SERMON POUR LE JEUDI DE LA QUATRIÈME SEMAINE.
SUR LA PRÉPARATION A LA MORT.
ANALYSE.
Sujet. Lorsque Jésus-Christ était près de la porte de la
ville, on portait en terre un mort, fils unique d'une femme veuve, et cette
femme était accompagnée d'une grande quantité de personnes de la ville. Jésus-Christ
l'ayant vue, il en fut touché, et il lui dit : Ne pleurez point.
Il
y avait là sans doute de quoi toucher le Sauveur des hommes : mais après tout,
dit saint Chrysostome, un autre objet le touchait encore bien plus
sensiblement; et ce fut surtout le malheur de ce jeune homme surpris, par un
accident imprévu, et mort sans préparation. Or, n'est-ce pas ainsi que meurent
tous les jours tant de chrétiens, je veux dire sans avoir pensé à la mort, sans
s'être disposés à la mort. Il est donc d'une extrême conséquence de vous
apprendre a prévenir un danger si affreux, et c'est pour cela que je viens vous
entretenir de la préparation à la mort.
Division. Saint Chrysostome fait particulièrement consister
l'exercice de la préparation à la mort en trois choses ; savoir : la persuasion
de la mort, la vigilance contre la mort, et la science pratique de la mort.
Nous craignons de mourir : et cependant, quelque certaine et quelque prochaine
même que soit la mort, nous ne sommes presque jamais persuadés qu'il faut
mourir:première partie. Nous craignons de mourir ; et. cependant, quelque
incertaine d'ailleurs que soit la mort, nous prenons aussi peu de précautions
que si nous étions pleinement instruits et du temps et de l'état où nous devons
mourir ; deuxième partie. Enfin nous craignons de mourir; et cependant, malgré
l'expérience journalière et si sensible que nous avons de la mort, nous
n'apprenons jamais, dans l'usage de la vie, à mourir ; troisième partie. Ces
trois points demandent à être éclaircis : je vais m'expliquer.
Première
partie. Persuasion de la mort. Il est
difficile que je me prépare à une chose dont je ne suis pas encore persuade; cl
quand elle doit avoir des suites aussi irréparables et aussi terribles que
celles de la mort, il n'est pas moins difficile, si j'en suis fortement
persuadé, que je ne m'applique pas de tout mon pouvoir à m'y disposer. Or,
rien, ou presque rien, dont nous soyons moins persuadés que de la mort. Voici
ma pensée. Nous savons bien en général que nous mourrons un jour ; mais nous
nous consolons dans l'espérance que ce ne sera pas encore si tôt, que ce ne
sera pas encore de cotte maladie, que ce ne sera ni aujourd'hui ni demain.
Cependant, observez avec moi que ce qui nous dispose à une bonne mort, n'est
pas de savoir en spéculation qu'il faut mourir ; mais d'être actuellement
touché de ce sentiment intérieur : Je mourrai, et mon heure approche ; je
mourrai, et ce sera dans quelques-unes de ces années que je me promets en vain
; je mourrai, et ce sera dans l'âge et de la manière que j'aurai le moins
prévu.
Que
fait donc l'ennemi de notre salut? Il ne nous persuade pas que nous ne mourrons
jamais : mais il nous persuade que nous ne mourrons ni cette semaine, ni ce
mois, ni celte année : Nequaquam moriemini. Il semble que nous soyons
même en cela d'intelligence avec lui. Car non-seulement nous ne sommes jamais
bien persuadés de la mort, dans le sens que je l'entends; mais nous ne voulons
pas l'être, et nous éloignons toutes les pensées qui pourraient nous servir à
l'être. De là vient, remarque saint Chrysostome, que la plupart des hommes
meurent sans croire mourir, et presque toujours avec une assurance
présomptueuse de ne pas mourir. De là vient que ceux-là mêmes à qui constamment
et visiblement, dans l'état, dans l'âge où ils sont, il reste moins de jours à
vivre, sont toutefois ceux qui travaillent plus pour la vie. De là vient que
les grands du monde ne savent jamais où ils en sont, quand ils sont presque au
moment de la mort; et cela parce qu'on est prévenu qu'ils ne le veulent pas
savoir, et que chacun conspire à les tromper. Ni confesseur, ni médecin,
n'osent entreprendre de porter une parole qui contrasterait le mourant : ou si
l'on se déclare enfin, ce n'est qu'en prenant de vaines précautions et en usant
de détours. Ce ne fui point ainsi que le Prophète parla au roi Ezéchias Vous
mourrez, lui dit-il : Morieris tu. Mais où trouve-t-on maintenant des
prophètes qui s'expliquent avec cette sainte liberté ? Je ne m'étonne point
que, dans des accidents subits et inopinés, on meure sans être persuadé qu'on
va mourir : mais que des mourants à qui Dieu laisse tout le temps et toute la
connaissance nécessaire, meurent sans être instruits de la nécessité actuelle
et de la proximité de la mort, et que ce défaut de persuasion les fasse mourir
sans préparation, c'est sur quoi je ne puis assez gémir.
Quel
remède ? trois maximes de. saint Grégoire pape : 1° Penser souvent à la mort ;
2° avoir un ami sincère et droit, qui vienne de bonne heure nous avertir dans
le danger. Mais où le chercherons-nous cet ami? parmi les ministres de
Jésus-Christ ; 3° s'affermir contre la crainte de la mort, parce que c'est la
crainte immodérée delà mort qui nous en rend la pensée si odieuse et la
persuasion si difficile. La combattre, cette crainte, par les armes de la foi,
par les motifs de l'espérance chrétienne, par les saintes ardeurs de la charité
divine.
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Deuxième
partie. Vigilance contre la mort.
Tout incertaine qu'est la mort et qu'elle sera toujours dans ces circonstances,
je puis l'aire en sorte qu'elle ne me surprenne jamais : comment cela? en
veillant sur moi-même : Vigilate. C'est ce qui fit la différence des
vierges sages et des vierges folles.
Or,
c'est ici que nous devons adorer la providence de notre Dieu, qui nous cache et
l'heure, et le lieu, et le genre de notre mort, pour nous obliger à nous tenir
toujours en garde et à sanctifier toute notre vie. Etre un moment hors de cette
disposition, je veux dire hors de cette vigilance chrétienne, c'est agir contre
tous les principes de la sagesse, parce que c'est commettre à un seul moment
l'éternité tout entière.
Mais
il s'ensuit donc que la plupart des hommes, et même des plus clairvoyants et
des plus sages dans l'opinion commune, ne sont néanmoins que des aveugles et
des insensés ? la conséquence n'est que trop juste. Où est aujourd'hui, selon
l'expression de Jésus-Christ, le serviteur prudent et fidèle, qui veille pour
être toujours en disposition de recevoir le maître qu'il attend, et dont il
craint d'être surpris? Est-ce veiller que de remettre au temps de la mort à
s'acquitter de certains devoirs d'une obligation indispensable ? par exemple, à
payer des dettes, à faire des restitutions, à satisfaire des domestiques, à discuter
des articles embarrassants, à voir un ennemi, et à se réconcilier avec lui ?
Est-ce veiller que de pratiquer si peu de bonnes œuvres, que de commettre si
aisément le péché, et d'y demeurer habituellement?
Craignons
la mort, mais que cette crainte nous serve de défense contre la mort même. On
n'attend pas à équiper un vaisseau quand il est en pleine mer, battu des flots
et de la tempête : n'attendons donc pas à nous disposer quand, aux approches de
la mort, nos sens seront troublés, et que nous en aurons perdu l'usage.
Jésus-Christ ne nous dit pas de nous préparer alors, mais d'être prêts : Estote
parati. D'où je tire cette terrible conclusion, qu'il y a un temps où l'on
peut se préparer à la mort et être réprouvé de Dieu.
Tenons-nous
donc prêts et toujours prêts. Il est vrai que Dieu nous a donné des pasteurs
qui veillent sur nous : mais après tout nous sommes nos premiers pasteurs, et
en bien des rencontres nos uniques pasteurs. Mais quelle est la pratique de
cette vigilance si nécessaire? 1° Se tenir toujours dans l'état où l'on
voudrait mourir : du moins n'être jamais dans un état où l'on aurait horreur de
mourir. Suivant celte règle, si je vous demandais : Etes-vous prêts?
qu'auriez-vous à me répondre? c'est ce que vous devez vous demander à
vous-mêmes; 2° faire toutes ses actions en vue de la mort, c'est-à-dire agir en
tout comme l'on voudra l'avoir fait à la mort ; 3° rentrer en soi-même pour se
bien connaître soi-même ; et ce que j'appelle se bien connaître, c'est
connaître toutes ses obligations, tout, le bien qu'on doit pratiquer, et qu'on
ne pratique pas ; tout le mal qu'on doit éviter, et qu'on n'évite pas; les
dangers de sa condition, et les moyens qu'on doit prendre pour s'en préserver.
C'est ainsi que notre crainte devient notre plus ferme appui, parce qu'elle
sert à exciter notre vigilance : Posuisti firmamentum ejus formidinem.
Troisième
partie. Science pratique de la mort.
Il y a un apprentissage pour la mort, et nous pouvons dès la vie même apprendre
à mourir. Les Saints sont morts en saints, parce qu'ils possédaient
excellemment celte science. Sur quoi voici trois vérités qui nous regardent
aussi bien qu'eux, et que nous devons tous nous appliquer à nous-mêmes. 1° Nous
mourons tous les jours, il nous est donc aisé d'apprendre à mourir ; 2° toutes
les créatures qui nous environnent nous forment à mourir : notre ignorance est
donc sans excuse, si nous ne savons pas mourir; 3° la vie chrétienne où Dieu
nous a appelé est une continuelle pratique de la mort : nous sommes donc bien
coupables de n'être pas plus versés dans l'art de mourir.
1°
Nous mourons tous les jours. L'arrêt de mort porté contre le premier homme
s'exécuta, selon la remarque de saint Irénée, dès le moment de sa
désobéissance. Car des ce moment il devint sujet à toutes sortes d'infirmités,
et son corps commença à déchoir, et par conséquent à mourir. Or, c'est ainsi
que chaque jour nous mourons. Les païens mêmes l'ont bien reconnu, et saint
Paul l'a dit encore plus expressément : Quotidie morior. Il est vrai,
ajoute saint Augustin, que nos yeux sont comme enchantés par la vue des choses
présentes : mais le remède est de bien comprendre que ce corps qui nous parait
vivant est en effet un corps qui se détruit et un corps mourant : Vides
viventem : cogita morientem.
2°
Toutes les créatures qui nous environnent nous forment à mourir. Comment? en
nous quittant, en se séparant de nous, en cessant d'être à nous ; ce qui déjà
est comme une mort anticipée.
3°
La vie chrétienne où Dieu nous a appelés est une continuelle pratique de la
mort. De là ces leçons que faisait l'Apôtre aux premiers fidèles : Mortui
estis: Vous êtes morts ; Consepulti estis : Vous êtes ensevelis. Car
à quoi vont toutes les maximes de la vie chrétienne ? à détacher l'âme du
corps, c'est-à-dire des plaisirs du corps, de la servitude et de l'esclavage du
corps.
Détachons-nous
donc dès à présent de ce corps de péché. Vous demandez des pratiques pour bien
mourir : en voici une, sans laquelle j'ose dire que toutes les autres sont
vaines et chimériques. Détachez votre âme de tout ce que vous aimez hors de
Dieu. Prévenez par une mortification et par un renoncement volontaire ce que la
mort fera par violence : voilà en deux mots la science de la mort. Et ne me
répondez point qu'une telle vie est bien triste ; car je dis, 1° qu'une mort
sainte dont elle est suivie est un avantage qui ne peut être acheté trop cher ;
2° que, tout compensé, la vie d'un chrétien mort au monde est mille fois plus
tranquille que celle de ces mondains si vifs pour le monde. Mais vivre de la
sorte, c'est vivre comme si l'on ne vivait pas. Et n'est-ce pas aussi ce que
demandait l'Apôtre aux premiers chrétiens, et ce que je dois vous demander à
vous-mêmes ? Reliquum est ut qui utuntur hoc mundo tanquam non utantur.
Cum
appropinquaret portœ civitatis, ecce defunctus efferebatur, filius unicus matris
suœ : et hœc vidua erat, et turba civitatis multa cum illa. Quant cum vidisset
Dominus, misericordia motus super cum, dixit illi : Noli flere.
Lorsque
Jésus-Christ était près de la porte de la ville, on portait en terre un mort,
fils unique d'une femme veuve ; et cette femme était accompagnée d'une grande
quantité de personnes de la ville. Jésus-Christ l'ayant vue, il en fut touché,
et il lui dit : Ne pleurez point. (Saint Luc, chap. VII, 13.)
Voilà, Chrétiens, dans un même
sujet bien des sujets de compassion : une mère qui a perdu son fils, une femme
privée par là de la plus douce espérance qui lui restait ; un jeune homme
enlevé dès la fleur de son âge ; un fils unique, seul héritier de sa famille,
déchu tout à coup de toutes ses prétentions; enfin une foule de monde qui
accompagne le corps qu'on porte en terre, et qui prend part à cette triste
cérémonie. Il y avait là sans doute, dit saint Grégoire de Nysse, de quoi
toucher le Sauveur des hommes ; et il était difficile que le Dieu de charité et
de miséricorde ne fût pas ému d'un appareil si lugubre et d'un spectacle si
digne de pitié. Mais après tout, selon la pensée de saint Chrysostome, un autre
objet le touchait encore bien plus sensiblement. La perte d'un fils, le deuil
d'une mère, la mort d'un héritier, la désolation d'une veuve, ce n'étaient que
des considérations humaines, trop faibles pour faire une grande impression sur
le cœur d'un Dieu : mais ce qu'il ne put voir sans douleur, ce fut
l'attachement excessif et tout naturel de cette mère à la personne de son fils
; ce fut l'infidélité de cette femme, qui envisageait la mort, non avec les
yeux de la foi, mais par les yeux de la chair; ce fut le malheur de ce jeune
homme, surpris par un accident imprévu, et mort sans préparation. Or, pour
m'attacher à ce dernier article, qui me paraît plus essentiel et plus
important, n'est-ce pas ainsi que meurent tous les jours tant de chrétiens, je
veux dire sans avoir pensé à la mort, sans s'être disposés à la mort? et qu'y
a-t-il de plus déplorable que l'état d'un homme qui se trouve à ce dernier
moment lorsqu'il s'y attendait le moins, et n'a pris nulles mesures pour un
passage dont les suites sont éternelles? Il est donc d'une extrême conséquence,
mes chers auditeurs, de vous apprendre à prévenir un danger si affreux; et
c'est pour cela que je viens vous entretenir aujourd'hui de la préparation à la
mort. Vierge sainte, puissante protectrice des mourants, c'est vous que nous
invoquons à cette heure si critique, c'est votre secours alors que nous
implorons : commencez dès maintenant à nous en faire sentir les effets, et
rendez-vous favorable à la prière que nous vous adressons. Ave, Maria.
Saint Chrysostome, donnant des
règles de vie, et par ces règles de vie voulant disposer une âme chrétienne à
la mort, fait particulièrement consister cette préparation en trois choses,
savoir : la persuasion de la mort, la vigilance contre la mort, et la science
pratique de la mort. Trois dispositions qui ont entre elles un enchaînement
nécessaire, et qui vont d'abord partager ce discours : comprenez-en , s'il vous
plaît, le dessein. Pour se préparer à mourir, dit ce saint docteur, il faut se
bien persuader de la mort : première règle. Il faut sans cesse veiller contre
les surprises de la mort : seconde règle. Enfin il faut se faire de la vie
même, soit par la réflexion, soit par la pratique, un exercice continuel et
comme un apprentissage de la mort : troisième règle. Or, quel est, par rapport
à nous, le sujet de la compassion du Fils de Dieu ? le voici, mes chers
auditeurs : c'est que, craignant la mort au point que nous la craignons, nous
vivons néanmoins dans une négligence entière et dans le plus profond oubli de
la mort. Car nous craignons de mourir ; et cependant, quelque certaine et
quelque prochaine même que soit la mort, nous ne sommes presque jamais
persuadés qu'il faut mourir. Nous craignons de mourir ; et cependant, quelque
incertaine d'ailleurs et quelque trompeuse que soit la mort, nous prenons aussi
peu de précaution que si nous étions pleinement instruits et du temps et de
l'état où nous devons mourir. Enfin nous craignons de mourir ; et cependant,
malgré l'expérience journalière et si sensible que nous avons de la mort, nous
n'apprenons jamais dans l'usage de la vie à mourir. Ces trois points demandent
à être éclaircis, et c'est pour cela que j'ai besoin de votre attention.
PREMIÈRE PARTIE.
C'est par la persuasion que doit
commencer ce grand et saint exercice de la préparation à la mort. Car, comme
dit saint Chrysostome, il est difficile que je me prépare sérieusement à une
chose dont je ne suis pas encore persuadé; et quand elle doit avoir des suites
aussi irréparables et aussi terribles que celles de la mort, il n'est pas plus
possible, si j'en suis fortement persuadé, que je ne m'applique de tout mon
pouvoir à m'y disposer. Ne regardez donc point, mes chers auditeurs, ce que
j'ai maintenant à vous dire comme une proposition paradoxe, ou comme une
instruction du moins inutile ; et ne me répondez point que la mort est
tellement certaine, qu'il n'y a rien dont les hommes soient malgré eux plus
convaincus. Car je soutiens au contraire qu'il n'y a rien ou presque rien dont
ils le soient moins. Vérité qui doit vous surprendre, et que je ne comprendrais
pas moi-même, si je ne savais pas en quel sens elle doit être entendue ; mais
vérité constante, et que je prétends vous rendre sensible dans l'exposition que
j'en vais faire.
Il est vrai, Chrétiens, nous
sommes vous et moi persuadés qu'il y a un arrêt de mort porté, dans le tribunal
souverain de la justice de Dieu, contre l'homme pécheur, et que c'est un arrêt
irrévocable et sans appel : Statutum est hominibus semel mori (1). Mais
je ne sais par quel enchantement de notre amour-propre, nous oublions, sans y
prendre garde , que cet arrêt doit être exécuté dans nos personnes; et nous
vivons en effet comme si nous étions persuadés que nous ne devons point mourir.
Nous savons bien en général que tous les hommes mourront; mais par mille
illusions et mille fausses espérances qui nous jouent, quoi qu'il en soit du
général, nous trouvons toujours le moyen
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de nous excepter en particulier. Disons mieux, nous avons
bien une évidence et une conviction spéculative que nous mourrons nous-mêmes,
mais au même temps mille erreurs pratiques nous font croire que nous ne mourrons
pas. C'est-à-dire, nous convenons bien que nous mourrons un jour, et que c'est
une loi rigoureuse qu'il faudra enfin subir; mais nous nous consolons dans la
pensée que ce ne sera pas encore si tôt, que nous avons encore du temps, que
notre heure n'est pas encore venue , que nous ne mourrons pas encore de cette
maladie ; et celte persuasion nous empêche d'entrer dans les dispositions
prochaines et nécessaires où il faudrait nous mettre pour nous préparer à la
mort. Car, observez avec moi, Chrétiens, que ce qui nous dispose à une bonne
mort n'est pas de savoir en spéculation qu'il faut mourir, mais d'être
actuellement touché et pénétré de ce sentiment intérieur : Je mourrai , et mon
heure approche ; je mourrai, et ce sera dans quelqu'une de ces années que je me
promets en vain; je mourrai, et ce sera dans l'âge et de la manière que j'aurai
le moins prévus. Voilà ce qui nous détermine à prendre sans délai ces ferventes
et généreuses résolutions de réformer notre vie, pour penser efficacement et
solidement à la mort.
Que fait donc l'ennemi de notre
salut? Apprenez-le, mes chers auditeurs : voici l'artifice le plus dangereux
dont il se sert pour nous entretenir dans l'impénitence. Il nous laisse toutes
les autres pensées de la mort, dont il sait bien que nous ne ferons aucun
usage, et il nous ôte celle qui seule serait capable de nous convertir. Je veux
dire qu'il ne nous persuade pas que nous ne mourrons jamais; ce serait une
erreur trop grossière, et dont il n'a pas même besoin pour nous perdre ; mais
il nous persuade que nous ne mourrons, ni aujourd'hui, ni demain, ni dans tous
les temps où la charité que nous nous devons à nous-mêmes nous presserait de
retournera Dieu ; et cela lui suffit. Car, avec cela ne comptant jamais sur la
mort, nous ne tirons jamais ces conséquences salutaires, d'où dépend notre
conversion. Et c'est ainsi que l'a entendu saint Chrysostome , expliquant ces
paroles de la Genèse : Nequaquam moriemini (1). La remarque de ce Père
est digne de votre attention. Il dit donc que le démon, cet esprit de mensonge,
emploie encore tous les jours, pour nous séduire, la même ruse dont il se
servit dans le paradis terrestre contre nos premiers parents , et que quand il
a entrepris,
ou de nous faire tomber dans le péché, ou de nous éloigner
de la pénitence, un des moyens les plus ordinaires par où il y parvient est de
nous suggérer, comme au premier homme et à sa femme, que nous ne mourrons point
: Nequaquam moriemini. Mais comment peut-il nous aveugler de la sorte?
et quand Dieu ne nous l'aurait pas dit, quand la raison ne nous en convaincrait
pas, l'expérience seule ne serait-elle pas plus que suffisante pour nous forcer
à croire que nous mourrons ? Quelle apparence que nous puissions démentir
là-dessus, non-seulement notre foi et notre raison, mais l'incontestable et
l'évident témoignage de nos sens? Peut-être , à en juger par là, serait-il
moins étonnant que notre premier père eût donné dans un tel piège ; car il
n'avait encore vu nul exemple de la mort, et l'heureux état d'innocence où Dieu
l'avait créé le faisait jouir d'une santé inaltérable, et le rendait même
immortel. Ainsi, tandis qu'il était dans l'ordre, ne ressentant nulle faiblesse
qui l'avertît de sa mortalité, il pouvait plus aisément se laisser surprendre à
la vaine promesse du tentateur, et se flatter qu'il ne mourrait pas : Nequaquam
moriemini. Mais à nous, Chrétiens, à nous dont les yeux sont
continuellement frappés de l'image de la mort; à nous que la mort, pour ainsi
parler, environne de toutes parts ; à nous qui la voyons dans les autres, et
qui par nos infirmités en faisons déjà dans nous-mêmes les tristes épreuves,
nous dire : Vous ne mourrez point : Nequaquam moriemini, c'était la
dernière des tentations par où le démon semblait devoir nous attaquer, et
encore moins nous tromper. C'est néanmoins celle par où il nous attaque le plus
souvent ; et ce qu'il y a de plus étrange , c'est celle qui lui réussit le
mieux. L'artifice est grossier, je l'avoue ; mais notre aveuglement en est
d'autant plus déplorable, lorsque nous y sommes surpris. Or, nous le sommes à
tous moments. Car le démon, qui cherche en tout notre ruine et qui connaît
notre faible, n'a qu'à nous prendre par là, en nous disant : Tu ne mourras pas
encore de ceci, nous le croyons. Il n'a qu'à nous faire entendre que nous
sommes jeunes, que rien ne presse, que nous aurons le loisir de penser à nous,
sans examiner davantage, nous nous en fions à lui, et dans cette confiance
malheureuse nous vivons tranquillement, et toujours dans les mêmes
dispositions, toujours dans le même désordre d'une vie mondaine, toujours dans
le même état d'une conscience déréglée : pourquoi? parce que nous ne sommes
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jamais persuadés, j'entends d'une persuasion efficace, qu'il
faut mourir.
Il semble que nous soyons même en
cela d'intelligence avec notre ennemi. Car, bien loin que nous soyons jamais
persuadés de la mort, nous ne voulons pas l'être, nous craignons de l'être,
nous éloignons de nous toutes les vues qui pourraient nous servir à l'être ; et
ces vues, qui devraient nous sanctifier, ne font communément que nous troubler,
que nous désoler , que nous consterner , quelquefois même que nous irriter,
quand, aux approches de la mort, on nous tient le moindre discours, et qu'on
nous fait la moindre ouverture touchant le danger où nous nous trouvons. De là
vient ce qu'a sagement remarqué saint Chrysostome, que la plupart des hommes
meurent sans croire mourir, et presque toujours avec une assurance
présomptueuse de ne pas mourir. De là vient que ceux-là mêmes à qui constamment
et visiblement il reste moins de jours à vivre, sont toutefois ceux qui
travaillent plus pour la vie. Combien en verrez-vous qui, frappés d'une maladie
mortelle, et déjà condamnés par le jugement public, forment des desseins,
s'engagent dans des entreprises, s'inquiètent de mille affaires temporelles ,
comme s'ils avaient le plus grand intérêt dans l'avenir ? Combien de
vieillards, accablés sous le poids des années, et n'ayant plus qu'un pas à
faire jusqu'au tombeau , sont aussi avides des biens de la terre que s'ils les
devaient posséder durant des siècles entiers? De là vient que les grands du
monde, par une fatalité, si je l'ose dire, attachée à leur condition, ne savent
jamais où ils en sont, quand ils sont presque au moment de la mort ; et cela
parce qu'on est prévenu qu'ils ne le veulent pas savoir. De là vient que chacun
conspire à les tromper, dans des conjonctures où il serait si important de leur
ouvrir les yeux. On les assure que tout va bien, lorsqu'il est évident que tout
va mal ; on les félicite d'un léger succès, et d'un changement assez favorable
en apparence, mais qui n'est au fond qu'un dernier effort de la nature
défaillante ; on leur cache adroitement et avec soin toutes les marques et tous
les présages qu'on découvre en eux d'une mort certaine ; on leur exagère la
force et la vertu des remèdes, sans leur parler jamais du souverain remède, qui
est la pénitence; on les amuse de la sorte, et par quels motifs? motifs tout
humains : une femme, par un excès de tendresse; des enfants, par respect ou par
intérêt; des étrangers, par complaisance; des domestiques , par crainte :
tellement qu'ils ignorent toujours la vérité, et qu'en mourant même ils se
tiennent encore sûrs de ne pas mourir.
De là vient que ceux qui, par
état et par un devoir propre de leur ministère, devraient pourvoir à ce
désordre, et parler avec moins de réserve, ont tant de peine eux-mêmes à
s'expliquer ; qu'ils s'en reposent les uns sur les autres, un médecin sur le
confesseur, et un confesseur sur le médecin ; ne voulant ni l'un ni l'autre se
faire porteurs d'une parole dont Dieu leur a pourtant confié l'importance,
quoique dure et fâcheuse commission, et sacrifiant à de faibles considérations
le salut d'une âme dont l'éternelle destinée dépendait de leur fidélité. De là
viennent, s'il faut enfin se déclarer et presser le malade, dans l'extrémité où
il est, de recourir aux sacrements; de là, dis-je, tant de précautions, de
déguisements et de détours. On l'assure qu'il n'y a rien encore à désespérer;
que quand on l'exhorte à donner cette marque de religion, ce n'est pas qu'on le
croie dans un péril qui ne souffre plus de retardement ; mais qu'il est bon de
se prémunir de bonne heure, et de se mettre l'esprit en repos; c'est-à-dire
qu'on lui ôte un des plus puissants motifs de pénitence, et peut-être le seul
dont il soit alors capable d'être touché, savoir, la vue prochaine du jugement
de Dieu. Ce ne fut point ainsi que se comporta le Prophète, quand, au nom du
Seigneur, et avec une sainte liberté, il avertit le roi de Juda que sa fin approchait,
et qu'il fallait se disposer à partir pour aller rendre compte au souverain
Juge : Dispone domui tuœ, quia morieris tu, et non vives (1). Il lui
prononça cet arrêt sans adoucissement : Vous mourrez : Morieris. Il
n'eut égard, ni à sa grandeur royale, ni au trouble où le jetterait cette
parole de mort: Morieris tu : Vous mourrez, prince, vous en personne,
vous, tout monarque et tout absolu que vous êtes. Ah ! Chrétiens, où
trouve-t-on aujourd'hui des prophètes, je ne dis pas poulies rois et pour les têtes
couronnées, mais même pour les autres conditions du monde, et surtout pour ceux
qui, dans le monde, ont quelque distinction, soit de la naissance, soit du
sang? je ne m'étonne point que, dans des accidents imprévus et singuliers, on
meure sans être persuadé qu'on va mourir. Tel est l'affreux châtiment de Dieu,
et c'est en quoi consiste cette impénitence malheureuse dont je vous parlais il
y a quelque temps, lorsque Dieu, pour punir le pécheur, permet que la
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mort le surprenne dans son péché. Mais ce n'est pas là de
quoi il s'agit. Ce que je ne puis assez déplorer ni assez condamner, c'est que
des mourants que Dieu appelle par les voies les plus communes, que des mourants
à qui la mort laisse jusques au dernier soupir le libre exercice de leur
raison, que des mourants pour qui la divine justice se relâche de tous ses
droits, en s'accommodant à leurs besoins, et leur donnant tout le loisir de se
reconnaître, meurent avec cela sans être persuadés de la nécessité actuelle et
de la proximité de la mort, et que ce défaut de persuasion ne soit plus
précisément l'effet d'une vengeance rigoureuse du ciel qui les châtie, ni d'un
événement inopiné qui les déconcerte, mais d'une insurmontable obstination qui
les aveugle; que ce soit nous-mêmes, pour ainsi dire, qui prenions à tâche de
nous jouer nous-mêmes, de nous séduire nous-mêmes , croyant les choses , non
pas comme elles sont, mais comme il nous plairait qu'elles fussent : voilà ce
qui me paraît digne, non plus de toute ma compassion, mais de toute mon
indignation.
Or, quel est le remède, Chrétiens
! Le voici, tiré de la doctrine et des maximes de saint Grégoire, pape, qui de
tous les Pères de l'Eglise, me semble avoir été, sur le sujet que je traite, un
des plus éclairés. Première maxime: c'est d'entretenir habituellement dans nous
une persuasion générale de la mort, qui rectifie toutes nos erreurs
particulières ; c'est-à-dire, d'opposer continuellement à nos assurances
présomptueuses touchant la mort, l'idée vive de la mort ; de rappeler souvent
dans notre esprit cette pensée salutaire : Je mourrai, et je mourrai dans un de
ces moments où je n'aurais lias cru devoir mourir. Ainsi l'oracle même de la
vérité me l'a-t-il fait connaître ; et malheur à moi si, malgré les termes
exprès de l'Evangile, malgré la menace de Jésus-Christ, je n'en suis pas encore
persuadé ! Souvenir de la mort que Moïse recommandait tant au peuple de Dieu,
convaincu qu'il était que cette nation si inconstante et si indocile
demeurerait dans la soumission, tandis qu'elle aurait cet objet présent devant
les yeux : Utinam saperent et intelligerent, ac novissima providerent
(1) !
Seconde maxime : avoir un ami
sincère et droit, un ami qui, sans nous ménager, sans écouter les sentiments
d'une amitié faible ou intéressée, vienne à nous dans le danger, et nous dise
avec le même zèle et la même force que le Prophète : Mettez ordre à votre
conscience, et au plus tôt; caria mort n'est pas loin : Dispone
domui tuœ ; morieris enim tu. Exiger de lui, comme le meilleur office que
nous en puissions attendre , qu'il ne diffère point à s'expliquer, et qu'il ne
craigne point, en s'expliquant, de nous contrister. Lui faire bien comprendre
que par là nous jugerons s'il est parfaitement à nous, que par là nous le
distinguerons des faux amis, que par là nous lui serons redevables d'une des
grâces les plus précieuses, qui est la persuasion de la mort au temps même de
la mort. Car voilà ce que nous devons souhaiter d'un ami. Tous les autres
services, hors celui-là, ou qui ne vont pas là, sont vains, sont méprisables,
souvent même sont dangereux. Mais penser au salut d'un mourant, mais prendre
soin de son âme et de son éternité, mais le disposer par de sages conseils à
finir chrétiennement une vie dont le ferme doit être un souverain bonheur ou un
souverain malheur, c'est là proprement être ami jusques à la mort. Cherchons-le
cet ami fidèle; et où? non point parmi les mondains. S'ils sont amis (et
combien peu même le sont !), c'est selon le faux esprit du monde, c'est par
rapport aux frivoles avantages du monde, c'est pour établir, pour avancer un
ami dans le monde. Mais nous le trouverons parmi ce petit nombre d'hommes
vertueux et de zélés serviteurs que Dieu s'est réservés jusques au milieu du
monde, et dont la piété nous est connue. Nous le trouverons parmi les ministres
de Jésus-Christ; amis d'autant plus solides, qu'après nous avoir aidés à bien
vivre, ils nous aident encore à bien mourir.
Troisième maxime : s'affermir
contre la crainte de la mort, parce que c'est la crainte immodérée de la mort
qui nous en rend la pensée si odieuse, et la persuasion si difficile. Ce qu'on
craint, on aime à se le représenter dans un long éloignement, et l'on tâche
môme à en perdre absolument la mémoire, comme si jamais il ne devait arriver.
Or, par où combattre cette crainte? par les armes de la foi, par les motifs de
l'espérance chrétienne, par les saintes ardeurs de la charité divine. Pour
cela, se dire souvent à soi-même, dans le secret du cœur : Ecce sponsus
venit (1) : Allons, mon âme, allons au-devant de l'époux, le voilà qui
s'avance ; il ne viendra pas, mais il vient déjà : Ecce sponsus venit.
Ce n'est point pour vous perdre, mais pour vous tirer des misères de cette vie
mortelle, et vous faire entrer en possession de son royaume. Ce n'est point
pour
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vous rejeter de sa présence, mais pour vous recueillir au
contraire dans son sein, et pour vous unir éternellement à lui : Ecce
sponsus venit. Langage, il est vrai, trop relevé pour des âmes sensuelles ;
mais sentiment ordinaire aux saintes âmes; vue consolante qui les rassure, qui
les fortifie, qui les anime. Dans cette disposition, elles se plaisent à
envisager la mort de près ; et plus elles l'envisagent de près, plus elles se
préparent à la recevoir, plus elles redoublent leurs soins, leur activité, leur
ferveur : Ecce sponsus venit; exite obviam ei. Car à quoi nous porte
cette persuasion ? à une sainte vigilance contre la mort, qui va faire le sujet
de la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Qui le croirait, Chrétiens, qu'on
pût trouver un préservatif contre la mort; qu'on pût, malgré son incertitude,
s'assurer de la mort; qu'on pût en quelque sorte faire changer de caractère à
la mort ; et au lieu qu'elle est trompeuse, la rendre fidèle, ou lui ôter au
moins le pouvoir de nous trahir? Voilà toutefois l'important secret que le
Sauveur du monde a pris soin de nous apprendre ; et ce secret, dit saint
Chrysostome, est renfermé dans cette seule parole : Veillez : Vigilate
(1). Parole à laquelle il semble que le Fils de Dieu ait attaché des
bénédictions infinies; parole dont il a fait la conclusion presque universelle
des divins enseignements qu'il nous a donnés, et parole aussi dont la pratique
est comme le précis et l'abrégé de toute la sagesse chrétienne. Car, à quoi
tend la sagesse de l'Evangile? à la grande affaire du salut. D'où dépend cette
essentielle, cette unique affaire? de la mort. Et quel moyen plus infaillible
et plus nécessaire pour nous prémunir contre la mort, et pour nous mettre à
couvert de ses surprises, que la vigilance? Vigilate.
En effet, reprend saint Bernard,
quoi que je fasse, les circonstances particulières de la mort seront toujours
incertaines pour moi ; mais, tout incertaine qu'est la mort et qu'elle sera
toujours dans ses circonstances, je puis faire en sorte qu'elle ne me surprenne
jamais. Malgré toutes mes réflexions, et toutes les recherches dont je pourrais
user pour pénétrer dans l'avenir, j'ignorerai toujours le temps de ma mort, le
lieu de ma mort, le genre de ma mort; pourquoi? parce que ce sont des mystères
que lu Père céleste a réservés, non-seulement à sa souveraine puissance, mais à
sa divine prescience :
Quœ Pater posuit in sua potestate (1). Mais sans
savoir le temps de ma mort, je puis vivre à tous les temps clans une telle
attention sur moi-même, qu'il n'y ait jamais une heure où la mort ne me trouve
pas en garde : sans savoir le lieu de ma mort, je puis tellement attendre la
mort dans tous les lieux, qu'il n'y en ait jamais un où je ne sois pas à
couvert de ses pièges : sans savoir le genre de ma mort, c'est-à-dire sans
savoir si ce sera une mort lente ou une mort subite, une mort tranquille ou une
mort accompagnée de violentes douleurs, une mort qui laisse à mon esprit toute
sa raison ou une mort qui le trouble, je puis prendre de si justes mesures, que
du reste ce ne soit jamais une mort imprévue. Et voilà ce qui fit la différence
des vierges sages dont il est parlé dans l'Evangile, et des vierges folles. Les
unes n'étaient pas plus instruites que les autres du moment où l'époux devait
arriver; mais, dans cette incertitude, les unes, par précaution, tinrent
toujours leurs lampes allumées ; au lieu que les autres s'endormirent, et
laissèrent, pendant leur sommeil, leurs lampes s'éteindre.
Or, c'est ici même, Chrétiens,
que nous devons adorer la providence de notre Dieu; c'est, dis-je, dans cette
incertitude de la mort, tout affreuse qu'elle est d'ailleurs, et dans l'effet
salutaire qu'elle produit. Car, c'est par là que Dieu nous retient dans l'ordre,
et qu'il nous oblige à veiller sans cesse sur nos actions, à mesurer tous nos
pas, à peser toutes nos paroles, à purifier toutes nos pensées, à régler tous
les désirs de notre cœur. Si je savais quand je dois mourir, où je dois mourir,
comment je dois mourir, peut-être vivrais-je dans un plus grand repos; mais je
vivrais avec moins de dépendance : au lieu que l'incertitude du temps où je
mourrai, du lieu où je mourrai, de la manière dont je mourrai, me réduit à
l'heureuse nécessité d'étudier soigneusement tous mes devoirs, et de
m'appliquer régulièrement et constamment à les remplir. Etre un moment hors de
cette disposition, je veux dire hors de cette vigilance chrétienne, c'est, dit
saint Jérôme, agir contre tous les principes et toutes les lumières de la
raison; pourquoi? parce que c'est commettre à un seul moment l'éternité tout
entière.
Mais il s'ensuit donc que la
plupart des hommes, et même des plus clairvoyants et des plus sages dans
l'opinion des hommes, ne sont néanmoins que des aveugles et des insensés. Ah!
mes Frères, répond saint Chrysostome, la
461
conséquence n'est que trop juste; et l'Ecriture ne nous le
dit-elle pas en termes formels? n'a-t-elle pas, sur ce point, condamné
hautement de folie la prudence du siècle la plus raffinée? Que peut-on penser
autre chose, quand on voit des hommes tels qu'à la honte du christianisme nous
en voyons dans tous les états : des hommes qui se piquent d'être vigilants et
habiles sur tout le reste, et qui négligent la seule affaire où il faudrait
l'être; des hommes si attentifs aux moindres intérêts de la vie, et qui
abandonnent au hasard le capital intérêt dont la mort doit décider; des hommes
qui passent des mois, des années à régler des comptes dont ils sont chargés
devant d'autres hommes comme eux, et qui ne pensent jamais à régler ce grand
compte dont ils sont responsables à Dieu; des hommes qui ne croient jamais
avoir pris assez de sûretés dans la conduite du monde, et qui risquent tout
dans la conduite du salut? Tel est néanmoins l'aveuglement de tant de
chrétiens, et plaise à Dieu que ce ne soit pas le vôtre ! Car, selon la parole
et l'expression du Fils de Dieu, où est aujourd'hui le serviteur fidèle et
prudent qui veille pour être toujours en disposition de recevoir le Maître
qu'il attend, et dont il craint d'être surpris ? Quis putas est fidelis
dispensator et prudens (1) ? Parlons sans figure, et ne parlons même
d'abord que de quelques points particuliers. Est-ce veiller, que de remettre au
temps de la mort à s'acquitter de certains devoirs d'une obligation également
indispensable devant Dieu et devant les hommes : par exemple, à payer des
dettes qui toujours grossissent d'une année à l'autre, et qu'on laisse à la
bonne ou à la mauvaise foi d'un héritier avare qui saura bien, par mille
chicanes, les contester et s'en décharger; à faire des restitutions auxquelles
on aurait dû pourvoir, et dont on se repose sur des enfants, pour qui elles
deviendront une nouvelle matière de crimes et un sujet de damnation ; à
satisfaire des domestiques qui ne touchent presque jamais rien de leur salaire,
et qui viennent, par leurs représentations importunes, quoique justes
d'ailleurs, interrompre un mourant et le zèle des ministres employés auprès de
lui; à discuter des articles embarrassants; à éclaircir des difficultés et des
doutes, dont la résolution dépend de mille. circonstances qu'il faudrait faire
connaître, et sur quoi l'on n'a plus le loisir de s'expliquer; à voir un
ennemi, et à se réconcilier avec lui, quand on ne peut plus lui pardonner de cœur,
parce qu'on a vécu dans
une haine invétérée, et qu'on ne le fait appeler que par je
ne sais quelle cérémonie, plutôt que par religion? Je ne pousse pas plus loin
ce détail : mais pour dire quelque chose de plus général et encore de plus
essentiel, est-ce veiller que de pratiquer si peu de bonnes œuvres, que d'être
si peu appliqué aux exercices du christianisme, que de commettre si aisément le
péché, que d'y demeurer habituellement, que de n'avoir presque jamais recours à
la pénitence, et de s'exposer ainsi à toutes les suites d'une mort inopinée et
réprouvée ?
Ah ! mes Frères, préservons-nous
de ce malheur. Craignons la mort, mais ménageons tellement cette crainte,
qu'elle nous serve de défense contre la mort même ; et puisque l'avantage le
plus solide qui nous en peut revenir est de veiller sans relâche, veillons au
même temps que nous craignons et autant que nous craignons. Remettons-nous
souvent dans l'esprit ces comparaisons familières, mais convaincantes, dont se
servait saint Chrysostome pour faire comprendre sensiblement à ses auditeurs la
vérité que je vous prêche. Car, disait ce Père, on n'attend pas à équiper un
vaisseau, quand il est en pleine mer, battu des flots et de la tempête, et dans
un danger prochain du naufrage. On ne pense pas à munir une place, quand
l'ennemi arrive et qu'il l'investit. On ne commence pas à meubler le palais du
prince, quand le prince est à la porte et sur le point d'y entrer. Figures
naturelles, qui nous font mieux sentir la nécessité d'une vigilance prompte et
assidue, que tous les raisonnements. Non, non, ajoute saint Grégoire, pape, il
ne sera pas temps de se disposer au jugement de Dieu, quand ces signes
avant-coureurs de la venue du Fils de l'Homme paraîtront, je ne dis pas dans le
ciel ni sur la terre, mais dans nous-mêmes; quand le soleil s'obscurcira,
c'est-à-dire quand notre raison sera dans le désordre et dans les ténèbres, où
la présence et l'horreur de la mort ont coutume de la jeter; quand la lune
s'éclipsera, c'est-à-dire quand notre volonté marquée par l'inconstance de cet
astre, sera affaiblie, et hors d'état- de former aucune résolution ; quand les
étoiles tomberont du firmament, c'est-à-dire quand nos sens seront troublés et
que nous en aurons perdu l'usage. Souvenons-nous de l'excellente réflexion de
saint Augustin qui seule, bien méditée, vaut tout un discours : Que pour mourir
chrétiennement, il ne suffit pas, lorsque la mort approche, de penser à
462
la mort, ni même de se préparer à la mort, mais qu'il faut y
avoir pensé et s'y être préparé; pourquoi? parce que Jésus-Christ, dont toutes
les paroles sont autant d'oracles, et qui sait renfermer dans un mot les plus
profonds mystères du salut, ne nous a pas dit : Préparez-vous alors, mais soyez
prêts : Estote parati (1). D'où je tire cette terrible conclusion, qu'il
y a un temps où l'on peut se préparer à la mort et être, réprouvé de Dieu.
Ainsi en arriva-t-il à ces mêmes vierges, j'entends ces vierges folles, dont je
vous ai déjà proposé l'exemple. Elles se préparèrent, elles coururent chercher
de l'huile pour remplir leurs lampes, mais trop tard : l'époux était entré dans
la salle, et elles en trouvèrent à leur retour la porte fermée. Combien de
mourants que Dieu réprouve lors même qu'ils se préparent, et dont l'actuelle
préparation, par un juste jugement du ciel, n'empêche pas l'éternelle
damnation, parce qu'au lieu d'une préparation entière et consommée, ce n'est
qu'une préparation imparfaite et commencée? Ils s'éveillent de leur
assoupissement, ils prennent en main la lampe de la foi, l'onction de la
charité leur manque, et ils s'empressent, ils s'inquiètent, ils s'agitent :
mais l'époux cependant avance , la mort les enlève, la porte de la miséricorde
leur est fermée, et Dieu leur déclare qu'il ne les connaît plus.
Soyons donc prêts, mes chers
auditeurs, et toujours prêts : Estote parati; et que cette préparation
ne consiste point seulement en des projets vagues et sans fruit, à quoi se
termine souvent toute la disposition que nous apportons à la mort; mais en des
actions et des effets, en de sérieux examens, en de fréquentes confessions, en
de ferventes communions, en de saintes retraites, en d'utiles lectures, dans
les aumônes, dans les prières, dans tous les exercices de la piété chrétienne ;
car, sans cela, tout le reste n'est qu'illusion. Ne nous fions point à la
vigilance des autres; et dans une affaire où il s'agit de nous-mêmes, ne
comptons, pour y veiller, que sur nous-mêmes. Dieu nous a donné des pasteurs,
dit l'apôtre saint Paul, qui veillent sur nous, comme étant responsables de
notre salut. Mais, après tout, nous sommes nos premiers pasteurs, et en bien
des rencontres nos uniques pasteurs; et toute la vigilance des pasteurs de
l'Eglise ne nous garantira pas des périls de la mort, si elle n'est accompagnée
et soutenue de la nôtre. S'ils nous refusent leurs soins, et qu'ils nous laissent
périr, ils rendront compte à Dieu de notre perte; mais nous
n'en serons pas moins perdus. La rigoureuse justice que Dieu exercera sur eux
pour nous avoir abandonnés, ne diminuera rien de celle qu'il exercera sur nous
, pour nous être abandonnés nous-mêmes. Car, si Dieu les a menacés, en leur
confiant nos âmes, de les leur redemander : Sanguinem autem ejus de manu tua
requiram (1), je puis bien vous appliquer la même menace, et vous dire de
la part de Dieu qu'il vous redemandera vous-mêmes à vous-mêmes, puisqu'il vous
a spécialement chargés de vous-mêmes : Animam autem tuam de manu tua
requiram.
Mais quelle est la pratique de
cette vigilance si nécessaire? Je la réduis à trois points, qui comprennent en
abrégé toute la morale de l'Evangile, et qui sont comme les principes
fondamentaux de toute notre conduite à l'égard de la mort. Premièrement, se
tenir toujours dans l'état où l'on voudrait mourir; du moins n'être jamais dans
un état où l’on aurait horreur de mourir : et la raison est qu'on peut mourir
partout et à chaque instant. Or, prenant cette règle, et sans sortir de cette
assemblée, m'adressant à vous, mes chers auditeurs, si je vous demandais :
Etes-vous prêts? qu'auriez-vous à me répondre? Mais ce que je ne puis ici vous
demander à chacun en particulier , vous pouvez chacun en particulier vous le
demander à vous-mêmes : Voudrais-je mourir dans cette habitude criminelle, et
porter au tribunal de Dieu tant de péchés qu'elle m'a fait commettre, et
qu'elle me fait commettre tous les jours? voudrais-je mourir avec ce
ressentiment que je conserve dans mon cœur, et qui m'entretient dans une
division dont Dieu est offensé et le monde même scandalisé? voudrais-je mourir
redevable au prochain de telle et telle injustice que ma conscience me
reproche, et sur quoi je ne puis attendre de la part de Dieu nulle rémission,
tant que je pourrai la réparer et que je ne la réparerai pas? Le voulez-vous en
effet, mon cher Frère? voulez-vous, dis-je, mourir de la sorte? mais si vous ne
le voulez pas, il faut donc sortir de cet état, et au plus tôt. Car vous y
pouvez mourir autant de fois que vous y restez de moments, puisqu'il n'y a pas
un moment où vous ne soyez exposé au coup de la mort.
Secondement, faire toutes ses
actions en vue de la mort, c'est-à-dire agir en tout comme on voudra l'avoir
fait à la mort. Pour cela ne rien
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entreprendre, ne rien exécuter, n'arrêter, ne régler rien
touchant l'emploi de la journée, qu'auparavant et en esprit on ne se soit mis
au lit de la mort, et qu'on n'ait bien pensé devant Dieu ce qu'alors on jugera
de cette affaire où l'on se sera embarqué, de ce dessein qu'on aura formé, de
ces moyens qu'on aura pris pour y réussir; ce qu'on approuvera, ce qu'on
Marnera, ce qui consolera, ce qui affligera; comment on souhaitera de s'être
comporté dans cette occasion, d'avoir parlé dans cette conversation, d'avoir
rempli cette charge, cette commission, de s'être acquitté de ces exercices de
pénitence, de charité, de religion. Prévenu de ces idées, on n'estime rien, on
ne veut rien, on ne dit rien, on ne fait rien qui ne soit selon la loi de Dieu;
et tout ce qu'on estime, c'est en chrétien qu'on l'estime ; tout ce qu'on veut,
c'est en chrétien qu'on le veut; tout ce qu'on dit, c'est en chrétien qu'on le
dit ; tout ce qu'on fait, c'est en chrétien, et avec zèle, avec ferveur, qu'on
le fait.
Troisièmement, rentrer souvent en
soi-même, s'examiner souvent soi-même pour se bien connaître : et qu'est-ce que
j'appelle se bien connaître ? c'est connaître toutes ses obligations, tout le
bien qu'on doit pratiquer et qu'on ne pratique pas, tout le mal qu'on doit
éviter et qu'on n'évite pas , à quoi l'on doit prendre garde dans la condition
où l'on est, les obstacles qu'on y trouve ou les avantages pour le salut, avec
quels progrès on y avance ou à quels égarements on y est sujet ; avoir, pour
cette recherche si solide et si importante, des temps marqués dans l'année,
dans le mois, dans la semaine ; méditer sur cela, délibérer, former ses
résolutions, pleurer le passé, assurer l'avenir, et prendre sans cesse une
ardeur toute nouvelle. C'est ainsi que notre crainte, selon l'expression du
Prophète royal, devient notre plus ferme appui, parce qu'elle sert à exciter notre
vigilance : Posuisti firmamentum ejus formidinem (1). Telle était la
crainte des Saints, cl le fruit qu'ils en retiraient. Tous les jours de leur
vie, non-seulement ils envisageaient la mort, non-seulement ils veillaient pour
se disposer à la mort, mais ils apprenaient la science de la mort; comment? en
se faisant de la vie même comme un apprentissage et un exercice de la mort : et
c'est ce qui me reste à vous expliquer dans la troisième partie.
TROISIÈME PARTIE.
Se faire de la vie même comme un
apprentissage de la mort, et par cet apprentissage de la mort apprendre en
effet et se former à mourir, n'est-ce pas non-seulement un paradoxe, mais une
contradiction ? Car, sans prétendre subtiliser dans une matière aussi solide
que celle-ci, tout apprentissage suppose deux conditions ; savoir, un fréquent
exercice de la même chose, et le pouvoir de la recommencer tout de nouveau, et
de la rectifier quand une fois on n'y a pas réussi. Or, de ces deux conditions,
ni l'une ni l'autre ne se trouve dans la mort, puisqu'on ne meurt qu'une fois,
et qu'après la mort, soit qu'elle ait été sainte ou criminelle, il n'y a plus
de retour. Ce qui a fait dire à saint Augustin que, de toutes les fautes, les
plus irréparables sont celles que l’on commet à la mort. Cependant, Chrétiens,
c'est la maxime de tous les Pères de l'Eglise qu'on peut apprendre à mourir, et
que cette science est la plus éminente de toutes les sciences après la science
de Dieu, si toutefois elle peut être distinguée de la science de Dieu. Il y a,
disent-ils , un apprentissage pour la mort, et c'est dans cet apprentissage que
les Saints se sont formés : tout leur soin pendant la vie a été d'étudier la
mort; et, comme il est naturel de faire parfaitement ce que l'on sait, et ce
que l'on a même pratiqué par un long usage, ils sont morts en saints, parce
qu'ils possédaient excellemment la science de la mort.
Or, il ne tient qu'à nous de les
imiter; car voici trois vérités qui nous regardent aussi bien qu'eux, et que
nous devons tous nous appliquer à nous - mêmes. La première : nous mourons tous
les jours, selon la parole du Saint-Esprit; il nous est donc aisé d'apprendre à
mourir. La seconde : toutes les créatures qui nous environnent nous apprennent
actuellement, ou, pour mieux dire, nous forment à mourir; notre ignorance est
donc sans excuse si nous ne savons pas mourir. La troisième : la vie chrétienne
à quoi Dieu nous a appelés est, pour ainsi parler, une continuelle pratique de
la mort; nous sommes donc bien coupables de n'être pas plus versés et plus
expérimentés dans l'art de la mort. Les conséquences sont évidentes, et je vais
vous faire convenir des principes.
Non, Chrétiens, il n'est pas vrai
dans un sens que nous ne mourons qu'une fois. Nous mourons à toute heure, et à
toute heure nous pouvons, je ne dis pas seulement sans crime,
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mais avec mérite, mourir volontairement et librement. En
effet, quand Dieu menaça le premier homme qu'il mourrait dès qu'il aurait
désobéi : In quacumque die comederis, morte morieris (1), l'arrêt, selon
la remarque de saint Irénée, s'exécuta dans Adam au moment qu'il eut violé le
précepte du Seigneur. Autrement, ajoute le même saint, Dieu aurait été peu
efficace et peu sincère dans le jugement qu'il avait prononcé. Car il n'avait
pas dit au premier homme : Tu mourras un jour, tu mourras dans un certain
temps, tu mourras après avoir vécu tant d'années et tant de siècles ; mais il
lui avait dit absolument : Tu mourras au jour même et dans l'instant que tu
auras péché : In quacumque die ; et c'est ainsi que la chose
s'accomplit. Dès lors Adam, en punition de sa désobéissance, devint sujet à
toutes sortes d'infirmités ; dès lors il sentit affaiblir son tempérament ; et
son corps dégradé, si je l'ose dire, du privilège de l'innocence, commença à
déchoir, et par conséquent à mourir. Or, ce qui se vérifia dans Adam se vérifie
également dans nous, et les païens mêmes l'ont bien reconnu. Nous nous
trompons, disait un de leurs sages, et notre erreur est d'envisager toujours la
mort comme future : In hoc fallimur, quodmortem prospicimus. Rien loin
que cela soit, une grande partie de la mort est déjà passée pour nous : Magna
pars ejusjam prœteriit : et nous devons faire état qu'elle tient sous son
domaine tout ce qui s'est écoulé jusques à présent de notre vie : Et quidquid
œtatis retro est, mors tenet. Mais saint Paul l'a dit encore plus
expressément, et la parole de cet apôtre doit être ici d'une tout autre
autorité. Quotidie morior per vestram gloriam, Fratres (2) : Il n'y a
point de jour, mes Frères, écrivait-il aux Corinthiens, que je ne meure ; et la
gloire que je reçois de vous fait qu'il n'y a point de jour que je ne meure
avec joie et avec plaisir.
Or, supposé que nous mourions
tous les jours, pouvons-nous dire qu'il est difficile d'apprendre à mourir; et
puisque à tous moments nous mourons par nécessité, qui nous empêche de nous
accoutumer à mourir par choix et par volonté? J'avoue, poursuit saint Augustin
enchérissant sur cette pensée, que nos yeux sont comme enchantés par la vue des
choses présentes; mais s'il y a un charme dans nos yeux, nous en devons
chercher le remède dans nos esprits; et le remède est de bien comprendre que ce
corps qui nous paraît vivant est en effet un corps qui se détruit et un corps
mourant :
Fascinatio est in visu, sed remedium in intellectu ;
vides viventem, cogita morientem. Ces paroles sont pleines de force et
d'énergie; vous vivez, dit saint Augustin, mais le même principe qui vous fait
vivre est celui qui vous lait mourir; et quoique vos sens vous disent le
contraire, c'est à votre raison de les corriger, en vous remontrant à
vous-mêmes que cette vie qui vous semble vie, n'est qu'un commencement et un
progrès de mort : Vides viventem, cogita morientem.
Mais encore, ajoute saint
Augustin, qui nous enseignera à mourir, et à quelle école irons-nous pour
apprendre cette incomparable leçon ? Qui nous l'enseignera, Chrétiens? toutes
les créatures de l'univers , et surtout celles par qui nous subsistons même et
nous vivons. Car ne sortons point d'abord hors de nous-mêmes, mes Frères, dit
l'Apôtre ; c'est dans nous-mêmes que nous trouvons toutes les preuves d'une
mort certaine. Nous n'avons qu'à nous interroger nous-mêmes : tout ce qu'il y a
dans nous nous dira d'une voix secrète, mais unanime, qu'il faut mourir; et, quoi que nous
puissions opposer en notre faveur, nous n'aurons jamais d'autre réponse que
celle-là : Il faut mourir. Tu es riche et dans l'opulence ; mais il faut
mourir. Tu as du crédit et de la réputation; mais il faut mourir. Tu es jeune
et en état de goûter les délices de la vie ; mais il faut mourir. Tu es l'idole
du monde; mais il faut mourir. Voilà le seul langage que nous entendrons ;
pourquoi ? parce que Dieu en nous créant a gravé dans le fond de notre être
cette réponse générale que nous font tous les éléments qui nous composent, et
qui, en se détruisant les uns les autres, nous détruisent nous-mêmes avec eux.
Ne nous contentons pas de cela, mais regardons autour de nous : Je dis que
toutes les créatures qui nous environnent et qui servent à notre entretien,
non-seulement nous annoncent la mort, mais nous forment actuellement et nous
exercent à mourir. Comment cela? en nous quittant, en se séparant de nous, en
cessant d'être à nous : ce qui déjà,
comme l'observe ingénieusement saint Augustin, est un véritable exercice
de la mort. Car, à combien de choses pouvons-nous dire que nous sommes déjà
morts, et que nous mourons sans cesse ? Les plaisirs de la jeunesse ne sont
plus pour nous, et nous ne sommes plus pour eux; la joie d'hier n'est plus
aujourd'hui, et nous sommes morts pour elle; les honneurs qu'on nous a rendus autrefois ne sont plus rien, et
l'oubli, qui lui-même est une
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espèce de mort, les a anéantis dans la mémoire des hommes :
et comme ces honneurs et ces plaisirs nous ont déjà quittés, tout le reste, je
ne dis pas nous quittera, mais nous quitte à mesure que nous en usons. Or,
n'est-ce donc pas un aveuglement bien grossier que le nôtre, si, par tant
d'essais et tant d'épreuves de la mort, nous ne parvenons pas à acquérir la
science de la mort?
Mais le grand et l'essentiel
engagement que nous avons à cette science pratique et à cet exercice de la
mort, c'est la profession du christianisme où Dieu nous a appelés; puisque,
selon toutes les règles de l'Ecriture, la vie chrétienne n'est rien, à
proprement parler, qu'une continuelle mort. Et voilà pourquoi saint Paul, qui
comprenait admirablement cette vérité, ne donnait point aux premiers fidèles
d'autre idée de ce qu'ils étaient que celle-ci : Mortui estis, et vita
vestra abscondita est cum Christo in Deo (1); vous êtes morts, et votre vie
est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. Consepulti estis cum Christo per
baptismum in mortem (2); Vous êtes ensevelis avec Jésus-Christ par le
baptême, qui est pour vous un sacrement et un mystère de mort : ce qui se doit
entendre, ajoute saint Chrysostome, non pas dans un sens figuré, mais à la
lettre et dans la rigueur des termes. Car, à quoi vont toutes les maximes de la
vie chrétienne, sinon à détacher lame du corps, c'est-à-dire à la détacher des
plaisirs du corps, à la détacher des sensualités du corps, à la détacher de la
servitude et de l'esclavage du corps? Or, détacher l'âme du corps, qu'est-ce
autre chose que lui apprendre à mourir : Porro secernere animant a corpore,
ouid aliud est, quam emori discere? Dégageons-nous, disait un païen, de cet
attachement honteux, qui assujettit en nous l'esprit à la chair, et par là nous
nous accoutumerons à mourir : Disjungamus nos a corporibus, et sic
comuescamus mori. Mais ce que les philosophes disaient inutilement, quoique
magnifiquement, notre religion nous fait une loi de l'exécuter saintement et
généreusement, car elle nous détache de nos corps par la mortification ; et en
nous détachant de nos corps, elle nous fait entrer dans la pratique de cette
mort en quoi consiste le mérite de la vie.
Suivons donc, mes chers
auditeurs, le mouvement et l'attrait de son esprit. Détachons-nous de ce corps
que l'Ecriture appelle si souvent corps de péché, et n'attendons pas que la
mort nous en dépouille par force, puisqu'il est
en notre pouvoir de nous en dépouiller nous-mêmes par vertu.
Une âme qui ne renonce à son corps que dans l'instant de la mort, est une âme
indigne de Dieu. Vous demandez des pratiques pour bien mourir : en voici une,
sans laquelle j'ose dire que toutes les autres sont vaines et chimériques.
Détachez votre âme de tout ce que vous aimez, hors de Dieu : voilà en deux mots
la science de la mort. Prévenez par une mortification volontaire les opérations
violentes et douloureuses de la mort. La mort vous ôtera l'usage des sens;
faites-les mourir par avance, en leur retranchant tout ce qui peut déplaire à
Dieu : liberté des paroles , curiosité des regards, délicatesse du goût. La
mort vous enlèvera vos biens; quittez-les dès maintenant d'esprit et de cœur.
Rien loin d'avoir cette soif insatiable d'amasser, d'accumuler trésors sur
trésors, faites-vous selon Dieu une sainte gloire de les distribuer. Rien loin
d'envier ce que vous n'avez pas, donnez sans peine et avec joie ce que vous
possédez. La mort vous séparera de vos amis ; faites de bonne heure avec eux un
divorce chrétien, et renoncez à ces sociétés libertines, à ces conversations
dangereuses, à ces engagements tendres, à ces commerces suspects. Ne réservez
rien, et souvenez-vous de la belle pensée de l'abbé Rupert, que la
mortification, pour faire l'office de la mort et pour en avoir les qualités,
doit être absolue et universelle; que comme on ne dit point qu'un homme soit
mort pour avoir perdu ou la parole ou la vue, mais que pour cela il faut qu'il
soit privé de toute action et de tout sentiment : aussi ne dit-on pas qu'un
chrétien soit mortifié pour avoir réprimé quelqu'un de ses appétits sensuels,
s'il ne les a réprimés tous, et s'il ne les a tous soumis à Dieu. Quand il vous
arrivera des disgrâces, des afflictions, des calamités, des pertes, dites à
Dieu, en vous élevant au-dessus de vous-mêmes par l'esprit de la foi : Soyez
béni, Seigneur! autant est-ce pour moi d'anticipé sur ce qu'il aurait fallu faire
à la mort. Ce que vous m'ôtez, elle me l'aurait ôté, et c'est un tribut que je
lui aurais dû payer; mais m'en voilà heureusement quitte. J'aurais tenu par là
au monde, mais vous avez rompu mes liens ; et, par votre infinie miséricorde,
vous avez si bien ménagé les choses, que pour peu que je réponde à vos
desseins, la mort n'aura plus rien d'affreux pour moi.
Si vous êtes, mes chers
auditeurs, dans ces dispositions, encore une fois rendez-en grâces au ciel ;
car c'est être préparé à la mort. Et ne
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me répondez point qu'une telle vie est une vie triste.
Qu'elle le soit, j'y consens ; mais cette vie triste est suivie d'une mort
pleine de consolation, et surtout d'une mort de prédestiné. Or, une mort sainte
est un avantage que nous ne pouvons assez priser ni acheter trop cher. Je vais
plus loin, et je prétends même que, tout compensé, la vie d'un chrétien mort au
monde, et à tout ce qui pourrait l'attacher dans le monde, est mille fois plus
tranquille, et par conséquent plus heureuse, que celle de ces mondains si vifs
pour le monde, et qui craignent tant d'en sortir et de le perdre. Cette seule
pensée : Rien ne m'arrête, et je suis prêt à partir dès qu'il plaira à Dieu de
m'appeler, est pour une âme le plus doux repos et le bonheur le plus solide. Mais
vivra de la sorte, c'est ne pas vivre ou c'est vivre comme si l'on ne vivait
pas. Ah ! Chrétiens, n'est-ce pas aussi ce que demandait l'Apôtre aux
premiers fidèles, ce que je dois vous demander à vous-mêmes : Reliquum est
ut qui utuntur hoc mundo, tanquam non utantur (1) ? Mes Frères, usez du
monde comme si vous n'en usiez pas; c'est-à-dire, vivez comme si vous ne viviez
pas. Vivez sans aimer la vie, ni tous les biens de la vie. Vivez à Dieu, vivez
pour Dieu, vivez en Dieu, afin de vivre éternellement dans la gloire avec Dieu.
Je vous le souhaite, etc.