Accueil Remonter I Vendredi Saint II Vendredi Saint III Vendredi Saint IV Vendredi Saint I Pâques Jour II Pâques Jour III Pâques Jour IV Pâques Jour Pâques Jour abrg Quasimodo Pâques IIIe Dim. Pâques IIIe Dim. abr. Pâques Ve Dim. Ascension Pentecôte I Pentecôte II Pentecôte III Pentecôte abr. Trinité III Pentecôte V Pentecôte IX Pentecôte XXI Pentecôte abr. Sainte Croix I Sainte Croix II Précis Ste Croix Exh. Nvles Catholiques Vie Xtienne Ursulines Meaux I Ursulines Meaux II Ord. Ursul. Meaux Ursulines Meaux III Ursulines Meaux IV Conf. Ursul. Meaux Instr. Ursul. Meaux Profess. Ursuline Disc. Visitandines Disc. Union J-C / Epouse Pensées Xtiennes Pensées Détachées
| |
PREMIER SERMON
POUR
LE JOUR DE PÂQUES,
SUR LA NÉCESSITÉ DE MOURIR AVEC JÉSUS-CHRIST, DE RESSUSCITER AVEC LUI ET D'ETRE
COMME LUI IMMORTEL A LA GRACE (b).
Christus resurgens ex mortuis jam non moritur, mors illi
ultra non domininabitur. Quôd enim mortuus est peccato, mortuus est semel ; quòd
autem vivit, vivit Deo. Rom., VI, 9 et 10.
Quand je vois ces riches tombeaux sous lesquels les grands
de la terre semblent vouloir cacher la honte de leur
(b) Premier point. — Pourquoi la conversion est-elle
appelée mort? Pour trois raisons: 1° d'une propriété du péché; 2° de la qualité
du remède; 3° regarde l'instruction du pécheur. Le péché vient par l'origine :
donc doit être détruit par une espèce de mort Etat de l'homme aussitôt après le
péché. La honte, jusqu'alors inconnue fut la première de ses passions qui lui
décela la conspiration de toutes les autres : Nihil primùm senserunt quàm
erubescendum (Tertull., Epist. XXIX ad Concil. Carthag., n.
6).
Second point. — Péché ne peut être guéri que par la
mort du Sauveur, et notre configuration avec sa mort. Image de mort en nous
conformément à Jésus-Christ.
La conversion n'est pas un changement superficiel, c'est
une mort.
Réjouissance charnelle des chrétiens à Pâques.
Eucharistie. Est notre vie.
Prêché à Metz, vers 1655.
Plusieurs indices révèlent cette date, la longueur de
l'exorde, la forme didactique, les sentences, les textes accumulés ; puis ces
sortes d'expressions : «Quasi, esquelles, cette bouche divine de laquelle
inondoieut des fleuves de vie éternelle; ruminez ce petit mot d'Origène,
estimant que l'utilité que tu recevras d'une médecine si salutaire (de la
pénitence) t'en fera digérer l'amertume. » L'auteur rappelle aussi les
souffrances et les malheurs de l'époque indiquée par notre date : Les chrétiens,
dit-il, « sont patients dans les tribulations. Que ces paroles, mes frères,
soient votre consolation pendant les calamités de ces temps. »
Le mot mystagogie, que l'on trouvera dans l'exorde, veut
dire initiation aux mystères, ou doctrine mystérieuse, mystique, obscure.
(a) Var. : De leur pourriture. — (b) Ce ne
sont après tout que les écueils où vont se briser toutes les grandeurs humaines;
cette pompe ne produit antre chose, sinon que les vers en sont servis plus
honorablement, et que les marques de notre corruption en sont plus illustres. —
(c) Elle lui a ôté la vie.
93
corruption (a), je ne puis assez m'étonner de
l'extrême folie des hommes, qui érigent de si magnifiques trophées à un peu de
cendre et à quelques vieux ossements. C'est en vain que l'on enrichit leurs
cercueils de marbre et de bronze. C'est en vain que l'on déguise leur nom
véritable par ces titres superbes de monuments et de mausolées. Que nous profite
après tout cette vaine pompe, si ce n'est que le triomphe de la mort est plus
glorieux, et les marques de notre néant (b) plus illustres? Il n'en est
pas ainsi du sépulcre de mon Sauveur. La mort a eu assez de pouvoir sur son
divin corps. Elle l'a étendu sur la terre sans mouvement et sans vie (c),
elle n'a pas pu le corrompre; et nous lui pouvons adresser aujourd'hui cette
parole que Job disait à la mer : « Tu iras jusque-là et ne passeras pas plus
outre ; cette pierre donnera des bornes à ta furie ; » et à ce tombeau, comme à
un rempart invincible, seront enfin rompus tes efforts : Illuc progredieris,
et non procèdes ampliùs; Illuc confringes tumentes fluctus tuos (1).
C'est pourquoi Notre-Seigneur
Jésus, après avoir subi volontairement une mort infâme, il veut après cela que «
son sépulcre soit honorable, » comme dit le prophète Isaïe : Erit sepulcrum
1 Job, XXXVIII, 11.
94
ejus gloriosum (1). Il est situé au milieu d'un
jardin, taillé tout nouvellement dans le roc. Et de plus il veut qu'il soit
vierge aussi bien que le ventre de sa mère, et que personne n'y ait été posé
devant lui. Davantage (a), il faut à son corps cent livres de baume du
plus précieux (b), et un linge très-fin et très-blanc pour l'envelopper.
Et après que durant le cours de sa vie « il s'est rassasié (c) de
douleurs et d'opprobres, » Saturabitur opprobriis, nous dit le prophète
', vous diriez qu'il soit devenu délicat dans sa sépulture. N'est-ce pas pour
nous faire entendre qu'il se préparait un lit plutôt qu'un sépulcre? Il s'y est
reposé doucement jusqu'à ce que l'heure de se lever fut venue; mais tout d'un
coup il s'est éveillé, et se levant il vient éveiller la foi endormie de ses
apôtres.
Aujourd'hui les trois pieuses Maries étant accourues dès le
grand matin pour chercher leur bon Maître dans ce lit de mort : « Que
cherchez-vous ici, leur ont dit les anges? Vous cherchez Jésus de Nazareth
crucifié : il n'y est plus, il est levé, il est ressuscité ; voyez le lieu où il
était mis (3). » O jour de triomphe pour notre Sauveur! ô jour de joie pour tous
les fidèles ! Je vous adore de tout mon cœur, ô Jésus victorieux de la mort.
Vraiment c'est aujourd'hui votre pâque, c'est-à-dire votre passage, où vous
passez de la mort à la vie. Faites-nous la grâce, ô Seigneur Jésus, que nous
fassions notre pâque avec vous (d), en passant à une sainte nouveauté de
vie. Ce sera le sujet de cet entretien.
O Marie, nous ne craindrons pas
de nous adresser à vous aujourd'hui : l'amertume de vos douleurs est changée en
un sentiment de joie ineffable. Vous avez déjà appris la nouvelle que votre Fils
bien-aimé a pris au tombeau une nouvelle naissance, et vous n'avez point porté
d'envie à son saint sépulcre de ce qu'il lui a servi de seconde mère. Au
contraire, vous n'avez pas eu moins de joie que vous en conçûtes lorsque l'ange
vous vint annoncer qu'il naîtrait de vous, en vous adressant ces paroles par
lesquelles nous vous saluons (e). Ave.
1 Isa., XI, 10. — 2 Thren.,
III, 30. — 3 Luc, XXIV, 5; Marc, XVI, 6.
(a) Var. : De plus. — (b) Des parfums
les plus précieux. — (c) Soûlé. — (d)Nous venons faire notre pâque
avec vous, en passant...
(e) Bossuet voulait d'abord prêcher le présent
sermon le jour c!n Samedi saint. Dans ce premier dessein, il avait rédigé la
première partie de l'exorde comme
95
Je m'étonne quelquefois,
chrétiens, que nous ayons si peu de soin de considérer et ce que nous sommes
parla condition de notre naissance, et ce que nous devenons par la grâce du
saint baptême. Une marque évidente que nous n'avons pas bien pénétré le mystère
de notre régénération , c'est de voir les divers sentiments des auditeurs, quand
on vient à discourir de cette matière. Les uns tout charnels et grossiers, sitôt
qu'ils entendent parler de nouvelle vie, et de résurrection spirituelle, et de
seconde naissance . demeurent presque interdits ; peu s'en faut qu'ils ne disent
avec Nicodème : « Comment se peuvent faire ces choses? Quoi! un vieillard
naitra-t-il encore une fois ? Faudra-t-il que nous rentrions dans le ventre de
nos mères (1) ? » Tels étaient les doutes que se formait en son âme ce pauvre
pharisien. Les autres plus délicats reconnaissent que ces vérités sont fort
excellentes, mais il leur semble que cette morale est trop raffinée, qu'il faut
renvoyer ces subtilités dans les cloîtres pour servir de matière aux méditations
de ces (a) âmes qui se sont plus épurées dans la solitude. Pour nous,
diront-ils, nous avons peine à goûter toute cette mystagogie. N'est-il pas vrai
que c'est la secrète réflexion de quantité de personnes, lorsqu'on traite de ces
mystères?
Qu'est-ce à dire ceci,
chrétiens? En quelle école ont-ils été élevés? Ignorent-ils qu'il n'y a quasi
point de maximes que les saints docteurs de l'Eglise aient plus souvent
inculquées; et que
1 Joan., III, 4.
il suit : «Vous diriez qu'il (Jésus) est devenu délicat
dans sa sépulture. N'est-ce pas pour nous faire entendre qu'il se préparait un
lit plutôt qu'un sépulcre? Il faut qu'il y dorme et qu'il repose encore quelque
temps, jusqu'à ce que l'heure de se lever soit venue. Nous aurons jusqu'à la
nuit quelque reste de tristesse, ad vesperum demorabitur fletus ; mais
demain dès le matin sa résurrection nous comblera d'une sainte réjouissance,
ad malutinum lœtitia (Psal. XXXIX, 6). Que ferons-nous donc ainsi
partagés entre la tristesse et la joie? Si nous ne parlons que de sa
résurrection, notre douleur sans doute s'en trouvera offensée ; que si nous nom
contentons de nous entretenir de sa mort, notre espérance ne sera pas
satisfaite. Joignons-les toutes deux, chrétiens; et voyons les obligations que
l'une et l'autre nous impose.
O Marie, nous ne craindrons pas de nous adresser à vous
aujourd'hui : nous savons que l'amertume de vos douleurs est bien adoucie.
Bientôt vous apprendrez que votre Fils aura pris une nouvelle naissance; et vous
ne porterez point d’envie a son saint sépulcre , de ce qu’il aura été comme sa
seconde mère ; au contraire, vous n'en recevrez pas moins de joie que lorsque
l’ange, » etc.
(a) Var. : Aux méditations de ces personnes
dont les âmes se sont...
96
qui ôterait des écrits de l'Apôtre les endroits où il
explique cette doctrine, non-seulement il énerverait ses raisonnements
invincibles, mais encore qu'il effacerait la plus grande partie de ses divines
Epîtres? D'où vient donc, je vous prie, que nous avons si peu de goût pour ces
vérités? d'où vient cela, sinon du dérèglement de nos mœurs? Sans doute nous ne
permettons pas à l'Esprit de Dieu d'habiter ni assez longtemps, ni assez
profondément dans nos âmes, pour nous faire sentir ses divines opérations. Car
le Sauveur ayant dit à ses apôtres qu'il leur enverrait cet Esprit consolateur
que le monde ne connaissait pas : « Pour vous, ajoute-t-il, mes disciples, vous
le connaîtrez, parce qu'il sera en vous et habitera dans vos cœurs : » Vos
autem cognoscetis eum, quia apud vos manebit et in vobis erit (1). Par où
nous voyons que si nous le laissions habiter quelque temps dans nos âmes, il
ferait sentir sa présence par les bonnes œuvres, esquelles sa main puissante
porte-roit nos affections. Et comme il n'y a point de christianisme en nos
mœurs, comme nous menons une vie toute séculière et toute païenne, de là vient
que nous ne remarquons aucun effet de notre seconde naissance.
Ainsi, chrétiens, pour vous
instruire de ces vérités, le plus court serait de vous renvoyer à l'école du
Saint-Esprit et à une pratique soigneuse des préceptes évangéliques. Mais
puisque la saine doctrine est un excellent préparatif à la bonne vie, et que les
solennités pascales que nous avons aujourd'hui commencées, nous invitent à nous
entretenir de ces choses, écoutez non point mes pensées, mais trois admirables
raisonnements du grand apôtre saint Paul, dont il pose les principes dans le
texte que j'ai allégué et en tire les conséquences dans les paroles suivantes :
« Jésus est mort, dit-il, et c'est au péché qu'il est mort : » Peccato
mortuus est (1). Si donc nous voulons participer à sa mort, il faut que nous
mourions au péché. C'est notre première partie. Jésus étant mort a repris une
nouvelle vie ; et cette vie n'est plus selon la chair, mais entièrement selon
Dieu, « parce qu'il ne vit que pour Dieu : » Quòd autem vivit, vivit Deo
(3). Il faut donc que nous passions à une nouvelle vie, qui doit être toute
céleste. Voilà la seconde. Jésus
1 Joan., XIV, 17. — 2
Rom., VI, 10. — 3 Ibid.
97
étant une fois ressuscité « ne meurt plus, la mort ne lui
domine plus : » Jam non moritur, mors illi ultra non dominabitur (1). Si
donc nous voulons ressusciter avec lui, il faut que nous vivions éternellement à
la grâce et que la mort du péché ne domine plus en nos âmes. C'est par où finira
ce discours. Le Sauveur est mort, mourons avec lui ; il est ressuscité,
ressuscitons avec lui ; il est immortel, soyons immortels avec lui. Tâchons de
rendre ces vérités sensibles par une simple et naïve exposition de quelques
maximes de l'Evangile, et faisons voir en peu de mots avant toutes choses quelle
nécessité il y a de mourir avec le Sauveur.
PREMIER POINT.
D'où vient que l'apôtre saint
Paul ne parle que de mort et de sépulture, quand il veut dépeindre la conversion
du pécheur ; et pourquoi a-t-il toujours à la bouche qu'il faut mourir au péché
avec Jésus-Christ et crucifier le vieil homme, et tant d'autres semblables
discours qui d'abord paraissent étranges ? Car s'il ne veut dire autre chose
sinon que nous devons changer (a) nos méchantes inclinations, pour quelle
raison se sert-il si souvent d'une façon de parler qui semble si fort éloignée?
Et ce changement d'affections étant si commun dans la vie humaine, comment ne
l'exprime-t-il pas en termes plus familiers? C'est ce qui me fait croire que ces
sortes d'expressions ont quelque sens plus caché; et sans doute il ne les a pour
ainsi dire affectées qu'afin de nous inviter à en pénétrer le secret. Or pour
avoir une pleine intelligence de l'intention de l'Apôtre, je me sens obligé à
vous représenter deux considérations importantes : par la première je vous ferai
voir avec l'assistance divine, pour quelle raison la conversion du pécheur
s'appelle une mort, et elle sera tirée d'une propriété du péché; par la seconde
je tâcherai de montrer que nous sommes obligés de mourir au péché avec le
Sauveur, et celle-ci sera prise de la qualité du remède. De ces deux
considérations il en naîtra une troisième pour l'instruction des pécheurs (b).
1 Rom., VI, 9.
(a) Var.: Que nous sommes obligés de
changer...— (b) Et sans doute il ne les a pour ainsi dire affectées
qu'afin de nous inviter à en pénétrer le secret. J'en trouve trois raisons
principales. Je tire la première d'une propriété que le péché a dans tous les
hommes ; la seconde, de la qualité du remède par lequel nous en sommes guéris;
la troisième regarde une instruction du pécheur qui doit être changé. Par ces
trois raisons, je prétends vous taire voir avec l'assistance divine, et que
c'est à bon droit que la conversion des pécheurs s'appelle une. mort, et que la
mort du Fils de Dieu nous oblige de mourir au péché, et à quelle sainteté cette
obligation nous engage. Je les tirerai des vérités les plus communes et les plus
connues du christianisme : je voua prie de vous y rendre attentifs
98
Tout péché doit avoir son
principe dans la volonté. Mais dans l'homme il a une propriété bien étrange,
c'est qu'il est tout ensemble volontaire et naturel. Les pélagiens ne comprenant
point cette vérité, ne pouvaient souffrir que l'on leur parlât de ce péché
d'origine avec lequel nous naissons, et disaient que cela allait à l'outrage de
la nature, qui est l'œuvre des mains de Dieu. Ils n'entendaient pas que la
source du genre humain étant corrompue, ce qui avait été volontaire seulement
dans le premier père, avait passé en nature à tous ses enfants. Qu'est-il
nécessaire de vous raconter plus au long l'histoire de nos malheurs? Vous savez
assez que le premier homme, séduit par les infidèles conseils de ce serpent
frauduleux , voulut faire une funeste épreuve de sa liberté ; et « qu'usant
inconsidérément de ses biens, » ce sont les propres mots du saint pontife
Innocent (1), il ne sut pas reconnaître la main qui les lui donnait : de sorte
que son esprit s'étant élevé contre Dieu, il perdit l'empire naturel qu'il avait
sur ses appétits. La honte qui jusqu'à ce temps-là lui avait été inconnue, fut
la première de ses passions qui lui décela la conspiration de toutes les autres.
Il s'était enflé d'une vaine espérance de savoir le bien et le mal; et il arriva
par un juste jugement de Dieu que « la première chose dont il s'aperçut, c'est
qu'il fallait rougir : » Nihil primùm senserunt quàm erubescendum, dit
Tertullien (2). Cela est bien étrange. Il remarqua incontinent sa nudité, ainsi
que nous apprend l'Ecriture (3). C'est qu'il commença à sentir une révolte à
laquelle il ne s'attendait pas ; et la chair s'étant soulevée inopinément contre
la raison, il était tout confus de ce qu'il ne pouvait la réduire.
Mais je ne m'aperçois pas que je
m'arrête peut-être trop à des choses qui sont très-connues : il suffit
présentement que vous
1 Epist. XXIX ad Concil. Carthag.,
n. 6; Epist. Rom. Pontif., édit. D. Constant. — 2 De
Veland. virgin., n. 11. — 3 Genes., III, 7.
99
remarquiez que nous naissons tous, pour notre malheur, de
ces passions honteuses, qui étant suscitées par le péché, s'élèvent dans la
chair à la confusion de l'esprit. Cela n'est que trop véritable. Et voici le
raisonnement que saint Augustin en tire aprèsje Sauveur : « Qui naît de la
chair est chair, » dit Notre-Seigneur en saint Jean (1) : Quod natum est
ex carne caro est. Que veut dire cela? La chair en cet endroit, selon la
phrase de l'Ecriture, signifie ces inclinations corrompues qui s'opposent à la
loi de Dieu. C'est donc comme si notre Maître avait dit plus expressément : O
vous, hommes misérables qui naissez de cette révolte, vous naissez par
conséquent rebelles contre Dieu et ses ennemis : Quod natum est ex carne caro
est ; vous recevez en même temps et par les mêmes canaux, et la vie du corps
et la mort de l’âme ; qui vous engendre, vous tue; et la masse dont vous êtes
formés étant infectée dans sa source, le péché s'attache et s'incorpore à votre
nature. De là cette profonde ignorance, de là ces chutes continuelles, de là ces
cupidités effrénées qui font tout le trouble et toutes les tempêtes de la vie
humaine : Quod natum est ex carne caro est; et voyez, s'il vous plaît, où
va cette conséquence.
Les philosophes enseignent que
la naissance et la mort conviennent aux mêmes sujets. Tout ce qui meurt prend
naissance, tout ce qui prend naissance peut mourir. C'est la mort qui nous ôte
ce que la naissance nous donne. Vous êtes homme par votre naissance; vous ne
cessez d'être homme que par la mort. L'union de l’âme et du corps se fait par la
naissance, aussi est-ce la mort qui en fait la dissolution. Or jusqu'à ce que la
nature soit guérie, être homme et être pécheur, c'est la même chose. L’âme ne
tient pas plus au corps que le péché et ses mauvaises inclinations s’attachent
pour ainsi dire à la substance de l’âme. Que si le péché a sa naissance, il aura
par conséquent sa vie et sa mort : il a sa naissance par la nature corrompue, sa
vie par nos appétits déréglés. Ce n'est donc pas sans raison que nous appelons
une mort la guérison qui s'en fait par la grâce médicinale qui délivre notre
nature; par où vous voyez que ce n'est pas sans raison que la conversion du
pécheur s'appelle une mort. C'est pourquoi je ne
1 Joan., III, 6 ; S. August., Serm.
CLXXIV, n. 9; Serm. CCXCIV, n. 16.
100
m'étonne plus, grand Apôtre, si vous la nommez
ordinairement de la sorte ; vous nous voulez faire entendre combien nos
blessures sont profondes, combien le péché et l'inclination au mal nous est
devenue naturelle, et que naissant avec nous, il ne faut rien moins qu'une mort
pour l'arracher de nos âmes.
Voilà déjà, ce me semble,
quelque éclaircissement de la pensée de saint Paul, tiré à la vérité, non des
maximes orgueilleuses de la sagesse du siècle, mais des principes soumis et
respectueux de l'humilité chrétienne. Nous n'avons point de honte d'avouer les
infirmités de notre nature. Que ceux-là en rougissent qui ne connaissent pas le
Libérateur. Pour nous au contraire, nous osons nous glorifier de nos maladies,
parce que nous savons et la miséricorde du Médecin et la vertu du remède. Ce
remède, comme vous le savez, c'est la mort de Notre-Seigneur; et puisque nous
voilà tombés sur la considération du remède, il est temps désormais que nous
entendions raisonner l'apôtre saint Paul. Le Fils de Dieu, dit-il, « est mort au
péché, » mortuus est peccato ; « ainsi estimez, conclut-il, que vous êtes
morts au péché, » ita et vos existimate mortuos quidem esse peccato (1).
Que veut-il dire que Notre-Seigneur est mort au péché, lui qui dès le premier
moment de sa conception a toujours vécu à la grâce ? Pour pénétrer sa pensée, il
est nécessaire de reprendre la chose de plus haut et de vous mettre devant les
yeux quelques points remarquables de la doctrine de saint Paul, dans lesquels
j'entre par cet exemple.
Si jamais vous vous êtes
rencontrés dans une place publique où l'on aurait exécuté quelque criminel,
n'est-il pas vrai que par la qualité de la peine vous avez souvent jugé de
l'horreur du crime, et qu'il vous a semblé voir quelque idée de leurs forfaits
dans les marques de leurs supplices et dans leurs faces défigurées ? Vous êtes
surpris peut-être que je vous propose un si funèbre spectacle. C'est pour vous
faire avouer qu'il y a dans la peine quelque représentation de la coulpe.
Oserons-nous bien maintenant, mon Sauveur, vous appliquer cet exemple? Jl le
faut bien certes, puisque vous avez paru sur la terre comme un criminel. Vous
avez désiré vous rendre semblable aux pécheurs.
1 Rom., VI, 10, 11.
101
N'ayant point de péché, vous avez voulu néanmoins en subir
toutes les peines pendant votre vie. Votre sainte chair a été travaillée des
mêmes incommodités que le péché seul avait attirées sur la nôtre. C'est pourquoi
saint Paul ose dire que vous vous êtes fait « semblable à la chair du péché : »
Factus in similitudinem carnis peccati (1). Quelle bonté, chrétiens! Ce
n'a pas été assez au Fils du Père éternel de revêtir sa divinité d'une chair
humaine: cette chair plus pure que les rayons du soleil, qui méritait d'être
ornée d'immortalité et de gloire, il la couvre encore, pour l'amour de nous, de
l'image de notre péché ! n'est-ce pas de quoi nous confondre ? Que sera-ce donc
si nous venons à considérer que c'est par ce moyen que nos péchés sont guéris?
C'est ici, c'est ici le trait le plus merveilleux de la miséricorde divine (a).
Où était l'image du péché? En sa
chair bénie. Où était le péché même? En vous et en moi, chrétiens. La chair du
Sauveur, cette image innocente du crime, a été livrée entre les mains des
bourreaux pour en faire à leur fantaisie; ils l'ont frappée, les coups ont porté
sur le péché ; ils l'ont crucifiée, le péché a été crucifié ; ils lui ont
arraché la vie, le péché a perdu la sienne. Et voilà justement ce que l'Apôtre
veut dire. Le Sauveur selon sa doctrine est mort au péché, parce qu'abandonnant
à la mort sa chair innocente qui en était l'image, il a anéanti le péché. Mais
pourrons-nous conclure de là « qu'il faut que nous mourions avec lui, » ita
et vos existimate mortuos quidem esse peccato ? Certainement, chrétiens, la
conséquence en est bien aisée; il ne faut que lever les yeux et regarder notre
Maître pendu à la croix. O Dieu, comment a-t-on traité sa chair innocente ?
Quelque part où je porte ma vue, je n'y saurais remarquer aucune partie entière.
Quoi ! parce qu'elle portait l'image du péché, il a bien voulu qu'elle fût ainsi
déchirée ; et nous épargnerons le péché même qui vit en nos
1 Rom., VIII,3.
(a) Passage barré : On rapporte que parfois
les magiciens, possédés en leur âme d'un désir furieux de vengeance, font des
images de cire de leurs ennemis, sur lesquelles ils murmurent quelques paroles
d'enchantement ; et après, ajoute-t-on, frappant ces statues, la blessure, par
un fatal contre-coup, en retombe sur l'original. Est-ce fable ou vérité? Je vous
le laisse à juger. Seulement sais-je bien qu'il s'est passé quelque chose de
semblable en la personne de mon Maître. Où était l'image du péché... ?
102
âmes, nous ne mortifierons point nos concupiscences (a),
au contraire nous nous y laisserons aveuglément emporter ! Gardons-nous-en bien,
chrétiens (b) ; il nous faut faire aujourd'hui un aimable échange avec le
Sauveur. Innocent qu'il était, il s'est couvert de l'image de nos crimes,
subissant la loi de la mort; criminels que nous sommes, imprimons en nous-mêmes
la figure de sa sainte mort, afin de participer à son innocence. Car lorsque
nous portons la figure de cette mort, par une opération merveilleuse de l'Esprit
de Dieu, la vertu nous en est appliquée. C'est pour cela que l'Apôtre nous
exhorte à porter l'image de Jésus crucifié sur nos corps mortels, à avoir sa
mort en nos membres, à nous conformer à sa mort (1).
Mais quelle main assez
industrieuse pourra tracer en nous cette aimable ressemblance? Ce sera l'amour,
chrétiens, ce sera l'amour. Cet amour saintement curieux ira aujourd'hui avec
Madeleine adorer le Sauveur dans sa sépulture ; il contemplera ce corps innocent
gisant (c) sur une pierre, plus froid et plus immobile que la pierre; et
là se remplissant d'une idée si sainte, il en formera les traits dans nos ames
et dans nos corps. Ces yeux si doux, dont un seul regard a fait fondre saint
Pierre en larmes, ne rendent plus de lumières : l'amour portera la main sur les
nôtres, il les tiendra clos pour toute cette pompe du siècle, ils n'auront plus
de lumière pour les vanités. Cette bouche divine, de laquelle inondaient des
fleuves de vie éternelle, je vois que la mort l'a fermée : l'amour fermera la
nôtre à jamais aux blasphèmes et aux médisances, il rendra nos cœurs de glace
pour les vains plaisirs qui ne méritent pas ce nom; nos mains seront immobiles
poulies rapines ; il nous sollicitera de nous jeter à corps perdu sur cet
aimable mort et de nous envelopper avec lui dans son drap mortuaire. Aussi bien
l'Apôtre nous apprend que « nous sommes ensevelis avec lui par le saint baptême
: » Consepulti Christo in baptismo (2).
1 II Cor., IV, 10; Coloss.,
III, 5; Rom., VI, 5.
— 2 Coloss., II, 12.
(a) Var. : Nos méchantes inclinations. — (b)
Non, non, chrétiens. — (c) Lorsque nous parlons la figure de cette mort,
la vertu nous en est appliquée. Allons donc aujourd'hui avec Madeleine adorer
notre aimable Sauveur dans sa sépulture ; contemplons ce corps innocent
gisant...
103
La belle cérémonie qui se
faisait anciennement dans l'Eglise au baptême des chrétiens ! c'était en ce jour
qu'on les baptisait dans l'antiquité, et vous voyez que nous en retenons quelque
chose dans la bénédiction des fonts baptismaux. On avait accoutumé de les
plonger tout entiers et de les ensevelir sous les eaux ; et comme les fidèles
les voyaient se noyer pour ainsi dire dans les ondes de ce bain salutaire, ils
se les représentaient en un moment tout changés par la vertu du Saint-Esprit
dont ces eaux étaient animées ; comme si sortant de ce monde à même temps qu'ils
disparaissaient de leur vue, ils fussent allés mourir et s'ensevelir avec le
Sauveur. Celte cérémonie ne s'observe plus, il est vrai; mais la vertu du
sacrement est toujours la même, et partant vous devez vous considérer comme
étant ensevelis avec Jésus-Christ.
Encore un petit mot de réflexion
sur une ancienne cérémonie. Les chrétiens autrefois avoient accoutumé de prier
debout et les mains modestement élevées en forme de croix, et vous voyez que le
prêtre prie encore en cette action dans le sacrifice. Quelle raison de cela? Il
me semble qu'ils n'osoient se présenter à la Majesté divine qu'au nom de Jésus
crucifié. C'est pourquoi ils en pre-noient la figure et paraissaient devant Dieu
comme morts avec Jésus-Christ. Ce qui a donné occasion au grave Tertullien
d'adresser aux tyrans ces paroles si généreuses : Paratus est ad omne
supplicium ipse habitus orantis christiani (1) : « La seule posture du
chrétien priant affronte tous vos supplices ; » tant ils étaient persuadés, dans
cette première vigueur des mœurs chrétiennes, qu'étant morts avec le Sauveur, ni
supplices ni voluptés ne leur étaient rien. Et c'est (a) pour le même
sujet qu'ils prenaient plaisir en toute rencontre d'imprimer le signe de la
croix sur toutes les parties de leurs corps, comme s'ils eussent voulu marquer
tous leurs sens de la marque du crucifié, c'est-à-dire de la marque et du
caractère de mort. Pour la cérémonie, nous l'avons tous les jours en usage ;
mais nous ne considérons guère le prodigieux
1 Apolog., n. 30.
(a) Var. : Et c'est ce détachement si entier
que l'Apôtre entreprend de nous persuader aujourd'hui.
104
détachement qu'elle demande de nous ; et c'est à quoi
néanmoins l'apôtre saint Paul nous presse (a). Car le péché se
contractant par la naissance, il ne se détache que par une espèce de mort ; il
faut qu'il meure, car il faut qu'il s'applique et la ressemblance et la vertu de
la mort de notre Sauveur, qui est l'unique guérison de ses maladies. Voilà déjà
deux raisons : la première est tirée d'une propriété du péché; la seconde, de la
qualité du remède. Oublierons-nous cette instruction particulière que nous avons
promise? Elle me semble trop nécessaire, et ce n'est point tant une nouvelle
raison qu'une conséquence que nous tirerons des deux autres.
Ecoutez, écoutez, pécheurs, la
grave et sérieuse leçon de cet admirable docteur. Puisqu'il ne nous parle que de
mort et de sépulture, ne vous imaginez pas qu'il ne demande de nous qu'un
changement médiocre. Où sont ici ceux qui mettent tout le christianisme en
quelque réformation extérieure et superficielle, et dans quelques petites
pratiques? En vain vous a-t-on montré combien le péché tenait à notre nature, si
vous croyez après cela qu'il ne faut qu'un léger effort pour l'en détacher.
L'Apôtre vous a enseigné que vous devez traiter le péché comme Jésus-Christ en a
traité la ressemblance en sa sainte chair. Voyez s'il l'a épargnée. Quel endroit
de son corps n'a pas éprouvé la douleur de quelque supplice exquis? Et vous ne
comprenez pas encore quelle obligation vous avez de rechercher dans le plus
secret de vos cœurs tout ce qu'il y peut avoir de mauvais désirs, et d'en
arracher jusqu'à la plus profonde racine ! Oui, je vous le dis, chrétiens, après
le Sauveur : quand cet objet qui vous sépare de Dieu vous serait plus doux que
vos yeux, plus nécessaire que votre main droite, plus aimable que votre vie,
coupez, tranchez, abscide eum (1). Ce n'est pas sans raison que l'Apôtre
ne nous prêche que mort. Il veut nous faire entendre qu'il faut porter le
couteau jusqu'aux inclinations les plus naturelles, et même jusqu'à la source de
la vie, s'il en est besoin.
1 Matth., V, 30.
(a) Var. : C'est-à-dire de la marque et du
caractère de mort. Tant y a qu'ils n'avoient rien de plus présent dans l'esprit
que cette pensée : il faut que tout chrétien meure avec Jésus-Christ; il faut
qu'il meure, car le péché se contractant par la naissance...
105
Saint Jean Chrysostome fait, à
mon avis, une belle réflexion sur ces beaux mots de saint Paul : Mihi mundus
crucifixus est, et ego mundo (1) : « Le monde m'est crucifié, et moi au
monde. » Entendez toujours par le monde les plaisirs du siècle. « Ce ne lui
était pas assez d'avoir dit que le monde était mort pour lui, remarque ce saint
évêque (2); il faut qu'il ajoute que lui-même est mort au monde. Certes,
poursuit le merveilleux interprète, l'Apôtre considérait que non - seulement les
vivants ont quelques sentiments les uns pour les autres, mais qu'il leur reste
encore quelque affection pour les morts, qu'ils en conservent le souvenir et
rendent du moins à leurs corps les honneurs de la sépulture. Tellement que le
saint Apôtre, pour nous faire entendre jusqu'à quel point le fidèle doit être
dégagé des plaisirs du siècle : Ce n'est pas assez, dit-il, que le commerce soit
rompu entre le monde et le chrétien, comme il l'est entre les vivants et les
morts, parce qu'il y reste encore quelque petite alliance; mais tel qu'est un
mort à l'égard d'un mort, tels doivent être l'un à l'autre le siècle et le
chrétien. » Comprenez l'idée de ce grand homme ; et voyez comme il se met en
peine de nous faire voir que pour les délices du monde, le fidèle y doit être
froid, immobile, insensible (a) ; si je savais quelque terme plus
significatif, je m'en servirais.
C'est pourquoi armez-vous,
fidèles, du glaive de la justice; domptez le péché en vos corps par un exercice
constant de la pénitence. Ne m'alléguez point ces vaines et froides excuses, que
vous en avez assez fait et que vous avez déchargé le fardeau de vos consciences
entre les mains de vos confesseurs. Ruminez en vos esprits ce petit mot
d'Origène : Ne putes quòd innovatio semel facta sufficiat : ista ipsa novitas
innovanda est (3) : « 11 faut renouveler la nouveauté même ; » c'est-à-dire
que quelque participation que vous ayez de la sainteté et de la justice,
fussiez-vous aussi justes comme vous présumez de l'être, il y a toujours mille
choses à renouveler par une pratique exacte de la pénitence : à plus forte
1 Galat., VI, 14. — 2 Lib. II De Compunct.,
n. 2. — 3 Lib. V in Epist. ad Rom., n. 8.
(a) Var. : «Tels doivent être l'un à l'autre
le siècle et le chrétien. Telle est, dit saint Jean Chrysostome, la philosophie
de saint Paul, par laquelle il nous faut entendre que pour les délices du monde,
le fidèle... »
106
raison êtes-vous obligés de vous y adonner, n'ayant point
expié vos fautes et sentant en vos âmes vos blessures toutes fraîches et vos
mauvaises habitudes encore toutes vivantes. Et Dieu veuille que vous ne le
connaissiez pas sitôt par expérience!
Mais il me semble que j'entends
ici des murmures. — Quoi! encore la pénitence ! Eh ! on ne nous a prêché autre
chose durant ce Carême; nous parlera-t-on toujours de pénitence?— Oui certes,
n'en doutez pas, tout autant qu'on vous prêchera l'Evangile et la mort de notre
Sauveur. Tu t'abuses, chrétien, tu t'abuses, si tu penses donner d'autres bornes
à ta pénitence que celles qui doivent finir le cours de ta vie. Sais-tu
l'intention de l'Eglise dans l'établissement du Carême? Elle voit que tu donnes
toute l'année à des divertissements mondains; cela fâche cette bonne Mère. Que
fait-elle? Tout ce qu'elle peut pour dérober six semaines à tes dérèglements.
Elle te veut donner quelque goût de la pénitence, estimant que l'utilité que tu
recevras d'une médecine si salutaire, t'en fera digérer l'amertume et continuer
l'usage : elle t'en présente donc un petit essai pendant le Carême; si tu le
prends, ce n'est qu'avec répugnance (a) ; tu ne fais que te plaindre et
que murmurer durant tout ce temps.
Hélas! je n'oserais dire quelle
est la véritable cause de notre joie dans le temps de Pâques. Sainte piété du
christianisme, en quel endroit du monde t'es-tu maintenant retirée? On a vu le
temps que Jésus en ressuscitant trouvait ses fidèles ravis d'une allégresse
toute spirituelle, parce qu'elle n'avait point d'autre sujet que la gloire de
son triomphe. C'était pour cela que les déserts les plus reculés et les
solitudes les plus affreuses prenaient une face riante. A présent les fidèles se
réjouissent, il n'est que trop vrai; mais ce n'est pas vous, mon Sauveur, qui
faites leur joie. On se réjouit de ce qu'on pourra faire bonne chère en toute
licence; plus déjeunes, plus d'austérités. Si peu de soin que nous avons
peut-être apporté durant ce Carême à réprimer le désordre de nos appétits, nous
nous en relâcherons tout à fait. Le saint jour de Pâques, destiné pour nous
faire commencer une nouvelle vie avec le Sauveur, va ramener sur la terre les
folles délices du
(a) Var. : Tu ne le prends qu'à ton corps
défendant.
107
siècle, si toutefois nous leur avons donné quoique trêve,
et ensevelira dans l'oubli la mortification et la pénitence, tant la discipline
est énervée parmi nous.
Ici vous m'arrêterez peut-être
encore une fois pour me dire : Mais ne faut-il pas se réjouir dans le temps de
Pâques? n'est-ce pas un temps de réjouissance? — Certes, je l'avoue, chrétiens;
mais ignorez-vous quelle doit être la joie chrétienne, et combien elle est
différente de celle du siècle? Le siècle et ses sectateurs sont tellement
insensés, qu'ils se réjouissent dans les biens présens; et je soutiens que toute
la joie du chrétien n'est qu'en espérance. Pour quelle raison? C'est que le
chrétien dépend tellement du Sauveur, que ses souffrances et ses contentements
n'ont point d'autres modèles que lui. Pourquoi faut-il que le chrétien souffre?
Parce que le Sauveur est mort. Pourquoi faut-il qu'il ait de la joie? Parce que
le même Sauveur est ressuscité. Or sa mort doit opérer en nous dans la vie
présente, et sa résurrection seulement dans la vie future. Grand Apôtre, c'est
votre doctrine; et partant notre tristesse doit être présente; notre joie ne
consiste que dans des désirs et dans une généreuse espérance. Et c'est pour
cette raison que (a) le saint Apôtre dit ces deux beaux mots, décrivant
la vie des chrétiens : Spe gaudentes; et incontinent après : In
tribulatione patientes (1). Savez-vous quelles gens ce sont que les
chrétiens? Ce sont des personnes qui se réjouissent en espérance; el en
attendant que sont-ils? Ils sont patients dans les tribulations. Que ces
paroles, mes frères, soient notre consolation pendant les calamités de ces
temps, qu'elles soient aussi la règle de notre joie durant ces saints jours! Ne
nous imaginons pas que l'Eglise nous ait établi des fêtes pour nous donner le
loisir de nous chercher des divertissements profanes, comme la plupart du monde
semble en être persuadé. Nos véritables plaisirs ne sont pas de ce monde; nous
en pouvons prendre quelque avant-goût par une fidèle attente, mais la jouissance
en est réservée pour la vie future (b). Et pour ce siècle pervers dont
Dieu abandonne l'usage à ses ennemis,
1 Rom., XII, 12.
(a) Var. : C'est pourquoi. — (b)
Considérons que nos véritables plaisirs sont réservés pour la vie future ;
seulement il nous est permis d'en prendre quelque avant-goût par une attente
fidèle.
108
songeons que la pénitence est notre exercice, la mort du
Sauveur notre exemple, sa croix notre partage, son sépulcre notre demeure. Ah!
ce sépulcre, c'est une mère; mon Maître y est entré mort, il l'a enfanté à une
vie toute divine. Il faut qu'après y avoir trouvé la mort du péché, j'y cherche
la vie de la grâce. C'est notre seconde partie.
SECOND POINT.
Saint Augustin distingue deux
sortes de vie en l’âme : l'une « qu'elle communique au corps, et l'autre dont
elle vit elle-même : » Aliud est enim in anima unde corpus vivificatur, aliud
unde ipsa virificat (1). Comme « elle est la vie du corps, ce saint évèque
prétend que Dieu est sa vie : » Vita corporis anima est, vita animœ Deus est
(2). Expliquons, s'il vous plait, sa pensée et suivons son raisonnement. Afin
que l’âme donne la vie au corps, elle doit avoir par nécessité trois conditions.
Il faut qu'elle soit plus noble, car il est plus noble de donner que de
recevoir. Il faut qu'elle soit unie, car il est manifeste que notre vie ne peut
être hors de nous. Il faut qu'elle lui communique des opérations que le corps ne
puisse exercer sans elle, car il est certain que la vie consiste principalement
dans l'action. Que si nous trouvons que Dieu a excellemment ces trois qualités à
l'égard de l’âme, sans doute il sera sa vie à aussi bon titre qu'elle-même est
la vie du corps. Voyons en peu de mots ce qui en est.
Et premièrement, que Dieu soit
sans comparaison au-dessus de l’âme, cela ne doit pas seulement entrer en
contestation. Dieu ne serait pas notre souverain bien, s'il n'était plus noble
que nous et si nous n'étions beaucoup mieux en lui qu'en nous-mêmes. Pour
l'union, il n'y a non plus de sujet d'en douter à des chrétiens, après que le
Sauveur a dit tant de fois « que le Saint-Esprit habiterait dans nos âmes (3), »
et l'Apôtre, que « la charité a été répandue en nos cœurs par le Saint-Esprit
qui nous a été donné (4). » Et en vérité, Dieu étant tout notre bonheur, il faut
par nécessité qu'il se puisse unir à nos âmes, parce qu'il n'est pas concevable
que notre
1 Tract, XIX in Joan., n. 12. — 2
Serm. CLXI, n. 6. — 3 Joan., XIV, 17. — 4
Rom., v, 5.
109
bonheur et notre félicité ne soit point en nous. Reste donc
à voir si notre âme, par cette union, est élevée à quelque action de vie dont sa
nature soit incapable. Ne nous éloignons pas de saint Augustin. « Certes, dit ce
grand homme, Dieu est une vie immuable; il est toujours ce qu'il est, toujours
en soi, toujours à soi : » Ipse est semper in se, est ita ut est, non aliter
anteà, aliter posteà (1). Il ne se peut faire que l’âme ne devienne
meilleure, plus noble, plus excellente, s'unissant à cet Etre souverain,
très-excellent et très-bon. Etant meilleure, elle agira mieux, et vous le voyez
dans les justes. « Car leur âme, dit saint Augustin, s'élevant à un Etre qui est
au-dessus d'elle et duquel elle est, reçoit la justice, la piété, la sagesse : »
Cùm se erigit ad aliquid quod supra ipsam est et à quo ipsa est, percipit
sapientiam, justitiam, pietatems. Elle croit en Dieu, elle espère en Dieu,
elle aime Dieu. Parlons mieux. Comme saint Paul dit que « l'Esprit de Dieu crie
et gémit et demande en nous, » Spiritus postulat pro nobis (3) : aussi
faut-il dire que le même Esprit croit, espère et aime en nos aines, parce que
c'est lui qui forme en nous cette foi, cette espérance et ce saint amour. Par
conséquent aimer Dieu, croire en Dieu, espérer en Dieu, ce sont des opérations
toutes divines, que l’âme n'aurait jamais sans l'opération, sans l'union, sans
la communication de l'Esprit de Dieu. Ce sont aussi des actions de vie et d'une
vie éternelle. Il est donc vrai que Dieu est notre vie.
O joie! ô félicité! qui ne
s'estimerait heureux de vivre d'une belle vie? Qui ne la préférerait à toutes
sortes de biens? Qui n'exposerait plutôt mille et mille fois cette vie mortelle,
que de perdre une vie si divine? Cependant notre premier père l'avait perdue
pour lui et pour ses enfants. Sans le Fils de Dieu nous en étions privés à
jamais. « Mais je suis venu, dit-il, afin qu'ils vivent, et qu'ils vivent plus
abondamment : » Ego veni, ut vitam habeant, et abundantiùs habeant (4).
En effet j'ai remarqué avec beaucoup de plaisir que dans tous les discours du
Sauveur qui nous sont rapportés dans son Evangile, il ne parle que de vie, il ne
promet que vie. D'où vient que saint Pierre, lorsqu'il lui demande s'il le veut
1 Tract, XIX in Joan., n. 11. — 2
Ibid., n. 12. — 3 Rom.,
VIII,26. — 4 Joan., X, 10.
110
quitter : « Maître, où irions-nous, lui dit-il, vous avez
des paroles de vie éternelle (1)? » Et le Fils de Dieu lui-même : « Les paroles
que je vous dis sont esprit et vie (2). » C'est qu'il savait bien que les hommes
n'ayant rien de plus cher que vivre, il n'y a point de charme plus puissant pour
eux que cette espérance de vie. Ce qui a donné occasion à Clément Alexandrin de
dire dans cette belle hymne qu'il adresse à Jésus le roi des enfants,
c'est-à-dire des nouveaux baptisés, que « ce divin Pêcheur, ainsi appelle-t-il
le Sauveur, retirait les poissons de la mer orageuse du siècle et les attirait
dans ses filets par l'appât d'une douce vie, » Dulci vità inescam (3).
Et c'est ici, chrétiens, où il
est à propos d'élever un peu nos esprits, pour voir dans la personne du Sauveur
Jésus l'origine de notre vie. La vie de Dieu n'est que raison et intelligence.
Et le Fils de Dieu procédant de cette vie et de cette intelligence, il est
lui-même vie et intelligence. Pour cela, il dit en saint Jean « que comme le
Père a la vie en soi, aussi a-t-il donné à son Fils d'avoir la vie en soi (4). »
C'est pourquoi les anciens l'ont appelé la vie, la raison, la lumière et
l'intelligence du Père (5), et cela est très-bien fondé dans les Ecritures.
Etant donc la vie par essence, c'est à lui à promettre, c'est à lui à donner la
vie. L'humanité sainte qu'il a daigné prendre dans la plénitude des temps,
touchant de si près à la vie, en prend tellement la vertu, « qu'il en jaillit
une source inépuisable d'eau vive : quiconque en boira aura la vie éternelle
(6). » Il serait impossible de vous dire les belles choses que les saints Pères
ont dites sur cette matière, surtout le grand saint Cyrille d'Alexandrie (7).
Souvenez-vous seulement de ce que l'on vous donne à ces redoutables autels.
Voici le temps auquel tous les fidèles y doivent participer. Est-ce du pain
commun que l'on vous présente? N'est-ce pas le pain de vie, ou plutôt n'est-ce
pas un pain vivant que vous mangez pour avoir la vie? Car ce pain sacré, c'est
la sainte chair de Jésus, cette chair vivante, cette chair conjointe à la vie,
cette chair toute remplie et toute pénétrée d'un esprit vivifiant. Que si ce
pain commun qui n'a
1 Jean., VI, 69. — 2 Ibid., 64. — 3 Tom.
I, p. 312 edit. Oxoniens., 1715.—
4 Joan., V, 26 — Tertull., Advers. Prax., n. 5, 6; S.
Athanas., Orat. contr. Gent.,
n. 46. — 6 Joan., IV, 14.— 7 S. Cyrill., In Joan., lib. IV,
cap. II.
111
pas de vie conserve celle de nos corps, de quelle vie
admirable ne vivrons-nous pas, nous qui mangeons un pain vivant, mais qui
mangeons la vie même à la table du Dieu vivant? Qui a jamais ouï parler d'un tel
prodige, que l'on put manger la vie? Il n'appartient qu'à Jésus de nous donner
une telle viande. Il est la vie par nature; qui le mange mange la vie. O
délicieux banquet des enfants de Dieu! ô table délicate! ô manger savoureux!
jugez de l'excellence de la vie par la douceur de la nourriture. Mais plutôt,
afin que vous en connaissiez mieux le prix, il faut que je vous la décrive dans
toute son étendue.
Elle a ses progrès, elle a ses
âges divers. Dieu, qui anime les justes par sa présence, ne les renouvelle pas
tout en un instant. Sans doute, si nous considérons tous les changements
admirables que Dieu opère en eux durant tout le cours de cette vie bienheureuse,
il ne se pourra faire que nous ne l'aimions; et si nous l'aimons, nous serons
poussés du désir de la conserver immortelle. Imitons en nous l'immortalité du
Sauveur. C'est à quoi j'aurai, s'il vous en souvient, à vous exhorter lorsque je
serai venu à ma troisième partie. Et puisqu'elle a tant de connexion avec celle
que nous traitons et qu'elle n'en est, comme vous voyez, qu'une conséquence, je
joindrai l'une et l'autre dans une même suite de discours. Disons en peu de mots
autant qu'il sera nécessaire pour se faire entendre.
Cet aigle de l’Apocalypse,
qui crié par trois fois d'une voix foudroyante au milieu des airs : « Malheur
sur les habitants de la terre : » Vœ, vœ, vœ habitantibus in terra (1) !
semble nous parler de la triple calamité dans laquelle notre nature est tombée.
L'homme, dans la sainteté d'origine, étant entièrement animé de l'Esprit de
Dieu, en recevoit ces trois dons, l'innocence, la paix. l'immortalité. Le diable
par le péché lui a ravi l'innocence; la convoitise s'étant soulevée, a troublé
sa paix; l'immortalité a cédé à la nécessité de la mort. Voilà l'ouvrage de
Satan oppose à l'ouvrage de Dieu. Or le Fils de Dieu est venu « pour dissoudre
l'œuvre du diable (2) » et réformer l'homme selon la première institution de son
Créateur : ce sont les propres mots de saint Paul.
1 Apoc., VIII,13. — 2 Hebr., II, 14.
112
Pour cela, il a répandu son Esprit dans l’âme des justes,
afin de les faire vivre, et « cet Esprit ne cesse de les renouveler tous les
jours. » Cela est encore de l'Apôtre : Renovatur de die in diem (1). Mais
Dieu ne veut pas qu'ils soient changés tout à coup. Il y a trois dons à leur
rendre; il y aura aussi trois différents âges par lesquels, de degré en degré,
ils deviendront « hommes faits, » in virum perfectum (2). Grand Apôtre,
ce sont vos paroles, et vous serez aujourd'hui notre conducteur. Et Dieu l'a
ordonné de la sorte, afin de faire voir à ses bien-aimés les opérations de sa
grâce les unes après les autres; de sorte que dans ce monde il répare leur
innocence, dans le ciel il leur donne la paix, à la résurrection générale il les
orne d'immortalité. Par ces trois âges « les justes arrivent à la plénitude de
Jésus-Christ, » ainsi que parle saint Paul, in mensuram œtatis plenitudinis
Christi (3). La vie présente est comme l'enfance. Celle dont les saints
jouissent au ciel, ressemble à la fleur de l'âge. Après, suivra la maturité dans
la résurrection générale. Au reste cette vie n'a point de vieillesse, parce
qu'étant toute divine, elle n'est point sujette au déclin. De là vient qu'elle
n'a que trois âges, au lieu que celle que nous passons sur la terre souffre la
vicissitude de quatre différentes saisons.
Je dis que les saints en ce
monde sont comme dans leur enfance, et en voici la raison. Tout ce qui se
rencontre dans la suite de la vie se commence dans les enfants. Or nous avons
dit que toute l'opération du Saint-Esprit, par laquelle il anime les justes,
consiste à surmonter en eux ces trois furieux ennemis que le diable nous a
suscités, le péché, la concupiscence et la mort. Comment est-ce que Dieu les
traite pendant cette vie? Avant toutes choses il ruine entièrement le péché. La
concupiscence y remue encore, mais elle y est combattue, et de plus elle y est
surmontée. Pour la mort, elle y exerce son empire sans résistance; mais aussi
l'immortalité est promise. Considérez ce progrès : le péché ruiné fait leur
sanctification; la concupiscence combattue, c'est leur exercice ; l'immortalité
promise est le fondement de leur espérance. Et ne remarquez-vous pas en ces
trois choses les vrais caractères d'enfants? Comme à des enfants, l'innocence
leur est
1 II Cor., IV, 16. — 2 Ephes.,
IV, 13. — 3 Ibid.
113
rendue. Si le Saint-Esprit combat en eux la concupiscence ,
c'est pour les fortifier doucement par cet exercice et pour former peu à peu
leurs linéaments selon l'image de Notre-Seigneur. Enfin y a-t-il rien de plus
convenable que de les entretenir, comme des enfants bien nés, d'une sainte et
fidèle espérance? Sainte enfance des chrétiens, que tu es aimable! Tu as, je
l'avoue, tes gémissements et tes pleurs ; mais qui considérera à quelle hauteur
doivent aller ces commencements et quelles magnifiques promesses y sont
annexées, il s'estimera bienheureux de mener une telle vie.
Car, par exemple, dans l'âge qui
suit après, que je compare avec raison à une fleurissante jeunesse, à cause de
sa vigoureuse et forte constitution, quelle paix et quelle tranquillité y
vois-je régner ! Ici-bas, chrétiens, de quelle multitude de vains désirs l’âme
des plus saints n'y est-elle point agitée? Dieu y habite, je l'avoue; mais il
n'y habite pas seul : il y a pour compagnons mille objets mortels que la
convoitise ne cesse de leur présenter, parce que ne pouvant séparer les justes
de Dieu auquel ils s'attachent , elle tâche du moins de les en distraire et de
les troubler. C'est pourquoi ils gémissent sans cesse et s'écrient avec l'Apôtre
: « Misérable homme que je suis, qui me délivrera de ce corps (1)? » Au lieu
qu'à la vie paisible dont les saints jouissent au ciel, saint Augustin lui donne
cette belle devise : Cupiditate extinctà, charitate complétà (2) : « La
convoitise éteinte, la charité consommée. » Ces deux petits mots ont à mon avis
un grand sens. Il me semble qu'il nous veut dire que l’âme ayant déposé le
fardeau du corps, sent une merveilleuse conspiration de tous ses mouvements à la
même fin ; il n'y a plus que Dieu en elle, parce qu'elle est tout en Dieu et
possédée uniquement de cet esprit de vie dont elle expérimente la présence ;
elle s'y laisse si doucement attirer, elle y jouit d'une paix si profonde, qu'à
peine est-elle capable de comprendre elle-même son propre bonheur, tant s'en
faut que des mortels comme nous s'en puissent former quelque idée.
Ne semble-t-il pas, chrétiens,
que ce serait un crime de souhaiter quelque chose de plus? Et néanmoins vous
savez qu'il y a un troisième âge où notre vie sera parfaite, parce que notre
1 Rom.,
VII, 24. — 2 S. August., Epist. CLXXXVII, n. 17.
114
félicité sera achevée? Dans les deux premiers, Jésus-Christ
éteint en ses saints le péché et la convoitise. Enfin dans ce dernier âge et du
monde et du genre humain, après avoir abattu nos autres ennemis sous ses pieds,
la mort domptée couronnera ses victoires. Comment cela se fera-t-il? Si vous me
le demandez en chrétiens, c'est-à-dire non point pour contenter une vaine
curiosité, mais pour fortifier la fidélité de vos espérances, je vous
l'exposerai par quelques maximes que je prends de saint Augustin. Elles sont
merveilleuses; car il les a tirées de saint Paul. Tout le changement qui arrive
dans les saints se fait par l'opération de l'Esprit de Dieu. Or saint Augustin
nous a enseigné que cet Esprit a sa demeure dans l'âme, à cause qu'il est sa
vie. Si donc il n'habite point dans le corps, comment est-ce qu'il le
renouvelle? Ce grand homme nous en va éclaircir par un beau principe. «
Celui-là, dit-il, possède le tout, qui tient la partie dominante : » Totum
possidet qui principale tenet : « En toi, poursuit-il, la partie qui est la
plus noble, c'est-à-dire l’âme, c'est celle-là qui domine : » In te illud
principatur quod melius est. Et incontinent il conclut : Tenens Deus quod
melius est, id est animam tuam, profectò per meliorem possidet et inferiorem,
quod est corpus tuum (1).« Dieu tenant ce qu'il y a de meilleur,
c'est-à-dire ton âme, par le moyen du meilleur il entre en possession du
moindre, c'est-à-dire du corps. »
Qu'inférerons-nous de cette
doctrine de saint Augustin? La conséquence en est évidente : Dieu habitant en
nos âmes a pris possession de nos corps. Par conséquent, ô mort, tu ne les lui
sau-rois enlever ; tu t'imagines qu'ils sont ta proie, ce n'est qu'un dépôt que
l'on consigne entre tes mains. Tôt ou tard Dieu rentrera dans son bien : « Il
n'y a rien, dit le Fils de Dieu, qui soit si grand que mon Père ; ce qu'il tient
en ses mains personne ne le lui peut ravir, ni lui faire lâcher sa prise : »
Pater meus major omnibus est, et nemo potest rapere de manu Patris mei (2).
Partant, ô abîmes, et vous flammes dévorantes, et toi terre, mère commune et
sépulcre de tous les humains, vous rendrez ces corps que vous avez engloutis; et
plutôt le monde sera bouleversé qu'un seul de nos
1 S. August., Serm. CLXI, n. 6. —
2 Joan., X, 29.
115
cheveux périsse, parce que l'Esprit qui anime le Fils de
Dieu, c'est le même qui nous anime. Il exercera donc en nous les mêmes
opérations et nous rendra conformes à lui. Car remarquez cette théologie. Comme
le Fils de Dieu nous assure « qu'il ne fait rien que ce qu'il voit faire à son
Père (1), » ainsi « le Saint-Esprit qui reçoit du Fils, » De meo accipiet
(2), le regarde comme l'exemplaire de tous ses ouvrages. Toutes les personnes
dans lesquelles il habite, il faut nécessairement qu'il les forme à sa
ressemblance. C'est ce que dit l'Apôtre en ces mots : « Si vous avez en vous
l'Esprit de celui qui a vivifié Jésus-Christ, il vivifiera vos corps mortels
(3). » Et de même que le germe que la nature a mis dans le grain de blé, se
conservant parmi tant de changements et altérations différentes , produit en son
temps un épi semblable à celui dont il est tiré, ainsi l'esprit de vie, qui de
la plénitude de Jésus-Christ est tombé sur nous, nous renouvellera peu à peu
selon les diverses saisons ordonnées par la Providence, et enfin nous rendra au
corps et en la vie semblables à Notre-Seigneur, sans que la corruption ni la
mort puissent empêcher sa vertu.
Et c'est pourquoi saint Paul,
considérant aujourd'hui notre Maître ressuscité, nous presse si fort de
ressusciter avec lui. Jusqu'ici, dit-il, la vie de mon Maître était cachée sous
ce corps mortel. Nous ne connaissions pas encore ni la beauté de cette vie ni la
grandeur de nos espérances; à présent je le vois tout changé ; il n'y a plus
d'infirmité en sa chair, il n'y a rien qui sente le péché ni sa ressemblance,
Peccato mortuus est (4). La divinité qui anime son esprit s'est répandue sur
son corps. Je n'y vois paraître que Dieu, parce que je n'y vois plus que gloire
et que majesté. Il ne vit qu'en Dieu, il ne vit que de Dieu, il ne vit que pour
Dieu, Quod autem vivit, vivit Deo (5) . Courage, dit-il, nies frères ; ce
que la foi nous fait croire en la personne du Vus de Dieu, elle nous le doit
faire espérer pour nous-mêmes. Jésus est ressuscité corn me les prémices et les
premiers fruits de notre nature. « Dieu nous ;i fait voir dans le grain
principal, qui est Jésus-Christ, comment il traiterait tous les autres : »
Datum est experimentum in principali
1 Joan., x, 19. — 2 Joan.,
XVI, 15. — 3 Rom.,
VIII, 11. — 4 Rom.,
VI, 10. — 5 Ibid.
116
grano, dit saint Augustin (1). Jugez de la moisson
par ces premiers fruits : Primitiœ Christus (2).
J'entends quelquefois les
chrétiens soupirer après les délices de l'heureux état d'innocence. — O si nous
étions comme dans le paradis terrestre ! — Justement certes, car la vie en était
bien douce. Et l'Apôtre vous dit que vous n'êtes pas chrétiens, si vous
n'aspirez à quelque chose de plus. Posséder cette félicité, c'est être tout au
plus comme Adam; et il vous enseigne que vous devez tous être comme Jésus-Christ
(3). On ne vous promet rien moins que d'être placés avec lui dans le même trône
: Quivicerit, dabo ei, ut sedeat in throno meo, dit le Sauveur dans l’
Apocalypse (4) : « Celui qui sera vainqueur, je le placerai dans mon trône (a).
»
Attendez-vous après cela,
chrétiens, que je vous apporte des raisons pour vous faire voir que cette vie
doit être immortelle ? N'est-ce pas assez de vous en avoir montré la beauté et
les espérances , pour y porter vos désirs ? Certes quand je vois des chrétiens
qui viennent dans le temps de Pâques puiser cette vie dans les sources des
sacrements et retournent après à leurs premières ordures, je ne saurais assez
déplorer leur calamité. Ils mangent la vie, et retournent à la mort. Il se
lavent dans les eaux de la pénitence, et puis après au bourbier. Ils reçoivent
l'esprit de Dieu,
1 Serm. CCCLXI, n. 10. — 2 I Cor.,
XV, 23. — 3 Coloss., III, 4. — 4 Apoc., III, 21.
(a) Var. : J'entends quelquefois les
chrétiens soupirer après les délices du paisible état d'innocence. Justement,
certes, car la vie eu était bien heureuse. Sachez néanmoins que vous n'êtes pas
chrétiens, si vous n'aspirez à une condition plu-haute. Posséder cette félicité,
c'est être tout au plus comme Adam, et l'Apôtre nous dit que nous devons tous
être comme Jésus-Christ. Il est monté au ciel ; et en sa personne ont été
consacrées les prémices de notre nature, c'est-à-dire comme les premiers fruits
du père de famille, primitiae Christus, quand le laboureur achèvera sa
récolte et recueillera tout son grain, c'est-à-dire tous les fidèles. Cependant
considérez comme il a traité le grain principal qui est Jésus-Christ, c'est
ainsi qu’il l’appelle lui-même; et jugez du reste de la moisson par les premiers
fruits: Datum est experimentum in principali grano, dit saint Augustin (Serm.
CCCXLIX, n. 10). C'est pourquoi saint Paul considérant aujourd'hui notre Maître
vainqueur de la mort, ne peut plus retenir sa joie : Je le vois, je le vois, dit
il, dans un bien autre appareil qu'il n était sur la terre. Il n'y a plus rien
qui sente le péché ni sa ressemblance, peccato mortuus est ; il a
dépouillé ce. te mortalité qui cachait sa gloire. La divinité dont son esprit
était animé paraît de tous côtés sur son corps. Il ne vit plus que de Dieu et
pour Dieu : Quòd autem vivit, vivit Deo; je ne vois plus que Dieu eu lui,
parce que je n'y vois plus que gloire et que majesté. Je sais que si je commence
à vivre avec lui sur la terre, son esprit qui me fera vivre me renouvellera sur
son image.
117
et vivent comme des brutes. Fous ! insensés ! Et ne
comprenez-vous pas la perte que vous allez faire? Que de belles espérances vous
allez tout à coup ruiner! Conservez chèrement cette vie-peut-être que si vous
la perdez cette fois, elle ne vous sera jamais rendue. Dans la première
intention de Dieu, elle ne se devait donner ni se perdre qu'une seule fois.
Considérez cette doctrine. Adam l'avait perdue : c'en était fait pour jamais; si
le Fils de Dieu ne fût intervenu, il n'y avait plus de ressource. Enfin il nous
la rend par le saint baptême. Et si même nous venons à violer l'innocence
baptismale, il se laisse aller à la considération de son Fils à nous rendre
encore la grâce par la pénitence. Mais il ne se relâche pas tout à fait de son
premier dessein. Plus nous la perdons de fois, et plus il se rend difficile.
Dans le baptême il nous la donne aisément; à peine y pensons-nous. Venons-nous à
la perdre, il faut avoir recours aux larmes et aux travaux de la pénitence. Que
s'il est vrai qu'il se rende toujours plus difficile, ô Dieu ! où en
sommes-nous, chrétiens, nous qui l'avons tant de fois reçue et tant de fois
méprisée? Combien s'en faut-il que notre santé ne soit entièrement désespérée ?
Tertullien dit que ceux qui craignent d'offenser Dieu après avoir reçu la
rémission de leur faute, « appréhendent d'être à charge à la miséricorde divine
: » Nolunt iterum divinœ misericordiœ oneri esse (1). Donc ceux qui ne le
craignent pas, sont à charge à la miséricorde divine (a). Tu crois
1 Tertull., De Pœnit., n. 7.
(a) Passage barré: Comment cela se fait-il?
Un exemple familier. Un pauvre homme pressé de misère vous demande votre
assistance. Vous le soulagez selon votre pouvoir; mais vous ne le tirez pas de
nécessité. Il revient à vous avec crainte; à peine ose-t-il vous parler : il ne
vous demande rien ; sa nécessité sa misère, et plus que tout cela sa retenue
vous demande. Il ne vous importune pas il ne vous est pas à charge. Tout votre
regret, c'est de ne pouvoir pas le soulager davantage. Voilà le sentiment d'un
bon cœur. Mais un autre vient à vous qui vous presse, qui vous importune ; vous
vous excusez honnêtement. Il ne vous prie pas comme d'une grâce; mais il semble
exiger comme si c'était une dette. Sans doute il vous est à charge; vous
cherchez tous les moyens de vous en défaire. Il en est de même à l'égard de
Dieu. In chrétien a succombé à quelque tentation. La fragilité de la chair la
emporté , incontinent il revient. — Qu'ai-je l'ait? Où me suis-je engagé ? — La
larme à l'œil, le regret dans le cœur, la confusion sur la face, il vient crier
miséricorde; il en devient plus soigneux. Ah ! je l'ose dire, il n'est point à
charge à la miséricorde divine. Mais toi, pécheur endurci, qui ne rougis pas
d'apporter toujours les mêmes ordures aux eaux de la pénitence, il y a tant
d'années que tu charges des mêmes récits les oreilles d'un confesseur ! Si tu
avais bien conçu que la grâce ne t'est point due, tu appréhenderais plus de la
perdre, tu craindrais qu'à la fin Dieu ne retirât sa main. Mais que tu y
reviennes si souvent sans crainte, sans tremblement, il tant bien que tu
t'imagines qu'elle te soit due. Tu trois que Dieu sera toujours bien aise ....
— (a) Var. : Dans lesquelles vous avez tant de fois éprouvé votre
infirmité.
118
que Dieu sera toujours bien aise de te recevoir? Sache que
tu es à charge à sa miséricorde, qu'il ne te fait pour ainsi dire du bien qu'à
regret; et que si tu continues, il se défera de toi et ne te permettra pas de te
jouer ainsi de ses dons.
C'est une parole effroyable des
Pères du concile d'Elvire : « Ceux, disent-ils, qui après la pénitence
retourneront à leur faute, qu'on ne leur rende pas la communion même à
l'extrémité de la vie, de peur qu'ils ne semblent se jouer de nos saints
mystères, » ne lusisse de dominicâ communione videantur (1). Cette raison
est bien effroyable , et encore plus si nous venons à considérer que cette
communion dont ils parlent était une chose, en ce temps, dont on ne pouvait
abuser que deux fois. On la donnait par le baptême ; la perdait-on par quelque
crime, encore une seconde ressource dans la pénitence; après, plus. En violer la
sainteté par deux fois, ils appelaient cela s'en jouer.
O Dieu, si nous avions à rendre
raison de nos actions dans ce saint concile, quelles exclamations feraient-ils?
Comment éviterions-nous leurs censures? Ces évêques nous prendraient-ils pour
des chrétiens, nous dont les pénitences sont aussi fréquentes que les rechutes,
qui faisons de la communion, je n'oserais presque le dire, comme un jeu d'enfant
: cent fois la quitter, cent fois la reprendre. C'est pourquoi éveillons-nous,
chrétiens, et tâchons du moins que nous soyons cette fois immortels à la grâce
avec le Sauveur. Ne soyons pas comme ceux qui pensent avoir tout fait quand ils
se sont confessés : le principal reste à faire, qui est de changer ses mœurs et
de déraciner ses mauvaises habitudes. Si vous avez été justifiés , vous n'avez
plus à craindre la damnation éternelle; mais pour cela ne vous imaginez pas être
en sûreté, ne accepta securitas indiligentiam pariat. Craignez le péché,
craignez vos mauvaises inclinations, craignez ces fâcheuses rencontres dans
lesquelles votre innocence a tant de fois fait naufrage (a). Que cette
crainte vous oblige à une salutaire précaution.
1 Can. III, Labb., tom. I, col 971.
419
Car la pénitence a deux qualités également nécessaires.
Elle est le remède pour le passé, elle est une précaution pour l'avenir. La
disposition pour la recevoir comme remède du passé, c'est la douleur des péchés
que nous avons commis. La disposition pour la recevoir comme précaution de
l'avenir, c'est une crainte filiale de ceux que nous pouvons commettre et des
occasions qui nous y entraînent. Dieu nous puisse donner cette crainte qui est
la garde de l'innocence.
Ah ! chrétiens, craignons de
perdre Jésus, qui nous a gagnés par son sang. Partout où je le vois, il nous
tend les bras. Jésus crucifié nous tend les bras : Viens-t'en, dit-il, ici
mourir avec moi. Il y fait bon pour toi, puisque j'y suis. Jésus ressuscité nous
tend les bras et nous dit : Viens vivre avec moi, tu seras tel que tu me vois.
Je suis glorieux, je suis immortel ; sois immortel à la grâce, et tu le seras à
la gloire.
|