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SERMON POUR LE DIMANCHE DE LA PREMIÈRE SEMAINE.
SUR LES TENTATIONS.

 

ANALYSE.

 

Sujet. Jésus fut conduit dans le désert par l'Esprit, pour y être tenté du démon; et ayant jeûné quarante jours et quarante nuits, il se sentit pressé de la faim.

Jésus-Christ permet au démon de le tenter, pourquoi? pour quatre raisons, toutes prises de notre intérêt : 1° pour nous fortifier, en surmontant, dit saint Grégoire , nos tentations par ses tentations mêmes, comme par sa mort il a surmonté la notre ; 2° pour nous encourager, en nous proposant son exemple ; 3° pour nous rendre plus vigilants et plus circonspects, eu nous faisant connaître que personne ne se doit croire en assurance, puisqu'il est attaqué lui-même ; 4° pour nous instruire, en nous montrant de quelles armes nous devons user, et comment nous pouvons nous défendre. Mais deux choses surtout sont remarquables : l'une, qu'il ne va au désert, où il est tenté,que par l'inspiration de l'Esprit de Dieu; l'autre,qu'il n'y est tenté qu'après s'être prémuni du jeune et de la mortification de la chair. D'où nous tirerons deux conséquences qui doivent faire le fond de ce discours.

Division. Sans la grâce nous ne pouvons vaincre la tentation, j'entends d'une victoire chrétienne et qui soit de quelque mérite devant Dieu. Avec la grâce point de tentation qui ne puisse être vaincue, puisque Dieu est plus fort que l'enfer, que le monde et la passion. Enfin la grâce ne nous manque point pour vaincre toutes les tentations, et même, selon la doctrine de saint Paul, pour en profiter. Mais du  reste ne pensons pas que la grâce nous soit toujours donnée telle que nous la voulons, et au moment que nous la voulons. Deux sortes de tentations : les unes volontaires, les autres involontaires. Or, dans les tentations volontaires,a vain espérons-nous le secours de Dieu, si nous ne sortons de l'occasion ; et nous ne devons point alors nous promettre une grâce

 

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de combat, mais une grâce de fuite : première partie. Dans les tentations involontaires, en vain espérons-nous une grâce de combat, si nous ne sommes en effet résolus à combattre nous-mêmes, et surtout comme Jésus-Christ, par la mortification de la chair : deuxième partie.

Première partie. Dans les tentations volontaires en vain espérons-nous le secours de Dieu, si nous ne sortons de l'occasion ; et nous ne devons point alors nous promettre une grâce de combat, mais une grâce de fuite. Il ne nous est jamais permis d'exposer notre salut : or, c'est l'exposer que de nous engager témérairement dans la tentation. Je m'explique : il n'y a personne qui n'ait son faible et qui ne le sente : le savoir et ne pas fuir le danger lorsqu'on le peut, c'est ce que j'appelle s'engager témérairement dans la tentation ; et je prétends qu'un chrétien alors ne doit point attendre les secours de grâce préparés pour la combattre et pour la vaincre. Par quel titre les prétendrait-il ? par titre de justice ? ce ne seraient plus des grâces ; par titre de fidélité ? Dieu ne les lui a point promises ; par titre de miséricorde ? il y met un obstacle volontaire , et il se rend absolument indigne des miséricordes divines.

Non-seulement l'homme ne peut présumer alors d'avoir ces grâces victorieuses, mais il doit même s'assurer que Dieu ne les lui donnera pas; pourquoi? parce que Dieu nous a positivement fait entendre qu'il laisserait périr celui qui se serait volontairement jeté dans le péril.

Aussi, pour prendre la chose en elle-même, un homme qui s'expose témérairement à la tentation a-t-il bonne grâce de compter sur le secours du ciel et de le demander? Si c'était ma gloire, lui peut répondre Dieu ; si c'était la charité, la nécessité, une surprise qui vous eût engagé dans ce pas glissant, ma providence ne vous manquerait pas, comme elle n'a pas autrefois manqué à tant de vierges chrétiennes, aux prophètes et à des solitaires même : mais vous, sans sujet, vous vous livrez vous-même à tout ce qu'il y a dans le monde de plus dangereux, assemblées, sociétés, amitiés, conversations, spectacles; je dis que Dieu retirera son bras, et qu'il vous laissera tomber.

Et certes, reprend saint Bernard, si Dieu était toujours disposé à combattre pour nous quand il nous plait et partout où il nous plaît, les saints se seraient bien trompés, lorsqu'ils s'éloignaient tant du commerce du monde, qu'ils conseillaient tant aux autres de s'en éloigner, et qu'ils invectivaient avec tant de zèle contre les scandales du théâtre.

Allons jusques au principe. Pourquoi Dieu refuse-t-il son secours à un pécheur qui s'expose à la tentation? C'est, dit Tertullien, pou l'honneur de sa grâce, et afin qu'elle ne serve pas de prétexte à notre témérité ; c'est encore pour punir notre présomption. Car s'eng3ger dans la tentation, c'est tenter Dieu même ; et ce péché ne peut être mieux puni que par l'abandon de Dieu.

C'est, dis-je, tenter Dieu en trois manières : 1° par rapport à sa toute-puissance, en lui demandant un miracle sans nécessité. L'ordre naturel est que vous vous retiriez de l'occasion, puisque vous le pouvez : mais vous voulez que Dieu, contre les lois de sa providence, vous soutienne par un concours extraordinaire. Dieu dit à Luth : Sortez de Sodome. S'il y fût demeuré, Dieu l'eût-il sauvé de l'embrasement? Ce que Dieu dit à Loin, il vous le dit à vous-même : mais ce que fit Loth, vous ne le faites pas. Quand l'esprit tentateur, dans notre Evangile, veut persuader à Jésus-Christ de faire des miracles, que lui répond cet Homme-Dieu?  Vous ne tenterez point le Seigneur votre Dieu. Mais vous voulez que Dieu fasse pour vous ce que Jésus-Christ n'a pas fait pour lui-même. 2° Par rapport à sa miséricorde, en l'étendant au-delà des bornes où il a plu à Dieu de la renfermer. 3° Par hypocrisie, en voulant user de dissimulation avec Dieu, et le priant de bouche qu'il vous délivre de la tentation, lorsqu'en effet vous vous en approchez.

Mais, dites-vous, la cour est un séjour de tentations, et de tentations presque insurmontables. J'en conviens ; mais pour qui l'est-elle ? Pour ceux qui y sont contre l'ordre de Dieu, et sans y être appelés de Dieu. Si vous y êtes par la vocation de Dieu, les tentations de la cour ne seront plus des tentations invincibles pour vous ;  car Dieu vous défendra. Et n'est-ce pas à la cour que se sont formés et que peuvent se former les plus grands Saints? Mais d'où vient encore   souvent le mal? C'est qu'à la cour, où le devoir vous arrête, vous allez bien au-delà du devoir. Car comptez-vous parmi vos devoirs tant de mouvements et tant d'intrigues? Disons quelque chose de plus particulier : comptez-vous parmi vos devoirs tel attachement qu'il faudrait rompre, tant d'assiduité auprès de telle personne qu'il ne faudrait plus voir? Je ne puis, répondez-vous, m'éloigner d'elle. Vous ne le pouvez? Mais maintenant que le bruit de la guerre commence à se répandre, cette séparation vous sera-t-elle impossible, lorsqu'au premier ordre du prince, il faudra marcher, et que l'honneur vous  appellera ? Ah ! Chrétiens, s'il s'agit du service des hommes, on ne reconnaît point d'engagement nécessaire ; et quand il s'agit des intérêts de Dieu, on se fait un obstacle de tout. Souvent même les prêtres de Jésus-Christ, au lieu de s'opposer à ce relâchement, se laissent surprendre à de faux prétextes, et sont eux-mêmes ingénieux à en imaginer pour excuser la témérité d'un mondain qui veut demeurer dans les plus dangereuses occasions.

Deuxième partie. Dans les tentations involontaires, en vain aurons-nous une grâce de combat, si nous ne sommes résolus à combattre nous-mêmes, et surtout par la mortification de la chair. Car je l'ai déjà dit, et je vous l'ai fait assez entendre, que la grâce ne nous est donnée, ni selon notre choix ni selon notre goût, mais dans un certain ordre établi de Dieu, hors duquel elle demeure inutile et sans fruit. D'où je tire trois conséquences.

Première conséquence : dans les tentations même nécessaires, Dieu veut que nous usions de ses grâces conformément à l'état où il nous a appelés. Or, notre état, en qualité de chrétiens, est un état de guerre, d'une guerre, dis-je, continuelle, de l'esprit contre la chair. C’est pourquoi l'Apôtre semble ne reconnaître point d'autres vertus chrétiennes que des vertus militaires. Ainsi, faire fond sur la grâce dans les tentations sans être déterminé à résister et à combattre, c'est oublier ce que nous sommes, et se figurer une grâce imaginaire. Tel est néanmoins notre désordre : nous voulons des grâces qui ne nous demandent nul effort, sans nous souvenir que Jésus-Christ est venu nous apporter, non pas la paix, mais l'épée.

Seconde conséquence : la première maxime en matière de guerre est d'affaiblir son ennemi. Or notre ennemi, dit saint Paul, c’est notre chair, cette chair esclave de la concupiscence. Il faut donc la dompter par la mortification, conclut saint Chrysostome, si nous voulons que la grâce triomphe de la tentation. Aussi, reprend saint Bernard, le premier effet de la grâce est d'éteindre la concupiscence en mortifiant la chair. Ne vouloir donc pas la mortifier, et vouloir cependant que la grâce vous soutienne, c'est vouloir que la concupiscence et la grâce vous dominent tout à la fois.

Comment les Saints ont-ils combattu la tentation? par la mortification de la chair. Exemples de David,  de saint Paul, de saint Jérôme, de tant de solitaires, entre autres de Jean-Baptiste. La grâce est-elle dans nos mains d'une autre trempe que dans celles de ces grands Saints? Non, disait Tertullien, je ne me persuaderai jamais qu'une chair nourrie dans le plaisir puisse entrer en lice avec les tourments et avec la mort. Or, ce qu'il disait des persécutions, qui furent comme les tentations extérieures du christianisme, je le dis des tentations intérieures de chaque fidèle.

Troisième conséquence : sans prétendre vous expliquer en quoi consiste cette mortification de la chair, et m'en tenant au principe général, qu’elle est nécessaire dans toutes les conditions, et plus nécessaire encore pour les grands et pour les riches, pour tous ceux qui sont plus sujets à la tentation ; je dis néanmoins en particulier que l'Eglise l'a spécialement déterminée au jeûne du carême. Mais qu'est-il arrivé ?  les hérétiques se sont déclarés contre le commandement de l'Eglise ; les uns ont contesté le droit, et les autres le fait. De faux catholiques, libertins et sans conscience, ont renoncé hautement et renoncent encore tous les

 

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jours à une pratique si utile. Parmi même ce petit nombre de fidèles qui respectent le précepte de l'Eglise, combien tâchent à en éluder l'obligation par de vaines dispenses? je dis vaines dispenses : car, 1° il semble que ces dispenses soient attachées a certains étals, et non point aux personnes : marque infaillible que la nécessité n'en est pas la règle ; 2° ceux qui se croient plus dispensés du jeune, ce sont ceux mêmes à qui le jeûne doit être plus facile : tant de riches chez qui tout abonde ; 3° ceux qui cherchent plus à s'exempter du jeûne, ce sont ceux à qui le jeûne est plus nécessaire : pécheurs de longues années, mondains, courtisans, jeunes personnes, femmes obsédées de tant d'adorateurs et d'autant de tentateurs.

Souvenez-vous que Dieu, dans sa loi, ne distingue ni qualités, ni rangs. Souvenez-vous que vous êtes chrétiens comme les autres, et plus en danger que les autres. Ajoutez au jeune et à la pénitence, la parole de Dieu et les bonnes œuvres.

 

Jesus ductus est in desertum a Spiritu, ut tentaretur a diabolo. Et cum jejunasset quadraginta diebus et quadraginta noctibus, postea esuriit.

 

Jésus fut conduit dans le désert par l'Esprit, pour y être tenté du démon. Et ayant jeûné quarante jours et quarante nuits, il se sentit pressé de la faim. (Saint Matthieu, chap. IV, 1.)

 

Sire,

 

N'est-il pas étonnant que le Fils de Dieu, qui n'est descendu sur la terre, comme dit saint Jean, que pour détruire les œuvres du démon, ait voulu les éprouver lui-même, et se voir exposé aux attaques de cet esprit tentateur? Mais quatre grandes raisons, remarque saint Augustin, l'y ont engagé, et toutes sont prises de notre intérêt. Nous étions trop fragiles et trop faibles pour soutenir la tentation, et il a voulu nous fortifier; nous étions trop timides et trop lâches , et il a voulu nous encourager ; nous étions trop imprudents et trop téméraires, et il a voulu nous apprendre à nous précautionner : nous étions sans expérience et trop peu versés dans l'art de combattre notre commun ennemi, et il a voulu nous l'enseigner.

Or c'est ce qu'il fait admirablement aujourd'hui. Car, selon la pensée et l'expression de saint Grégoire, il nous a rendus plus forts, en surmontant nos tentations par ses tentations mêmes, comme par sa mort il a surmonté la nôtre. Justum quippe erat, ut tentatus nostras tentationes suis vinceret, quemadmodum mortem nostram venerat sua morte superare. Il nous a rendus plus courageux et plus hardis, en nous animant par son exemple, puisque rien en effet ne doit plus nous animer que l'exemple d'un Homme-Dieu, notre souverain pontife, éprouvé comme nous en toutes manières, suivant la parole de saint Paul : Tentatum autem per omnia (1). Il nous a rendus plus circonspects et plus vigilants, en nous faisant connaître que personne ne doit se tenir en assurance, lorsque lui-même, le Saint des Saints, il n'est pas à couvert de la tentation. Enfin il nous a rendus plus habiles et plus intelligents , en nous montrant de quelles armes nous devons user pour nous défendre, et en

 

1 Hebr., IV, 13.

 

nous traçant les règles de cette milice spirituelle.

En cela semblable à un grand roi, qui, pour repousser les ennemis de son Etat, et pour dissiper leurs ligues, ne se contente pas de lever des troupes et de donner des ordres; mais paraît le premier à la tête de ses armées, les soutient par sa présence, les conduit par sa sagesse , les anime par sa valeur, et toujours, malgré les obstacles et les périls, leur assure la victoire. Or, si l'exemple d'un roi a tant de force et tant de vertu, comme vous le savez, Chrétiens, et comme vous l'avez tant de fois reconnu vous-mêmes, que doit faire l'exemple d'un Dieu ? Voici sans doute un des plus importants sujets que je puisse traiter dans la chaire, et qui demande plus de réflexion. Parmi tant d'excellentes leçons que nous donne Jésus-Christ dans l'évangile de ce jour, touchant la manière dont nous devons nous gouverner dans la tentation, j'en choisis deux auxquelles je m'arrête, et que me fournissent les paroles de mon texte. La première est que ce divin Maître ne va au désert, où il est tenté, que par l'inspiration de l'Esprit de Dieu : Ductus est in desertum a Spiritu, ut tentaretur. La seconde, qu'il n'y est tenté qu'après s'être prémuni du jeûne et de la mortification des sens : Et cum jejunasset quadraginta diebus et quadraginta noctibus , accessit tentator. De là je tirerai deux conséquences, l'une et l'autre bien utiles et bien nécessaires. Demandons,etc. Ave, Maria.

De quelque manière que Dieu en ait disposé dans le conseil de sa sagesse, sur ce qui regarde cette préparation  de grâces que saint Augustin appelle prédestination, trois choses sont évidentes et incontestables dans les principes de la foi, savoir : que, pour vaincre la tentation, le secours de la grâce est nécessaire ; qu'il n'y a point de tentation qui ne puisse être vaincue par la grâce, et que Dieu enfin, par  un engagement de fidélité, ne manque jamais à nous fortifier de sa grâce dans la tentation.

Sans la grâce je ne puis vaincre la tentation : c'est un article décidé contre l'erreur pélagienne.

 

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Or, quand je dis vaincre, j'entends de cette victoire sainte dont parlait l'Apôtre, lorsqu'il disait : Qui legitime certaverit  (1) ; de cette victoire qui est un effet de l'esprit chrétien, qui a son mérite devant Dieu, et pour laquelle l’homme doit être un jour récompensé dans le ciel et couronné. Car de vaincre une tentation par une autre tentation , un vice par un autre vice, un péché par un autre péché ; de surmonter la vengeance par l'intérêt, l'intérêt par le plaisir, le plaisir par l'ambition, ce sont tes vertus et les victoires du monde, où la grâce n'a point de part. Mais de surmonter tontes ces tentations et le monde même pour Dieu, c'est la victoire de la grâce et de notre foi : Et hœc est victoria quœ vincit mundum, fides vestra (2).

Il n'y a point de tentation qui ne puisse être vaincue par la grâce : autre maxime essentielle dans la religion, et le bien-aimé disciple saint Jean en apporte une excellente raison : Car, dit-il en parlant aux fidèles , celui qui est en vous par sa grâce est bien plus fort que celui qui est dans le monde, et qui y règne en qualité de prince du monde : Vicistis eum, quoniam major est qui in vobis est, quam qui in mundo (3). C'est donc faire injure à Dieu, que de croire la tentation  insurmontable , et de dire ce que nous disons néanmoins si souvent : Je ne puis résister à telle passion ; je ne puis tenir contre telle habitude et tel penchant. C’est, dans la pensée de saint Bernard, une parole d'infidélité encore plus que de faiblesse : pourquoi? parce qu'en parlant ainsi, ou nous n'avons égard qu'à nos propres forces, et en ce sens la proposition est vraie ; mais nous sommes infidèles de  séparer nos  forces de celles de Dieu ; ou nous supposons la grâce et le secours de Dieu, et en ce sens la proposition non-seulement est fausse , mais hérétique, parce qu'il est de la foi qu'avec le secours de Dieu nous pouvons tout : Omnia possum in eo qui me confortat (4).

Mais avons-nous toujours ce secours de Dieu dans la tentation ? C'est ce qui me reste à vous Expliquer, et ce qui doit faire le fond de ce discours, où j'ose dire que, sans embarrasser vos esprits, et sans rien avancer dont vous ne soyez édifiés, je vais vous donner l'éclaircissement de ce qu'il y a de plus important et de plus solide dans la matière de la grâce. Oui, Chrétiens, il est encore de la foi que Dieu ne permet jamais que nous soyons tentés au-delà

 

1 2 Timoth., II, 5.— 2 1 Joan., V, 4. — 3 Ibid., IV, 4. — 4 Philip., IV, 13.

 

de ce que nous pouvons : Fidelis Deus qui non patietur vos tentari supra id quod potestis (1). Or, nous n'avons ce pouvoir que par la grâce. Elle ne nous manque donc point du côté de Dieu, non-seulement pour vaincre la tentation, mais pour en profiter : Sed faciet cum tentatione proventum (2). Voilà comment parle saint Paul, et de quoi nous ne pouvons douter, si nous ne sommes pas assez aveugles pour nous figurer un Dieu sans miséricorde et sans providence. Mais quoique cela soit ainsi, il y a pourtant une erreur qui n'est aujourd'hui que trop commune, et qui se découvre dans la conduite de la plupart des hommes : c'est de croire que ces grâces nous sont toujours données telles que nous les voulons, et au moment que nous les voulons. Erreur dont les conséquences sont très-pernicieuses, et dont j'ai cru qu'il était important de vous détromper. Pour vous faire entendre mon dessein, je distingue deux sortes de tentations ; les unes volontaires, et les autres involontaires. Les unes où nous nous engageons de nous-mêmes contre l'ordre de Dieu, et les autres où nous nous trouvons engagés par une espèce de nécessité attachée à notre condition. Dans les premières, je dis que nous ne devons point espérer d'être secourus de Dieu, si nous ne sortons de l'occasion ; et que pour cela nous ne devons point alors nous promettre une grâce de combat, mais une grâce de fuite : ce sera la première partie. Dans les autres, je prétends qu'en vain nous aurons une grâce de combat, si nous ne sommes en effet résolus à combattre nous-mêmes, et surtout comme Jésus-Christ, par la mortification de la chair : ce sera la seconde partie. Toutes deux renferment de solides instructions.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

Dans quelque obligation que nous puissions être et que nous soyons en effet d'exposer quelquefois notre vie, c'est une vérité incontestable, fondée sur la première loi de la charité, que nous nous devons à nous-mêmes, qu'il ne nous est jamais permis d'exposer notre salut. Or il est évident que nous l'exposons, et par conséquent que nous péchons autant de fois que nous nous engageons témérairement dans la tentation. Je m'explique. Il n'y a personne qui n'ait, et en soi-même, et hors de soi-même, des sources de tentations qui lui sont propres : en soi-même, des passions et des habitudes : hors de soi-même, des objets et des occasions,

 

1 1 Cor., X, 13.—2 Ibid.

 

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dont il a personnellement à se défendre, et qui sont par rapport à lui des principes de péché. Car on peut très-bien dire de la tentation ce que saint Paul disait de la grâce : que comme il y a une diversité de grâces et d'inspirations, qui toutes procèdent du même esprit de sainteté, et dont Dieu, qui opère en nous, se sert, quoique différemment, pour nous convertir et pour nous sauver, aussi il y a une diversité de tentations que le même esprit d'iniquité nous suscite, pour nous corrompre et pour nous perdre. Nous savons assez quel est le faible par où il nous attaque plus communément; et pour peu d'attention que nous ayons sur notre conduite, nous distinguons sans peine, non-seulement la tentation qui prédomine en nous, mais les circonstances qui nous la rendent plus dangereuse. Car, selon la remarque de saint Chrysostome, ce qui est tentation pour l'un, ne l'est pas pour l'autre ; ce qui est occasion de chute pour celui-ci, peut n'être d'aucun danger pour celui-là ; et tel ne sera point troublé ni ébranlé des plus grands scandales du monde, qu'une bagatelle, si je l'ose dire, par la disposition particulière où il se trouve, fera malheureusement échouer. Le savoir, et ne pas fuir le danger, c'est ce que j'appelle s'exposer à la tentation contre l'ordre de Dieu. Or je prétends qu'un chrétien alors ne doit point attendre de Dieu les secours de grâces préparées pour combattre la tentation et pour la vaincre. Je prétends qu'il n'est pas en droit de les demander à Dieu, ni même de les espérer. Je vais plus loin, et je ne crains point d'ajouter que, quand il les demanderait, Dieu, selon le cours de sa providence ordinaire, est expressément déterminé à les lui refuser. Que puis-je dire de plus fort pour faire voir à ces âmes présomptueuses le désordre de leur conduite, et pour les faire rentrer dans les saintes voies de la prudence des justes?

Non, Chrétiens, tout homme qui, témérairement et contre l'ordre de Dieu, s'engage dans la tentation, ne doit point compter sur ces grâces de protection et de défense, sur ces grâces de résistance et de combat, si nécessaires pour nous soutenir. Par quel titre les prétendrait-il, ou les demanderait-il à Dieu? Par titre de justice ? ce ne seraient plus des grâces, ce ne seraient plus des dons de Dieu, si Dieu les lui devait. Par titre de fidélité? Dieu ne les lui a jamais promises. Par titre de miséricorde? il y met par sa présomption un obstacle volontaire, et il se rend absolument indigne des miséricordes divines. Le voilà donc, tandis qu'il demeure dans cet état et qu'il y veut demeurer, sans ressource de la part de Dieu, et privé de tous ses droits à la grâce : j'entends à cette grâce dont parle saint Augustin, et qu'il appelle victorieuse, parce que c'est par elle que nous triomphons de la tentation.

Je dis plus : non-seulement l'homme ne peut présumer alors que Dieu lui donnera cette grâce victorieuse, mais il doit même s'assurer que Dieu ne la lui donnera pas. Pourquoi? parce que Dieu lui-même s'en est ainsi expliqué, et qu'il n'y a point de vérité plus clairement marquée dans l'Ecriture que celle-ci: savoir, que Dieu, pour punir la témérité du pécheur, l'abandonne et le livre à la corruption de ses désirs. Et ne me dites point que Dieu est fidèle, et que la fidélité de Dieu, selon saint Paul, consiste à ne pas permettre que nous soyons jamais tentés au-dessus de nos forces. Dieu est fidèle, j'en conviens; mais ce sont deux choses bien différentes, de ne pas, permettre que nous soyons tentés au-dessus de nos forces, et de nous donner les forces qu'il nous plaît quand nous nous engageons nous-mêmes dans la tentation. L'un n'est point une conséquence de l'autre; et sans préjudice de sa fidélité, Dieu peut bien nous refuser ce qui, nous n'avons nulle raison d'espérer. Il est fidèle dans ses promesses : mais quand et où nous a-t-il promis de secourir dans la tentation celui qui cherche la tentation? Pour raisonner juste et dans les principes de la foi, il faudrait renverser la proposition , et conclure de la sorte : Dieu est fidèle, il est infaillible dans ses paroles ; donc il abandonnera dans la tentais celui qui s'expose à la tentation, puisque sa parole y est expresse, et qu'il nous l'a dit en termes formels. Or la fidélité de Dieu n'est pas moins intéressée à vérifier cette formidable menace : Quiconque aime le péril, y périra: Qui amat periculum, in illo peribit (1), qu'à s'acquitter envers nous de cette consolante promesse : Le Seigneur est fidèle, et jamais il ne nous laissera tenter au-delà de notre pouvoir: Fidelis Deus, qui non patietur vos tentari supra id quod potestis.

Mais, sans insister davantage sur les promesses de Dieu ou sur ses menaces, je prends la chose en elle-même. En vérité, mes chers auditeurs, un homme qui témérairement et d'un plein gré s'expose à la tentation, qui volontairement entretient la cause et le principe de la tentation, a-t-il bonne grâce d'implorer

 

1 Eccli., III, 27.

 

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le secours du ciel et de l'attendre ? Si c'était l'intérêt de ma gloire, lui peut répondre Dieu, si c'était un devoir de nécessité, si c'était un motif de charité, si c'était le hasard et une surprise qui vous eût engagé dans ce pas glissant, ma providence ne vous manquerait pas, et je ferais plutôt un miracle pour vous maintenir. Et en effet, quand autrefois, pour tenter la vertu des vierges chrétiennes, on les exposait dans des lieux de prostitution et de débauche, la grâce de Dieu les y suivait. Quand les prophètes, pour remplir leur ministère, paraissaient dans les cours des princes idolâtres, la grâce de Dieu les y accompagnait. Quand les solitaires, obéissant à la voix et à l'inspiration divine, sortaient de leurs déserts, et entraient dans les villes les plus débordées pour exhorter les peuples à la pénitence, la grâce de Dieu y entrait avec eux. Elle combattait dans eux et peur eux ; elle remportait d'éclatantes et de glorieuses victoires, parce que Dieu lui-même, tuteur et garant de leur salut, les conduisait : ils étaient à l'épreuve de tout. Mais aujourd'hui, par des principes bien différents, vous vous livrez vous-mêmes à tout ce qu'il y a pour vous dans le monde de plus dangereux et de plus propre à vous pervertir. Mais aujourd'hui, pour contenter votre inclination, vous entretenez des sociétés libertines  et  des amitiés pleines de scandale, des conversations dont la licence corromprait, si je puis ainsi parler, les anges mêmes. Mais aujourd'hui, par un engagement, ou de passion, ou de faiblesse, tons souffrez auprès de vous des gens contagieux, démons domestiques, toujours attentifs à vous séduire, et à vous inspirer le poison qu ils portent dans l'âme. Mais aujourd'hui, pour vous procurer un vain plaisir, vous courez à des spectacles, vous vous trouvez à des assemblées capables de faire sur votre cœur les plus mortelles impressions. Mais aujourd'hui, pour satisfaire une damnable curiosité, vous voulez lire sans distinction les livres les plus profanes, les plus lascifs, les plus impies. Mais aujourd'hui, femme mondaine, par une malheureuse vanité de votre sexe, vous vous piquez de paraître partout, d'être partout applaudie, de voir le monde et d'en être vue, de briller dans les compagnies, de vous produire  avec tout l'avantage et tous les artifices d'un luxe affecté; et dans une telle disposition, vous vous flattez que Dieu sera votre soutien et votre appui. Or je dis, moi, qu'il retirera son bras, qu'il vous laissera tomber ; et que quand, par des vues tout humaines, vous sauriez vous garantir de ce que le monde même condamne et traite de dernier crime, vous ne vous garantirez pas de bien d'autres chutes moins sensibles, mais toujours mortelles par rapport au salut. Je dis que ces grâces sur quoi vous fondez votre espérance n'ont point été destinées de Dieu pour vous fortifier en de pareilles conjonctures, et que vous ne les aurez jamais, tandis que vous vivrez dans le désordre où je viens de vous supposer. Voilà ce que j'avance comme une des maximes les plus incontestables et les plus solidement autorisées par les trois grandes règles des mœurs, l'expérience, la raison et la foi ; voilà le point auquel nous devons, vous et moi, nous en tenir dans toute la conduite et le plan de notre vie.

Ah ! mes Frères, reprend saint Bernard , s'il était vrai, comme vous voulez vous le persuader , que Dieu de sa part fût toujours également prêt à nous défendre et à combattre pour nous, soit lorsque malgré ses ordres nous nous jetons dans le danger, soit lorsque nous nous trouvons innocemment surpris, il faudrait conclure que les Saints auraient pris là-dessus des mesures bien fausses et des précautions bien inutiles. Ces hommes si célèbres par leur sainteté, et que l'on nous propose pour modèles , ces hommes consommés dans la science du salut l'auraient bien mal entendu, si la grâce se donnait indifféremment à celui qui aime la tentation, et à celui qui la craint ; à celui qui l'excite et qui s'y plaît, et à celui qui la fuit. C'est bien en vain qu'ils s'éloignaient du commerce du monde, et qu'ils se tenaient enfermés dans de saintes retraites, si dans le commerce du monde le plus corrompu l'on est également sûr de Dieu et de sa protection toute-puissante.

Pourquoi saint Jérôme avait-il tant d'horreur des pompes du siècle? pourquoi se troublait-il, comme il le témoigne lui-même, au seul souvenir de ce qu'il avait vu dans Rome ? Il n'avait qu'à quitter sa solitude, et à retourner dans les mêmes assemblées; il n'avait qu'à rentrer sans crainte dans les mêmes cercles. Pourquoi ce grand maître de la vie spirituelle, ce docteur si sage et si éclairé, obligeait-il cette sainte vierge Eustochium à s'interdire pour jamais certaines libertés, dont on ne se fait point communément de scrupule? les rendez-vous dérobés, les visites fréquentes, les mots couverts et à double sens, les lettres enjouées et mystérieuses, les démonstrations de tendresse et les privautés d'une amitié naissante? Pourquoi, dis-je, lui faisait-il des crimes de,

 

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tout cela ? pourquoi lui en faisait-il tant appréhender les suites, s'il savait que Dieu nous a tous pourvus d'un préservatif infaillible et d'un remède toujours présent?

Enfin, quand les Pères de l'Eglise invectivaient avec tant de zèle contre les abus et les scandales du théâtre ; quand ils défendaient aux fidèles les spectacles , et qu'ils les sommaient en conséquence de leur baptême d'y renoncer, il faudrait regarder ces invectives comme des figures et ces discours si pathétiques comme des exagérations. Mais pensez-en, mes chers auditeurs, tout ce qu'il vous plaira, il est difficile que tous les Saints se soient trompés ; et quand il s'agit de la conscience, j'en croirai toujours les Saints, plutôt que le monde et tous les partisans du monde : car les Saints parlaient, les Saints agissaient par l'Esprit de Dieu : et l'Esprit de Dieu ne fut jamais, ni ne peut jamais être sujet à l'erreur.

Mais allons jusqu'à la source ; et pour vous convaincre encore davantage de la vérité que je prêche, tâchons à la découvrir dans son principe. Pourquoi Dieu refuse-t-il sa grâce à un pécheur qui s'expose lui-même à la tentation? c'est pour l'intérêt et pour l'honneur de sa grâce même ; et la raison qu'en apporte Tertullien est bien naturelle et bien solide : Parce qu'autrement, dit-il, le secours de Dieu deviendrait le fondement et le prétexte de la témérité de l'homme. Voici la pensée de ce Père : Dieu, tout libéral qu'il est, doit ménager ses grâces de telle sorte, que le partage qu'il en fait ne nous soit pas un sujet raisonnable de vivre dans une confiance présomptueuse. Cette proposition est évidente. Or, si je savais que dans les tentations même où je m'engage contre la volonté de Dieu, Dieu infailliblement me soutiendra, je n'userais plus de nulle circonspection ; je n'aurais plus besoin du don de conseil, ni de la prudence chrétienne. Pourquoi? parce que je serais aussi invincible et aussi fort en cherchant l'occasion qu'en l'évitant : ainsi la grâce, au lieu de me rendre vigilant et humble me rendrait lâche et superbe.

Que fait donc Dieu? Me voyant prévenu d'une illusion si injurieuse à sa sainteté même, il me prive de sa grâce ; et par là il justifie sa providence du reproche qu'on lui pourrait faire, d'autoriser mon libertinage et ma témérité. Et c'est ce que saint Cyprien exprimait admirablement par ces belles paroles que je vous prie de remarquer : Ita nobis spiritualis fortitudo collata est, ut providos faciat, non ut prœcipites tueatur. Ne vous y trompez pas, mes Frères, et ne pensez pas que cette force spirituelle de la grâce qui doit vaincre la tentation dans nous, ou nous aider à la vaincs soit abandonnée à notre discrétion. Dieu la tient en réserve, mais pour qui ? pour les chrétiens sages et prévoyants, et non pas pour les aveugles et les négligents. A qui en l'ait-il part? à ces âmes justes, qui se défient de leur faiblesse, et qui s'observent elles-mêmes. Mais pour ces âmes audacieuses et précipitées, qui marchent sans réflexion, bien loin d'avoir des grâces de choix à leur communiquer, il se fait comme un point de justice de les livrer aux désirs de leur cœur; et ce châtiment, quoique terrible, est conforme à la nature de leur péché.

Car que fait un chrétien, lorsque, par le mouvement et le caprice d'une passion qui le domine, il ne va pas au-devant de la tentation? écoutez-le. En s'engageant dans la tentation, il tente Dieu même; et tenter Dieu, c'est un des plus grands désordres dont la créature soit capable, et qui, dans la doctrine des Pères, blesse directement le premier devoir de la religion : Non tentabis Dominum Deum tuum (1). Or, ce péché ne peut être mieux puni que par l'abandon de Dieu. Voici comment raisonne sur ce point l'ange de l'école, saint Thomas. Dans le langage de l'Ecriture, nous trouvons, dit ce saint docteur, qu'on peut tenter Dieu en trois manières différentes : premièrement, quand nous lui demandons un miracle sans nécessité ; et c'est ce que liront ces pharisiens dont parle saint Luc : Alii autem tentantes eum, signum de cœlo quœrebant (2). Ils prièrent le Sauveur du monde de leur faire voir urj prodige dans l'air : mais pourquoi lui firent-ils cette demande ? pour le tenter. Secondement, quand nous voulons borner la toute! puissance de Dieu ; et c'est ce que Judith reprocha aux habitants de Béthulie, lorsque, assiégés par Holopherne, et désespérant du secours d'en-haut, ils étaient prêts à capituler à se rendre : Qui estis vos qui tentatis Dominum ? constituistis terminos miserationh ejus (3) ? Qui êtes-vous, leur dit-elle, et comment osez-vous vous tenter le Seigneur, en marquant un terme à sa miséricorde et à son pouvoir ? Enfla quand nous sommes de mauvaise foi ava Dieu, et que nous ne tenons pas à son égard une conduite sincère et droite ; c'est ainsi qu'en usèrent les Juifs lorsqu'ils présentèrent à Jésus-Christ une pièce de monnaie, et qu’ils pressèrent de répondre si l'on devait payer le

 

1 Matth., IV , 7. — 2 Luc, XI, 16. —3 Judith., VIII, 11.

 

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tribut à César : Quid me tentatis, hypocritœ (1) ? Hypocrites, leur repartit le Sauveur du monde, pourquoi me tentez-vous? Voilà, reprend saint Thomas, ce que c'est que tenter Dieu; voilà les trois espèces de ce péché.

Or, un chrétien qui s'expose à la tentation, fondé sur la grâce de Dieu dont il présume, se rend tout à la fois coupable  de ces trois sortes de péchés. Car d'abord  il demande à Dieu  un miracle  sans nécessité.  Pourquoi? parce que, ne faisant rien pour se conserver, il veut que Dieu seul le conserve; et que, n'employant pas la grâce qu'il a, il se promet de la part de Dieu la grâce qu'il n'a pas. La grâce qu'il a, c'est une grâce de fuite : mais il ne veut pas fuir. La grâce qu'il n'a pas, c'est une grâce de combat: mais comptant néanmoins que Dieu combattra pour lui, il veut affronter le péril, c'est-à-dire qu'il renverse, ou qu'il vomirait renverser toutes les lois de la Providence. L'ordre naturel est qu'il se retire de l'occasion, puisqu'il le peut; mais il ne le veut pas; et cependant il veut que Dieu l'y soutienne par un concours extraordinaire, en sorte qu'il n'y périsse pas. N'est-ce pas vouloir un miracle, et le miracle le plus inutile? Quand Dieu voulut préserver Loth et toute sa famille de l'embrasement de Sodome, et qu'il lui commanda de sortir de cette ville réprouvée; si Loth eût refusé cette condition, s'il eût voulu demeurer au milieu de l'incendie, s'il eût demandé que Dieu le garantît miraculeusement des flammes, comment eût été reçue une telle prière? comment eût-elle dû l'être? Or, voilà ce que nous faisons tous les jours. Nous voulons que, dans des lieux où le feu de l'impureté est allumé de toutes parts, Dieu, par une grâce spéciale,   nous  mette en état de n'en point ressentir les atteintes. Nous voulons aller partout, entendre tout, voir tout, être de tout, el que Dieu cependant  nous couvre de son bouclier, et nous rende invulnérables à tous les traits. Mais Dieu sait bien nous réduire à l'ordre, et confondre notre présomption. Car il nous dit justement, comme il dit à Loth : Nec stes in omni circa regione (2). Eloignez-vous de Sodome et de tous ses environs : renoncez à ce commerce qui vous corrompt, nec stes; rompez celle société qui vous perd, nec stes; quittez ce jeu qui vous ruine et de biens et de conscience, nec stes ; sortez de là, et ne tardez pas. Je n'ai  point de miracle  à faire pour vous; et dès à présent je consens à votre perte, si. par une sage et prompte retraite, vous ne

 

Matth., XXII, 18. — 2 Genes., XIX, 17.

 

prévenez le malheur qui vous menace, nec stes in omni circa regione.

Aussi, Chrétiens, prenez garde que le Fils de Dieu, qui pouvait accepter le défi que lui fait dans notre évangile l'esprit tentateur, qui pouvait, sans risquer, se précipiter du haut du temple, et charger par là de confusion son ennemi, se contente de lui opposer cette parole : Non tentabis Dominum Deum tuum (1) : Vous ne  tenterez  point  le  Seigneur votre  Dieu. Pourquoi cela? Ne vous en étonnez pas, répond saint Augustin ; c'est que cet ennemi de notre salut ne doit point être vaincu par un miracle de la toute-puissance de Dieu, mais par  la vigilance et la fidélité de l'homme : Quia non omnipotentia Dei, sed hominis justitia superandus erat. A entendre les Pères s'expliquer sur ce point, on dirait qu'ils parlent en pélagiens; cependant toutes leurs propositions sont orthodoxes, parce qu'elles n'excluent pas la grâce, mais seulement le miracle de la grâce; et voilà ce qui a rendu les Saints si attentifs sur eux-mêmes, si timides et si réservés. Mais nous, mieux instruits des conseils de Dieu que Dieu même, nous portons plus avant notre confiance ; car l'esprit de mensonge nous dit : Mitte te deorsum (2). Ne crains point, jette-toi hardiment dans cet abîme, vois cette personne, entretiens cette liaison ; Dieu a commis des anges pour ta sûreté, et ils te conduiront dans toutes tes voies : Scriptum est, quia angelis suis mandavit de te (3). C'est ainsi qu'il nous parle, et nous l'écoutons ; et nous nous persuadons que les anges du ciel viendront en effet à notre secours, je veux dire que les grâces divines descendront sur nous; et nous fermons ensuite les yeux à tout, pour marcher avec plus d'assurance dans les voies les plus dangereuses, et au lieu de répondre comme Jésus-Christ : Non tentabis, vous ne mettrez point à l'épreuve la toute-puissance de votre Dieu, nous hasardons tout sans hésiter; nous voulons que  Dieu  fasse pour nous ce qu'il n'a pas fait pour son Fils ; nous lui demandons un miracle, qu'il s'est, pour m'exprimer de la sorte, refusé à lui-même.

De plus, et au même temps que le pécheur présomptueux tente Dieu par rapport à sa toute-puissance , il ose encore le tenter par rapport à sa miséricorde ; non pas en la bornant comme les prêtres de Béthulie, mais, au contraire, en l'étendant au-delà des bornes où il a plu à Dieu de la renfermer. Car cette miséricorde, dit saint Augustin , n'est que pour ceux qui se trouvent

 

1 Matth., IV, 7. — 2 Ibid., 6. — 3 Ibid.

 

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dans la tentation, sans l'avoir voulu ; et nous voulons qu'elle soit encore pour ceux qui donnent entrée à la tentation, qui se familiarisent avec la tentation , qui nourrissent dans eux et qui fomentent la tentation, comme si nous étions maîtres des grâces de Dieu , et qu'il fût en notre pouvoir d'en disposer. Or, qui sommes-nous pour cela? Qui estis vos, qui tentatis Dominum (1) ? Enfin, nous tentons Dieu par hypocrisie, lorsque nous implorons sa grâce dans une tentation dont nous craignons d'être délivrés, et d'où nous refusons de sortir. Dieu peut bien nous répondre ce que Jésus-Christ répondit aux Juifs : Quid me tentatis hypocritœ (2) ? car nous lui demandons une chose, mais de bouche, tandis qu'au fond et dans le cœur nous en voulons une autre. Nous le prions d'éloigner de nous la tentation, et nous-mêmes, contre sa défense expresse, nous nous en approchons. Nous lui disons : Seigneur, ayez égard à notre faiblesse, et sauvez-nous de la violence et des surprises du tentateur ; et cependant, par une contradiction monstrueuse, nous devenons nos propres tentateurs ; nous en exerçons dans nous-mêmes, comme dit excellemment saint Grégoire , pape , et contre nous-mêmes, le principal et le funeste ministère. N'est-ce pas user de dissimulation avec Dieu? n'est-ce pas lui insulter?

Voilà, mes chers auditeurs (permettez-moi de vous appliquer particulièrement cette morale), voilà ce qui vous rendra éternellement inexcusables devant Dieu. Quand on vous reproche vos désordres, vous vous en prenez à votre condition, et vous prétendez que la cour où vous vivez est un séjour de tentations, mais de tentations inévitables, mais de tentations insurmontables ; c'est ainsi que vous en parlez, que vous rejetez sur des causes étrangères ce qui vient de vous-mêmes et de votre fonds. Mais il faut une fois justifier Dieu sur un point où sa providence est tant intéressée ; il faut, en détruisant ce vain prétexte, vous obliger à tenir un autre langage, et à reconnaître humblement votre désordre. Oui, Chrétiens, je l'avoue, la cour est un séjour de tentations, et de tentations dont on ne peut presque se préserver, et de tentations où les plus forts succombent : mais pour qui l'est-elle? pour ceux qui n'y sont pas appelés de Dieu, pour ceux qui s'y poussent par ambition, pour ceux qui y entrent par la voie de l'intrigue, pour ceux qui n'y cherchent que l'établissement d'une fortune mondaine , pour ceux qui y demeurent contre

 

1 Judith.,  VIII, 11. — 2 Matth., XXII, 18.

 

leur devoir, contre leur profession, contre leur conscience ; pour ceux dont on demande ce qu'ils y font, et pourquoi ils y sont; dont on dit : Ils sont ici, et ils devraient être là ; en un mot, pour ceux que l'esprit de Dieu n'y a pas conduits. Etes-vous de ce caractère et de ce nombre? alors, j'en conviens, il est presque infaillible que vous vous y perdrez. C'est un torrent impétueux qui vous emportera; car comment y résisterez-vous, puisque Dieu n'y sera pas avec vous? Mais êtes-vous à la cour dans l'ordre de la Providence ; c'est-à-dire, y êtes-vous entré avec vocation ? y tenez-vous le rang que votre naissance vous y donne? y faites-vous votre charge ? y venez-vous par le choix du prince? une raison nécessaire et indispensable vous y retient-elle? Non, Chrétiens,les tentations de la cour ne sont plus des tentations invincibles pour vous ; car il est de la foi, non-seulement que Dieu vous a préparé des grâces pour les vaincre, mais que les grâces qu'il vous a préparées, sont propres à vous sanctifier au milieu même de la cour.

Si donc vous vous perdez à la cour, ce n'est point aux tentations de la cour que vous vous en devez prendre ; c'est à vous-mêmes et à votre lâcheté, à votre infidélité, puisque le Saint-Esprit vous le dit en termes formels : Perditio tua, Israël (1). Et en effet, n'est-ce pas à la cour que , malgré les tentations, l'on a pratiqué de tout temps les plus grandes vertus? n'est-ce pas là qu'on a remporté les plus grandes victoires? n'est-ce pas là que se sont formés tant de Saints? n'est-ce pas là que tant d'autres peuvent se former tous les jours? Dans des ministères aussi pénibles qu'éclatants, être continuellement assiégé d'hommes intéressés, d'hommes dissimulés , d'hommes passionnés ; passer les jours et les nuits à décider des intérêts d'autrui, à écouter des plaintes, à donner des ordres, à tenir des conseils, à négocier, à délibérer ; tout cela et mille autres soins pris en vue de Dieu, selon le gré de Dieu, n'est-ce pas assez pour vous élever à la plus sublime sainteté?

Mais quel est souvent le principe du mal? le voici ; c'est qu'à la cour, où le devoir vous arrête , vous allez bien au-delà du devoir. Car comptez-vous parmi vos devoirs tant de mouvements que vous vous donnez, tant d'intrigues où vous vous mêlez, tant de desseins que vous  j vous tracez, tant de chagrins dont vous vous 1 consumez, tant de différends et de querelles  que vous vous attirez, tant d'agitations d'esprit dont vous vous fatiguez, tant de curiosités dont

 

1 Osée, XIII, 9.

 

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vous vous repaissez, tant d'affaires où vous vous ingérez, tant de divertissements que vous recherchez? Disons quelque chose de plus particulier, et insistons sur ce point. Comptez-vous parmi vos devoirs tel et tel attachement dont la seule passion est le nœud, et qu'il faudrait rompre; tant d'assiduités auprès d'un objet vers qui l'inclination vous porte, et dont il faudrait vous séparer?

Je ne le puis, dites-vous. Vous ne le pouvez? Et moi je prétends (souffrez cette expression), oui, je prétends qu'en parlant de la sorte, vous mentez au Saint-Esprit, et vous faites outrage à sa grâce. Voulez-vous que je vous en convainque, mais d'une manière sensible, et à laquelle vous avouerez que le libertinage n'a rien à opposer? Ce ne sera pas pour vous confondre, mais pour vous instruire comme mes frères, et comme des hommes dont le salut doit m'être plus cher que ma vie même : Non ut confundam vos (1). La disposition où je vous vois m'est favorable pour cela, et Dieu m'a inspiré d'en profiter. Elle me fournit une démonstration vive, pressante, à quoi vous ne vous attendez pas, et qui suffira pour votre condamnation, si vous n'en faites aujourd'hui le motif de votre conversion. Ecoutez-moi, et jugez-vous.

Il y en a parmi vous (et Dieu veuille que ce ne soit pas le plus grand nombre!) qui se trouvent, au moment que je parle, dans des engagements de péchés, si étroits, à les en croire, et si forts, qu'ils désespèrent de pouvoir jamais briser leurs liens. Leur demander que, pour le salut de leur âme, ils s'éloignent de telle personne, c'est, disent-ils, leur demander l'impossible. Mais cette séparation sera-t-elle impossible, dès qu'il faudra marcher pour le service du prince, à qui nous nous faisons tous gloire d'obéir ! Je m'en tiens à leur témoignage : y en a-t-il un d'eux qui, pour donner des preuves de sa fidélité et de son zèle, ne soit déjà disposé à partir, et à quitter ce qu'il aime? Au premier bruit de la guerre qui commence à se répandre, chacun s'engage, chacun pense à se mettre en route ; point de liaison qui le retienne, point d'absence qui lui coûte, et dont il ne soit résolu de supporter tout l'ennui. Si j'en doutais pour vous, je vous offenserais; et quand je le suppose comme indubitable, vous recevez ce que je dis comme un éloge, et vous m'en savez gré. Je ne compare point ce qu’exige de vous la loi du monde, et ce que la loi de Dieu vous commande. Je

 

1 1 Cor., IV, 14.

 

sais qu'en obéissant à la loi du monde, vous conserverez toujours la même passion dans le cœur, et qu'il faut y renoncer pour Dieu ; et certes il est bien juste qu'il y ait de la différence entre l'un et l'autre, et que j'en fasse plus pour le Dieu du ciel que pour les puissances de la terre. Mais je veux seulement conclure de là que vous en imposez donc à Dieu, quand vous prétendez qu'il n'est pas en votre pouvoir de ne plus rechercher le sujet criminel de votre désordre, et de vous tenir, au moins pour quelque temps, et pour vous éprouver vous-même, loin de ses yeux et de sa présence. Car, encore une fois, vous retiendra-t-il, quand l'honneur vous appellera; et avec quelle promptitude vous verra-t-on courir et voler au premier ordre que vous recevrez, et que vous vous estimerez heureux de recevoir? Quiconque aurait un moment balancé, serait-il digne de vivre? oserait-il paraître dans le monde? n'en deviendrait-il pas la fable et le jouet?

Ah! Chrétiens, disons la vérité, on a trop affaibli, ou même trop avili les droits de Dieu. S'il s'agit du service des hommes, ou ne reconnaît point d'engagement nécessaire; tout est sacrifié, et tout le doit être ; puisque l'ordre de Dieu le veut ainsi. Mais s'agit-il des intérêts de Dieu même, on se fait un obstacle de tout, on trouve des difficultés partout, et l'on manque de courage pour les surmonter. Ceux même qui devraient s'opposer à ce relâchement, les prêtres de Jésus-Christ, malgré tout leur zèle, se laissent surprendre à de faux prétextes, et sont eux-mêmes ingénieux à en imaginer, pour modérer la rigueur de leurs décisions. On écoute un mondain, on entre dans ses raisons, on les fait valoir, on le ménage, on a des égards pour lui, on lui donne du temps; on dit que l'occasion, quoique prochaine, ne lui est plus volontaire, quand il ne la peut plus quitter sans intéresser son honneur : et on lui laisse à décider, tout mondain qu'il est, si son honneur y est en effet intéressé, et intéressé suffisamment pour contre-balancer celui de Dieu : on veut qu'il puisse demeurer dans cette occasion, ou du moins qu'on ne puisse l'obliger à en sortir, s'il n'en peut sortir sans se scandaliser lui-même; et on s'en rapporte à lui-même, ou plutôt à sa passion et à son amour-propre, pour juger en effet s'il le peut. On cherche tout ce qui lui est en quelque sorte favorable, pour ne le pas rebuter; c'est-à-dire qu'on l'autorise dans son erreur, qu'on l'entretient dans son libertinage, qu'on le damne et qu'on se damne avec lui. Car j'en reviens

 

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toujours à ma première proposition. En vain attendons-nous une grâce de combat pour vaincre la tentation, lorsque la tentation est volontaire, et qu'il ne tient qu'à nous de la fuir. En vain même l'aurons-nous, cette grâce de combat, dans les tentations nécessaires, si nous ne sommes en effet disposés à combattre nous-mêmes : comment? surtout comme Jésus-Christ, par la mortification de la chair. Vous l'allez voir dans la seconde partie.

 

DEUXIÈME PARTIE.

 

Pour bien comprendre ma seconde proposition, il faut encore, s'il vous plaît, présupposer ce grand principe, sur quoi roule, pour ainsi dire, tout le mystère de la prédestination des hommes, et que j'ai déjà développé en partie dès l'entrée de ce discours, mais qui vous paraîtra bien plus noblement conçu et plus fortement exprimé par ces paroles de saint Cyprien, qui sont remarquables : Ordine suo, non nostro arbitrio virtus Spiritus Sancti ministratur. La vertu du Saint-Esprit, c'est-à-dire la grâce, ne nous est pas donnée selon notre choix, beaucoup moins selon notre goût et nos inclinations; mais dans un certain ordre établi de Dieu, suivant lequel elle doit être ménagée, et hors duquel elle demeure inutile et sans effet. Principe admirable , d'où je tire trois conséquences, qui sont d'une étendue presque infinie dans la morale chrétienne, et qui, appliquées à la conduite de la vie, font le juste tempérament de tous les devoirs que nous avons à remplir, pour correspondre aux desseins de Dieu dans l'importante affaire du salut. Suivez bien ceci, je vous prie.

Première conséquence : dans les tentations et dans les dangers où la misère humaine nous expose, je dis par nécessité et malgré nous-mêmes, Dieu, dont la fidélité ne manque jamais, est toujours prêt à nous aider de ses grâces ; mais il veut que nous en usions, et conformément à l'état où il nous a appelés, et par rapport à la fin pour laquelle ces mêmes grâces nous sont données. Car c'est proprement ce que saint Cyprien a voulu nous marquer : Ordine suo, non nostro arbitrio. Or vous savez, mes chers auditeurs, qu'en qualité de chrétiens, nous faisons tous profession d'une sainte milice, et qu'il n'y a personne de nous qui n'en porte le caractère. D'où il s'ensuit que notre vie, selon le témoignage de l'Ecriture, ne doit plus être qu'une guerre continuelle de l'esprit contre la chair, de la raison contre les passions, de la foi contre les sens, de l'homme intérieur contre l'homme extérieur, enfin de nous-mêmes contre nous-mêmes. Et si nous prétendons à la véritable gloire du christianisme, qui consiste dans les solides vertus; saint Paul, ce maître suscité de Dieu pour nous les enseigner et pour nous en donner une juste idée, semble n'en point reconnaître d'autre que de militaires. Car se servant d'une métaphore qui nous doit être vénérable, puisque le Saint-Esprit même en est l'auteur, il nous fait un bouclier de la foi, une cuirasse de la justice, un casque de l'espérance, nous recommandant en mille endroits de ses Epîtres de nous revêtir de ces armes spirituelles : Induite vos armaturam Dei (1), et nous faisant entendre que nous en devons user, et que sans cela tout le bien qui est en nous, ou que nous présumons y être, n'est que mensonge et illusions. Voilà notre état.

Que fait Dieu de sa part ? il nous prépare des grâces proportionnées à cet état. Nous avons à soutenir une guerre difficile et dangereuse : il ne nous donne pas des grâces de paix, comme il en donnait au premier homme, car elles ne nous seraient plus propres ; mais des grâces de combat, de défense, d'attaque, de résistance, parce qu'il n'y a que celles-là qui nous conviennent. Les tentations sont des assauts que nous livre notre ennemi, et ces grâces sont des moyens pour les repousser. Par conséquent faire fond sur la grâce, sans être déterminé à résister et à combattre, c'est oublier ce que nous sommes, c'est nous figurer une grâce imaginaire et chimérique, c'est aller contre toutes les vues de Dieu. Tel est néanmoins le désordre le plus ordinaire, et fasse le ciel que ce ne soit pas le nôtre ! Nous voulons des grâces qui nous garantissent de tous les dangers; mais nous voulons que ce soient des grâces qui ne nous coûtent rien, qui ne nous incommodent en rien, qui nous laissent dans la possession d'une vie douce et paisible : et Dieu veut que ce soient des grâces qui nous fassent agir, qui nous tiennent dans la sujétion d'un exercice laborieux et sans relâche. Ordine suo, non nostro arbitrio, virtus Spiritus Sancti ministratur. Le repos de la vie, voilà ce qu'on cherche, et ce que tant de personnes vertueuses, séduites par leur amour-propre, se proposent jusque dans leur piété même. Et moi, leur dit Jésus-Christ, je ne connais point cette vie sans action, puisque rien n'est plus contraire à mon esprit, et que le royaume du ciel ne peut être emporté que par violence.

 

1 Ephes., VI, 11.

 

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Car c'est pour cela que je suis entré, comme votre chef, dans le champ de bataille ; et qu'au lieu de vous apporter la paix, je vous ai apporté l'épée : Non veni pacem mittere, sed gladium (1). Témoignage sensible et convaincant qu'il ne veut à sa suite que des âmes généreuses, que des hommes infatigables, et toujours en état de remporter de nouvelles victoires. Le repos est pour le ciel, et le combat pour la terre. Non veni pacem mittere, sed gladium.

Seconde conséquence : la première maxime in matière de guerre est d'affaiblir son ennemi et de le fatiguer. Car de vouloir l'épargner et le traiter avec douceur, d'avoir pour lui de l'indulgence, ce serait se perdre et se détruire soi-même. Or quel est notre ennemi, Chrétiens, je dis l'ennemi le plus puissant que la grâce ait à combattre en nous? Reconnaissons-le devant Dieu, et ne nous aveuglons pas : c'est notre chair, cette chair de péché qui ne conçoit que des désirs criminels, cette chair esclave de la concupiscence, cette chair toujours rebelle à la loi de Dieu. Voilà, dit un apôtre, l'ennemi le plus à craindre, et par qui nous sommes plus   communément   tentés : Unusquisque vero tentatur a concupiscentia sua (2). Ennemi d'autant plus dangereux qu'il nous est plus intime, ou plutôt qu'il fait une partie de nous-mêmes ; ennemi d'autant plus redoutable, que naturellement nous l'aimons; ennemi d'autant plus invincible, qu'il ne nous attaque qu'en nous flattant : c'est cet ennemi, reprend saint Chrysostome, qu'il faut   soumettre, qu'il faut dompter : par où? par la mortification chrétienne, si nous voulons que Horace triomphe de la tentation.

Car je dis qu'un chrétien qui  n'a aucun usage de cette mortification évangélique, qui nourrit sa chair dans la mollesse, qui l'entretien dans le plaisir, qui lui donne toutes les commodités de la vie ; qui, toujours d'intelligence avec elle, la ménage en tout, la choie en tout, et cependant se confie dans la grâce de Dieu, et se persuade qu'elle suffira pour le sauver, ne la connaît pas cette grâce, et n'a pas les premiers principes de la religion qu'il professe : pourquoi? voici la preuve qu'en donne saint Bernard : parce que la première action de la grâce qui le doit soutenir, et assurer son salut, est d'éteindre la concupiscence en mortifiant la chair. Vous, au contraire, mon cher auditeur, vous, chrétien sensuel et délicat, au lieu de l'affaiblir, vous la fortifiez; au lieu de

 

1 Matth., X, 34. — 2 Jac, I, 14.

 

lui retrancher ce qui lui donne l'avantage sur vous, vous la secondez; c'est-à-dire qu'au lieu d'aider la grâce contre la tentation , vous aidez la tentation contre la grâce même, et que vous détruisez celle-ci par l'autre. Jamais donc vous ne devez attendre que la grâce ait son effet, à moins que vous ne demandiez deux choses contradictoires : savoir, que la grâce et la concupiscence vous dominent tout à la fois, ou que Dieu, par un miracle singulier, crée pour vous des grâces nouvelles, qui, sans assujettir la chair, fassent triompher l'esprit. Mais ne vous y trompez pas, et souvenez-vous toujours que ce n'est point au gré de l'homme que Dieu dispense ses grâces, mais selon la sage et invariable disposition de sa providence : Ordine suo, non nostro arbitrio, virtus Spirilus Sancti ministratur.

Et en effet, comment est-ce que tous les Saints ont combattu la tentation, et de quel stratagème se sont-ils servis, quel moyen ont-ils employé contre elle? la mortification de la chair. N'est-ce pas ainsi que David, au milieu des pompes et des plaisirs de la cour, se couvrait d'un rude cilice, lorsqu'il se sentait troublé par ses propres pensées, et que les désirs de son cœur le portaient au mal et le tentaient? Ego autem cum mihi molesti essent, induebar cilicio (1). N'est-ce pas pour cela que saint Paul traitait rigoureusement son corps, et qu'il le réduisait en servitude? Castigo corpus meum, et in servitutem redigo (2). Quoi donc ! la grâce est-elle d'une autre trempe dans nos mains que dans celles de cet apôtre ? avons-nous, ou un esprit plus fervent, ou une chair plus soumise que David? l'ennemi nous livre-t-il d'autres combats, ou sommes-nous plus forts que tant de religieux et tant de solitaires, les élus et les amis de Dieu? Pas un d'eux qui ait compté sur la grâce séparée de la mortification des sens : et sans la mortification des sens, que dis-je? dans une vie douce, aisée, commode, dans une vie même voluptueuse et molle, nous osons tout espérer de la grâce ! Un saint Jérôme comblé de mérite ne crut pas, avec la grâce même, pouvoir résister, s'il ne faisait de son corps une victime de pénitence; et nous prétendons tenir contre tous les charmes du monde et les plus violents efforts de l'enfer, en faisant de nos corps des idoles de l'amour-propre ! Les Hilarion et les Antoine, ces hommes tout célestes et comme les anges de la terre, se sont condamnés aux veilles, aux abstinences, à toutes les rigueurs d'une vie pénible

 

1 Psalm., XXXIV, 13. — 2 1 Cor., IX, 27.

 

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et austère : pourquoi? parce qu'ils ne savaient point d'autre secret pour amortir le feu de la cupidité, et pour repousser ses traits, et nous nous flattons de la faire mourir, en lui fournissant tout ce qui peut plus contribuer à la faire vivre ! Un saint Jean-Baptiste, sanctifié presque dès sa conception, et qui pouvait dire que la grâce était née avec lui, n'a fait fond sur cette grâce qu'autant qu'il l'a exercée, ou, pour parler plus correctement, qu'autant qu'il s'est exercé lui-même par elle et avec elle dans la pratique de la plus parfaite abnégation; et nous, conçus dans le péché, nous, après avoir vécu dans le péché , nous nous promettons de la grâce des victoires sans combats, ou des combats sans violence ; une sainteté sans pénitence, ou une pénitence sans austérité ! Mais si cela était, conclut saint Jérôme , la vie de ce glorieux Précurseur et de ceux qui l'ont suivi, bien loin d'être un sujet d'admiration et d'éloge, ne devrait-elle pas être regardée comme une illusion et une folie? Si ita esset, annon ridenda potius quant prœdicanda esset vita Joannis ?

C'est ainsi qu'ont raisonné les Pères que Dieu nous a donnés pour maîtres, et qui doivent être nos guides dans la voie du salut. Ne vous étonnez donc pas si des mondains, marchant, comme dit l'Apôtre, selon la chair, et ennemis de la croix et de la mortification de Jésus-Christ, se trouvent si faibles dans la tentation. Ne me demandez pas d'où vient qu'ils y résistent si rarement, qu'ils y succombent si aisément, qu'ils se relèvent si difficilement; ce sont les suites naturelles de leur délicatesse et de leur sensualité : et si des âmes idolâtres de leur corps ne se laissaient pas entraîner par la concupiscence, ce serait dans l'ordre de la grâce un des plus grands miracles. Non, non, disait Tertullien, parlant aux premiers fidèles dans les persécutions de l'Eglise, je ne me persuaderai jamais qu'une chair nourrie dans le plaisir puisse entrer en lice avec les tourments et avec la mort. Quelque ardeur qu'un chrétien fasse paraître pour la cause de son Dieu et pour la défense de sa foi, je me défierai toujours ou plutôt je désespérerai toujours que de la délicatesse des repas, des habits, de l'équipage et du train, il accepte de passer à la rigueur des prisons, des roues et des chevalets. Il faut qu'un athlète, pour combattre, se soit auparavant formé par une abstinence régulière de toutes les voluptés des sens, et par une épreuve constante des plus rudes fatigues de la vie : car c'est par là qu'il acquiert des forces.

De même, il faut qu'un homme, pour entrer dans le champ de bataille où sa religion l'appelle, ait fait l'essai de soi-même par une dure mortification qui l'ait disposé à supporter tout, et à n'être étonné de rien. Or, ce que Tertullien disait des persécutions, qui furent comme les tentations publiques et extérieures du christianisme, je le dis avec autant de sujet des tentations intérieures et particulières de chaque fidèle : c'est la grâce qui les doit vaincre : mais en vain présumons-nous que la grâce, toute puissante qu'elle est, les surmontera, si nous ne domptons nous-mêmes la chair qui en est le principe; et quiconque en juge autrement est dans l'erreur et s'égare.

Mais en quoi consiste cette mortification de la chair, et, dans la pratique du monde, à quoi se réduit cet exercice? troisième et dernière conséquence. Ah! mes chers auditeurs, dispensez-moi de vous dire ce que c'est dans la pratique du monde que cette vertu, puisqu'à peine y est-elle connue, puisqu'elle y est méprisée, puisqu'elle y est même en horreur. Mais quelque idée que le monde en puisse avoir, l'oracle de l'Apôtre ne laisse pas de subsister : que pour être à Jésus-Christ, et pour lui garder une fidélité inviolable, il faut crucifier sa chair et mourir à ses passions et à ses désirs déréglés : Qui Christi sunt carnem suam crucifixerunt cum vitiis et concupiscentiis (1). Mais de quelque manière que le monde en puisse penser, il sera toujours vrai qu'il n'y a point de condition parmi les hommes où ce crucifiement de la chair ne soit d'une absolue nécessité, parce qu'il n'y en a pas une qui ne soit exposée à la tentation. Mais quelque peine que puisse avoir le monde à en convenir, la seule expérience de ses désordres lui fera reconnaître malgré lui-même, que la condition des grands, des riches, des puissants du siècle, est celle, entre toutes les autres, où cette mortification des sens devrait être plus ordinaire, parce que c'est celle où les tentations sont plus communes et plus violentes. Mais, de quelque opinion que le monde puisse être prévenu, du moins avouera-t-il que plus un pécheur est sujet à la tentation, plus cette loi de mortifier son corps est-elle d'une obligation étroite et rigoureuse pour lui. Si nous étions aussi chrétiens qu'il faudrait l'être, ces règles de l'Evangile, quoique générales, seraient plus que suffisantes pour nous faire comprendre nos devoirs. Mais parce que l'amour-propre nous domine, et que, dans l'excès d'indulgence que nous avons pour

 

1 Galat., V, 24.

 

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nous-mêmes, à peine prenons-nous le parti de nous imposer la plus légère pénitence, qu'a fait l'Eglise? Elle a déterminé ce commandement général à un commandement particulier, qui est le jeûne du carême : se fondant en cela sur notre infirmité d'une part, et de l'autre sur notre besoin; se réglant sur l'exemple des anciens patriarches, et beaucoup plus sur celui de Jésus-Christ ; s'autorisant du pouvoir que Dieu lui a donné de faire des lois pour la conduit de ses enfants, et se promettant de notre fidélité que, si nous avons un désir sincère de mortifier notre chair autant qu'il est nécessaire pour vaincre la tentation, non-seulement nous ne trouverons rien de trop rigoureux dans ce précepte, mais nous ferons bien plus qu'il ne nous prescrit, parce qu'en mille rencontres nous éprouverons qu'il ne suffit pas encore pour réprimer notre cupidité et pour éteindre le feu de nos passions.

Voilà, Chrétiens, le dessein que s'est proposé l'Eglise dans  l'institution de  ce   saint jeûne. Mais dans la suite des temps, qu'est-il arrivé? nous ne le déplorerons jamais assez, puisque c'est un désordre qui cause tant de scandale. Le démon et la chair, se sentant affaiblis par une si salutaire observance, ont employé toutes leurs forces pour l'abolir.  Les hérétiques se sont déclarés contre ce commandement. Les uns ont contesté le droit, et les autres le fait.  Ceux-là ont prétendu que l'Eglise, en nous imposant un tel précepte, passait les bornes d'un pouvoir légitime, comme si ce n'était pas à elle à qui le Sauveur du monde a dit, en la faisant l'héritière et la dépositaire de son  autorité  : Tout ce  que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel. Ceux-ci ont reconnu le pouvoir de l'Eglise,  mais n'ont point voulu convenir qu'elle ait jamais porté cette loi, et qu'elle nous y ait assujettis ; comme si la tradition n'était pas évidente sur ce point, et que saint Augustin, il y a déjà plus de douze siècles, n'en eût pas parlé lorsqu'il disait que de jeûner dans les autres temps de l'année, c'était un conseil, mais que de jeûner pendant le carême, c'était un précepte : In aliis temporibus jejunare consilium est ; in quadragesima jejunare prœceptum. Combien même de catholiques libertins et sans conscience se sont élevés contre une pratique si utile et si solidement établie, non pas en formant des difficultés mi sur le droit ou sur le fait, mais en méprisant l'un et l'autre, mais en violant le précepte par profession et avec la plus scandaleuse impunité, mais ne cherchant pas même des prétextes pour colorer en quelque sorte leur désobéissance, et pour sauver certains dehors. Que dis-je! et devrais-je les compter parmi les catholiques, et leur donner un nom qu'ils déshonorent et dont ils se rendent indignes, puisque Jésus-Christ veut que nous les regardions comme des païens et des idolâtres? Qui Ecclesiam non audierit, sit tibi sicut ethnicus et publicanus (1).

Enfin, jusque dans ce petit nombre de fidèles qui respectent l'Eglise et qui semblent soumis à ses ordres, combien en altèrent le commandement? et par où? par de fausses interprétations qu'ils lui donnent en faveur de la nature corrompue; par de prétendues raisons de nécessité qu'ils imaginent, et que la seule délicatesse leur suggère ; par de vaines dispenses qu'ils obtiennent ou qu'ils s'accordent à eux-mêmes. Je dis vaines dispenses; et pour vous en convaincre, remarquez ceci : il n'y a qu'à considérer trois grands désordres qui s'y glissent, et dont je veux que vous conveniez avec moi. Car en premier lieu, c'est communément à certains états que ces sortes de dispenses semblent être attachées, et non point aux personnes mêmes : marque infaillible que la nécessité n'en est pas la règle. Et en effet, n'est-il pas surprenant, Chrétiens, que dès qu'un homme aujourd'hui se trouve dans la fortune et dans un rang honorable, il n'y ait plus de jeûne pour lui, que dès lors il soit si fécond en excuses pour s'en exempter; que dès lors les forces lui manquent, et que son tempérament, que sa santé ne lui permettent plus ce qu'il pouvait et ce qu'il faisait dans un état médiocre, dans une maison religieuse, dans une vie plus réglée et plus chrétienne? En second lieu , ceux qui se croient plus dispensés du jeûne, ce sont ceux mêmes à qui le jeûne doit être plus facile, ce sont ces riches du siècle chez qui tout abonde, et qui jouissent de toutes les commodités de la vie. Je dis plus, et en troisième lieu, ceux qui font plus valoir une faiblesse imaginaire, pour se dégager de l'obligation du jeûne, ce sont ceux qui devraient se faire plus de violence pour l'observer, parce que ce sont ceux à qui le jeûne est plus nécessaire. Car qui sont-ils? Ce sont des pécheurs non-seulement responsables à la justice divine de mille dettes contractées dans le passé, et dont il faut s'acquitter; mais encore liés par de longues habitudes qui les rendent plus sujets à de fréquentes rechutes dans l'avenir, dont il faut se préserver. Ce sont

 

1 Matth., XVIII, 17.

 

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des mondains, engagés par leur condition en mille affaires, ayant sans cesse devant les yeux mille objets qui sont pour eux autant de tentations. Ce sont des courtisans que le bruit de la cour et ses divers mouvements , que ses coutumes et ses maximes, que ses intrigues et ses soins, que sa mollesse, ses plaisirs, ses pompes exposent aux occasions les plus dangereuses. Ce sont de jeunes personnes, ce sont des femmes obsédées de tant d'adorateurs qui les flattent, qui les idolâtrent, qui leur prodiguent l'encens, qui leur tiennent des discours, qui leur rendent des assiduités, c'est-à-dire qui leur livrent des attaques et qui leur tendent des pièges à quoi elles ne se laissent prendre que trop aisément. Ce sont ceux-là pour qui le jeûne est d'une obligation particulière; et néanmoins ce sont particulièrement ceux-là qui se croient plus privilégiés contre le jeûne. Ils le renvoient aux monastères et aux cloîtres; mais, répond saint Bernard, si dans le cloître et le monastère le jeûne est mieux pratiqué, ce n'est pas là toutefois qu'il est d'une nécessité plus pressante; pourquoi? parce que d'ailleurs par la retraite, par tous les exercices de la profession religieuse, on y est plus à couvert du danger.

Ah ! mes chers auditeurs, souvenez-vous que vous ne surmonterez jamais les tentations, tandis que vous obéirez à la chair, et que vous ensuivrez les appétits sensuels. Souvenez-vous que Dieu dans sa loi ne distingue ni qualités ni rangs; ou que s'il les distingue, ce n'est point par rapport à vous et à votre état, pour élargir le précepte; mais au contraire pour le rendre encore plus étroit et plus rigoureux. Souvenez-vous que vous êtes chrétiens comme les autres, et que plus vous êtes élevés au-dessus des autres, plus vous avez d'ennemis à combattre et d'écueils à éviter; par conséquent, que plus vous êtes dans l'opulence et dans la grandeur, plus vous devez craindre pour votre âme et faire d'efforts pour la conserver. Employez-y, outre le jeûne et la pénitence, la parole de Dieu et les bonnes œuvres ; la parole de Dieu, puisque c'est en ce saint temps que les ministres de Jésus-Christ la dispensent avec plus de zèle, cette divine parole, qui doit vous éclairer et vous fortifier; les bonnes œuvres, puisque c'est en ce saint temps que l'Eglise redouble toute sa ferveur, ou plutôt qu'elle travaille à réveiller toute la ferveur des fidèles. Munis de ces armes de la foi, vous marcherez en assurance. Malgré les artifices et la subtilité de la tentation, malgré les fréquents retours et l'importunité de la tentation, malgré les plus violents assauts et toute la force de la tentation, vous vous maintiendrez dans les voies de Dieu, et vous arriverez à la gloire que je vous souhaite, etc.

 

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