MERCREDI  CAREME I

Précédente Accueil Remonter Suivante

Accueil
Remonter
NOTICE
TOUS LES SAINTS
AVENT I
AVENT II
AVENT III
AVENT IV
NATIVITÉ DE J-C
AUTRE AVENT
AVENT I
AVENT II
AVENT III
AVENT IV
NATIVITÉ DE J-C
MERCREDI CENDRES I
MERCREDI CENDRES II
JEUDI  CARÊME I
VENDREDI CARÊME I
DIMANCHE CAREME I
LUNDI CARÊME I
MERCREDI  CAREME I
JEUDI CAREME I
VENDREDI CAREME I
DIMANCHE CAREME II
LUNDI CAREME II
MERCREDI CAREME II
JEUDI CAREME II
VENDREDI CAREME II
DIMANCHE CAREME III
LUNDI CAREME III
MERCREDI CAREME III
JEUDI CAREME III
VENDREDI CAREME III
DIMANCHE CAREME IV
LUNDI CAREME IV
MERCREDI CAREME IV
JEUDI CAREME IV
VENDREDI  CAREME IV
DIMANCHE CAREME V
LUNDI CAREME V
MERCREDI  CAREME V
JEUDI CAREME V
VENDREDI CAREME V
DIMANCHE DES RAMEAUX
LUNDI SEMAINE SAINTE
VENDREDI SAINT
FÊTE DE PAQUES
LUNDI DE PAQUES
DIMANCHE QUASIMODO

SERMON POUR LE MERCREDI DE LA PREMIÈRE SEMAINE.
SUR LA RELIGION CHRÉTIENNE.

ANALYSE.

 

SUJET. Quelques-uns des scribes et des pharisiens disaient à Jésus-Christ : Maître, nous voudrions bien voir quelque prodige de vous. Jésus leur répondit : Cette nation méchante et adultère demande un prodige, et il n'y en aura point d'autre pour elle que celui du prophète Jonas.

Ce fut une curiosité présomptueuse, une curiosité captieuse et maligne, qui porta les pharisiens à faire cette demande au Sauveur du monde ; et c'est pour cela même que le Sauveur du monde les traita de nation méchante et infidèle, et qu'il les cita devant le tribunal de Dieu. Ainsi nous voudrions voir des miracles pour nous confirmer dans la foi, et nous en voyons dont nous ne ms pas. Car nous avons dans Jésus-Christ et dans l'établissement de son Evangile, non-seulement de quoi convaincre nos esprits, mais de quoi contenter pleinement notre curiosité ; et si nous n'en sommes pas touchés, ce ne peut être que l'effet d'une mauvaise disposition dont nous serons responsables au jugement de Dieu. Importante matière qui fera le sujet de ce discours. Compliment à la reine.

Division. Faites-nous voir un prodige qui vienne de vous, dirent les pharisiens à Jésus-Christ. Sur quoi saint Augustin remarque qu’il y a deux sortes de prodiges : les uns qui viennent de Dieu, et les autres qui viennent de l'homme. La foi des Ninivites convertis par la prédication de Jonas, ce fut un prodige qui ne pouvait venir que de Dieu, et c'est celui que Jésus-Christ propose aux pharisiens : mais au même temps il leur en découvre un autre qui ne pouvait venir que d'eux-mêmes, savoir le prodige ou le désordre de leur infidélité. Appliquons-nous ceci. Je prétends que Jésus-Christ, dans l'établissement de la religion , nous a fait voir un miracle plus authentique et plus convaincant que celui des Ninivites convertis, et c'est le grand miracle de la conversion du monde et de la propagation de l'Evangile que j'appelle le miracle de la foi : première partie. Je prétends que nous opposons tous les jours à ce miracle un prodige d'infidélité, mais d'une infidélité plus monstrueuse et plus condamnable que celle des pharisiens : deuxième partie.

Première partie. Conversion du monde par la prédication de l'Evangile, miracle de la foi chrétienne. Jugeons-en par ce que Jésus-Christ nous marque en avoir été la figure, je veux dire par la conversion des Ninivites. Jonas, envoyé de Dieu, prêche au milieu de Ninive, et tout à coup cette ville, abandonnée à tous les vices, devient un modèle de pénitence. Voilà, disait le Fils de Dieu aux Juifs, le miracle qui vous condamnera. Et je dis à tout ce qu'il y a de libertins qui m'écoutent : En voici un qui doit bien plus encore confondre votre incrédulité : c'est la conversion du monde  entier opérée par la mission  d'un plus grand que Jonas, qui est Jésus-Christ : Et ecce plus quam Jonas hic.

Qu’a-t-il fait? il entreprend de détruire dans tout le monde l'idolâtrie, la superstition, l'erreur, et d'y établir le vrai culte de Dieu. Qui choisit-il pour cela? douze apôtres grossiers, faibles, ignorants, mais qu'il remplit de son Esprit. Remplis de l'Esprit de Dieu, tout grossiers, tout faibles, tout pauvres qu'ils sont d'ailleurs, ils annoncent un Evangile contraire à toutes les inclinations de la nature et on le reçoit. Ils l'annoncent aux grands, aux doctes et aux prudents du siècle, à des mondains sensuels et voluptueux et l'on s'y soumet. De là se forme une chrétienté si sainte et si pure, que le paganisme même se trouve forcé à l'admirer.  Ce qu'ils ne rencontrent bien des obstacles à vaincre. Toutes les puissances de la terre s'élèvent contre la nouvelle religion qu'ils prêchent ; mais cette religion si fortement combattue triomphe de tout.   Elle s'étend, elle se multiplie : c'est bientôt la religion dominante, et où ? jusque dans Rome, jusque dans le palais des Césars. Avouons-le : quand, dès sa naissance, elle aurait toute la faveur et tout l'appui nécessaire, elle serait toujours, par mille autres endroits, l'œuvre de Dieu : mais qu'elle se soit établie dans les plus sanglantes persécutions, et même par les plus sanglantes persécutions, c'est un de ces prodiges où il faut que la prudence humaine s'humilie, et qu'elle rende hommage à la toute-puissance du Seigneur. Miracle renouvelé dans ces derniers siècles. Vous le savez, un François Xavier a converti dans l'Orient tout un nouveau monde, et comment ? par les mêmes moyens malgré les mêmes obstacles, avec les mêmes succès.

Or, je soutiens qu'après cela nous n'avons plus droit de demander à Dieu des miracles : pourquoi? parce que cette seule conversion du monde est le plus sensible de tous  les miracles. 1° Miracle qui surpasse tous les autres miracles ; 2° miracle qui présuppose tous les autres miracles ; 3° miracle qui justifie tous les autres miracles.

            Conversion du monde est le plus sensible de tous les miracles. Vous vous obstinez à rejeter tous les autres miracles disait saint Augustin aux païens; mais confessez donc que dans votre système il y en a un dont vous êtes obligés de convenir c'est le monde converti sans aucun miracle. Car à quoi attribuerons-nous ce grand ouvrage, si nous n'avons pas recours à la vertu infinie de Dieu ? Ce ne peut être ni aux talents de l'esprit et à l'éloquence, ni à la violence et à la force, ni à la douceur de la loi et au relâchement de sa morale, ni au caprice et au hasard.

1° Miracle qui surpasse tous les autres miracles. La conversion d'un pécheur invétéré, dit saint Grégoire, coûte plus à Dieu  et en ce sens est plus miraculeuse, que la résurrection d'un mort. Qu'est-ce donc que la conversion de tant de peuples enracinés dans l’idolâtrie ? Que diriez-vous si je convertissais ici tout à coup devant vous un impie déclaré ? Y a-t-il miracle qui vous touchât davantage ? Que devez-vous donc juger de tant de nations soumises à l'Evangile?

2° Miracle qui présuppose tous les autres miracles. Car comment les premiers chrétiens eussent-ils embrassé avec tant de zèle me loi si rigoureuse, sans les miracles qu'ils avaient vus? Ne fut-ce pas un miracle que la conversion de saint Paul, et ce miracle

 

254

 

n'en demandait-il pas un autre que cet apôtre rapporte lui-même? Saint Pierre, dès sa première prédication, convertit trois mille personnes : pourquoi ? parce qu'ils lui entendirent parler toutes sortes de langues. Si ce miracle eût été supposé, saint Luc eût-il eu le front de le publier dans un temps où des millions de témoins l'eussent pu démentir? Si les miracles que l'Apôtre prétendaient avoir faits parmi les Gentils n'avaient été que des inventions et des faussetés, eût-il osé les prier, comme il le fait, de s'en souvenir, et en eût-il appelé à leur propre témoignage? L'auraient-ils cru, et eût-il gagné tant d'âmes à Jésus-Christ? N'était-ce pas le lien des miracles qui attachait saint Augustin a l'Eglise, comme il le dit lui-même; et n'en raconte-t-il pas un dont il proteste avoir été spectateur, et qui servit à le confirmer dans la foi?

3° De là, par une conséquence nécessaire, miracle qui justifie tous les autres miracles. Après quoi nous pouvons bien dire à Dieu, comme Richard de Saint-Victor, que si nous étions dans l'erreur, ce serait à lui que nous aurions droit d'imputer nos erreurs.

Mais aussi miracle qui nous confondra au jugement de Dieu : Viri Ninivitae surgent in judicio ; Tant de païens converti]s s'élèveront contre nous. N'est-il pas honteux que la foi ait fait paraître dans le monde tant de vertus, et qu'elle soit si languissante parmi nous? Quel reproche, que cette foi ait surmonté toutes les puissances humaines conjurées contre elle, et qu'elle n'ait pas encore surmonté dans nous de vains obstacles qui s'opposent à notre conversion ! Qu'aurai-je là-dessus, Seigneur, à vous répondre ?

Deuxième partie. Prodige d'infidélité que nous opposons au miracle de la foi chrétienne. Je considère ce prodige d'infidélité dans un chrétien qui, selon les divers désordres auxquels il se laisse malheureusement entraîner, 1° ou renonce à sa foi, 2° ou  corrompt sa foi, 3° ou dément et contredit sa foi. Je m'explique.

1° Prodige d'infidélité dans un chrétien qui, par le libertinage de ses mœurs, tombe dans l'impiété et dans un libertinage de créance. Car peut-on comprendre que des gens élevés dans la foi la renoncent, cette foi si sainte et si nécessaire ; comment? en aveugles et en insensés, sans examen et sans connaissance de cause, par emportement, par passion , par caprice? Or, voilà ce que nous voyons. Demandez à un libertin pourquoi il a cessé de croire ce qu'il croyait ; s'il a consulté, s'il a lu, si, par une longue étude, il est entré dans le fond des difficultés : pour peu qu'il soit sincère, il vous avouera qu'il n'a point tant fait de recherches, et qu'il s'est soustrait à l'obéissance de la foi sans tant de réflexions et tant de mesures.

Mais encore par quelle voie un homme peut-il donc se pervertir jusqu'à devenir infidèle? Ecoutez-le. Prodige d'infidélité:il renonce à sa foi par un esprit de singularité, et pour avoir le ridicule avantage de ne penser pas comme les autres. Prodige d'infidélité : il renonce à sa foi par orgueil, voulant se conduire lui-même par ses propres lumières. Prodige d'infidélité : il renonces sa foi par intérêt, et tout ensemble par désespoir; je veux dire, parce qu'elle le trouble dans ses plaisirs, et qu'elle s'oppose à ses injustes desseins Prodige d'infidélité : il renonce à sa foi par prévention, se piquant en toute autre chose, de n'être préoccupé sut rien, et en matière de religion l'étant sur tout. Il y a plus : non-seulement il abandonne sa foi sans raison, mais contre sa raison. On lui propose les motifs les plus convaincants, des motifs qui ont persuadé les premiers génies du monde, et il s'endurcit contre tous ces motifs. On lui produit des miracles sans nombre et des miracles éclatants : il s'inscrit en faux contre tous ces miracles, et il n'a pas honte de donner le démenti à tout ce que l'antiquité a eu de plus vénérable et de plus saint.

2° Prodige d'infidélité dans un chrétien qui, par un attachement secret ou public à l'hérésie, corrompt sa foi. Sans entrer dans un long détail sur les désordres de l'hérésie, il me suffit de faire avec vous la réflexion d'un grand cardinal de notre siècle, qui] de tant de fidèles qui, dans les derniers temps, ont corrompu la pureté de leur religion, en tombant dans l'erreur, à peine s'a est-il trouvé quelques-uns que leur bonne foi ait pu justifier, même devant les hommes. Consultons seulement l'histoire du siècle passé : combien trouverons-nous de catholiques engagés dans le parti de l'hérésie par les motifs les plus indignes? chagrin contre l'Eglise, antipathies particulières, lâches intérêts, esprit de cabale, curiosité, ambition, politique, nécessité, crainte, ostentation, envie de paraître ; partout aveuglement et passion.

3° Prodige d'infidélité dans un chrétien qui, par ses mœurs, dément sa foi. En tout le reste, nos affections et nos actions s'accordent avec nos connaissances. Il n'y a que le salut, et ce qui concerne le salut, où nous détruisons dans la pratique ce que nom croyons dans la spéculation. Etre chrétien et vivre en chrétien, ou être païen et vivre en païen, ce n'est pas un prodige ; mais le prodige, c'est d'avoir la foi et de vivre en infidèle. Faisons-le cesser ce prodige ; conservons notre foi, et accordons nos mœurs avec notre foi. Après avoir servi à notre pénitence et à notre sanctification, elle servira à notre gloire.

 

Responderunt Jesu quidam de scribis et pharisœis, dicentes : Magister, volumus a te signum videre. Oui respondens, ait ills : Generatio mata et adultera signum quœrit, et signum non dabitur ei, nisi signum Jonœ prophetœ.

 

Quelques-uns des scribes et des pharisiens dirent à Jésus : Maître, nous voudrions bien voir quelque prodige de vous. Jésus leur répondit : Cette nation méchante et adultère demande un prodige, et il n'y. en aura point d'autre pour elle que celui du prophète Jonas. (Saint Matthieu, chap. XII, 39.)

 

Madame *,

 

Ce fut une curiosité, mais une curiosité présomptueuse , une curiosité captieuse et maligne , qui porta les pharisiens à faire cette demande au Sauveur du monde. Curiosité présomptueuse, puisqu'au lieu d'engager le Fils de Dieu, par une humble prière, à leur accorder comme une grâce ce qu'ils demandaient, ils parurent l'exiger, comme s'ils n'eussent eu qu'à le vouloir, pour être en droit de l'obtenir : Magister, volumus. Curiosité captieuse,

 

* La reine.

 

puisque, selon le rapport d'un aura évangéliste, ils ne lui firent cette proposition que pour le tenter, et que pour lui dresser un piège : Tentantes eum, signum de caelo quaerebant (1). Curiosité maligne, puisqu'en cela même ils n'avaient point d'autre dessein qui de le perdre, déterminés qu'ils étaient à tourner contre lui ses miracles mêmes, dont ils loi faisaient autant de crimes, et dont enfin ils sa servirent pour le calomnier et pour l'opprimer. Car de là vint que le Fils de Dieu ne leur répondit qu'avec un zèle plein de sagesse d'une part, mais de l'autre plein d'indignation; qu'a ne satisfit à leur curiosité que pour leur reprocher au même temps leur incrédulité; qu'il les traita de nation méchante et infidèle! Generatio mala et adultera; enfin qu'il la cita devant le tribunal de Dieu, parce qui

 

1 Luc, XI, 16..

 

255

 

prévoyait bien que le prodige qu'il allait leur marquer, mais auquel ils ne se rendraient pas, ne servirait qu'à les confondre : Viri Ninivitœ surgent in judicio adversus generationem istam (1).

Voilà,  mes chers  auditeurs, le précis de notre évangile ; et dans l'exemple des pharisiens, ce qui se passe encore tous les jours entre Dieu et nous. Je m'explique. Nous voudrions que Dieu nous fit voir des miracles, pour nous confirmer dans la foi ;  et Dieu nous en fait voir actuellement dont nous ne profitons pas, à quoi nous sommes insensibles, et qui par l'abus que nous en faisons , rendent notre endurcissement d'autant plus criminel qu'il est volontaire, puisqu'il ne procède, aussi bien que celui des pharisiens, que de notre perversité et de la corruption de nos cœurs. Or, c'est ce que notre divin Maître condamne aujourd'hui dans ces prétendus esprits forts du judaïsme, et ce qui doit, si nous tombons dans leur infidélité, nous condamner nous-mêmes. Tertullien a dit un beau mot, et qui exprime parfaitement le caractère de la profession chrétienne : savoir, qu'après Jésus-Christ, la curiosité n'est plus pour nous de nul usage, et que désormais elle ne nous peut plus être utile, beaucoup moins nécessaire : parce que, depuis la prédication de l'Evangile , le seul parti qui nous reste est celui de croire, et de soumettre notre raison, en la captivant sous le joug de la foi : Nobis curiositate opus non est post Christum, nec inquisitione post Evangelium. C'est ainsi qu'il s'en expliquait. Mais pour moi j'ose enchérir sur sa pensée , et j'ajoute que quand il nous serait permis dans le christianisme de faire de nouvelles recherches, quand nous aurions droit de raisonner sur notre foi et sur les mystères qu'elle nous révèle, nous trouvons dans Jésus-Christ et dans son Evangile, non-seulement de quoi convaincre nos esprits , mais de quoi contenter pleinement notre curiosité. Pourquoi? parce que Jésus-Christ nous a fait voir dans sa personne des prodiges si éclatants et d'une telle évidence, que nul esprit raisonnable n'y peut résister ; et que si m'as n'en sommes pas touchés, ce ne peut être que l'effet d'une mauvaise disposition, dont nous serons responsables à Dieu, et qui ne suffira que trop pour attirer sur nous toutes les rigueurs de son jugement.

C’est l'importante matière que j'ai entrepris de traiter dans ce discours. Et le puis-je faire, Madame, avec plus d'avantage qu'en présence

 

1 Matth., XII, 41.

 

de Votre Majesté, dont les sentiments et les exemples doivent être pour tout cet auditoire autant de preuves sensibles et convaincantes de ce que je veux aujourd'hui lui persuader? Car quel effet plus merveilleux peut avoir la religion chrétienne, que de sanctifier, au milieu de la cour et jusque sur le trône, la plus grande reine du monde ? et cela seul ne doit-il pas déjà nous faire conclure que cette religion est nécessairement l'ouvrage de Dieu , et non pas des hommes? Plaise au ciel, Chrétiens, qu'un tel miracle ne serve pas un jour de témoignage contre nous ! mais ne puis-je pas bien vous faire la même menace que nous fait à tous le Fils de Dieu dans notre évangile, en nous proposant l'exemple d'une reine : Regula surget in judicio (1)! Le Sauveur du monde parlait d'une reine infidèle , et je parle d'une reine toute chrétienne. Cette reine du midi n'est tant vantée que pour être venue entendre la sagesse de Salomon : Quia venit audire sapientiam Salomonis (2) ; mais, Madame, outre que vous écoutez ici la sagesse même de Jésus-Christ et sa parole, que n'aurais-je point à dire de la pureté de votre foi, de l'ardeur de votre zèle pour les intérêts de Dieu, de la tendresse de votre amour pour les peuples, des soins vigilants et empressés de votre charité pour les pauvres, de ces ferventes prières au pied des autels, de ces longues oraisons dans le secret de l'oratoire , de tant de saintes pratiques qui partagent une si belle vie, et qui font également le sujet de notre admiration et de notre édification ? Cependant, Madame , Votre Majesté n'attend point aujourd'hui de moi de justes éloges , mais une instruction salutaire ; et c'est pour seconder sa piété toute royale que je m'adresse au Saint-Esprit, et que. je lui demande, par l'intercession de Marie, les lumières nécessaires : Ave, Maria.

 

Ce n'est pas sans raison que les pharisiens de notre évangile, dans le dessein, quoique peu sincère, de connaître Jésus-Christ, et de savoir s'il était Fils de Dieu , lui demandèrent un prodige qui vînt de lui et dont il fût l'auteur : Magister, volumus a te signum videre. Car il faut convenir, dit saint Augustin, qu'il y a des prodiges de deux différentes espèces : les premiers qui viennent de Dieu, et les seconds qui viennent de l'homme : les uns qui excitent l'admiration, parce que ce sont les témoignages visibles de l'absolue puissance du Créateur ; et les autres qui ne causent que de

 

1 Matth., XII, 42. — 2 Ibid.

 

256

 

l'horreur, parce que ce sont les tristes effets du dérèglement de la créature : ceux-là que nous révérons et que nous appelons miracles ; et ceux-ci que nous regardons comme des monstres dans l'ordre de la grâce. Faites-nous voir un prodige qui vienne de vous , disent les pharisiens à Jésus-Christ. Que fait ce Sauveur adorable? Ecoutez-moi, en ceci consiste tout le fond de cette instruction. De ces deux genres de prodiges ainsi distingués, il leur en fait voir un qui n'avait pu venir que de Dieu, et qui fut un miracle évident et incontestable ; je veux dire la foi des Ninivites convertis par la prédication de Jonas. Mais au même temps il leur en découvre un autre bien opposé, et qui ne pouvait venir que d'eux-mêmes, savoir, le prodige ou le désordre de leur infidélité. Or nous n'avons, mes chers auditeurs, qu'à nous appliquer ces deux sortes de prodiges pour nous reconnaître aujourd'hui dans la personne de ces pharisiens, et pour être obligés, par la comparaison que nous ferons de leur état et du nôtre, d'avouer que le reproche du Fils de Dieu ne nous convient peut-être pas moins qu'à ces faux docteurs de la loi; que, dans le sens qu'il l'entendait, peut-être ne sommes-nous pas moins qu'eux une nation corrompue et adultère, et qu'il pourrait avec autant de raison nous appeler à ce jugement redoutable où il les cita, en leur adressant ces paroles : Viri Ninivitœ surgent in judicio cum generatione ista.

Car je prétends, et, en deux propositions, voici le partage de ce discours, comprenez-les : je prétends que Jésus-Christ, dans l'établissement de sa religion, nous a fait voir un miracle plus authentique et plus convaincant que celui des Ninivites convertis, et c'est le grand miracle de la conversion du monde et de la propagation de l'Evangile, que j'appelle le miracle de la foi : ce sera le premier point. Je prétends que nous opposons tous les jours à ce miracle un prodige d'infidélité, mais d'une infidélité bien plus monstrueuse et plus condamnable que celle même des pharisiens : ce sera le second point. Deux prodiges, encore une fois : l'un surnaturel et divin, c'est le monde sanctifié par la prédication de l'Evangile; l'autre trop naturel et trop humain, mais néanmoins prodige, c'est le désordre de notre infidélité. Deux titres de condamnation que Dieu produira contre nous dans son jugement, si nous ne pensons à le prévenir, en nous jugeant dès à présent nous-mêmes. Miracle de la foi; prodige d'infidélité. Miracle de la foi, que Dieu nous a rendu sensible, et que nous avons continuellement devant les yeux. Prodige d'infidélité, dont nous n'avons pas soin de nous préserver, et que nous tenons caché dans nos cœurs. Miracle de la foi, qui vous remplira d'une confusion salutaire, en vous faisant connaître l'excellence et la grandeur de votre religion. Prodige d'infidélité, qui peut-être, si vous n'y prenez garde, après avoir été la source de votre corruption, sera le sujet de votre éternelle réprobation. L'un et l'autre demandent une attention particulière.

 

PREMIÈRE   PARTIE.

 

Il s'agit donc, Chrétiens, pour entrer d'abord dans la pensée de Jésus-Christ, et dans le point essentiel que j'ai présentement à développer, de bien concevoir ce grand miracle de la conversion du monde et de l'établissement du christianisme, que je regarde, après saint Jérôme, comme le miracle de la foi. Et parce qu'il est indubitable que ce miracle doit être une des plus invincibles preuves que Dieu emploiera  contre  nous,   si jamais il nous réprouve, il faut aujourd'hui, vous et moi, nous en former une idée capable de réveiller dans nos cœurs les plus vifs sentiments de la religion. Le sujet est grand, je le sais; il a épuisé l'éloquence des Pères de l'Eglise, et il passe toute l'étendue de l'esprit de l'homme. Mais attachons-nous à l'exposition   simple et nue que saint Chrysostome en a faite dans une de ses homélies. Pour en mieux comprendre la vérité, jugeons-en par ce qu'il nous marque en avoir été la figure; je dis par la conversion des Ninivites, et par l'effet prodigieux et miraculeux de la prédication de Jonas. Le voici.

Jonas fugitif, mais malgré sa fuite ne pouvant se dérober au pouvoir de Dieu qui l'envoie, confus et touché de repentir, reçoit de la part du Seigneur un nouvel ordre d'aller à Ninive. Il y va : quoique étranger, quoique inconnu, il y prêche, et il se dit envoyé de Dieu. Il menace cette grande ville et tous ses habitants d'une destruction entière et prochaine. Point d'autre terme que quarante jours, point d'autre preuve de sa prédiction que la prédiction même qu'il fait; et sur sa parole, ce peuple abandonné à tous les vices, ce peuple pour qui, ce semble, il n'y avait plus ni Dieu ni loi, ce peuple indocile aux remontrances et aux leçons de tous les autres prophètes, par un changement de la main du Très-Haut, écoute celui-ci, et l'écoute avec respect, revient à lui-même, et se met en devoir

 

257

 

d'apaiser la colère de Dieu, fait la plus austère et la plus exemplaire pénitence ; ni état, ni âge, ni sexe, n'en est excepté; le roi même, dit l'Ecriture,  pour pleurer et pour s'humilier, descend de son trône; les enfants sont compris dans la loi du jeûne ordonné par le prince; chacun, revêtu du cilice et couvert de cendres, donne toutes les marques d'une douleur efficace et prompte. Enfin la réformation des mœurs est si générale, que la prophétie s'accomplit à la lettre : Et Ninive subvertetur (1); puisque, selon la belle réflexion de saint Chrysostome, ce n'est plus cette Ninive débordée, que Dieu avait en abomination ; mais une Ninive toute nouvelle et toute sainte, édifiée sur les ruines de la première, et par qui? par le ministère d'un seul homme qui a parlé, et qui, plein de l'Esprit de Dieu, a sanctifié des milliers d'hommes dont il a brisé les cœurs. Voila, disait le Fils de Dieu aux Juifs incrédules, le miracle qui vous condamnera, et qui confondra votre impénitence ; et je dis à tout ce qu'il y a de chrétiens endurcis dans leur libertinage : Voilà le miracle que le Saint-Esprit vous propose comme la figure d'un autre miracle encore plus étonnant, encore plus au-dessus de l'homme,  encore plus capable de vous convaincre et de  vous élever à Dieu. Ecoutez-le sans prévention, et vous en conviendrez.

Le miracle de la prédication de Jonas était un signe pour les Juifs; mais en voici un pour vous, que je regarde comme le  miracle du christianisme. Heureux si je puis par mes paroles l'imprimer profondément dans vos esprits ! C'est la conversion, non plus d'une ville, ni d'une province, mais d'un monde entier, opérée par la prédication de l'Evangile et par la mission d'un plus grand que Jonas, qui est l'Homme-Dieu , Jésus-Christ : Et ecce plus quam Jonas hic (2). Ne supposons point qu'il est Dieu, mais oublions-le même pour quelque temps : il ne s'agit point encore de ce qu'il est, mais de ce qu'il a fait. Qu'a-t-il fait ? en deux mots, Chrétiens, ce que nous ne comprendrons jamais assez, et ce que nous devrions éternellement méditer. Donnez-moi grâce, Seigneur, pour le mettre ici dans toute sa force par un récit aussi touchant qu'il sera exact et fidèle. Jésus-Christ, fils de Marie, et réputé fils de Joseph, cet homme dont les Juifs demandaient s'il n'était pas le fils de cet artisan : Nonne hic est filius fabri (3) ? entreprend de changer la [ace de l'univers, et de purger le monde de

 

1 Jon., III, 4. — 2 Matth., XII, 41. — 3 Ibid., XIII, 55.

 

l'idolâtrie, de la superstition, de l'erreur, pour y faire régner souverainement la pureté du culte de Dieu. Dessein digne de lui, mais vaste et immense ; et toutefois dessein dont vous allez voir le succès. Pour cela qui choisit-il? douze disciples grossiers, ignorants , faibles , imparfaits, mais qu'il remplit tellement de son Esprit, que dans un jour, dans un moment, il les rend propres à l'exécution de ce grand ouvrage.

En effet, de grossiers, et, pour user de son expression, de lents à croire qu'ils étaient, par la vertu de cet Esprit qu'il leur envoie du ciel, il en fait des hommes pleins de zèle et pleins de foi. Après les avoir persuadés, il s'en sert pour persuader les autres. Ces pécheurs, ces hommes faibles, que l'on regardait, dit saint Paul, comme le rebut du monde : tanquam purgamenta hujus mundi (1), fortifiés de la grâce de l'apostolat , partagent entre eux la conquête et la réformation du monde. Ils n'ont point d'autres armes que la patience, point d'autres trésors que la pauvreté, point d'autre conseil que la simplicité : et cependant ils triomphent de tout ; ils prêchent des mystères incroyables à la raison humaine, et on les croit ; ils annoncent un Evangile opposé contradictoirement à toutes les inclinations de la nature, et on le reçoit. Ils l'annoncent aux grands de la terre, aux doctes et aux prudents du siècle, à des mondains sensuels, voluptueux, et l'on s'y soumet. Ces grands reçoivent la loi de ces pauvres ; ces doctes se laissent convaincre par ces ignorants; ces voluptueux et ces sensuels se font instruire par ces nouveaux prédicateurs de la croix, et se chargent du joug de la mortification et de la pénitence. De tout cela se forme une chrétienté si sainte, si pure, si distinguée par toutes les vertus, que le paganisme même se trouve forcé de l'admirer.

Ce n'est pas tout; et ce que j'ajoute vous doit encore paraître plus surprenant. Car à peine la foi publiée par ces douze Apôtres a-t-elle commencé à se répandre, qu'elle se voit attaquée de mille ennemis. Toutes les puissances de la terre s'élèvent contre elle. Un Dioclétien, le maître du monde, veut l'anéantir, et s'en fait un point de politique : mais malgré lui, malgré les plus violents efforts de tant d'autres persécuteurs du nom chrétien, elle s'établit si solidement, cette foi, que rien ne peut plus l'ébranler. Des millions de martyrs la défendent jusques à l'effusion de leur sang; des gens de toutes les conditions font gloire d'en

 

1 1 Cor., IV, 13.

 

258

 

être les victimes, et de s'immoler pour elle; des vierges sans nombre, dans un corps tendre et délicat, lui rendent le même témoignage, et souffrent avec joie les tourments les plus cruels. Elle s'étend, elle se multiplie, non-seulement dans la Judée où elle a pris naissance, mais jusques aux extrémités de la terre, où dès le temps de saint Jérôme (c'est lui-même qui le remarque comme une espèce de prodige); le nom de Jésus-Christ était déjà révéré et adoré, non-seulement parmi les peuples barbares, mais parmi les nations les plus polies ; dans Rome, où la religion d'un Dieu crucifié se trouve bientôt la religion dominante ; dans le palais des Césars, où Dieu, pour l'affermissement de son Eglise, au milieu de l'iniquité, suscite les plus fervents chrétiens; enfin, observez ceci, dans le plus éclairé de tous les siècles , dans le siècle d'Auguste, que Dieu choisit pour marquer encore davantage le caractère de cette loi, qui seule devait surmonter toute la prétendue sagesse de l'homme et tout l'orgueil de sa raison.

Avouons-le, mes chers auditeurs, avec saint Chrysostome : quand la religion chrétienne, dès son berceau, aurait trouvé dans le monde toute la faveur et tout l'appui nécessaire ; quand elle serait née dans le calme, par mille autres endroits elle ne laisserait pas d'être toujours l'œuvre de Dieu. Mais qu'elle se soit établie dans les persécutions, ou plutôt par les persécutions, et qu'il soit vrai qu'elle n'a jamais été plus florissante que lorsqu'elle a été plus violemment combattue ; que le sang de ses disciples, inhumainement répandu, ait été, comme parle un Père, le germe de sa fécondité ; que plus il en périssait par le fer et par le feu, plus elle en ait formé par l'Evangile : que la cruauté exercée sur les uns ait servi d'attrait aux autres pour les appeler, et qu'à la lettre , l'expression de Tertullien se soit vérifiée : In christianis crudelitas illecebra est sectœ; que, sans rien faire autre chose que devoir ses membres souffrir et mourir, ce grand corps du christianisme ait eu de si prompts et de si merveilleux accroissements : ah ! mes Frères, c'est un de ces prodiges où il faut que la prudence humaine s'humilie, et qu'elle fasse hommage à la puissance de Dieu. Voilà néanmoins ce que nous voyons ; et c'est la merveille subsistante dont nous sommes témoins nous-mêmes, et que nous avons devant les yeux. Car nous voyons, malgré l'enfer, le monde devenu chrétien, et soumis au culte de cet Homme-Dieu, dont le Juif s'est scandalisé, et dont le Gentil s'est moqué. Voilà ce que le Seigneur a fait : A Domino factum est istud, et est mirabile in oculis nostris (1).

Et afin que cette merveille fît encore sur nous une plus vive impression, le même Seigneur l'a renouvelée dans les derniers siècles de l'Eglise. Vous le savez: un François-Xavier, seul et sans autre secours que celui de la parole et de la vérité qu'il prêchait, a converti dans l'Orient tout un nouveau monde. C'étaient des païens et des idolâtres ; et il leur a persuadé la même foi, et il les a formés à la même sainteté de vie, et il leur a inspiré la même ardeur pour le martyre, et il a fait voir dans eux tout ce qu'on a vu de plus héroïque et de plus grand dans cet ancien christianisme, si partait et si vénérable. Et comment l'a-t-il fait? par les mêmes moyens, malgré les mêmes obstacles, avec les mêmes succès : comme si Dieu eût pris plaisir à reproduire dans ce successeur des apôtres ce que sa main toute-puissante avait opéré par le ministère des apôtres mêmes, et qu'il eût voulu, par ces exemples présents, nous rendre plus croyable tout ce que nous avons entendu des siècles passés.

Or, je soutiens, mes chers auditeurs, qu'après cela nous n'avons plus droit de demander à Dieu des miracles, et que nous sommes plus infidèles que les pharisiens, si nous avons la présomption de dire comme eux : Volumus signum videre. Pourquoi ? Parce qu'il est constant que cette conversion du monde, telle que je l'ai représentée, quoique très-imparfaitement, est en effet un perpétuel miracle. Sur quoi il y a trois réflexions à faire, ou trois circonstances à remarquer : miracle qui surpasse sans contredit tous les autres miracles; miracle qui présuppose nécessairement tous les autres miracles; miracle qui, dans l'ordre des desseins de Dieu, justifie tous les autres miracles. Et par une triste conséquence, mais inévitable, miracle qui nous rend dignes de tous les châtiments de Dieu, s'il ne sert pas à notre propre instruction et à notre conversion. Mon Dieu, que n'ai-je une de ces langues de feu qui descendirent sur les apôtres, et que ne suis-je rempli du même esprit, pour graver une aussi grande vérité que celle-là dans tous les cœurs?

Oui, Chrétiens, la conversion du momie est un miracle perpétuel, que jamais l'infidélité ne détruira. Ainsi a-t-elle été regardée de tous les Pères, et en particulier de saint Augustin, don) le jugement peut bien nous servir ici de règle.

 

1 Psalm., CXVII, 23.

 

259

 

Car c'est par là que ce grand homme fermait la bouche aux païens, quand il leur disait : Puisque vous vous opiniâtrez à ne vouloir pas croire les autres miracles, qui sont pour nous des preuves  incontestables de notre foi,  au moins confessez donc que dans votre système il y en a un dont vous êtes obligés de convenir : c'est le monde converti à Jésus-Christ sans aucun miracle. Car cela même qui n'est pas, et qui n'a pu être, ce serait le miracle des miracles. Et à quoi donc, poursuivait saint Augustin, attribuerons-nous ce grand ouvrage de la sanctification du monde par la loi chrétienne, si nous n'avons recours à la vertu infinie de Dieu? Ce n'est point aux talents de l'esprit, ni à l'éloquence, que la gloire en est due : car, quand les apôtres auraient été aussi éloquents et aussi savants qu'ils l'étaient peu, on sait assez ce que peut l'éloquence et la science humaine; ou plutôt, on ne sait que trop combien l'une et l'autre est faible quand il est question de réformer les mœurs ;  et l'exemple d'un Platon, qui jamais, avec tout le crédit et toute l'estime que   lui donnait dans le monde sa philosophie, n'a pu engager une seule bourgade à vivre selon ses maximes et à se gouverner selon  ses lois, montre bien que saint Pierre agissait par de plus hauts principes, quand il réduisait les provinces et les royaumes sous l'obéissance de l'Evangile. Ce n'est point par la force ni par la violence que la foi a été plantée : car le premier avis que reçurent les disciples de Jésus-Christ, ce fut qu'on les envoyait comme des agneaux au milieu des loups : Ecce ego mitto vos sicut agnos inter lupos (1) ; et ils le comprirent si bien, que, sans faire nulle résistance, ils se laissèrent égorger comme d'innocentes victimes. Le mahométisme s'est établi par les conquêtes et par les armes; l'hérésie, par la rébellion contre les puissances légitimes ; la loi de Jésus-Christ seule, par la patience et par l'humilité. Ce n'est point la douceur de cette loi, ni le relâchement de sa morale, qui fut le principe d'un tel progrès :car cette loi, toute raisonnable qu'elle est, n'a rien que d'humiliant pour l'esprit et de mortifiant pour le corps.  On conçoit comment sans miracle le paganisme a eu cours dans le monde, parce qu'il favorisait, ouvertement toutes les passions, qu'il autorisait tous les vices, et qu'il n'est rien de plus naturel à l’homme que de suivre ce parti : mais ce qu'on ne conçoit pas, c'est qu'une loi qui nous ordonne d'aimer nos ennemis, et de nous haïr

 

1 Luc., X, 3.

 

nous-mêmes, ait trouvé tant de partisans. Ce n'est point l'effet du caprice : car jamais le caprice, quelque aveuglé qu'il puisse être, n'a porté les hommes à s'interdire la vengeance, à renoncer aux plaisirs des sens, et à crucifier leur chair. Que s'ensuit-il de là? je le répète : qu'il n'y a qu'un Dieu, mais un Dieu aussi puissant que le nôtre, qui ait pu conduire si heureusement une pareille entreprise et la faire réussir ; et que Jésus-Christ, l'oracle de la vérité, a donc eu sujet de conclure, quoiqu'il parlât en sa faveur : A Domino factum est istud, c'est l'œuvre du Seigneur; et le doigt de Dieu est là : Et est mirabile in oculis nostris.

Ce n'est pas assez : j'ai dit que ce miracle surpassait tous les autres miracles. En pouvons-nous douter? et si, dans la pensée de saint Grégoire, pape, la conversion particulière d'un pécheur invétéré coûte plus à Dieu, et est en ce sens plus miraculeuse que la résurrection d'un mort, qu'est-ce que la conversion de tant de peuples, élevés et comme enracinés dans l'idolâtrie? Rendons cette comparaison plus sensible. Il y a encore dans le monde, je dis dans le monde chrétien, des hommes sans religion. Vous en connaissez : des athées de créance et de mœurs, tellement confirmés dans leurs désordres, qu'à peine tous les miracles suffiraient pour les en retirer. Peut-être n'avez-vous avec eux que trop de commerce. Quel effort du bras de Dieu, et quel miracle n'a-t-il donc pas fallu , pour gagner à Jésus-Christ un nombre presque infini, ne disons pas de semblables libertins, mais encore de plus obstinés et de plus inconvertibles, dont le changement également prompt et sincère a toutefois été la gloire et l'honneur du christianisme? Que diriez-vous (ceci va donner jour à ma pensée, et vous convaincre de ce que j'appelle miracle au-dessus du miracle même), que diriez-vous si, par la vertu de la parole que je vous prêche , un de ces impies, dont vous n'espérez plus désormais aucun retour, se convertissait néanmoins en votre présence, en sorte que, renonçant à son libertinage, il se déclarât tout à coup et hautement chrétien, et qu'en effet il commençât à vivre en chrétien? Que diriez-vous, si, toujours inflexible depuis de longues années, il sortait aujourd'hui de cet auditoire pénétré d'une sainte componction, résolu à réparer par une humble pénitence le scandale de son impiété? y aurait-il miracle qui vous touchât davantage? Or, je vous dis que ce miracle, dont vous seriez encore plus surpris que touchés, est justement

 

260

 

ce qu'on a vu mille et mille fois dans le christianisme; et qu'un des triomphes les plus ordinaires de notre religion a été de soumettre ces esprits fiers, ces esprits durs et opiniâtres, de les faire rentrer dans la voie de Dieu, et de les rendre souples et dociles comme des enfants; que c'est par là qu'elle a commencé, et que , malgré toutes les puissances des ténèbres, elle nous en donne encore de nos jours d'illustres exemples, quand il plaît au Seigneur, dont la main n'est pas raccourcie, d'ouvrir les trésors de sa grâce, et de les répandre sur ces vases de miséricorde qu'il a prédestinés pour sa gloire. Exemples récents que nous avons vus, et que nous avons admirés. En cela seul n'en dis-je pas plus que si j'entrais dans le détail de tant de miracles qui composent nos histoires saintes, et que nous trouvons autorisés par la tradition la plus constante?

J'ai ajouté, et ceci me paraît encore plus fort, que ce miracle présupposait nécessairement tous les autres miracles. Car enfin, demande saint Chrysostome, et après lui le docteur angélique saint Thomas, dans sa Somme contre les Gentils, quel autre motif que les miracles dont ils étaient eux-mêmes témoins oculaires, put engager les premiers sectateurs du christianisme à embrasser une loi odieuse selon le monde, et contraire au sang et à la nature? Julien l'Apostat condamnait les apôtres de légèreté et de trop de crédulité, prétendant que sans raison ils s'étaient attachés au Fils de Dieu : mais pour en juger de la sorte, répond saint Chrysostome, ne fallait-il pas être impie comme Julien? Car, poursuit ce Père, était-ce légèreté de suivre un homme qui, pour gage de ses promesses, guérissait devant eux les aveugles-nés, et rendait la vie aux morts de quatre jours? Aussi défiants et aussi intéressés qu'ils l'étaient et que l'Evangile nous l'apprend , auraient-ils tout quitté pour Jésus-Christ, s'ils n'eussent été persuadés de ses miracles? et pouvaient-ils les voir, et se défendre de croire en lui? Après l'avoir abandonné dans sa passion, après s'être scandalisés de lui jusqu'à le renoncer, se seraient-ils ralliés et déclarés en sa faveur plus hautement que jamais, si le miracle authentique de sa résurrection n'avait, comme parle saint Jérôme, ressuscité leur foi? Auraient-ils pris plaisir à se laisser emprisonner, tourmenter, crucifier, pour être les confesseurs et les martyrs de cette résurrection glorieuse, si l'évidence d'un tel miracle n'avait dissipé tous leurs doutes?

Par où saint Paul dans un moment fut-il transformé de persécuteur de l'Eglise en prédicateur de l'Evangile? Ce miracle put-il se faire sans un autre miracle? et jamais ce zélé défenseur du judaïsme, jamais cet homme si passionné pour les traditions de ses pères, en eût-il été le déserteur, pour devenir le disciple d'une secte dont il avait entrepris la ruine, si Dieu tout à coup le renversant par terre, et le remplissant d'effroi sur le chemin de Damas, n'eût formé en lui un cœur nouveau? Ne confessait-il pas lui-même dans les synagogues qu'il avait été obligé de se convertir, pour n'être pas rebelle à la lumière dont il s'était vu investi, et à la voix foudroyante qu'il avait entendue : Saule, Saule, quid me persequeris (1) ? Et n'est-ce pas de là qu'il conçut un désir si ardent de se sacrifier et de souffrir pour la gloire de ce Jésus, dont il avait été l'ennemi? Etait-ce simplicité? était-ce prévention? était-ce intérêt du monde? Mais n'est-il pas certain que saint Paul se trouvait dans des dispositions toutes contraires, et que, ne respirant alors que sang et que carnage, il ne pouvait être arraché à l'ancienne loi, dont il était un des plus fermes appuis, ni gagné à la loi nouvelle, qu'il voulait détruire, par un moindre effort que l'effort miraculeux et divin qui le terrassa et qui l'emporta?

On est étonné quand on lit de saint Pierre que, dès la première fois qu'il prêcha aux Juifs, après la descente du Saint-Esprit, il convertit trois mille hommes à la foi. Mais en faut-il être surpris? dit saint Augustin. On voyait un pêcheur, jusque-là sans autre connaissance que celle de son art, expliquer en maître les plus hauts mystères du royaume de Dieu ; parler toutes sortes de langues, et, par un prodige inouï, se faire entendre tout à la fois à autant de nations qu'une grande cérémonie en avait assemblé à Jérusalem de tous les pays du monde. Miracle rapporté par saint Luc, et rapporté dans un temps où l'évangéliste n'eût pas eu le front de le publier, si la chose n'eût été constamment vraie, puisqu'il aurait eu contre lui, non pas un ni deux témoins, mais toute la terre ; puisqu'un million de Juifs contemporains auraient pu découvrir la fausseté, et le démentir; puisque son imposture lui eût fait perdre toute créance, et qu'elle n'eût servi qu'à décrier la religion même dont il voulait faire connaître l'excellence et la sainteté. Supposé, dis-je, ce miracle, est-il étonnant que tant de Juifs se soient alors convertis ; et n'est-il pas plus surprenant, au contraire,

 

1 Act., XXII, 7.

 

261

 

qu'il y en eût encore d'assez entêtés et d'assez aveugles pour demeurer dans leur incrédulité?

On a peine à comprendre les conversions extraordinaires et presque sans nombre qu'opérait saint Paul parmi les Gentils : mais en prêchant aux Gentils, n'ajoutait-il pas toujours à la parole qu'il leur portait d'insignes miracles, comme la marque et le sceau de son apostolat? N’est-ce pas ainsi qu'il le témoignait lui-même, écrivant à ceux de Corinthe? et ne les priait-il pas de se souvenir des œuvres merveilleuses qu'il avait faites au milieu d'eux? Si tous ces miracles eussent été supposés, leur eût-il parlé de la sorte? en eût-il eu l'assurance? se serait-il adressé à eux-mêmes? en eût-il appelé à leur propre témoignage? et, par une telle supposition, se fût-il exposé à décréditer son ministère, et à détruire ce qu'il voulait établir?

Vous me demandez ce qui attachait si étroitement saint Augustin à l'Eglise catholique. N’a-t-il pas avoué que c'étaient en partie les miracles; et lui en fallait-il d'autres que ceux qu'il avait vus lui-même? En fallait-il d'autres que ce fameux miracle arrivé de son temps à Carthage, dans la personne d'un chrétien subitement et surnaturellement guéri par l'intercession de saint Etienne, dont ce grand saint proteste avoir été spectateur, et dont il nous a laissé, au livre de la Cité de Dieu, la description la plus exacte ? Quand il n'eût eu jusque-là qu'une loi chancelante, cela seul ne devait-il pas l'affermir pour jamais ? Dirons-nous que saint Augustin   était   un   esprit faible,   qui croyait voir ce qu'il   ne voyait pas? dirons-nous que c'était un imposteur qui, par un récit houleux, se plaisait à tromper le monde? Mais puisque ni l'un ni l'autre n'est soutenable , ne conclurons-nous pas plutôt, avec Vincent de Lérins , que comme les miracles de notre religion ont servi à la conversion du monde, aussi la conversion du monde est elle-même une des preuves les plus infaillibles des miracles de notre religion?

Et c'est ici, Chrétiens, que nous ne pouvons assez admirer la sagesse et la providence de notre Dieu, qui n'a pas voulu nous obliger à croire des mystères au-dessus de la raison, avoir fait lui-même pour nous des mincies au-dessus de la nature. Car à notre égard cette conversion du monde, fondée sur tant de miracles, non-seulement est un miracle éternel, mais un miracle qui justifie tous les autres miracles, dont il n'est que la suite et l'effet.

Après quoi nous pouvons bien dire à Dieu , comme Richard de Saint-Victor : Domine, si error est quem credimus, a te decepti sumus : Oui, mon Dieu, si nous étions dans l'erreur, nous aurions droit de vous imputer nos erreurs; et tout Dieu que vous êtes, nous pourrions vous rendre responsable de nos égarements. Pourquoi ? Voici la raison qu'il en apportait : Quoniam iis signis prœdila est ista religio, quœ nonnisi a te esse potuerunt : Parce que cette religion où nous vivons, sans parler de sa sainteté et de son irrépréhensible pureté, est confirmée par des miracles qu'on ne peut attribuer à nul autre qu'à vous. Il est vrai, mes Frères ; mais ce sont aussi ces miracles qui nous confondront au jugement de Dieu ; ce sera surtout le grand miracle de la conversion du monde à la foi de Jésus Christ. Ces païens, ces idolâtres devenus fidèles, s'élèveront contre nous, et deviendront nos accusateurs : Viri Ninivitœ surgent in judicio ; et que diront-ils pour notre condamnation ? ah ! Chrétiens, que ne diront-ils pas, et que ne devons-nous pas nous dire à nous-mêmes? En effet, pour peu de justice que nous nous fassions, il nous doit être, je ne dis pas bien honteux, mais bien terrible devant Dieu, que cette foi ait fait paraître dans le monde une vertu si admirable, et qu'elle soit maintenant si languissante et si oisive parmi nous ; qu'elle ait produit, dans le paganisme le plus aveugle et le plus corrompu, tant de sainteté, et qu'elle soit peut-être encore à produire dans nous le moindre changement de vie, le moindre retour à Dieu , le moindre renoncement au péché. S'il nous reste un rayon de lumière, ce qui doit nous faire trembler, n'est-ce pas que cette foi ait eu la force de s'établir par toute la terre avec des succès si prodigieux, et qu'elle ne soit pas encore bien établie dans nos cœurs ? Nous la confessons de bouche, nous en donnons des marques au dehors , nous sommes chrétiens de cérémonies et de culte; mais le sommes-nous de cœur et d'esprit ? Or, c'est néanmoins dans le cœur que doit particulièrement résider notre foi, pour passer de là dans nos mains, et pour animer toutes nos œuvres.

Quel reproche contre nous, si nous n'avons pas entièrement étouffé tous les sentiments de la grâce ; quel reproche, que cette foi ait surmonté toutes les puissances humaines conjurées contre elle, et qu'elle n'ait pas encore surmonté dans nous de vains obstacles qui s'opposent à notre conversion? Car qu'est-ce

 

202

 

qui nous arrête? une folle passion , un intérêt sordide, un point d'honneur, un plaisir passager, des difficultés que notre imagination grossit, et que notre foi, toute victorieuse qu'elle est, ne peut vaincre? Quel sujet de condamnation, si je veux devant Dieu le considérer dans l'amertume de mon âme , que cette foi se soit soutenue, et même qu'elle se soit fortifiée au milieu des persécutions les plus sanglantes, et que je la fasse tous les jours céder à de prétendues persécutions que le monde lui suscite dans ma personne, c'est-à-dire à une parole, à une raillerie, à un respect humain, ou plutôt à ma propre lâcheté ? Car voilà mon désordre et ma confusion : si j'avais le courage de me déclarer, et de me mettre au-dessus du monde, il y a des années entières que je serais à Dieu ; mais parce que je crains le monde, et que je ne puis me résoudre à lui déplaire, j'en demeure là, et, malgré moi-même, je retiens ma foi captive dans l'esclavage du péché.

Ah ! mon Dieu, que vous répondrai-je quand vous me ferez voir que cette foi, qui a confondu toutes les erreurs de l'idolâtrie et de la superstition, n'a pu détruire dans mon esprit je ne sais combien de faux principes et de maximes dont je suis préoccupé? Comment me justifierai-je , quand vous me ferez voir que cette foi qui a soumis l'orgueil des Césars à l'humilité de la croix, n'a pu déraciner de mon cœur une vanité mondaine, une ambition secrète , un amour de moi-même qui m'a perdu? enfin, que vous dirai-je, quand vous me ferez voir que cette foi qui a sanctifié le monde n'a pu sanctifier un certain petit monde qui règne dans moi, et qui m'est bien plus pernicieux que le grand monde qui m'environne et qui est hors de moi ? Aurai-je de quoi soutenir le poids de ces accusations? m'en déchargerai-je sur vous, Seigneur? m'en prendrai-je à la foi même? dirai-je qu'elle n'a pas fait assez d'impression sur moi, et que je n'en étais point assez persuadé pour en être touché? Ah ! Chrétiens, peut-être notre infidélité va-t-elle maintenant jusqu'à vouloir s'autoriser de ce prétexte ; mais c'est ce même prétexte qui nous rendra plus condamnables : car Dieu nous représentera l'infidélité où nous serons tombés, comme un prodige que nous aurons opposé au miracle de la foi; prodige qui ne vient plus de Dieu, mais de nous, et dont j'ai à vous parler dans la seconde partie.

 

DEUXIÈME   PARTIE.

 

Etre infidèle , sans avoir jamais eu nulle connaissance de la foi, c'est un état qui, tout funeste et tout déplorable qu'il est, n'a rien, à le bien prendre, de surprenant ni de prodigieux. Ainsi, dit saint Chrysostome, l'infidélité dans un païen peut être un aveuglement, et un aveuglement criminel ; mais on ne peut pas toujours dire que cet aveuglement, même criminel, soit un prodige. Il faut donc, pour bien concevoir le prodige de l'infidélité, se le représenter dans un chrétien qui, selon les divers désordres auxquels il se laisse malheureusement entraîner, ou renonce à sa foi, ou corrompt sa foi, ou dément et contredit sa foi : renonce à sa foi, par un libertinage de créance, qui lui en fait secouer le joug, et qui se forme peu à peu dans son esprit ; corrompt sa foi, par un attachement secret ou déclaré aux erreurs qui la combattent, mais particulièrement à l'hérésie et au schisme, qui en détruisent l'unité, et par conséquent la pureté et l'intégrité; dément et contredit sa foi, par un dérèglement de mœurs qui la déshonore, et par une vie licencieuse qui en est l'opprobre et le scandale. Trois désordres qui, dans un chrétien perverti, ont je ne sais quoi de monstrueux, et que j'appelle pour cela non plus simples désordres, mais prodiges de désordres. Trois états où même, à ne considérer que ce qui peut et ce qui doit passer pour prodige évident, l'homme fournit à Dieu des titres invincibles pour le condamner. Appliquez-vous à ces trois pensées.

Car, pour commencer par ce qu'il y a de plus scandaleux, je veux dire par ce libertinage de créance dont on se fait une habitude, et qui consiste à renoncer la foi, n'est-il pas étonnant, mes chers auditeurs, de voir des hommes nés chrétiens, et se piquant partout ailleurs d'habileté et de prudence, devenir impies sans savoir pourquoi, et secouer intérieurement le joug de la foi, sans en pouvoir apporter une raison, je ne dis pas absolument solide et convaincante, mais capable de les satisfaire eux-mêmes? Cette foi dont par le baptême ils ont reçu le caractère, et en vertu de laquelle ils portent le nom de chrétiens; cette foi si nécessaire, supposé qu'elle soit vraie, et à quoi ils conviennent eux-mêmes que le salut est attaché ; cette foi par qui seule, comme ils ne l'ignorent pas, ils peuvent espérer de trouver grâce devant Dieu, s'il y a grâce à espérer pour eux; cette foi sur laquelle ils avouent

 

263

 

qu'ils seront jugés, si jamais ils le doivent être : n'est-il pas, dis-je, inconcevable qu'ils l'abandonnent, comment? en aveugles et en insensés, sans examen, sans connaissance de cause, par emportement, par passion, par légèreté, par caprice, par une vaine ostentation , par un attachement honteux à de sales et infâmes plaisirs; se conduisant avec moins de sagesse que des enfants, dans une affaire où néanmoins il s'agit du plus grand intérêt, puisqu'il y va de leur sort éternel. Cela se peut-il comprendre? Telle est cependant la triste disposition où sont aujourd'hui presque tous les libertins du siècle. Observez-les, et dans ce portrait vous les reconnaîtrez.

Car enfin qu'un d'eux , après une mûre délibération, après une longue étude, toutes choses considérées et pesées dans une juste balance autant qu'il lui est possible, se déterminât à quitter le parti de la foi, je déplorerais son malheur, et je l'envisagerais comme la plus terrible vengeance que Dieu pût exercer sur lui, puisque, selon l'Ecriture, Dieu ne punit jamais avec plus de sévérité que lorsqu'il permet que le cœur de l'homme tombe dans l'aveuglement: Excaeca cor populi hujus (1). Mais après tout, il n'y aurait rien en cela de prodigieux. Et en effet, jusque dans son aveuglement il y aurait quelque reste de bonne foi qui le rendrait, sinon pardonnable, au moins digne de compassion. Mais ceux à qui je parle ( et dans ce nombre je comprends la plupart des impies du siècle), au milieu de qui et avec qui nous vivons , savent assez que ce n'est point par là qu'ils sont parvenus au comble du libertinage, et que le parti qu'ils ont pris de renoncer à la foi n'a point été de leur part une résolution concertée de la manière que je l'entends. En quoi d'ailleurs souffrez que je fasse ici cette remarque), tout criminels et tout inexcusables qu'ils sont devant Dieu, je ne laisse pas aussi de trouver pour eux une ressource et comme une espèce de consolation, puisque au moins est-il certain qu'on revient plus aisément d'un  libertinage sans principes, que d'un autre dont on s'est fait par de faux raisonnements une opinion particulière et une irréligion positive et consommée. Quoi qu'il en soit, l'infidélité que j'attaque , et qui me semble la plus commune, ne peut disconvenir qu'elle n'ait ce faible d'être évidemment téméraire et sans preuves. Car demandez à un libertin pourquoi il a cessé de croire ce qu'il Croyait autrefois; et vous verrez si dans tout ce qu'il allègue pour sa défense, il y a seulement

 

1 Isai., VI, 10.

 

quelque apparence de solidité. Demandez-lui si c'est à force de raisonner qu'il a découvert une démonstration nouvelle contre cette infaillible révélation de Dieu, à laquelle il était soumis. Obligez-le à répondre sincèrement, et à vous dire, s'il a examiné les choses ; si, cherchant avec une intention droite et pure la vérité, il s'est mis en état de la connaître ; s'il a eu soin de consulter ceux qui pouvaient le détromper et résoudre ses doutes ; s'il a lu ce qu'ont écrit les Pères sur ces matières de religion, qu'il ne goûte pas, parce qu'il ne les entend pas et qu'il ne veut pas s'appliquer à les entendre ; s'il est jamais entré sérieusement dans le fond des difficultés ; en un mot, s'il n'a rien omis de ce que tout homme judicieux et bien sensé doit faire dans une pareille conjoncture, pour s'instruire et pour s'éclaircir. Interrogez-le sur tous ces points, et qu'il vous parle sans déguisement. Il conviendra qu'il n'a point tant pris de mesures, ni tant fait de perquisitions. Il fallait au moins tout cela avant que de franchir un pas aussi hardi qu'il l'est de se soustraire à l'obéissance de la foi ; mais il s'en est soustrait, Chrétiens, et il s'en est soustrait à bien moins de frais. Il s'est déterminé à à ne plus croire ; et il s'y est déterminé sans conviction, sans réflexion même, au hasard de tout ce qui pourrait en arriver, et n'ayant rien qui l'assurât ni qui le fixât dans l'abîme affreux où il se précipitait. Voilà ce que j'appelle prodige. Or, en combien de mondains ce prodige, tout prodige qu'il est, ne s'accomplit-il pas tous les jours ?

Mais encore, me dites-vous, puisque ce n'est pas sans raison que ce libertinage se forme, par quelle autre voie l'homme chrétien peut-il donc se pervertir jusqu'à devenir infidèle ? Ah ! mes chers auditeurs, je le répète, il se pervertit en mille manières, toutes opposées aux règles d'une sage conduite, mais que je regarde d'autant plus comme des prodiges, qu'elles choquent plus la droite raison. Prodige d'infidélité: il renonce à sa foi, comment? apprenez-le, et point d'autre preuve ici, que votre expérience et l'usage que vous avez du monde : il renonce à sa foi par un esprit de singularité, pour avoir le ridicule avantage de ne pas penser comme pensent les autres, de dire ce que personne n'a dit et de contredire ce que tout le monde dit ; pour se figurer une religion à sa mode, une divinité selon son sens, une Providence arbitraire, et telle qu'il la veut concevoir : se faisant des systèmes chimériques qu'il établit ou qu'il renverse , selon l'humeur

 

264

 

présente qui le domine ; suivant aveuglément toutes ses idées, et, à force de les suivre, ne sachant bien ni ce qu'il croit ni ce qu'il ne croit pas; rejetant aujourd'hui ce qu'il soutenait hier, et pour vouloir contrôler Dieu, ne se trouvant plus d'accord avec lui-même. Prodige d'infidélité : il renonce à sa foi par un sentiment d'orgueil, mais d'un orgueil bizarre , ne voulant pas assujettir sa raison à la parole d'un Dieu, quoiqu'il se fasse une vertu et même une nécessité de l'assujettir tous les jours à la parole des hommes ; confessant en mille affaires temporelles qu'il a besoin d'être conduit et gouverné par autrui, mais prétendant qu'il est assez éclairé pour se conduire lui-même dans la recherche des vérités éternelles ; et, pour me servir des termes de saint Hilaire, avouant humblement son insuffisance sur ce qui regarde les plus petits secrets de la nature, et décidant avec hardiesse quand il est question des mystères de Dieu les plus sublimes : Aequanimiter in terrenis imperitus, et in Dei rebus impudenter ignarus. Prodige d'infidélité : il renonce à sa foi par intérêt, et tout ensemble par désespoir, parce que sa foi lui est importune, parce qu'elle le trouble dans ses plaisirs, parce qu'elle s'oppose à ses desseins, parce qu'elle lui reproche ses injustices, parce qu'il ne peut plus autrement étouffer les remords dont il est déchiré : aimant mieux n'avoir point de foi, que d'en avoir une qui le censure et qui le condamne sans cesse ; et, par un dérèglement de raison qui ne manque guère à suivre le péché, croyant les choses non plus telles qu'elles sont, mais telles qu'il souhaiterait et qu'il serait de son intérêt qu'elles fussent : comme s'il dépendait de lui qu'elles fussent ou qu'elles ne fussent pas, et que l'intérêt qu'il y prend en dût déterminer le vrai ou le faux. Prodige d'infidélité : il renonce à sa foi par prévention, se piquant en toute autre chose de n'être préoccupé sur rien, et en matière de religion l'étant sur tout; ne se choquant point des opinions les plus paradoxes d'une nouvelle philosophie, et s'il s'agit d'une décision de l'Eglise, naturellement disposé à la critiquer; craignant toujours d'avoir trop de facilité à croire, et ne craignant jamais de n'en avoir pas assez ; se défendant sur ce point de la simplicité, comme d'un faible, et ne pensant pas à se défendre d'un autre faible encore plus grand, qui est l'opiniâtreté; en un mot, évitant comme une petitesse de génie ce qui serait équité à l'égard de la foi, et prenant pour force d'esprit ce que j'appelle entêtement contre la foi. Car, sans m'étendre davantage sur d'autres espèce) de libertinage qui se rapportent à celles-ci, voilà comment se forme tous les jours l'infidélité, voilà comment la foi se perd.

Il y a plus : non-seulement ce libertin abandonne sa foi sans raison, mais ce qui doit vous paraître plus étrange, il l'abandonne contra la raison, et malgré la raison ; et au lieu que le mérite d'Abraham fut selon l'Ecriture, de croire contre la foi même, et d'espérer contre l'espérance même : Contra spem in spem (1), le désordre de l'impie est d'être infidèle contre la raison même, et déserteur de sa foi contre la prudence même. Car cette foi, que nous professons, est appuyée sur des motifs qui, pris séparément, pourraient bien chacun nous tenir lieu d'une raison souveraine ; mais qui, tous réunis et pris ensemble, ont visiblement quelque chose de divin. Et en effet, ils ont parti forts, que les premiers hommes du monde en ont été touchés et persuadés. Que fait le libertin ? il s'endurcit et il se révolte contre tous ces motifs. Ne prenons que celui des miracles, puisqu'il a servi de fond à ce discours. On lui dit que Dieu a confirmé notre foi par des miracles éclatants : il s'inscrit en faux contre ces miracles, et contre tous les témoins qui les rapportent et qui assurent les avoir vus. Et parce qu'entre ces miracles il y en a eu d'incontestables, qui sont les seuls dont je parle, et auxquels un prédicateur de l'Evangile doit s'attacher ; miracles du premier ordre, sur quoi le christianisme est essentiellement fondé; miracles reconnus par les ennemis mêmes de la foi, vérifiés par toutes les preuves qui rendent des faits authentiques, et qu'on ne peut contredire sans recourir à des suppositions insoutenables : par exemple, que les évangélistes ont été des imposteurs et des insensés ; des imposteurs qui se sont accordés pour nous tromper, et des insensés qui, pour soutenir leur imposture, se sont fait condamner aux plus cruels tourments ; que saint Paul s'est imaginé faussement avoir été frappé du ciel et renversé par terre sur le chemin de Damas, et qu'il imposait à ceux de Corinthe, ou plutôt qu'il se jouait d'eux, quand il leur rappelait le souvenir des miracles qu'il avait faits en leur présence; que saint Augustin était un esprit faible, qui donnait comme les autres dans les illusions populaires, quand il se figurait et qu'il protestait avoir vu lui-même à Carthage ce qu'en effet il n'avait pas vu : parce qu'il y a, dis-je, des miracles de cette nature, et que le libertin n'en peut éluder

 

1 Rom., IV, 18.

 

205

 

la force que par de si extravagantes idées ; tout extravagantes qu'elles sont, il les reçoit, il les prend ; et ce qu'il aurait honte de dire, il n'a pas honte de le penser, et de donner le démenti a tout ce qu'il y a eu dans l'antiquité de plus vénérable et de plus saint. Or rien mérita-t-il jamais mieux le nom de prodige? 0 mon Dieu, est-il donc vrai que l'impiété puisse pervertir Jusqu'à ce point l'esprit de l'homme, et qu'au même temps, Seigneur, qu'elle l'éloigné de vous, elle le plonge dans de si affreuses ténèbres?

Je serais infini si je voulais poursuivre, et traiter ce sujet dans toute son étendue. Ainsi je ne dis qu'un mot du second prodige ; c'est la corruption de la foi, par un attachement secret ou même public aux erreurs qui lui sont opposées, et en particulier à l'hérésie. Abîme où Tertullien confesse qu'il se perdait, toutes les lois qu'il voulait l'approfondir, et sonder les jugements de Dieu; abîme ou j'ose néanmoins dire que de son temps il n'apercevait pas encore certains désordres que nous avons vus dans la suite. Car sans considérer l'hérésie en elle-même, que les Pères ont  regardée comme un monstre composé de tout ce que le dérèglement de l'esprit est capable de produire, il me suffirait maintenant de faire avec vous la réflexion que faisait un grand cardinal de notre siècle, savoir, que de tant de fidèles qui, dans les derniers temps, ont corrompu la pureté de la religion, en se laissant infecter du venin de l'hérésie, à peine s'en est-il trouvé quelques-uns que leur bonne foi ait pu justifier, je ne dis pas devant Dieu, mais même devant les hommes, et dont par conséquent l'apostasie n’ait pas été une espèce de prodige. Je n'aurais même qu'à m'en tenir à l'hérésie du siècle passé, et à ce que l'histoire nous en apprend. Je n'aurais, si le temps me le permettait, qu'à vous montrer des catholiques sans nombre, qui, suivant la multitude et emportés par le torrent, se déclaraient pour la secte de Calvin les uns sans la connaître, ni se donner la peine d'en démêler les questions et les controverses ; les autres peut-être positivement convaincus de sa fausseté. Car, combien en vit-on à qui la doctrine de cet hérésiarque, touchant la réprobation des hommes, faisait horreur, et qui toutefois ne laissaient pas d'être ses partisans les plus zélés? Que si vous me demandiez pourquoi donc ils s'attachaient à lui; pourquoi? autre prodige, Chrétiens, qui n'est pas moins surprenant, car je vous répondrais, et toute l'histoire m'en servirait de témoin, qu'ils ne se conduisaient en cela que par les motifs les plus indignes et les plus injustes ; les uns, par un fonds de chagrin contre l'Eglise, et par une opposition générale à ses sentiments ; gens qui, dans le siècle d'Arius, auraient été infailliblement ariens, et qui, du temps de Pelage , seraient immanquablement devenus pélagiens ; les autres, par des antipathies particulières, ne combattant la vérité que parce qu'elle était soutenue par leurs ennemis, et déterminés à la soutenir, si leurs prétendus ennemis avaient entrepris de la combattre ; quelques-uns par de lâches intérêts; plusieurs par un esprit de cabale ; ceux-ci par une maligne curiosité, et pour être de l'intrigue ; ceux-là par une malheureuse ambition, et pour être chefs de parti ; les grands par politique, et parce qu'ils en faisaient une raison d'état ; les petits par nécessité , et parce qu'ils dépendaient des grands ; les femmes par une vaine affectation de passer pour savantes et pour spirituelles; les hommes par une complaisance pour elles encore plus vaine, et jusqu'à régler par elles leur religion ; les génies médiocres, pour s'attirer la réputation et l'estime attachée à la nouveauté ; les génies plus élevés, par crainte de s'attirer la haine des novateurs et d'être en butte à leurs traits; les amis entraînés par leurs amis, les proches gagnés par leurs proches; le peuple sans autre raison que la mode, et parce que tout le monde allait là ; chacun pour satisfaire sa passion : ne sont-ce pas là des prodiges ; mais des prodiges dont notre foi même serait troublée, si la prédiction de l'Apôtre ne nous rassurait, et si, dans la vue d'une tentation si dangereuse, il ne nous avait avertis, non-seulement que toutes ces choses arriveraient, mais qu'elles étaient nécessaires pour le discernement des élus : Oportet hœreses esse, ut qui probati sunt manifesti fiant in vobis (1) ?

Mais n'insistons pas là-dessus davantage, et finissons , mes chers auditeurs, par le dernier prodige qui nous regarde, et qui n'est plus ni le renoncement à la foi, ni la corruption de la foi, mais une affreuse contradiction qui se rencontre entre notre vie et notre foi. Je m'explique. Nous sommes chrétiens, et nous vivons en païens ; nous avons une foi de spéculation, et dans la pratique toute notre conduite n'est qu'infidélité ; nous croyons d'une façon, et nous agissons de l'autre. Dans tout le reste, nos actions et nos affections s'accordent avec nos persuasions et nos connaissances; car nous aimons, nous haïssons, nous fuyons, nous

 

1 1 Cor., XI, 19.

 

266

 

cherchons, nous souffrons, nous entreprenons, selon que nous sommes éclairés. Il n'y a que le salut et tout ce qui le concerne, où, par le plus déplorable renversement, nous fuyons ce que nous jugeons être notre souverain bien, et nous recherchons ce que nous jugeons être notre souverain mal; nous profanons ce que nous reconnaissons adorable, et nous idolâtrons ce que nous méprisons dans le cœur ; nous abhorrons ce qui nous sauve, et nous adorons ce qui nous perd. Si, chrétiens en effet, comme nous-le sommes de nom, nous vivions conformément à la foi que nous professons, notre vie, il est vrai, dit saint Jérôme, serait un continuel miracle, mais elle n'aurait rien de prodigieux. Si, païens de profession et n'ayant pas la foi, nous vivions selon la chair et selon les sens, quelque désespérés que nous fussions, il n'y aurait rien dans nos désordres que de naturel. Mais avoir la foi, et vivre en infidèles, voilà ce qui fait le prodige. Prodige dont les impies ne veulent point convenir, prétendant que la vie et la créance se suivent toujours, c'est-à-dire que l'on vit toujours comme l'on croit, et que l'on croit comme l'on vit, pour avoir droit par là de rejeter tous leurs désordres sur leur défaut de persuasion, sans les imputer jamais à leur malice ; mais erreur dont il est bien aisé de les détromper, puisqu'il n'est pas plus difficile d'avoir la foi et d'agir contre la foi, que d'avoir la raison et d'agir contre la raison.

Or, n'est-ce pas, de leur propre aveu, ce qu'ils font eux-mêmes tous les jours? Ah! Chrétiens, faisons cesser ce prodige. Accordons-nous avec nous-mêmes. Accordons nos mœurs avec notre foi ; autrement que n'avons-nous point à craindre de cette foi profanée, de cette foi scandalisée, de cette foi déshonorée ? Faisons-la servir à notre pénitence, si nous nous sommes retirés de ses voies. Faisons-la servir à notre persévérance, si nous y sommes déjà rentrés, ou que nous y soyons toujours demeurés. Marchons à la faveur de ses divines lumières, et ne les éteignons pas, en nous livrant à nos passions et aux aveugles appétits de la chair; car rien ne nous expose plus à perdre la foi, qu'une vie sensuelle et voluptueuse. C'est par là que tant d'impies l'ont perdue; et c'est encore ce qui les attache à leur libertinage, et ce qui les empêche d'en sortir. Ah! Seigneur, vous avez dans les trésors de votre justice bien des châtiments dont vous pouvez punir nos désordres. Frappez, mon Dieu! et fallût-il nous affliger de toutes les calamités temporelles, ne nous épargnez pas; mais conservez-nous la foi. Ce n'est pas assez : ranimez-la, réveillez-la, ressuscitez-la, cette foi languissante, cette foi mourante, et même cette foi morte sans les œuvres. Autant et selon qu'elle vivra en nous, nous vivrons avec elle et par elle; et le terme où elle nous conduira, c'est l'éternité bienheureuse que je vous souhaite, etc.

 

 

Précédente Accueil Remonter Suivante