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SECOND SERMON
POUR
LE  VENDREDI  SAINT,
SUR LA PASSION
DE NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST (b).

 

Non enim judicavi me scire aliquid inter vos, nisi Jesum Christum et hunc crucifixum.

 

Je n'ai pas jugé que je susse autre chose parmi vous, sinon Jésus-Christ, et lui crucifié. I Cor., II, 1.

 

Quelque étude que nous ayons faite pendant tout le cours de notre vie, et quelque soin que nous ayons pris d'enrichir nos

 

(b) Premier point — Jésus-Christ crucifié, science du salut. Jésus-Christ a tout pesé dans une juste balance, a estimé ce qu'il fallait estimer et mis le prix à toutes choses.

Le monde est crucifié et effacé par la mort de Jésus-Christ ; il l'a couvert de l'horreur de sa croix.

Envie, cruelle; orgueil, moqueur. Le plaisir de l'envie, c'est la cruauté; le triomphe de l'orgueil, c'est la moquerie.

Ignominie de Jésus-Christ est la principale partie de la croix : Sustinuit crucem confusione contemptâ (Hebr., XII, 2). C'est donc elle dont il faut principalement se revêtir: Excamus igitur ad eum extra castra, improperium ejus portantes. Hebr. XIII, 13). Nous sommes baptisés en cette infamie.

Second point. — L'homme est un prodige. S'admire et ne se connaît pas. Il faut lui donner des leçons pour s'estimer.

Il apprend à s'estimer ce qu'il vaut par le prix dont il a été racheté : O anima, erige te, tanti vales (S. August., In Psal. CII, n. 6)!

Combien nous sommes estimables, si nous savons nous peser avec ce prix. Combien nous sommes à Jésus-Christ par ce rachat.

Troisième point. — Malédiction de Dieu. Ce que c'est.

Consolation aux justes affligés. Que Dieu ne les abandonne point.

Pénitence de Jésus-Christ, douleur immense. La nôtre, à son imitation.

Satisfaction de Jésus-Christ par l'obéissance. La principale partie de la satisfaction, c'est une acceptation volontaire.

Cri de Jésus-Christ.

 

Prêché dans le Carême de 1661, aux Carmélites de la rue Saint-Jacques. L'appellation «Mes sœurs » indique une communauté de religieuses, mais pas un mot n'annonce la présence de la reine et de sa suite : notre sermon a donc été prêché aux Carmélites, non au Val-de-Grace. Et dans la description des cruautés commises par les Juifs sur la personne adorable de Jésus, l'auteur a conservé quelques expressions surannées du sermon précédent ; mais il a supprimé les mots « fou, camarades, corps-de-garde et casaque. » Ces suppressions d'une part, et ces termes vieillis de l'autre, nous mènent vers 1660 ou 1664, années qui relient comme transition les deux premières époques du grand orateur.

 

Pascal dit dans les Pensées, qui parurent en 1670 : « Quelle chimère est-ce donc que l'homme? Quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige! » Et Bossuet, dans un sermon qui fut prêché en 1670, à la profession de Madame de la Vallière : « O Dieu ! qu'est-ce donc que l'homme? Est-ce un prodige ? est-ce un composé monstrueux de choses incompatibles, ou bien est-ce un énigme inexplicable?» Sur quoi certains critiques s'écrient : Voilà un emprunt manifeste fait par l'orateur au philosophe chrétien. C'est précisément le contraire qui est vrai; car Bossuet avait dit dès 1661, dans notre sermon même, au commencement du deuxième point : « L'homme est un grand abîme dans lequel on ne connaît rien, ou plutôt l'homme est un prodige et un amas de choses confuses et mal assorties. »

 

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entendements par la connaissance du monde et des affaires, ou par celle des arts et de la nature, il faut aujourd'hui, chrétiens, que nous fassions sur le Calvaire profession publique d'une sainte et bienheureuse ignorance, en reconnaissant avec l'Apôtre, devant Dieu et devant les hommes, que toute la science que nous possédons est réduite à ces deux paroles : « Jésus, et lui crucifié. » Nous

 

 

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ne devons point rougir de cette ignorance, puisque c'est elle qui ,i triomphé des vaines subtilités de la sagesse du monde, et qui a l'ait que tout l'univers révère en ce jour sacré, comme le plus grand de tous les miracles, le plus grand et Je plus étrange de tous les scandales.

Mais je me trompe, Messieurs (a), d'appeler du nom d'ignorance la simplicité de notre foi. Il est vrai que toute la science du christianisme est réduite aux deux paroles que j'ai rapportées; mais aussi elles renferment les trésors immenses de la sagesse du Ciel, qui ne s'est jamais montrée plus à découvert à ceux à qui la foi a donné des yeux, que dans le mystère de la croix. C'est là que Jésus-Christ étendant les bras, nous ouvre le livre sanglant dans lequel nous pouvons apprendre tout l'ordre des secrets de Dieu, toute l'économie du salut des hommes, la règle fixe et invariable pour former tous nos jugements, la direction sûre et infaillible pour conduire droitement nos mœurs, en un mot un mystérieux abrégé de toute la doctrine de l'Evangile et de toute la théologie chrétienne.

C'est, mes sœurs, ce qui m'a donné la pensée de vous prêcher aujourd'hui ce grand et admirable mystère dont saint Paul nous a parlé dans mon texte, la doctrine de vérité en Jésus souffrant, la science du chrétien en la croix. O croix, que vous donnez de grandes leçons! ô croix, que vous répandez de vives lumières! mais elles sont cachées aux sages du siècle; nul ne vous pénètre qu'il ne vous révère, nul ne VOUS entend qu'il ne vous adore; le degré pour arriver à la connaissance, c'est une vénération religieuse. Je vous la rends de tout mon cœur, ô croix de Jésus, en l'honneur de celui qui vous a consacrée par son supplice, dont le sang, les opprobres et l'ignominie vous rendent digne d'un culte et d'une adoration éternelle. Joignons-nous, âmes saintes, dans cette pensée et disons avec l'Eglise : O Crux, ave !

 

Si le pontife de l'Ancien Testament, lorsqu'il paraissait devant Dieu, devait porter sur sa poitrine, comme dit le Saint-Esprit dans l’Exode, « la doctrine et la vérité (1), » dans des figures mystérieuses,

 

1 Exod., XXVIII, 30.

 

(a) Var. : Je me rais trompé; chrétiens...

 

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à plus forte raison le Sauveur, qui est la fin de la loi et le Pontife de la nouvelle alliance, ayant toujours imprimées sur sa personne sacrée la doctrine et la vérité, par l'exemple de sa sainte vie et par ses actions irrépréhensibles, les doit porter aujourd'hui d'une manière bien plus efficace dans le sacrifice de la croix, où il se présente à son Père pour commencer véritablement les fonctions de son sacerdoce. Approchons donc avec foi, chrétiens, et contemplons attentivement ce grand spectacle de la croix, pour voir la doctrine et la vérité gravées sur le corps de notre Pontife en autant de caractères qu'il a de blessures, et tirer tous les principes de notre science de sa passion douloureuse.

Mais pour apprendre avec méthode cette science divine, considérons en notre Sauveur ce qu'il a perdu dans sa passion, ce qu'il a acheté, ce qu'il a conquis. Car il a dû y perdre quelque chose, parce que c'était un sacrifice; il a dû y acheter quelque chose, parce que c'était un mystère de rédemption ; il a dû y conquérir quelque chose, parce que c'était un combat. Et pour accomplir ces trois choses, je dis qu'il se perd lui-même, qu'il achète les âmes, qu'il gagne le ciel (a). Pour se détruire lui-même, il se livre aux mains de ses ennemis, c'est ce qui consomme la vérité de son sacrifice (b) ; en se livrant de la sorte , il reçoit les âmes en échange, c'est ce qui achève le mystère de la rédemption; mais ces âmes qu'il a rachetées de l'enfer, il les veut placer dans le ciel eu surmontant les oppositions de la justice divine qui les en empêche (c), et c'est le sujet de son combat. Ainsi vous voyez et) peu de paroles toute l'économie de notre salut dans le mystère de cette journée. Mais qu'apprendrons-nous pour régler nos mœurs dans cet admirable spectacle? Tout ce qui nous est nécessaire pour notre conduite : nous apprendrons à perdre avec joie ce que Jésus-Christ a perdu, c'est-à-dire les biens périssables; à conserver précieusement ce que Jésus-Christ a acheté (d), vous entendez bien que ce sont nos âmes; à désirer avec ardeur ce que Jésus-Christ nous a conquis par tant de travaux, et je vous ai dit que c'était le ciel.

 

(a) Var.: Et dans ce sacrifice il se perd lui-même, dans cette rédemption il achète les âmes ; dans ce combat il partie le ciel. — (b) C'est ce qui fait la perfection de son sacrifice. — (c) Contre la justice divine qui s'y oppose. — (d) Ce qu'il achète.

 

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Quitter tout pour sauver son âme en allant à Dieu et à son royaume, n'est-ce pas toute la science du christianisme, et ne la voyez-vous pas toute ramassée en mon Sauveur crucifié? Mais vous le verrez bien plus clairement quand j'aurai établi par ordre ces trois vérités proposées, qui feront le sujet de ce discours.

 

PREMIER  POINT.

 

Je ne pense pas, chrétiens, qu'il y ait un homme assez insensé pour ne pas aimer les biens éternels, s'il avait pu se résoudre à mépriser les biens périssables (a). Sans doute notre inclination irait droitement à Dieu, si elle n'était détournée par les attaches diverses que les sens font naître pour nous arrêter en chemin; d'où il est aisé de conclure que le premier pas dans la droite voie et aussi le plus difficile, c'est de mépriser les biens qui nous environnent ; et par une suite infaillible, que le fondement le plus nécessaire (b) delà science dont nous parlons, c'est de savoir discerner au juste ce qui est digne de notre mépris.

Mais comme pour acquérir cette connaissance par la force du raisonnement, il faudrait un travail immense, Dieu nous ouvre un livre aujourd'hui où toutes les questions sont déterminées. En ce livre, les décisions sont indubitables, parce que c'est la sagesse de Dieu qui les a écrites. Elles y sont claires et intelligibles, parce qu'il ne faut qu'ouvrir les yeux pour les voir. Enfin elles sont ramassées en abrégé, parce que sans partager son esprit en des études infinies, il suffit de considérer Jésus-Christ en croix.

Et il n'est pas nécessaire de faire de grandes présuppositions, comme dans les écoles des philosophes, ni de conduire les esprits à la vérité par un long circuit de conclusions et de principes; il n'y a qu'une chose à présupposer, qui n'est ignorée d'aucun des fidèles, c'est que celui qui est attaché à ce bois infâme est la sagesse éternelle, laquelle par conséquent a pesé les choses dans une juste balance.

Et certainement, chrétiens, si nous voulons en juger par les effets, le Fils de Dieu a (c) toujours estimé ce qui méritait de

 

(a) Var.: S'il avait pu se dégoûter des... — (b) Le principe le plus important. — (c) Et en effet le Fils de Dieu a...

 

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l'estime. La foi de la Chananée et celle du Centenier ont trouvé en sa bouche leur juste louange (1). Non-seulement il a distingué le mal et le bien, mais il a fait à point nommé le discernement entre le plus et le moins. Par là il a su connaître la juste valeur du denier de la pauvre veuve (2) ; et de peur de rien oublier, il a mis le prix jusqu'au verre d'eau qui se donne pour son service (3). Enfin tout ce qui a quelque dignité est pesé dans sa balance jusqu'au dernier grain. Qui ensuite ne conclura pas que ce qu'il a rejeté avec mépris, n'était digne par conséquent d'aucune estime?

Que si vous voulez savoir maintenant quelles sont les choses qu'il a méprisées, il n'est pas besoin que je parle : ouvrez vous-mêmes le livre, lisez de vos propres yeux ; les caractères en sont assez grands et assez visibles, les lettres en sont de sang pour frapper la vue avec plus de force (a) ; on a employé le fer et la violence pour les graver profondément sur le corps de Jésus-Christ crucifié.

Toute la peine, Messieurs, c'est que dans ce déluge de maux infinis qui viennent fondre sur notre Sauveur, on ne sait sur quoi arrêter la vue. Mais pour fixer nos regards, deux choses principalement sont capables de nous faire entendre l'état où il est réduit. C'est que dans cette heure destinée à ses souffrances, pour les faire monter jusqu'au comble, Dieu par l'effet du même conseil lâche la bride sans mesure à la fureur de ses envieux, et resserre dans le même temps toute la puissance de son Fils; il déchaîne contre sa personne toute la fureur des enfers, et il retire de dessus lui toute la protection du ciel (b).

Le souvenir de ses bienfaits miraculeux (c), qu'il avait répandus à pleines mains sur ce peuple ingrat, devait apparemment, chrétiens, sinon calmer tout à fait, du moins tempérer un peu l'excès de leur haine ; mais c'est la haine au contraire qui efface la

 

1 Matth., XV, 28; VIII, 10. — 2 Marc, XII, 43. — 3 Matth., X, 42.

 

(a) Var. : Pour être plus remarquables. — (b) Note marg.: Si bien que ses ennemis sont en état de tout oser, et lui réduit dans le même tempe à la nécessité de tout souffrir. Il veut être traité de la sorte, pour rompre avec violence les liens qui nous empêchent d'aller au bien véritable ; et ut possemus bonum assequi quod optamus, perpetiendo docuit contemnere quod timemus. — (c) Var. : Le souvenir de tant de bienfaits et de ses miracles qu'il avait répandus.....

 

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mémoire de tous les bienfaits, et je ne m'en étonne pas. L'un des plus grands supplices du Fils de Dieu devait être l'ingratitude des siens. C'est pourquoi les douleurs de sa passion commencent par la trahison d'un de ses apôtres (a). Après ce premier effet de la perfidie, tous ses miracles et tous ses bienfaits vont être couverts d'un épais nuage; toute la mémoire en est abolie; l'air ne retentira que de ces cris furieux : C'est un scélérat (b), c'est un imposteur; il a dit qu'il détruirait le temple de Dieu! Et là-dessus la vengeance aveugle se précipite aux derniers excès ; elle ne peut être assouvie (c) par aucun supplice. « Méchants! dit saint Augustin (1) ; quand ils lui rendraient le mal pour le mal, ils ne seraient pas innocents; s'ils ne lui rendent pas le bien pour le bien, ils seront ingrats; mais pour le bien ils lui rendent le mal ; » pour de tels bienfaits, de si grands outrages; il n'y a plus de nom parmi les hommes qui puisse exprimer leur fureur.

Mais afin que nous entendions combien Jésus-Christ méprise tout ce que peut lui arracher la haine des hommes et tout ce qu'elle peut lui faire souffrir, en même temps que ses ennemis sont en la disposition de tout entreprendre, il se réduit volontairement à la nécessité de tout endurer. Chrétiens, réveillez vos attentions ; c'est ici que le mystère commence.

Pour en concevoir une forte idée, je vous prie de considérer que l'heure dernière étant venue, en laquelle il avait été résolu que le Fils de Dieu se mettrait en un état de victime, il suspendit aussitôt tout l'usage de sa puissance, parce que l'état de victime étant un état de destruction, il fallait qu'il fût exposé sans force et sans résistance à quiconque méditerait de lui faire injure; et c'est ce qu'il a voulu nous faire connaître par ces paroles mémorables qu'il adresse aux Juifs dans le moment de sa capture (d) : «Vous venez à moi comme à un voleur; cependant j'étais tous les jours au milieu de vous, enseignant au temple, et vous ne m'avez point arrêté ; mais c'est que c'est ici votre heure et la

 

1 In Psal. XXXVII, n. 25.

 

(a) Var : D'un de ses disciples. — (b) C'est un méchant. — (c) Rassasiée. — (d) Il fallait qu'il s'exposât nu et désarmé à quiconque entreprendrait de lui faire outrage ; et c'est ce qu'il a voulu nous faire connaître lorsqu’il a parlé aux Juifs en ces termes : « Vous venez.....»

 

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puissance des ténèbres : » Nunc est hora rentra et potestas tenebrarum (1). Jusque-là, malgré leur fureur, ils ne pouvaient rien contre sa personne, parce que sa volonté toute-puissante leur liait les mains ; mais il est maintenant du conseil de Dieu qu'il resserre volontairement (a) et qu'il retire en lui-même toute sa puissance, pour donner la liberté tout entière à la puissance opposée.

Il faut ici observer que cette suspension surprenante (b) de la puissance du Fils de Dieu, ne restreint pas seulement sa puissance extraordinaire et divine, mais que pour le mettre plus parfaitement en l'état d'une victime qu'on va immoler, elle resserre la puissance même naturelle et en empêche (c) tellement l'usage, qu'il n'en reste pas la moindre apparence. Qui ne peut résister à la force, se peut quelquefois sauver par la fuite. Qui ne peut éviter d'être pris, peut du moins se défendre quand on l'accuse. Celui à qui on ôte la juste défense (d), a du moins la voix pour gémir et se plaindre de l'injustice. Mais Jésus ne se laisse pas cette liberté. Tout est lié en lui jusqu'à la langue ; il ne répond pas quand on l'accuse; il ne se plaint pas quand on le frappe : et jusqu'à ce cri confus que forme le gémissement, triste et unique recours de la faiblesse opprimée, par lequel elle tâche d'attendrir les cœurs et d'empêcher par la pitié ce qu'elle n'a pu arrêter par la force, il ne plaît pas à mon Sauveur de se le permettre ; bien loin de s'emporter jusqu'aux murmures, on n'entend pas même le son de sa voix ; « il n'ouvre pas seulement la bouche : » Non aperuit os suum (2). O exemple de patience mal suivi par les chrétiens, qui se vantent d'être ses disciples! Il est si abandonné aux insultes, qu'il ne pense pas même avoir aucun droit de détourner la face des coups. Un ver de terre que l'on foule aux pieds, fait encore quelque faible effort pour se retirer; et Jésus, comme une victime qui attend le coup, n'en veut pas seulement diminuer la force par le moindre mouvement de tête (e) : Faciem meam non averti ab increpantibus et conspuentibus (3). Ce visage autrefois si

 

1 Luc., XXII, 52, 53. — 2 Isa., LIII, 7. — 3 Ibid., L, 6.

 

(a) Var.: Mais il est maintenant du conseil de Dieu qu'il se mette en un état de victime, et qu’il resserre volontairement et qu'il retire... — (b) Etrange. — (c) Et en suspend. — (d) Cette liberté. — (e) Et Jésus ne veut pas éluder le coup par le moindre mouvement de tête.

 

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majestueux, qui ravissait en admiration le ciel et la terre, il le présente droit et immobile à toutes les indignités dont s'avise une canaille furieuse. Pour quelle raison, chrétiens? Parce qu'il est dans un état de victime, toujours attendant le coup ; c'est-à-dire dans un état de dépouillement qui l'expose nu et désarmé, pour être en butte à toutes les insultes (a), de quelque côté qu'elles puissent venir, même des mains les plus méprisables.

L'étrange abandonnement de cette victime dévouée nous est très-bien expliqué par un petit mot de saint Pierre, en sa première Epître canonique, où remettant devant nos yeux Jésus-Christ souffrant, il dit a qu'il ne rendait point opprobres pour opprobres, ni malédiction pour malédiction, et qu'il n'usait ni de plaintes, ni de menaces : » Cumpateretur, non comminabatur. Que faisait-il donc, chrétiens, dans tout le cours de sa passion ? Voici une belle parole : Tradebat autem judicanti se injustè (1). « Il se livrait, il s'abandonnait à celui qui le jugeait injustement; » et ce qui se dit de son juge se doit entendre conséquemment de tous ceux qui entreprenaient de lui faire insulte : Tradebat autem ; il se donne à eux pour faire de lui à leur volonté. Un perfide le veut baiser, il donne les lèvres ; on le veut lier, il présente les mains; frapper à coups de bâton (b), il tend le dos; on veut qu'il porte sa croix, il tend les épaules; on lui arrache le poil, « c'est un agneau (c), dit l'Ecriture2, qui se laisse tondre. » Mais attendez-vous, chrétiens, que je vous représente en particulier toutes les diverses circonstances de cette sanglante tragédie? Faut-il que j'en fasse paraître successivement tous les différents personnages : un Malchus qui lui frappe la joue, un Hérode qui le traite comme un insensé, un pontife qui blasphème contre lui, un juge (d) qui reconnait et qui condamne néanmoins son innocence? Faut-il que je promène le Fils de Dieu par tant de lieux (e) éloignés qui ont servi de théâtre à son supplice, et que je le fasse paraître usant sur son dos à plusieurs reprises toute la dureté des fouets, lassant sur son corps toute la force des bourreaux, émoussant en sa tête

 

1 I Petr., II, 23. — 2 Isa., LIII, 7.

 

(a) Var. : Qui l'expose sans force et sans puissance à toute sorte d'outrages. — (b) Flageller inhumainement — (c) « C'est une brebis... » — (d) Un Pilate. — (e) En tant de lieux.

 

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toute la pointe des épines? La nuit nous aurait surpris avant, que nous eussions achevé toute cette histoire lamentable. Parmi tant d'inhumanités (a), il ne fait que tendre le cou, comme une victime volontaire. Enfin assemblez-vous, ô Juifs et Romains, grands et petits, peuples et soldats ; revenez cent fois à la charge ; multipliez sans fin les coups, les injures, plaies sur plaies, douleurs sur douleurs, indignités sur indignités; qu'il devienne l'unique objet de votre risée comme un insensé, de votre fureur comme un scélérat : Tradebat autem judicanti se ; il s'abandonne à vous sans réserve, il est prêt à soutenir tout ensemble tout ce qu'il y a de dur et d'insupportable dans une raillerie inhumaine et dans une cruauté malicieuse.

Après cela, chrétiens, que reste-t-il autre chose, sinon que nous approchions pour lire ce livre? Contemplez Jésus à la croix ; voyez tous ses membres brisés et rompus par une suspension violente; considérez cet homme de douleurs, qui ayant les mains et les pieds percés, ne se soutient que sur ses blessures, et tire ses mains déchirées de tout le poids de son corps affaissé et abattu par la perte du sang et par un travail inconcevable; qui parmi ces douleurs immenses, ne semble élevé si haut que pour découvrir de loin un peuple infini qui se moque, qui remue la tête, qui fait un sujet de risée d'une extrémité si déplorable.

Après ces décisions si sanglantes contre tous les biens de la terre, le monde a-t-il encore quelque attrait caché qui puisse mériter votre estime? Non, sans doute; il n'a plus d'éclat. Saint Paul a raison de dire « qu'il est mort maintenant et crucifié (1) ; » Jésus a répandu sur sa face toute l'horreur de sa croix ; dans le moment de sa mort, il fit retirer le soleil et couvrit de ténèbres pour un peu de temps le monde, qui est l'ouvrage de Dieu; mais il a obscurci pour jamais tout ce qui brille, tout ce qui surprend, tout ce qui éblouit dans ce monde de vanité et d'illusion, qui est le chef-d'œuvre du diable; il l'a détruit principalement dans la partie la plus éclatante, dans le trophée qu'il érige, dans l'idole qu'il fait adorer, je veux dire dans le faux honneur.

 

1 Galat., VI, 14.

 

(a) Var. : Partout.

 

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C'est pourquoi son supplice, quoique très-cruel, est encore beaucoup plus infâme. Sa croix est un mystère de douleurs, mais encore plus d'opprobres et d'ignominies. Aussi l'Apôtre nous dit « qu'il a souffert la croix en méprisant la honte et l'ignominie : » Sustinuit crucem confusione contemptâ (1), et il semble même réduire tout le mystère de sa passion à cette ignominie, lorsqu'il ajoute que Moïse jugea que «l'ignominie de Jésus-Christ étaitun plus grand trésor que toutes les richesses de l'Egypte : » Majores divitias œstimans thesauro Aegyptiorum, improperium Christi (2). Rien de plus infâme que le supplice de la croix ; mais comme l'infamie en était commune à tous ceux qui étaient à la croix, remarquons principalement cette dérision qui le suit depuis le commencement jusqu'à l'horreur de sa croix.

C'est une chose inouïe que la cruauté et la risée se joignent ensemble dans toute leur force, parce que l'horreur du sang répandu remplit l’âme d'images funestes qui répriment l'emportement de cette joie maligne dont se forme la moquerie, et l'empêche de se produire dans toute son étendue. Mais il ne faut pas s'étonner si le contraire arrive en ce jour, puisque l'enfer vomit son venin, et que les démons sont comme les âmes qui produisent tous les mouvements que nous voyons (a).

Tous ces esprits rebelles sont nécessairement cruels et Moqueurs : cruels, parce qu'ils sont envieux ; moqueurs, parce qu'ils sont superbes. Car on voit assez, sans que je le dise, que l'exercice, le plaisir de l'envie, c'est la cruauté ; et que le triomphe de l'orgueil, c'est la moquerie. C'est pourquoi en cette journée où règnent les esprits moqueurs et cruels, il se fait un si étrange assemblage de dérision et de cruauté, qu'on ne sait presque laquelle y domine. Et toutefois la risée l'emporte, parce qu'étant l'effet de l'orgueil qui règne dans ces esprits malheureux, au jour de leur puissance et de leur triomphe ils auront voulu donner la première place à leur inclination dominante. Aussi était-ce le dessein de Notre-Seigneur que ce fût un mystère d'ignominie, parce que

 

1 Hebr., XII, 2. — 3 Ibid., XI, 26.

(a) Var. : .....qui répriment l'emportement de cette joie maligne qui forme

la dérision et se fait un sujet de risée d'une extrémité déplorable. Mais aujourd'hui l'enfer vomit son venin, et les démons sont les âmes qui produisent...

 

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c'était l'honneur du monde qu'il entreprenait à la croix, comme son ennemi capital ; et il est aisé de connaître que c'est la dérision qui prévaut dans l'esprit des Juifs, puisque c'est elle quia inventé la plus grande partie des supplices. J'avoue qu'ils sont cruels et sanguinaires; mais ils se jouent dans leur cruauté, ou plutôt la cruauté est leur jeu.

Il le fallait de la sorte, afin que le Fils de Dieu « fût soûlé d'opprobres, » comme l'avait prédit le prophète (1); il fallait que le Roi de gloire fût tourné en ridicule de toutes manières, par ce roseau, par cette couronne et par cette pourpre. Il fallait pousser la raillerie jusque sur la croix, insulter à sa misère jusque dans les approches de la mort, enfin inventer pour l'amour de lui une nouvelle espèce de comédie dont la catastrophe fût toute sanglante.

Que si l'ignominie de Notre-Seigneur c'est la principale partie de sa passion, c'est celle par conséquent dont il y a plus d'obligation de se revêtir. Exeamus igitur ad eum extra castra, improperium ejus portantes. Et toutefois, chrétiens, c'est celle qu'on veut toujours retrancher; dans les plus grandes disgrâces on est à demi consolé, quand on peut sauver l'honneur et les apparences. Mais qu'est-ce que cet honneur, sinon une opinion mal fondée ? et cette opinion trompeuse ne s'évanouira-t-elle jamais en fumée, en présence des décisions claires et formelles que prononce Jésus-Christ en croix? Nous sommes convenus, Messieurs, que le Fils de Dieu a pesé les choses dans une juste balance ; mais il n'est plus question de délibérer, nous avons pris sur nous toute cette dérision et tous ces opprobres, nous avons été baptisés dans cette infamie : In morte ipsius baptizati sumus (2). Or sa mort est le mystère d'infamie, nous l'avons dit. Eh quoi! tant d'opprobres, tant d'ignominies, tant d'étranges dérisions, dans lesquelles nous sommes plongés dans le saint baptême, ne seront-elles pas capables d'étouffer en nous ces délicatesses d'honneur! Non, il règne parmi les fidèles ; cette idole s'est érigée sur les débris de toutes les autres, dont la croix a renversé les autels. Nous lui offrons de l'encens; bien plus, on renouvelle pour l'amour de lui les sacrifices cruels

 

1 Thren., III, 30. — 2 Rom., VI,  3.

 

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de ces anciennes idoles qu'on ne pouvait contenter que par des victimes humaines ; et les chrétiens sont si malheureux que de chercher encore de vaines couleurs, pour rendre à cette idole trompeuse l'éclat que lui a ravi le sang de Jésus. On invente des raisons plausibles et des prétextes artificieux pour excuser les usurpations de ce tyran, et même pour autoriser jusqu'à ses dernières violences; tant la discipline est corrompue, tant le sentiment de la croix est éteint et aboli parmi nous. Chrétiens, lisons notre livre ; que la croix de notre Sauveur dissipe aujourd'hui ces illusions ; ne sacrifions plus à l'honneur du monde, et ne vendons pas à Satan, pour si peu de chose, nos âmes qui sont rachetées par un si grand prix.

 

SECOND  POINT.

 

C'est une chose assez surprenante, que dans cette vanité qui nous aveugle et qui nous fait adorer toutes nos pensées, il faille nous donner des leçons pour nous apprendre à nous estimer et à faire cas de nous-mêmes. Mais c'est que l'homme est un grand abime dans lequel on ne connaît rien ; ou plutôt l'homme est un grand prodige et un amas confus de choses contraires et mal assorties. Il n'établit rien qu'il ne renverse, et il détruit lui-même tous ses sentiments.

Une marque de ce désordre, c'est que l'homme se cherche toujours et ne veut pas se connaître ; il s'admire et ne sait pas ce qu'il vaut. L'estime qu'il fait de lui-même fait qu'il veut conserver tout ce qui le touche; et cependant, par le plus indigne de tous les mépris, il prodigue son âme sans peine et ne daigne pas seulement penser à une perte si considérable.

Cette âme est en effet un trésor caché, c'est un or très-fin dans de la boue, c'est une pierre précieuse parmi les ordures; la terre et la mortalité dont elle est couverte empêchent de remarquer sa juste valeur. C'est pour cela qu'il a plu à Dieu que le mystère de notre salut se fit par échange, afin de nous faire entrer dans l'estime de ce que nous sommes par la considération de notre prix. Ce n'est donc point dans les livres des philosophes que nous devons prendre une grande idée de l'honneur de notre nature. La

 

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croix nous découvre par un seul regard tout ce qui se peut lire sur cette matière. O âme, image de Dieu, viens apprendre ta dignité à la croix. Jésus-Christ se donne lui-même pour te racheter. « Prends courage, dit saint Augustin (1), âme raisonnable, et considère combien tu vaux : » O anima, érige te, tanti vales ! « Si tu parois vile et méprisable à cause de la mortalité qui t'environne, apprends aujourd'hui à t'estimer par le prix auquel te met la Sagesse même : » Si vos vobis ex terrenà fragilitate viluistis, ex pretio vestro vos appendite (2). Appliquons-nous, chrétiens, à cette divine science, et méditons le mystère de cet échange admirable par lequel Jésus-Christ s'est donné pour nous, afin de consommer l'œuvre de notre rédemption.

Mais pour cela rappelons en notre mémoire « que notre péché nous avait doublement vendus : » Venumdati sub peccato (3) : il nous avait vendus à Satan, auquel nous appartenions comme des esclaves qu'il avait vaincus ; il nous avait vendus à la justice divine, à laquelle nous appartenions comme des victimes dues à sa vengeance. Vous savez assez, chrétiens, que le démon avait surmonté les hommes et qu'ils étaient par conséquent devenus sa proie : A quo enim quis superatus est, hujus et servus est (4). Dieu même l'avait ainsi prononcé par un ordre admirable de sa justice. Car, comme dit excellemment saint Augustin, « quoiqu'il ne fasse pas les ténèbres, néanmoins il les range et il les ordonne ; et il aime tellement la justice, qu'il veut que la disposition en paroisse même dans les ruines des péchés : » Non deserit ordinandas ruinas peccatorum (5). C'est pourquoi le démon nous ayant vaincus, parce que nous nous étions vendus lâchement à lui, Dieu a voulu suivre cette loi, qu'on devient le bien de son conquérant et qu'on appartient sans réserve à celui à qui l'on se donne sans condition; et selon cette règle de justice, Dieu nous adjugea à notre vainqueur et ordonna par une juste sentence que nous fussions livrés entre ses mains. Lorsque Dieu touché de miséricorde voulut nous affranchir (a)

 

1 In Psal. CII, n. 6. — 2 Enarr. II in Psal., XXXII, n. 4. — 3 Rom., VII, 14. — 4 II Petr., II, 19. — 5 De Lib. arbit., lib. III, n. 29.

 

(a) Var. : Délivrer.

 

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de ce joug de fer, « il n'usa pas, dit saint Augustin (1), de sa souveraine puissance, » et en voici la raison. Il voulut faire comprendre à l'homme qui s'était vendu à si bas prix , combien il valait. Et d'ailleurs c'est que Dieu s'était proposé dans l'ouvrage de notre salut d'aller par les voies de la justice; et comme nous étions passés dans la possession de notre ennemi, en vertu d'une sentence très-juste (a), il fallait nous retirer par les formes. O Jésus, voici votre ouvrage ! ô Jésus, voici le miracle de votre charité estimable ! C'est pourquoi vous avez vu, chrétiens, qu'il se livre volontairement à la puissance (b) des ténèbres et à la fureur de l'enfer. « Il attire, disent les saints Pères (2), notre ennemi au combat, en lui cachant sa divinité. » Cet audacieux s'approcha et voulut l'assujettir sous sa servitude ; mais aussitôt qu'il eut mis la main sur celui qui ne devait rien à la mort, parce qu'il était innocent, Dieu, qui dans l'œuvre de notre salut voulait faire triompher sa miséricorde par l'ordre de sa justice, rendit en notre faveur ce jugement par lequel il fut dit et arrêté que le diable, pour avoir pris l'innocent, serait contraint de lâcher les pécheurs; il perdit les coupables qui étaient à lui, en voulant réduire sous sa puissance Jésus-Christ, le Juste dans lequel il n'y avait rien qui lui appartînt. Ceux qui sont tant soit peu versés dans la lecture des saints docteurs me rendront bien ce témoignage, qu'encore que je n'aie point cité leurs paroles, je n'ai rien dit en ce lieu qui ne soit tiré de leur doctrine, et que c'est en cette manière qu'ils nous ont souvent expliqué l'ouvrage de la rédemption. Mais il nous faut encore élever plus haut et entrer plus avant au fond du mystère, par des maximes plus élevées qu'ils ont prises des Ecritures.

C'était à la justice divine que nous étions vendus et livrés par une obligation bien plus équitable, mais aussi bien plus rigoureuse. Car quiconque lui est redevable ne peut s'acquitter que par sa mort, ne peut la payer que par son supplice. Non, mes frères, nulle créature n'est capable de réparer l'injure infinie qu'elle a

 

1 De Trinit., lib. XIII, n. 17 et seq. — 2 S. Chrysost., homil. XII in Matth., n. 2; S. Leo, serm. II in Nativ. Domin., cap. III, IV; De Pass. Domin., cap. III.

 

(a) Var. : Par une juste sentence. — (b) C'est pourquoi il se livre, comme vous avez déjà vu, à la puissance.

 

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faite à Dieu par son crime. Les théologiens le prouvent fort bien par des raisons invincibles; mais il suffit de vous dire que c'est une loi prononcée au ciel et signifiée à tous les mortels par la bouche du saint Psalmiste : Non dabit Deo placationem suam, nec pretium redemptionis animœ suœ (1) : « Nul ne peut se racheter lui-même, ni rendre à Dieu le prix de son âme. » Il peut s'engager à sa justice, mais il ne peut plus se retirer de la servitude (a).

En vain le genre humain effrayé par le sentiment de son crime, cherche des victimes et des holocaustes pour les subroger en sa place; dussent-ils désoler tous leurs troupeaux par des hécatombes et les immoler à Dieu devant ses autels, il est impossible que la vie des bêtes paie pour la vie des hommes ; la compensation n'est pas suffisante : et c'est pourquoi cette maxime (b) de l'Apôtre est toujours d'une éternelle vérité, « qu'il n'est pas possible que les péchés soient ôtés par le sang des taureaux et des boucs : » Impossibile est sanguine taurorum et hircorum auferri peccata (2). Si bien que ceux qui les immolaient, faisaient bien à la vérité une reconnaissance publique de ce que méritaient leurs crimes, mais ils n'en avançaient pas l'expiation. « Aussi, dit le même Apôtre (3), ils multipliaient sans fin leurs holocaustes, et toujours leurs péchés demeuraient sur eux. » Puis donc qu'il n'y avait parmi nous aucune ressource , que restait-il autre chose, sinon que Dieu réparât lui-même l'injustice de notre crime par la justice de notre peine, et satisfit à sa juste vengeance (c) par notre juste punition?

Dans cette cruelle extrémité que devenions-nous, chrétiens, si le Fils unique de Dieu n'eût proposé cet heureux échange prophétisé par David et rapporté par le saint Apôtre (4)? « O Père, les holocaustes ne vous ont pas plu; » c'est en vain que les hommes tâchent de subroger en leur place d'autres victimes ; elles ne vous sont pas agréables; mais j'irai moi-même me mettre en leur place. Tous les hommes sont dus à votre vengeance; mais une victime de ma dignité peut bien remplir

 

1 Psal. XLVIII, 8, 9. — 2 Hebr., X, 4. — 3 Ibid., 1. — 4 Psal. XXXIX, 9, 10; Hebr., X, 5 et seq.

 

(a) Var. : Il ne peut paver que par son supplice ; — Il ne peut payer que par sa mort. — (b) Et cette maxime de l'Apôtre est toujours... — (e) A sa juste colère.

 

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justement la place même d'une infinité de pécheurs : Tunc dixi : Ecce venio. Là se vit ce spectacle de charité, spectacle de miséricorde auquel nous ne devrions jamais penser sans verser des larmes : un Fils uniquement agréable, qui se met en la place des ennemis; l'innocent, le juste, la sainteté même, qui se charge des crimes des malfaiteurs; celui qui était infiniment riche, qui se constitue caution pour les insolvables !

Mais, ô Père, consentirez-vous à cet échange? pourrez-vous voir mourir votre Fils, pour donner la vie à des étrangers? Un excès de miséricorde lui fera accepter cette offre ; son Fils devient sa victime en la place de tous les mortels. Mais que n'use-t-il entièrement de miséricorde? Je vous l'ai déjà dit, c'est qu'il veut faire triompher la miséricorde dans l'ordre de justice : premièrement, chrétiens, afin de glorifier ces deux attributs dans le mystère de notre salut, qui est le chef-d'œuvre de sa puissance ; mais la raison la plus importante, c'est qu'il lui plaît de montrer ainsi son amour aux hommes : Sic Deus dilelexit mundum (1) : « Dieu a tant aimé le monde » etc, (a).

En effet, qui serait capable de bien pénétrer cette charité immense de Dieu envers nous? Donner l'héritier (h) pour les étrangers! donner le naturel pour les adoptifs! Epanchons nos cœurs, âmes saintes, dans une pieuse méditation de ces paroles si tendres et de cet échange si merveilleux. C'est déjà une bonté incomparable que Dieu ait voulu adopter des hommes mortels. Car, comme remarque excellemment saint Augustin (2), les hommes ne recourent à l'adoption que lorsqu'ils n'espèrent plus d'enfants véritables, si bien qu'elle n'est établie que pour venir au secours et suppléer au défaut de la nature qui manque. Et néanmoins, ô miséricorde ! Dieu a engendré dans l'éternité un Fils qui contente parfaitement son amour, comme il épuise entièrement sa fécondité ; et néanmoins, ô bonté incompréhensible ! lui qui a un

 

1 Joan., III, 16. — 8 Serm. LI, n. 26.

 

(a) Note marg. : Tout est mystérieux dans la passion du Fils de Dieu. Caïphe prophétise; Pilate le déclare roi des Juifs, rex Judœorum; le peuple demande que son sang tombe sur lui, sanguit super nos, par la vengeance, par la rédemption; il ne veut point de celui-ci, mais il lui préfère Barabbas : Non hunc, sed Barabbam ; l'innocent pour le pécheur : c'est ce que fait le Père céleste. Non, . ne nous faut pas Barabbas ; il nous faut un innocent. — (b) Var. : L'unique.

 

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Fils si parfait (a), par l'immensité de son amour, par les richesses infinies d'une charité (b) surabondante, il donne des frères à ce premier-né, des compagnons à cet unique, et enfin des cohéritiers à ce bien-aimé de son cœur. Il fait quelque chose de plus au Calvaire : non-seulement il joint à son propre Fils des enfants qu'il adopte par miséricorde; mais, ce qui passe toute créance, il livre son propre Fils à la mort pour faire naître les adoptifs. Qui voudrait adopter à ce prix et donner son fils pour des étrangers ? Et néanmoins c'est ce que fait le Père éternel : Sic Deus dilexit mundum. Pesons un peu ces paroles : « Il a tant aimé le monde, » dit le Fils de Dieu : voilà le principe de l'adoption ; « qu'il a donné son Fils unique : » voilà le Fils unique livré à la mort. Paraissez maintenant, enfants adoptifs, « afin que ceux qui croient ne périssent pas, mais qu'ils aient la vie éternelle. » Ne voyez-vous pas l'échange admirable? Il donne son propre Fils à la mort, pour faire naître les enfants d'adoption. Cette même charité du Père qui le livre, qui l'abandonne, qui le sacrifie, nous adopte, nous vivifie et nous régénère ; comme si le Père éternel ayant vu que l'on n'adopte des enfants que lorsque l'on a perdu les véritables, un amour saintement inventif lui avait heureusement inspiré pour nous ce conseil de miséricorde, de perdre en quelque sorte son Fils pour donner lieu à l'adoption, et de faire mourir l'unique héritier pour nous faire entrer dans ses droits.

Par conséquent, ô enfants adoptifs, que vous coûtez au Père éternel; mais que vous êtes chers et estimables à et; Père qui donne son Fils, et à ce Fils qui se donne lui-même pour vous! Voyez à quel prix il vous achète : un grand prix, dit le saint Apôtre, un prix infini : Pretio empti estis, nolite fieri servi hominum (1) : « Vous êtes achetés d'un prix, c'est-à-dire d'un prix infini et inestimable; ne vous rendez pas esclaves des hommes. » Un de vos amis vous aborde, un de ces amis mondains qui vous aiment pour le siècle et les vanités. Il vous veut donner un sage conseil; comme il vous honore, dit-il, et qu'il vous estime, il désire votre avancement; c'est pourquoi il vous exhorte de vous

 

1 I Cor., VII, 23.

 

(a) Var.: Lui ayant un Fils si parfait.—(b) Les richesses inépuisables d'une bonté...

 

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embarquer dans cette intrigue, peut-être malicieuse, d'engager ce grand dans vos intérêts, peut-être au préjudice de la conscience. Prenez garde soigneusement, et ne vous rendez pas esclaves des hommes. Vous avez un autre homme qui vous estime ; cet homme c'est Jésus-Christ, qui est aussi votre Dieu ; c'est lui qui vous estime véritablement, parce qu'il vous a acheté au prix de son sang. Parce que cet ami vous estime, il veut vous engager dans le siècle ; parce que Jésus vous estime, il veut vous élever au-dessus du siècle. Vous promettez beaucoup, vous dit-il, et l'estime qu'il fait de vous fait qu'il voudrait vous voir dans le monde en la place dont vous êtes digne ; mais Jésus, qui vous estime véritablement, ne voit rien dans le monde qui vous mérite. Car que voyez-vous dans le monde qui puisse contenter une aine pour laquelle Jésus-Christ se donne? Quand on vous représente ce que vous valez, n'entrez pas tout seul dans la balance, pesez-vous avec votre prix, et vous trouverez (a) que rien n'est digne de vous que ce qui est digne aussi de Jésus-Christ même. Pretio empti estis : ne vous rendez pas esclave de la complaisance, ne vous donnez pas à si bas prix, ne vous vendez pas pour si peu de chose (b). « Non, non, mes frères, dit saint Augustin, ne soyons pas vils à nous-mêmes, nous qui sommes si précieux au Père (c) qu'il nous achète au Calvaire du sang de son Fils; et encore n'étant pas content de nous le donner une fois, il nous le verse tous les jours sur ces saints autels : » Tam caros œstimat, ut nobis quotidie Unigeniti sui sanguinem fundat (1).

Entrons aujourd'hui sérieusement dans une grande estime de ce que nous sommes en qualité de chrétiens, et que cette pensée nous retienne dans nos crimes les plus secrets. Si vous aviez un témoin, ses yeux vous inspireraient de la retenue. Si vous perdez de vue Dieu qui vous regarde, songez du moins à vous-même, après le prix que vous coûtez au Sauveur. Comptez-vous dorénavant pour quelque chose; ayez honte de vous-même, à cause de vous-même; respectez vos yeux et votre présence :

 

1 S. August., Serm. CCXVI, n. 3.

 

(a) Var. : Et sachez.— (b) Ne vendez pas pour si peu de chose votre liberté, et ne vous donnez pas à si bas prix. — (c) Nous que le Père céleste tient si précieux, — d'un si grand prix.

 

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Unusquisque dignum se eccistimet coràm quo si peccatum cogitaverit, erubescat (1).

Mais en apprenant aujourd'hui à nous estimer par notre prix, méditons aussi attentivement que « nous ne sommes pas à nous-mêmes, » et regardons-nous dans cette vue que « nous sommes des personnes achetées : » (a) Non estis vestri; empti enim estis pretio magno (2). Nous pouvons aisément connaître, non-seulement combien légitimement, mais combien étroitement et intimement nous sommes acquis au Sauveur, si nous savons entendre les lois de cet échange mystérieux : Non enim corruptibilibus auro vel argento redempti estis de vanâ vestrà conversatione, sed pretioso sanguine quasi Agni immaculati Christi (3). Nous avons déjà dit, Messieurs, que l'achat n'est pas une perte, mais un échange : vous me donnez, et je donne; je me dessaisis en achetant de ce que je donne , mais néanmoins je ne le perds pas, parce que ce que je reçois me tient lieu de ce que je donne et en fait le remplacement. (b) Ce n'est pas sans raison, Messieurs, que l'Ecriture nous dit souvent que Jésus-Christ s'est donné pour nous. Il ne nous achète pas, dit saint Pierre, ni par or, ni par argent, ni par des richesses mortelles. Car étant maître de tout l'univers, tout cela ne lui coûtait rien; mais parce qu'il nous voulait acheter beaucoup pour marque de son estime, il a voulu qu'il lui en coûtât; et afin que nous entendions jusqu'à quel point nous lui sommes chers, il a donné son sang d'un prix infini, il a voulu se donner lui-même : par conséquent nous lui tenons lieu de sa chair, de son sang, de sa propre vie ; et par conséquent, lorsque nous nous retirons de lui, nous lui faisons la même injure que si nous lui arrachions un de ses membres. Nous portons sa croix sur nos fronts, nous sommes teints de son sang; n'effaçons pas les marques d'une si glorieuse servitude; consacrons au Sauveur toute notre vie, puisqu'il l'a si bien achetée, et ne rompons pas un marché qui nous est si avantageux. Car comme il ne nous achète que comme Sauveur, il ne nous achète que pour nous sauver; et il va

 

1 S. August, Serm. CCCLXXI, n. 4.— 2 I Cor., VI, 19, 20.— 3 I Petr., I, 18, 19.

 

(a) Note marg. : Jésus-Christ ne s'est pas donné apure perte.—   (b) Lois du commerce qui ne peuvent être renversées sans ruiner tous les fondements de la société humaine.

 

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combattre à toute outrance, si je puis parler de la sorte, contre la justice de son Père, pour nous gagner le ciel qu'elle nous ferme.

 

TROISIÈME POINT.

 

Il n'y a rien qui attache les attentions comme le spectacle d'un grand combat qui décide des intérêts de deux puissances opposées ; les voisins intéressés le considèrent avec tremblement, et les plus indifférents sont émus dans l'attente d'un événement si remarquable.

J'ai à vous proposer ici un combat où se décide la cause de notre salut, dans lequel un Dieu combat contre un Dieu, le Fils contre son Père et en quelque sorte contre lui-même. Mais comme on ne combat contre Dieu qu'en lui cédant, le Dieu-Homme, qui est le tenant contre la justice divine, pendant qu'elle marche contre lui personnellement armée de toutes ses vengeances, paraît armé de sa part d'une obéissance profonde. Toutefois, par cette obéissance toute-puissante la justice divine est vaincue, les portes du ciel sont forcées, et l'entrée en est ouverte aux enfants d'Adam, qui en étaient exclus par leurs crimes : Per proprium sanguinem introivit semel in Sancta, œternà redemptione inventa (1).

C'est ici la principale partie de la passion du Sauveur, et c'est pour ainsi dire l’âme du mystère, mais c'est un secret incompréhensible. Un Dieu qui se venge sur un Dieu, un Dieu qui satisfait à un Dieu, qui pourrait approfondir un si grand abîme? Les bienheureux le voient, et ils en sont étonnés (a) ; mais qu'en peuvent penser les mortels? Disons néanmoins, Messieurs, selon notre médiocrité, ce qu'il a plu à Dieu que nous en sussions par son Ecriture divine, et apprenons premièrement du divin Apôtre quelles armes tient en main le Père, quand il marche contre son Fils. Il est armé de son foudre, je veux dire de cette terrible malédiction qu'il lance sur les têtes criminelles. Quoi ! ce foudre tombera-t-il sur le Fils de Dieu ? Ecoutez l'apôtre saint Paul : « Il est fait pour nous malédiction: » Factus pro nobis maledictum (2); le grec porté exécration.

 

1 Hebr., IX, 12. — 2 Galat., III, 13.

 

(a) Var. : Le voient et l'admirent.

 

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Pour entendre le sens de l'Apôtre, vous voyez qu'il faut méditer avant toutes choses quelle est la force, quelle l'énergie de la malédiction divine ; mais il faut que Dieu l'explique lui-même par la bouche du divin Psalmiste. Induit maledictionem sicut vestimentum, et intravit sicut aqua in interiora ejus et sicut oleum in ossibus ejus (1) : « La malédiction l'environne comme un vêtement, elle entre comme de l'eau dans son intérieur et pénètre comme de l'huile jusqu'à ses os. » Voilà donc trois effets terribles de la malédiction. Elle environne les pécheurs par le dehors, elle entre jusqu'au dedans et s'attache aux puissances de leur âme (a) ; mais elle passe encore plus loin, elle pénètre comme de l'huile jusqu'à la moelle de leurs os, elle perce jusqu'au fond de leur substance. Jésus chargé des péchés des hommes, en qualité de répondant et de caution, est frappé de ces trois foudres ou plutôt de ces trois dards du foudre de Dieu. Expliquons ceci en peu de paroles, autant que le sujet le pourra permettre.

L'un des privilèges des justes, c'est que Dieu les assure dans les saintes Lettres que sa miséricorde les environne : Sperantem autem in Domino misericordia circumdabit (2). Il veut par là que nous entendions qu'il fait pour ainsi dire la garde autour d'eux, pour détourner de sa main les coups qui menacent leurs têtes, qu'il bride la puissance de leurs ennemis et qu'il les met à couvert de toutes les insultes du dehors sous l'aile de sa protection.

Ainsi le premier degré de malédiction, c'est que Dieu retire des pécheurs cette protection extérieure et les laisse par conséquent exposés à un nombre infini d'accidents fâcheux qui menacent de toutes parts la faiblesse humaine. Je vous ai déjà fait voir, chrétiens, que Jésus a été réduit à ce triste état par la volonté de son Père, qu'il s'y est assujetti volontairement en qualité de victime; et comme ce que j'aurais à dire sur ce sujet tomberait à peu près dans le même sens de ma première partie, pour ne vous point accabler par des redites dans un discours déjà assez long, je remarquerai seulement cette circonstance.

C'est que la protection de Dieu sur les justes leur est promise

 

1 Psal., CVIII, 18. — 2 Psal. XXXI, 10.

 

(a) Var. : De l’âme.

 

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principalement dans le temps des afflictions, parce que Dieu, comme un bon ami, se plaît de faire paraître à ses serviteurs dans le temps des adversités la fidélité de ses soins. De là vient que, lorsqu'il semble les abandonner, il fait luire sur eux ordinairement par certaines voies imprévues, qui ne manquent jamais à sa providence, quelque marque de sa faveur (a). Jésus n'en voit pas la moindre étincelle; si bien qu'en se plaignant que Dieu le délaisse (1), dans les termes du Roi-Prophète, il pouvait encore ajouter ce qu'il a dit en un autre lieu (2) : Ut quid, Domine, recessisti longé ? « O Dieu ! pourquoi vous êtes-vous retiré si loin, » qu'il semble que je vous perde de vue? Despicis in opportunitatibus : « Vous qui vous glorifiez d'être si fidèle, vous me dédaignez dans l'occasion, lorsque j'ai le plus besoin de votre secours;» Despicis in opportunitatibus ; et quelle est cette occasion ? In tribulatione : « O Dieu ! vous me méprisez dans l'extrémité de mes angoisses. »

Voilà l'état du Sauveur. Mais disons ici en passant aux enfants de Dieu qui semblent abandonnés parmi leurs ennuis, qu'ils considèrent Jésus, qu'ils sachent que Dieu, cet ami fidèle, ne nous manque jamais aux occasions; mais ce n'est pas à nous de les lui prescrire , elles dépendent de l'ordre de ses décrets, et non de l'ordre des temps; il suffit que nous soyons assurés qu'il viendra infailliblement à notre secours, pourvu que nous ayons la force d'attendre. Après ce mot de consolation que nous devions, ce me semble, aux affligés, revenons maintenant au Fils de Dieu, et voyons la divine malédiction qui commence à pénétrer son intérieur et le frappe dans les puissances de l'âme ; suivons toujours l'Ecriture sainte et ne parlons point sans la loi.

J'ai appris de cette Ecriture que Dieu a un visage pour les justes et un visage pour les pécheurs. Le visage qu'il a pour les justes est un visage serein et tranquille, qui dissipe tous les nuages, qui calme tous les troubles de la conscience ; un visage doux et paternel, « qui remplit l’âme d'une sainte joie : » Adimplebis me laetitià

 

1 Psal. XXI, 1. — 2 Psal., X, H. 1.

 

(a) Var.: ... se plaît de faire paraître dans l'adversité la fidélité de ses soins; et lorsqu'il semble es abandonner, il fait luire sur eux quelque marque de sa faveur.

 

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cum vultu tuo (1). O Jésus! il était autrefois pour vous, autrefois; mais maintenant la chose est changée. Il y a un autre visage que Dieu tourne contre les pécheurs ; un visage dont il est écrit : Vultus autem Domini super facientes mala (2) : « Le visage de Dieu sur ceux qui font mal;» visage terrible et épouvantable, visage de la justice irritée, (a) O grâce ! ô rémission ! ô salut de hommes ! que vous coûtez à Jésus ! Son Père lui paraît avec ce visage ; il lui montre cet œil enflammé; il lance contre lui ce regard terrible « qui allume le feu devant lui : » Ignis in conspectu ejus exardescet (3). Il le regarde enfin comme un criminel, et la vue de ce criminel lui fait en quelque sorte oublier son Fils.

Mon Sauveur en est étonné. Voyez comme il entre aussi dans ce sentiment et comme il prend en vérité l'état de pécheur. Ah ! c'est ici mon salut. Je me plais de m'occuper dans cette pensée; j'aime à voir que mon Sauveur prend mes sentiments, parce que c'est en cette manière qu'il me donne la liberté de prendre les siens; parce qu'il parle à Dieu comme un pécheur, ah ! c'est ce qui me donne la liberté de parler comme un innocent. Je remarque donc, âmes saintes, que dès le commencement de sa passion il ne parle plus à Dieu qu'en tremblant. Lui qui priant autrefois commençait sa prière par l'action de grâces (4), assuré d'être toujours ouï; lui qui disait si hardiment : « Père, je le veux (5) » dans le jardin des Olives commence à tenir un autre langage : « Père, dit-il, s'il est possible; Père, si vous voulez, détournez de moi ce calice : non ma volonté, mais la vôtre (6). » Est-ce là le discours d'un Fils bien-aimé ? Eh ! vous disiez autrefois si assurément : « Tout ce qui est à vous est à moi, tout ce qui est à moi est à vous (7). » Il a été un temps qu'il pouvait parler de la sorte ; maintenant que le Fils unique est caché et enveloppé sous le pécheur, il n'ose plus lui parler avec cette liberté première, il prie avec

 

1 Psal. XV, 11. — 2 Psal. XXXIII, 17. — 3 Psal. XLIX, 3. — 4 Joan., XI, 41. 42. — 5 Ibid., XVII, 24. — 6 Matth., XXVI, 39; Luc., XXII, 42. — 7 Joan., XVII, 10.

 

(a) Note marg. : Visage terrible et épouvantable, le visage de la justice irritée, dont Dieu étonne les réprouvés ! Ah ! si nous pouvions ouvrir les yeux pour considérer ce visage ! Jésus lui-même en est étonné, parce qu'il porte l'image d'un criminel. Voyez en L'image et en la peinture ce que c'est qu'un crime réel, ce que c'est qu'un pécheur véritable. Si in viridi ligno hœc faciunt, in firido quid fiet (Luc., XXIII, 31) ?

 

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tremblement ; et enfin dans la suite de sa passion, se voyant toujours traité comme un criminel, ne découvrant plus aucuns traits de la bonté de son Père, il n'ose plus aussi lui donner ce nom ; et pressé d'une détresse incroyable, il ne l'appelle plus que son Dieu : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ? » Deus meus, Deus meus, ut quid dereliquisti me (1)?

Mais la cause principale de cette plainte, c'est que la colère divine, après avoir occupé toutes ses puissances, avait produit son dernier effet, en perçant et pénétrant jusqu'au fond de l’âme. Je n'aurais jamais fini ce discours, si j'entreprenais de vous expliquer combien ce coup est terrible. Il suffit que vous remarquiez qu'il n'appartient qu'à Dieu seul d'aller chercher l’âme jusque dans son centre ; le passage en est fermé aux attaques les plus violentes des créatures ; Dieu seul en la faisant se l'est réservé ; et c'est par là qu'il la prend, « quand il veut la renverser par les fondements, » selon l'expression prophétique : Evertam eos à fundamentis (2). C'est ce qui s'appelle dans l'Ecriture « briser les pécheurs : » Deus conteret eos (3). Voyez ici combien il est terrible de tomber entre les mains du Dieu vivant : c'est pour cela que Dieu a suivi cette voie de justice. Isaïe l'a dit clairement dans ce beau chapitre qui s'entend de Jésus-Christ à la lettre : « Le Seigneur l'a voulu briser : » Dominus voluit conterere eum in infirmitate (4); et pour achever la perfection de son sacrifice, il fallait qu'il fût encore froissé par ce dernier coup.

Je ne crains point de dire que tous les autres tourments de notre Sauveur, quoique leur rigueur soit insupportable, ne sont qu'une ombre et une peinture en comparaison des douleurs, de l'oppression , de l'angoisse que Bouffira son âme très-sainte sous la main de Dieu qui la froisse.

De quelle sorte le Fils de Dieu a pu ressentir ce coup de foudre, c'est un secret profond qui passe de trop loin notre intelligence, soit que sa divinité se fût comme retirée en elle-même ; soit que ne faisant sentir sa présence qu'en une certaine partie de son âme, ce qui n'est pas impossible à Dieu, « dont la vertu pénétrante,

 

1 Matth., XXVII, 46. — 2 Sap., IV, 19. — 3 Job, XXXIV, 24. — 4 Isa., LIII, 10.

 

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comme dit saint Paul (1), va jusqu'aux divisions (a) les plus délicates de l’âme d'avec l'esprit, » elle eût abandonné tout le reste aux coups de la vengeance divine; soit que par quelque autre miracle inconnu et inconcevable aux mortels, elle ait trouvé le moyen d'accorder ensemble l'union très-étroite de Dieu et de l'homme avec cette extrême désolation où l'homme-Jésus-Christ a été plongé sous les coups redoublés et multipliés de la vengeance divine. Quoi qu'il en soit et de quelque sorte que se soit accompli un si grand mystère en la personne de Jésus-Christ, toujours est-il assuré qu'il n'y avait que le seul effort d'une détresse (b) incompréhensible qui pût arracher du fond de son cœur cette plainte étrange qu'il fait à son Père : Quare me dereliquisti?

Le croirions-nous, chrétiens, si l'Ecriture divine ne nous l'apprenait, que pendant cette guerre ouverte qu'un Dieu vengeur faisait à son Fils, le mystère de notre paix se négociait? On avançait pas à pas la conclusion d'un si grand traité ; et « Dieu était en Christ, se réconciliant le monde (2). » Comme on voit quelquefois dans un grand orage, le ciel semble s'éclater et fondre tout entier sur la terre ; mais en même temps qu'il se décharge, il s'éclaircit peu à peu jusqu'à ce qu'il reprend enfin sa première sérénité, calmé et apaisé, si je puis parler de la sorte, par sa propre indignation : ainsi la justice divine éclatant sur le Fils de Dieu de toute sa force, se passe peu à peu en se déchargeant ; la nue crève et se dissipe ; Dieu commence à ouvrir aux enfants d'Adam cette face bénigne et riante (c) ; et par un retour admirable (d), qui comprend tout le mystère de notre salut, pendant qu'il frappe sans miséricorde son Fils innocent pour l'amour des hommes coupables, il pardonne sans réserve aux hommes coupables pour l'amour de son Fils innocent.

Mais aussi c'est que sa rigoureuse justice fut si fortement combattue par le Fils de Dieu, qu'il fallut enfin qu'elle se rendît et qu'elle laissât emporter le ciel à une si grande violence. O ciel, enfin tu nous es ouvert ; nous ne sommes plus des bannis, chassés

 

1 Hebr., IV, 12. — 2 II Cor., V, 19.

 

(a) Var. : « Qui pénètre, comme dit saint Paul, les divisions... »— (b) Angoisse. — (c) Bénigne et tranquille. — (d) Heureux.

 

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honteusement de notre patrie. C'est ici qu'il faut lire notre instruction. Car nous avons aussi à conquérir le ciel, mais il faut l'attaquer par les mêmes armes (a).

Le Sauveur s'est donc servi de deux sortes d'armes contre la sévérité de son Père, la contrition et l'obéissance. Car comme elle avait pour objet le péché des hommes et qu'il fallait en détruire la coulpe et la peine, il a opposé à la coulpe une douleur immense des crimes, Magna est velut mare contritio tua (1), et satisfait à la peine par une obéissance infatigable, déterminée à tout endurer. Disons l'un et l'autre en peu de paroles ; c'est la moralité de ce discours.

Je dis premièrement, chrétiens, que se trouvant chargé, investi, accablé des péchés du monde, il les envisage tous en détail (b) ; il les pèse à cette juste balance de sa divine sagesse ; il les confronte aux règles immuables dont elles violent l'équité par leur injustice ; et connaissant parfaitement, pénétrant profondément leur énormité par l'opposition aux principes, il gémit sur tous nos désordres avec toute l'amertume que chacun mérite. Ah ! disait autrefois David : Comprehenderunt me iniquitates meœ..., muitiplicatœ sunt super capillos capitis mei, et cor meum dereliquit me (2). « Mes iniquités m'ont saisi et environné de toutes parts; elles se sont multipliées plus que les cheveux de ma tête; » et pendant que je m'applique à les déplorer, « mon cœur tombe en défaillance, » ne pouvant fournir à tant de larmes. Que dirai-je donc maintenant de vous, ô cœur du divin Jésus, environné et saisi par l'infinité de nos crimes ? Où avez-vous pu trouver place à tant de douleurs qui vous percent, à tant de regrets qui vous déchirent?

En unité de cette douleur par laquelle le Fils de Dieu déplore nos crimes, brisons nos cœurs devant lui par l'esprit de componction. Car qu'attendons-nous, chrétiens, à regretter nos péchés? Jamais nous n'en verrons l'horreur plus à découvert que dans la croix de Jésus. Dieu nous a voulu donner ce spectacle de la haine qu'il a pour eux et de la rigueur qu'ils attirent, afin que les voyant

 

1 Thren., II, 13. — 2 Psal. XXXIX, 13.

 

(a) Var. : Et qu'elle laissât emporter le ciel à une si grande violence C'est ici qu'il faut lire noire instruction. Car nous devons aussi conquérir le ciel et le forcer par les mêmes armes. — (b) En particulier.

 

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si horribles en la personne du Fils de Dieu, où ils ne sont que par transport, nous pussions comprendre par là quels ils doivent être en nos cœurs, dans lesquels ils ont pris naissance. Ça donc, ô péché régnant! ô iniquité dominante ! que je te recherche aujourd'hui dans le fond de ma conscience. Est-ce un attachement vicieux? Est-ce un désir de vengeance, une inimitié invétérée? O vengeance ! oses-tu paraître. quand Jésus outragé à l'extrémité demande pardon pour ses ennemis? Vous le savez, je ne le sais pas ; mais je sais que tant que vous la laisserez régner dans vos coeurs, le ciel toujours d'airain sur vos têtes, vous sera fermé sans miséricorde ; et au contraire que la justice divine, toujours inflexible et inexorable, ouvrira sous vos pas toutes les portes de l'abîme. Renversez donc aujourd'hui ce règne injuste et tyrannique; donnez cette victoire à Jésus-Christ ; que sa croix emporte sur vous cet attachement ou cette aversion criminelle ; (a) délivrez-vous de sa tyrannie par l'effort d'une contrition sans mesure. Le Fils de Dieu commence à gémir ; suivez et sanctifiez votre repentir par la société de ses douleurs.

Mais pour surmonter tout à fait la justice de Dieu son Père, il s'arme encore de l'obéissance. Sur quoi je vous dirai seulement ce mot, car il est temps de conclure, que ce qu'il y a de plus important pour contenter la justice, c'est l'acceptation volontaire de tous les supplices. C'est la pratique de l'obéissance d'adorer la justice de Dieu, non-seulement en elle-même, mais dans son propre supplice. Deus, Deus meus, quare me dereliquisti? C'est la plainte du délaissement; mais il confesse en même temps qu'il est équitable : Longè à salute meâ verba delictorum meorum (1) : mes péchés l'ont bien mérité, qui sont devenus les miens par transport. C'est pourquoi , dès le commencement de sa passion, il ne parle plus de son innocence, il ne songe qu'à porter les coups. Ainsi s'étant abaissé infiniment davantage (b) qu'Adam ni tous ses enfants n'ont été rebelles, il a réparé toutes les injures par lesquelles ils déshonoraient la bonté de Dieu. La justice divine s'est

 

1 Psal. XXI, 1.

 

(a) Note marg. : Qu'il brise une liaison mal assortie, qu'il renoue une rupture mal faite.— (b) Bossuet avait dit d'abord : infiniment plus.

 

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enfin rendue et a ouvert toutes les portes de son sanctuaire.

« Ayant donc cette confiance de pouvoir entrer dans le sanctuaire, ayant cette voie nouvelle que le Fils de Dieu nous a ouverte, je veux dire sa sainte chair, qui est la propitiation de nos crimes, approchons-nous de lui avec un cœur vraiment sincère et avec une pleine foi.» (a) Suivons, mes frères, après Jésus-Christ ; mais il faut combattre aussi bien que lui contre la justice. — Mais n'est-ce pas assez qu'il l'ait désarmée et qu'il ait porté en lui-même tout le fardeau de ses vengeances? — Ne croyez pas qu'il ait tant souifert pour nous faire aller au ciel à notre aise. Il a soutenu tout le grand effort pour payer nos dettes ; il nous a laissé de moindres épreuves, mais néanmoins nécessaires pour entrer en conformité de son esprit et être honoré de sa ressemblance.

Approchons du sacrement de la pénitence avec un esprit généreux, résolus de satisfaire à la justice divine par une pénitence ferme et vigoureuse, (b) La satisfaction nous doit rendre conformes à Jésus crucifié. Mon Sauveur, quand je vois votre tête couronnée d'épines, votre chair déchirée, votre corps tout couvert de plaies, votre âme percée de tant de douleurs, je dis aussitôt en moi-même : Quoi donc! une courte prière, ou quelque légère aumône, ou quelque effort médiocre sont-ils capables de me crucifier avec vous? Ne faut-il point d'autres clous pour percer mes pieds qui tant de fois ont couru aux crimes, et mes mains qui se sont souillées par tant d'injustices ? Que si notre délicatesse ne peut plus supporter les peines du corps que l'Eglise imposait autrefois par une discipline si salutaire, récompensons-nous sur les cœurs. Ne sortons point les yeux secs de ce grand spectacle du Calvaire. « Tous ceux qui assistaient, dit saint Luc, s'en retournaient frappant leurs poitrines (c) : » qu'il ne soit pas dit, chrétiens,

 

(a) Note marg. : Habentes fiduciàm in introitu sanctorum in sanguine Christi, quant initiavit nobisviam novam et viventcm per velamen, id est, carnem suam… : aceedamus cum vero corde in plenitudine fidei (Hebr., X, 19, 20, 22). — (b) Le concile de Trente. — (c) Var. : « Tous ceux qui assistaient, dit saint Luc, s'en retournaient frappant leurs poitrines : » Percutientes pectora sua revertebantur (Luc, XXIII, 48). Jésus-Christ mourant avait répandu un certain esprit de componction et de pénitence : qu'il ne soit pas dit, chrétiens, que nous soyons plus durs que les Juifs. Dieu vengera la mort de son Fils.

 

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que nous soyons plus durs que les Juifs. Faisons retentir tout le Calvaire de nos cris et de nos sanglots ; pleurons amèrement nos iniquités ; irritons-nous saintement contre nous-mêmes ; rompons tous ces indignes commerces; quittons cette vie mondaine et licencieuse; mourons enfin au péché avec Jésus-Christ, c'est lui-même qui nous le demande ; écoutez ce grand cri qu'il fait en mourant, c'est qu'il vous invite à la pénitence (a) ; il vous avertit de sa mort prochaine, afin que vous mouriez avec lui. Il va mourir, il baisse la tête, ses yeux se fixent, il passe, il expire; c'en est fait, il a rendu l’âme. Eh bien, sommes-nous morts avec lui? Allons-nous commencer une vie nouvelle par la conversion de nos mœurs? Puis-je l'espérer, chrétiens? Quelle marque m'en donnerez-vous ? Ah ! ce n'est pas à moi qu'il la faut donner : donnez-la au Sauveur Jésus, qui vous la demande. Ne sortez point de ce temple sans lui confesser vos péchés dans l'amertume de vos coeurs ; entrez dans les sentiments de sa mort par les douleurs de la pénitence, et vous participerez bientôt au bonheur de sa résurrection glorieuse. Amen.

 

(a) Var.: ..... mourons enfui avec Jésus-Christ, c'est lui-même qui nous le

demande. Jésus, qui n'a jamais cessé d'exhorter les hommes à se repentir de leurs crimes, jusqu'à l'extrémité de son agonie, ramasse ses forces épuisées ; il fait un dernier effort, lui dont le cri a été oui de Lazare jusqu'au tombeau, « dont les morts entendront la voix, et ceux qui l'entendront vivront :» Mortui audient vocem Filii Dei, et qui audierint vivent (Joan., V, 25). Ecoutez ce grand cri qu'il l'ait en mourant, qui étonne le Centenier qui le garde, qui arrête tous les yeux des spectateurs, qui étonne toute la nature, et que le ciel et la terre écoutent par un silence respectueux : c'est qu'il vous invite à la pénitence; il vous avertit de sa mort prochaine.....

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