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PREMIER SERMON
POUR LE VENDREDI SAINT,
SUR LA PASSION DE
NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST (a).
Posuit Dominus in eo iniquitatem
omnium nostrûm.
Dieu a mis en lui seul l'iniquité de nous tous. Isa.,
LIII, 6.
Il n'appartient qu'à Dieu de
nous parler de ses grandeurs; il n'appartient qu'à Dieu de nous parler aussi de
ses bassesses. Pour parler des grandeurs de Dieu, nous ne pouvons jamais avoir
des conceptions assez hautes; pour parler de ses humiliations, nous n'oserions
jamais en avoir des pensées assez basses (b) ; et dans l'une et dans
l'autre de ces deux choses, il faut que Dieu nous prescrive jusqu'où nous devons
porter la hardiesse de nos expressions. C'est en suivant cette règle, que je
considère aujourd'hui le divin Jésus comme chargé et convaincu de plus de péchés
que les plus grands criminels du monde (c). Le prophète Isaïe l'a dit
dans mon texte; et c'est pourquoi parlant du Sauveur : « Nous l'avons vu,
dit-il, comme un lépreux : » Vidimus eum tanquam leprosum (1);
c'est-à-dire non-seulement comme un homme tout couvert de plaies, mais encore
comme un homme tout couvert de crimes,
1 Isa., LIII, 4.
(a) Prêché à Metz vers 1656.
Au commencement du deuxième point, l'auteur, décrivant les
cruautés des Juifs, emploie les mots: « coups de bâton, fou, canaille,
camarades, corps-de-garde, casaque, victime écorchée; » il écrit des phrases
comme celles-ci : « Il tend les joues, il tend le dos, il tend les épaules, »
etc. On verra que, devenu plus sévère, il a supprimé ces expressions dans les
autres discours sur la Passion.
Quant au mot pleige qu'on trouvera dans l’exorde, il
signifie caution, répondant. « Ce terme vieillit même au palais,»
dit même Gattel.
(b) Var. : Nous n'en oserions avoir d'assez basses.
— (c) De plus de crimes que les plus grands malfaiteurs.
2
dont la lèpre était la figure. O saint et divin Lépreux ! ô
juste et innocent accablé de crimes ! je vous regarderai dans tout ce discours
courbé et humilié sous ce poids honteux, dont vous n'avez été déchargé qu'en
portant (a) la peine qui leur était due.
C'est sur vous, ô croix
salutaire, arbre autrefois infâme (b), et maintenant adorable, c'est sur
vous qu'il a payé toute cette dette; c'est vous qui portez le prix de notre
salut, c'est vous qui nous donnez le vrai fruit de vie. O croix, aujourd'hui
l'objet de toute l'Eglise, que ne puis-je vous imprimer dans tous les cœurs!
remplissez-moi de grandes idées des humiliations de Jésus; et afin que je puisse
mieux prêcher ses ignominies, souffrez auparavant que je les adore en me
prosternant devant vous et disant : O Crux !
La plus douce consolation d'un
homme de bien affligé, c'est la pensée de son innocence ; et parmi les maux qui
l'accablent, au milieu des méchants qui le persécutent, sa conscience lui est un
asile. C'est, mes frères, ce sentiment qui soutenait la constance des saints
martyrs; et dans ces tourments inouïs qu'une fureur ingénieuse inventait contre
eux, quand ils méditaient en eux-mêmes qu'ils souffraient comme chrétiens,
c'est-à-dire comme saints et comme innocents, ce doux souvenir" charmait leurs
douleurs et répandait dans leurs cœurs et sur leurs visages une sainte et divine
joie.
Jésus, l'innocent Jésus n'a pas
joui de cette douceur dans sa passion, et ce qui a été donné à tant de martyrs (c)
a manqué au Roi des martyrs. Il est mort, il est mort, et on lui a pour ainsi
dire peu à peu arraché la vie (d) avec des violences incroyables ; et
parmi tant de honte et tant de tourments, il ne lui est pas permis de se
plaindre, ni même de penser en sa conscience qu'on le traite avec injustice. Il
est vrai qu'il est innocent à l'égard des hommes ; mais que lui sert de le
reconnaître, puisque son Père, d'où il espérait sa consolation, le regarde
lui-même comme un criminel? C'est Dieu même qui a mis sur Jésus-Christ seul les
iniquités de tous les hommes : le voilà, cet innocent, cet Agneau sans tache,
(a) Var. : Payant. — (b) O croix
autrefois infâme... — (c) A tous les martyrs. — (d) On lui a pour
ainsi dire peu à peu arraché sa vie.
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devenu tout à coup ce bouc d'abomination, chargé des
crimes, des impiétés, des blasphèmes de tous les hommes. Ce n'est plus ce Jésus
qui disait autrefois si assurément : « Qui de vous me reprendra de péché (1) ?»
Il n'ose plus parler de son innocence, il est tout honteux devant son Père, il
se plaint d'être abandonné ; mais au milieu de ces plaintes, il est contraint de
confesser que cet abandonnement est très-équitable. Vous me délaissez, ô mon
Dieu ! Eh ! mes péchés l'ont bien mérité : Longè à soluté meâ verba
delictorum meorum (2). C'est en vain que je vous prie de me regarder ; les
crimes dont je suis chargé ne permettent pas que vous m'épargniez : Longè à
sainte meâ. Frappez, frappez sur ce, criminel ; punissez mes péchés,
c'est-à-dire les péchés des hommes, qui sont véritablement devenus les miens. Ne
croyez pas, mes frères, que ce soit ici une vaine idée. Non, le mystère de notre
salut n'est pas une fiction, le délaissement de Jésus-Christ n'est pas une
invention agréable, cet abandonnement est effectif ; et si vous voulez être
convaincus qu'il est traité véritablement comme un criminel, prêtez seulement
l'oreille au récit de sa passion douloureuse.
Le pécheur a mérité par son
crime d'être livré aux mains de trois sortes d'ennemis. Le premier ennemi, c'est
lui-même ; son premier bourreau, c'est sa conscience : Torqueatur necesse
est, sibi seipso tormento (3). Ce n'est pas assez de lui-même; il faut en
second lieu, chrétiens, que les autres créatures soient employées pour venger
l'injure de leur Créateur. Mais le comble de sa misère , c'est que Dieu arme
contre lui sa main vengeresse et brise une âme criminelle sous le poids
intolérable de sa vengeance. O Jésus! ô Jésus! Jésus que je n'oserais plus
nommer innocent, puisque je vous vois chargé de plus de crimes que les plus
grands malfaiteurs ; on vous va traiter selon vos mérites. Au jardin des Olives,
votre Père vous abandonne à vous-même ; vous y êtes tout seul, mais c'est assez
pour votre supplice; je vous y vois suer sang et eau. De ce triste jardin, où
vous vous êtes si bien tourmenté vous-même, vous tomberez dans les mains des
Juifs, qui
1 Joan., VIII,46. — 2 Psal. XXI,
2. — 3 S. August., serm. II in Psal. XXXVI, n. 10.
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soulèveront contre vous toute la nature. Enfin vous serez
attaché en croix, où Dieu vous montrant sa face irritée, viendra lui-même contre
vous avec toutes les terreurs de sa justice et fera passer sur vous tous ses
flots. Baissez, baissez la tête ; vous avez voulu être caution, vous avez pris
sur vous nos iniquités ; vous en porterez tout le poids, vous paierez tout du
long la dette, sans remise, sans miséricorde.
Il le veut bien, il n'est que
trop juste; mais, hélas ! de son chef il ne devait rien ; mais, hélas ! c'est
pour vous, c'est pour moi qu'il paie. Joignons-nous ensemble, mes frères, et
faisons quelque chose à la décharge de ce pleige innocent et charitable. Eh !
nous n'avons rien à donner, nous sommes entièrement insolvables ; c'est lui seul
qui doit tout porter sur ses épaules. Et du moins donnons-lui des larmes, et
donnons-lui du moins des soupirs, et laissons-nous du moins attendrir par une
charité si bienfaisante. Vous en allez entendre l'histoire ; et plût à Dieu, mes
frères, qu'elle soit interrompue par nos larmes, qu'elle soit entrecoupée par
nos sanglots !
PREMIER POINT.
Mes frères, la première peine
d'un homme pécheur, c'est d'être livré à lui-même ; et certainement il est bien
juste. Le péché, dit saint Augustin1, traîne son supplice avec lui ; quiconque
le commet, s'en punit le premier lui-même : témoin ce ver qui ne meurt jamais ;
témoin ces troubles, ces inquiétudes d'une conscience agitée. Tout cela suffit
pour nous faire entendre que le pécheur est lui-même son supplice ; et si nous
ne sentons pas cette peine durant le cours de cette vie, Dieu nous la fera
sentir un jour dans toute son étendue. Mais ne nous arrêtons pas aujourd'hui à
toutes ces propositions générales, et faisons-en l'application à l'état de Jésus
souffrant.
Enfin le temps étant arrivé
auquel il devait paraître comme criminel , Dieu commence à lui faire sentir le
poids des péchés par la peine qu'il se fait lui-même. Durant tout le cours de sa
vie, il parle de sa passion avec joie, il désire continuellement cette heure
1 Enarr. in Psal. XLV, n. 3.
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dernière ; c'est ce qu'il appelle son heure (1) par
excellence, comme celle qui est la fin de sa mission et qu'il attend par
conséquent avec plus d'ardeur. Mais il ne faut pas, chrétiens, que son esprit
soit toujours tranquille ; c'est une secrète dispensation de la Providence
divine, qu'il aille à la mort avec tremblement, parce qu'il y doit aller comme
un criminel, parce qu'il doit s'affliger, se troubler lui-même. C'est pourquoi
sentant approcher ce temps : « Maintenant, dit-il, mon âme est troublée : »
Nunc anima mea turbata est (2). C'est-à-dire; jusqu'à cette heure elle n'a
voit encore senti aucun trouble ; maintenant que je dois paraître comme
criminel, il est temps qu'elle soit troublée. Aussi est-il troublé sans mesure
par quatre passions différentes : par l'ennui, par la crainte, par la tristesse
et par la langueur : Cœpit tœdere et pavere, et contristari et mœstus esse
(3).
L'ennui jette l’âme dans un
certain chagrin (a) qui fait que la vie est insupportable et que tous les
moments en sont à charge ; la crainte ébranle l’âme jusqu'aux fondements par
l'image de mille ton miens qui la menacent ; la tristesse la couvre d'un nuage
épais qui fait que tout lui semble une mort ; et enfin cette langueur, cette
défaillance, c'est une espèce d'accablement et comme un abattement de toutes les
forces. Voilà l'état du Sauveur des âmes allant au jardin des Olives, tel qu'il
est représenté dans son Evangile. Ah ! qu'il commence bien à faire sa peine !
Mais en effet ce n'est encore ici qu'un commencement ; et avant que de passer
outre dans le récit de son histoire, pour vous faire vivement comprendre combien
ce supplice est terrible, il nous faut répondre en un mot à une fausse
imagination de quelques-uns, qui se persuadent que la constance inébranlable du
Fils de Dieu , soutenue par cette force divine, a empêché que ses passions
n'aient violemment agité son âme.
Une comparaison de l'Ecriture
éclaircira cette objection, qui est presque dans l'esprit de tout le inonde.
Elle compare souvent la douleur à une mer agitée : et en effet la douleur a ses
eaux amères, qu'elle fait entrer jusqu'au fond de l'âme; elle a ses
1 Joan., XIII, 1. — 2 Ibid.,
XII, 27. — 3 Matth., XXVI, 37; Marc., XIV, 33. (a)
Var. : Apporte à l’âme un certain chagrin.
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vagues impétueuses, qu'elle pousse avec violence ; elle
s'élève par ondes, ainsi que la mer ; et lorsqu'on la croit apaisée, elle
s'irrite souvent avec une nouvelle furie. Ainsi la douleur ressemble à la mer;
et le prophète dit expressément de celle du Fils de Dieu dans sa passion :
Magna est sicut mare contritio tua (1) : « Ah ! votre douleur est comme une
mer. » Comme donc sa douleur ressemble à la mer, il est en son pouvoir,
chrétiens, de réprimer la douleur en la même sorte que je lis dans son Evangile
qu'il a autrefois dompté les eaux. Quelquefois la tempête s'étant élevée, il a
commandé aux eaux et aux vents ; « et il se faisait, dit l'Evangéliste, une
grande tranquillité : » Facta est tranquillitas magna (2). Mais d'autres
fois il en a usé d'une autre manière, et plus noble et plus glorieuse : il a
lâché la bride aux tempêtes ; il a permis aux vents d'agiter les ondes et de
pousser, s'ils pouvaient, les flots jusqu'au ciel. Cependant il marchait dessus
avec une merveilleuse assurance3, et fouloit aux pieds les flots irrités.
C'est en cette sorte, Messieurs,
que Jésus traite la douleur dans sa passion. Il pou voit commander aux flots, et
ils se seraient apaisés ; il pouvait d'un seul mot calmer la douleur et laisser
son âme sans trouble , mais il ne lui a pas plu de le faire. Lui qui est la
sagesse éternelle, qui dispose et fait toutes choses selon le temps ordonné, se
voyant arrivé au temps des douleurs, a bien voulu leur lâcher la bride et les
laisser agir dans toute leur force. Il a marché dessus, il est vrai, avec une
contenance assurée; mais cependant les flots étaient soulevés ; toute son âme en
était troublée, et elle sentait jusqu'au vif, jusqu'à la dernière délicatesse,
si je puis parler de la sorte, tout le poids de l'ennui, toutes les secousses de
la crainte, tout l'accablement de la tristesse. Ne croyez donc pas, chrétiens,
que la constance que nous adorons dans le Fils de Dieu ait rien diminué de ses
douleurs. Il les a toutes surmontées, mais il les a toutes ressenties ; il a bu
jusqu'à la lie tout le calice de sa passion, il n'en a pas laissé perdre une
seule goutte ; non-seulement il l'a bu, mais il en a senti, il en a goûté , il
en a savouré goutte à goutte toute l'amertume. De là cette crainte et cet ennui
; de là cet abattement et cette langueur qui le presse si violemment.
1 Thren., II, 13. — 2 Marc.,
IV, 39. — 3 Matth., XIV, 25.
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qu'il est contraint de dire à ses apôtres : « Mon âme est
triste jusqu'à la mort ; demeurez ici, ne me quittez pas : » Sustinete hic,
et vigilate mecum (1). Vous reconnaissez, chrétiens, que c'est le discours
d'un homme accablé d'ennui. Et d'où lui vient cet accablement? C'est le poids de
nos péchés qui le presse et qui à peine lui permet-il de respirer.
Et en effet, chrétiens, laissons les raisonnements et les
paroles étudiées, et appliquons nos esprits sérieusement sur cet étrange
spectacle que le prophète nous représente. « Nous avons tous erré comme des
brebis ; chacun s'est égaré en sa voie, et le Seigneur a mis en lui seul
l'iniquité de nous tous (2). » Représentez-vous ce divin Sauveur sur lequel
tombent tout à coup les iniquités de toute la terre ; d'un côté les trahisons et
les perfidies, de l'autre les impuretés et les adultères; de l'autre les
impiétés et les sacrilèges, les imprécations et les blasphèmes, enfin tout ce
qu'il y a de corruption dans une nature aussi dépravée que la nôtre. Amas
épouvantable! tout cela vient inonder sur Jésus-Christ. De quelque côté qu'il
tourne les yeux, il ne voit que des torrents de péché qui viennent fondre sur sa
personne (a) : Torrentes iniquitatis conturbaverunt me (3). Ils le
poussent, ils le renversent, ils l'accablent : (b) Conturbaverunt me.
Le voilà prosterné et abattu, gémissant sous ce poids honteux, n'osant seulement
regarder le ciel ; tant sa tête est chargée (c) et appesantie par la
multitude de ses crimes, c'est-à-dire des nôtres, qui sont véritablement devenus
les siens. Pécheur superbe et rebelle (d), regarde Jésus-Christ en cette
posture. Parce que tu marches la tête levée, Jésus-Christ a la face contre
terre; parce que tu secoues le joug de la discipline et que tu trouves la charge
du péché légère, voilà Jésus-Christ accablé sous sa pesanteur; parce que tu te
réjouis en péchant, voilà Jésus-Christ que le péché met dans l'agonie : Et
factus in agonià prolixiùs orabat (4).
Il faut considérer, chrétiens,
ce que c'est que cette agonie ; et afin de le bien comprendre, en insistant
toujours aux mêmes prin-
1 Matth., XXVI, 38. — 2 Isa., lui, 6. — 3
Psal. XVII, 6. — (4) Luc, XXII, J3.
(a) Var. ; Fondre sur lui. — (b)
Notemarg. : Un homme à la chute de plusieurs torrents. — (e) Var.
: Tant il est chargé... — (f) Opiniâtre.
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principes, disons que chaque péché attire deux choses, la
honte et la douleur qui en sont comme les suites naturelles. La honte lui est
due, parce qu'il s'est élevé déraisonnablement ; la douleur lui est due, parce
qu'il s'est plu où il ne fallait pas. Et voici l'innocent Jésus, qui
transportant en lui nos péchés, a pris aussi ces deux sentiments dans toute leur
véhémence, et c'est la cause de son agonie.
La honte en premier lieu vient
couvrir sa face, la honte l'abat contre terre; mais, ce qui est le plus
remarquable, la honte le rend tremblant devant son Père ; il ne lui parle plus
avec cette douce familiarité, avec cette confiance d'un Fils unique qui s'assure
sur la bonté de son Père. Père, Père, « s'il est possible ; » et qu'y a-t-il
d'impossible à Dieu? Si possibile est (1). Eh bien, Père, tout vous est
possible, si vous voulez. Si vous voulez, et peut-il ne pas vouloir ce que lui
demande un Fils si chéri? Toutefois écoutez la suite : « Détournez de moi ce
calice; et toutefois faites, mon Père, non ma volonté, mais la vôtre. » O Jésus!
ô Jésus! est-ce là le langage d'un Fils bien-aimé? Et vous disiez autrefois si
assurément : « Mon Père, tout ce qui est à vous est à moi, tout ce qui est à moi
est à vous (2). » Et lorsque vous priiez autrefois, vous commenciez par l'action
de grâces : « O Père, je vous remercie de ce que vous m'avez écouté ; et je le
savois bien que votre bonté paternelle m'écoute toujours (3). » Pourquoi
parlez-vous d'une autre manière? Pourquoi entends-je ces tristes paroles : « Non
ma volonté, mais la vôtre ? » Depuis quand cette opposition entre la volonté du
Père et du Fils? Ne voyez-vous pas qu'il parle en tremblant, comme chargé des
péchés des hommes? La honte des crimes dont il est couvert combat cette liberté
filiale. Quelle gêne! quelle contrainte (a) à ce Fils unique! Factus
in agonià prolixiùs orabat : « Etant en agonie, il priait longtemps. »
Autrefois un mot suffisait pour être assuré de tout emporter ; il disait en un
mot : « Père, je le veux : » Volo, Pater (4). Il a été un temps qu'il
pouvait hardiment parler de la sorte; maintenant que le Fils unique est couvert
1 Matth., XXVI, 39. — 2 Joan.,
XVII, 10. — 3 Ibid., XI. 41, 42 . — 4 Ibid.. XVII, 24.
(a) Var.; Quel combat !
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et enveloppé sous le pécheur, il n'ose plus en user si
librement. Il prie, et il prie avec tremblement ; il prie, et priant longtemps
il boit tout seul à longs traits toute la honte d'un long refus. Taisez-vous,
taisez-vous, caution des pécheurs; il n'y a plus que la mort pour vous.
La seconde cause de son agonie,
c'est la douleur qu'il ressent des péchés qu'il porte; douleur si tuante et si
accablante, qu'elle passe infiniment l'imagination. Nous ne sentons pas,
pécheurs misérables et endormis dans nos crimes, hélas! nous ne sentons pas
combien le péché est amer. Pour vous en former quelque idée, sans sortir de
l'histoire de la passion, regardez le torrent de larmes amères qui se déborde
impétueusement par les yeux de Pierre, pour un seul crime d'infidélité (1). Et
Jésus est couvert de tous les crimes, et du crime même de Pierre, et du crime
même du traître Judas, et du crime même du lâche Pilate, et du crime même de
tout ce peuple qui se rend coupable du déicide, en criant furieusement : « Qu'on
le crucifie (2)! » O Jésus chargé de tous les péchés (a), dussiez-vous
vous fondre en eau tout entier, vous n'avez pas assez de larmes pour fournir ce
qu'il en faut à tant de crimes ! La douleur du cœur y supplée, et c'est pourquoi
elle s'augmente jusqu'à l'infini. Il regrette tous nos péchés, comme s'il les
avait commis lui-même, parce qu'il en est chargé devant son Père; il les compte
et les regrette tous en particulier, parce qu'il n'y en a aucun qui n'ait sa
malice particulière; il les regrette autant qu'ils le méritent, parce qu'il en
doit faire le paiement, et un paiement rigoureux. Or la douleur fait partie de
ce paiement : nulle consolation dans cette douleur, parce que la consolation
l'eût diminuée, et elle était due tout entière. Jugez, jugez de l'accablement!
Ah! disait autrefois David : « Mes péchés m'ont saisi de toutes parts ; le
nombre s'en est accru (b) par-dessus les cheveux de ma tête, et mon cœur
m'a abandonné : » Comprehenderunt me iniquitates meœ ; multiplicatœ sunt
super capillos capitis mei, et cor meum dereliquit me (3). Que dirai-je donc
maintenant de vous, ô cœur du divin Jésus, accablé par l'infinité de nos péchés?
Pauvre cœur, où avez-vous
1 Matth., XXVI, 75. — 2 Ibid., XXVII, 23. — 8
Psal. XXXIX, 13.
(a) Var. : O Jésus, parmi tant de crimes. — (b)
Multiplié.
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vous pu trouver place à tant de douleurs qui vous percent,
à tant de regrets qui vous déchirent ?
Je ne crains point de vous
assurer qu'il y avait assez de douleur pour lui donner le coup de la mort. « Mon
âme est triste jusqu'à en mourir (1) ; » et il a voulu nous le faire entendre
par une marque bien évidente. Cette sueur étrange et inouïe, qui depuis la tête
jusqu'aux pieds a fait ruisseler par tout son corps des torrents de sang,
n'est-ce pas pour nous en convaincre? Je ne recherche point de cause naturelle
de cette sueur ; elle est divine et miraculeuse, et la nature ne peut pas faire
un effet semblable ; mais le Fils de Dieu l'a permise, afin que nous fussions
convaincus que, sans le secours d'aucun autre instrument (a), la seule douleur
de nos crimes suffisait pour verser son sang, pour épuiser sans ressource les
forces du corps, en renverser l'économie et rompre enfin tous les liens qui
retiennent l’âme. Il serait donc mort, chrétiens; il serait mort
très-certainement par le seul effort de cette douleur, si une puissance divine
ne l'eût soutenu pour le réserver à d'autres supplices. Mais ne devant point
aller jusqu'à la mort, il est allé du moins jusqu'à l'agonie : Factus in
agoniâ.
Et quelle a été cette agonie,
différente infiniment de celle que nous voyons dans les autres hommes? Là une
âme qui fait effort pour n'être point séparée du corps, en est arrachée par
violence; et ici l’âme, prête à en sortir, y est retenue par autorité. L'âme
combat dans les moribonds, pour ne point quitter cette chair qu'elle aime; la
mort ayant déjà gagné les extrémités, l’âme se retire au dedans ; poussée de
toutes parts, elle se retranche enfin dans le cœur; et là elle se soutient, elle
se défend, elle lutte contre la mort, qui la chasse enfin par un dernier coup.
Et voici qu'au contraire dans notre Sauveur, l'harmonie du corps étant troublée,
tout l'ordre déconcerté, toute la vigueur relâchée jusqu'à perdre des fleuves de
sang, l’âme est arrêtée par un ordre exprès et par une force supérieure. Vivez
donc, ô pauvre Jésus, vivez pour d'autres tourments qui vous attendent; réservez
quelque chose aux Juifs qui s'avancent, et au traître Judas qui est à leur tête.
1 Matth., XXVI, 38.
(a) Var.: D'aucun autre supplice.
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C est assez d'avoir montré aux pécheurs que le péché
suffisait tout seul pour vous donner le coup de la mort.
L'eussiez-vous cru, pécheur ;
eussiez-vous cru que votre péché eût une si grande et si malheureuse puissance?
Si nous ne voyions défaillir le divin Jésus qu'entre les mains de ses bourreaux,
nous n'accuserions de sa mort que ses supplices. Maintenant que nous le voyons
succomber dans le jardin des Olives, où il n'a que nos péchés pour persécuteurs,
accusons-nous nous-mêmes de ce déicide; pleurons, gémissons, battons nos
poitrines, tremblons jusqu'au fond de nos consciences. Et comment pouvons-nous
n'être pas saisis, ayant en nous-mêmes, au dedans de nos cœurs, une cause de
mort si certaine? Le péché suffisait pour la mort d'un Dieu; et comment
pourraient subsister des hommes mortels, ayant ce poison dans les entrailles?
Non, non, nous ne vivons plus que par miracle. Cette même puissance divine qui a
retenu miraculeusement l’âme du Sauveur, c'est la même qui retient la nôtre par
une semblable merveille (a) ; mais avec cette différence, qu'elle nous
conserve la vie pour nous épargner des tourments, et qu'elle ne la soutient en
notre Sauveur que pour lui faire éprouver de nouveaux supplices, que je vais
vous représenter dans ma seconde partie.
SECOND POINT.
Il est écrit dans le livre de la
Sagesse (1) que toutes les créatures s'élèveront avec Dieu contre les
pécheurs, et c'est le second fléau dont il menace ses ennemis. Notre saint,
notre charitable, notre miséricordieux Criminel a déjà essuyé la première peine,
il s'est déjà tourmenté lui-même; le voici au second degré de la vengeance
divine, et il va être persécuté par un concours presque universel de toutes les
créatures; où vous remarquerez, s'il vous plaît, Messieurs, que mon intention
n'est pas de vous dire que toutes les créatures en particulier aient été
employées contre Jésus-Christ : ce n'est pas ainsi qu'il le faut entendre, mais
voici
1 Sap., V, 21.
(a) Var. : Miracle
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quelle est ma pensée. Je prétends considérer en
Jésus-Christ un abandonnement général à toute sorte d'insultes, si cruelles et
si outrageuses qu'elles puissent être, de quelque côté qu'elles puissent venir,
fût-ce des mains les plus misérables.
Pour concevoir une forte idée de
ce second genre de supplice qui a été une source de maux infinis, il faut poser
avant toutes choses que Jésus considérant en lui-même qu'il est juste que le
pécheur, s'étant séparé de Dieu qui est son appui, tombe dans la dernière
faiblesse (a) ; au moment qu'il a été résolu qu'il se mettrait en la
place (b) de tous les pécheurs, a suspendu volontairement et a retiré en
lui-même tout l'usage de sa puissance. C'est pourquoi les Juifs s'approchant
pour se saisir de sa personne, il leur dit cette mémorable parole : « Vous venez
à moi comme à un voleur; j'étais tous les jours dans le temple, et vous ne
m'avez pas arrêté ; mais c'est que voici votre heure et la puissance des
ténèbres (1). » Il veut dire, ô Juifs, si vous l'entendez, que vous ne pouviez
pas l'arrêter alors, parce qu'il se servait de sa puissance; maintenant qu'elle
n'agit plus, la puissance opposée n'a plus rien qui la borne, qui la contraigne
(c). Voilà Jésus livré et abandonné à quiconque voudra l'outrager :
Nunc est hora vestra et potestas tenebrarum. Cette suspension étonnante de
la puissance du Fils de Dieu ne resserre pas seulement sa puissance
extraordinaire et divine; elle enchaîne la puissance même naturelle, et elle en
suspend tout l'usage jusqu'au point que vous allez voir.
Qui ne peut pas résister à la
force, quelquefois se peut sauver par la fuite; qui ne peut pas éviter d'être
pris, peut du moins se défendre quand on l'accuse ; celui à qui on ôte cette
liberté, a du moins la voix pour gémir et se plaindre de l'injustice. Jésus
s'est ôté toutes ces puissances, tout cela (d); tout est lié, jusqu'à sa
langue. Il ne répond pas quand on l'accuse, il ne murmure pas quand on le frappe
; et jusqu'à ce cri confus que forme le gémissement subtil
1 Luc., XXII, 52, 53.
(a) Var. : Considérant en lui-même qu'il est
juste que le pécheur qui se sépare de Dieu tombe dans la dernière faiblesse. — (b)
Qu’il prendrait la place. — (c) N'a plus rien qui l'arrête désormais, qui
la contraigne. — (d) Tout cela est ôté au Fils de Dieu.
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et la plainte, triste et unique ressource de la faiblesse
opprimée, par où elle tâche d'attendrir les cœurs et d'arrêter par la pitié ce
qu'elle n'a pu empêcher par la force, Jésus ne veut pas se le permettre. Parmi
toutes ces violences on n'entend point de murmures ; mais « on n'entend pas
seulement sa voix : » Non aperuit os suum (1) ; bien plus, il ne se
permet pas seulement de détourner la tête des coups. Eh ! un ver de terre que
l'on foule aux pieds fait encore quelque effort pour se retirer; et Jésus se
tient immobile, il ne tâche pas d'éluder le coup par le moindre mouvement :
Faciem meam non averti (2).
Que fait-il donc dans sa passion
? Le voici en un mot dans l'Ecriture : Tradebat autem judicanti se injustè
(3): « Il se livrait, il s'abandonnait à celui qui le jugeait injustement; » et
ce qui se dit de son juge, se doit entendre conséquemment de tous ceux qui
entreprennent de l'insulter (a) : Tradebat autem; il se donne à
eux pour en faire tout ce qu'ils veulent. On le veut baiser, il donne les
lèvres; on le veut lier, il présente les mains; on le veut souffleter, il tend
les joues; frapper à coups de bâton, il tend le dos ; flageller inhumainement,
il tend les épaules ; on l'accuse devant Caïphe et devant Pilate, il se tient
pour tout convaincu ; Hérode et toute sa Cour se moque de lui, et on le renvoie
comme un fou ; il avoue tout par son silence. On l'abandonne aux valets et aux
soldats, et il s'abandonne encore plus lui-même. Cette face autrefois si
majestueuse, qui ravissait en admiration le ciel et la terre , il la présente
droite et immobile aux crachats de cette canaille ; on lui arrache les cheveux
et la barbe ; il ne dit mot, il ne souffle pas ; c'est une pauvre brebis (b)
qui se laisse tondre. Venez, venez, camarades, dit cette soldatesque insolente;
voilà ce fou dans le corps-de-garde, qui s'imagine être roi des Juifs; il faut
lui mettre une couronne d'épines: Tradebat autem judicanti se injuste ;
il la reçoit : et elle ne tient pas assez, il faut l'enfoncer à coups de bâton ;
frappez, voilà la tête. Hérode l'a habillé de blanc comme un fou : apporte cette
vieille casaque d'écarlate
1 Isa., LIII. 7. — 2 Isa., L, 6. — 3 I
Petr., II, 23.
(a) Var. : De lui faire insulte, — de lui
faire outrage. — (b) Et il demeure muet comme une pauvre brebis...
14
pour le changer de couleurs; mettez (a), voilà les
épaules : donne, donne ta main, Roi des Juifs, tiens ce roseau en forme de
sceptre ; la voilà, faites-en ce que vous voudrez. Ah! maintenant ce n'est plus
un jeu, ton arrêt de mort est donné ; donne encore ta main qu'on la cloue :
tenez, la voilà encore. Enfin assemblez-vous, ô Juifs et Romains, grands et
petits, bourgeois et soldats; revenez cent fois à la charge; multipliez sans fin
les coups, les injures, plaies sur plaies, douleurs sur douleurs, indignités sur
indignités; insultez à sa misère jusque sur la croix ; qu'il devienne l'unique
objet de votre risée comme un insensé, de votre fureur comme un scélérat :
Tradebat autem; il s'abandonne à vous sans réserve, il est prêt à soutenir
tout ensemble tout ce qu'il y a de dur et d'insupportable dans une raillerie
inhumaine et dans une cruauté malicieuse.
Eh bien, chrétiens, avez-vous
bien considéré (b) cette peinture épouvantable ? Cet amas terrible de
maux inouïs que je vous ai mis tout ensemble devant les yeux, suffit-il pas pour
vous émouvoir ? Quoi ! je vois encore vos yeux secs ! quoi ! je n'entends point
encore de sanglots ! Attendez-vous que je représente en particulier toutes les
diverses circonstances de cette sanglante tragédie ? Faut-il que j'en fasse
paraître successivement tous les différents personnages, un Judas qui le baise,
un Pierre qui le renie, un Malchus qui le frappe, des faux témoins qui le
calomnient, des prêtres qui blasphèment son nom, un juge qui reconnaît et qui
condamne néanmoins son innocence ? Faut-il que je vous dépeigne notre Criminel
gémissant à deux et trois reprises sous la grêle des coups de fouet, suant sous
la pesanteur de sa croix, usant toutes les verges sur ses épaules, émoussant en
sa tête toute la pointe des épines, lassant tous les bourreaux sur son corps (c)
? Mais le jour nous aurait quittés avant que j'eusse seulement touché la moitié
de ce détail épouvantable : abrégez ce discours infini par une méditation
sérieuse.
Contemplez cette face, autrefois
les délices, maintenant l'horreur
(a) Var.: Hérode l'a habillé de blanc comme
un fou, et il le faut maintenant changer de couleurs; donne cette vieille
casaque écarlate; mettez.....— (b) Médité. — (c) Epuisant sur son
corps toute la force des bourreaux.
15
des yeux; regardez cet homme que Pilate vous présente au
haut du prétoire. Le voilà, le voilà, cet homme ; le voilà , cet homme de
douleurs : Ecce homo, ecce homo (1) : « Voilà l'homme. » Et qui est-ce?
Un homme ou un ver de terre? est-ce un homme vivant, ou bien une victime
écorchée ? On vous le dit, c'est un homme : Ecce homo : « Voilà l'homme.
» Le voilà, l'homme de douleurs ; le voilà dans le triste état où l'a mis la
Synagogue sa mère ; ou plutôt le voilà dans le triste état où l'ont mis nos
péchés, nos propres péchés, qui ont fait fondre sur cet innocent tout ce déluge
de maux. O Jésus, qui vous pourrait reconnaître? «Nous l'avons vu, dit le
prophète, et il n'était plus reconnaissable. » Bien loin de paraître Dieu, il
avait même perdu l'apparence d'homme , et « nous l'avons cherché même en sa
présence : » Et desideravimus eum (2). Est-ce lui, est-ce lui ? est-ce là
cet homme qui nous est promis, « cet homme de la droite de Dieu, et ce Fils de
l'homme sur lequel Dieu s'est arrêté? » Super virum dexterœ tuœ, et super
Filium hominis quem confirmasti tibi (3). C'est lui, n'en doutez pas : voilà
l'homme, voilà l'homme qu'il nous fallait pour expier nos iniquités ; il nous
fallait un homme défiguré , pour reformer en nous l'image de Dieu que nos crimes
avaient effacée ; il nous fallait cet homme tout couvert de plaies, afin de
guérir les nôtres : Ipse autem vulneratus est propter iniquitates nostras,
attritus est propter scelera nostra : « Il a été blessé pour nos péchés, il
a été froissé pour nos crimes; et nous sommes guéris par la lividité de ses
plaies : » Et livore ejus sanati sumus (4).
O plaies, que je vous adore!
flétrissures sacrées, que je vous baise ! ô sang qui découlez , soit de la tête
percée , soit des yeux meurtris, soit de tout le corps déchiré ; ô sang
précieux, que je vous recueille ! Terre, terre, ne bois pas ce sang : Terra,
ne operias sanguinem meum (5) : « Terre, ne couvre pas mon sang, » disait
Job ; mais qu'importe du sang de Job? Mais, ô terre, ne bois pas le sang de
Jésus : ce sang nous appartient, et c'est sur nos âmes qu'il doit tomber.
J'entends les Juifs qui crient : « Son sang soit sur nous et sur nos enfants,
(6) ! » Il y sera, race maudite ; tu ne
1 Joan., XIX., 5 — 2 Isa.,
LIII, 2. — 3 Psal. LXXIX, 18. — 4 Isa., LIII, 5. — 5 Job.,
XVI, 19. — 6 Matth., XXVII, 25.
16
seras que trop exaucée : ce sang te poursuivra jusqu'à tes
derniers rejetons, jusqu'à ce que le Seigneur se lassant enfin de ses
vengeances, se souviendra à la fin des siècles de tes misérables restes. Oh !
que le sang de Jésus ne soit point sur nous de cette sorte, qu'il ne crie point
vengeance contre notre long endurcissement; qu'il soit sur nous pour notre
salut, que je me lave de ce sang, que je sois tout couvert de ce sang (a),
que le vermeil de ce beau sang empêche mes crimes de paraître devant la justice
divine !
Il n'est pas temps encore de se
plonger dans ce bain salutaire, et il faut que le sang du divin Jésus coule pour
cela à plus gros bouillons. Allons à la croix, chrétiens; c'est là où nous
pourrons nous plonger dans un déluge du sang de Jésus ; c'est là que tous les
ruisseaux sont lâchés et se débordent si violemment qu'ils laissent enfin la
source tarie (b). Allons donc à la croix, mes frères ; on y va bientôt
attacher le divin Jésus, et on l'a déjà chargée sur ses épaules. C'est en ce
lieu, chrétiens, que je ne puis vous dissimuler que je sens mon âme attendrie,
quand je vois mon divin Sauveur porter lui-même sur ses épaules l'infâme
instrument de son supplice. Ce qui me touche le plus vivement, c'est que de
toutes les circonstances que nous avons vues il n'y en a, ce me semble, aucune
où il paroisse plus en pécheur. Etre attaché à la croix, c'est souffrir le
supplice des malfaiteurs; mais porter soi-même sa croix, c'est confesser
publiquement que l'on en est digne. Il faut avoir bien mérité la mort, pour être
contraint d'en porter soi-même au gibet le malheureux instrument; tellement que
cette infamie que l'on ajoutait au supplice des criminels, c'était une espèce
d'amende honorable et comme un aveu public de leur crime.
O Jésus, innocent Jésus, faut-il
que vous confessiez que vous avez mérité ce dernier supplice? Il le faut, il le
faut, mes frères. Les hommes lui imposent des crimes qu'il n'a pas commis; mais
Dieu a mis sur lui nos iniquités, et voilà qu'il en va faire amende
(a) Var. : Que je me couvre tout de ce sang.
— (b) C'est là où tous les ruisseaux en doivent couler, et à force de se
déborder, en laisser enfin la source tarie.
17
honorable à la face du ciel et de la terre. Aussitôt qu'il
voit cette croix où il devait bientôt être attaché : O mon Père, dit-il, elle
m'est bien due, non à cause des crimes que les Juifs m'imposent, mais à cause de
ceux dont vous me chargez. Viens, ô croix, viens que je t'embrasse ; il est
juste que je te porte , puisque je t'ai si bien méritée. Il la charge sur ses
épaules dans ce sentiment; il ramasse toutes ses forces pour la traîner jusqu'au
Calvaire ; en la chargeant sur ses épaules, il se charge et se revêt de nouveau
de tous les crimes du monde pour les aller expier sur ce bois infâme.
Çà ! y a-t-il encore quelque
crime dont Jésus ne soit point chargé? Qu'on l'apporte et qu'on le jette sur
Jésus-Christ; pendant qu'il va au supplice, il ne faut pas qu'aucun lui échappe.
Ah ! tout y est, la charge est complète (a). Approchons-nous, chrétiens ;
et pendant que nos continuelles désobéissances, nos crimes, nos ingratitudes
traînent Jésus-Christ au supplice et sont toutes entassées sur ses épaules, que
chacun vienne reconnaître la part qu'il a dans ce fardeau. Hélas ! moi
misérable, de combien en ai-je augmenté le poids? Ah ! combien de crimes et
d'ingratitudes ai-je entassées (b) sur ses épaules? Pleurons, pleurons,
mes frères, en voyant chacun de nous cette charge infâme dont nous accablons le
Sauveur. Tous nos péchés sont sur lui, tous lui pèsent, tous lui sont à charge ;
mais ceux dont le poids est insupportable, ce sont ceux dont nous ne faisons
point pénitence.
TROISIÈME POINT.
Il fallait que tout fût divin
dans ce sacrifice : il fallait une satisfaction digne de Dieu, et il fallait
qu'un Dieu la fit (c). Etre attaché à un bois infâme, avoir les mains et
les pieds percés; ne se soutenir que sur ses blessures, et tirer ses mains
déchirées de tout le poids de son corps affaissé et abattu ; avoir tous les
membres brisés et rompus par une suspension violente ; sentir cependant et sa
langue et ses entrailles desséchées, et par la perte du sang, et par
(a) Var. : Ça ! v a-t-il encore quelque crime
dont Jésus ne soit point chargé ? Qu'on l'apporte et qu'on le mette sur ses
épaules. Ah ! tout y est, la charge... — (b) Amassées. — (c) Il
fallait une vengeance digne de Dieu, et que ce fût aussi Dieu qui la lit.
18
un travail incroyable d'esprit et de corps, et ne recevoir
pour tout rafraîchissement qu'un breuvage de fiel et de vinaigre ; parmi ces
douleurs inexplicables, voir de loin un peuple infini qui se moque, qui remue la
tête, qui fait un sujet de risée d'une extrémité si déplorable ; avoir deux
voleurs à ses côtés, dont l'un furieux et désespéré meurt en vomissant mille
blasphèmes : c'est à peu près, mes frères, ce que notre faible imagination peut
se représenter de plus terrible en Jésus-Christ crucifié. Ce spectacle, à la
vérité, est épouvantable , cet amas de maux fait horreur; mais ni la cruauté de
ce supplice, ni tous les autres tournions dont nous avons considéré la rigueur
extrême, ne sont qu'un songe et une peinture en comparaison des douleurs, de
l'oppression, de l'angoisse que souffre l’âme du divin Jésus sous la main de
Dieu qui le frappe. Figurez-vous donc, chrétiens, que tout ce que vous avez
entendu n'est qu'un faible préparatif : le grand coup du sacrifice de
Jésus-Christ, qui abat cette victime publique de tous les pécheurs aux pieds de
la justice divine, devait être frappé sur la croix et venir d'une plus grande
puissance que de celle des créatures.
En effet il n'appartient qu'à
Dieu de venger ses propres injures; et tant que sa main ne s'en mêle pas, les
péchés ne sont punis que faiblement. A lui seul appartient de faire, comme il
faut, justice aux pécheurs; et lui seul a le bras assez puissant pour les
traiter selon leur mérite : « A moi, à moi, dit-il, la vengeance; eh ! je leur
saurai bien rendre ce qui leur est dû : » Mihi vindicta, et ego retribuam
(1). Il fallait donc, mes frères, qu'il vînt lui-même contre son Fils avec tous
ses foudres ; et puisqu'il avait mis en lui nos péchés, il y devait mettre aussi
sa juste vengeance. Il l'a fait, chrétiens; n'en doutons pas. C'est pourquoi le
même prophète nous apprend que non content de l'avoir livré à la volonté de ses
ennemis, lui-même voulant être de la partie, l'a rompu et froissé par les coups
de sa main toute-puissante : Et Dominus voluit contere eum in infirmitate
(2). Il l'a fait, dit-il, il a voulu le faire : Voluit conterere; c'est
par un dessein prémédité. Jugez, Messieurs, où va ce supplice ; ni les hommes,
ni les anges ne le peuvent jamais concevoir.
1 Rom., XII, 19. — 2 Isa., LIII, 10.
19
Saint Paul nous en donne une
idée terrible, lorsque, considérant d'un coté toutes ces étranges malédictions
que la loi de Dieu attache (a) justement aux pécheurs, et regardant
d'autre part des yeux de la foi Jésus-Christ tenant leur place en la croix,
Jésus-Christ devenu péché pour nous (1), comme il parle, il ne craint point de
nous dire que « Jésus-Christ a été fait pour nous malédiction (2); » le grec
porte exécration, et cela de la part de Dieu. Car il est écrit dans la loi, et
c'est Dieu même qui l'a prononcé : « Maudit de Dieu est celui qui est pendu sur
le bois (3). » Et saint Paul nous apprend, Messieurs, que cette parole était
prophétique et regardait principalement le Fils de Dieu, qui était la fin de la
loi (4). C'est pourquoi il la lui applique déterminément. Le voilà donc maudit
de Dieu; l'eussions-nous osé dire, l'eussions-nous seulement osé penser, si le
Saint-Esprit ne nous l'apprenait? Mais puisque cette doctrine vient de si bon
lieu, tâchons de l'entendre comme nous pourrons.
Je trouve dans l'Ecriture que la
malédiction de Dieu contre les pécheurs les environne par le dehors : Induit
maledictionem sicut vestimentum (5) ; qu'elle pénètre plus avant et qu'elle
entre au dedans en s'attachant aux puissances de l’âme : Intravit sicut aqua
in interiora ejus; et enfin qu'elle la pénètre jusque dans le fond de sa
substance : Et sicut oleum in ossibus ejus (6), « jusque dans la moelle
des os. » Jésus-Christ mon Sauveur, avez-vous été réduit à ce point? Oui, n'en
doutons pas, chrétiens; la malédiction l'a environné par le dehors. Son Père,
qui durant le cours de sa vie s'était plu tant de fois de donner des marques de
l'amour qu'il avait pour lui, maintenant le laisse sans aucun secours, sans
aucun témoignage de protection : faites ce que vous voudrez, je l'abandonne. Et
que faites-vous, ô Père céleste? C'est alors qu'il le fallait secourir : Ut
quid, Domine, recessisti longè? « Pourquoi vous êtes-vous retiré si loin, »
si loin que vous ne paraissez pas : Despicis in opportunitatibus (7),
dans l'occasion la plus importante. Voilà les Juifs qui lui disent en termes
formels « que s'il
1 II Cor., V, 21.— 2 Galat.,
III, 13. — 3 Deuter., XXI, 23.— 4 Rom., X, 4. — 5 Psal.
CVIII, 18.— 6 Ibid. — 7 Psal. X, II. I.
(a) Var. : Qui s'attachent.
20
descend de la croix, ils croiront en lui (1) : » c'est ici
qu'il faudrait que les cieux s'ouvrissent; c'est le temps où il faudrait faire
résonner cette voix céleste : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé (2). » Non, le
ciel est d'airain sur sa tête. Bien loin de le reconnaître par aucun miracle, il
retire jusqu'aux moindres marques de protection, jusque-là que les démons mêmes
sentant bien ce prodigieux abandonnement, s'avancèrent aussi contre
Jésus-Christ, pour en faire le jouet de leur fureur, usque ad tempus (3).
Les saints Pères interprètent du temps de la passion (4), qui était en effet
leur temps. Et je vous laisse à penser si l'ayant remué si terriblement dans le
désert, maintenant que voici leur jour, combien ils lui auront fait sentir
d'outrages.
Secondement, Messieurs, la
malédiction de Dieu pénètre au dedans et frappe Jésus-Christ dans ses
puissances. Je remarque dans l'Ecriture que Dieu a un visage pour les justes et
un visage pour les pécheurs. Le visage qu'il a pour les justes est un visage
serein et tranquille, qui dissipe les nuages, qui calme les troubles de la
conscience, qui la remplit d'une sainte joie : Adimplebis me lœtitià cum
vultu tuo (5). O Jésus crucifié, ce visage était autrefois pour vous,
autrefois, autrefois: mais maintenant la chose est changée. Il y a un autre
visage que Dieu tourne contre les pécheurs, un visage dont il est écrit :
Vultus autem Domini super facientes mala (6) : « Le visage de Dieu sur ceux
qui font mal ; » c'est le visage de la justice. Dieu montre à son Fils ce
visage, il lui montre cet œil enflammé ; il le regarde, non de ce regard doux et
pacifique qui ramène la sérénité, mais de ce regard terrible « qui allume le feu
devant soi, » ignis in conspectu ejus exardescet (7), dont il porte
l'effroi dans les consciences; il le regarde enfin comme un pécheur et marche
contre lui avec tout l'attirail de sa justice. Mon Dieu, pourquoi vois-je contre
moi ce visage dont vous étonnez les réprouvés? Visage de mon Père, où êtes-vous?
Visage doux et paternel, je ne vois plus aucun de vos traits, je ne vois plus
qu'un Dieu irrité. Deus, Deus meus ! O bonté! Ô miséricorde !
1 Matth., XXVII, 42. — 2 Ibid.,
XVII, 5 — 3 Luc., IV, 13. — 4 S. August., Enarr. II in Psal. XXX,
n. 10.— 5 Psal. XV, 11. — 6 Psal. XXXIII, 17. —7 Psal.
XLIX, 3.
21
ah ! que vous vous êtes retirée bien loin ! Deus, Deus
meus, ut quid dereliquisti me (1) ?
Troisièmement, Messieurs, la
malédiction de Dieu va pénétrant dans le fond de son âme (a) : il
n'appartient qu'à lui de l'aller chercher jusque dans son centre; le passage en
est fermé aux attaques les plus violentes des créatures; Dieu seul en la faisant
se l'est réservé; mais aussi, quand il veut, « il la renverse, dit-il, jusqu'aux
fondements : » Commovebit illos à fundamentis (2). Cela s'appelle dans
l'Ecriture briser les pécheurs : Dominus conteret eos (3). Et pour donner
la perfection au sacrifice que devait le divin Jésus à la justice divine, il
fallait qu'il fût encore froissé de ce dernier coup, et c'est ce que le prophète
a voulu dire dans ce passage qui s'entend de lui à la lettre : Dominus voluit
conterere nim in infirmitate (4). N'attendez pas, mes frères, que je vous
représente ce dernier supplice; mais concevez seulement qu'il fallait que le
Fils de Dieu sentît en lui-même une oppression bien violente, pour s'écrier
comme il fit : « Et pourquoi, mon Père, m'abandonnez-vous? » Il fallait pour
cela que la divinité de Jésus-Christ se fût comme retirée en elle-même, ou que
ne faisant sentir sa présence que dans une certaine partie de l’âme (b),
ce qui n'est pas impossible à Dieu, qui sait diviser l'esprit d'avec l’âme (c),
Divisionem animœ ac spiritûs (5), elle eût abandonné tout le reste aux
coups de la vengeance divine; ou que par quelque autre secret inconnu aux hommes
ou par un miracle, comme tout est extraordinaire en Jésus-Christ, elle ait
trouvé (d) le moyen d'accorder ensemble l'union très-étroite de Dieu et
de l'homme avec cette extrême désolation où l'homme-Jésus-Christ a été plongé
sous les coups redoublés et multipliés de la vengeance divine. De quelle sorte
tout cela s'est fait, ne le demandez pas à des hommes ; tant y a qu'il est
infaillible qu'il n'y avait que le seul effort d'une angoisse inconcevable qui
1 Matth., XXVII, 46. — 2 Sap.,
IV, 19. — 3 Isa., I, 28. — 4 Isa., LIII, 10. — 8 Hebr., IV,
12.
(a) Var. : Au fond de l’âme.
(b) Dans la plus liante partie de l’âme.
(c) Qui va aux divisions les plus délicates.
(d) Ou que par un miracle extraordinaire, elle ait
trouvé.....
22
pût arracher du fond de son cœur cette étrange plainte
qu'il fait à son Père : Quare me dereliquisti (1) ? C'est le mystère.
Pendant ce délaissement, Dieu
était opérant en Jésus-Christ la réconciliation du monde, ne leur imputant point
leurs péchés. En même temps qu'il frappait, il ouvrait les bras aux hommes. Il
rejetait son Fils, et il nous ouvrait ses bras. Il le regardait en colère , et
il jetait sur nous un regard de miséricorde : Pater, pour nous;
ignosce, pour lui. Sa colère se passait en se déchargeant; il frappait son
Fils innocent luttant contre la colère de Dieu. C'est ce qui se faisait à la
croix, jusqu'à tant que le Fils de Dieu lisant dans les yeux de son Père qu'il
était entièrement apaisé, vit enfin qu'il était temps de quitter le monde. Je
pourrais ici, chrétiens, vous faire une vive peinture d'un Jésus mourant et
agonisant, défaillant peu à peu, attirant l'air avec peine d'une bouche toujours
ouverte et livide, et traînant lentement les derniers soupirs par une
respiration languissante, jusqu'à ce qu'enfin l'aine se retire et laisse le
corps froid et immobile. Ce récit pourrait peut-être émouvoir vos cœurs; mais il
ne faut pas travailler à vous attendrir par de vaines imaginations.
Jésus n'est pas mort de la
sorte; il fait l'un après l'autre ce qu'il a à faire. Il parcourt toutes les
prophéties, pour voir s'il reste encore quelque chose; il se retourne à son
Père, pour voir s'il est apaisé. Voyant enfin la mesure comble et qu'il ne
restait plus que sa mort pour désarmer entièrement la justice, il recommande son
esprit à Dieu; puis élevant sa voix avec un grand cri qui épouvanta tous les
assistants, il dit hautement : « Tout est consommé (2); » et remet
volontairement son aine à son Père, d'une action libre et forte, pour accomplir
ce qu'il avait dit (a), que « nul ne la lui ôte par force, mais qu'il la
donne lui-même de son plein gré (3) ; » et ensemble pour nous faire entendre que
vraiment il ne vivait que pour nous, puisque notre paix étant faite, il ne veut
plus rester un moment au monde. Ainsi est mort le divin Jésus, nous montrant
combien il est véritable « qu'ayant aimé les siens, il les a aimés jusqu'à la
fin (4). » Ainsi est mort le divin Jésus, « pacifiant
1 Psal. XXI, 1 — 2 Joan.,
XIX, 30. — 3 Ibid., X, 18. — 4 Ibid., XIII, 1.
(a) Var. : Pour nous faire entendre, mes
frères...
23
par ses souffrances le ciel et la terre (1). » Il est mort,
il est mort, et son dernier soupir a été un soupir d'amour pour les hommes.
Et je le dis et je le répète, et
vous n'êtes pas encore attendris; et moi pécheur qui vous parle, plus dur et
plus insensible que tous les autres, je puis vous parler encore ! Il n'en est
pas ainsi de ces personnes pieuses qui assistent à la mort du Sauveur Jésus : la
douleur les saisit, de sorte qu'elle étouffe jusqu'aux sanglots (a). O
Marie, divine Marie, ô de toutes les mères la plus désolée ! qui pourrait ici
exprimer de quels yeux vous vîtes cette mort cruelle? Tous les coups de Jésus
sont tombés sur vous, toutes ses douleurs vous ont abattue, toutes ses plaies
vous ont déchirée. Votre accablement incroyable vous ayant en quelque sorte
rendue insensible , le dernier adieu qu'il vous dit renouvela toutes vos
douleurs et rouvrit violemment toutes vos blessures. Vous étiez en cela plus
inconsolable que, bien loin de diminuer ses afflictions, vous les redoubliez en
les partageant ; et que vos douleurs mutuelles s'accroissaient ainsi sans mesure
et se multipliaient jusqu'à l'infini, pendant que les flots qu'elles élevaient
se repoussaient les uns sur les autres par un flux et reflux continuel. Mais
quand vous lui vîtes rendre les derniers soupirs, c'est alors que vous ne
pouviez plus supporter la vie, et que votre âme le voulant suivre, laissa votre
corps longtemps immobile.
Ce n'est pas pour cette Vierge,
ô Père éternel, qu'il faut faire éclipser votre soleil, ni éteindre tous les
feux du ciel; ils n'ont déjà plus de lumière pour elle. Il n'est pas nécessaire
que vous ébranliez tous les fondements de la terre, ni que vous couvriez
d'horreur toute la nature, ni que vous menaciez tous les éléments de les
remettre dans leur première confusion ; après la mort de son Fils, tout le monde
lui paroit couvert de ténèbres; la ligure de ce monde est passée pour elle ; et
de quelque endroit qu'elle se tourne, ses yeux ne découvrent partout qu'une
ombre de mort. Elle n'est pas la seule qui en est émue; et pour ne point parler
des tombeaux qui s'ouvrent et des rochers qui se fendent, les cœurs des
spectateurs, plus durs que les pierres, sont
1 Coloss., I,20.
(a) Var.: De sorte qu'elle ne leur permet pas
même les soupirs.
24
excités par cette mort à componction (a). J'entends
un centenier qui s'écrie : « Très-certainement cet homme était juste (1). » Tous
ceux qui assistaient à ce spectacle, s'en «retournaient, dit saint Luc, battant
leur poitrine : » Percutientes pectora sua revertebantur (2).
Qu'il ne soit pas dit,
chrétiens, que nous soyons plus durs que les Juifs. Ah! toutes nos églises sont
aujourd'hui un Calvaire : qu'on nous voie sortir d'ici battant nos poitrines.
Faisons résonner tout ce Calvaire de nos cris et de nos sanglots; mais que ce ne
soit pas Jésus-Christ tout seul qui en fasse le sujet. Ne pleurez pas sur moi,
nous dit-il; je n'ai que faire de vos soupirs ni de votre tendresse inutile.
Pleurez, pécheurs, pleurez sur vous-mêmes. — Et pourquoi pleurer sur nous-mêmes?
— Quia si in viridi ligno hœc faciunt, in arido quid fiet (3)? « Si on
fait ceci dans le bois verd, que sera-t-il fait au bois sec? » Si le feu de la
vengeance divine a pris si fortement et si tôt sur ce bois vert et fructueux,
bois aride, bois déraciné, bois qui n'attends plus que la flamme, comment
pourras-tu subsister parmi ces ardeurs dévorantes, etc. ?
1 Luc, XXIII, 47. — 2 Ibid., 48. — 3 Ibid.
31.
(a) Sont attendris enfin par sa mort.
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