MERCREDI CAREME II

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SERMON POUR LE MERCREDI DE LA DEUXIÈME SEMAINE.
SUR L'AMBITION.

ANALYSE.

 

Sujet. Jésus leur répondit, et leur dit : Vous ne savez ce que vous demandez. Pouvez-vous boire le calice que je boirai? Ils lui dirent : Nous le pouvons. Alors il leur répliqua : Vous boirez le calice que je dois boire; mais d'être assis à ma droite ou à ma gauche, ce n'est pas à moi de vous l'accorder.

 

Jésus-Christ, dans l'exemple de ces deux disciples dont parle l'Evangile, veut nous faire connaître en quoi consiste le désordre de l'ambition, quels en sont les divers caractères, quels en sont les effets et les suites, et quels en doivent être enfin les remèdes.

Division. Les honneurs du siècle sont, dans l'ordre de la prédestination éternelle, autant de vocations de Dieu ; mais noire ambition les profane, en les recherchant comme des avantages purement temporels : première partie. Les honneurs du siècle sont de vrais assujettissements à servir le prochain; mais notre ambition en abuse, en les recherchant pour exercer un vain empire cl une fière domination : seconde partie. Les honneurs du siècle sont des engagements indispensables à travailler et à souffrir; mais notre ambition les corrompt, en les recherchant dans la vue d'y trouver une vie tranquille et agréable : troisième partie.

Première partie. Les honneurs du siècle sont, dans l'ordre de la prédestination éternelle, autant de vocations de Dieu; mais noire ambition les profane, en les recherchant comme des avantages purement temporels. Il n'y a point d'état dans la vie où l'homme doive entrer sans vocation de Dieu, puisque toute notre prédestination roule presque sur le choix des états que nous embrassons. Or, quoique ce principe soit universel, c'est surtout, selon la maxime de l'Apôtre, aux honneurs du siècle et à ce qui regarde notre agrandissement dans le monde qu'il doit être appliqué : pourquoi? par deux raisons : l'une tirée de l'intérêt de Dieu, et l'autre de l'intérêt de l'homme.

Cependant, par une conduite tout opposée à la règle de saint Paul, comment se pousse-t-on tous les jours aux honneurs du siècle et aux dignités mêmes de l'Eglise sans vocation?

Du moins, si le mérite et la vertu suppléaient en quelque manière au défaut de la vocation et de la grâce ! Mais, à l'exclusion de la vertu et du mérite, quelles voies prend-on pour s'avancer? l'intrigue, la cabale, l'intercession, la faveur, le vice même et l'iniquité.

On poursuit les honneurs, même les plus saints, comme dus à sa naissance.

J'ai rendu, dites-vous, des services considérables, et cette place est une récompense qui me regarde naturellement. Mais n'y a-t-il point pour ces prétendus services, que vous mettez à un si haut prix, d'autre justice à vous rendre que de vous faire mouler à un degré où Dieu no vous vent pas, et où vous n'êtes pas propre ?

Combien de pères, et même de pères chrétiens, ou plutôt oubliant qu'ils sont chrétiens, tiennent le langage de cette mère de l'Evangile : Dic ut sedeant hi duo filii mei. Placez mes deux enfants auprès de vous, et qu'ils aient, l'un à votre droite, l'autre à voire gauche, c'est-à-dire l'un dans l'Eglise, l'autre dans le monde, les plus hauts ministères? L'injustice va encore plus loin, et c'est ce qui faisait tant autrefois gémir Salvien : car si de plusieurs enfants qui composent la même famille, il y en a un plus méprisable, ou qui n'ait pas l'inclination du père et de la mère, c'est celui à qui les honneurs de l'Eglise sont réservés.

Faut-il s'étonner après cela si Dieu s'élève contre nous? Faut-il s'étonner si toutes les conditions sont si avilies?

Deuxième partie. Les honneurs du siècle sont de vrais assujettissements à servir le prochain; mais notre ambition en abuse, en les recherchant pour exercer un vain empire et une fière domination. Il n'y a que Dieu qui soit grand absolument cl pour lui-même. Tout ce qui est grand hors do Dieu et parmi les hommes ne l'est qu'avec dépendance et par rapport au prochain, je veux dire pour le bien et pour l'utilité du prochain.

De là saint Augustin conclut qu'un grand qui, sans se mettre eu peine de ceux qui lui sont soumis, ne veut être grand que pour dominer, mérite d'être réprouvé de Dieu. Le christianisme a bien même encore enchéri sur cela, et l'exemple de Jésus-Christ, qui n'est pas venu pour être servi, mais pour servir, nous impose là-dessus une obligation beaucoup plus étendue.

Cependant ne trouve-t-on pas partout dans le monde de ces maîtres hautains et durs qui ne savent que se faire obéir, que se faire servir, que se faire craindre, sans savoir ni compatir, ni soulager, ni condescendre, ni se faire aimer? On se flatte, parce qu'on est élevé, d'un prétendu zèle de faire sa charge ; et l'on se fait de ses fiertés et de ses hauteurs un devoir.

Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que les plus impérieux, ce sont communément :ceux à qui cet empire qu'ils affectent doit

 

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moins convenir. Sont-ce là les enseignements que nous avons reçus de Jésus-Christ, et est-ce ainsi que les apôtres ont converti le monde?

Troisième partie. Les honneurs du siècle sont des engagements indispensables à travailler et à souffrir ; mais notre ambition les corrompt, en les recherchant dans la vue d'y trouver une vie tranquille et agréable. Ne cherchons point dans le monde, dit saint Augustin, des honneurs purs, c'est-à-dire qui ne soient pas mêlés d'afflictions et de peines. Sans parler de ces accidents, de ces revers de fortune dont nous sommes si souvent spectateurs, supposons un homme dans une prospérité constante et dans la plus grande élévation, et voyons à quoi cette prospérité même et cette élévation l'engagent.

Se faire violence à soi-même, premier engagement des honneurs du siècle.

Souffrir souvent et beaucoup des autres, second engagement des honneurs du siècle.

Mener une vie pleine de soins et de soins affligeants, troisième engagement des honneurs du siècle.

Enfin, avoir toujours son âme entre ses mains, et toujours être en disposition de s'immoler soi-même ou pour la justice ou pour la vérité, quatrième engagement des honneurs du monde.

Or, là-dessus qu'avez-vous à répondre, vous qui, dans les honneurs du siècle, ne prenez que le doux et l'agréable, sans en prendre le pénible et le rigoureux?

 

Respondens autem Jesus, dixit : Nescitis quid petatis. Potestis bibere calicem quem ego bibiturus sum? Dicunt ei : Possumus. Ait illis : Calicem quidem meum bibetis : sedere autem ad dexteram meam vel sinistram non est meum dare vobis.

 

Jésus leur répondit, et leur dit : Vous ne savez ce que vous demandez. Pouvez-vous boire le calice que je boirai? Ils lui dirent : Nous le pouvons. Alors il leur répliqua : Vous boirez le calice que je dois boire : mais d'être assis à ma droite ou à ma gauche, ce n'est pu à moi de vous l'accorder. (Saint Matthieu, chap. XX, 23.)

 

Sire,

 

Ce n'est pas sans une providence particulière que Jésus-Christ,  qui venait enseigner aux hommes l'humilité, choisit des disciples dont les sentiments furent d'abord si opposés à cette vertu, et qui, dans la bassesse de leur condition, avant que le Saint-Esprit les eût purifiés, ne laissaient pas d'être superbes, ambitieux et jaloux des honneurs du monde. Il roulait dans les désordres de leur ambition, nous découvrir les nôtres; et dans les leçons toutes divines qu'il leur faisait sur un point si essentiel, nous donner des règles pour former nos mœurs, et pour nous réduire à la pratique de celle sainte et bienheureuse humilité, sans laquelle il n'y a point de piété solide, ni même île vrai christianisme. C'est le sujet de notre évangile : Deux disciples se présentent devant le Sauveur du monde,  et le prient de leur accorder les deux premières places de  son royaume. Comme ils ne le connaissaient pas encore, ce royaume spirituel, et qu'ils ne l'envisageaient que comme un royaume temporel, il est évident que l'ambition seule, et le désir de s'élever au-dessus des autres, les porta à lui taire cette demande. Mais vous savez, Chrétiens, comment ils furent reçus; et de ce qui se passa dans une occasion si remarquable, nous pouvons aisément reconnaître en quoi consiste le désordre de l'ambition, quels en sont les divers caractères, quels en sont les effets et les suites, il quels en doivent être enfin les remèdes. Matière d'autant plus importante et plus nécessaire, que l'ambition est surtout le vice de la cour. Car, quoiqu'il n'y ait point d'état à couvert de cette passion, et que sa sphère, pour ainsi parler, soit aussi étendue que le monde, on peut dire néanmoins, et il est vrai, que c'est particulièrement dans les palais des rois que se trouvent les ambitieux : Ecce in domibus regum sunt  (1) ; que c'est là qu'ils forment de plus grands projets ; là qu'ils font jouer plus de ressorts, et là même aussi qu'il est beaucoup plus difficile de les détromper et de les guérir. Il y a des vices, dit saint Chrysostome, que l'on combat sans peine et qui se détruisent d'eux-mêmes, parce que le monde, tout aveugle et tout corrompu qu'il est, a toutefois encore assez de lumière pour en voir la honte, et assez de raison pour les condamner. Mais à la cour, bien loin de se faire un crime de l'ambition, on s'en fait une vertu ; ou si elle y passe pour un vice, du reste on la regarde comme le vice des grandes âmes, et l'on aime mieux les vices des grandes âmes, que les vertus des simples et des petits. J'ai donc aujourd'hui spécialement besoin des grâces du ciel. Demandons-les par l'intercession delà plus humble des vierges. Ave, Maria.

 

Il n'appartient qu'à Dieu de nous donner les véritables idées des choses; et dans le sujet que je traite; renonçant à mes propres pensées, je dois m'en tenir uniquement aux instructions de notre divin Maître, puisqu'en trois paroles de l'Evangile il me fournit lui-même le dessein le plus naturel, le plus juste et le plus complet. Comprenez-le bien, s'il vous plaît.

Ces deux frères, enfants de Zébédée, demandent au Sauveur du monde les deux premières places de son royaume , et le Sauveur du monde, au lieu de leur répondre précisément, et de s'expliquer sur leur proposition, leur en fait trois autres bien différentes. Car premièrement, il leur déclare que ce n'est point lui, mais son Père qui doit nous élever à ces places et à ces rangs d'honneur dont ils paraissent

 

1 Matth., XI, 8.

 

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si jaloux : Sedere autem ad dexteram meam vel sinistram, non est meum dare vobis, sed quibus paratum est a Patre meo (1). Secondement, il leur fait entendre qu'ils ne doivent point chercher, comme les nations infidèles, à dominer ; mais que celui d'entre eux qui veut être grand doit établir pour principe de se regarder comme le serviteur des autres, et croire que la préséance où il aspire, ne sera pour lui qu'un fonds de dépendance et d'assujettissement : Non ita erit inter vos, sed qui voluerit inter vos major fieri, fiat sicut minor; et qui prœcessor est, sicut ministrator (2). Enfin il les interroge à son tour, et il veut savoir d'eux s'ils pourront boire son calice, c'est-à-dire le calice de ses souffrances : Potestis bibere calicem, quem ego bibiturus sum (3)? Trois choses, Chrétiens, parfaitement propres à détruire trois erreurs dont ces deux apôtres étaient prévenus. Car ils supposaient, sans remonter plus haut, que Jésus-Christ, en qualité d'homme, leur pouvait donner ces places honorables qu'ils ambitionnaient, et Jésus-Christ leur fait connaître que nul ne peut légitimement les occuper, hors ceux à qui elles ont été préparées et assignées par son Père céleste. Leur prétention, en obtenant ces deux places, était de se distinguer des autres, et de prendre l'ascendant sur eux; et Jésus-Christ les détrompe en les avertissant que d'être placé au-dessus des autres, n'est qu'une obligation plus étroite de travailler pour les autres et de les servir. Enfin ils se proposaient, dans ce prétendu royaume de Jésus-Christ et dans cette préséance imaginaire, une vie douce et commode; et Jésus-Christ leur apprend combien cette préséance leur doit coûter, et que, pour l'avoir, il faut boire un calice d'amertume, et être baptisé d'un baptême de sang.

Leçons admirables, où il semble que le Fils de Dieu ait voulu ramasser tout ce que la morale chrétienne a de plus fort, pour corriger les désordres de notre ambition. Car prenez garde, mes chers auditeurs : les honneurs du siècle, que notre ambition nous fait rechercher avec tant d'ardeur, peuvent être considérés en trois manières, ou selon trois rapports qui leur conviennent : par rapport à Dieu, qui en est le distributeur; par rapport au prochain, au-dessus de qui ils nous élèvent; et par rapporta nous-mêmes, qui les possédons ou qui nous les procurons. Sous le premier rapport, les honneurs du siècle sont, dans l'ordre de la prédestination éternelle, autant de vocations

 

1 Matth., XX, 23. - 2 Ibid., 26. - 3 Ibid., 22.

 

de Dieu ; et notre ambition les profane en les recherchant comme des avantages purement temporels : ce sera la première partie. Sous le second rapport, les honneurs du siècle sont de vrais assujettissements à servir le prochain; et notre ambition en abuse, en les recherchant pour exercer un vain empire et une fière domination : ce sera la seconde partie. Sous le troisième rapport, les honneurs du siècle sont des engagements indispensables à travailler et à souffrir; et notre ambition les corrompt, en les recherchant dans la vue d'y trouver une vie tranquille et agréable : ce sera la conclusion de ce discours. Armons-nous donc aujourd'hui, contre une passion si dangereuse, des trois maximes du Sauveur du monde; et quand l'ambition nous tente, et qu'elle nous sollicite de nous pousser à certains rangs distingués dans le monde, disons-lui que ce n'est pas elle, mais Dieu qui nous y doit appeler, parce que ces rangs, quoique rangs du monde, sont en effet de la disposition et du ressort de Dieu: Sed quibus paratum est a Patre meo; première vérité. Quand elle nous inspire un orgueil caché, et qu'elle nous flatte d'une secrète complaisance de voir les autres au-dessous de nous, opposons-lui ce grand oracle de la sagesse évangélique, que celui qui se trouve le premier doit être le serviteur et l'esclave : Et qui prœcessor est, sicut ministrator ; seconde vérité. Quand elle nous attire par l'espérance des commodités de la vie, et des douceurs qui semblent accompagner les dignités et les emplois éclatants, confondons-la par le souvenir des devoirs laborieux, et même des croix inséparables de ces emplois et de ces dignités, et demandons-nous à nous-mêmes : Pourrai-je boire ce calice? Potestis bibere calicem ? troisième et dernière vérité. C'est tout le sujet de votre attention.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

Quelque liberté que Dieu ait donnée à l'homme en le laissant, comme parle l'Ecriture, entre les mains de son conseil, c'est une maxime générale, fondée sur tous les principes de la religion, qu'il n'y a point d'état dans la vie où il soit permis à l'homme chrétien d'entrer sans vocation de Dieu; point de condition dont la première et l'essentielle règle ne soit d'y être appelé de Dieu; point de rang, ni d'emploi qui ne devienne dangereux, quand on s'y engage sans avoir consulté Dieu. En cela, dit saint Chrysostome, consiste le droit de souveraineté que Dieu s'est réservé sur la

 

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créature raisonnable et intelligente; et moi je dis, en cela consiste le bienheureux engagement qu'a la créature raisonnable et intelligente à n'user de sa liberté et de ses droits que dépendamment de Dieu, son seigneur et son souverain, puisqu'il n'y a rien qui se trouve si étroitement lié avec le salut que ce que nous appelons vocation.

En effet, mes chers auditeurs, toute notre prédestination roule presque sur ce. point, je veux dire sur le choix des états que nous embrassons. De là dépend presque uniquement le bonheur ou le malheur de notre éternité; et en voici la raison : parce que la prédestination, disent les théologiens, n'est rien autre chose, de la part de Dieu, qu'un certain enchaînement de grâces qui nous sont préparées, et de notre part, qu'une suite d'actions sur quoi est appuyé le jugement décisif que Dieu fait de nous. Or, la plupart des grâces que nous recevons sont des grâces déterminées à notre état; et presque tous les péchés que nous commettons, viennent des tentations et des dangers où nous expose notre état. Combien de réprouvés dans l'enfer auraient vécu sur la terre comme des saints, s'ils avaient suivi la voix de Dieu en embrassant l'état où Dieu les appelait ; et combien de saints dans le ciel auraient été sur la terre des impies et des libertins, s'ils avaient choisi telle condition où Dieu ne les appelait pas?

C'est le raisonnement que tout chrétien doit faire en prenant les choses dans leur source primitive, qui est l'adorable Providence. Or, quoique ce principe soit universel, et qu'il convienne également à tout ce qui peut être dans la vie un sujet de délibération et d'élection, il faut néanmoins reconnaître qu'il doit être surtout appliqué à ce qui regarde les honneurs du siècle et notre agrandissement dans le monde. Je veux dire que pour parvenir sûrement et irréprochablement aux honneurs du siècle, il faut une vocation plus expresse, plus certaine, plus infaillible. Car c'est ainsi que l'Apôtre l'a hautement déclaré en publiant cette loi si solennelle, que l'ambition des hommes a toujours affecté de contredire, mais que la parole de Dieu lui opposera éternellement, savoir, que nul ne doit s'attribuer l'honneur à lui-même, mais qu'il est uniquement pour celui à qui Dieu le destine : Nec quisquam sumit sibi honorent, sed qui vocatur a Deo (1). Règle également fondée, et sur l'intérêt de Dieu, et sur l'intérêt de l'homme. Intérêt

 

1 Hebr., V, 4.

 

de Dieu, puisque c'est à lui que l'honneur appartient, et par conséquent à lui seul qu'il appartient aussi de le donner comme il lui plaît, quand il lui plaît, et à qui il lui plaît. Car s'il est de son droit et de sa grandeur d'ordonner de tout dans le monde, n'est-il pas à plus forte raison de cette même grandeur et de ce même droit, de régler à son gré et selon ses vues ce qu'il y a dans le monde de plus distingué? Intérêt de l'homme, puisqu'on peut dire en général qu'il n'y a rien de plus dangereux pour le salut de l'homme, que l'élévation : mais si toute élévation est dangereuse, combien l'est celle où l'on s'est porté de soi-même, et selon les désirs de son cœur?

Quoi qu'il en soit, Chrétiens, voilà la règle que nous devons suivre; mais est-ce la règle que nous suivons? Ah ! c'est ici que votre attention m'est nécessaire, et je n'aurais qu'à consulter l'expérience, pour vous convaincre de ce que j'ai maintenant à vous reprocher ou à déplorer avec vous. Les honneurs du monde sont, dans les principes de la prédestination éternelle, autant de vocations de Dieu; mais le scandale du christianisme est de les voir aujourd'hui traités comme les choses les plus profanes. Car, au mépris de saint Paul et de sa règle, on y entre sans vocation ; on les obtient par brigue et par artifice ; de quelque nature qu'ils soient, on les regarde comme dus à sa naissance ; on les poursuit comme des récompenses de ses services ; on en fait des établissements de famille et de maison; on les mesure par le plus ou le moins d'intérêt, le plus ou le moins de profit qui en revient, On en fait des commerces sordides et honteux. Et tout cela sans remords, sans inquiétude, parce qu'on s'autorise d'une prescription imaginaire et d'un faux usage ; comme si le dérèglement de notre conduite pouvait jamais devenir un titre contre les droits de Dieu. Sur quoi gémirons-nous , si ce n'est pas sur de semblables abus?

Venons au détail; et quelque confusion qu'il nous en coûte, ne craignons point de découvrir nos plaies, dans la nécessité pressante et extrême où nous sommes de les guérir. On se pousse aux honneurs du siècle sans vocation ; et je n'en suis pas surpris, puisque l'erreur va jusqu'à supposer qu'il ne faut point pour ces sortes d'états de vocation. Il faut une grâce de vocation pour embrasser une vie humble dans le cloître; on en convient : mais pour s'élever aux premiers rangs, mais pour être assis sur les tribunaux, mais pour se charger des affaires

 

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publiques, mais pour exercer des emplois où l'on a entre les mains les intérêts de toute une ville, de toute une province, de tout un royaume; mais pour occuper des places qui demanderaient, s'il était possible, la sainteté des anges, l'ambition d'un homme et sa cupidité suffit; c'est à lui-même d'être l'auteur de sa destinée, et il n'a qu'à s'en rapporter à son propre témoignage, ou plutôt à sa présomption. Le Fils de Dieu a beau dire dans notre évangile, que ces places ne sont que pour ceux à qui son Père les a destinées : Sed quibus parutio a est a Patre meo (1) ; cette destination du Père céleste est un mystère inconnu à l'ambitieux. En vain saint Chrysostome lui remontre-t-il que ces emplois ont des engagements nécessaires avec la conscience, et par conséquent qu'ils doivent être, si j'ose ainsi parler, du domaine de la grâce ; ce domaine de la grâce, qui l'incommode et qui bornerait ses projets, lui paraît chimérique. En vain saint Bernard lui l'ait-il entendre que plus ces honneurs sont relevés et distingués, plus ils demandent une vocation qui les sanctifie; l'habitude qu'il s'est faite de n'y procéder que par les vues d'une prudence charnelle, le rend insensible à tout. Pour les dignités mêmes de l'Eglise, quel égard a-t-on aujourd'hui à la vocation divine ? Y engager des enfants encore incapables d'être appelés, les y faire entrer avant qu'ils soient en état de les connaître ; et quand cette connaissance leur est enfin venue, les forcer, au hasard de leur damnation, à s'en tenir là, est-ce agir dans la pensée que ces dignités ecclésiastiques sont d'un ordre spirituel, et qu'il n'appartient qu'à Dieu même d'en disposer?

Ce n'est rien encore. Car, si le mérite et la vertu suppléaient en quelque manière au défaut de la vocation et de la grâce ; quoiqu'il y eût toujours, selon saint Grégoire, pape, de l'indécence à s'attirer par ces voies-là mêmes les honneurs du siècle, encore pourrait-on dire qu'ils ne seraient pas absolument profanés. Mais quant à l'exclusion du mérite on voit, comme il n'arrive que trop, remuer tous les ressorts de l'intrigue, de la cabale, de l'intercession, de la faveur; quand le crédit et l'amitié s'en mêlent, et qu'ils y ont la meilleure part; quand on y emploie la ruse et la fraude, qu'on y joint l'importunité, et qu'à l'exemple de la mère des deux disciples, on joue toute sorte de personnages, de suppliant, de négociant, d'offrant, d'adorateur et de client : Adorens et petens (2); quand on ne se cache pas

 

1 Matth., XX, 23.— 2 Ibid.,20.

 

même d'user de tels moyens, mais qu'on s'en déclare, qu'on s'explique ouvertement de ses prétentions, qu'on se fait une politique d'en venir à bout, et qu'après n'y avoir épargné ni souplesse ni bassesse, on se glorifie encore du succès, comme d'un trait d'habileté : le dirai-je? quand on s'introduit aux honneurs parla porte de l'infamie, et que, pour s'en ouvrir le chemin on corrompt celui-ci par promesses, celle-là par présents, cet autre par menaces; enfin quand, pour y réussir plus sûrement, on s'appuie du vice même et de l'iniquité dont on recherche la protection : quand tout cela, dis-je, à force d'être commun, passe même pour innocent, pour légitime, pour honnête; que peut-on conclure, sinon que toutes les idées de l'honneur, j'entends celles que Dieu nous avait imprimées, s'effacent tous les jours de nos esprits , puisque nous n'envisageons plus ces honneurs du monde comme des rangs marqués par la Providence, mais comme des objets de nos passions, ou comme des dons de la fortune, exposés aux entreprises des plus hardis ?

Ecoutez-moi toujours, Chrétiens, et ne perdez rien d'une morale si étendue. On poursuit les honneurs même les plus saints, comme dus à sa naissance, autre prévarication ; et sans nul fondement que celui-là, on se croit bien établi, et même en droit de prétendre à tout. C'est assez d'avoir de la qualité, pour aspirer à ce qu'il y a de plus éminent dans le sacerdoce. C'est assez d'être né d'un père opulent, pour se pousser aux plus grandes charges. C'est assez, selon le langage ordinaire, qu'un tel soit fils d'un tel, pour que le fils ait l'assurance de vouloir être tout ce qu'a été le père. Avec cela, quelle que soit son indignité et son incapacité personnelle, il n'y aura rien qu'il n'entreprenne : il jugera, il commandera, il gouvernera, il décidera du sort et de la vie des hommes; il sera, comme dit l'Evangile, sur le chandelier, lorsqu'il devrait être caché sous le boisseau. Moïse, remarque Philon le Juif, se voyant sur le point de mourir, n'osa jamais nommer un de ses proches, pour lui succéder dans l'honorable commission qu'il avait reçue de conduire le peuple : pourquoi? parce qu'il ne crut pas, ajoute le même auteur, qu'un choix de cette conséquence lui appartînt, ni qu'il lui lut permis d'appeler les siens à un ministère où lui-même n'était parvenu que par une vocation expresse de Dieu : Aut quia non putavit rem tantam ad suum pertinere judicium, aut quia ipse non potuerat nisi Deo vocante principatum

 

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suscipere. Ainsi raisonna ce saint législateur ; mais l'ambitieux bien plus éclairé, ou bien moins scrupuleux que Moïse, se destine sans hésiter pour successeur à qui il lui plaît, et fait valoir aussi bien que les enfants de Zébédée, la proximité du sang, pour venir à bout de tous les desseins que lui suggère son ambition. II n'est pas jusqu'aux dignités les plus sacrées, dont certains esprits du monde, esprits intéressés et avares, ne continuent à dire aujourd'hui, mais avec bien plus de scandale, ce que disaient déjà, du temps de David, les premiers du peuple d'Israël : Allons, possédons le sanctuaire de Dieu comme notre héritage : Omnes principes eorum, qui dixerunt : Hœreditate possideamus sanctuarium Dei (1). C'est un bénéfice qui depuis tant d'années est dans notre maison, et qu'il y faut conserver. Mais moi je réponds avec le même prophète : Deus meus, pone illos ut rotam, et sicut stipulam ante faciem venti (2) ; Faites-les, mon Dieu, tourner comme une roue, et dissipez-les comme le vent dissipe la paille : c'est-à-dire humiliez-les, détruisez-les, anéantissez-les ; et puisque dans ce qui concerne même votre culte, ils ont si peu d'égard à vous, n'ayez que des malédictions pour eux. Et en effet, rien de plus fatal, ni de plus sujet à des suites malheureuses, que ces possessions héréditaires du sanctuaire de Dieu.

Mais j'ai rendu, dites-vous, des services considérables ; et cette place qui vient de vaquer, et que je poursuis, estime récompense qui me regarde naturellement? Eh bien, reprend saint Bernard, que concluez-vous de ces services tant vantés par vous-même? Pour avoir rendu dus services qui n'ont communément ni rapport, ni proportion avec la place que vous ambitionnez, en êtes-vous plus capable de la remplir? Cette place est-elle faite pour reconnaître des services, tels que ceux dont vous voulez vous prévaloir? Est-il juste, par exemple, que le sacerdoce, et ce qui lui est annexé, soit la récompense d'un service temporel et mondain? y aurait-il simonie plus visible et plus condamnable que celle-là? Faut-il, parce que vous avez servi, qu'un pouvoir de mal faire et de vous perdre vous soit mis en main ? Ayez servi avec tout le zèle, avec toute la fidélité qu'on pouvait attendre de vous ; cette fidélité doit-elle être récompensée dans votre personne (souffrez que je m'exprime ainsi) par la prostitution de l'autorité? N'y a-t-il point, pour ces prétendus services que vous mettez à un si

 

1 Psalm., LXXXII, -13. — 2 Ibid., 14.

 

haut prix, d'autre justice à vous rendre, que de vous faire monter à un degré où Dieu ne vous veut pas ?

Cependant, mes chers auditeurs, tel est l'aveuglement de notre sapidité : contre toutes les vues de Dieu, des honneurs où l'on doit être appelé par la vocation du ciel, on se fait, par une indigne profanation, des établissements pour la terre. Combien de pères et même de pères chrétiens, ou plutôt oubliant qu'ils sont chrétiens, tiennent le langage de cette mère de notre évangile : Die ut sedeant hi duo filii mei (1); Placez mes deux enfants auprès de vous, et qu'ils aient, l'un à votre droite, l'autre à votre gauche, les plus hauts ministères de votre royaume ! S'il y en a quelques-uns assez retenus pour ne s'en pas déclarer si grossièrement, où sont ceux qui dans le cœur ne se le disent pas à eux-mêmes? Car c'est là un des articles sur quoi je soutiens que la morale de Jésus-Christ, dont nous nous glorifions tant quelquefois, ne nous a point encore réformés. Tant de dévotion, tant de régularité qu'on le voudra sur tout autre point ; on y consent, on s'en pique ; mais on veut voir sa famille honorablement établie, je dis honorablement selon les maximes du monde. On veut voir ses enfants pourvus et pourvus avantageusement, selon les idées du monde : c'est-à-dire les uns dans l'Eglise avec tout le faste du monde ; les autres dans le monde avec tout le luxe du paganisme ; les uns riches des dépouilles des peuples, les autres du patrimoine de l'autel ; les uns sur le pinacle du temple, où souvent la tête leur tourne ; les autres dans les magistratures, où le poids de leurs obligations les accable : et parce que la corruption des moeurs suit presque infailliblement de là, les uns et les autres déréglés et scandaleux dans leur état : Dic ut sedeant hi duo filii mei. Malédiction qui, par un juste, mais terrible jugement de Dieu, semble être de nos jours attachée à toutes les familles des grands. Vous diriez même que cet abus ait désormais passé en loi, et que Dieu, avec toute la supériorité de sa sagesse et de sa grâce, soit obligé de s'y assujettir. Il suffit que ce jeune homme soit le cadet de sa maison, pour ne pas douter qu'il ne soit dès là appelé aux fonctions redoutables de pasteur des âmes. Si les choses changeaient de face, sa vocation changerait de même. Tandis qu'il aura un aîné, elle subsistera : et cela, dit-on, parce que, pour l'intérêt de la famille, il faut que l'un des deux s'avance parla. Disons

 

1 Matth., XX, 21.

 

322

 

mieux et plus simplement ; et cela, parce que la fin qu'on se propose et que se proposent même bien des pères dévots, est de faire des familles puissantes, et non de faire des familles chrétiennes.

Je ne parle point d'un autre désordre qui se trouve joint à celui-ci, et qui faisait autrefois gémir Salvien, ce saint prêtre de Marseille ; savoir, que dans ce département de conditions, fait par des parents aveugles et prévenus de l'esprit du monde, si de plusieurs enfants qui composent la même famille, il y en a un plus méprisable, c'est toujours celui à qui les honneurs de l'Eglise sont réservés. S'il est disgracié, mal fait, ou s'il n'a pas l'inclination du père et de la mère, dès là il en faut faire un bénéficier. 0 impiété ! s'écriait ce grand homme, comme si de n'être pas propre à tout le reste, c'était une vocation pour la maison de Dieu, et que les autels dussent être pourvus des rebuts du monde. At vero nunc nulli Deo magis voventur, quant quos parentum pietas minus respicit; et qui indigni censentur hœreditate, digni judicantur consecratione. Pouvait-il s'énoncer en des termes plus forts, et plus propres pour nous? Mais maintenant, dit-il, on ne donne point d'enfants plus volontiers à Dieu , que ceux qui ont moins de part à la bienveillance paternelle ; et quand on les juge indignes de soutenir l'honneur de leur naissance, on les estime capables d'être les ministres de Jésus-Christ et les dispensateurs de ses mystères.

Faut-il s'étonner après cela, Chrétiens, si Dieu, juste vengeur de sa providence et de ses droits, s'élève contre nous? De quel œil peut-il voir une telle profanation? Serait-il ce qu'il est, c'est-à-dire serait-il un Dieu sage, un Dieu saint, un Dieu parfait, s'il souffrait tranquillement de pareils abus? Mais surtout faut-il s'étonner si toutes les conditions du monde sont si avilies, si elles se trouvent remplies de tant d'indignes sujets, si l'on voit tant d'ecclésiastiques scandaleux, tant de juges corrompus, tant de grands sans conscience et même sans religion ? Ne serait-ce pas une espèce de miracle, si cela n'était pas ainsi? comment voulez-vous que des gens qui n'ont ni grâce, ni vocation pour un état, y soient fidèles à leurs devoirs, et qu'ils ne s'y perdent pas? que la même cupidité, la même ambition qui les y a fait entrer, ne les porte pas à mille autres désordres? Ah ! Seigneur, je prêche une morale toute raisonnable, toute solide, toute chrétienne : mais où est-ce que je la prêche? au milieu de la cour, et devant des auditeurs appliqués à m'écouter, mais peu disposés à me croire. Ce sont des mondains ; et qui, parmi ces mondains, comprendra ce langage, ou le voudra comprendre? Domine, quis credidit auditui nostro (1) ? Mais au moins, Seigneur, si le monde n'est pas touché de ces maximes, s'il ne les reçoit pas, elles lui auront été annoncées, il en aura été instruit, il ne se prévaudra pas contre votre loi de son ignorance ; et les ministres, par leur silence, ne laisseront pas l'ambition prescrire contre votre Evangile. Car ce que je dis, je le redirai toujours, et toujours je rendrai contre le monde ce témoignage à la vérité, que les honneurs du siècle doivent être de votre part autant de vocations ; et que ce sont encore par rapport au prochain de vrais assujettissements et des engagements à le servir, comme nous Talions voir dans la seconde partie.

 

DEUXIÈME  PARTIE.

 

Il n'y a que Dieu, Chrétiens, qui soit grand absolument et par lui-même. Tout ce qui est grand hors de Dieu et parmi les hommes, ne l'est qu'avec dépendance et que par rapport au prochain, je veux dire, pour le bien et pour l'utilité du prochain : et il n'est rien dans le monde de plus odieux ni de plus injuste qu'une fortune qui devient fière à mesure qu'elle s'élève, et qui se prévaut de ce qu'elle est, puisque ce qu'elle est, bien loin de lui inspirer un esprit de hauteur et d'orgueil, doit être pour elle-même un fonds de modestie, de condescendance, de charité et d'humilité. En effet, dit excellemment saint Ambroise, dominer pour dominer, c'est le privilège de l'être de Dieu. Mais le propre de la créature est de dominer pour servir; et autant de fois qu'il arrive à l'homme de séparer ces deux choses, en s'attribuant ce qu'il n'a pas, il détruit même ce qu'il a : pourquoi ? parce que la domination de l'homme, prise dans les desseins de Dieu, n'étant qu'un véritable ministère, du moment qu'il en ôte l'esprit de zèle et de charité pour le prochain, il en ôte la partie la plus essentielle, et par conséquent il l'anéantit.

De savoir si ce point de morale a été connu dans le paganisme, ou si c'est une obligation nouvelle que l'Evangile nous ait imposée, c'est ce que je n'entreprends point d'examiner. Cependant il semble que ce soit une différence que l'évangile de ce jour mette entre les païens et nous. Car les grands parmi les païens, dit le Fils de Dieu , traitent les petits avec empire,

 

1 Isai., LIII, 1.

 

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au lieu que parmi vous les petits doivent être traités des grands avec amour, et même, selon les règles de la foi, avec un sentiment de respect. Scitis quia principes gentium dominantur eorum (1). Ainsi parlait ce divin Maître : mais saint Jérôme remarque fort bien que le Sauveur du monde, en parlant ainsi, supposait l'usage des nations infidèles comme un désordre, et non pas comme une légitime possession ; et qu'en nous apprenant à bâtir sur un fondement tout contraire , c'est-à-dire à nous faire un engagement de charité, de ce qui nous élève au-dessus des autres, et particulièrement de ce qui nous met en pouvoir de leur commander, il ne nous a point donné d'autre loi que celle même qui nous était déjà prescrite à tous par la raison, mais que les ténèbres du péché avaient obscurcie, et qui avait besoin des lumières de sa sainte doctrine, pour être mise dans un plein jour.

Non, mes chers auditeurs , il n'est point nécessaire de recourir à l'Evangile pour être convaincu de cette vérité. Le prince des philosophes n'avait aucun principe du christianisme, et il le comprenait néanmoins, quand il disait que les rois, dans ce haut degré d'élévation qui nous les fait regarder comme les divinités de la terre, ne sont après tout que des hommes faits pour les autres hommes, et que ce n'est pas pour eux-mêmes qu'ils sont rois, mais pour les peuples. Or, si cela est vrai de la royauté, nul de vous ne m'accusera de porter à son égard trop loin la chose, si j'avance qu'on ne peut rien être dans le monde , ni s'élever, quoique par des voies droites et légitimes , aux honneurs du monde, que dans la vue de s'employer, de s'intéresser, de se consacrer et même de se dévouer au bien de ceux que la Providence fait dépendre de nous : qu'un homme, par exemple, revêtu d'une dignité, n'est qu'un sujet destiné de Dieu et choisi pour le service d'un certain nombre de personnes, à qui il doit ses soins; qu'un particulier qui prend une charge, dès là n'est plus à soi, mais au public ; qu'un supérieur, qu'un maître n'a l'autorité en main, que parce qu'il doit être utile à toute une maison, et que sans autorité il ne le peut être. Prœes, disait saint Bernard écrivant à un grand du monde, et lui mettant devant les yeux l'idée qu'il devait avoir de sa condition : prœes, non ut de subditis crescas, sed ut ipsi de te. Vous êtes en place de commander, et il est juste qu'on vous obéisse ; mais souvenez-vous que cette obéissance ne vous est due qu'à titre

 

1 Matth., XX, 25.

 

onéreux, et que vous êtes prévaricateur, si vous ne la faites servir tout entière au profit de ceux qui vous la doivent.

De là je conclus que s'il se trouve un chrétien (or combien ne s'en trouve-t-il pas?) qui, par le rang que lui donne, ou sa fortune, ou sa naissance, ayant sous soi des vassaux et des sujets, ne les considère que pour soi-même, que pour ses intérêts propres, que pour s'en glorifier et s'en faire honneur, et qui du reste les néglige, sans se mettre en peine de pourvoir à leurs avantages, et de leur procurer les biens solides qu'ils ont droit d'attendre de lui, dès lors, sans autre crime, il mérite d'être réprouvé de Dieu : pourquoi? parce qu'il renverse cet ordre de Dieu, qui n'a fait les grands que pour les petits, et les puissants, les forts que pour les faibles. Ainsi l'a décidé saint Augustin, raisonnant sur les principes généraux de la Providence.

Je sais que le christianisme a bien encore enchéri sur cela, et que l'exemple du Fils de l'Homme , qui n'est pas venu pour être servi, mais pour servir les autres, a rendu ce devoir beaucoup plus indispensable. Car ne serait-il pas honteux, dit saint Chrysostome, que dans une religion où nous reconnaissons Jésus-Christ pour maître, et pour maître souverain, il y eût des hommes qui voulussent exercer un empire plus absolu que lui? Pensée touchante pour un chrétien ! N'est-il pas juste que le Verbe de Dieu ayant pris la qualité de serviteur, que l'ayant ennoblie, l'ayant comme divinisée dans sa personne, elle soit honorée parmi nous? et n'est-ce pas, ajoute saint Chrysostome, à quoi Dieu sagement a pourvu, lorsqu'il lui a même assujetti la qualité de maître, et que, pour rendre hommage aux humiliations de son Fils, il nous ordonne , à quelque degré de supériorité que nous ayons été élevés, de nous y regarder, et surtout de nous y comporter comme des serviteurs et des ministres; en sorte qu'on puisse nous appliquer cette parole de l'Apôtre : Omnes sunt quasi administratorii spiritus (1) ? Tout cela est vrai, Chrétiens ; mais ma douleur est que la foi nous donnant sur ce point des vues si hautes et si parfaites, à peine dans la pratique l'on s'en tienne aux Simples vues de la raison. Si je vous disais que cet assujettissement et ce devoir va, selon l'esprit de l'Evangile, jusqu'à répondre du prochain et de son salut, c'est-à-dire que tout homme revêtu de l'autorité, suivant la mesure de cette autorité même, est garant de la conduite du prochain,

 

1 Hebr., I, 14.

 

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est chargé devant Dieu des désordres et des crimes du prochain , est responsable de la perte et de la damnation du prochain, et cela toujours sur le modèle de Jésus-Christ, qui n'a été le Maître des maîtres que pour travailler à la rédemption et à la sanctification de plusieurs : Non ministrari, sed ministrare, et animam suam dare in redemptionem pro multis (1) ; en vous parlant de la sorte, je vous ferais trembler. Mais quoi qu'il en soit de cette importante obligation, qui seule demanderait un discours entier, voilà, grands du monde, reprend saint Bernard, voilà le plan que vous devez suivre, et la forme de vie que vous trace votre religion : Forma evangelica hœc est, dominatio vobis interdicitur, indicitur ministratio. En qualité de Chrétiens, plus vous êtes grands , plus vous devez être charitables et bienfaisants : toute domination vous est interdite , et votre fonction est de servir. Voilà l'abrégé de cette morale évangélique qui doit sanctifier votre état.

De là vient que saint Augustin, sans se laisser éblouir de sa prélature, trouvait dans sa dignité même sa confusion, et dans sa grandeur de quoi s'humilier et s'instruire : Quod enim christiani sumus, propter nos est ; quod prœpositi, propter vos. Car c'est pour vous, mes Frères , disait-il aux fidèles qu'il conduisait, c'est pour vous que Dieu m'a fait évêque dans son Eglise , comme c'est pour moi-même qu'il m'a fait chrétien ; et si je pensais à me glorifier de mon sacerdoce, ce serait assez pour attirer sur moi les vengeances divines. Or, par là, concluait admirablement ce saint docteur, Dieu a trouvé le secret de tempérer l'inégalité des conditions de la vie, d'ôter aux petits tout sujet de se plaindre dans leur abaissement, et aux grands tout droit de s'enfler dans leur élévation. Je suis quelque chose dans le monde; mais l'avantage que j'ai d'être quelque chose dans le monde n'est qu'un engagement à n'y être rien pour moi-même , afin d'y être tout pour les autres : car s'il y a des services qu'ils me doivent, il y en a aussi que je leur dois. Si d'une manière ils me sont sujets, je leur suis sujet de l'autre ; et je ne leur rends pas justice, si je ne m'emploie pas encore plus pour eux qu'ils ne doivent s'employer pour moi.

L'entendez-vous, mes chers auditeurs ; et puis-je espérer que, dans la corruption du siècle, vous goûtiez une maxime si chrétienne et si sainte? Il s'agit de savoir si vous la faites entrer dans la conduite de votre vie, et si vos

 

1 Matth., XX, 28.

 

sentiments sont conformes là-dessus et aux exemples et aux instructions de votre Dieu. Car enfin Jésus-Christ l'a dit, que ce serait la marque qui nous distinguerait des païens; et c'était à vous-mêmes et de vous-mêmes qu'il parlait, en défendant à ses apôtres d'être de ces hommes vains et superbes qui cherchent à dominer : Non ita erit inter vos. Voyons dune si parmi ceux qui se poussent aux honneurs du monde, on ne trouve point de ces âmes païennes qui abusent de leur condition, et qui, joignant l'orgueil à l'autorité, la rendent paiement impérieuse et insupportable. Voyons si dans le christianisme , malgré l'exemple d'un Dieu humilié et anéanti, on ne trouve pas encore tous les jours de ces maîtres hautains et durs, qui ne savent que se faire obéir, que se faire servir, que se faire craindre, sans savoir ni compatir, ni soulager, ni condescendre, ni se faire aimer ; qui, usant de toute la force et souvent même de toute l'aigreur du commandement, n'y mêlent jamais, selon le précepte de l'Apôtre, l'onction et la douceur de la charité. L'esprit de domination, que je combats, ne manquera pas de prétextes pour se justifier ; mais la parole que je prêche aura encore plus d'efficace pour le confondre. Appliquez-vous.

On se flatte, parce qu'on est élevé, d'un prétendu zèle de faire sa charge, de soutenir ses droits, de garder son rang : on va plus loin, et quelquefois même on se fait de ses fiertés et de ses hauteurs un devoir, tant l'amour-propre est ingénieux à nous déguiser les vices les plus grossiers sous l'apparence des plus pures vertus. Mais , répond saint Bernard, si c'est un zèle de faire sa charge, et un vrai zèle, pourquoi ce zèle ne s'allume-t-il qu'en certaines rencontres et lorsqu'il est question d'abaisser les autres et de prendre l'ascendant sur eux? pourquoi, dans tout le reste, devient-il si paresseux et si lent? pourquoi le voit-on languir et s'éteindre, du moment que l'ambition est satisfaite? Car quelque subtils que nous soyons à nous tromper nous-mêmes, voici, Chrétiens, le sujet de notre honte, et il faut que nous en convenions. Ne s'agit-il que d'une fonction pénible, laborieuse, de pure charité et de nul éclat, ce zèle de faire sa charge et de maintenir son rang nous inquiète peu ; mais qu'il y ait une préséance à disputer, une soumission à exiger, une loi à imposer, c'est là qu'il se réveille, et qu'il se réveille tout entier. Il était assoupi, et sur toute autre chose il le serait encore ; mais il n'y a que ce point d'honneur qui le pique et qui le ranime.

 

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Or, est-ce là seulement ce qui doit piquer et animer un zèle chrétien? De plus, poursuit saint Bernard, est-ce faire sa charge, que d'en rendre le joug fâcheux, pesant et presque insoutenable à ceux qui le doivent porter? est-ce faire sa charge, que d'irriter les esprits, au lieu de les gagner ; que de révolter les cœurs, au lieu de les soumettre ; que d'accabler les uns de chagrins, de jeter les autres dans le désespoir, d'insulter à ceux-ci, de rebuter et de désoler ceux-là, d'exciter mille murmures, et de renverser toute la subordination, en voulant l'établir et la rendre trop exacte ? Car voilà à quoi aboutit ce zèle dont l'ambition se pare ; à ne rien faire pour vouloir trop faire, et à détruire au lieu d'édifier. On s'entête de certains droits qu'on veut soutenir ; et parce qu'on ne consulte point l'humilité chrétienne, il faut les soutenir ces droits, soit réels, soit prétendus, à quelque prix que ce puisse être. Il faut, quelque plaie qu'en reçoive la charité, et quoi qu'il en doive coûter au prochain, les faire valoir dans toute leur étendue, les poursuivre dans toute leur rigueur, n'en rien céder, n'en rien rabattre, n'entendre à nul accommodement,  à nulle composition : pourquoi ? parce qu'on est possédé de cet esprit d'empire et de domination qui souvent même ,  par le plus déplorable aveuglement, d'une pure jalousie d'autorité, se fait une vertu et une justice.

Jalousie d'autorité : ah ! tentation funeste, à quelles extrémités et à quels excès ne portes-tu pas tous les jours les hommes? combien de scandales as-tu causés? combien de ressentiments et de vengeances as-tu autorisés?de quels maux n'as-tu pas été le principe, et quels biens n'as-tu pas mille fois arrêtés? Si l'humilité, telle que notre évangile nous la propose, servait à cette passion de correctif et de remède, Dieu en tirerait sa gloire ; et ces droits, qui nous touchent si sensiblement, n'en seraient que mieux maintenus : mais parce qu'on ne mit rien ménager, et que pour venir à bout de ses entreprises, on suit le génie altier et indépendant de l'ambition,  il faut que pour un droit souvent très-frivole, souvent douteux, souvent chimérique, la paix soit troublée, l'union et la concorde ruinées, l'innocence opprimée, la patience outrée ; que le dépit et la haine s'emparent des cœurs, et qu'un fantôme mette partout le désordre et la confusion.

Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que les plus impérieux, ce sont communément ceux à qui cet empire qu'ils affectent doit moins convenir. lies gens qui de leur fonds ne sont rien, des gens sortis de l'obscurité et du néant, mais devenus grands par machines et par ressorts, ce sont là ceux qui parlent avec plus d'ostentation, qui agissent avec plus d'autorité, et qui, pour relever leur fausse grandeur, se font une gloire d'abaisser même et de dominer les vrais grands. Ce n'est pas assez : des gens dévots par état et par profession, des gens plus obligés par là même à dépouiller, du moins à mépriser toute supériorité humaine, ce sont quelquefois les plus jaloux de leurs prétentions, les plus obstinés dans leurs sentiments, les plus absolus dans leurs ordres. Qui voudrait leur résister, qui voudrait les contredire et contester avec eux, à quels retours ne s'exposerait-il pas, et quels scandales n'en a-t-on pas vus?

Tel est, mes chers auditeurs, le cours du monde ; et sur quoi nous ne pouvons assez gémir, tel est le cours du monde le plus chrétien. Ce n'est pas seulement dans les cours des rois, ni dans le monde profane, qu'on se laisse enfler de la sorte, et qu'on aime à exercer son pouvoir et à le faire sentir. Rien de plus commun, ô opprobre de notre siècle, disons mieux, ô opprobre de tous les siècles ! non, rien de plus commun dans l'Eglise même, dans cette Eglise fondée néanmoins  sur  l'humilité de Jésus-Christ. Contre l'avis que nous donne l'Apôtre de ne chercher point à dominer dans le clergé : Neque ut dominantes in cleris (1) ; on envisage les plus saintes dignités par les respects, par les hommages qu'elles attirent, et non point par le travail qui en doit être inséparable. On oublie qu'on est père, qu'on est pasteur, et l’on se souvient seulement qu'on est maître. On réduit les âmes dans une espèce de servitude. Saint Paul veut que l'on traite les serviteurs comme ses frères, et l'on traite ses frères comme des esclaves. On a une secrète complaisance à tenir bas ceux-ci ; on se vante comme d'un succès d'avoir humilié ceux-là ; on s'en glorifie, on en fait trophée. On veut que tout plie, que tout se soumette dès qu'on a prononcé une parole ; et souvent on refuse soi-même de se soumettre à des puissances supérieures dont on relève, et de plier sous une juste domination. Qu'on eût une semblable autorité, on saurait bien la faire valoir ; mais qu'on y soit sujet, on ne veut plus la reconnaître. Est-ce là l'esprit de Dieu? sont-ce là les enseignements que Jésus-Christ nous a donnés? est-ce ainsi que les apôtres ont converti le monde ? Ah ! Chrétiens, tenons-nous toujours et en tout à la belle maxime du Sauveur des hommes:  Qui major est inter vos, fiat

 

1 1 Petr., V, 3.

 

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sicut minister (1). Plus votre rang vous distingue des autres, plus devez-vous vous en approcher ; plus devez-vous, pour user de cette expression, vous humaniser; plus devez-vous avoir de douceur, de modération, de charité. Si j'insiste sur cette morale, et si je le fais avec la sainte liberté de la chaire, vous ne pouvez la condamner. Quand je parle aux peuples, mon ministère m'oblige à leur apprendre le respect et l'obéissance qu'ils vous doivent; mais puisque je vous parle dans cette cour, puisque je parle à des grands, je dois vous dire ce qu'ils doivent aux peuples. Honneurs du siècle, vocations de Dieu ; honneurs du siècle, assujettissements à servir le prochain ; enfin honneurs du siècle, engagements à travailler et à souffrir, c'est la troisième partie.

 

TROISIÈME  PARTIE.

 

Le monde n'en conviendra jamais; mais de quelque manière qu'on juge le monde, c'est une vérité éternelle qui subsistera toujours, que les établissements et les rangs d'honneur, tout propres qu'ils paraissent à flatter notre cupidité, ne sont néanmoins, à les bien prendre, que des engagements à souffrir. Aussi quand ces deux frères, enfants de Zébédée, demandèrent au Fils de Dieu les premières places de son royaume, et qu'ils crurent y devoir trouver une béatitude et une félicité anticipée, le Sauveur sut bien les détromper par cette réponse qu'il leur fit : Potestis bibere calicem quem ego bibiturus sum (2) ? Pouvez-vous boire le calice de mes souffrances? leur donnant à entendre que l'un était inséparable de l'autre, et que cette préséance, dont ils se formaient une fausse idée, ne serait pour eux, s'ils l'obtenaient, qu'une mesure plus abondante de travaux, de tribulations, de croix : Calicem quidem meum bibetis. Après cela, mes Frères, dit saint Augustin, devons-nous chercher dans le monde, et y pouvons-nous espérer des honneurs exempts de cette condition, c'est-à-dire des honneurs purs, et qui ne soient pas mêlés ou même remplis d'afflictions et de peines ? S'il en est de tels, c'est pour le ciel qu'ils sont réservés : ceux de la terre sont d'une autre espèce, et Dieu ne nous les propose que comme des calices d'amertume. Si nous les envisageons autrement, nous ne les connaissons pas; et si nous en usons autrement, nous les corrompons.

Pour vous faire entendre ma pensée, je ne vous parlerai point de ces accidents imprévus,

 

1 Matth., XX, 20. — 2 Ibid., 22.

 

de ces événements tragiques, dont nous sommes si souvent spectateurs. Je ne vous dirai rien de ces revers et de ces tristes révolutions, que nous appelons décadences et malheurs du siècle; et où ces mêmes honneurs qui furent pour nous d'abord le sujet d'une douce joie, tout à coup évanouis et perdus, nous tiennent lieu, par les regrets qu'ils nous laissent, de tourment et de supplice. Ne nous en prenons point à la malignité de la fortune, qui, jalouse, pour ainsi dire, de nous avoir élevés, et comme ennemie de son propre ouvrage, nous en attire bientôt elle-même la haine et l'envie : en sorte que ces grâces nous deviennent dans la suite une source inépuisable d'ennuis, de dégoûts, de troubles, de chagrins. Vous en êtes bien mieux instruits que nous; et si j'en cherchais des témoins, je n'en voudrais point d'autres que vous-mêmes. Arrêtons-nous donc à ce qu'il y a dans cette matière de plus essentiel. Supposons l'homme chrétien dans une prospérité constante et toujours égale, et voyons si, pour être plus élevé, il a droit de se promettre une vie plus douce et plus commode. Je soutiens, moi, que, par cette raison-là même, il n'y a rien au contraire dans la vie de si amer à quoi il ne doive s'attendre, ni rien de si dur qu'il ne doive être prêt à supporter. Pourquoi? en voici les preuves : écoutez-les. C'est que l'élévation où il se trouve l'obligea se faire de continuelles violences ; c'est qu'elle le réduit à la nécessité d'endurer souvent beaucoup des autres ; c'est qu'elle l'engage dans une vie pleine de soins affligeants, dont il ne lui est pas permis de se décharger; c'est qu'elle exige de lui qu'en mille occasions il soit disposé à s'immoler, à se sacrifier comme une victime tantôt de la vérité, et tantôt de la justice et de l'innocence. Or, se faire de telles violences, souffrir de la sorte, agir de la sorte, se sacrifier, s'immoler de la sorte, est-ce goûter le repos, et y a-t-il là de quoi contenter les sens? Reprenons.

Se faire violence à soi-même, premier engagement des honneurs du siècle. Car comment un homme constitué en dignité, s'il veut vivre selon les désirs de son cœur, et s'il n'a nul usage de la mortification évangélique, peut-il satisfaire aux obligations de son état? Comment un chrétien, s'il a pour principe de s'épargner en tout, et de ne se contraindre en rien, peut-il accomplir selon Dieu le ministère d'une charge; être assidu aux fonctions ennuyeuses, se rendre ponctuel aux temps incommodes, se fixer aux lieux désagréables, où sa conscience

 

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l'attache aussi bien que son rang? Si c'est un homme de plaisir, comment soutiendra-t-il mille fatigues qu'attire tout emploi, surtout un emploi important? Il faut donc qu'il apprenne à se gêner; et pour le bien apprendre, pour bien remplir la place qu'il occupe, il faut qu'il renonce à la mollesse et aux délices, qu'il prenne sur son repos, qu'il ne ménage pas même sa santé ; et qu'à l'exemple de saint Paul, ne tenant pas sa -vie plus précieuse que lui-même, c'est-à-dire que son devoir et son salut, il trouve, presque sans y penser, dans l'usage des honneurs du siècle, la pratique de cette abnégation chrétienne, qui consiste à porter sa croix, et à mortifier son esprit et sa chair.

Souffrir souvent et beaucoup des autres, second engagement des honneurs du monde. En effet, plus vous êtes élevé, plus vous êtes environné et assiégé d'hommes qui ont leurs débuts, qui ont leurs humeurs, qui ont leurs caprices, qui ont leurs intérêts, qui ont leurs passions et leurs vices; plus vous êtes exposé aux traits de l'envie, à la censure, à la médisance. Combien en coûta-t-il à Moïse pour être le conducteur du peuple de Dieu? de quelle patience dut-il s'armer pour fournir toute la carrière, et pour porter jusques au bout une qualité si onéreuse? L'eût-il dignement soutenue, si, par une constance inébranlable, et par une modération que ces esprits indociles mettaient tous les jours à de nouvelles épreuves, il ne se fût comme endurci à la contradiction et aux injures? Et pouvez-vous, mon cher auditeur, dans votre condition , quelle qu'elle soit, être fidèle à vos devoirs, si vous ne savez vous vaincre, si vous ne savez vous taire dans les rencontres, si vous ne savez étouffer vos ressentiments, réprimer les saillies de votre cœur, recevoir mille déboires et les dévorer ? Car fussiez-vous encore plus grand, fussiez-vous au faîte de l'honneur, on vous enviera, et par conséquent on vous contrôlera, on vous traversera, on vous offensera. Si vous vous emporte, vous souffrirez de votre emportement même. Si vous vous surmontez, vous souffrirez de l'emportement des autres. Quoi qu'il en soit, Tous n'éviterez jamais que ce qui vous élève ne soit au même temps ce qui vous pèse, et que les croix ne vous viennent de là même d'où fous tirez votre grandeur.

Mener une vie pleine de soins, et de soins affligeants, de soins inquiets, et dont on n'est pas en pouvoir de se défaire, troisième engagement des honneurs du siècle. Je vous le demande, mes Frères; et sans parler des monarques et des souverains, qui ne sont pas eux-mêmes exempts de cette loi, dites-moi où est aujourd'hui le seigneur, où est le maître, où est le juge, le prélat, le magistrat, qui, pour l'être en chrétien, ne puisse pas et ne doive pas s'appliquer ces paroles de David : Tribulatio et angustia invenerunt me (1); Les inquiétudes et les embarras me sont venus trouver? Je ne les cherchais pas, et je tâchais même à les éloigner de moi. Mais cette providence adorable de mon Dieu, qui dispose toutes choses pour mon salut, leur a donné entrée dans mon âme, et je me vois chargé de soins qui m'accablent : Tribulatio et angustia invenerunt me. Sentiment, dit saint Bernard, bien capable de rabattre ces vaines enflures, et de modérer ces complaisances qu'inspirent d'abord certaines distinctions et certains rangs honorables dans le monde, puisqu'on n'est guère sensible à l'honneur quand on y trouve plus de peine que d'éclat : Non est quod blandiatur celsitudo, ubi sollicitudo major.

Enfin, avoir toujours son âme entre ses mains, et toujours être en disposition de s'immoler soi-même, ou pour la justice, ou pour la vérité, quatrième engagement des honneurs du monde. Car pourquoi Dieu vous a-t-il donné ce crédit, pourquoi vous a-t-il placé sur la tête des autres, si ce n'est pour lui faire, quand sa cause le demande, un plus grand sacrifice de vous-même ? Vous vous autorisez quelquefois de la parole de l'Apôtre, que celui qui désire la plus sainte de toutes les dignités désire une œuvre louable et honnête : Qui episcopatum desiderat bonum opus desiderat (2); mais saint Jérôme vous ferme la bouche, en vous répondant que la plus sainte de toutes les dignités était, dans le temps qu'en parlait saint Paul, la plus prochaine disposition au martyre et à la mort. J'ajoute à la pensée de saint Jérôme ce que vous n'avez peut-être jamais compris, et ce qu'il est bon que vous compreniez une fois; qu'il n'y a point sur la terre de supériorité, point de dignité qui ne vous engage indispensablement à vous faire, en certaines conjonctures, le martyr du bon droit et de l'équité, le martyr de l'innocence, le martyr de la religion, le martyr de la gloire de Dieu; que vous devez alors abandonner tous vos intérêts, et qu'autrement, tout chrétien que vous êtes de profession, vous n'êtes en effet qu'un mondain et un réprouvé.

Cela est difficile, je le veux; mais n'est-il pas juste, dit saint Ambroise, qu'après avoir

 

1 Psalm., CXVIII, 143. — 2 1 Timoth., III, 1.

 

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reçu beaucoup de Dieu, vous soyez tenu à beaucoup pour Dieu? N'est-ce pas ainsi que Dieu par sa sagesse a ordonné les choses, attachant l'honneur aux charges et aux emplois pour en adoucir la peine, et joignant la peine aux emplois et aux charges pour en bannir la présomption et la corruption? Car voilà l'idée qu'en ont eue tous les vrais fidèles, qui dans les hauts rangs où Dieu les a fait monter, ne se sont jamais regardés que comme des hosties vivantes pour essuyer tout, pour porter tout, pour se dévouer à tout, pour seconder les desseins de la Providence sur eux, et pour les remplir.

Or, là-dessus qu'avez-vous à répondre, hommes du siècle? par où justifiez-vous cette vie oisive et sans action, dans des places qui demandent une vigilance sans relâche et toute votre attention ? Paisibles possesseurs et vains idolâtres d'un honneur dont l'éclat repaît votre vanité, mais dont les obligations étonnent votre amour-propre,  venez-vous  contempler dans le tableau que je vous présente, venez reconnaître l'énorme  opposition qui se rencontre entre votre conduite et vos  devoirs, venez apprendre ce que vous devez être, et vous confondre de ce que vous n'êtes pas. Je sais que vous trouverez assez de vaines excuses; je sais que vous imaginerez assez de prétextes pour vous persuader que dans l'exercice de votre ministère, on doit être aussi content de vous que vous l'êtes de vous-mêmes. Mais examinons de bonne foi la chose, et raisonnons. Car être sans cesse occupé de ses divertissements et de son plaisir, et presque jamais de ses fonctions et de son emploi ; fuir un travail que vous devez au public, et que le public attend de vous ; avoir horreur d'une assiduité nécessaire, que vous traitez de captivité et d'esclavage ; se décharger sur autrui des soins qui vous regardent personnellement, et dont vous êtes par vous-mêmes responsables ; ne pouvoir se tenir là où il faut être, et se trouver partout où il faudrait n'être pas ; rejeter toute affaire qui incommode , qui fatigue, quoique Dieu ne vous ait fait ce que vous êtes que pour en être fatigués et incommodés ; n'écouter que la prudence humaine, et ne vouloir jamais se commettre en rien, jamais s'exposer à rien, dans des occasions où l'on craint de se perdre, mais où Dieu veut que vous vous perdiez selon le monde, et que vous vous exposiez ; en un mot, ne prendre de votre condition que le doux et l'agréable, et en laisser le pénible et le rigoureux, secret que le monde enseigne, et que vous avez si bien appris ; ce n'est pas assez : regarder d'un œil indifférent ce qui devrait vous donner de saintes inquiétudes , ce qui devrait exciter tout votre zèle ; des abus qu'il faudrait corriger, des violences qu'il faudrait réprimer, des injustices qu'il faudrait réparer, des scandales qu'il faudrait faire cesser ; au contraire, éclater avec impatience, avec chaleur, avec emportement sur les moindres sujets, et dans une place néanmoins où l'on doit toujours se posséder soi-même, où l'on doit toujours être maître de soi-même, toujours se modérer, se retenir, sans jamais écouter la sensibilité et sans jamais la faire paraître ; que dis-je? abuser de son pouvoir pour satisfaire ses animosités particulières et ses ressentiments, pour autoriser ses vengeances, pour se rendre redoutable dans une ville, pour faire souffrir tout un pays et ne rien souffrir soi-même : tout cela et tout ce que je passe (car je serais infini, si je voulais épuiser cette morale et toucher mille autres articles non moins importants), tout cela, encore une fois, vous convient-il? Est-ce là ce que demande votre état? est-ce pour cela que la Providence a établi dans le monde cette diversité de conditions, qu'elle a placé les uns sur le buffet comme des vases d'honneur, et qu'elle a laissé les autres dans la poussière ? Dieu en vous distinguant et en vous élevant a-t-il prétendu vous entretenir dans l'oisiveté, vous faire vivre dans le repos, fournir à toutes vos commodités, vous abandonner à vous-mêmes, et à tous les désirs, à tous les ressentiments de votre cœur? n'a-t-il fait le monde que pour vous ? ou n'est-ce pas pour le gouvernement et le bon ordre du monde qu'il vous a choisis? Or, pour maintenir cet ordre, n'y a-t-il ni réflexions à faire, ni mesures à prendre, ni précautions à garder, ni hasards à courir, ni obstacles à vaincre, ni étude, ni ménagements nécessaires?

Ah ! mon cher auditeur, saint Bernard le disait dans un sentiment d'humilité ; mais ne pouvez-vous pas le dire avec vérité : Je suis la chimère de mon siècle : Chimœra sœculi ? Car je suis tout, et je ne suis rien; ou plutôt, je peux parvenir à tout, et ne m'acquitter de rien ; je suis dans la magistrature, et je n'ai du magistrat que l'autorité et la robe : c'est l'être et ne l'être pas. Je suis dans les affaires, et je n'ai de l'homme d'affaires que l'opulence et le faste : c'est l'être et ne l'être pas. Je suis clans l'Eglise, et je n'ai de l'ecclésiastique que le caractère et l'habit : c'est l'être et ne l'être pas : Chimœra sœculi. Le beau spectacle ! poursuivait le même Père au sujet de certains ministres de

 

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Jésus-Christ, le beau spectacle de les voir engagés dans l'Eglise ; pourquoi ? pour en recueillir les revenus, pour se montrer sous la mître et sous la pourpre; jamais pour servir à l'autel, jamais pour assister à l'office divin, jamais pour subvenir aux besoins des pauvres, jamais pour vaquer à l'instruction des peuples, jamais pour l'employer à l'édification des âmes que la Providence leur a confiées. Que sont-ils? on ne peut bien le dire, puisqu'ils ne sont, à proprement parler, ni du monde, ni de l'Eglise, ni de la robe, ni de l'épée : Chimœra sœculi.

Ouvrons, mes Frères, ouvrons aujourd'hui les yeux : et pour nous apprendre, ô mon Dieu, à bien user des honneurs du siècle, apprenez-nous seulement à être raisonnables : car il ne faut qu'être raisonnable pour en comprendre les obligations.  Détrompez-nous,  Seigneur, des fausses idées que nous avons des choses, et dissipez par les lumières de votre Evangile les erreurs où nous sommes tombés parla corruption du monde. Ne permettez pas qu'une lueur passagère nous éblouisse, et que des honneurs mortels et périssables nous fassent perdre cette gloire immortelle où vous nous appelez, et où nous conduisent, etc.

 

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