Disc. Union J-C / Epouse
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DISCOURS
SUR
L'UNION DE JÉSUS-CHRIST
AVEC SON ÉPOUSE.

 

Veni in hortum meum, Soror mea, Sponsa.

Je suis venu dans men jardin, ma Sœur, mon Epouse. Cant., V, 1.

 

Le nom d'Epouse est le plus obligeant et le plus doux dont Jésus-Christ puisse honorer les âmes qu'il appelle à la sainteté de son amour ; et il ne pouvait choisir un nom plus propre que celui d'Epoux, pour exprimer l'amour qu'il porte à l’âme et l'amour que l’âme doit avoir réciproquement pour lui. Il ne reste qu'à voir où se fait leur alliance, et de quelle manière ils s'unissent ensemble.

Saint Bernard dit que c'est dans l'oraison, qui est un admirable commerce entre Dieu et l’âme, qu'on ne connaît jamais bien qu'après en avoir fait l'expérience. C'est là que l'Epoux visite l'Epouse ; c'est là que l'Epouse soupire après son Epoux : c'est là que se fait cette union déifique entre l'Epoux et l'Epouse, qui fait le souverain bien de cette vie, et le plus haut degré de perfection où l'amour divin puisse aspirer sur la terre.

Les visites que l'Epoux céleste rend à l'Epouse se font dans le cœur : la porte par où il entre est la porte du cœur. Les discours qu'il lui tient sont à l'oreille du cœur : le cabinet où elle le reçoit est le cabinet du cœur. Le Verbe, qui sort du cœur du Père, ne peut être reçu que dans le cœur.

Je confesse, dit saint Bernard (1), que cet amoureux Epoux m'a quelquefois honoré de ses visites ; et si je l'ose dire dans la simplicité de mon cœur, il est vrai qu'il m'a souvent fait cette faveur. Dans ces fréquentes visites, il est arrivé parfois que je ne m'en suis pas aperçu. J'ai bien senti sa présence ; je me souviens encore de sa demeure ; j'ai même pressenti sa venue ; mais je n'ai jamais su comprendre comment ilentrait, ni de quelle manière il sortait : si bien que je ne puis dire ni d'où il vient, ni où il va, ni l'endroit

 

1 In Cant., serm. LXXIV, n. 5.

 

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par où il entre, ni celui par où il sort. Certainement il n'est pas entré par les yeux, car il n'est point revêtu de couleur ; il n'est pas aussi entré par l'oreille, car il ne fait point de bruit; ni par l'odorat, car il ne se mêle point avec l'air comme les odeurs, mais seulement avec l'esprit. Ce n'est point une qualité qui fasse impression dans l'air, mais une substance qui le crée. Il ne s'est point coulé dans mon cœur par la bouche, car on ne le mange pas ; il ne s'est point fait sentir par l'attouchement, il n'a rien de grossier ni de palpable : par où est-ce donc qu'il est entré ?

Peut-être qu'il n'était pas besoin qu'il entrât, parce qu'il n'était pas dehors. Il n'est pas étranger chez nous : mais aussi ne vient-il pas du dedans, parce qu'il est bon; et je sais que le principe du bien n'est pas en moi. J'ai monté jusqu'à la pointe de mon esprit; mais j'ai trouvé que le Verbe était infiniment au-dessus. Je suis descendu dans le plus profond de mon âme, pour sonder curieusement ce secret ; mais j'ai connu qu'il était encore dessous. Jetant les yeux sur ce qui est hors de moi, j'ai vu qu'il était au delà de tout ce qui m'est extérieur ; et rappelant ma vue au dedans, j'ai aperçu qu'il était plus intime à mon cœur que mon cœur même.

Mais comment est-ce donc que je sais qu'il est présent, puisqu'il ne laisse point de trace ni de vestige qui m'en donne la connaissance? Je ne le connais pas à la voix, ni au visage, ni au marcher, ni par le rapport d'aucun de mes sens; mais seulement par le mouvement de mon cœur, par les biens et les richesses qu'il y laisse et par les efforts merveilleux qu'il y opère. Il n'y est pas sitôt entré qu'il le réveille incontinent. Comme il est vif et agissant, il le tire du profond sommeil où il était comme enseveli : il le blesse pour le guérir; il le touche pour le ramollir, parce qu'il est dur comme le marbre. Il y déracine les mauvaises habitudes ; il y détruit les inclinations déréglées, et il y plante la vertu. S'il est sec, il l'arrose des eaux de sa grâce ; s'il est ténébreux, il l'éclairé de ses lumières ; s'il est fermé, il l'ouvre ; s'il est serré, il le dilate; s'il est froid, il le réchauffe; s'il est courbé, il le redresse. Je connais la grandeur de son pouvoir, parce qu'il donne la chasse aux vices, et qu'il n'a pas plutôt paru que ces monstres prennent la fuite. J'admire sa sagesse, quand il me découvre mes défauts

 

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cachés dans les plus secrets replis de mon âme. Le changement qu'il opère en moi par l'amendement de ma vie, me fait goûter avec plaisir les douceurs de sa bonté; le renouvellement intérieur de mon âme me découvre sa beauté, et tous ces effets ensemble me remplissent d'un étonnement extraordinaire et d'une profonde vénération de sa grandeur.

Si les entretiens de l'Epoux étaient aussi longs qu'ils sont agréables à l'Epouse, elle serait trop heureuse et satisfaite : mais quoiqu'il ne l'abandonne jamais, si elle ne l'y oblige par quelque offense mortelle, il ne laisse pas de lui soustraire souvent le sentiment de sa présence par un effet tout particulier de sa bonté, que nous avons coutume d'exprimer par ces noms d'éloignement, de fuite et d'absence. C'est une mer qui a son flux et son reflux, ses mouvements réguliers et irréguliers qui nous surprennent. C'est un soleil qui donne la lumière et la retire quand il lui plaît : sa clarté donne de la joie à notre âme, son éloignement lui cause bien des soupirs et des gémissements.

Dieu m'est témoin, dit Origène, que j'ai souvent reçu la visite de l'Epoux; et qu'après l'avoir entretenu avec de grandes privautés, il se retire tout d'un coup, et me laisse dans le désir de le chercher et dans l'impuissance de le trouver (1). Dans cette absence je soupire après son retour : je le rappelle par des désirs ardents; et il est si bon qu'il revient. Mais aussitôt qu'il s'est montré et que je pense l'embrasser, il s'échappe de nouveau ; et moi je renouvelle mes larmes et mes soupirs.

Cette conduite est propre à l'état où nous vivons dans cet exil : état de changement, sujet à plusieurs vicissitudes qui interrompent la jouissance de l'Epouse par de fréquentes privations. Nous n'avons ici qu'un avant-goût, un essai comme l'odeur de la béatitude. Dieu s'approche de nous comme s'il voulait se donner à nous; et lorsque vous pensez le saisir, il se retire à l'instant. Et comme l'éclair, qui sort de la lune et traverse l'air en un moment, éblouit la vue plutôt qu'il ne l'éclairé : de même cette lumière divine, qui vous investit et vous pénètre, fait un jour dans la nuit, une nuit mystique dans le jour. Vous êtes touché subitement, et

 

1 In Cant., homil. I, n. 7.

 

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vous sentez cette touche délicate au fond de l’âme ; mais vous n'apercevez pas celui qui vous touche. On vous dit intérieurement des paroles secrètes et ineffables, qui vous font connaître qu'il y a quelqu'un auprès de vous, ou même au dedans de vous, qui vous parle, mais qui ne se montre pas à découvert.

Dieu se présente à notre cœur; il lui jette un rayon de lumière, il l'invite, il l'attire, il pique son désir; mais parce que le cœur ne sent qu'à demi cette odeur et cette saveur délicieuse, qui n'a rien de commun avec les douceurs de la chair, il demeure ravi d'étonnement ; et la souhaite avec d'autant plus d'ardeur, qu'elle surpasse tous les contentements de la terre : son désir est suivi de la jouissance. Bientôt après suit la privation, qui par la renaissance des désirs qu'elle rallume, fait un cercle de notre vie qui passe continuellement du désir à la jouissance, de la jouissance à l'absence, et de l'absence au désir.

Qui est-ce qui me pourra développer le secret de ces mystérieuses vicissitudes, dit saint Bernard (1)? Qui m'expliquera les allées et les venues, les approches et les éloignements du Verbe? L'Epoux n'est-il point un peu léger et volage? D'où peut venir et où peut aller ou retourner celui qui remplit toutes choses de son immense grandeur? Sans doute le changement n'est pas dans l'Epoux ; mais dans le cœur de l'Epouse, qui reconnaît la présence du Verbe lorsqu'elle sent l'effet de la grâce ; et quand elle ne le sent plus, elle se plaint de son absence et renouvelle ses soupirs. Elle s'écrie avec le Prophète : « Seigneur, mon cœur vous a dit : Les yeux de mon âme vous ont cherché (2). » Et peut-être, dit saint Bernard (3), que c'est pour cela que l'Epoux se retire, afin qu'elle le rappelle avec plus de ferveur, et qu'elle l'arrête avec plus de fermeté : comme autrefois s'étant joint aux deux disciples qui allaient à Emmaüs, il feignit de passer outre, afin d'entendre ces paroles de leur bouche même : Mane nobiscum, Domine (4) : « Demeurez avec nous, Seigneur ; » car il se plaît à se faire chercher, afin de réveiller nos soins et d'embraser notre cœur.

Il ne fait que toucher en passant la cime de notre entendement,

 

1 In Cant., serm. LXXIV, n. 1. — 2 Psal. XXVI, 8. — 3 S. Bern., loc. cit., n. 3. — 4 Luc, XXIV, 29.

 

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comme un éclair, dit saint Grégoire de Nazianze, qui passe devant nos yeux, partageant ainsi notre esprit entre les ténèbres et la lumière, afin que ce peu que nous connaissons soit un charme qui nous attire, et que ce que nous ne connaissons pas soit un secret qui nous ravisse d'étonnement : en sorte que l'admiration excite nos désirs, et que nos désirs purifient nos cœurs, et que nos cœurs se déifient par la familiarité que nous contractons avec Dieu dans cette aimable privauté.

Les vents qui secouent les branches des arbres les nettoient : les orages qui agitent l'air le purifient : les tempêtes qui ébranlent et renversent la mer, lui font jeter les corps morts sur le rivage : de même l'agitation du cœur, ému par ces saintes inquiétudes, contribue beaucoup à sa pureté, et l'exemple de beaucoup de taches et d'ordures, qui s'amassent au fond de l’âme pendant qu'elle est dans le calme, et qu'elle jouit d'un repos tranquille. L'eau qui croupit dans un étang se corrompt et devient puante : le pain qui cuit sous la cendre se brûle si on ne le tourne, comme dit le Prophète (1) : les corps qui ne font point d'exercice amassent beaucoup de mauvaises humeurs, qui sont des dispositions à de grandes maladies : et ainsi le cœur, qui n'est point exercé par ces épreuves, et par ces mouvements alternatifs de douceur et de rigueur, s'évapore au feu des consolations divines, se corrompt par le repos, et se charge de mauvaises habitudes. C'est pourquoi le Fils de Dieu, qui l'aime et qui prend soin de le cultiver, lui procure de l'exercice ; ne voulant pas qu'il demeure oisif, ou qu'il se relâche par une trop longue jouissance de ses faveurs et de ses caresses.

Il semble qu'il se joue avec les hommes, dit Richard de Saint-Victor (2), comme un père avec ses enfants : tantôt ils se figurent qu'ils le tiennent ; et puis tout à coup il leur échappe : tantôt il se montre comme un soleil avec beaucoup de lumière ; et puis en un moment il se cache dans les nuages. Il s'en va, il revient; il fuit, il s'arrête; il les surprend, il se laisse surprendre, et tout aussitôt il se dérobe : et puis après avoir tiré quelques larmes de leurs yeux, et quelques soupirs de leurs cœurs, il retourne ; enfin il les réjouit de la douceur de ses visites.

 

1 Osée, VII, 8. — 2 De grad. Charit., cap. II.

 

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« Je m'en vais pour peu de temps, et je vous reverrai bientôt (1) : » souffrez mon absence pour un moment. O moment et moment! ô moment de longue durée ! Mon doux Maître, comment dites-vous que le temps de votre absence est court? Pardonnez-moi, si j'ose vous contredire ; mais il me semble qu'il est bien long et qu'il dure trop. Ce sont les plaintes de l'Epouse, qui s'emporte par l'ardeur de son zèle, et se laisse aller à la violence de ses désirs. Elle ne considère pas ses mérites : elle n'a pas égard à la majesté de Dieu ; elle ferme les yeux à sa grandeur, et les ouvre au plaisir qu'elle sent en sa présence. Elle rappelle l'Epoux avec une sainte liberté : elle redemande celui qui fait toutes ses délices, lui disant amoureusement : «Retournez, mon bien-aimé; revenez promptement; hâtez-vous de me secourir; égalez la vitesse des chevreuils et des daims (2). »

Au reste, ne pensez pas que ces larmes soient stériles, ni ces soupirs inutiles : cet état de privation est très-avantageux à qui sait s'en prévaloir. C'est là que notre amour-propre, qui est aveugle, trouve des yeux pour sonder l'abîme de ses misères et reconnaître son indigence : c'est là que notre cœur apprend à compatir aux autres, par l'expérience de ses propres peines : c'est là qu'il trouve un torrent de larmes pour noyer ses crimes et un trésor si précieux, qu'il suffit non-seulement pour payer ses dettes, mais encore celles du prochain. C'est une fournaise d'amour où l'Epouse échauffe son zèle et lui donne des ailes de feu pour voler à la conquête des âmes aux dépens de son contentement et de son repos : c'est une école de sagesse où elle apprend les secrets de la vie intérieure : c'est une épreuve où elle se fortifie par la pratique des vertus chrétiennes, comme les plantes jettent de profondes racines durant les rigueurs de l'hiver. C'est là qu'elle goûte cette importante vérité qu'il faut interrompre les délices de la contemplation par les travaux de l'action; qu'elle doit laisser les secrets baisers de l'Epoux, pour donner les mamelles à ses enfants; que l'amour effectif est préférable à l'amour affectif; et que personne ne doit vivre pour lui seul, mais que chacun est obligé d'employer sa vie à la gloire de celui qui a voulu mourir pour tous les hommes. C'est le creuset où elle met sa

 

1 Joan., XVI, 16, 22. — 2 Cant., II, 17.

 

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charité à l'épreuve, pour savoir si elle est de bon aloi. C'est la balance où elle pèse les grâces de Dieu, pour en faire un sage discernement et préférer l'Auteur des consolations à tous ses dons. C'est un exil passager, qui lui fait sentir par précaution combien c'est un grand mal d'être abandonné de Dieu pour jamais, puisqu'une absence de peu de jours lui paraît plus insupportable que toutes les peines du monde : mais surtout, c'est une excellente disposition à l'union intime avec son divin Epoux, qui est à vrai dire le fruit de ses désirs, la fin de ses travaux et la récompense de toutes ses peines.

Tous les saints Pères qui parlent de l'union qui se fait entre l’âme et l'Epoux céleste dans l'exercice de l'oraison, disent qu'elle est inexplicable. Saint Thomas l'appelle un baiser ineffable, parce qu'on peut bien goûter l'excellence des affections et des impressions divines, mais on ne la peut pas exprimer. Saint Bernard dit que c'est un lien ineffable d'amour, parce que la manière dont on le voit est ineffable, et demande une pureté de cœur toute extraordinaire. Saint Augustin dit que cette union se fait d'une manière qui ne peut tomber dans la pensée d'un homme, s'il n'en a fait l'expérience.

On peut dire que le propre de l'amour est de tendre à l'union la plus intime et la plus étroite qui puisse être, et qu'il ne se contente pas d'une jouissance superficielle, mais qu'il aspire à la possession parfaite. De là vient que l’âme qui aime parfaitement Jésus-Christ, après avoir pratiqué toutes les actions de vertu et de mortification les plus héroïques ; après avoir reçu toutes les faveurs les plus signalées de l'Epoux, les visions, les révélations, les extases, les transports d'amour, les vues, les lumières, croit n'avoir rien fait et n'avoir rien reçu, à cause, dit saint Macaire, du désir insatiable qu'elle a de posséder le Seigneur ; à cause de l'amour immense et ineffable qu'elle lui porte, qui fait qu'elle se consume de désirs ardents, et qu'elle aspire sans cesse au baiser de l'Epoux.

On peut bien dire encore que cette union parfaite, qui est l'objet de ses désirs, n'est pas seulement une simple union par le moyen de la grâce habituelle qui est commune à tous les justes,

 

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ou par l'amour actuel même extatique et jouissant, qui ne se donne qu'aux grandes âmes; mais c'est le plus haut degré de la contemplation, le plus sublime don de l'Epoux, qui se donne lui-même, qui s'écoule intimement dans l’âme, qui la touche, qui se jette entre ses bras et se fait sentir et goûter par une connaissance expérimentale, où la volonté a plus de part que l'entendement, et l'amour que la vue. D'où vient que Richard de Saint-Victor dit a que l'amour est un œil, et qu'aimer c'est voir (1) : » et saint Augustin : « Qui connaît la vérité la connaît, et qui la connaît connaît l'éternité : c'est la charité qui la connaît (2). »

On peut bien dire avec saint Bernard, que cet embrassement, ce baiser, cette touche, cette union, n'est point dans l'imagination ni dans les sens, mais dans la partie la plus spirituelle de notre être, dans le plus intime de notre cœur, où l’âme par une singulière prérogative reçoit son bien-aimé; non par figure, mais par infusion ; non par image, mais par impression. On peut dire avec Denis le Chartreux que le divin Epoux voyant l’âme toute éprise de son amour, se communique à elle, se présente à elle, l'embrasse, l'attire au dedans de lui-même, la baise, la serre étroitement avec une complaisance merveilleuse; et que l'Epouse étant tout à coup, en un moment, en un clin d'œil, investie des rayons de la Divinité, éblouie de sa clarté, liée des bras de son amour, pénétrée de sa présence, opprimée du poids de sa grandeur, et de l'efficace excellente de ses perfections, de sa majesté, de ses lumières immenses, est tellement surprise, étonnée, épouvantée,  ravie en admiration de son infinie grandeur, de sa brillante clarté, de la délicieuse sérénité de son visage, qu'elle est comme noyée dans cet abîme de lumière, perdue dans cet océan de bonté, brûlée et consumée dans cette fournaise d'amour, anéantie en elle-même par une heureuse défaillance, sans savoir où elle est, tant elle est égarée et enfoncée dans cette vaste solitude de l'immensité divine. Mais de dire comment cela se fait, et ce qui se passe en ce secret entre l'Epoux et l'Epouse, cela est impossible : il le faut honorer par le silence, et louer à jamais l'amour ineffable du Verbe qui daigne tant s'abaisser pour relever sa créature.

 

1 De grad. Charit., cap. III. — 2 Conf., lib. VII, cap. X.

 

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LES DEVOIRS DE L'AME QUI ESI ÉI'OUSE DE JÉSUS-CHRIST.

 

Entre les devoirs de l'Epouse envers son divin Epoux, celui de l'amour est le premier; et même l'on peut dire qu'il est unique, parce qu'il contient tous les autres avec éminence. Car il faut considérer que Jésus-Christ prend quelquefois le nom de Seigneur, quelquefois celui de Père et quelquefois celui d'Epoux. Quand il veut nous donner de la crainte, dit saint Grégoire (1), il prend la qualité de Seigneur; lorsqu'il veut être honoré, il prend celle de Père : mais quand il veut être aimé, il se fait appeler Epoux.

Faites réflexion sur l'ordre qu'il garde : de la crainte procède ordinairement le respect, du respect l'amour. En cet amour consiste, comme dit excellemment saint Bernard (2), la ressemblance de l’âme avec le Verbe selon cette parole de l'Apôtre : « Soyez les imitateurs de Dieu, comme étant ses enfants bien-aimés; et marchez dans l'amour et la charité, comme Jésus-Christ nous a aimés (3), » afin de vous joindre par conformité à celui dont l'infinité vous sépare. Cette conformité marie l’âme avec le Verbe, lorsqu'elle se montre semblable en volonté et en désir à celui à qui elle ressemble par le privilège de la nature, aimant comme elle est aimée : si donc elle aime parfaitement, elle est épouse.

Qu'y a-t-il de plus doux que cette conformité? qu'y a-t-il de plus souhaitable que cet amour, qui fait, ô âme fidèle, que ne vous contentant pas d'être instruite par les hommes, mais vous adressant vous-même confidemment au Verbe, vous lui adhérez constamment, vous l'interrogez familièrement, vous le consultez sur toutes choses, égalant la liberté de vos désirs à l'étendue de vos pensées et de vos connaissances?

Certainement on peut dire que c'est ici que l'on contracte un mariage spirituel et saint avec le Verbe; je dis trop peu quand je dis qu'on le contracte : on le consomme. Car c'est en effet le consommer que de deux esprits n'en faire qu'un, en voulant et ne voulant pas les mêmes choses. Au reste il ne faut pas craindre que l'inégalité des personnes affaiblisse aucunement la conformité des volontés, parce que l'amour n'a pas tant d'égard au respect. Le

 

1 In Cant., proœm. n. 8. — 2 Ibid., serm. LXXXIII, n. 3. — 3 Ephes., V, 1, 2.

 

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mot d'amour vient d'aimer, non pas d'honorer. Que celui-là se tienne en respect, qui frissonne, qui est interdit, qui tremble, qui est saisi d'étonnement : tout cela n'a point de lieu en celui qui aime. L'amour est plus que satisfait de lui-même; et quand il est entré dans le cœur, il attire à soi toutes les autres affections et se les assujettit. C'est pourquoi celle qui aime s'applique à l'amour et ne sait autre chose; et celui qui mérite d'être honoré, respecté et admiré, aime mieux néanmoins être aimé : l'un est l'Epoux; l'autre est l'Epouse.

Quelle affinité et quelle liaison cherchez-vous entre deux époux, sinon d'aimer et d'être aimé ? Ce lien surpasse celui des pères et des mères à l'égard de leurs enfants, qui est celui de tous que la nature a serré plus étroitement. Aussi est-il écrit à ce sujet que « l'homme laissera son père et sa mère et s'attachera à son épouse (1). » Voyez comme cette affection n'est pas seulement plus forte que toutes les autres, mais qu'elle se surmonte elle-même dans le cœur des époux. Ajoutez que celui qui est l'Epoux n'est pas seulement épris d'amour; il est l'amour même. Mais n'est-il point aussi l'honneur? Pour moi je ne l'ai point lu : j'ai bien lu que « Dieu est charité (2); » mais je n'ai point lu qu'il soit honneur ni dignité. Ce n'est pas que Dieu rejette l'honneur, lui qui dit : « Si je suis Père, où est l'honneur qui m'est dû (3) ? » mais il le dit en qualité de Père. Que s'il veut montrer qu'il est Epoux, il dira : Où est l'amour qui m'est dû? Car il dit aussi au même endroit : « Si je suis Seigneur, où est la crainte qui m'est due? » Dieu donc veut être craint comme Seigneur, honoré comme Père, aimé et chéri comme Epoux.

De ces trois devoirs, lequel est le plus excellent et le plus noble? L'amour. Sans l'amour, la crainte est fâcheuse, et l'honneur n'est point agréable. La crainte est une passion servile tandis qu'elle n'est point affranchie par l'amour; et l'honneur qui ne vient point du cœur n'est point un vrai honneur, mais une pure flatterie. La gloire et l'honneur appartiennent à Dieu, mais il ne les accepte point s'ils ne sont assaisonnés par l'amour : car il suffit par lui-même; il plaît par lui-même et pour l'amour de lui-même.

 

1 Genes., II, 24; Matth., XIX, 5. — 2 I Joan., IV, 8. — 3 Malac., I, 6.

 

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L'amour est lui-même et son mérite et sa récompense. Il ne demande point d'autre motif ni d'autre fruit que lui-même : son fruit, c'est son usage. J'aime parce que j'aime; j'aime pour aimer. En vérité, l'amour est une grande chose, pourvu qu'il retourne à son principe; et que, remontant à sa source par une réflexion continuelle, il y prenne des forces pour entretenir son cours.

De tous les mouvements, de tous les sentiments et de toutes les affections de l’âme, il n'y a que l'amour qui puisse servir à la créature pour rendre la pareille à son Auteur, sinon avec égalité, pour le moins avec quelque rapport. Par exemple, si Dieu se fâche contre moi, me fâcherai-je contre lui? Non, certes; mais je craindrai, mais je tremblerai, mais je lui demanderai pardon; de même s'il me reprend, je ne le reprendrai pas à mon tour, mais plutôt je le justifierai ; et s'il me juge, je n'entreprendrai pas de le juger, mais plutôt de l'adorer. S'il domine, il faut que je serve; s'il commande, il faut que j'obéisse : je ne puis pas exiger de lui une obéissance réciproque. Mais il n'est pas ainsi de l'amour : car quand Dieu aime, il ne demande autre chose qu'un retour d'amour, parce qu'il n'aime que pour être aimé, sachant bien que ceux qui l'aiment sont rendus bienheureux par l'amour même qu'ils lui portent.

Ainsi l’âme qui est assez heureuse pour y être parvenue, brûle d'un si ardent désir de voir son Epoux dans la gloire, que la vie lui est un supplice, la terre un exil, le corps une prison et l'éloignement de Dieu une espèce d'enfer, qui la fait sans cesse soupirer après la mort. Dans cet état, dit saint Grégoire (1), elle ne reçoit aucune consolation des choses de la terre; elle n'en a aucun goût, ni sentiment, ni désir : au contraire c'est pour elle un sujet de peine qui la fait soupirer jour et nuit et languir dans l'absence de son Epoux. Car elle est blessée d'amour; et cette plaie, qui consume les forces du corps, est la parfaite santé de l’âme, sans laquelle sa disposition serait très-mauvaise et très-dangereuse. Plus cette plaie est profonde, plus elle est saine. Sa force consiste dans la langueur, et sa consolation est de n'en avoir point sur la terre. Tout ce qu'elle voit ne lui cause que de la tristesse, parce

 

1 In Cant., cap. III,

 

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qu'elle est privée de la vue de celui qu'elle aime. Il n'y a qu'une seule chose qui la puisse consoler ; c'est de voir que plusieurs âmes profitent de son exemple, et sont embrasées de l'amour de son

Epoux.

Tel était saint Ignace martyr, qui soupirait après les tourments et la mort par l'extrême désir qu'il avait de voir Jésus-Christ. Quand sera-ce, disait-il (1), que je jouirai de ce bonheur, d'être déchiré des bêtes farouches dont on me menace? Ah! qu'elles se hâtent de me faire mourir et de me tourmenter; et, de grâce, qu'elles ne m'épargnent point comme elles font les autres martyrs. Car je suis résolu, si elles ne viennent à moi, de les aller attaquer et de les obliger à me dévorer. Pardonnez-moi ce transport, mes petits enfants; je sais ce qui m'est bon : je commence maintenant à être disciple de Jésus-Christ; ne désirant plus rien de toutes les choses visibles et n'ayant qu'un seul désir, qui est de trouver Jésus-Christ. Qu'on me fasse souffrir les feux, les croix et les dents des bètes farouches : que tous les tourments que les démons peuvent inspirer aux bourreaux viennent fondre sur moi; je suis prêt à tout, pourvu que je puisse jouir de Jésus-Christ. Quel amour! quels transports! quelle ardeur pour Jésus-Christ! Puissions-nous entrer dans ces sentiments; et comme le saint martyr, n'avoir plus de vie, d'être, de mouvements que pour consommer notre union avec le divin Epoux.

 

1 Ep. ad Rom.

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