SERMON POUR LE MERCREDI DE LA PREMIÈRE SEMAINE.
SUR LA RELIGION CHRÉTIENNE.
ANALYSE.
SUJET. Quelques-uns des scribes et des pharisiens
disaient à Jésus-Christ : Maître, nous voudrions bien voir quelque prodige de
vous. Jésus leur répondit : Cette nation méchante et adultère demande un
prodige, et il n'y en aura point d'autre pour elle que celui du prophète Jonas.
Ce
fut une curiosité présomptueuse, une curiosité captieuse et maligne, qui porta
les pharisiens à faire cette demande au Sauveur du monde ; et c'est pour cela
même que le Sauveur du monde les traita de nation méchante et infidèle, et
qu'il les cita devant le tribunal de Dieu. Ainsi nous voudrions voir des
miracles pour nous confirmer dans la foi, et nous en voyons dont nous ne ms
pas. Car nous avons dans Jésus-Christ et dans l'établissement de son Evangile,
non-seulement de quoi convaincre nos esprits, mais de quoi contenter pleinement
notre curiosité ; et si nous n'en sommes pas touchés, ce ne peut être que
l'effet d'une mauvaise disposition dont nous serons responsables au jugement de
Dieu. Importante matière qui fera le sujet de ce discours. Compliment à la
reine.
Division. Faites-nous voir un prodige qui vienne de vous,
dirent les pharisiens à Jésus-Christ. Sur quoi saint Augustin remarque qu’il y
a deux sortes de prodiges : les uns qui viennent de Dieu, et les autres qui
viennent de l'homme. La foi des Ninivites convertis par la prédication de
Jonas, ce fut un prodige qui ne pouvait venir que de Dieu, et c'est celui que
Jésus-Christ propose aux pharisiens : mais au même temps il leur en découvre un
autre qui ne pouvait venir que d'eux-mêmes, savoir le prodige ou le désordre de
leur infidélité. Appliquons-nous ceci. Je prétends que Jésus-Christ, dans
l'établissement de la religion , nous a fait voir un miracle plus authentique
et plus convaincant que celui des Ninivites convertis, et c'est le grand
miracle de la conversion du monde et de la propagation de l'Evangile que
j'appelle le miracle de la foi : première partie. Je prétends que nous opposons
tous les jours à ce miracle un prodige d'infidélité, mais d'une infidélité plus
monstrueuse et plus condamnable que celle des pharisiens : deuxième partie.
Première
partie. Conversion du monde par la
prédication de l'Evangile, miracle de la foi chrétienne. Jugeons-en par ce que Jésus-Christ
nous marque en avoir été la figure, je veux dire par la conversion des
Ninivites. Jonas, envoyé de Dieu, prêche au milieu de Ninive, et tout à coup
cette ville, abandonnée à tous les vices, devient un modèle de pénitence.
Voilà, disait le Fils de Dieu aux Juifs, le miracle qui vous condamnera. Et je
dis à tout ce qu'il y a de libertins qui m'écoutent : En voici un qui doit bien
plus encore confondre votre incrédulité : c'est la conversion du monde entier opérée par la mission d'un plus grand que Jonas, qui est
Jésus-Christ : Et ecce plus quam Jonas hic.
Qu’a-t-il
fait? il entreprend de détruire dans tout le monde l'idolâtrie, la
superstition, l'erreur, et d'y établir le vrai culte de Dieu. Qui choisit-il
pour cela? douze apôtres grossiers, faibles, ignorants, mais qu'il remplit de
son Esprit. Remplis de l'Esprit de Dieu, tout grossiers, tout faibles, tout
pauvres qu'ils sont d'ailleurs, ils annoncent un Evangile contraire à toutes
les inclinations de la nature et on le reçoit. Ils l'annoncent aux grands, aux
doctes et aux prudents du siècle, à des mondains sensuels et voluptueux et l'on
s'y soumet. De là se forme une chrétienté si sainte et si pure, que le
paganisme même se trouve forcé à l'admirer.
Ce qu'ils ne rencontrent bien des obstacles à vaincre. Toutes les
puissances de la terre s'élèvent contre la nouvelle religion qu'ils prêchent ;
mais cette religion si fortement combattue triomphe de tout. Elle s'étend, elle se multiplie : c'est
bientôt la religion dominante, et où ? jusque dans Rome, jusque dans le palais
des Césars. Avouons-le : quand, dès sa naissance, elle aurait toute la faveur
et tout l'appui nécessaire, elle serait toujours, par mille autres endroits,
l'œuvre de Dieu : mais qu'elle se soit établie dans les plus sanglantes
persécutions, et même par les plus sanglantes persécutions, c'est un de ces
prodiges où il faut que la prudence humaine s'humilie, et qu'elle rende hommage
à la toute-puissance du Seigneur. Miracle renouvelé dans ces derniers siècles.
Vous le savez, un François Xavier a converti dans l'Orient tout un nouveau
monde, et comment ? par les mêmes moyens malgré les mêmes obstacles, avec les
mêmes succès.
Or,
je soutiens qu'après cela nous n'avons plus droit de demander à Dieu des
miracles : pourquoi? parce que cette seule conversion du monde est le plus
sensible de tous les miracles. 1°
Miracle qui surpasse tous les autres miracles ; 2° miracle qui présuppose tous les
autres miracles ; 3° miracle qui justifie tous les autres miracles.
Conversion du monde est le plus sensible de tous les
miracles. Vous vous obstinez à rejeter tous les autres miracles disait saint
Augustin aux païens; mais confessez donc que dans votre système il y en a un
dont vous êtes obligés de convenir c'est le monde converti sans aucun miracle.
Car à quoi attribuerons-nous ce grand ouvrage, si nous n'avons pas recours à la
vertu infinie de Dieu ? Ce ne peut être ni aux talents de l'esprit et à
l'éloquence, ni à la violence et à la force, ni à la douceur de la loi et au relâchement
de sa morale, ni au caprice et au hasard.
1°
Miracle qui surpasse tous les autres miracles. La conversion d'un pécheur
invétéré, dit saint Grégoire, coûte plus à Dieu
et en ce sens est plus miraculeuse, que la résurrection d'un mort.
Qu'est-ce donc que la conversion de tant de peuples enracinés dans
l’idolâtrie ? Que diriez-vous si je convertissais ici tout à coup devant
vous un impie déclaré ? Y a-t-il miracle qui vous touchât davantage ? Que devez-vous
donc juger de tant de nations soumises à l'Evangile?
2°
Miracle qui présuppose tous les autres miracles. Car comment les premiers
chrétiens eussent-ils embrassé avec tant de zèle me loi si rigoureuse, sans les
miracles qu'ils avaient vus? Ne fut-ce pas un miracle que la conversion de
saint Paul, et ce miracle
254
n'en demandait-il pas un
autre que cet apôtre rapporte lui-même? Saint Pierre, dès sa première
prédication, convertit trois mille personnes : pourquoi ? parce qu'ils lui
entendirent parler toutes sortes de langues. Si ce miracle eût été supposé,
saint Luc eût-il eu le front de le publier dans un temps où des millions de
témoins l'eussent pu démentir? Si les miracles que l'Apôtre prétendaient avoir
faits parmi les Gentils n'avaient été que des inventions et des faussetés,
eût-il osé les prier, comme il le fait, de s'en souvenir, et en eût-il appelé à
leur propre témoignage? L'auraient-ils cru, et eût-il gagné tant d'âmes à
Jésus-Christ? N'était-ce pas le lien des miracles qui attachait saint Augustin
a l'Eglise, comme il le dit lui-même; et n'en raconte-t-il pas un dont il
proteste avoir été spectateur, et qui servit à le confirmer dans la foi?
3°
De là, par une conséquence nécessaire, miracle qui justifie tous les autres
miracles. Après quoi nous pouvons bien dire à Dieu, comme Richard de Saint-Victor,
que si nous étions dans l'erreur, ce serait à lui que nous aurions droit
d'imputer nos erreurs.
Mais
aussi miracle qui nous confondra au jugement de Dieu : Viri Ninivitae
surgent in judicio ; Tant de païens converti]s s'élèveront contre nous.
N'est-il pas honteux que la foi ait fait paraître dans le monde tant de vertus,
et qu'elle soit si languissante parmi nous? Quel reproche, que cette foi ait
surmonté toutes les puissances humaines conjurées contre elle, et qu'elle n'ait
pas encore surmonté dans nous de vains obstacles qui s'opposent à notre
conversion ! Qu'aurai-je là-dessus, Seigneur, à vous répondre ?
Deuxième
partie. Prodige d'infidélité que nous
opposons au miracle de la foi chrétienne. Je considère ce prodige d'infidélité
dans un chrétien qui, selon les divers désordres auxquels il se laisse
malheureusement entraîner, 1° ou renonce à sa foi, 2° ou corrompt sa foi, 3° ou dément et contredit sa
foi. Je m'explique.
1°
Prodige d'infidélité dans un chrétien qui, par le libertinage de ses mœurs,
tombe dans l'impiété et dans un libertinage de créance. Car peut-on comprendre
que des gens élevés dans la foi la renoncent, cette foi si sainte et si
nécessaire ; comment? en aveugles et en insensés, sans examen et sans
connaissance de cause, par emportement, par passion , par caprice? Or, voilà ce
que nous voyons. Demandez à un libertin pourquoi il a cessé de croire ce qu'il
croyait ; s'il a consulté, s'il a lu, si, par une longue étude, il est entré
dans le fond des difficultés : pour peu qu'il soit sincère, il vous avouera
qu'il n'a point tant fait de recherches, et qu'il s'est soustrait à
l'obéissance de la foi sans tant de réflexions et tant de mesures.
Mais
encore par quelle voie un homme peut-il donc se pervertir jusqu'à devenir
infidèle? Ecoutez-le. Prodige d'infidélité:il renonce à sa foi par un esprit de
singularité, et pour avoir le ridicule avantage de ne penser pas comme les
autres. Prodige d'infidélité : il renonce à sa foi par orgueil, voulant se
conduire lui-même par ses propres lumières. Prodige d'infidélité : il renonces
sa foi par intérêt, et tout ensemble par désespoir; je veux dire, parce qu'elle
le trouble dans ses plaisirs, et qu'elle s'oppose à ses injustes desseins
Prodige d'infidélité : il renonce à sa foi par prévention, se piquant en toute
autre chose, de n'être préoccupé sut rien, et en matière de religion l'étant
sur tout. Il y a plus : non-seulement il abandonne sa foi sans raison, mais
contre sa raison. On lui propose les motifs les plus convaincants, des motifs
qui ont persuadé les premiers génies du monde, et il s'endurcit contre tous ces
motifs. On lui produit des miracles sans nombre et des miracles éclatants : il
s'inscrit en faux contre tous ces miracles, et il n'a pas honte de donner le
démenti à tout ce que l'antiquité a eu de plus vénérable et de plus saint.
2°
Prodige d'infidélité dans un chrétien qui, par un attachement secret ou public
à l'hérésie, corrompt sa foi. Sans entrer dans un long détail sur les désordres
de l'hérésie, il me suffit de faire avec vous la réflexion d'un grand cardinal
de notre siècle, qui] de tant de fidèles qui, dans les derniers temps, ont
corrompu la pureté de leur religion, en tombant dans l'erreur, à peine s'a
est-il trouvé quelques-uns que leur bonne foi ait pu justifier, même devant les
hommes. Consultons seulement l'histoire du siècle passé : combien
trouverons-nous de catholiques engagés dans le parti de l'hérésie par les
motifs les plus indignes? chagrin contre l'Eglise, antipathies particulières,
lâches intérêts, esprit de cabale, curiosité, ambition, politique, nécessité,
crainte, ostentation, envie de paraître ; partout aveuglement et passion.
3°
Prodige d'infidélité dans un chrétien qui, par ses mœurs, dément sa foi. En
tout le reste, nos affections et nos actions s'accordent avec nos
connaissances. Il n'y a que le salut, et ce qui concerne le salut, où nous
détruisons dans la pratique ce que nom croyons dans la spéculation. Etre
chrétien et vivre en chrétien, ou être païen et vivre en païen, ce n'est pas un
prodige ; mais le prodige, c'est d'avoir la foi et de vivre en infidèle.
Faisons-le cesser ce prodige ; conservons notre foi, et accordons nos mœurs avec
notre foi. Après avoir servi à notre pénitence et à notre sanctification, elle
servira à notre gloire.
Responderunt
Jesu quidam de scribis et pharisœis, dicentes : Magister, volumus a te signum
videre. Oui respondens, ait ills : Generatio mata et adultera signum quœrit, et
signum non dabitur ei, nisi signum Jonœ prophetœ.
Quelques-uns
des scribes et des pharisiens dirent à Jésus : Maître, nous voudrions bien voir
quelque prodige de vous. Jésus leur répondit : Cette nation méchante et
adultère demande un prodige, et il n'y. en aura point d'autre pour elle que
celui du prophète Jonas. (Saint Matthieu, chap. XII, 39.)
Madame
*,
Ce
fut une curiosité, mais une curiosité présomptueuse , une curiosité captieuse
et maligne , qui porta les pharisiens à faire cette demande au Sauveur du
monde. Curiosité présomptueuse, puisqu'au lieu d'engager le Fils de Dieu, par
une humble prière, à leur accorder comme une grâce ce qu'ils demandaient, ils
parurent l'exiger, comme s'ils n'eussent eu qu'à le vouloir, pour être en droit
de l'obtenir : Magister, volumus. Curiosité captieuse,
puisque, selon le rapport d'un aura évangéliste, ils ne lui
firent cette proposition que pour le tenter, et que pour lui dresser un piège :
Tentantes eum, signum de caelo quaerebant (1). Curiosité maligne,
puisqu'en cela même ils n'avaient point d'autre dessein qui de le perdre,
déterminés qu'ils étaient à tourner contre lui ses miracles mêmes, dont ils loi
faisaient autant de crimes, et dont enfin ils sa servirent pour le calomnier et
pour l'opprimer. Car de là vint que le Fils de Dieu ne leur répondit qu'avec un
zèle plein de sagesse d'une part, mais de l'autre plein d'indignation; qu'a ne
satisfit à leur curiosité que pour leur reprocher au même temps leur
incrédulité; qu'il les traita de nation méchante et infidèle! Generatio mala
et adultera; enfin qu'il la cita devant le tribunal de Dieu, parce qui
255
prévoyait bien que le prodige qu'il allait leur marquer,
mais auquel ils ne se rendraient pas, ne servirait qu'à les confondre : Viri
Ninivitœ surgent in judicio adversus generationem istam (1).
Voilà, mes chers
auditeurs, le précis de notre évangile ; et dans l'exemple des
pharisiens, ce qui se passe encore tous les jours entre Dieu et nous. Je
m'explique. Nous voudrions que Dieu nous fit voir des miracles, pour nous
confirmer dans la foi ; et Dieu nous en
fait voir actuellement dont nous ne profitons pas, à quoi nous sommes
insensibles, et qui par l'abus que nous en faisons , rendent notre endurcissement
d'autant plus criminel qu'il est volontaire, puisqu'il ne procède, aussi bien
que celui des pharisiens, que de notre perversité et de la corruption de nos
cœurs. Or, c'est ce que notre divin Maître condamne aujourd'hui dans ces
prétendus esprits forts du judaïsme, et ce qui doit, si nous tombons dans leur
infidélité, nous condamner nous-mêmes. Tertullien a dit un beau mot, et qui exprime
parfaitement le caractère de la profession chrétienne : savoir, qu'après
Jésus-Christ, la curiosité n'est plus pour nous de nul usage, et que désormais
elle ne nous peut plus être utile, beaucoup moins nécessaire : parce que,
depuis la prédication de l'Evangile , le seul parti qui nous reste est celui de
croire, et de soumettre notre raison, en la captivant sous le joug de la foi : Nobis
curiositate opus non est post Christum, nec inquisitione post Evangelium.
C'est ainsi qu'il s'en expliquait. Mais pour moi j'ose enchérir sur sa pensée ,
et j'ajoute que quand il nous serait permis dans le christianisme de faire de
nouvelles recherches, quand nous aurions droit de raisonner sur notre foi et
sur les mystères qu'elle nous révèle, nous trouvons dans Jésus-Christ et dans
son Evangile, non-seulement de quoi convaincre nos esprits , mais de quoi
contenter pleinement notre curiosité. Pourquoi? parce que Jésus-Christ nous a fait
voir dans sa personne des prodiges si éclatants et d'une telle évidence, que
nul esprit raisonnable n'y peut résister ; et que si m'as n'en sommes pas
touchés, ce ne peut être que l'effet d'une mauvaise disposition, dont nous
serons responsables à Dieu, et qui ne suffira que trop pour attirer sur nous
toutes les rigueurs de son jugement.
C’est
l'importante matière
que j'ai entrepris de traiter dans ce discours. Et le puis-je faire, Madame,
avec plus d'avantage qu'en présence
de Votre Majesté, dont les sentiments et les exemples
doivent être pour tout cet auditoire autant de preuves sensibles et
convaincantes de ce que je veux aujourd'hui lui persuader? Car quel effet plus
merveilleux peut avoir la religion chrétienne, que de sanctifier, au milieu de
la cour et jusque sur le trône, la plus grande reine du monde ? et cela seul ne
doit-il pas déjà nous faire conclure que cette religion est nécessairement
l'ouvrage de Dieu , et non pas des hommes? Plaise au ciel, Chrétiens, qu'un tel
miracle ne serve pas un jour de témoignage contre nous ! mais ne puis-je pas
bien vous faire la même menace que nous fait à tous le Fils de Dieu dans notre
évangile, en nous proposant l'exemple d'une reine : Regula surget in judicio
(1)! Le Sauveur du monde parlait d'une reine infidèle , et je parle d'une reine
toute chrétienne. Cette reine du midi
n'est tant vantée que pour être venue entendre la sagesse de Salomon : Quia
venit audire sapientiam Salomonis (2) ; mais, Madame, outre que vous
écoutez ici la sagesse même de Jésus-Christ et sa parole, que n'aurais-je point
à dire de la pureté de votre foi, de l'ardeur de votre zèle pour les intérêts
de Dieu, de la tendresse de votre amour pour les peuples, des soins vigilants
et empressés de votre charité pour les pauvres, de ces ferventes prières au
pied des autels, de ces longues oraisons dans le secret de l'oratoire , de tant
de saintes pratiques qui partagent une si belle vie, et qui font également le
sujet de notre admiration et de notre édification ? Cependant, Madame , Votre
Majesté n'attend point aujourd'hui de moi de justes éloges , mais une instruction
salutaire ; et c'est pour seconder sa piété toute royale que je m'adresse au
Saint-Esprit, et que. je lui demande, par l'intercession de Marie, les lumières
nécessaires : Ave, Maria.
Ce n'est pas sans raison que les
pharisiens de notre évangile, dans le dessein, quoique peu sincère, de
connaître Jésus-Christ, et de savoir s'il était Fils de Dieu , lui demandèrent
un prodige qui vînt de lui et dont il fût l'auteur : Magister, volumus a te
signum videre. Car il faut convenir, dit saint Augustin, qu'il y a des
prodiges de deux différentes espèces : les premiers qui viennent de Dieu, et
les seconds qui viennent de l'homme : les uns qui excitent l'admiration, parce
que ce sont les témoignages visibles de l'absolue puissance du Créateur ; et
les autres qui ne causent que de
256
l'horreur, parce que ce sont les tristes effets du
dérèglement de la créature : ceux-là que nous révérons et que nous appelons
miracles ; et ceux-ci que nous regardons comme des monstres dans l'ordre de la
grâce. Faites-nous voir un prodige qui vienne de vous , disent les pharisiens à
Jésus-Christ. Que fait ce Sauveur adorable? Ecoutez-moi, en ceci consiste tout
le fond de cette instruction. De ces deux genres de prodiges ainsi distingués,
il leur en fait voir un qui n'avait pu venir que de Dieu, et qui fut un miracle
évident et incontestable ; je veux dire la foi des Ninivites convertis par la
prédication de Jonas. Mais au même temps il leur en découvre un autre bien
opposé, et qui ne pouvait venir que d'eux-mêmes, savoir, le prodige ou le
désordre de leur infidélité. Or nous n'avons, mes chers auditeurs, qu'à nous
appliquer ces deux sortes de prodiges pour nous reconnaître aujourd'hui dans la
personne de ces pharisiens, et pour être obligés, par la comparaison que nous
ferons de leur état et du nôtre, d'avouer que le reproche du Fils de Dieu ne
nous convient peut-être pas moins qu'à ces faux docteurs de la loi; que, dans
le sens qu'il l'entendait, peut-être ne sommes-nous pas moins qu'eux une nation
corrompue et adultère, et qu'il pourrait avec autant de raison nous appeler à
ce jugement redoutable où il les cita, en leur adressant ces paroles : Viri
Ninivitœ surgent in judicio cum generatione ista.
Car je prétends, et, en deux
propositions, voici le partage de ce discours, comprenez-les : je prétends que
Jésus-Christ, dans l'établissement de sa religion, nous a fait voir un miracle
plus authentique et plus convaincant que celui des Ninivites convertis, et
c'est le grand miracle de la conversion du monde et de la propagation de
l'Evangile, que j'appelle le miracle de la foi : ce sera le premier point. Je
prétends que nous opposons tous les jours à ce miracle un prodige d'infidélité,
mais d'une infidélité bien plus monstrueuse et plus condamnable que celle même
des pharisiens : ce sera le second point. Deux prodiges, encore une fois : l'un
surnaturel et divin, c'est le monde sanctifié par la prédication de l'Evangile;
l'autre trop naturel et trop humain, mais néanmoins prodige, c'est le désordre
de notre infidélité. Deux titres de condamnation que Dieu produira contre nous
dans son jugement, si nous ne pensons à le prévenir, en nous jugeant dès à
présent nous-mêmes. Miracle de la foi; prodige d'infidélité. Miracle de la foi,
que Dieu nous a rendu sensible, et que nous avons continuellement devant les
yeux. Prodige d'infidélité, dont nous n'avons pas soin de nous préserver, et
que nous tenons caché dans nos cœurs. Miracle de la foi, qui vous remplira
d'une confusion salutaire, en vous faisant connaître l'excellence et la
grandeur de votre religion. Prodige d'infidélité, qui peut-être, si vous n'y
prenez garde, après avoir été la source de votre corruption, sera le sujet de
votre éternelle réprobation. L'un et l'autre demandent une attention
particulière.
PREMIÈRE PARTIE.
Il s'agit donc, Chrétiens, pour
entrer d'abord dans la pensée de Jésus-Christ, et dans le point essentiel que
j'ai présentement à développer, de bien concevoir ce grand miracle de la
conversion du monde et de l'établissement du christianisme, que je regarde,
après saint Jérôme, comme le miracle de la foi. Et parce qu'il est indubitable
que ce miracle doit être une des plus invincibles preuves que Dieu emploiera contre
nous, si jamais il nous
réprouve, il faut aujourd'hui, vous et moi, nous en former une idée capable de
réveiller dans nos cœurs les plus vifs sentiments de la religion. Le sujet est
grand, je le sais; il a épuisé l'éloquence des Pères de l'Eglise, et il passe
toute l'étendue de l'esprit de l'homme. Mais attachons-nous à l'exposition simple et nue que saint Chrysostome en a
faite dans une de ses homélies. Pour en mieux comprendre la vérité, jugeons-en
par ce qu'il nous marque en avoir été la figure; je dis par la conversion des
Ninivites, et par l'effet prodigieux et miraculeux de la prédication de Jonas.
Le voici.
Jonas fugitif, mais malgré sa
fuite ne pouvant se dérober au pouvoir de Dieu qui l'envoie, confus et touché
de repentir, reçoit de la part du Seigneur un nouvel ordre d'aller à Ninive. Il
y va : quoique étranger, quoique inconnu, il y prêche, et il se dit envoyé de
Dieu. Il menace cette grande ville et tous ses habitants d'une destruction
entière et prochaine. Point d'autre terme que quarante jours, point d'autre
preuve de sa prédiction que la prédiction même qu'il fait; et sur sa parole, ce
peuple abandonné à tous les vices, ce peuple pour qui, ce semble, il n'y avait
plus ni Dieu ni loi, ce peuple indocile aux remontrances et aux leçons de tous
les autres prophètes, par un changement de la main du Très-Haut, écoute
celui-ci, et l'écoute avec respect, revient à lui-même, et se met en devoir
257
d'apaiser la colère de Dieu, fait la plus austère et la plus
exemplaire pénitence ; ni état, ni âge, ni sexe, n'en est excepté; le roi même,
dit l'Ecriture, pour pleurer et pour
s'humilier, descend de son trône; les enfants sont compris dans la loi du jeûne
ordonné par le prince; chacun, revêtu du cilice et couvert de cendres, donne
toutes les marques d'une douleur efficace et prompte. Enfin la réformation des
mœurs est si générale, que la prophétie s'accomplit à la lettre : Et Ninive
subvertetur (1); puisque, selon la belle réflexion de saint Chrysostome, ce
n'est plus cette Ninive débordée, que Dieu avait en abomination ; mais une
Ninive toute nouvelle et toute sainte, édifiée sur les ruines de la première,
et par qui? par le ministère d'un seul homme qui a parlé, et qui, plein de
l'Esprit de Dieu, a sanctifié des milliers d'hommes dont il a brisé les cœurs.
Voila, disait le Fils de Dieu aux Juifs incrédules, le miracle qui vous
condamnera, et qui confondra votre impénitence ; et je dis à tout ce qu'il y a
de chrétiens endurcis dans leur libertinage : Voilà le miracle que le
Saint-Esprit vous propose comme la figure d'un autre miracle encore plus
étonnant, encore plus au-dessus de l'homme,
encore plus capable de vous convaincre et de vous élever à Dieu. Ecoutez-le sans
prévention, et vous en conviendrez.
Le miracle de la prédication de
Jonas était un signe pour les Juifs; mais en voici un pour vous, que je regarde
comme le miracle du christianisme.
Heureux si je puis par mes paroles l'imprimer profondément dans vos esprits !
C'est la conversion, non plus d'une ville, ni d'une province, mais d'un monde
entier, opérée par la prédication de l'Evangile et par la mission d'un plus
grand que Jonas, qui est l'Homme-Dieu , Jésus-Christ : Et ecce plus quam
Jonas hic (2). Ne supposons point qu'il est Dieu, mais oublions-le même
pour quelque temps : il ne s'agit point encore de ce qu'il est, mais de ce
qu'il a fait. Qu'a-t-il fait ? en deux mots, Chrétiens, ce que nous ne
comprendrons jamais assez, et ce que nous devrions éternellement méditer.
Donnez-moi grâce, Seigneur, pour le mettre ici dans toute sa force par un récit
aussi touchant qu'il sera exact et fidèle. Jésus-Christ, fils de Marie, et
réputé fils de Joseph, cet homme dont les Juifs demandaient s'il n'était pas le
fils de cet artisan : Nonne hic est filius fabri (3) ? entreprend de
changer la [ace de l'univers, et de purger le monde de
l'idolâtrie, de la superstition, de l'erreur, pour y faire
régner souverainement la pureté du culte de Dieu. Dessein digne de lui, mais
vaste et immense ; et toutefois dessein dont vous allez voir le succès. Pour
cela qui choisit-il? douze disciples grossiers, ignorants , faibles ,
imparfaits, mais qu'il remplit tellement de son Esprit, que dans un jour, dans
un moment, il les rend propres à l'exécution de ce grand ouvrage.
En effet, de grossiers, et, pour
user de son expression, de lents à croire qu'ils étaient, par la vertu de cet
Esprit qu'il leur envoie du ciel, il en fait des hommes pleins de zèle et
pleins de foi. Après les avoir persuadés, il s'en sert pour persuader les
autres. Ces pécheurs, ces hommes faibles, que l'on regardait, dit saint Paul,
comme le rebut du monde : tanquam purgamenta hujus mundi (1), fortifiés
de la grâce de l'apostolat , partagent entre eux la conquête et la réformation
du monde. Ils n'ont point d'autres armes que la patience, point d'autres
trésors que la pauvreté, point d'autre conseil que la simplicité : et cependant
ils triomphent de tout ; ils prêchent des mystères incroyables à la raison
humaine, et on les croit ; ils annoncent un Evangile opposé contradictoirement
à toutes les inclinations de la nature, et on le reçoit. Ils l'annoncent aux
grands de la terre, aux doctes et aux prudents du siècle, à des mondains
sensuels, voluptueux, et l'on s'y soumet. Ces grands reçoivent la loi de ces
pauvres ; ces doctes se laissent convaincre par ces ignorants; ces voluptueux
et ces sensuels se font instruire par ces nouveaux prédicateurs de la croix, et
se chargent du joug de la mortification et de la pénitence. De tout cela se
forme une chrétienté si sainte, si pure, si distinguée par toutes les vertus,
que le paganisme même se trouve forcé de l'admirer.
Ce n'est pas tout; et ce que
j'ajoute vous doit encore paraître plus surprenant. Car à peine la foi publiée
par ces douze Apôtres a-t-elle commencé à se répandre, qu'elle se voit attaquée
de mille ennemis. Toutes les puissances de la terre s'élèvent contre elle. Un
Dioclétien, le maître du monde, veut l'anéantir, et s'en fait un point de
politique : mais malgré lui, malgré les plus violents efforts de tant d'autres
persécuteurs du nom chrétien, elle s'établit si solidement, cette foi, que rien
ne peut plus l'ébranler. Des millions de martyrs la défendent jusques à
l'effusion de leur sang; des gens de toutes les conditions font gloire d'en
258
être les victimes, et de s'immoler pour elle; des vierges
sans nombre, dans un corps tendre et délicat, lui rendent le même témoignage,
et souffrent avec joie les tourments les plus cruels. Elle s'étend, elle se
multiplie, non-seulement dans la Judée où elle a pris naissance, mais jusques
aux extrémités de la terre, où dès le temps de saint Jérôme (c'est lui-même qui
le remarque comme une espèce de prodige); le nom de Jésus-Christ était déjà
révéré et adoré, non-seulement parmi les peuples barbares, mais parmi les
nations les plus polies ; dans Rome, où la religion d'un Dieu crucifié se
trouve bientôt la religion dominante ; dans le palais des Césars, où Dieu, pour
l'affermissement de son Eglise, au milieu de l'iniquité, suscite les plus
fervents chrétiens; enfin, observez ceci, dans le plus éclairé de tous les siècles
, dans le siècle d'Auguste, que Dieu choisit pour marquer encore davantage le
caractère de cette loi, qui seule devait surmonter toute la prétendue sagesse
de l'homme et tout l'orgueil de sa raison.
Avouons-le, mes chers auditeurs,
avec saint Chrysostome : quand la religion chrétienne, dès son berceau, aurait
trouvé dans le monde toute la faveur et tout l'appui nécessaire ; quand elle
serait née dans le calme, par mille autres endroits elle ne laisserait pas
d'être toujours l'œuvre de Dieu. Mais qu'elle se soit établie dans les
persécutions, ou plutôt par les persécutions, et qu'il soit vrai qu'elle n'a
jamais été plus florissante que lorsqu'elle a été plus violemment combattue ;
que le sang de ses disciples, inhumainement répandu, ait été, comme parle un
Père, le germe de sa fécondité ; que plus il en périssait par le fer et par le
feu, plus elle en ait formé par l'Evangile : que la cruauté exercée sur les uns
ait servi d'attrait aux autres pour les appeler, et qu'à la lettre ,
l'expression de Tertullien se soit vérifiée : In christianis crudelitas
illecebra est sectœ; que, sans rien faire autre chose que devoir ses
membres souffrir et mourir, ce grand corps du christianisme ait eu de si
prompts et de si merveilleux accroissements : ah ! mes Frères, c'est un de ces
prodiges où il faut que la prudence humaine s'humilie, et qu'elle fasse hommage
à la puissance de Dieu. Voilà néanmoins ce que nous voyons ; et c'est la
merveille subsistante dont nous sommes témoins nous-mêmes, et que nous avons
devant les yeux. Car nous voyons, malgré l'enfer, le monde devenu chrétien, et
soumis au culte de cet Homme-Dieu, dont le Juif s'est scandalisé, et dont le
Gentil s'est moqué. Voilà ce que le Seigneur a fait : A Domino factum est
istud, et est mirabile in oculis nostris (1).
Et afin que cette merveille fît
encore sur nous une plus vive impression, le même Seigneur l'a renouvelée dans
les derniers siècles de l'Eglise. Vous le savez: un François-Xavier,
seul et sans autre secours que celui de la parole et de la vérité qu'il
prêchait, a converti dans l'Orient tout un nouveau monde. C'étaient des païens
et des idolâtres ; et il leur a persuadé la même foi, et il les a formés à la
même sainteté de vie, et il leur a inspiré la même ardeur pour le martyre, et
il a fait voir dans eux tout ce qu'on a vu de plus héroïque et de plus grand
dans cet ancien christianisme, si partait et si vénérable. Et comment l'a-t-il
fait? par les mêmes moyens, malgré les mêmes obstacles, avec les mêmes succès :
comme si Dieu eût pris plaisir à reproduire dans ce successeur des apôtres ce
que sa main toute-puissante avait opéré par le ministère des apôtres mêmes, et
qu'il eût voulu, par ces exemples présents, nous rendre plus croyable tout ce
que nous avons entendu des siècles passés.
Or, je soutiens, mes chers
auditeurs, qu'après cela nous n'avons plus droit de demander à Dieu des
miracles, et que nous sommes plus infidèles que les pharisiens, si nous avons
la présomption de dire comme eux : Volumus signum videre. Pourquoi ?
Parce qu'il est constant que cette conversion du monde, telle que je l'ai
représentée, quoique très-imparfaitement, est en effet un perpétuel miracle.
Sur quoi il y a trois réflexions à faire, ou trois circonstances à remarquer :
miracle qui surpasse sans contredit tous les autres miracles; miracle qui
présuppose nécessairement tous les autres miracles; miracle qui, dans l'ordre
des desseins de Dieu, justifie tous les autres miracles. Et par une triste
conséquence, mais inévitable, miracle qui nous rend dignes de tous les châtiments
de Dieu, s'il ne sert pas à notre propre instruction et à notre conversion. Mon
Dieu, que n'ai-je une de ces langues de feu qui descendirent sur les apôtres,
et que ne suis-je rempli du même esprit, pour graver une aussi grande vérité
que celle-là dans tous les cœurs?
Oui, Chrétiens, la conversion du
momie est un miracle perpétuel, que jamais l'infidélité ne détruira. Ainsi
a-t-elle été regardée de tous les Pères, et en particulier de saint Augustin,
don) le jugement peut bien nous servir ici de règle.
259
Car c'est par là que ce grand homme fermait la bouche aux
païens, quand il leur disait : Puisque vous vous opiniâtrez à ne vouloir
pas croire les autres miracles, qui sont pour nous des preuves incontestables de notre foi, au moins confessez donc que dans votre
système il y en a un dont vous êtes obligés de convenir : c'est le monde
converti à Jésus-Christ sans aucun miracle. Car cela même qui n'est pas, et qui
n'a pu être, ce serait le miracle des miracles. Et à quoi donc, poursuivait
saint Augustin, attribuerons-nous ce grand ouvrage de la sanctification du
monde par la loi chrétienne, si nous n'avons recours à la vertu infinie de
Dieu? Ce n'est point aux talents de l'esprit, ni à l'éloquence, que la gloire
en est due : car, quand les apôtres auraient été aussi éloquents et aussi
savants qu'ils l'étaient peu, on sait assez ce que peut l'éloquence et la
science humaine; ou plutôt, on ne sait que trop combien l'une et l'autre est
faible quand il est question de réformer les mœurs ; et l'exemple d'un Platon, qui jamais, avec
tout le crédit et toute l'estime que
lui donnait dans le monde sa philosophie, n'a pu engager une seule
bourgade à vivre selon ses maximes et à se gouverner selon ses lois, montre bien que saint Pierre agissait
par de plus hauts principes, quand il réduisait les provinces et les royaumes
sous l'obéissance de l'Evangile. Ce n'est point par la force ni par la violence
que la foi a été plantée : car le premier avis que reçurent les disciples de
Jésus-Christ, ce fut qu'on les envoyait comme des agneaux au milieu des loups :
Ecce ego mitto vos sicut agnos inter lupos (1) ; et ils le comprirent si
bien, que, sans faire nulle résistance, ils se laissèrent égorger comme
d'innocentes victimes. Le mahométisme s'est établi par les conquêtes et par les
armes; l'hérésie, par la rébellion contre les puissances légitimes ; la loi de
Jésus-Christ seule, par la patience et par l'humilité. Ce n'est point la
douceur de cette loi, ni le relâchement de sa morale, qui fut le principe d'un
tel progrès :car cette loi, toute raisonnable qu'elle est, n'a rien que
d'humiliant pour l'esprit et de mortifiant pour le corps. On conçoit comment sans miracle le paganisme
a eu cours dans le monde, parce qu'il favorisait, ouvertement toutes les
passions, qu'il autorisait tous les vices, et qu'il n'est rien de plus naturel
à l’homme que de suivre ce parti : mais ce qu'on ne conçoit pas, c'est qu'une
loi qui nous ordonne d'aimer nos ennemis, et de nous haïr
nous-mêmes, ait trouvé tant de partisans. Ce n'est point
l'effet du caprice : car jamais le caprice, quelque aveuglé qu'il puisse être,
n'a porté les hommes à s'interdire la vengeance, à renoncer aux plaisirs des
sens, et à crucifier leur chair. Que s'ensuit-il de là? je le répète : qu'il
n'y a qu'un Dieu, mais un Dieu aussi puissant que le nôtre, qui ait pu conduire
si heureusement une pareille entreprise et la faire réussir ; et que
Jésus-Christ, l'oracle de la vérité, a donc eu sujet de conclure, quoiqu'il
parlât en sa faveur : A Domino factum est istud, c'est l'œuvre du
Seigneur; et le doigt de Dieu est là : Et est mirabile in oculis nostris.
Ce n'est pas assez : j'ai dit que
ce miracle surpassait tous les autres miracles. En pouvons-nous douter? et si,
dans la pensée de saint Grégoire, pape, la conversion particulière d'un pécheur
invétéré coûte plus à Dieu, et est en ce sens plus miraculeuse que la
résurrection d'un mort, qu'est-ce que la conversion de tant de peuples, élevés
et comme enracinés dans l'idolâtrie? Rendons cette comparaison plus sensible.
Il y a encore dans le monde, je dis dans le monde chrétien, des hommes sans
religion. Vous en connaissez : des athées de créance et de mœurs, tellement
confirmés dans leurs désordres, qu'à peine tous les miracles suffiraient pour
les en retirer. Peut-être n'avez-vous avec eux que trop de commerce. Quel
effort du bras de Dieu, et quel miracle n'a-t-il donc pas fallu , pour gagner à
Jésus-Christ un nombre presque infini, ne disons pas de semblables libertins,
mais encore de plus obstinés et de plus inconvertibles, dont le changement
également prompt et sincère a toutefois été la gloire et l'honneur du
christianisme? Que diriez-vous (ceci va donner jour à ma pensée, et vous
convaincre de ce que j'appelle miracle au-dessus du miracle même), que
diriez-vous si, par la vertu de la parole que je vous prêche , un de ces
impies, dont vous n'espérez plus désormais aucun retour, se convertissait
néanmoins en votre présence, en sorte que, renonçant à son libertinage, il se
déclarât tout à coup et hautement chrétien, et qu'en effet il commençât à vivre
en chrétien? Que diriez-vous, si, toujours inflexible depuis de longues années,
il sortait aujourd'hui de cet auditoire pénétré d'une sainte componction,
résolu à réparer par une humble pénitence le scandale de son impiété? y
aurait-il miracle qui vous touchât davantage? Or, je vous dis que ce miracle,
dont vous seriez encore plus surpris que touchés, est justement
260
ce qu'on a vu mille et mille fois dans le christianisme; et
qu'un des triomphes les plus ordinaires de notre religion a été de soumettre
ces esprits fiers, ces esprits durs et opiniâtres, de les faire rentrer dans la
voie de Dieu, et de les rendre souples et dociles comme des enfants; que c'est
par là qu'elle a commencé, et que , malgré toutes les puissances des ténèbres,
elle nous en donne encore de nos jours d'illustres exemples, quand il plaît au
Seigneur, dont la main n'est pas raccourcie, d'ouvrir les trésors de sa grâce,
et de les répandre sur ces vases de miséricorde qu'il a prédestinés pour sa
gloire. Exemples récents que nous avons vus, et que nous avons admirés. En cela
seul n'en dis-je pas plus que si j'entrais dans le détail de tant de miracles
qui composent nos histoires saintes, et que nous trouvons autorisés par la tradition
la plus constante?
J'ai ajouté, et ceci me paraît
encore plus fort, que ce miracle présupposait nécessairement tous les autres
miracles. Car enfin, demande saint Chrysostome, et après lui le docteur
angélique saint Thomas, dans sa Somme contre les Gentils, quel autre motif que
les miracles dont ils étaient eux-mêmes témoins oculaires, put engager les
premiers sectateurs du christianisme à embrasser une loi odieuse selon le
monde, et contraire au sang et à la nature? Julien l'Apostat condamnait les apôtres
de légèreté et de trop de crédulité, prétendant que sans raison ils s'étaient
attachés au Fils de Dieu : mais pour en juger de la sorte, répond saint
Chrysostome, ne fallait-il pas être impie comme Julien? Car, poursuit ce Père,
était-ce légèreté de suivre un homme qui, pour gage de ses promesses,
guérissait devant eux les aveugles-nés, et rendait la vie aux morts de quatre
jours? Aussi défiants et aussi intéressés qu'ils l'étaient et que l'Evangile
nous l'apprend , auraient-ils tout quitté pour Jésus-Christ, s'ils n'eussent
été persuadés de ses miracles? et pouvaient-ils les voir, et se défendre de
croire en lui? Après l'avoir abandonné dans sa passion, après s'être
scandalisés de lui jusqu'à le renoncer, se seraient-ils ralliés et déclarés en
sa faveur plus hautement que jamais, si le miracle authentique de sa
résurrection n'avait, comme parle saint Jérôme, ressuscité leur foi?
Auraient-ils pris plaisir à se laisser emprisonner, tourmenter, crucifier, pour
être les confesseurs et les martyrs de cette résurrection glorieuse, si
l'évidence d'un tel miracle n'avait dissipé tous leurs doutes?
Par où saint Paul dans un moment
fut-il transformé de persécuteur de l'Eglise en prédicateur de l'Evangile? Ce
miracle put-il se faire sans un autre miracle? et jamais ce zélé défenseur du
judaïsme, jamais cet homme si passionné pour les traditions de ses pères, en
eût-il été le déserteur, pour devenir le disciple d'une secte dont il avait
entrepris la ruine, si Dieu tout à coup le renversant par terre, et le
remplissant d'effroi sur le chemin de Damas, n'eût formé en lui un cœur
nouveau? Ne confessait-il pas lui-même dans les synagogues qu'il avait été
obligé de se convertir, pour n'être pas rebelle à la lumière dont il s'était vu
investi, et à la voix foudroyante qu'il avait entendue : Saule, Saule, quid me
persequeris (1) ? Et n'est-ce pas de là qu'il conçut un désir si ardent de
se sacrifier et de souffrir pour la gloire de ce Jésus, dont il avait été
l'ennemi? Etait-ce simplicité? était-ce prévention? était-ce intérêt du monde?
Mais n'est-il pas certain que saint Paul se trouvait dans des dispositions
toutes contraires, et que, ne respirant alors que sang et que carnage, il ne
pouvait être arraché à l'ancienne loi, dont il était un des plus fermes appuis,
ni gagné à la loi nouvelle, qu'il voulait détruire, par un moindre effort que
l'effort miraculeux et divin qui le terrassa et qui l'emporta?
On est étonné quand on lit de
saint Pierre que, dès la première fois qu'il prêcha aux Juifs, après la
descente du Saint-Esprit, il convertit trois mille hommes à la foi. Mais en
faut-il être surpris? dit saint Augustin. On voyait un pêcheur, jusque-là sans
autre connaissance que celle de son art, expliquer en maître les plus hauts
mystères du royaume de Dieu ; parler toutes sortes de langues, et, par un
prodige inouï, se faire entendre tout à la fois à autant de nations qu'une
grande cérémonie en avait assemblé à Jérusalem de tous les pays du monde.
Miracle rapporté par saint Luc, et rapporté dans un temps où l'évangéliste
n'eût pas eu le front de le publier, si la chose n'eût été constamment vraie,
puisqu'il aurait eu contre lui, non pas un ni deux témoins, mais toute la terre
; puisqu'un million de Juifs contemporains auraient pu découvrir la fausseté,
et le démentir; puisque son imposture lui eût fait perdre toute créance, et
qu'elle n'eût servi qu'à décrier la religion même dont il voulait faire
connaître l'excellence et la sainteté. Supposé, dis-je, ce miracle, est-il
étonnant que tant de Juifs se soient alors convertis ; et n'est-il pas plus
surprenant, au contraire,
261
qu'il y en eût encore d'assez entêtés et d'assez aveugles
pour demeurer dans leur incrédulité?
On a peine à comprendre les
conversions extraordinaires et presque sans nombre qu'opérait saint Paul parmi
les Gentils : mais en prêchant aux Gentils, n'ajoutait-il pas toujours à la
parole qu'il leur portait d'insignes miracles, comme la marque et le sceau de
son apostolat? N’est-ce pas ainsi qu'il le témoignait lui-même, écrivant à ceux
de Corinthe? et ne les priait-il pas de se souvenir des œuvres merveilleuses
qu'il avait faites au milieu d'eux? Si tous ces miracles eussent été supposés,
leur eût-il parlé de la sorte? en eût-il eu l'assurance? se serait-il adressé à
eux-mêmes? en eût-il appelé à leur propre témoignage? et, par une telle
supposition, se fût-il exposé à décréditer son ministère, et à détruire ce
qu'il voulait établir?
Vous me demandez ce qui attachait
si étroitement saint Augustin à l'Eglise catholique. N’a-t-il pas avoué que
c'étaient en partie les miracles; et lui en fallait-il d'autres que ceux qu'il
avait vus lui-même? En fallait-il d'autres que ce fameux miracle arrivé de son
temps à Carthage, dans la personne d'un chrétien subitement et surnaturellement
guéri par l'intercession de saint Etienne, dont ce grand saint proteste avoir
été spectateur, et dont il nous a laissé, au livre de la Cité de Dieu, la
description la plus exacte ? Quand il n'eût eu jusque-là qu'une loi
chancelante, cela seul ne devait-il pas l'affermir pour jamais ? Dirons-nous
que saint Augustin était un
esprit faible, qui croyait voir
ce qu'il ne voyait pas? dirons-nous que
c'était un imposteur qui, par un récit houleux, se plaisait à tromper le monde?
Mais puisque ni l'un ni l'autre n'est soutenable , ne conclurons-nous pas
plutôt, avec Vincent de Lérins , que comme les miracles de notre religion ont
servi à la conversion du monde, aussi la conversion du monde est elle-même une
des preuves les plus infaillibles des miracles de notre religion?
Et c'est ici, Chrétiens, que nous
ne pouvons assez admirer la sagesse et la providence de notre Dieu, qui n'a pas
voulu nous obliger à croire des mystères au-dessus de la raison, avoir fait
lui-même pour nous des mincies au-dessus de la nature. Car à notre égard cette
conversion du monde, fondée sur tant de miracles, non-seulement est un miracle
éternel, mais un miracle qui justifie tous les autres miracles, dont il n'est
que la suite et l'effet.
Après quoi nous pouvons bien dire
à Dieu , comme Richard de Saint-Victor : Domine, si error est quem credimus,
a te decepti sumus : Oui, mon Dieu, si nous étions dans l'erreur, nous
aurions droit de vous imputer nos erreurs; et tout Dieu que vous êtes, nous
pourrions vous rendre responsable de nos égarements. Pourquoi ? Voici la raison
qu'il en apportait : Quoniam iis signis prœdila est ista religio, quœ
nonnisi a te esse potuerunt : Parce que cette religion où nous vivons, sans
parler de sa sainteté et de son irrépréhensible pureté, est confirmée par des
miracles qu'on ne peut attribuer à nul autre qu'à vous. Il est vrai, mes Frères
; mais ce sont aussi ces miracles qui nous confondront au jugement de Dieu ; ce
sera surtout le grand miracle de la conversion du monde à la foi de Jésus
Christ. Ces païens, ces idolâtres devenus fidèles, s'élèveront contre nous, et
deviendront nos accusateurs : Viri Ninivitœ surgent in judicio ; et que
diront-ils pour notre condamnation ? ah ! Chrétiens, que ne diront-ils pas, et
que ne devons-nous pas nous dire à nous-mêmes? En effet, pour peu de justice
que nous nous fassions, il nous doit être, je ne dis pas bien honteux, mais
bien terrible devant Dieu, que cette foi ait fait paraître dans le monde une
vertu si admirable, et qu'elle soit maintenant si languissante et si oisive
parmi nous ; qu'elle ait produit, dans le paganisme le plus aveugle et le plus
corrompu, tant de sainteté, et qu'elle soit peut-être encore à produire dans
nous le moindre changement de vie, le moindre retour à Dieu , le moindre
renoncement au péché. S'il nous reste un rayon de lumière, ce qui doit nous
faire trembler, n'est-ce pas que cette foi ait eu la force de s'établir par
toute la terre avec des succès si prodigieux, et qu'elle ne soit pas encore
bien établie dans nos cœurs ? Nous la confessons de bouche, nous en donnons des
marques au dehors , nous sommes chrétiens de cérémonies et de culte; mais le
sommes-nous de cœur et d'esprit ? Or, c'est néanmoins dans le cœur que doit
particulièrement résider notre foi, pour passer de là dans nos mains, et pour
animer toutes nos œuvres.
Quel reproche contre nous, si
nous n'avons pas entièrement étouffé tous les sentiments de la grâce ; quel
reproche, que cette foi ait surmonté toutes les puissances humaines conjurées
contre elle, et qu'elle n'ait pas encore surmonté dans nous de vains obstacles
qui s'opposent à notre conversion? Car qu'est-ce
202
qui nous arrête? une folle passion , un intérêt sordide, un
point d'honneur, un plaisir passager, des difficultés que notre imagination
grossit, et que notre foi, toute victorieuse qu'elle est, ne peut vaincre? Quel
sujet de condamnation, si je veux devant Dieu le considérer dans l'amertume de
mon âme , que cette foi se soit soutenue, et même qu'elle se soit fortifiée au
milieu des persécutions les plus sanglantes, et que je la fasse tous les jours
céder à de prétendues persécutions que le monde lui suscite dans ma personne,
c'est-à-dire à une parole, à une raillerie, à un respect humain, ou plutôt à ma
propre lâcheté ? Car voilà mon désordre et ma confusion : si j'avais le courage
de me déclarer, et de me mettre au-dessus du monde, il y a des années entières
que je serais à Dieu ; mais parce que je crains le monde, et que je ne puis me
résoudre à lui déplaire, j'en demeure là, et, malgré moi-même, je retiens ma
foi captive dans l'esclavage du péché.
Ah ! mon Dieu, que vous
répondrai-je quand vous me ferez voir que cette foi, qui a confondu toutes les
erreurs de l'idolâtrie et de la superstition, n'a pu détruire dans mon esprit
je ne sais combien de faux principes et de maximes dont je suis préoccupé?
Comment me justifierai-je , quand vous me ferez voir que cette foi qui a soumis
l'orgueil des Césars à l'humilité de la croix, n'a pu déraciner de mon cœur une
vanité mondaine, une ambition secrète , un amour de moi-même qui m'a perdu?
enfin, que vous dirai-je, quand vous me ferez voir que cette foi qui a
sanctifié le monde n'a pu sanctifier un certain petit monde qui règne dans moi,
et qui m'est bien plus pernicieux que le grand monde qui m'environne et qui est
hors de moi ? Aurai-je de quoi soutenir le poids de ces accusations? m'en
déchargerai-je sur vous, Seigneur? m'en prendrai-je à la foi même? dirai-je
qu'elle n'a pas fait assez d'impression sur moi, et que je n'en étais point
assez persuadé pour en être touché? Ah ! Chrétiens, peut-être notre infidélité
va-t-elle maintenant jusqu'à vouloir s'autoriser de ce prétexte ; mais c'est ce
même prétexte qui nous rendra plus condamnables : car Dieu nous représentera
l'infidélité où nous serons tombés, comme un prodige que nous aurons opposé au
miracle de la foi; prodige qui ne vient plus de Dieu, mais de nous, et dont
j'ai à vous parler dans la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Etre infidèle , sans avoir jamais
eu nulle connaissance de la foi, c'est un état qui, tout funeste et tout
déplorable qu'il est, n'a rien, à le bien prendre, de surprenant ni de
prodigieux. Ainsi, dit saint Chrysostome, l'infidélité dans un païen peut être
un aveuglement, et un aveuglement criminel ; mais on ne peut pas toujours dire
que cet aveuglement, même criminel, soit un prodige. Il faut donc, pour bien
concevoir le prodige de l'infidélité, se le représenter dans un chrétien qui,
selon les divers désordres auxquels il se laisse malheureusement entraîner, ou
renonce à sa foi, ou corrompt sa foi, ou dément et contredit sa foi : renonce à
sa foi, par un libertinage de créance, qui lui en fait secouer le joug, et qui
se forme peu à peu dans son esprit ; corrompt sa foi, par un attachement secret
ou déclaré aux erreurs qui la combattent, mais particulièrement à l'hérésie et
au schisme, qui en détruisent l'unité, et par conséquent la pureté et
l'intégrité; dément et contredit sa foi, par un dérèglement de mœurs qui la
déshonore, et par une vie licencieuse qui en est l'opprobre et le scandale.
Trois désordres qui, dans un chrétien perverti, ont je ne sais quoi de
monstrueux, et que j'appelle pour cela non plus simples désordres, mais
prodiges de désordres. Trois états où même, à ne considérer que ce qui peut et
ce qui doit passer pour prodige évident, l'homme fournit à Dieu des titres
invincibles pour le condamner. Appliquez-vous à ces trois pensées.
Car, pour commencer par ce qu'il
y a de plus scandaleux, je veux dire par ce libertinage de créance dont on se
fait une habitude, et qui consiste à renoncer la foi, n'est-il pas étonnant,
mes chers auditeurs, de voir des hommes nés chrétiens, et se piquant partout
ailleurs d'habileté et de prudence, devenir impies sans savoir pourquoi, et
secouer intérieurement le joug de la foi, sans en pouvoir apporter une raison,
je ne dis pas absolument solide et convaincante, mais capable de les satisfaire
eux-mêmes? Cette foi dont par le baptême ils ont reçu le caractère, et en vertu
de laquelle ils portent le nom de chrétiens; cette foi si nécessaire, supposé
qu'elle soit vraie, et à quoi ils conviennent eux-mêmes que le salut est
attaché ; cette foi par qui seule, comme ils ne l'ignorent pas, ils peuvent
espérer de trouver grâce devant Dieu, s'il y a grâce à espérer pour eux; cette
foi sur laquelle ils avouent
263
qu'ils seront jugés, si jamais ils le doivent être :
n'est-il pas, dis-je, inconcevable qu'ils l'abandonnent, comment? en aveugles
et en insensés, sans examen, sans connaissance de cause, par emportement, par
passion, par légèreté, par caprice, par une vaine ostentation , par un attachement
honteux à de sales et infâmes plaisirs; se conduisant avec moins de sagesse que
des enfants, dans une affaire où néanmoins il s'agit du plus grand intérêt,
puisqu'il y va de leur sort éternel. Cela se peut-il comprendre? Telle est
cependant la triste disposition où sont aujourd'hui presque tous les libertins
du siècle. Observez-les, et dans ce portrait vous les reconnaîtrez.
Car enfin qu'un d'eux , après une
mûre délibération, après une longue étude, toutes choses considérées et pesées
dans une juste balance autant qu'il lui est possible, se déterminât à quitter
le parti de la foi, je déplorerais son malheur, et je l'envisagerais comme la
plus terrible vengeance que Dieu pût exercer sur lui, puisque, selon
l'Ecriture, Dieu ne punit jamais avec plus de sévérité que lorsqu'il permet que
le cœur de l'homme tombe dans l'aveuglement: Excaeca cor populi hujus (1).
Mais après tout, il n'y aurait rien en cela de prodigieux. Et en effet, jusque
dans son aveuglement il y aurait quelque reste de bonne foi qui le rendrait,
sinon pardonnable, au moins digne de compassion. Mais ceux à qui je parle ( et
dans ce nombre je comprends la plupart des impies du siècle), au milieu de qui
et avec qui nous vivons , savent assez que ce n'est point par là qu'ils sont
parvenus au comble du libertinage, et que le parti qu'ils ont pris de renoncer
à la foi n'a point été de leur part une résolution concertée de la manière que
je l'entends. En quoi d'ailleurs souffrez que je fasse ici cette remarque),
tout criminels et tout inexcusables qu'ils sont devant Dieu, je ne laisse pas
aussi de trouver pour eux une ressource et comme une espèce de consolation,
puisque au moins est-il certain qu'on revient plus aisément d'un libertinage sans principes, que d'un autre
dont on s'est fait par de faux raisonnements une opinion particulière et une
irréligion positive et consommée. Quoi qu'il en soit, l'infidélité que
j'attaque , et qui me semble la plus commune, ne peut disconvenir qu'elle n'ait
ce faible d'être évidemment téméraire et sans preuves. Car demandez à un
libertin pourquoi il a cessé de croire ce qu'il Croyait autrefois; et vous
verrez si dans tout ce qu'il allègue pour sa défense, il y a seulement
quelque apparence de solidité. Demandez-lui si c'est à force
de raisonner qu'il a découvert une démonstration nouvelle contre cette
infaillible révélation de Dieu, à laquelle il était soumis. Obligez-le à
répondre sincèrement, et à vous dire, s'il a examiné les choses ; si, cherchant
avec une intention droite et pure la vérité, il s'est mis en état de la
connaître ; s'il a eu soin de consulter ceux qui pouvaient le détromper et
résoudre ses doutes ; s'il a lu ce qu'ont écrit les Pères sur ces matières de
religion, qu'il ne goûte pas, parce qu'il ne les entend pas et qu'il ne veut
pas s'appliquer à les entendre ; s'il est jamais entré sérieusement dans le
fond des difficultés ; en un mot, s'il n'a rien omis de ce que tout homme
judicieux et bien sensé doit faire dans une pareille conjoncture, pour
s'instruire et pour s'éclaircir. Interrogez-le sur tous ces points, et qu'il
vous parle sans déguisement. Il conviendra qu'il n'a point tant pris de
mesures, ni tant fait de perquisitions. Il fallait au moins tout cela avant que
de franchir un pas aussi hardi qu'il l'est de se soustraire à l'obéissance de
la foi ; mais il s'en est soustrait, Chrétiens, et il s'en est soustrait à bien
moins de frais. Il s'est déterminé à à ne plus croire ; et il s'y est déterminé
sans conviction, sans réflexion même, au hasard de tout ce qui pourrait en arriver,
et n'ayant rien qui l'assurât ni qui le fixât dans l'abîme affreux où il se
précipitait. Voilà ce que j'appelle prodige. Or, en combien de mondains ce
prodige, tout prodige qu'il est, ne s'accomplit-il pas tous les jours ?
Mais encore, me dites-vous,
puisque ce n'est pas sans raison que ce libertinage se forme, par quelle autre
voie l'homme chrétien peut-il donc se pervertir jusqu'à devenir infidèle ? Ah !
mes chers auditeurs, je le répète, il se pervertit en mille manières, toutes
opposées aux règles d'une sage conduite, mais que je regarde d'autant plus
comme des prodiges, qu'elles choquent plus la droite raison. Prodige
d'infidélité: il renonce à sa foi, comment? apprenez-le, et point d'autre
preuve ici, que votre expérience et l'usage que vous avez du monde : il renonce
à sa foi par un esprit de singularité, pour avoir le ridicule avantage de ne
pas penser comme pensent les autres, de dire ce que personne n'a dit et de
contredire ce que tout le monde dit ; pour se figurer une religion à sa mode, une
divinité selon son sens, une Providence arbitraire, et telle qu'il la veut
concevoir : se faisant des systèmes chimériques qu'il établit ou qu'il renverse
, selon l'humeur
264
présente qui le domine ; suivant aveuglément toutes ses
idées, et, à force de les suivre, ne sachant bien ni ce qu'il croit ni ce qu'il
ne croit pas; rejetant aujourd'hui ce qu'il soutenait hier, et pour vouloir
contrôler Dieu, ne se trouvant plus d'accord avec lui-même. Prodige
d'infidélité : il renonce à sa foi par un sentiment d'orgueil, mais d'un
orgueil bizarre , ne voulant pas assujettir sa raison à la parole d'un Dieu,
quoiqu'il se fasse une vertu et même une nécessité de l'assujettir tous les
jours à la parole des hommes ; confessant en mille affaires temporelles qu'il a
besoin d'être conduit et gouverné par autrui, mais prétendant qu'il est assez
éclairé pour se conduire lui-même dans la recherche des vérités éternelles ;
et, pour me servir des termes de saint Hilaire, avouant humblement son
insuffisance sur ce qui regarde les plus petits secrets de la nature, et
décidant avec hardiesse quand il est question des mystères de Dieu les plus
sublimes : Aequanimiter in terrenis imperitus, et in Dei rebus impudenter
ignarus. Prodige d'infidélité : il renonce à sa foi par intérêt, et tout
ensemble par désespoir, parce que sa foi lui est importune, parce qu'elle le
trouble dans ses plaisirs, parce qu'elle s'oppose à ses desseins, parce qu'elle
lui reproche ses injustices, parce qu'il ne peut plus autrement étouffer les
remords dont il est déchiré : aimant mieux n'avoir point de foi, que d'en avoir
une qui le censure et qui le condamne sans cesse ; et, par un dérèglement de
raison qui ne manque guère à suivre le péché, croyant les choses non plus
telles qu'elles sont, mais telles qu'il souhaiterait et qu'il serait de son
intérêt qu'elles fussent : comme s'il dépendait de lui qu'elles fussent ou
qu'elles ne fussent pas, et que l'intérêt qu'il y prend en dût déterminer le
vrai ou le faux. Prodige d'infidélité : il renonce à sa foi par prévention, se
piquant en toute autre chose de n'être préoccupé sur rien, et en matière de
religion l'étant sur tout; ne se choquant point des opinions les plus paradoxes
d'une nouvelle philosophie, et s'il s'agit d'une décision de l'Eglise,
naturellement disposé à la critiquer; craignant toujours d'avoir trop de
facilité à croire, et ne craignant jamais de n'en avoir pas assez ; se
défendant sur ce point de la simplicité, comme d'un faible, et ne pensant pas à
se défendre d'un autre faible encore plus grand, qui est l'opiniâtreté; en un
mot, évitant comme une petitesse de génie ce qui serait équité à l'égard de la
foi, et prenant pour force d'esprit ce que j'appelle entêtement contre la foi.
Car, sans m'étendre davantage sur d'autres espèce) de libertinage qui se
rapportent à celles-ci, voilà comment se forme tous les jours l'infidélité,
voilà comment la foi se perd.
Il y a plus : non-seulement ce
libertin abandonne sa foi sans raison, mais ce qui doit vous paraître plus
étrange, il l'abandonne contra la raison, et malgré la raison ; et au lieu que le
mérite d'Abraham fut selon l'Ecriture, de croire contre la foi même, et
d'espérer contre l'espérance même : Contra spem in spem (1), le désordre
de l'impie est d'être infidèle contre la raison même, et déserteur de sa foi
contre la prudence même. Car cette foi, que nous professons, est appuyée sur
des motifs qui, pris séparément, pourraient bien chacun nous tenir lieu d'une
raison souveraine ; mais qui, tous réunis et pris ensemble, ont visiblement
quelque chose de divin. Et en effet, ils ont parti forts, que les premiers
hommes du monde en ont été touchés et persuadés. Que fait le libertin ? il
s'endurcit et il se révolte contre tous ces motifs. Ne prenons que celui des
miracles, puisqu'il a servi de fond à ce discours. On lui dit que Dieu a
confirmé notre foi par des miracles éclatants : il s'inscrit en faux contre ces
miracles, et contre tous les témoins qui les rapportent et qui assurent les
avoir vus. Et parce qu'entre ces miracles il y en a eu d'incontestables, qui
sont les seuls dont je parle, et auxquels un prédicateur de l'Evangile doit
s'attacher ; miracles du premier ordre, sur quoi le christianisme est
essentiellement fondé; miracles reconnus par les ennemis mêmes de la foi,
vérifiés par toutes les preuves qui rendent des faits authentiques, et qu'on ne
peut contredire sans recourir à des suppositions insoutenables : par exemple,
que les évangélistes ont été des imposteurs et des insensés ; des imposteurs
qui se sont accordés pour nous tromper, et des insensés qui, pour soutenir leur
imposture, se sont fait condamner aux plus cruels tourments ; que saint Paul
s'est imaginé faussement avoir été frappé du ciel et renversé par terre sur le
chemin de Damas, et qu'il imposait à ceux de Corinthe, ou plutôt qu'il se
jouait d'eux, quand il leur rappelait le souvenir des miracles qu'il avait
faits en leur présence; que saint Augustin était un esprit faible, qui donnait
comme les autres dans les illusions populaires, quand il se figurait et qu'il
protestait avoir vu lui-même à Carthage ce qu'en effet il n'avait pas vu :
parce qu'il y a, dis-je, des miracles de cette nature, et que le libertin n'en
peut éluder
205
la force que par de si extravagantes idées ; tout extravagantes
qu'elles sont, il les reçoit, il les prend ; et ce qu'il aurait honte de dire,
il n'a pas honte de le penser, et de donner le démenti a tout ce qu'il y a eu
dans l'antiquité de plus vénérable et de plus saint. Or rien mérita-t-il jamais
mieux le nom de prodige? 0 mon Dieu, est-il donc vrai que l'impiété puisse
pervertir Jusqu'à ce point l'esprit de l'homme, et qu'au même temps, Seigneur,
qu'elle l'éloigné de vous, elle le plonge dans de si affreuses ténèbres?
Je serais infini si je voulais
poursuivre, et traiter ce sujet dans toute son étendue. Ainsi je ne dis qu'un
mot du second prodige ; c'est la corruption de la foi, par un attachement secret
ou même public aux erreurs qui lui sont opposées, et en particulier à
l'hérésie. Abîme où Tertullien confesse qu'il se perdait, toutes les lois qu'il
voulait l'approfondir, et sonder les jugements de Dieu; abîme ou j'ose
néanmoins dire que de son temps il n'apercevait pas encore certains désordres
que nous avons vus dans la suite. Car sans considérer l'hérésie en elle-même,
que les Pères ont regardée comme un
monstre composé de tout ce que le dérèglement de l'esprit est capable de
produire, il me suffirait maintenant de faire avec vous la réflexion que
faisait un grand cardinal de notre siècle, savoir, que de tant de fidèles qui,
dans les derniers temps, ont corrompu la pureté de la religion, en se laissant
infecter du venin de l'hérésie, à peine s'en est-il trouvé quelques-uns que
leur bonne foi ait pu justifier, je ne dis pas devant Dieu, mais même devant
les hommes, et dont par conséquent l'apostasie n’ait pas été une espèce de
prodige. Je n'aurais même qu'à m'en tenir à l'hérésie du siècle passé, et à ce
que l'histoire nous en apprend. Je n'aurais, si le temps me le permettait, qu'à
vous montrer des catholiques sans nombre, qui, suivant la multitude et emportés
par le torrent, se déclaraient pour la secte de Calvin les uns sans la
connaître, ni se donner la peine d'en démêler les questions et les controverses
; les autres peut-être positivement convaincus de sa fausseté. Car, combien en
vit-on à qui la doctrine de cet hérésiarque, touchant la réprobation des hommes,
faisait horreur, et qui toutefois ne laissaient pas d'être ses partisans les
plus zélés? Que si vous me demandiez pourquoi donc ils s'attachaient à lui;
pourquoi? autre prodige, Chrétiens, qui n'est pas moins surprenant, car je vous
répondrais, et toute l'histoire m'en servirait de témoin, qu'ils ne se conduisaient
en cela que par les motifs les plus indignes et les plus injustes ; les uns,
par un fonds de chagrin contre l'Eglise, et par une opposition générale à ses
sentiments ; gens qui, dans le siècle d'Arius, auraient été infailliblement
ariens, et qui, du temps de Pelage , seraient immanquablement devenus pélagiens
; les autres, par des antipathies particulières, ne combattant la vérité que
parce qu'elle était soutenue par leurs ennemis, et déterminés à la soutenir, si
leurs prétendus ennemis avaient entrepris de la combattre ; quelques-uns par de
lâches intérêts; plusieurs par un esprit de cabale ; ceux-ci par une maligne
curiosité, et pour être de l'intrigue ; ceux-là par une malheureuse ambition,
et pour être chefs de parti ; les grands par politique, et parce qu'ils en
faisaient une raison d'état ; les petits par nécessité , et parce qu'ils
dépendaient des grands ; les femmes par une vaine affectation de passer pour
savantes et pour spirituelles; les hommes par une complaisance pour elles
encore plus vaine, et jusqu'à régler par elles leur religion ; les génies
médiocres, pour s'attirer la réputation et l'estime attachée à la nouveauté ;
les génies plus élevés, par crainte de s'attirer la haine des novateurs et
d'être en butte à leurs traits; les amis entraînés par leurs amis, les proches
gagnés par leurs proches; le peuple sans autre raison que la mode, et parce que
tout le monde allait là ; chacun pour satisfaire sa passion : ne sont-ce pas là
des prodiges ; mais des prodiges dont notre foi même serait troublée, si la
prédiction de l'Apôtre ne nous rassurait, et si, dans la vue d'une tentation si
dangereuse, il ne nous avait avertis, non-seulement que toutes ces choses
arriveraient, mais qu'elles étaient nécessaires pour le discernement des élus :
Oportet hœreses esse, ut qui probati sunt manifesti fiant in vobis (1) ?
Mais n'insistons pas là-dessus
davantage, et finissons , mes chers auditeurs, par le dernier prodige qui nous
regarde, et qui n'est plus ni le renoncement à la foi, ni la corruption de la
foi, mais une affreuse contradiction qui se rencontre entre notre vie et notre
foi. Je m'explique. Nous sommes chrétiens, et nous vivons en païens ; nous
avons une foi de spéculation, et dans la pratique toute notre conduite n'est
qu'infidélité ; nous croyons d'une façon, et nous agissons de l'autre. Dans
tout le reste, nos actions et nos affections s'accordent avec nos persuasions
et nos connaissances; car nous aimons, nous haïssons, nous fuyons, nous
266
cherchons, nous souffrons, nous entreprenons, selon que nous
sommes éclairés. Il n'y a que le salut et tout ce qui le concerne, où, par le
plus déplorable renversement, nous fuyons ce que nous jugeons être notre
souverain bien, et nous recherchons ce que nous jugeons être notre souverain
mal; nous profanons ce que nous reconnaissons adorable, et nous idolâtrons ce
que nous méprisons dans le cœur ; nous abhorrons ce qui nous sauve, et nous
adorons ce qui nous perd. Si, chrétiens en effet, comme nous-le sommes de nom,
nous vivions conformément à la foi que nous professons, notre vie, il est vrai,
dit saint Jérôme, serait un continuel miracle, mais elle n'aurait rien de
prodigieux. Si, païens de profession et n'ayant pas la foi, nous vivions selon
la chair et selon les sens, quelque désespérés que nous fussions, il n'y aurait
rien dans nos désordres que de naturel. Mais avoir la foi, et vivre en
infidèles, voilà ce qui fait le prodige. Prodige dont les impies ne veulent
point convenir, prétendant que la vie et la créance se suivent toujours,
c'est-à-dire que l'on vit toujours comme l'on croit, et que l'on croit comme
l'on vit, pour avoir droit par là de rejeter tous leurs désordres sur leur
défaut de persuasion, sans les imputer jamais à leur malice ; mais erreur dont
il est bien aisé de les détromper, puisqu'il n'est pas plus difficile d'avoir
la foi et d'agir contre la foi, que d'avoir la raison et d'agir contre la
raison.
Or, n'est-ce pas, de leur propre
aveu, ce qu'ils font eux-mêmes tous les jours? Ah! Chrétiens, faisons cesser ce
prodige. Accordons-nous avec nous-mêmes. Accordons nos mœurs avec notre foi ;
autrement que n'avons-nous point à craindre de cette foi profanée, de cette foi
scandalisée, de cette foi déshonorée ? Faisons-la servir à notre pénitence, si
nous nous sommes retirés de ses voies. Faisons-la servir à notre persévérance,
si nous y sommes déjà rentrés, ou que nous y soyons toujours demeurés. Marchons
à la faveur de ses divines lumières, et ne les éteignons pas, en nous livrant à
nos passions et aux aveugles appétits de la chair; car rien ne nous expose plus
à perdre la foi, qu'une vie sensuelle et voluptueuse. C'est par là que tant
d'impies l'ont perdue; et c'est encore ce qui les attache à leur libertinage,
et ce qui les empêche d'en sortir. Ah! Seigneur, vous avez dans les trésors de
votre justice bien des châtiments dont vous pouvez punir nos désordres.
Frappez, mon Dieu! et fallût-il nous affliger de toutes les calamités
temporelles, ne nous épargnez pas; mais conservez-nous la foi. Ce n'est pas
assez : ranimez-la, réveillez-la, ressuscitez-la, cette foi languissante, cette
foi mourante, et même cette foi morte sans les œuvres. Autant et selon qu'elle
vivra en nous, nous vivrons avec elle et par elle; et le terme où elle nous
conduira, c'est l'éternité bienheureuse que je vous souhaite, etc.