
prostituée pour les plus grands crimes : Frons meretricis facta est tibi (1); et que ces transgressions, quoique légères,
sont autant de brèches fatales par où le démon entre dans son cœur.
En effet, ajoute saint Bernard,
je l'ai reconnu, et l'expérience me l'a appris, que de même qu'un juste qui
marche avec ferveur dans la voie de Dieu, après en avoir essuyé toutes les
petites difficultés, se joue des plus grandes, qu'il croyait auparavant
insurmontables; aussi un pécheur qui suit le cours et les mouvements de sa
passion, à force de franchir le pas dans les moindres occasions, en vient enfin
jusqu'au point de ne trouver plus rien qui l'arrête dans la voie de l'iniquité
: Et quemadmodum justus,
ascensis his gradibus, corde alacri currit ad vitam ; sic, iisdem descensis, impius jam absque labore
feslinat ad mortem. Voyez-vous,
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dit ce Père, comment le juste et le
pécheur, quoique par différents principes, acquièrent cette liberté, l'un pour
la vie, et l'autre pour la mort? La charité donne des ailes à l'homme juste, et
la cupidité en donne au pécheur : Illum proclivem charitas, illum cupiclitas facit. Le juste ne ressent pas sa peine, parce qu'il
est animé de l'amour de Dieu ; et le pécheur est insensible à la sienne, parce
qu'il est dans l'endurcissement: In uno amor, in altero stitpor laborem non sentit.
Dans l'homme juste, c'est l'abondance de la grâce, et dans le pécheur, c'est le
comble du péché qui exclut les remords et la crainte : In illo perfecta virtus, in isto consummata iniquitas foras mittit timorem. Tous deux s'avancent dans le chemin ou du vice
ou de la vertu, et s'y avancent de telle sorte, qu'ils n'en sont pas même
fatigués. Mais avant que le pécheur en soit venu là, n'a-t-il rien à souffrir?
Ah! mes Frères, reprend saint Bernard, il y en a qui
souffrent; et qui sont-ils? Ce sont ceux qui voudraient tenir le milieu ;
c'est-à-dire certaines âmes imparfaites qui voudraient secouer le joug de la
conscience et de la religion dans les petites choses, et qui ne voudraient pas
le rompre dans les grandes : Medii sunt qui fatigantur et angustiantur. Car ceux-là, dit-il, souffrent de tous
les côtés : et du côté de la grâce à laquelle ils résistent, et du côté de leur
passion qu'ils ne satisfont pas pleinement. La grâce les trouble, et la passion
les irrite ; la grâce leur reproche d'avoir fait telles démarches, et la
passion au contraire, de n'être pas encore allés plus avant; la grâce leur dit
: Fallait-il mépriser Dieu pour si peu de chose? et la
passion : Fallait-il ne se satisfaire qu'à demi ? Ainsi ils demeurent tout à la
fois exposés à la peine intérieure de l'une et de l'autre, ou, si vous voulez,
ils goûtent tout à la fois et les amertumes du vice et celles de la vertu, sans
en goûter la douceur. Mais prenez garde, poursuit saint Bernard ; bientôt la
passion et l'amour de la liberté prévaut; car cet état de violence ne peut pas
durer, et il faut, ou que de la négligence des petites choses l'homme passe
jusqu'au mépris des grandes, ou qu'il rentre dans l'ordre dont il s'est écarté,
et qui est celui d'une entière soumission à Dieu. Et parce qu'en matière de
péché le retour est aussi difficile que le progrès est naturel, pour un pécheur
qui revient de cette licence présomptueuse, il y en a cent autres qu'elle
conduit à la perdition; et c'est pourquoi saint Bernard en l'ait un degré
d'orgueil si dangereux pour le salut. En effet, écoutez bien, s'il vous plaît,
mes chers auditeurs, ce que je vais vous dire : de là sont venus presque tous
les scandales et tous les désordres qui ont éclaté dans le monde ; de là les
grands attentats de l'hérésie, et les prodigieux égarements de l'impiété; de là
les affreux relâchements de la discipline de l'Eglise; de là la décadence des
ordres les plus religieux et les plus fervents; de là la ruine d'une infinité
d'âmes chrétiennes qui se sont perdues, et qui se perdent encore tous les
jours. Le voulez-vous voir dans une induction également sensible et touchante? suivez-moi.
J'ai dit les grands attentats de
l'hérésie. Car de quoi était-il question quand Luther, cet homme né pour la
désolation du royaume de Jésus-Christ, commença à répandre le venin de son
erreur? de quoi s'agissait-il? à
peine le sait-on, tant la chose, ce semble, importait peu. Il trouvait dans les
indulgences, ou, pour mieux dire, dans l'application et dans la concession des
indulgences, certains abus qui le choquaient : il aurait voulu en retrancher
l'excès et en rectifier l'usage. Etaient-ce donc là des points si essentiels
dans la religion ? Non, Chrétiens; mais de quelque nature qu'ils fussent, la
décision ne lui en appartenait pas, il n'en devait point être l'arbitre ni le
juge. Cependant il le prétendit; et, sur cet article, il osa traiter de
superstitieuse la pratique commune des fidèles. Où le mena ce premier pas? vous le savez; jusqu'à combattre les plus inviolables
maximes de la foi orthodoxe. C'était peu de chose que la matière qui s'agitait;
mais ce fut assez pour le rendre hardi à innover. De l'usage de l'indulgence,
il en vint à la substance même, qu'il rejeta ; et parce que la foi de
l'indulgence avait du rapport et de la liaison avec celle du purgatoire, après
avoir décrié l'indulgence, il n'hésita plus à attaquer la créance du
purgatoire. La foi du purgatoire était le fondement de la prière pour les
morts; il abolit la prière pour les morts. Cette prière se trouvait autorisée
par les liturgies et par le sacrifice de la messe ; il renonça au sacrifice de la
messe, non sans peine, il est vrai, mais enfin il y renonça. Cela l'engageait
dans le mystère de la satisfaction de Jésus-Christ, du mérite des bonnes
œuvres, de la justification des hommes : il ne respecta rien ; satisfaction,
mérite, bonnes œuvres, il dogmatisa sur tout. Là dessus l'Eglise s'élève contre
lui ; il ne connaît plus d'autre Eglise que celle des prédestinés, qui est
invisible. Le souverain Pontife le déclare anathème, et il déclare lui-même le
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souverain Pontife anté-christ. On
lui oppose les livres de l'Ecriture; il désavoue pour livres de l'Ecriture tous
ceux qui lui sont contraires. On le presse au moins par ceux qu'il reçoit, et
il s'obstine à n'en recevoir point dont il ne soit lui-même l'interprète, pour
en déterminer le sens. On convoque des assemblées et des conciles, mais il
proteste contre les conciles, et il ne veut pour règle que l'esprit intérieur
qui le gouverne. Voilà le dernier emportement de l'hérésie. Pensait-il en venir
là? non : il confessa lui-même cent fois qu'il était
allé plus loin qu'il ne voulait, et il s'étonnait le premier des progrès de sa
secte et de ses erreurs. Mais il n'en devait pas être surpris, puisque le
caractère de l'esprit de l'homme est de se licencier toujours, quand il a pris
une fois l'essor. Ce seul point de l'indulgence fut comme un levain : Modicum fermentum
(1) ; mais un levain qui, venant à s'enfler par l'orgueil de cet hérésiarque,
corrompit en peu de temps, selon l'expression de l'Evangile, toute la masse, et
fit de ce catholique, de ce religieux, un apostat.
J'ai dit les prodigieux
égarements de l'impiété. Voyez, mes Frères, ces libertins de profession dont le
monde est rempli, qui, prenant pour force d'esprit
l'endurcissement de leur cœur, font gloire de n'avoir plus ni foi ni loi. Ne
croyez pas que cet état d'irréligion où ils vivent se soit formé tout à coup,
ni qu'ils aient d'abord effacé de leur esprit ces notions générales de
l'existence et de la providence d'un Dieu ; c'est ce
qui ne peut être, et ce qui ne fut jamais. En effet, leur libertinage, je dis
libertinage de créance, commence d'abord, par où? que
sais-je? par quelques railleries qu'ils font de
certaines dévotions populaires : cela leur semble léger, et peut-être est-il
tel qu'il leur paraît. Mais laissez croître ce petit grain ; bientôt ils ne
craignent point de censurer les dévotions reçues et approuvées de toute
l'Eglise : c'est quelque chose de plus. Ensuite ils étendent leur censure
jusqu'à nos plus saintes cérémonies : témérité encore plus grande. De là ils
passent au mépris des sacrements : autre degré de présomption. Ce mépris est
suivi d'une révolte secrète et intérieure contre nos mystères mêmes :
disposition prochaine à l'extinction de la foi. Enfin ils ne considèrent plus
la religion que comme une police extérieure, nécessaire pour contenir les
peuples : maxime pleine d'abomination. Cela, joint aux réflexions qu'ils font
sur les événements du monde, les fait douter s'il y a une Providence : surcroît
1 1 Cor., V, 6.
d'aveuglement, dont Dieu les punit.
Ne sachant plus s'il y a une Providence, ils ne savent pas trop, ni s'il y a un
Dieu, ni s'ils ont une âme spirituelle capable de le posséder, parce que tout
cela leur devient incertain : dernier comble de l'impiété. Or remontez au
principe du mal, et tâchez à le découvrir; ce n'est rien, ou presque rien :
mais votre Prophète l'a dit, Seigneur, et il est vrai, que l'insolence de ceux
qui se retirent de vous va toujours croissant : Superbia
eorum qui te oderunt ascendit semper (1).
Est-ce ainsi qu'il en va à
l'égard des mœurs? oui, Chrétiens, et plus même à
l'égard des mœurs qu'à l'égard de la foi. Car, comme dit saint Ambroise , les
lois qui nous obligent à bien vivre nous tenant encore plus dans la dépendance
que celles qui nous obligent à croire, nous avons plus de penchant à les
violer. Tant de relâchements que nous déplorons, d'où ont-ils pris leur
origine, demandait saint Bernard, sinon de la liberté démesurée avec laquelle
les chrétiens lâches et les mondains, n'écoutant que leur amour-propre et leur
orgueil, ont négligé premièrement les petites observances, et puis se sont peu
à peu déchargés des grandes? Ces relâchements se sont-ils jamais introduits par
un soulèvement subit et général des fidèles, et par une rébellion formée de
leur part contre les saintes lois que l'Eglise leur prescrivait? Non, répond
saint Bernard; mais ils ont toujours commencé par des exemptions en apparence
respectueuses, que chacun, sous divers prétextes, a voulu s'accorder au
préjudice du droit commun, prétendant qu'en telle et telle circonstance la loi
n'était pas faite pour lui, et se souciant peu des conséquences que son mauvais
exemple devait produire dans les autres. D'où vient que le monde chrétien s'est
vu quelquefois avec étonnement plongé dans l'abîme d'un désordre universel sans
qu'on pût dire ni quand ni comment il y était tombé; si ce n'est, ajoute le
même Père, parce qu'il y était tombé par degrés, et par des chutes presque
insensibles? Dépravation énorme dans ses accroissements, mais si imperceptible
dans sa naissance, qu'à peine l'a-t-on pu remarquer. Pourquoi tant de synodes
et tant de conciles assemblés pour la réformation, non pas de la foi, mais de
la discipline, qui s'affaiblit et qui dégénère toujours? n'était-ce
pas pour refréner cette licence si funeste et si contagieuse, qui se glisse
aussi bien dans le christianisme et dans les ordres les plus saints, que dans
les sociétés
391
les plus profanes? Et pourquoi
l'Eglise, malgré le soin continuel qu'elle a apporté à réformer ses enfants et
à se réformer elle-même, a-t-elle néanmoins été comme forcée de consentir à
l'abolition de ces lois si salutaires et si sages, qui furent autrefois en
vigueur, et qui n'ont cessé d'y être que parce que l'abondance de l'iniquité a
prévalu? n'est-ce pas par de légères transgressions
que ce changement a commencé ? Ce n'est pas assez. Pourquoi saint Bernard,
écrivant à un grand pape, se plaignait-il hautement d'une espèce de corruption,
dont il rejetait en partie le blâme sur la cour romaine, et qui consistait à
accorder trop aisément toutes sortes de dispenses ? N'en apportait-il pas la
raison, savoir, que cette facilité des prélats et des supérieurs à dispenser,
augmentait de plus en plus l'inclination violente qu'ont les hommes à
s'émanciper? Eh quoi ! saint Père, lui disait-il avec
un zèle respectueux, mais tout évangélique, fallait-il donc faire des lois,
s'il devait y avoir tant d'exemptions et tant de dispenses? ne
savez-vous pas que vous avez des hommes à conduire, c'est-à-dire des créatures
ennemies de l'assujettissement, et qu'il faut, à leur égard, non point de la
tolérance et de la mollesse pour relâcher, mais de la force et du courage pour
leur résister? et ne voyez-vous pas jusqu'à quel point
s'est accru cet abus des dispenses ; en sorte qu'après les avoir autrefois
reçues comme des grâces, on les exige maintenant comme des dettes; et qu'au
lieu qu'elles ne se donnaient que pour des sujets importants, on les obtient
aujourd'hui par les raisons les plus vaines et les plus frivoles? Quoi donc! poursuivait-il, vous défend-on par là de dispenser? non, mais de dissiper: Quid ergo, inquis,
prohibes ? dispensare ? non, sed dissipare.
Là où la nécessité aura lieu, la dispense est excusable ; là où l'intérêt
public et la gloire de Dieu se trouveront engagés, elle est louable, mais hors
de la nécessité et de l'utilité commune, ce n'est plus une dispense, mais une
dissipation : Ubi neutrum,
jam non dispensatio, sed dissipatio crudelis est. Dissipation cruelle : pourquoi? parce qu'elle damne également, et le supérieur qui dispense,
et l'inférieur qui est dispensé ; parce qu'elle fomente dans les esprits cet
amour de l'indépendance, qui des plus petites fautes conduit aux plus grands
désordres.
Que serait-ce maintenant, si
j'examinais en détail d'où vient la réprobation particulière de tant d'âmes qui
périssent, et qui, suivant le cours du monde, s'égarent de la voie du salut? n'est-ce pas ordinairement des moindres péchés? Car voit-on
des justes se pervertir dan un moment? voit-on des
pécheurs commencer à se déclarer par les derniers scandales ? Non, disait saint
Grégoire, pape, il n'en va pas ainsi. Il y a un apprentissage pour le vice
aussi bien que pour la vertu. Quelque disposition que nous ayons au mal, il
faut même livrer des combats avant que d'être tout à fait méchant. C'est par la
vanité, ajoute ce saint docteur (et retenez bien cette parole, elle est belle),
c'est par la vanité que nous parvenons à l'iniquité; et nous y parvenons
infailliblement, lorsque notre volonté, accoutumée à de petits péchés, n'est
plus touchée de l'horreur des crimes; tellement que, par cette habitude, dont
elle s'est en quelque façon nourrie et fortifiée, elle acquiert enfin dans sa
malice, je ne dis pas seulement de la tranquillité, je ne dis pas seulement de
l'impunité, mais de l'autorité : A vanitate ad iniquitatem mens nostra ducitur, si assueta malis levibus graviora non perhorrescat, et ad quamdam auctoritatem nequitiœ per culpas nutritia
perveniat. Rien de plus vrai, Chrétiens, ni de
plus solide que la pensée de ce Père. Car c'est, par exemple, la vanité d'une
conversation trop libre, qui sera la source de la damnation de ce jeune homme;
c'est la vanité des habits et des ajustements, qui servira d'entrée au démon
pour séduire et pour perdre cette femme ; c'est la vaine curiosité de lire tel
livre, qui entamera l'innocence de celui-ci; c'est une vaine complaisance pour
le monde qui deviendra la ruine de celle-là. Je m'explique.
Vous voulez être vêtue comme les
autres, et en cela vous ne comptez pour rien de vous affranchir d'une certaine
régularité à quoi vous réduit le christianisme; voilà la vanité : mais cette
vanité vous rendra idolâtre de vous-même, mais cette vanité vous inspirera des
désirs de plaire aussi funestes que criminels, mais cette vanité fera périr
avec vous je ne sais combien d'âmes créées pour Dieu et rachetées du sang d'un
Dieu; voilà l'iniquité : A vanitate ad iniquitatem. Vous voulez vous satisfaire en lisant ce
livre profane et dangereux, et sur cela vous étouffez les remords de votre
conscience; voilà la vanité : mais ce livre vous fera perdre le goût de la
piété, mais ce livre vous remplira l'esprit de folles imaginations, et même des
plus sales idées du vice; mais ce livre fera naître dans votre cœur des
tentations auxquelles vous ne résisterez pas; voilà
392
l'iniquité : A vanitate ad iniquitatem. Il
vous plaît d'entretenir encore quelque commerce avec cette personne, de lui
écrire, de la voir, de converser avec elle, et vous êtes sûr de vous-même comme
si tout cela était innocent; voilà la vanité : mais ce reste de commerce
rallumera bientôt le feu que la grâce de la pénitence avait éteint, et fera
revivre toute la passion; voilà l'iniquité : A vanitate
ad iniquitatem. D'abord ce n'est qu'enjouement,
que galanterie, que belle humeur; et c'est ce que saint Grégoire appelle vanité
: mais de là s'ensuit ce que Guillaume de Paris appelle les troupes et les
légions du démon de la chair : Exercitus et
acies carnis. C'est-à-dire de là les premiers sentiments du
péché, de là les consentements criminels aux désirs du péché, de là les actions honteuses qui mettent le
comble au péché, de là les attachements opiniâtres à l'habitude du péché, de là
les prétendues justifications dont on s'autorise dans l'état du péché, de là la
gloire impie et scandaleuse que l'on tire ou que l'on veut tirer du péché, de
là l'insolence avec laquelle on soutient le péché. Car tout cela, Chrétiens, a
une liaison et un enchaînement nécessaire; et dire : J'irai jusque-là, et je ne
passerai pas outre ; je me permettrai telle chose, et je ne m'accorderai rien
davantage, c'est n'avoir pas les premiers principes de la connaissance de
soi-même : pourquoi ? parce que la règle est
infaillible, que de la vanité nous allons à l'iniquité : A vanitate ad iniquitatem.
C'est à quoi, mon cher auditeur,
vous ne pouvez trop prendre garde, et ce qui demande toute votre étude et tous
vos soins. Je n'ignore pas qu'une observation parfaite de la loi, je dis de
toute la loi, et des moindres devoirs qu'elle nous impose, a ses peines, et
qu'il faut savoir pour cela prendre sur soi-même en bien des rencontres, et se
contraindre ; mais l'Evangile ne nous enseigne point une autre voie du salut
que la voie étroite : Arcta via est quœ ducit ad vitam (1). Et
voilà pourquoi le Sauveur du monde nous a tant avertis de nous faire violence à
nous-mêmes, parce que le royaume des deux ne s'emporte que par la violence : Regnum cœlorum vim patitur, et violenti rapiunt illud (2). Voila pourquoi il nous a tant exhortés à
faire effort ; Contendite. De croire que la
porte du ciel s'élargisse ou qu'elle se rétrécisse à votre gré, c'est une
erreur, dit saint Chrysostome, puisque saint Jean, dans son Apocalypse, nous
déclare qu'elle est de bronze
et d'airain. Et en effet, prenez
telles libertés qu'il vous plaira, accordez-vous à vous-même tels privilèges
que vous voudrez, jamais la loi de Dieu ne changera, ni ne pliera ; et tous les
adoucissements dont vous userez ne la feront pas relâcher d'un seul point de sa
sévérité : au contraire, plus vous entreprendrez sur elle, plus vous tâcherez à
vous la rendre favorable, et plus elle deviendra redoutable pour vous; car
alors, bien loin de vous favoriser, elle s'élèvera contre vous, et elle vous
condamnera. Or, cela supposé, comment devons-nous agir, si nous sommes sages? comment devons-nous raisonner ? n'est-ce
pas de la sorte ? Le chemin du salut est étroit : il faut donc que je resserre
aussi ma conscience ; car il n'y a point de danger pour moi de me restreindre
dans les bornes de mon devoir; mais je dois tout craindre, si je viens jamais à
les franchir. Je ne puis être trop soumis à Dieu ; mais je cours risque de me
perdre, si je ne le suis pas assez; et cet esprit d'indépendance, qui pourrait
peut-être me réussir en traitant avec les hommes, ne saurait m'attirer de la part
de Dieu que le souverain malheur. Ah! Chrétiens, on cherchait autrefois des
remèdes efficaces pour bannir les scrupules du monde; et moi, par un sentiment
bien opposé, je voudrais que ce qui s'appelle le monde fût aujourd'hui rempli
de scrupules. Oui, plût au ciel que tant d'âmes libertines fussent converties
en scrupuleuses! Dieu y trouverait sa gloire, et elles y trouveraient leur
sûreté. Ce serait en elles une faiblesse, mais dont il serait bien plus aisé de
les guérir, que de la malheureuse présomption qui les rend si hardies à
transgresser la loi. Il ne s'agit ici que de petites choses, j'en conviens;
mais parce que nous sommes superbes, c'est une première raison pour être en
garde, jusque dans ces petites choses, contre nous-mêmes. A quoi j'ajoute que
nous sommes aveugles et peu éclairés : seconde raison, qui va faire le sujet de
la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Pour peu que nous prenions soin
de nous étudier nous-mêmes, nous reconnaîtrons bientôt que l'ignorance et
l'aveuglement sont les apanage du péché: l'expérience ne nous l'apprend que
trop. Mais puisque nous marchons dans les ténèbres, conclut admirablement saint
Augustin, il faut donc que nous mesurions tous nos pas, et que notre
circonspection supplée au défaut de nos lumières. Or, elle n'y peut suppléer
qu'en nous faisant observer
inviolablement
393
cette maxime, d'être exacts et
religieux jusque dans les plus petites choses. Voilà, dit ce grand docteur, le
correctif nécessaire de notre ignorance, en ce qui regarde la conduite du salut.
Je considère, ajoute-t-il, ces ténèbres de l'esprit humain en deux manières
bien différentes : en tant que ce sont les peines du péché, et qu'elles ont
rapport à la justice de Dieu, et en tant qu'elles nous sont volontaires, et
qu'elles viennent de la malignité de notre cœur. Comme peines du péché, je les
déplore : comme effet de notre volonté, je les déteste : mais dans l'une et
dans l'autre vue, elles me causent de saintes frayeurs; et, après avoir bien
examiné, je ne trouve point d'autre voie pour en éviter les suites funestes,
que d'être fidèle à Dieu dans les plus légères obligations, et dans
l'accomplissement des moindres devoirs. Sans cela, il est impossible que je ne
m'égare, et que je ne tombe dans des abîmes d'où peut-être je ne me retirerai
jamais.
Ce sentiment n'est-il pas bien
raisonnable, et n'est-ce pas celui que nous devons prendre? Rien, mes chers
auditeurs, où les hommes soient plus sujets à se tromper et plus exposés à
l'erreur, qu'en ce qui regarde la conscience et la religion. Ecoutez la raison
qu'en apporte saint Grégoire, pape ; elle est remarquable et digne de lui :
c'est dans ses morales sur Job. Un objet, dit ce grand pape, pour être vu
clairement et distinctement, doit être, à l'égard de l'œil qui le voit, dans
une juste distance; c'est-à-dire qu'il n'en doit être ni trop proche, ni trop
éloigné : car dans une trop grande proximité il empêche son action, et dans un
trop grand éloignement il épuise sa vertu : en sorte que l'œil, tout
clairvoyant qu'il est, ne peut apercevoir les choses les plus visibles, quand
elles sont par rapport à lui dans l'une ou dans l'autre. de
ces situations. Il en est de môme de notre esprit et de ses connaissances : et
voilà, dit le même saint, ce qui nous rend aveugles dans les devoirs de la
conscience et delà religion. Car les matières de la religion sont infiniment
élevées au-dessus de nous, et c'est pour cela que nous les perdons de vue,
parce qu'elles sont, pour ainsi dire, hors de la sphère et de l'activité de
notre esprit ; et celles de la conscience sont au dedans de nous-mêmes : car
qu'est-ce que la conscience, dit saint Bernard dans le traité qu'il en a fait,
sinon la science de soi-même? Conscientia
quasi sui ipsius scientia.
Comme donc il arrive que l'œil, destiné à voir tout ce qui est hors de lui, ne
se voit point néanmoins lui-même ; ainsi l'esprit de l'homme est-il pénétrant,
subtil, plein, si j'ose employer ce terme, de sagacité pour tout le reste, hors
pour la conscience qui est son œil, et par où il doit se connaître.
Mais que s'ensuit-il de là? Ah!
Chrétiens, vous prévenez déjà ma pensée, et plaise au ciel qu'elle vous serve
de règle dans la pratique ! c'est que l'homme étant aveugle dans ces deux
choses, je dis en ce qui regarde la religion et la conscience, il est
inévitable pour lui de s'y tromper, s'il n'apporte un soin extrême à se
préserver des illusions où son aveuglement le peut conduire : de s'y tromper,
dis-je (ne perdez pas la réflexion qu'ajoute saint Bernard), non pas en
supposant pour grandes les fautes qui sont légères de leur nature, car il est
rare que son erreur le mène là; mais en supposant pour légères celles qui sont
en effet importantes : illusion qui lui est très-ordinaire.
C'est-à-dire qu'il est sujet à traiter de bagatelles, en matière de conscience
et de religion, des choses où la religion néanmoins et la conscience se
trouvent notablement intéressées; à ne compter pour rien ce qui devant Dieu
doit être censé pour beaucoup; à juger pardonnable et véniel ce qui de soi-même
est criminel et mortel; à diminuer par de fausses opinions la rigueur des plus
étroites obligations : car tout cela, ce sont autant d'effets de l'aveuglement
de l'homme. Et parce que cet aveuglement ne le justifie pas; parce que c'est un
aveuglement, ou affecté par malice, ou formé par négligence, ou fomenté par
passion, qu'arrive-t-il encore? ce que nous éprouvons tous les jours : que,
pour connaître mal les petites choses, l'homme est exposé à manquer dans les
plus essentielles ; que, suivant les erreurs dont il se prévient sur ces fautes
prétendues légères, il lui est aisé de commettre de véritables crimes ; et que,
pensant ne faire qu'un pas dont les suites sont peu à craindre, il court risque
de se précipiter et de se perdre, s'il ne s'impose cette loi d'avoir pour Dieu
une fidélité entière, et de ne rien négliger jusqu'aux plus menues pratiques.
Car cette loi bien observée le met à couvert de tout, et fait, pour parler de
la sorte, qu'il peut être aveugle en assurance, puisqu'il est certain que tant
qu'il s'attachera à cette maxime, quand il serait du reste rempli d'erreurs,
quand son esprit serait obscurci des plus épaisses ténèbres, il ne s'égarera
jamais, et que toujours il marchera aussi droit que s'il avait pour se conduire
toutes les lumières d'une souveraine prudence : pourquoi ? parce
que la loi qu'il s'est prescrite lui
394
servira de guide; et voilà le
second principe sur lequel j'ai fondé ma proposition, que dans ce qui touche la
religion et la conscience, il est d'une importance extrême de se resserrer
toujours, plutôt que de se licencier en aucune manière et de se relâcher.
En effet, ne l'avons-nous pas vu,
et ne le voyons-nous pas encore, que le relâchement sur certains points estimés
peu nécessaires, est un des pièges les plus dangereux pour nous surprendre, et
pour nous faire tomber dans les plus grands désordres? En voulez-vous des
exemples par rapport à la religion ? Souvenez-vous, mes chers auditeurs, de ce
qui est rapporté par saint Augustin dans un de ses traités sur saint Jean, et
de la fameuse dispute émue entre un manichéen et un catholique, au sujet d'une
mouche qui par hasard servit d'occasion à la plus célèbre des controverses qui
partageaient alors les esprits. Est-il croyable, disait au catholique le
manichéen, qu'un si petit insecte, et d'ailleurs si importun à l'homme, ait été
créé de Dieu? Non, lui répondit celui-ci avec simplicité, je ne le puis croire.
Prenez garde, dit saint Augustin. Il était catholique de profession
, bien intentionné pour la vraie créance, et fort éloigné de cet esprit
superbe et présomptueux qui conduit au libertinage et à l'impiété : mais il
était ignorant, et il ne concevait pas que la production d'une mouche fût
quelque chose dont son adversaire pût se prévaloir et prendre avantage sur lui.
Que fit le manichéen ? on vous l'a dit cent fois : de
la mouche il lui persuada d'accorder le même pour l'abeille, de l'abeille il le
poussa jusqu'à l'oiseau, de l'oiseau à la brebis, de la brebis à l'éléphant;
enfin il lui fit avouer que Dieu n'était pas le créateur de l'homme. D'où
procéda une si grossière erreur ? de l'aveuglement
d'esprit qui, séduisant le catholique , lui fit négliger et compter pour peu ce
qui néanmoins était un point fondamental.
En faut-il un exemple encore plus
sensible et plus connu? de l'hérésie manichéenne
passons à l'hérésie arienne; et voyez sur quoi roulait en ces premiers temps le
schisme du monde chrétien. Il se réduisait tout à un seul mot, savoir : si le
Verbe devait être appelé consubstantiel, c'est-à-dire de même substance que son
Père, comme le voulaient les défenseurs de la vérité ; ou s'il était seulement
semblable en substance à son Père, comme le soutenaient les partisans d'Arius.
Cette question, remarque saint Hilaire, sans parler des schismatiques,
partageait même entre eux les orthodoxes, les uns prétendant que c'était peu de
chose, et les autres en faisant un article capital. Pourquoi, disaient les
premiers, tant de chaleur et tant de bruit ? Que ce soit consubstantiel qui
l'emporte, ou semblable en substance, une différence si légère doit-elle
troubler le repos de l'Eglise ? Est-il juste qu'un si petit sujet cause une
division si universelle, et que pour une syllabe, pour une lettre dont on ne
convient pas, plus de la moitié du monde soit
retranché delà communion des fidèles? C'est ainsi qu'ils parlaient avec un zèle
aveugle et indiscret ; et parce qu'ils ne connaissaient pas assez ce mystère de
la divinité du Verbe, en négligeant une syllabe dont il s'agissait, ils
ruinaient le fondement de la religion chrétienne. Au lieu que saint Athanase et
les vrais fidèles avec lui, mieux instruits et plus éclairés, voulaient qu'on
sacrifiât tout pour ce seul mot consubstantiel, prêts à mourir
eux-mêmes, et à le maintenir par l'effusion de leur sang; tant ils le jugèrent
nécessaire pour conserver la pureté de la religion catholique. N'est-ce pas
ainsi qu'en mille rencontres, lorsque l'Eglise, usant de son autorité, a voulu
décider et régler des points de foi, ses ennemis, pour éluder des décisions
opposées à leurs sentiments et auxquelles ils refusaient de se soumettre, les traitaient
de questions vaines et inutiles? Je ne dis point combien cette conduite répugne
à l'humilité de la foi et à la prudence évangélique : c'est assez que vous
compreniez par là l'obligation indispensable que nous avons de respecter
jusques aux plus petites choses partout où la religion est mêlée, puisqu'il est
vrai que notre ignorance nous expose à de si funestes égarements.
Que n'ai-je le temps, pour la
perfection de ce discours, d'appliquer, aux mœurs et à la conscience ce que
j'ai dit de la foi et de la religion ? Que ne puis -je produire ici certains
genres de péchés, toujours griefs en quelque sujet que ce soit, dès qu'ils sont
volontaires, mais que l'ignorance nous fait mettre souvent au nombre des petits
péchés ? Combien en pourrais-je compter d'autres dont nous mesurons la grièveté
ou la légèreté, non suivant ce qu'ils sont en effet dans les conjonctures
présentes, mais selon nos idées et les désirs de notre cœur ? Sénèque disait un
beau mot : Que nous n'estimons grands certains dons de la fortune et certains
établissements du monde, que parce que nous sommes petits : Ideo
magna œstimamus, quia parvi
sumus. Mais ici,
395
au contraire, il y a mille choses
qui ne nous paraissent petites que parce que notre aveuglement est grand. Ce
n'est point une simple réflexion que je fais , c'est
une règle que je vous propose, et une règle nécessaire dans la conduite de la
vie. Oui, Chrétiens, je dis qu'il y a certains genres de péchés où nous nous
trompons toujours quand nous les supposons légers, parce qu'ils ne sont jamais
tels dans l'idée de Dieu. Ainsi cet abominable péché, ce péché honteux que
saint Paul nous défend de nommer, est-il toujours mortel et toujours un sujet
de damnation, dès qu'il est accompagné d'un consentement libre. Opinion
constante, et si autorisée parmi les théologiens, que ce ne serait pas
seulement une témérité de la contredire, mais un scandale. Dans l'impureté, dit
le savant Guillaume de Paris, rien de. léger, rien de
véniel. Cependant qui le sait? qui de vous en est
persuadé? qui de vous a pris soin de s'en instruire ? combien y a-t-il là-dessus d'erreurs répandues dans le monde
? et, par une suite nécessaire, combien de crimes se
commettent tous les jours, dans la fausse et malheureuse prévention que ce ne
sont point des fautes qui attirent la haine de Dieu? J'ajoute qu'il y a
d'autres péchés, tantôt griefs, tantôt légers, mais dont nous ne mesurons la
malice que selon les divers intérêts qui nous gouvernent. Avons-nous fait au
prochain l'injure la plus atroce? ce n'est rien, à
nous en croire : mais nous a-t-il offensés? la moindre
injure que nous en avons reçue est un monstre à nos yeux. Jamais l'agresseur
a-t-il reconnu tout le tort qu'il a, et jamais l'offensé est-il convenu du peu
de tort qu'on lui a fait? L'un l'augmente, et l'autre le diminue
, chacun comme l'amour-propre et sa passion l'inspirent. Jusque dans le
tribunal de la pénitence, où nous prétendons agir avec Dieu de bonne foi,
combien de railleries et de médisances, combien de paroles piquantes que l'on
compte pour des bagatelles, et sur quoi l'on ne daigne pas môme s'expliquer?
Est-ce qu'elles sont toutes en effet de ce caractère, et qu'il n'y en ait
presque aucune qui puisse nous causer de justes remords? Est-ce que nous
voulons mentir au Saint-Esprit, et les dissimuler malgré les remords de la
conscience ? Non, Chrétiens ; mais c'est que nous sommes aveugles, et que notre
aveuglement nous empêche de les apercevoir et d'en être touchés.
Quel remède, mes chers auditeurs,
et quel parti prendre pour se garantir des suites d'un aveuglement si
pernicieux ? Ah ! Seigneur, vous me
l'avez appris : c'est de me contenir dans les bornes d'une exacte et entière
soumission à votre loi ; c'est de ne me permettre quoi que ce soit qui puisse
en quelque sorte blesser votre loi ; c'est de n'affecter jamais une fausse
liberté, qui si souvent, lors même que je l'ignorais, et parce que je
l'ignorais, m'a rendu prévaricateur de
votre loi. Voilà le moyen, ô mon Dieu,
dont vous m'avez pourvu, et que je dois mettre eu œuvre : sans cela ma perte
est inévitable. Car il faudrait, pour me garantir des chutes fatales dont je
suis menacé, ou que mon aveuglement cessât, ou qu'une étude constante et
assidue de mes devoirs suppléât aux lumières qui me manquent. De n'être plus
aveugle, ni exposé aux erreurs de mon esprit, c'est ce que je ne puis espérer :
car étant pécheur, telle est ma triste destinée; et comme il ne dépend pas de
moi d'être exempt de toutes les faiblesses de la concupiscence
, aussi ne puis-je être dans cette vie absolument dégagé des ténèbres de
l'ignorance, puisque c'est une peine de mon péché. De combattre cette ignorance
par des réflexions continuelles sur le nombre et la qualité de mes devoirs, il
est vrai que je le puis : mais le ferai-je toujours? et
quand je le ferais, aurai-je toujours assez de lumières pour y réussir,
c'est-à-dire, pour connaître clairement et distinctement ce qui est d'une
obligation rigoureuse, et ce qui ne l'est pas? et
quand enfin je le connaîtrais, aurai-je toujours assez de force et assez de
résolution pour agir selon mes connaissances? Ah ! Seigneur, il est bien plus
court et bien plus sûr de m'interdire tout péché, de quelque nature qu'il
puisse être. Outre que j'aurai l'avantage d'en être plus agréable à vos yeux ;
outre que je me ferai un mérite de vivre dans un plus parfait attachement à vos
volontés ; outre que ce sera une consolation pour moi de penser que je suis du
nombre de vos fidèles serviteurs, ou que je tâche au moins à vous servir comme
eux (motif à quoi je dois être plus sensible qu'à toutes les récompenses que je
pourrais attendre de vous), je n'aurai plus besoin, quand il s'agira de votre
loi, de l'examiner de si près, ni de chercher tant d'éclaircissements et
d'aller à tant de conseils , qui souvent me flattent au lieu de m'instruire, ou
qui m'embarrassent au lieu de me calmer. Cette exactitude, cette régularité
dans les plus petites choses, me tiendra lieu de tout le reste. Avec cela je
pourrai compter sur vous et sur moi-même : sur vous, parce que vous vous êtes
engagé à combler de vos grâces une âme qui
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vous donne tout sans réserve ; sur
moi-même, parce que j'aurai le plus assuré préservatif contre ma fragilité
naturelle, et contre le penchant de mon cœur.
Heureux, mes Frères, si vous
entrez dans ces sentiments ! Méditez bien cette maxime de saint Bernard, que ce
serait un miracle, si celui qui se permet tout ce qui lui est permis ne se
laissait pas emporter à ce qui lui est défendu. Souvenez-vous de cet oracle du
Saint-Esprit, que quiconque méprise les petites choses tombe peu à peu, et même
sans y prendre garde, dans les grandes. N'oubliez jamais que vous êtes faibles,
et que vous ne pouvez mieux vous précaution lier contre le péché, qu'en évitant
jusqu'à l'ombre même du péché. Enfin, mettez-vous en état d'entendre de la
bouche de Jésus-Christ cette consolante parole : Venez, bon serviteur ; parce
que vous m'avez été fidèle en peu de chose , prenez
possession de mon royaume céleste, et goûtez-y une félicité éternelle.
Puissions-nous tous y parvenir, Chrétiens ! c'est
ce que je vous souhaite, etc.