SERMON POUR LE PREMIER VENDREDI DE CARÊME.
SUR L'AUMONE.
ANALYSE.
Sujet. Quand vous faites l'aumône, ne faites pas sonner
de ta trompette devant vous, comme font les hypocrites dans les synagogues et
dans les places publiques, pour être honorés des hommes.
Si
le Fils de Dieu condamne ces âmes vaincs qui cherchent dans leurs aumônes à se
distinguer, c'est encore avec bien plus de raison qu'il doit condamner ces âmes
dures qui laissent souffrir les pauvres sans les assister. Car ce désordre est,
en effet, plus condamnable que l'autre; et c'est ce qui m'engage à vous parler
en général de l'aumône.
Compliment
à Monsieur, frère unique du roi.
Division. Ou parle assez de l'excellence de l'aumône ; mais on
n'aime guère à entendre parler du précepte et de la nécessité de l'aumône : on
la regarde comme une œuvre de subrogation : et je dis : 1° que l'aumône n'est
point un simple conseil, mais un précepte ; 2° que ce précepte n'est point un
commandement vague et indéfini, mais déterminé à une certaine matière ; 3° que ce
précepte doit être observé avec ordre et selon les règles de la charité.
Précepte de l'aumône, première partie; matière de l’aumône, deuxième partie;
ordre de l'aumône, troisième partie.
Première
partie. Il y a un précepte de
l'aumône. Preuve : Dieu, au jugement dernier, comme il est expressément marqué
dans l'Evangile, condamnera les réprouvés pour n'avoir pas fait l'aumône. Or,
Dieu ne réprouvera jamais les hommes pour avoir omis de simples conseils.
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Sur
quoi est fondé en précepte de l'aumône? 1° Sur la souveraineté de Dieu; 2° sur
l'indigence du pauvre.
1°
Souveraineté de Dieu, premier fondement sur quoi est établi le précepte de
l'aumône. Dieu est le souverain maître Je von biens; et par conséquent vous lui
en devez le tribut. Or, ce tribut, il ne veut pas le recevoir par lui-même,
mais il l'affecte aux pauvres. L'aumône n'est donc pas seulement un devoir de
charité à l'égard des pauvres, mais un devoir de dépendance à l'égard de Dieu :
et c'est ainsi que nous devons entendre cette parole du Saint-Esprit : Honorez
le Seigneur de vos biens. D'où il s'ensuit qu'un riche qui refuse au pauvre
l'aumône est un sujet rebelle qui refuse à sou souverain le tribut qu'il lui
doit.
De
là même suivent encore deux autres conséquences. La première, qu'il est
essentiel à l'aumône d'être faite dans un sentiment d'humilité, puisque c'est
un aveu que l'homme fait à Dieu de sa dépendance. Ainsi Abraham voyant trois
pauvres, el posant à leur rendre les devoirs de l'hospitalité, commença par
adorer Dieu. La seconde conséquence est
que l'aumône il proportionnée aux biens et à leur quantité : car Dieu exige de
vous ce tribut selon toute l'étendue de votre pouvoir; et ce n'est point
aumône, disait saint Ambroise, que de donner peu lorsqu'on a beaucoup reçu.
Quel
est néanmoins le désordre? c'est qu'on mesure tout,
hors l'aumône, sur le pied de ses revenus. On veut être servi, nourri, velu,
logé, meublé à proportion de ses biens, et souvent bien au delà. Il n'y a que
l'aumône où l'on ne se pique de nulle proportion. En sorte que ce sont plus les
pauvres mêmes qui fournissent à l'entretien des pauvres, que les riches.
2°
Indigence du pauvre, second fondement sur quoi est établi le précepte de
l'aumône. Vous êtes obligé de pourvoir aux nécessités des pauvres, par titre de
justice et par titre de charité. Titre de justice, puisque Dieu ne vous a pas
faits riches précisément pour vous-mêmes, mais pour les pauvres. En ne les
soulageant pas vous déshonorez sa providence, et vous autorisez les murmures
des pauvres contre elle : craignez la juste vengeance qu'il en saura tirer.
Titre de charité : ces pauvres, ce sont nos et comment, dit le bien-aimé
disciple, un homme qui voit son frère dans le besoin et qui ne l'assiste pas
peut-il avoir la charité?
Au
reste, ce devoir ne regarde pas seulement l'extrême nécessité des pauvres, mais
même les nécessités communes. Autrement, Jésus-Christ, en condamnant un jour
tant de réprouvés, ne prendrait pas pour le sujet capital et universel de leur
réprobation l’oubli des pauvres. Car y
a-t-il tant de riches assez durs pour abandonner un pauvre dans l'extrême
nécessité, et y a-t-il tant de pauvres réduits dans un tel besoin ?
Malheur
à vous, riches, parce que votre opulence a presque toujours l'un de ces deux
effets, ou de vous rendre plus avares,ou de vous rendre plus sensuels. Deux
principes de votre indifférence pour les pauvres.
Deuxième
partie. Matière de l'aumône : établir
le précepte de l'aumône sans en déterminer la matière, c'est troubler les aines
scrupuleuses, autoriser les Ames dures, et assigner au pauvre sur le riche une
dette sans fonds. Quelle est donc la matière de l'aumône? c'est
le superflu des riches. Ainsi l'enseigne saint Paul : Que votre abondance,
disait-il aux Corinthiens, supplée à l'indigence des pauvres. Ainsi
l'enseignent les Pères : Retenir votre superflu, dit saint Ambroise, c'est un
vol. Dieu, ajoute saint Thomas, n'aurait pas partagé les biens en Dieu, si le
superflu des uns ne devait être communiqué aux autres. Et en ce sens, il n'y a
point proprement de superflu dans le monde : car ce qui est superflu pour le
riche est le nécessaire du pauvre ; et Dieu veut que ce nécessaire lui soit
donné, reprend l'Apôtre, pour mettre entre les hommes une bienheureuse égalité.
En quoi parait la providence de Dieu et sa miséricorde à l'égard des riches :
car s'il leur était permis de garder leur superflu, ce superflu serait un des
plus grands obstacles de leur salut.
Mais
qu'est-ce que ce superflu? voilà l'importante question
qu'il faut résoudre. Sous ce terme de superflu, la théologie comprend tout ce
qui n'est point nécessaire à l'état. Mais de là naissent mille prétextes : car,
selon les riches, tout ce qu'ils ont est nécessaire à leur état. A quoi je
réponds qu'il faut examiner deux choses : 1° quel est cet état; 2° ce qui est nécessaire
dans cet état. Quel est cet état? est-ce un état sans
bornes, et qui ne soit fondé que sur les vastes idées de votre orgueil et de votre
cupidité? Si cela est, je conviens que vous n'avez point de superflu : mais
étant chrétien, peut-on apporter une telle excuse? Et si ces étals étaient
autorisés, que deviendrait le précepte de l'aumône? De plus, quand votre état
serait tel que vous l'imaginez, j'appelle au moins superflu ce qui vous est non-seulement inutile, mais même préjudiciable;
c'est-à-dire ce qui sert à entretenir vos dérèglements, vos débauches, vos
plaisirs honteux, vos dépenses excessives, vos vanités et votre luxe. Retranchez
tout cela, et vous aurez du superflu.
Mais
ne puis-je pas me servir de ce superflu pour agrandir mon état ? voici l'écueil et la pierre de scandale pour les riches du
siècle, ce désir de s'agrandir. Vous me demandez si ce désir est criminel :
écoutez ma réponse. Il est constant d'abord qu'il es! criminel dans un bénéficier, dont le superflu appartient aux
pauvres. Est-il également criminel dans tous les autres? non;
nuis prenez garde aux conditions requises. Je veux qu'il vous soit permis
d'agrandir votre état, mais selon les lois de votre religion : par exemple,
qu'il vous soit permis d'acheter cette charge, si vous êtes capable de
l'exercer, et si c'est pour glorifier Dieu et pour servir le public. Je veux
qu'il vous soit permis d'agrandir votre état, pourvu que vous vous conteniez
dans les bornes d'une modestie raisonnable, et que ce soin de vous agrandir ne
détruise pas le précepte de l'aumône. Je veux qu'il vous soit permis d'agrandir
votre état, pourvu que vos aumônes grossissent à proportion, et que vous posiez
pour principe qu'elles font une partie essentielle de votre état.
Ne
dites point que vous avez une famille et des enfants à pourvoir : vous ne devez
pas pour cela abandonner les membres de Jésus-Christ. D'ailleurs, dit saint
Augustin, si Dieu vous avait chargé d'une plus nombreuse famille, vous sauriez
bien partager vos soins : or, regardez ce pauvre comme un enfant de surcroît
dans votre maison. Ne dites point que les temps sont mauvais : s'ils le sont
pour vous, combien le sont-ils plus pour les pauvres? Or, à qui est d'assister
ceux qui souffrent le plus, sinon à ceux qui souffrent moins?
Souvenez-vous
qu'il faudra perdre à la mort ce superflu Souvenez-vous que rien n'engagera
plus Dieu à verser sur vous ses bénédictions temporelles, qu'un saint usage de vos
biens en faveur des pauvres.
Troisième
partie. Ordre de l'aumône. La charité doit être ordonnée :
sans cela, c'est une fausse charité. Il faut donc de l'ordre dans l'aumône : 1°
par rapport aux pauvres, à qui l'aumône est due ; 2° par rapport aux riches, à
qui l'aumône est commandée.
1°
Par rapport aux pauvres, à qui l'aumône est due. L'aumône, ou du moins la
volonté de faire l'aumône, doit être universelle et s'étendre à tous les
pauvres, puisqu'ils sont tous les membres du même corps, qui est Jésus-Christ.
Dans l'ancienne loi même, Dieu voulait qu'on assistât ses ennemis : que faut-il
donc maintenant penser de ces chrétiens qui jusque dans leurs aumônes se laissent
gouverner par leurs affections et leurs aversions naturelles? Ce n'est pas
néanmoins qu'il y ait là-dessus certains égards à avoir, et qu'on ne puisse
préférer les proches, les domestiques, ceux qui peuvent moins s'aider
eux-mêmes, et ceux qui travaillent plus à la gloire de Dieu et à la
sanctification du prochain.
2°
Par rapport aux riches, à qui l'aumône est commandée. Cinq règles : 1° que
l'aumône soit faite d'un bien propre, et non du bien d'autrui ; 2° que l'aumône
de justice l'emporte sur l'aumône de pure charité : j'appelle aumône de
justice, payer aux pauvres ce qui leur appartient, payer de pauvres
domestiques, de pauvres artisans, de pauvres marchands ; 3° que les aumônes ne
soient
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peint jetées au hasard, mais données avec mesure, avec
réflexion, avec choix; 4° que les aumônes, pour le bon exemple, soient
publiques, quand il est constant et publie que vous possédez de grands biens ;
5° qu'on fasse l'aumône dans le temps où elle, peut être utile pour le salut,
sans attendre à la mort ni après la mort. Ce n'est pas que je condamne l'usage
d'ordonner des aumônes à la mort ; mais enfin toutes les aumônes qu'on fera
pour vous après votre mort ne vous sauveront pas , si vous êtes mort dans le
péché ; au lieu que vos aumônes pendant la vie vous attireront des grâces
de conversion.
Quum
ergo facis eleemosynam,
noli tuba canere ante te , sicut hypocritœ
faciunt in synagogis
et in vicis,
ut honorificentur
ab hominibus.
Quand
donc vous faites l'aumône, ne faites pas sonner de la trompette devant vous
comme font les hypocrites dans les synagogues et dans les places publiques,
pour être honorés des hommes. (Saint Matthieu, chap. VI, 2.)
Monseigneur *,
Si l'Evangile condamne ces âmes vaines
qui corrompent les plus saintes œuvres par une intention criminelle, et qui
cherchent dans leurs aumônes à contenter leur orgueil et à se distinguer, c'est
encore avec bien plus de raison et plus de rigueur qu'il doit condamner ces
âmes dures qui laissent impitoyablement souffrir tant de pauvres, et qui les
voient presque réduits aux dernières extrémités, sans se mettre en peine de les
assister dans leurs misères et de pourvoir à leurs besoins. Car ce désordre
n'est-il pas plus condamnable que l'autre? et que servirait, Chrétiens, de vous
apprendre quelles vues vous devez vous proposer en faisant l'aumône, lorsque
vous n'êtes pas même instruits, ou que vous paraissez au moins dans la pratique
si peu persuadés du devoir indispensable qui vous engage à la faire?
Quand la loi de Dieu ne nous
l'ordonnerait pas, faudrait-il une autre loi que les sentiments naturels? Et
voilà, Monseigneur, les heureuses dispositions que Votre Altesse Royale a
reçues en naissant, et qu'elle a si bien cultivées. Si les princes sont les
images de Dieu, et si la miséricorde est un des premiers caractères de la
Divinité, je puis dire que nous voyons dans Votre Altesse Royale les plus beaux
traits de cet excellent modèle. Car nous y voyons, Monseigneur, un prince
bienfaisant, dont l'inclination prédominante est d'obliger et de faire des
grâces : un prince libéral et magnifique, qui prend plaisir à dispenser ses dons,
et qui met sa grandeur à les répandre, non moins sur les petits que sur les
grands mêmes : un prince prévenant et affable qui, par des manières toujours
engageantes, par un accueil toujours ouvert et un visage où la douceur est
peinte, inspire à ceux qui l'approchent autant de confiance que la pompe de sa
cour, l'éclat de sa naissance, la dignité de sa personne, leur impriment de
respect et de vénération : un prince charitable et compatissant,
toujours prêt à écouter les humbles
supplications des affligés, et toujours disposé à prendre en main leur cause et
à défendre leurs intérêts. Ce ne sont point là, Monseigneur, de ces éloges
étudiés que la flatterie donne aux princes, et qui quelquefois expriment plutôt
ce qu'ils doivent être que ce qu'ils sont : je ne dis rien que n'ait dit cent
fois avant moi, que ne dise encore tous les jours comme moi et aussi hautement
que moi, tout ce peuple qui m'écoute, et dont vous possédez les cœurs. Juste et
glorieuse possession, où vous a maintenu jusqu'à présent, et où vous
maintiendra, cette grandeur d'âme qui paraît en tout, cette générosité de
sentiments, cette bonté de naturel, tant d'autres qualités que nous admirons,
et s'il m'est permis de le dire, Monseigneur, pour m'acquitter de mon ministère
et pour votre édification, qui ne doivent pas seulement servir à faire de Votre
Altesse Royale un prince selon le cœur des hommes, mais un prince vraiment
chrétien, et selon le cœur de Dieu. J'aurai donc l'avantage, Monseigneur, en
parlant de l'aumône et du soin des pauvres, d'entrer dans vos vues et de
seconder votre zèle. Les Pères semblent avoir épuisé sur ce sujet leur
éloquence; saint Jean Chrysostome ne faisait presque pas un discours au peuple,
qu'il ne recommandât la charité et la miséricorde chrétienne; et c'est ce qui
le fit appeler le prédicateur de l'aumône. Avant que de proposer mon dessein,
implorons le secours du ciel, et adressons-nous pour l'obtenir à la Mère de
miséricorde, en lui disant : Ave, Maria.
Rien n'est plus ordinaire dans le
christianisme que d'entendre parler de l'excellence et des avantages de
l'aumône; mais on n'est guère accoutumé, ou du moins on ne se plaît guère à
entendre parler du précepte et de la nécessité de l'aumône. Ceux qui ne la font
pas n'en ont communément nul scrupule, et ne s'en accusent jamais au tribunal
de la pénitence; et ceux qui la font, dit saint Jean Chrysostome, la regardent
volontiers comme une œuvre de surérogation, et non point comme une obligation
étroite et rigoureuse. Ils la font, mais au même temps, ils ont une secrète
complaisance de faire au-delà de leurs devoirs; ils se flattent de cette
pensée, et ils aiment à s'y
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entretenir, soit pour se conserver
la liberté de ne pas donner, soit pour s'attribuer tout le mérite de ce qu'ils
donnent. C'est néanmoins une vérité incontestable, que la loi de Dieu nous
oblige à soulager les pauvres par nos aumônes; et cette loi, Chrétiens, est si
sévère, qu'il n'y va pas moins que de notre salut éternel. Dieu ne veut point
vous ôter le mérite de votre charité, quand vous faites l'aumône ; mais il
n'est pas juste aussi que vous lui ôtiez, ou que vous prétendiez lui ôter le
pouvoir qu'il a et qu'il aura toujours de vous la commander ; comme il ne vous
refuse point l'un, vous ne pouvez lui contester l'autre ; et pour vous inspirer
là-dessus toute la soumission nécessaire, il faut vous bien convaincre de trois
choses : en premier lieu, que l'aumône n'est point un simple conseil, mais un
précepte : en second lieu, que ce n'est point un commandement vague et
indéfini, mais déterminé à une certaine matière : en troisième lieu, que ce
précepte doit être observé avec ordre et selon les règles de la charité. Or
voilà les trois points qui vont partager ce discours. Je dis donc qu'il y a un
précepte de l'aumône; et mon dessein est de vous faire voir sur quoi il est
fondé ; ce sera la première partie. Je dis qu'il y a une matière affectée et
destinée de Dieu pour l'aumône, et je prétends aujourd'hui vous la déterminer;
ce sera la seconde partie. Enfin, je dis qu'il y a un ordre à garder dans
l'aumône, et je veux vous le faire connaître ; ce sera la conclusion. Trois
points de morale que je vais développer selon les principes les plus communs de
la théologie : car ne pensez pas que j'affecte ici une sévérité particulière et
outrée. Quand il s'agit d'obligation de conscience, surtout de péché mortel,
nous ne devons dire que ce qu'il y a de vrai, et d'incontestablement vrai.
Précepte de l'aumône, matière de l'aumône, ordre de l'aumône, c'est tout le
sujet de votre attention.
PREMIÈRE PARTIE.
Il y a un précepte de l'aumône,
et ce précepte sur quoi est-il fondé? ce précepte, en
quelles conjonctures, en quelles nécessités des pauvres oblige-t-il ? Ce sont
les points importants que j'ai d'abord à éclaircir, et qui demandent,
Chrétiens, toute votre réflexion. Qu'il y ait un précepte de l'aumône, c'est
une vérité constante. Le Sauveur du monde nous l'a expressément déclaré en son
Evangile ; et ce commandement est si rigoureux, qu'il suffira de ne l'avoir pas
accompli, pour être réprouvé de Dieu et pour entendre ce formidable arrêt : Discedite a me, maledicti
(1) ; Retirez-vous de moi, maudits. Mais où iront-ils? et à quoi sont-ils
réservés? au feu éternel : In ignem
aernum. Pourquoi ? en
voici la raison : C'est, dira le Seigneur, que j'ai eu faim, et que vous ne
m'avez pas donné à manger : Esurivi enim, et non dedistis mihi manducare. C'est que
j'ai été malade et en prison, et que vous ne m'avez pas visité : Infirmus et in carcere,
et non visitastis me. C'est que dans la personne
des pauvres, que je regardais comme mes frères, comme mes membres vivants, j'ai
souffert des besoins extrêmes, et que vous n'avez pas pensé à me secourir : Nudus, et non cooperuistis
me, chose étrange ! reprend saint Chrysostome;
l'Evangile ne marque point d'autre chef d'accusation que celui-là : comme si
toute la rigueur du jugement de Dieu devait consister dans la discussion de ce
seul article; et que Jésus-Christ, en qualité de souverain juge, ne dût venir à
la fin des siècles que pour condamner la dureté et l'insensibilité des riches
envers les pauvres. Or, ce Dieu si juste et si équitable, ajoute le même Père, ne
réprouvera jamais les hommes pour avoir omis de simples conseils, mais pour
avoir violé ses préceptes. Il faut donc, conclut-il, que l'aumône soit un
précepte : cette preuve est convaincante, et résout en peu de paroles toute la
question.
Allons plus avant, Chrétiens, et
voyons sur quoi ce précepte est fondé. Car de là, comme d'une source féconde,
je tirerai non-seulement de grandes lumières pour
vous instruire, mais de puissants motifs pour vous exciter à la pratique d'un
devoir si essentiel, et d'une loi dont la transgression doit avoir pour vous
des conséquences si affreuses. Sur quoi, dis-je, est fondé le précepte de
l'aumône ? Ceci est remarquable. Sur deux titres, répond le docteur angélique
saint Thomas : savoir, la souveraineté de Dieu d'une part, et de l'autre
l'indigence du prochain. Deux principes, d'où résulte pour les riches du siècle
une obligation si étroite, que l'aumône n'est pas seulement à leur égard un
précepte, mais un précepte de droit naturel, mais un précepte de droit divin,
et par conséquent un précepte dont nulle puissance sur la terre ne les peut
dispenser. Appliquez-vous, et ne perdez rien de cette morale.
En effet, mes chers auditeurs,
Dieu est le souverain maître de vos biens, il en est le Seigneur; il en est
même absolument lu vrai propriétaire; et par comparaison de vous à lui,
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vous n'en êtes, à le bien prendre,
que les économes et les dispensateurs. C'est ce que la raison et la foi nous
démontrent évidemment. Or, puisque vos biens sont à Dieu par droit de
souveraineté, vous lui en devez le tribut, l'hommage, la reconnaissance; et
puisqu'il en a la propriété même, et qu'elle lui appartient, il cm doit avoir
les fruits. Que fait Dieu, Chrétiens? il affecte ce
tribut et ces fruits à la subsistance des pauvres ; c'est-à-dire qu'au lieu
d'exiger ce tribut par lui-même et pour lui-même, ce qui ne convient pas à sa
grandeur, il l'exige par les mains des pauvres ; ou plutôt il substitue les
pauvres, pour l'exiger en son nom. Tellement que l'aumône, qui, par rapport lu
pauvre, est un devoir de charité et de miséricorde, est, par rapport à Dieu, un
devoir de justice, un devoir de dépendance et de sujétion ; et c'est ce que le
Saint-Esprit nous a fait entendre par cette belle parole : Honora Dominum de
tua substantia (1) . Prenez garde, s'il mois plaît : il
veut que l'homme fasse honneur a Dieu de ses biens, qu'il a reçus de la
main de Dieu; et l'homme, dit saint Léon, pape, s'acquitte de ce devoir en
payant à Dieu, et comme vassal, et comme sujet, les droits dont il lui est redevable.
Droits honorifiques, puisqu'en effet ils honorent Dieu ; mais au même temps
droits utiles et profitables aux pauvres, à qui Dieu par sa providence les a
résignés. Car Dieu, je lu répète, a établi les pauvres dans le monde pour
recueillir ses droits en sa place ; et l'aumône est le seul moyen par où les
riches puissent rendre à Dieu ce qu'ils lui doivent. C'est pourquoi saint
Pierre Chrysologue, parlant des pauvres, leur donne une qualité bien glorieuse
et une commission bien honorable, lorsqu'il les appelle les receveurs du
domaine de Dieu, et qu'il nous fait considérer la main du pauvre colonie le trésor
de Dieu sur la terre : Gazophylacium Dei, manus pauperis.
Que fait donc le riche quand il
oublie le pauvre, et qu'il lui refuse l'aumône ? Vous ne vous êtes peut-être
jamais formé l'idée de ce péché, telle que je la conçois, et telle que
l'Ecriture même nous la donne. Je dis qu'un riche qui refuse au pauvre
l'aumône, est un sujet rebelle qui refuse le tribut à son souverain ; que c'est
un vassal orgueilleux, qui, par un esprit d'indépendance, ne veut pas
reconnaître son Seigneur. Excellente idée, qui nous l'ait comprendre d'une part
la supériorité infinie de l'être de Dieu, et de l'autre la nature de l'aumône.
Car de là, mes chers auditeurs, je
tire deux conséquences, qui ne
peuvent être, ni assez attentivement méditées, ni assez fortement prêchées dans
le christianisme. La première, qu'il est essentiel à l'aumône d'être faite dans
un sentiment d'humilité, et que bien loin que ce soit une œuvre propre à nous
inspirer l'orgueil et à nous enfler, elle nous tient au contraire dans la
soumission, en nous réduisant à la connaissance de nous-mêmes. Pourquoi ? parce que l'aumône est essentiellement un aveu que l'homme
fait à Dieu de sa dépendance. Or il n'est pas naturel qu'un sujet tire vanité
de sa condition de sujet, ni du témoignage même qu'il rend de sa fidélité et de
son obéissance.
Et c'est le secret que comprit
parfaitement Abraham, lorsqu'il reçut trois anges dans sa maison
, sous la figure et sous l'habit de trois pauvres. L'Ecriture dit que,
pour se disposer à leur rendre ce devoir d'hospitalité ,
il s'humilia, et que, prosterné en leur présence, les voyant trois, il n'en
adora qu'un : Tres vidit,
et unum adoravit. Que signifient ces paroles? demandent les interprètes : en adora-t-il un des trois qu'il
voyait? ou, s'élevant au-dessus des trois, en
adora-t-il un quatrième qu'il ne voyait pas? Quelques-uns ont cru que Dieu dès
lors, par une grâce particulière, lui révéla l'auguste mystère de l'ineffable
Trinité; et que l'adoration d'un seul à la vue de trois fut comme la confession
de foi qu'en fit ce saint Patriarche, reconnaissant en trois personnes l'unité
d'un Dieu : c'est la pensée de saint Augustin, aussi solide qu'ingénieuse. Mais
il me semble que saint Jérôme a pris la chose dans un sens plus naturel ; et
j'aime mieux dire avec lui, qu'Abraham voyant trois pauvres se prosterna devant
Dieu, parce qu'il allait payer à Dieu, dans la personne de ces trois pauvres,
le tribut de ses biens : comme s'il eût ainsi voulu marquer le principe de
l'aumône qu'il allait faire, et nous montrer par son exemple avec quel esprit
nous la devons faire nous-mêmes : Tres vidit, et unum adoravit. Car
telle est, mes Frères, dit saint Chrysostome, la première vue que nous devons
avoir dans nos aumônes, puisque l'aumône est une espèce de culte que nous
rendons à Dieu. Tel est le premier sentiment que la foi doit former dans nos
cœurs, et dont elle nous doit remplir : un sentiment de vénération pour Dieu.
Que vais-je faire par cette aumône? Je vais reconnaître l'empire de Dieu sur
moi; je vais protester à Dieu qu'il est mon Dieu, et que je suis sa créature.
Oui, Seigneur, et c'est pour cela que je me mets en devoir d'assister le pauvre
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délaissé et abandonné. En le
soulageant dans sa misère , je ne vous donnerai rien ;
et que pourrais-je vous donner, ô mon Dieu? vous êtes
trop riche, et je suis trop faible : mais je prétends par là même avouer ma
faiblesse ; je prétends confesser par là que tout ce que j'ai est à vous, et
que je n'ai rien qui ne relève de vous. Ainsi, dis-je, y doit procéder un
chrétien qui veut satisfaire au précepte de l'aumône en chrétien.
De là suit une autre conséquence
: que l'aumône , pour être faite dans la rigueur du précepte
, doit être proportionnée aux biens et à leur quantité. Car Dieu , mes chers
auditeurs, qui règle tout par sa sagesse, et qui a tout fait avec nombre, poids
et mesure, exige de vous ce tribut selon toute l'étendue de votre pouvoir. Les
princes de la terre n'en usent pas toujours de la sorte ; et souvent, par des
raisons de politique que la nécessité même autorise, ils se trouvent obligés à
tirer les plus grands secours de leurs moindres sujets, pendant qu'ils ménagent
les plus opulents et les plus aisés. Mais notre Dieu, qui ne voit point de
nécessité supérieure à sa loi, et devant qui toutes
les conditions du monde ne sont rien ; sans se relâcher de ses droits et sans
égard à vos personnes, fait une imposition réelle sur vos biens. Etes-vous dans
l'abondance, il attend de vous un tribut abondant : et c'est vous flatter, ou
pour mieux dire, c'est vous tromper vous-mêmes , si vous vous en tenez quittes
pour de légères aumônes, quand vous pouvez les grossir, et que vous avez de
quoi fournir à de plus amples largesses. Abus, disait saint Ambroise ; ce n'est
point aumône que de donner peu, lorsqu'on a beaucoup reçu .
Non est eleemosyma e multis
pauca largiri. Sur quoi
ce saint docteur ajoutait : Non ergo quid fastidio
expuas, sed quid reliqionis affecta et studio conferas
pensandum est. Prenez donc garde, concluait-il,
en parlant à un riche chrétien , que l'aumône n'est point une œuvre de
surérogation, mais une dette, dont Dieu vous a chargé ; et qu'il ne s'agit pas
seulement pour vous de donner aux pauvres le rebut de votre maison, et je ne
sais quels restes de votre luxe jetés au hasard ou arrachés par importunité,
comme peut-être vous vous êtes contenté jusques à présent de le faire ; parce
que traiter ainsi votre Dieu , et le partager si mal, c'est le mépriser : Non
ergo quid fastidio expuas.
Mais voulez-vous lui rendre ce qui lui est dû? rentrez
en vous-même, examinez vos facultés et vos forces ; pesez, mais dans la balance
du sanctuaire, comment vous faites l'aumône : si vous la faites avec cet esprit
d'équité, avec cette exacte proportion que la loi demande : si vous la faites
suffisamment, si vous la faites libéralement, si vous la faites pleinement. Car
ce que vous devez craindre, poursuivait saint Ambroise, c'est qu'au lieu d'être
récompensé pour avoir donné, vous ne soyez puni pour avoir donné trop peu : Metuendum est enim ne
plus plectaris ob retenta, quam compenseris ob data.
Or quel
est, mes chers auditeurs, le grand désordre qui règne aujourd'hui dans le
monde, je dis même dans le monde chrétien? Permettez-moi de vous le
représenter, et portez-en devant Dieu la confusion. Quel est, dis-je, l'injuste
procédé des riches mondains? le voici : ils mesurent
tout, hors l'aumône, sur le pied de leurs revenus et de leurs biens. Je
m'explique. Ils veulent être servis à proportion de leurs biens, ils veulent
être vêtus à proportion de leurs biens, ils veulent être logés, meublés à
proportion de leurs biens, et non-seulement à
proportion, mais souvent bien au-delà de cette proportion : car à quel excès ne
va-t-on pas? Il n'y a que l'aumône où l'on ne se pique de nulle proportion,
quoiqu'il n'y ait que l'aumône où la proportion soit un devoir indispensable.
Car, en vérité, mes Frères, les riches du siècle règlent-ils leurs aumônes par
leurs biens; et quelle proportion voyons-nous entre ce qu'il leur en coûte pour
le soulagement des pauvres, et ce que l'esprit du monde leur fait sacrifier à
tant d'autres dépenses? c'est-à-dire, les riches du
siècle sont-ils magnifiques dans leurs aumônes autant, par proportion, qu'ils
sont superbes dans leurs habits, autant qu'ils sont splendides dans leurs
tables, autant qu'ils sont prodigues dans leur jeu? J'en appelle à eux-mêmes.
Est-ce de leur part que viennent les grandes contributions pour l'entretien des
pauvres? est-ce par eux que les hôpitaux subsistent? par eux que tant de malades sont consolés? par eux que tant de prisonniers sont secourus? Qu'une
famille soit ruinée, qu'une province soit dans la désolation, qu'un
établissement de piété soit prêta tomber, est-ce sur eux que l'on doit faire
fond pour y pourvoir? N'est-ce pas au contraire dans les conditions, dans les
fortunes médiocres, que Dieu, par sa miséricorde, fait trouver les plus
abondantes ressources? combien, dans cette ville
capitale, de personnes vertueuses, à qui leur état ne fournit rien ou presque
rien au-delà du nécessaire, savent néanmoins ménager sur ce nécessaire de quoi
subvenir aux
215
besoins des pauvres? Le dirai-je? combien de pauvres sont plus charitables, plus libéraux pour
les pauvres, que ces puissants, que ces opulents, qui tiennent dans le monde
les premières places, et que Dieu a comblés de ses bénédictions temporelles?
Cependant c'est une loi, et une loi générale et absolue, que l'aumône et les
biens doivent être proportionnés ; et quand Dieu viendra pour vous juger, il
est de la foi qu'il prendra pour règle de son jugement cette proportion. Vos
biens comparés à vos aumônes, ou vos aumônes comparées à vos biens, c'est ce
qui doit faire à son tribunal, ou votre justification, ou votre condamnation.
Pourquoi? parce qu'étant le souverain Seigneur, plus
il vous a fait part de ses dons, plus il a le droit d'en exiger le légitime
hommage, et que la raison même naturelle le veut ainsi. Souveraineté de Dieu,
premier fondement du précepte de l'aumône. Quel est le second?
C'est l'indigence et la nécessité
du prochain, à quoi Dieu vous oblige de pourvoir, et par titre de justice, et
par titre de charité : suivez-moi. Titre de justice, parce que c'est pour cela
même, et uniquement pour cela, que sa providence vous a faits ce que vous êtes,
et qu'elle vous a élevés à ce degré de prospérité qui vous distingue. Car il
faut vous détromper, Chrétiens, d'une erreur aussi commune dans la pratique,
qu'elle est insoutenable dans la spéculation; et ne vous pas persuader, si vous
êtes riches, que vous le soyez pour vous-mêmes. Ce ne sont point là les vues de
Dieu, ce n'est point là sa conduite. Vous êtes riches, mais pour qui? pour les
pauvres; et s'il n'y avait des pauvres dans le monde, j'ose dire que Dieu,
l'arbitre et le suprême modérateur de toutes les conditions du monde, ne vous
aurait jamais donné ces biens que vous possédez. Qu'a-t-il donc prétendu, et
que prétend-il encore? que vous soyez les substituts,
les ministres, les coopérateurs de sa providence à l'égard des pauvres. Voilà
ce qu'il s'est proposé, et à quoi il vous a destinés. Emploi plus glorieux pour
vous, emploi mille fois plus estimable que vos richesses mêmes. Car, qu'est-ce pour
des hommes que d'être les opérateurs de leur Dieu? Or, comprenez ma pensée : si
Dieu, immédiatement et par lui-même, avait pris soin de pourvoir aux besoins
des pauvres, il y aurait pourvu abondamment et en Dieu. Vous donc, les
coopérateurs de Dieu, vous les ministres, les substituts de Dieu, comment y
devez-vous subvenir? comme Dieu. Tel est le soin dont
il s'est déchargé sur vous; telle est la commission qu'il vous a donnée. Il a
voulu faire dépendre les pauvres de votre charité, afin que cette dépendance
fût le lien qui formât entre eux et vous une mutuelle société. Mais du reste,
ce que je conclus, c'est que l'aumône n'est point seulement une charité pure,
une charité gratuite, puisque vous ne donnez au pauvre que ce que vous avez
reçu pour le pauvre, et avec une obligation étroite de l'employer au profit du
pauvre. Ce que je conclus, c'est que manquant à faire l'aumône, ou la faisant
au-dessous de votre condition, vous outragez, vous déshonorez, je dis plus,
vous détruisez en quelque sorte, vous anéantissez la providence de Dieu.
Pourquoi? parce qu'autant qu'il est en vous, vous la
rendez imparfaite et défectueuse; parce que vous autorisez contre elle les
plaintes et les murmures des pauvres; parce que vous leur donnez un spécieux
prétexte de l'accuser, de la blasphémer, de la renoncer.
Mais pensez-vous que Dieu, jaloux
de sa gloire et touché des reproches injurieux que lui attirent vos sordides
épargnes à l'égard des pauvres, ne les fasse pas retomber sur vous-mêmes,
souvent par des vengeances d'autant plus terribles qu'elles sont moins connues?
Je ne parle point de ces malédictions temporelles qu'il répand quelquefois sur
ces riches si insensibles et si resserrés. Je ne parle point de ces
renversements de fortune, de ces coups imprévus qui partent de la main du Dieu
vengeur des pauvres. S'il ne s'attaque pas toujours à vos biens, vous en devez
plus craindre pour vos personnes, vous en devez plus craindre pour votre âme.
Vous oubliez ses pauvres, d'autres ne les oublieront pas. Dieu vous avait
élevés pour leur soulagement, d'autres seront substitués pour en être les
tuteurs ; mais en prenant sur la terre votre place auprès des pauvres, ils
auront dans le ciel la place qui vous était réservée auprès de Dieu.
Titre de charité : ah ! mes chers auditeurs, qui sont ces infortunés dont je plaide
aujourd'hui la cause ? et qui que vous puissiez être
selon le monde, ne sont-ce pas vos frères? N'est-ce pas dans le langage du
Saint-Esprit, votre propre chair? c'est-à-dire, ces
pauvres ne sont-ce pas des hommes de même nature que vous ? ne
sont-ce pas les enfants de Dieu comme vous, appelés à la même adoption que
vous, à la même grâce que vous, à la même gloire que vous? ne
sont-ce pas les héritiers de Dieu, les cohéritiers de Jésus-Christ aussi bien
que vous? Or, quel moyen, reprend le disciple
216
bien-aimé saint Jean, que leur
étant unis d'un nœud si intime et par tant d'endroits, vous les puissiez voir
dans la souffrance, et ne leur pas ouvrir les entrailles de votre miséricorde ?
ou que vous puissiez les abandonner dans leur disette,
et avoir l'amour et la charité de Dieu en vous? Mais si vous n'avez pas alors
l'amour de Dieu, vous êtes donc ennemis de Dieu ; si vous êtes ennemis de Dieu,
vous avez donc violé un précepte de Dieu, et ce précepte ne peut être que
l'incontestable et l'indispensable commandement de l'aumône : Qui habitent substantiam hujus mundi, et viderit fratrem suum necessitatem
habere, et clauserit viscera sua ab eo, quomodo charitas Dei manet in eo (1) ? Et ne
pensons pas que ce devoir ne regarde que certaines nécessités des pauvres plus
pressantes et plus rares. Quand je dis que la justice, que la charité nous obligent à aider nos frères dans leurs besoins, qu'est-ce
que j'entends? besoins communs, tels qu'ils se
présentent tous les jours à nos yeux, ou tels que nous ne les connaissons pas,
mais dont sans doute nous serions émus, tout communs qu'ils sont, si nous
étions plus attentifs à les découvrir et à les connaître. Car c'est une autre
illusion non moins grossière, et qui renverse toutes les lois de l'humanité, de
croire que le précepte de l'aumône n'est rigoureux qu'à l'égard des nécessités
extrêmes des pauvres. Outre ces extrêmes nécessités, il y a des nécessités grièves et plus fréquentes ; et si Dieu dans ces grièves nécessités, nous permettait de laisser les pauvres
sans secours, comment le Sauveur du monde, en condamnant un jour tant de
réprouvés, prendrait-il pour le sujet capital et universel de leur réprobation , l'oubli volontaire des pauvres ? Y a-t-il donc
tant de riches assez impitoyables pour voir périr un pauvre à leurs yeux, pour
le voir presque réduit aux abois et prêt à rendre l'âme, sans prendre soin de
lui conserver la vie, et de le tirer d'une telle extrémité ? Y a-t-il
d'ailleurs tant de pauvres dans un état si misérable et si dépourvu ? Par
conséquent, concluent les théologiens, pour expliquer l'Evangile, il ne faut
pas seulement l'entendre de ces nécessités extraordinaires, mais des autres qui
nous frappent plus communément la vue, et à quoi Dieu nous ordonne, sous peine
d'une damnation éternelle, d'apporter le remède qui dépend de nous et que nous
avons dans les mains. En sorte que, suivant la pensée d'un des plus savants
hommes du siècle passé, un chrétien qui formerait, ou
qui forme en effet cette
résolution, de ne faire l'aumône que dans les dernières nécessités des pauvres,
dès là commet un péché grief, et perd la grâce de Dieu, parce qu'il est dans
une disposition criminelle, et dans une volonté directement opposée à la loi de
Dieu.
Tristes vérités pour vous, riches
du monde, et qui ne confirment que trop ce terrible anathème que le Fils de
Dieu a prononcé contre vous : Vœ vobis divitibus ! Malheur à
vous qui vivez dans l'opulence ! Pourquoi ? parce que votre opulence même a
presque toujours l'un de ces deux effets, ou d'allumer dans votre cœur la
cupidité et l'envie d'avoir, au lieu de l'éteindre; ou de vous rendre plus
sensuels et plus amateurs de vous-mêmes, deux principes de votre indifférence
pour les pauvres; car, possédés d'une
avare convoitise, vous voulez profiter de tout et ne vous dessaisir de rien;
toujours biens sur biens, toujours acquêts sur acquêts ; toujours les mains
ouvertes pour recevoir, et jamais pour donner ; que dis-je? et
souvent même fallut-il dépouiller le pauvre et lui arracher le peu qui lui
reste, bien loin de contribuer à sa subsistance ; fallût-il l'opprimer, bien
loin de le relever, tout n'est-il pas mis en usage pour contenter la faim
insatiable qui vous dévore? Les droits les plus saints ne sont-ils pas foulés
aux pieds? ne se porte-t-on pas jusqu'à la violence la
plus injuste et la plus criante, jusqu'à la cruauté, jusqu'à la barbarie! ou bien, idolâtres de vos sens et tout occupés de
vous-mêmes, vous n'avez d'attention que pour vous-mêmes, de sentiment que pour vous-mêmes.
Que le pauvre pâtisse dans la disette, que le malade languisse sur la paille,
que la veuve chargée d'enfants et percée de leurs cris, ressente toutes leurs
douleurs et ne puisse répondre à leurs gémissements que par ses larmes, comme
ce sont des maux étrangers et qui n'approchent point de vous, pourvu que votre
sensualité soit satisfaite,
pourvu que votre corps ait toutes ses commodités et toutes ses aises,
vous êtes contents, et vous ne pensez guère si les autres le doivent être. Mais
Dieu y pense; et viendra le temps où il saura vous y faire penser malgré vous,
quand, pour la justification de sa providence, il vous demandera raison du
pauvre; quand il vous traitera comme vous avez traité le pauvre, quand il vous
jugera sans miséricorde, comme vous avez rejeté le pauvre sans compassion.
Voilà, mes chers auditeurs, sur quoi
il faudrait s'examiner, s'accuser
soi-même. Voilà, de tous les points de conscience, l'un des plus essentiels, et
sur
217
quoi les ministres du Seigneur
devraient être plus vigilants et plus sévères, puisqu'il y va de l'honneur de
Dieu et de l'intérêt du prochain. Cependant, convaincus du précepte de
l'aumône, vous voulez savoir quelle en doit être la matière, et c'est ce que je
vais vous apprendre dans la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Etablir le précepte de l'aumône,
et n'en pas déterminer la matière, c'est, dans le sentiment du docte chancelier
Gerson, troubler les âmes faibles et scrupuleuses, et autoriser sans le
prétendre les âmes insensibles et dures. C'est, dis-je, troubler les âmes
faibles et scrupuleuses, en les jetant dans l'embarras d'une décision dont
elles sont par elles-mêmes incapables; et c'est autoriser les âmes insensibles
et dures, en leur laissant de vains prétextes pour éluder la loi de Dieu, et
l'obligation qu'elle leur impose. C'est, ajoutait ce grand personnage, assigner
au pauvre une dette sur le riche, mais une dette sans fonds, une dette
litigieuse, une dette dont le pauvre se verra immanquablement frustré, et dont
le riche croira toujours être en droit de se défendre. Or, il est Important et
nécessaire d'obvier à de tels inconvénients; et voici ce que la théologie me
fournit de règles et de principes, pour en arrêter les dangereuses
conséquences. Elle m'apprend que, dans les nécessités communes des pauvres,
c'est le superflu des riches qui doit faire la matière de l'aumône. Voilà
d'abord ce qu'elle suppose : et en le supposant, elle se fonde sur les maximes
les plus constantes de la raison et de la foi. Car elle s'attache à la parole
expresse de saint Paul, qui veut que dans le christianisme l'abondance des uns
soit le supplément de l'indigence des autres : Vestra
autem abundantia inopiam illorum suppleat (1). Or, ce que l'Apôtre appelle abondance
n'est rien autre chose que le superflu même dont je parle. Elle s'en tient au
consentement unanime des Pères, qui, s'expliquant sur ce superflu, l'ont
toujours regardé comme un bien qui appartient aux pauvres, comme un bien dont
les riches sont seulement les dépositaires et les distributeurs, comme un bien
qu'ils ne peuvent retenir dans les nécessités publiques sans commettre la plus
criminelle injustice, et, selon l'expression de saint Ambroise, sans se rendre
coupables de vol. Car c'est ainsi que s'en déclare ce saint docteur, dont la
morale d'ailleurs est des plus exactes et d'un caractère
moins outré : Non enim majus crimen
est habenti tollere, quam quum abundas,
indinenti denegare.
Oui, disait ce Père, vous devez être persuadé que ce n'est pas un moindre
crime, de refuser au pauvre votre superflu, que de lui enlever son bien même.
Elle s'appuie sur le raisonnement de saint Thomas, tiré de la nature même des
choses, et de l'ordre primitif où Dieu les avait créées. Car, dans la première
intention de Dieu, dit le docteur angélique, c'est-à-dire avant que le péché
eût dépouillé l'homme de cette justice originelle qui tenait dans une règle si
parfaite ses affections et ses désirs, tous les biens de la terre étaient
communs; et si Dieu dans la suite des temps en a ordonné le partage, ce n'est
que pour corriger le désordre du péché et pour réprimer la cupidité de l'homme.
Or, ce partage, reprend saint Thomas, ne serait pas l'ouvrage de Dieu, si le
superflu des uns ne devait être communiqué aux autres.
Et en effet, Chrétiens, à le bien prendre, Dieu n'a rien fait de superflu dans le
monde; et ce que nous appelons superflu n'est point en soi ni absolument
superflu; ou si vous voulez, ce qu'il est pour le riche, il ne l'est pas pour
le pauvre. Pour le riche, c'est superflu; pour le pauvre, c'est nécessaire.
Mystère de providence, et d'une providence infiniment sage : mystère que le
grand Apôtre développait aux Corinthiens, en leur faisant remarquer comment
Dieu par là avait voulu rétablir cette bienheureuse égalité de l'état
d'innocence : Vestra autem
abundantia illorum inopiam suppleat, ut fiat œqualitas, sicut scriptum est, qui multum, non abundavit; et qui modicum, non minoravit (1). Que votre abondance (ce sont toujours
les paroles du Maître des nations), que votre abondance supplée à la disette de
vos frères, afin que tout soit égal, conformément à ce qui est écrit de la
manne, qui se partageait de telle sorte parmi le peuple, que l'un n'en avait ni
plus ni moins que l'autre, soit qu'il en eût beaucoup ou peu recueilli. Saint
Thomas porte encore la chose plus loin : et il soutient qu'il est même de
l'avantage du riche que Dieu l'ait ainsi ordonné. Pourquoi ? parce
que si le riche avait du superflu, dont il ne fût ni comptable, ni redevable
aux pauvres, ce superflu non-seulement ne serait plus
un don de Dieu, mais une malédiction, puisque ce serait un des plus grands
obstacles du salut. Car il est vrai que rien n'est ni ne doit être plus dangereux
pour le salut, que la
218
superfluité du bien, surtout d'un
bien abandonné à la discrétion et au gré de l'amour-propre, avec un pouvoir
sans réserve d'en disposer. Il a donc été de la miséricorde et de la providence
de Dieu sur les riches, de leur ôter un pouvoir dont infailliblement ils
abuseraient, et de ne leur donner le superflu que pour en faire part aux
pauvres. Tels sont les principes des théologiens. Mais quoi qu'il en soit,
Chrétiens, de toutes ces réflexions, on convient, et c'est un sentiment
universel, que le superflu est la matière de l'aumône, et que vous êtes
indispensablement obligés de l'employer selon que les nécessités des pauvres le
demandent. Or, ces nécessités, poursuivent les docteurs, ne manqueront jamais
dans le monde , et il y en aura toujours assez pour
épuiser tout ce superflu, quand les riches touchés de leur devoir y satisferont
avec une entière fidélité.
Mais qu'est-ce que ce superflu?
Voilà l'importante et l'essentielle question qu'il s'agit maintenant de bien
résoudre. Si je consulte la théologie, que me répond-elle? que
sous ce terme de superflu elle comprend tout ce qui n'est point nécessaire à
l'entretien honnête de la condition et de l'état; et c'est là qu'elle s'en
tient. Mais c'est de là même que l'ambition, que le luxe, que la cupidité, que
la volupté empruntent des armes pour combattre le
précepte de l'aumône. Car de cette définition ;du
superflu, naissent les prétextes, non-seulement pour
secouer le joug et pour s'affranchir de la loi, mais pour la détruire et
l'anéantir; et si nous ne les renversons, ces faux prétextes, c'est ne rien
faire. Ecoutez donc ce qu'opposent les avares et les ambitieux du siècle ! Ils
n'ont point, disent-ils, de superflu, et tout ce qu'ils ont leur est nécessaire
pour subsister dans leur état, et selon leur état : mais voici ma réponse; et
je dis qu'il faut examiner sur cela deux choses. En premier lieu, quel est cet
état; et en second lieu, ce qui est nécessaire dans cet état. Quel est cet
état? est-ce un état chrétien, ou est-ce un état
païen? est-ce un état réel, ou est-ce un état
imaginaire? est-ce un état borné, ou est-ce un état
sans limites? est-ce un état dont Dieu soit l'auteur,
ou est-ce un état que se soit fait une passion aveugle ? car
voilà le nœud de toute la difficulté. Si c'est un état qui n'ait point de
bornes, un état qui ne soit fondé que sur les vastes idées de votre orgueil, un
état dont le paganisme même aurait condamné les abus, et dont le faste immodéré
soit le scandale et la honte du christianisme, ah ! mon cher auditeur, je
conçois alors comment il peut être vrai que vous n'ayez point de superflu ;
comment il est possible que le nécessaire même vous manque. Car, pour maintenir
ces sortes d'états, à peine des revenus immenses suffiraient-ils; cl bien loin
d'en avoir trop, on n'en a jamais assez. C'est, dis-je, ce que je comprends :
mais ce que je ne comprends pas, c'est qu'étant chrétien comme vous l'êtes,
vous apportiez une telle excuse pour vous dispenser de l'aumône. En effet, si
ces sortes d'états prétendus étaient autorisés, et s'il était permis de les
maintenir, que deviendrait donc le précepte de l'aumône? ou
plutôt, que deviendraient les pauvres, en faveur de qui Dieu l'a porté? où trouverait-on pour leur entretien du superflu dans le
monde? et faudrait-il que Dieu sans cesse fit des
miracles pour y pourvoir?
Mais n'entrons point, je le veux,
Chrétiens, dans la discussion de vos états. Supposons-les tels que vous les
imaginez, tels que votre présomption vous les fait envisager : voyons seulement
ce qu'il y a dans ces états, ou de nécessaire pour vous, ou de superflu. Or,
j'appelle au moins superflu ce qui vous est, je ne dis pas précisément inutile,
mais même évidemment préjudiciable. Car pour ne rien exagérer, je ne prends de
ces états que ce qui sert à en fomenter les dérèglements, les excès, les
crimes; et cela me suffit pour y trouver du superflu. J'appelle superflu ce que
vous donnez tous les jours à vos débauches, à vos plaisirs honteux : renoncez à
cette idole dont vous êtes adorateurs, et vous aurez du superflu. J'appelle
superflu, femme mondaine, ce que vous dépensez, disons mieux, ce que vous
prodiguez en mille ajustements frivoles, qui entretiennent votre luxe, et qui
seront peut-être un jour le sujet de voire réprobation : retranchez une partie
de ces vanités, et vous aurez du superflu. J'appelle superflu ce que vous ne
craignez pas de risquer à un jeu qui ne vous divertit plus, mais qui vous attache,
mais qui vous passionne, mais qui vous dérègle, mais surtout qui vous ruine et
qui vous damne : sacrifiez ce jeu, et vous aurez du superflu. Quoi donc! vous avez de quoi fournira vos passions, et à vos passions
les plus déréglées, tout ce qu'elles demandent; et vous prétendez ne point
avoir de superflu? vous avez du superflu pour tout ce
qui vous plaît, et vous n'en avez point pour les pauvres? Voilà ce que le
devoir de mou ministère m'oblige à vous représenter, et ce que je vous conjure
de vouloir bien vous représenter à vous-mêmes.
219
Mais ne puis-je pas me servir de
ce superflu, pour m'agrandir et pour accroître ma fortune? Ah! Chrétiens, voici
l'écueil et la pierre de scandale pour tous les riches du siècle : ce désir de
s'agrandir, de s'élever, de parvenir à tout, sans jamais borner ses vues, et
sans jamais dire : C'est assez. Mais enfin ce désir est-il criminel? car il faut parler exactement, et dans la rigueur de
l'école. Eh bien ! j'y consens, parlons dans la
rigueur de l'école; elle me sera avantageuse,
et je ne crains point qu'elle affaiblisse la vérité que je vous prêche.
Je ne dis rien de ceux qui, revêtus des bénéfices et des dignités de l'Eglise,
voudraient employer le superflu des revenus ecclésiastiques à se l'aire une
fortune et à se distinguer dans le monde ; ils savent mieux que moi quels anathèmes
l'Eglise a fulminés contre ce désordre ; ils savent que le relâchement de la
morale n'a point encore été jusqu'à favoriser là-dessus en aucune sorte leur
ambition et leur convoitise ; ils savent avec quelle sévérité les théologiens
les moins étroits et les plus indulgents ont raisonné sur l'emploi de ce
superflu , qui même, Indépendamment
des pauvres, n'appartient point aux riches bénéficiers ;
et ils n'ignorent pas que tout usage profane qu'ils en font est, de l'aveu de
tous les docteurs et incontestablement, un sacrilège. Que si vous me demandiez
à quoi leur sert donc cette multiplicité de bénéfices qu'ils recherchent avec
tant d'ardeur, et qu'ils poursuivent avec tant d'empressement, puisqu'elle ne
fait qu'augmenter le poids de leurs obligations, sans leur pouvoir être de nul
avantage par rapport à ces fins humaines d'accroissement et d'élévation, c'est
sur quoi je n'aurais sarcle ici de m'étendre, et j'aimerais mieux m'en
rapporter à leurs consciences, que de faire une censure de leur conduite dont
vous sciiez peu édifiés, et dont peut-être ils seraient encore moins touchés.
Ainsi revenons au point et à la question générale.
Est-ce un désir injuste et
criminel que de vouloir agrandir son état? Non, Chrétiens, il ne l'est pas
toujours ; ou, si vous voulez , il ne l'est pas en
soi. Mais prenez bien garde aux conditions requises, afin qu'il ne le soit pas;
et voyez si de tous les désirs que l'on peut former, il y en a un plus
dangereux et communément plus pernicieux. Je veux qu'il vous soit permis
d'agrandir votre état; mais comment? selon les lois de
votre religion. Par exemple, qu'il vous soit permis d'acheter celle charge, si
vous avez le mérite nécessaire pour
l'exercer, si vous êtes capable d'y glorifier Dieu, si c'est pour l'utilité
publique : car pourquoi vous élèverez-vous aux dépens du public et de Dieu
même? Or, combien de riches néanmoins voyons-nous tous les jours ainsi
s'élever? Il était de l'intérêt de Dieu que cet homme, qui n'a ni conscience,
ni probité, n'eût jamais le pouvoir et l'autorité entre les mains ; et
toutefois parce qu'il était riche, il a su monter aux premiers rangs et
parvenir à tout. L'ignorance et l'incapacité de celui-ci devaient l'exclure de
toutes affaires et de toute administration ; mais parce qu'il était opulent, sa
présomption l'a porté à vouloir être assis sur les tribunaux de la justice,
pour décider et pour juger. Cependant, si l'un et l'autre ne se fût point mis en tête d'agrandir son état, ils auraient eu
l'un et l'autre du superflu ; et c'est de ce superflu qu'ils auraient accompli
le précepte de l'aumône. Mais cette morale nous conduirait trop loin.
Je veux, Chrétiens, qu'il vous
soit permis d'agrandir votre état, pourvu que vous vous conteniez dans les
termes d'une modestie raisonnable et sage, et que ce désir n'aille pas jusqu'à
l'infini. Pourquoi? non-seulement parce qu'il n'est
rien de plus opposé à l'esprit du christianisme que de vouloir toujours
s'élever, et que cela seul, dit saint Bernard, est un crime devant Dieu; mais
parce qu'il s'ensuivrait de là que le commandement de l'aumône ne serait plus
qu'un commandement chimérique et en spéculation. Car il est évident que les
riches ayant droit alors, comme ils l'auraient, d'épargner tout, de ménager
tout, de retenir tout, il n'y aurait plus de superflu dans le monde , et
qu'ainsi le précepte de l'aumône ne serait plus que l'ombre d'une ancienne loi
qui obligeait nos pères, tandis que la simplicité du siècle bornait leurs vues
et les fixait à un état, mais qui dans la suite aurait perdu toute sa force,
depuis que la science du monde nous a inspiré de plus hautes idées, et appris à
bâtir de grandes fortunes. Or, dites-moi, mes chers auditeurs, si cette
conséquence est soutenable !
Je veux qu'il vous soit permis
d'agrandir votre état, pourvu qu'en même temps vos aumônes grossissent à
proportion, et que vous posiez pour principe qu'elles font une partie et une
partie essentielle de votre état. Mais ce que je veux surtout (retenez bien
cette maxime), c'est qu'il ne vous soit point permis d'agrandir votre état,
qu'après que vous aurez pourvu aux nécessités des pauvres, et qu'autant que les
nécessités des pauvres pourront s'accorder avec cette nouvelle grandeur. Est-il
rien de plus juste? Quoi! mon Frère, vous travaillerez
par
220
de continuelles et de longues
épargnes ta vous établir et à vous pousser dans le monde , pendant que les
pauvres souffriront? Au lieu de les soulager, vous n'aurez point d'autre soin
que d'amasser et d'acquérir; et vous insulterez, pour ainsi parler, à leur
misère, en leur faisant voir dans votre élévation l'éclat et la pompe qui vous
environne? Non , mon Dieu , direz-vous si vous êtes
chrétien, il n'en ira pas de même. Je sais trop à quoi m'engage la charité que
je dois à mon prochain. Il n'est pas nécessaire que je sois plus riche ni plus
grand ; mais il est nécessaire que vos pauvres subsistent. Mon premier devoir
sera donc de les secourir ; et tandis que je les verrai dans l'indigence
, je ne regarderai le superflu de mes biens que comme un dépôt que vous
m'avez confié pour eux. Voilà comment vous parlerez ; et si la nécessité des
pauvres devenait extrême, non-seulement vous y
emploierez le superflu , mais le nécessaire même de
votre état : pourquoi? parce que vous devez aimer votre
prochain préférablement à votre état ; et s'il faut rabattre quelque chose de
votre état pour conserver votre frère, c'est à quoi vous devez consentir et
vous soumettre , afin que votre frère ne périsse pas. Ainsi l'enseigne toute
l'école.
Et quand je dis nécessité extrême
du prochain, je n'entends pas seulement nécessité extrême par rapport à la vie
; j'entends nécessité extrême par rapport aux biens, à l'honneur, à la liberté.
Je m'explique. Vous savez que ce malheureux doit languir des années entières
dans une prison, si l'on ne contribue à sa délivrance ; vous savez que cette
jeune personne va se perdre, si l'on ne s'empresse de l'aider : c'est du
nécessaire même de votre état que leur doit venir ce secours : par quelle
raison ? parce que ce sont là des nécessités extrêmes.
Telle est ma pensée ; et ce que je pense n'est point ce qui s'appelle morale
sévère, puisque c'est la morale même de ceux qu'on a le plus soupçonnés et
accusés de relâchement.
Ah ! Chrétiens, qu'il y a de
vérités dont on n'est pas encore persuadé dans le christianisme ! Je vois
bien, reprend saint Augustin dans ses commentaires sur le psaume
trente-huitième (et j'avoue, mes Frères, que voici le seul prétexte qui serait
capable de m'arrêter et que j'aurais peine à combattre, si ce saint docteur ne
l'avait lui-même détruit), je vois ce que vous m'allez opposer : vous dites que
vous avez une famille et des enfants à pourvoir ; d'où vous concluez que vous
pouvez donc garder votre superflu : Video
quid dicturus es : Filiis servio. Mais je vous réponds, ajoute ce Père, que, sous
une apparence de piété, cette parole n'est qu'une vaine excuse de votre
iniquité : Sed hœc vox pietatis
excusatio est iniquitatis.
Non, Chrétiens, ce prétexte, tout spécieux qu'il est, ne vous justifiera jamais
devant Dieu. Soit que vous ayez des enfants à établir ou non, du moment que
vous avez du superflu, vous le devez aux pauvres selon les règles de la charité
: car ces règles sont faites pour vous et elles n'ont rien d'incompatible avec
vos autres devoirs. Vous devez pourvoir vos enfants; mais vous ne devez pas
oublier les membres de Jésus-Christ. Si Dieu vous avait chargés d'une plus
nombreuse famille, vous sauriez bien partager vos soins paternels entre tous
les sujets dont elle serait composée. Or, regardez ce pauvre comme un enfant de
surcroît dans votre maison. Excellente pratique d'adopter les pauvres qui vous
représentent Jésus-Christ, et de les mettre au nombre de vos enfants !
Mais enfin, ajoutez-vous, les
temps sont mauvais, chacun souffre; et n'est-il pas alors de la prudence de
penser à l'avenir, et de garder son revenu? C'est ce que la prudence vous dicte
; mais une prudence réprouvée, une prudence charnelle et ennemie de Dieu. Tout
le monde souffre et est incommodé, j'en conviens; mais après tout si j'en
jugeais parles apparences, peut-être aurais-je peine à en convenir ; car jamais
le faste, jamais le luxe fut-il plus grand qu'il l'est aujourd'hui? et qui sait
si ce n'est point pour cela que Dieu nous châtie, Dieu, dis-je, qui, selon
l'Ecriture, a en horreur le pauvre superbe? Mais encore une fois, je le veux,
les temps sont mauvais; et que concluez-vous de là? Si tout le monde souffre,
les pauvres ne souffrent-ils point? et si les
souffrances des pauvres se trouvent jusque chez les riches, à quoi doivent être
réduits les pauvres mêmes? Or, à qui est-ce d'assister ceux qui souffrent plus,
si ce n'est pas à ceux qui souffrent moins? Est-ce donc bien raisonner de dire
que vous avez droit de retenir votre superflu, parce que les temps sont
mauvais, puisque c'est justement pour cela même que vous ne le pouvez retenir
sans crime, et que vous êtes dans une obligation particulière de le donner?
Cette morale vous étonne, et vous
paraît n'aller à rien moins qu'à la damnation de tous les riches. Il me suffit
de vous répondre, avec le chancelier Gerson, que ce n'est point celle morale
qui damne les riches ; mais que ce sont
221
les riches qui se damnent, pour ne
vouloir pas suivre cette morale. Aussi le Fils de Dieu n'attribue point la
réprobation du mauvais riche de l'Evangile à une autre cause. De conclure que
tous les riches sont damnés, c'est mal penser de ion prochain; c'est vouloir
entrer dans les conseils de Dieu, et juger des autres avec témérité il avec
malignité. Faisons notre devoir, mes Frères, dit saint Augustin, et il ne nous
arrivera jamais de tirer de pareilles conséquences. Quand nous serons
charitables et miséricordieux, nous trouverons qu'il y en a d'autres qui le
sont aussi bien que nous, et qui le sont plus que nous. Quoi qu'il en soit, mon
cher auditeur, n'abusez point du superflu de vos biens ; il puisque Dieu vous
le demande pour servir a votre salut, ne le faites pas
servir à votre perte éternelle. Souvenez-vous qu'il le faudra laisser un jour,
ce superflu; et qu'après vous être rendu odieux dans le monde en le réservant,
après vous être attiré la haine de Dieu, vous le quitterez à la mort : au lieu
qu'en le consacrant à la charité, vous le ménagez pour le ciel. Souvenez-vous
que rien même n'engagera plus Dieu à verser sur vous ses bénédictions
temporelles, qu'un saint usage de vos biens en faveur des pauvres. La parole de
Jésus-Christ y est expresse : Donnez, et vous recevrez. Achevons. Précepte de
l'aumône, matière de l'aumône, c'est de quoi je vous ai parlé. En voici
l'ordre, et c'est le sujet de la dernière partie.
TROISIÈME PARTIE.
C'est l'ordre qui donne la
perfection aux choses, et quand le Saint-Esprit, dans l'Ecriture, veut nous
faire entendre que Dieu a tout hit en Dieu, il se contente de nous dire qu'il a
tout t'ait avec ordre et avec mesure. La charité même, dit saint Thomas, cette
reine des vertus, cesserait d'être vertu, si l'ordre y manquait. Aussi l'épouse
des Cantiques comptait parmi les grâces les plus singulières qu'elle eût reçues
de son époux, celle d'avoir ordonné la charité dans son cœur : Ordinavit in me charitatem
(1). Mais quoi! demande saint Augustin, la charité a-t-elle besoin d'être
ordonnée; et n'est-ce pas elle qui met l'ordre partout, ou n'est-elle pas
elle-même l'ordre et la règle de tout? Oui, mes Frères, répond ce saint
docteur; la charité, la vraie charité est ordonnée dans elle-même, et ne doit
point chercher l'ordre hors d'elle-même; mais il y a une fausse charité, et un de ses caractères est
d'être déréglée et sans ordre. De
là vient, continue ce Père, que l'épouse, figure de l'âme chrétienne, se tient
redevable à Dieu de deux grandes grâces; l'une de lui avoir donné la charité,
et l'autre d'avoir établi dans elle l'ordre de la charité : Ordinavit
in me charitatem. C'est l'explication que fait
saint Augustin de ces paroles. Or, ce qu'il dit de la charité en général se
doit dire en particulier de l'aumône, puisque l'aumône est essentiellement une
partie de la charité, Il faut donc de l'ordre dans l'aumône : et cet ordre , selon les théologiens, doit être observé,
premièrement, par rapport aux pauvres, à qui l'aumône est due ; secondement,
par rapport aux riches, à qui l'aumône est commandée : voilà une instruction
dont il ne faut, s'il vous plaît, rien perdre.
Je dis que, par rapport aux pauvres
à qui l'aumône est due, il y a un ordre à garder ; et cet ordre quel est-il? c'est que l'aumône, du moins dans la préparation du cœur, ou
pour parler plus intelligiblement, c'est que la volonté de faire l'aumône doit
être générale et universelle; c'est-à-dire qu'elle doit s'étendre à tous les
pauvres de Jésus-Christ, sans en exclure un seul; car dès que vous en
excepterez un seul, vous n'aurez plus le véritable esprit de la charité. Il
faut, dit saint Chrysostome, que cette vertu ramasse dans notre cœur tout ce
qu'il y a au monde de nécessiteux et de misérables, comme ils sont tous
ramassés dans le cœur de Dieu. C'est là, pour m'ex-primer de la sorte, c'est
dans les entrailles de la charité de Dieu, que saint Paul trouvait tous les
hommes réunis, et que tous les hommes nous doivent paraître également dignes de
nos soins : Cupio vos omnes
in visceribus Christi Jesu (1). En sorte que, s'il se pouvait faire que votre
charité eût une aussi grande étendue que les misères du prochain
, vous voudriez soulager, par votre charité, toutes les misères du
monde, afin de pouvoir dire en parlant aux pauvres ce que disait le même apôtre
aux Corinthiens : Cor nostrum dilatatum
est; non angustiamini in nobis
(2). Non, mes Frères, qui que vous soyez, mon cœur n'est point resserré pour
vous; mais vous y avez tous place : car voilà le caractère de la charité et de
la miséricorde chrétienne.
Que dis-je, de la miséricorde
chrétienne? Dieu même dans l'ancien Testament, ne prescrivait-il pas aux Juifs
cette loi; et, en leur ordonnant l'aumône, ne leur marquait-il pas en
particulier la personne de leur ennemi ?
222
Si esurierit
inimicus tuus, ciba illum ; si sitit, da ei aquam
bibere (1)
; voulant par là leur faire entendre que l'aumône ne devait point être bornée;
mais qu'étant, selon l'expression de saint Pierre Chrysologue, l'émule de la
miséricorde de Dieu, elle doit se répandre aussi bien sur les ennemis que sur
les amis, comme Dieu fait lever son soleil aussi bien sur les méchants que sur
les justes : Si esurierit inimicus
tuus, ciba illum. Or, si Dieu le voulait de la sorte dans une loi
où il était, ce semble, permis de haïr son ennemi, ou du moins quelque ennemi,
ainsi que l'expliquent les Pères ; jugez , Chrétiens,
ce qu'il exige de nous, pour qui l'amour des ennemis est un devoir propre et un
commandement particulier.
Et de là même concluons quel est
l'aveuglement et l'erreur de certaines personnes qui, jusque dans leurs
aumônes, se laissent gouverner par leurs passions et leurs affections
naturelles; qui donnent à ceux-ci, parce que ceux-ci leur plaisent, et qui ne
donnent jamais à ceux-là, parce que ceux-là n'ont pas le bonheur de leur
agréer; qui se font une gloire et un point d'honneur de pourvoir aux besoins
des uns, et qui n'ont que de la dureté ou de l'indifférence pour les autres;
c'est-à-dire qui contentent leur amour-propre, en faisant l'aumône, et qui
suivent le mouvement d'une antipathie secrète, en ne la faisant pas. Car c'est
ce qui arrive aux spirituels mêmes, sans qu'ils y fassent réflexion. Or, est-ce
là l'esprit de l'Evangile? Accoutumons-nous, mes chers auditeurs, à faire les
actions chrétiennes chrétiennement, et n'en corrompons point la sainteté par le
mélange de l'iniquité. Faire ainsi l'aumône, ce n'est point pratiquer, mais
profaner une vertu. Si je fais l'aumône dans l'ordre de Dieu, je dois être prêt
à la faire sans distinction et sans exception; à la
faire partout où je verrai le besoin, et selon la mesure du besoin que Dieu me
fera connaître. Tellement qu'à prendre la chose en général, si je vois mon
ennemi même dans une nécessité plus pressante, je dois le secourir par
préférence à tout autre. Voilà ce que m'apprend le christianisme que je
professe; et sans cela, je n'ai qu'une charité apparente. Car je ne mérite rien
dans les aumônes que je fais, et je me rends doublement coupable dans celles
que je ne fais pas : pourquoi? parce que dans les
aumônes que je fais, je ne suis que mon inclination ; et dans celles que je ne
fais pas, je satisfais mon ressentiment, et je manque
à une de mes plus étroites
obligations.
Ce n'est pas qu'il ne soit
permis, et qu'il ne soit même à propos d'avoir là-dessus certains égards ; et
je conviens, avec tous les maîtres de la morale, que les proches et les domestiques
doivent communément remporter sur les étrangers; ceux qui se trouvent dans une
impuissance absolue de s'aider, sur ceux à qui il reste encore dans leur
travail quelque ressource ; ceux qui s'emploient à procurer la gloire de Dieu
et à sanctifier le prochain, sur ceux qui ne sont occupés que d'eux-mêmes et de
leur propre salut. Ce fut le puissant motif qui porta saint Louis à répandre si
libéralement ses grâces sur ces deux apôtres de son siècle, saint Dominique et
saint François d'Assise. Il n'épargna rien
pour les soutenir, pour les seconder, parce qu'il les regarda comme les
défenseurs de l'Eglise, comme les propagateurs de la foi, comme les
dispensateurs de la parole de Dieu. Ce n'est plus guère peut-être la dévotion
de notre temps, mais la dévotion de saint Louis était sans doute aussi solide
que la nôtre.
L'ordre de l'aumône ainsi réglé,
par rapport aux pauvres, à qui l'aumône est due, il reste à le régler par
rapport au riche, à qui l'aumône est commandée ; et c'est ce que je réduis à
cinq articles, par où je finis en peu de paroles, pour ne pas fatiguer votre
patience.
Première règle : que l'aumône
soit faite d'un bien propre, et non point du bien d'autrui, comme il arrive
tous les jours ; non point d'un bien injustement acquis, et que la conscience
me reproche. Car notre Dieu, Chrétiens, a l'injustice en horreur, et la déteste
jusque dans le sacrifice et l'holocauste, comme parle l'Ecriture : Odio habens rapinam in holocausto (1). Faire des aumônes du bien d'autrui, dit
saint Chrysostome, c'est faire Dieu le complice de nos larcins, et vouloir
qu'il participe à notre péché. Puisque l'aumône, selon saint Paul, est comme
une hostie qui nous rend Dieu favorable : Talibus
enim hostiis promeretur Deus (2), offrons-lui cette hostie toute
pure, et ne confondons jamais une aumône et une restitution; car ce sont deux
choses essentiellement distinguées que la restitution et l'aumône ; et jamais
l'aumône ne peut être le supplément de la restitution, si ce n'est que la
restitution nous soit impossible.
Seconde règle : que les actions
de justice envers les pauvres passent toujours devant les œuvres de pure
charité ; ou, si je puis ainsi
223
parler, que l'aumône de justice
précède toujours l'aumône de charité. Car il y a, mes Frères, une aumône de
justice ; et j'appelle aumône de justice, payer aux pauvres ce qui leur
appartient, payer de pauvres domestiques, payer de pauvres artisans, payer de
pauvres marchands, ou même de riches marchands, mais qui de riches qu'ils
étaient, tombent dans la pauvreté, parce qu'on les laisse trop longtemps
attendre. Or, la loi de Dieu veut que cette espèce d'aumône ait le premier
rang, et c'est par là qu'il faut commencer. Mais avouons-le, Chrétiens, c'est
une morale que bien des riches du monde ne veulent pas entendre aujourd'hui.
Vous le savez : on traite ce marchand, cet artisan, qui fait quelque instance,
de fâcheux et d'importun ; on le fait languir des années entières ; et après
bien des remises, qui l'ont peut-être à demi ruiné, on lui donne à regret ce
qui lui est le plus légitimement acquis, comme si c'était une grâce qu'on lui
accordât, et non une dette dont on s'acquittât. Combien même en usent de la
sorte par une politique d'intérêt, que je n'examine point ici ; voulant
paraître incommodés dans leurs affaires, et cacher leur état aux yeux des
hommes, mais sans le pouvoir cacher aux yeux de Dieu ? Quoi qu'il en soit, ce
n'est pas sans raison que je touche ce point; et sans que je m'explique
davantage, tel qui m'écoute comprend assez ce que je dis, ou ce que je veux
dire.
Troisième règle : que les aumônes
ne soient point jetées au hasard , mais données avec mesure, avec réflexion.
Autrement, ce sont des aumônes souvent mal placées. L'un reçoit, parce que le
hasard vous l'a présenté ; et l'autre ne reçoit rien, parce que vous n'avez pas
pris soin de le chercher et de le connaître. Mais celui-là peut-être que vous
soulagez pouvait encore se passer d'un tel secours ; et celui-ci que vous ne
soulagez pas manque de tout, et il réduit aux dernières extrémités.
Quatrième règle : que les aumônes
soient publiques, quand il est constant et public que vous possédez de grands
biens, et que vous êtes dans l'abondance : pourquoi? pour
satisfaire à l'édification, pour donner l'exemple, pour accomplir la parole de
Jésus-Christ : Luceat, lux vestra coram hominibus, et videant opera vestra
bona (1). Car
n'est-ce pas un scandale, de voir des riches vivre
dans l'opulence, et de ne savoir, ni s'ils font l'aumône, ni où ils la font? n'est point pour eux que le Sauveur du monde a dit : Nesciat
sinistra tua quid faciat
dextera
tua (1) : Que votre main gauche ne sache pas ce que fait votre main droite.
Ce serait une fausse humilité.
Cinquième et dernière règle :
c'est de faire l'aumône dans le temps où elle vous peut être utile pour le
salut, sans attendre à la mort, ou même après la mort. Et voilà, mes chers auditeurs , le point important que je ne puis assez vous
recommander. Car de quel mérite peuvent être devant Dieu des aumônes faites seulement
à la mort ; et quel fruit en pouvez-vous retirer alors, qui soit comparable à
ce qu'elles auraient valu pendant la vie? Est-ce bien témoigner à Dieu votre
amour, que de lui faire part de vos biens quand vous n'êtes plus en état de les
posséder, quand la mort vous les arrache par violence, quand ils ne sont plus
proprement à vous? On dit : Cet homme a beaucoup donné en mourant; et moi je
dis : Il n'a rien donné ; mais il a laissé, et il n'a laissé que ce qu'il ne
pouvait retenir, et que parce qu'il ne le pouvait retenir. Il l'a gardé
jusqu'au dernier moment; et s'il eût pu l'emporter avec lui, ni Dieu, ni les
pauvres n'auraient eu rien à y prétendre. Aussi, que lui servent de telles
aumônes, et quel profit en doit-il espérer? Car il est de la foi, Chrétiens,
que toutes vos aumônes après la mort n'ont plus de vertu pour vous sauver.
Elles peuvent bien soulager votre âme dans le purgatoire ; mais quant au salut,
ce sont après la vie des œuvres stériles: pourquoi? parce
que l'affaire du salut est déjà décidée, et que l'arrêt est sans appel.
Cependant, riches du siècle, la grande vertu de l'aumône à votre égard, c'est
de contribuer à votre salut. Si ce riche dans la vie eût fait une partie des
aumônes qu'il a ordonnées à la mort, ses aumônes l'auraient sauvé ; elles lui
auraient attiré des grâces de conversion ; elles auraient prié pour lui, selon
le langage de l'Ecriture. Car ce ne sont pas tant les pauvres qui prient pour
nous, que l'aumône même : Conclude eleemosynam in sinu pauperis ,
et ipsa exorabit pro te
(2). Que le pauvre prie, ou qu'il ne prie pas, l'aumône prie toujours
indépendamment du pauvre : mais en vain après la mort prierait-elle pour votre
conversion, puisque ce n'est plus le temps de se convertir. En vain
réclamerait-elle pour vous la miséricorde
divine, puisque ce n'est plus le temps de la miséricorde.
La conséquence qui suit de là,
c'est la grande leçon que nous fait saint Paul : Dum
tempus habemus, operemur bonum (3). Si nous
aimons
224
Dieu, si nous nous aimons nous-mêmes, faisons de bonnes
œuvres tandis que nous en avons le temps. Je ne prétends pas vous détourner
d'en faire à la mort; à Dieu ne plaise! c'était un
usage trop saint et trop chrétien que celui des fidèles autrefois , de vouloir
que Jésus-Christ fût leur héritier, et qu'il eût part à leurs dernières
volontés. Mais, du reste, souvenons-nous que les bonnes œuvres de la vie sont
de tout un autre poids. Ah ! Chrétiens, voici le temps où Dieu se dispose à
verser plus abondamment ses grâces, et où il vous appelle plus fortement à la
pénitence. Or, un des moyens les plus efficaces pour le toucher en votre
faveur, c'est de lui envoyer, selon la figure de l'Evangile, des médiateurs qui
lui parlent pour vous, et qui s'engagent à consommer l'affaire de votre
conversion, et celle de votre salut et de votre sanctification. On s'étonne
quelquefois de voir des pécheurs changer tout à coup ; des libertins et des
impies renoncer à leurs habitudes, et s'attacher à Dieu ; des aveugles et des
endurcis se reconnaître, et devenir sensibles aux vérités éternelles ; des
impénitents de plusieurs années, par une espèce de prodige, après une vie
déréglée et dissolue, mourir de la mort des Saints : mais moi je n'en suis
point surpris, si ces pécheurs, si ces impies et ces libertins, si ces aveugles
et ces endurcis, si ces impénitents ont été charitables envers les pauvres.
C'est l'accomplissement des oracles de l'Ecriture ; c'est un effet des paroles de
Jésus-Christ ; c'est la bénédiction de l'aumône. Il faut pour cela que Dieu
fasse des miracles; mais les miracles, pour récompenser l'aumône, ne lui
coûtent point. Il faut que Dieu se relâche de ses droits, et qu'il arrête tous
les foudres de sa justice ; mais, si j'ose m'exprimer de la sorte, l'aumône
fait violence à la justice divine ; et, pour les intérêts du pauvre et du riche
qui l'assiste , Dieu n'a point de droits si légitimes
et si chers qu'il ne soit prêt à céder. David disait qu'il n'avait point vu de
juste abandonné : Non vidi justum
derelictum (1) ; et je puis dire que je n'ai
point vu de riche libéral et tendre pour les pauvres, en qui je n'aie remarqué
certains effets de la grâce, qui m'ont rempli de consolation. Mais au
contraire, il n'est hélas ! que trop commun de voir ces riches avares, ces
riches insensibles aux misères du prochain, vivre sans foi et sans loi,
vieillir et blanchir dans leurs désordres, et mourir enfin dans leur
impénitence. Pourquoi? parce que, suivant l'arrêt du
Saint-Esprit, il n'y a point de miséricorde pour celui qui n'exerce point la
miséricorde : Judicium sine misericordia ei qui non facit misericordiam (2).
Prévenons, mes chers auditeurs, un jugement si terrible. Réveillons dans nos
cœurs tous les sentiments de la charité chrétienne ; et par de saintes aumônes,
faisons-nous des amis qui nous reçoivent dans l'éternité bienheureuse, que je
vous souhaite, etc.