|
|
DE
LA VIE BIENHEUREUSE (1)
CET OUVRAGE EST DÉDIÉ A THÉODORE. IL
COMPREND TROIS DISCUSSIONS DONT LE BUT GÉNÉRAL EST DE PROUVER QUE LA VIE BIENHEUREUSE
CONSISTE DANS LA PARFAITE CONNAISSANCE DE DIEU. OEUVRES COMPLÈTES TOME III, P. 169-183 Traduit par M. BAISSEY, professeur agrégé de l'Université. CHAPITRE PREMIER.
Le souffle du malheur pousse la plupart
des hommes vers le port de la vie bienheureuse. Trois espèces de navigateurs sur la mer
de ce monde. La montagne de l'orgueil. Saint Augustin, longtemps égaré, s'est enfin
dirigé vers le port. A quelle occasion eut lieu la discussion qui fait l'objet de ce
livre? 1. Si, pour arriver à ce port de la
philosophie qui mène l'homme au séjour et sur le sol de la vie bienheureuse , nous
n'avions pour guides que notre raison et notre volonté, peut-être ne m'avancerais-je pas
trop en te disant, ô noble coeur et grand esprit, Théodore, que bien moins d'hommes
encore qu'à présent y parviendraient. Et pourtant aujourd'hui même, nous le voyons,
qu'ils sont rares et peu nombreux ceux qui y parviennent. Puisque c'est Dieu, ou la
nature, ou la nécessité, ou notre volonté, ou la réunion de quelques-unes de ces
causes, ou le concours de toutes ces causes à la fois (grand mystère que tu as déjà
entrepris de creuser), qui nous a jetés pour ainsi dire au hasard et çà et là sur la
mer orageuse de ce monde, combien peu d'hommes pourraient savoir par eux-mêmes où il
faut tendre, où il faut retourner sur ses pas, si parfois, malgré leurs désirs et leurs
efforts, quelqu'une do ces tempêtes, que l'irréflexion appelle des malheurs , ne les
poussait, dans leur course 1. Voir hist. de s. Aug. chap. 5; Rétract. liv.
I, Chap. 2. Tom. I,
pag. 30-31, 309. aveugle et vagabonde, vers ces bords tant
désirés. 2. Les navigateurs, capables d'aborder au
port de la philosophie, peuvent, selon moi, se diviser en trois classes. Ce sont d'abord
ces hommes, qui, dès l'àge de raison, prennent un léger
essor, donnent quelques coups de rames et vont s'abriter dans ce port tranquille où ils
dressent quelque fanal étincelant pour rappeler leur course facile, pour avertir, autant
que possible, leurs concitoyens, pour guider leurs efforts, pour les amener auprès d'eux.
Dans la seconde classe de navigateurs, toute différente de la première, il faut ranger
ces hommes qui, déçus par le calme apparent de l'élément perfide, se sont décidés à
s'avancer au milieu des flots, qui s'aventurent loin de leur patrie et qui souvent en
perdent le souvenir. Ce vent perfide, qu'ils croient favorable, continue-t-il par nasard
à pousser leur navire, ils descendent au fond du gouffre des misères humaines, ivres
d'orgueil et de joie, parce que les voluptés et les honneurs les caressent de leurs
fallacieux sourires. A ces hommes que faut-il souhaiter sinon quelques revers, au milieu
de cette fortune qui les berce, et, dans le cas où ces revers ne suffiraient pas, quelque
bonne tempête et un vent contraire qui les poussent vers les joies certaines et solides , même en leur arrachant des larmes et des gémissements?
Pourtant la plupart de ces navigateurs, ne s'étant pas aventurés trop loin, ne sont pas
[170] ramenés au port par d'aussi graves tempêtes. Je parle ici de ces hommes que des
événements déplorables et tragiques , que les difficultés
pleines d'angoisses d'une position infructueuse, poussent, comme s'ils étaient
désoeuvrés, vers les ouvrages des savants et des sages, qui finissent, en quelque sorte,
par s'éveiller dans ce port, d'où la mer, avec toutes ses promesses, avec ses sourires
par trop perfides, ne peut plus les éloigner. Il est une troisième classe de
navigateurs. C'est celle des hommes, qui, sur le seuil même de l'adolescence, ou, après
avoir été longtemps ballottés, ne perdent point de vue certains signaux, et se
souviennent, au milieu des flots, de leur douce patrie, ou bien ils y retournent tout
droit sans se tromper et sans tarder; ou bien, et c'est le cas le plus fréquent,
s'écartant de leur route sous un ciel nuageux, cherchant des yeux les astres, dont les
vagues leur dérobent la vue, captivés par je ne sais quels attraits, reculant le moment
où ils pourraient faire une bonne traversée, ils errent longtemps et souvent même sont
en péril; mais souvent aussi ces hommes voient la fortune leur échapper, et quelque
calamité, pareille à une tempête qui vient s'opposer à leurs efforts, les pousse vers
cette patrie si désirée et si tranquille. 3. Cependant, devant les yeux de tous ces
hommes, qui se portent, de quelque manière que ce soit, vers le séjour de la vie
bienheureuse, se dresse une montagne gigantesque située devant le port même. A ceux qui
entrent dans ce port, elle ne laisse qu'un passage très étroit; elle doit leur inspirer
la plus vive terreur et il faut qu'ils l'évitent avec la plus grande précaution. Car
cette montagne est si brillante, elle est revêtue d'un éclat si mensonger que ce n'est
pas seulement à ceux qui arrivent, à ceux qui ne sont pas encore entrés dans le port
qu'elle s'offre pour demeure, en leur promettant de satisfaire leurs voeux et de remplacer
pour eux la terre bienheureuse. Mais le plus souvent au port même, les hommes sont
l'objet de ses séductions et quelquefois elle les retient par l'attrait de ce sommet
élevé, d'où ils pourront voir à leurs pieds les autres hommes. Pourtant ils
avertissent plus d'une fois les nouveaux arrivants de se défier des écueils cachés au
pied de ce mont, et de ne pas croire qu'il soit facile de s'élever jusqu'à eux. Ils leur
montrent, avec une bienveillance extrême, le lieu où ils peuvent aborder sans péril;
car la terre bienheureuse est proche. Ainsi, tout en leur refusant une gloire des plus
vaines, dont ils sont eux-mêmes jaloux , ils leur indiquent
l'asile de la sécurité. En effet, si l'on consulte la raison, qu'est-ce que ce mont si
redoutable à ceux qui approchent de la philosophie, ou qui y abordent, si ce n'est
l'amour orgueilleux d'une vaine gloire? Loin d'offrir rien de substantiel ou de solide, il
s'écroule sous les pas de ces hommes superbes qui en ont atteint le sommet
, pour les laisser tomber dans un gouffre dévorant et pour leur dérober au milieu
des ténèbres dans lesquelles ils retombent, cette demeure éclatante qu'ils avaient
été sur le point d'apercevoir. 4. Cela étant, apprends, mon cher Théodore (car, pour obtenir ce que je désire, c'est sur toi seul que j'ai les yeux fixés, c'est toi que je considère toujours comme l'homme le plus propre à mes desseins), apprends, te dis-je, quelle est celle de ces trois classes de navigateurs à laquelle j'appartenais avant de m'attacher à toi, quelle est la situation dans laquelle je me trouve, et quel genre de secours j'attends de toi avec confiance. Dès l'âge de dix-neuf ans, depuis qu'à l'école d'un rhéteur j'ai étudié l'ouvrage de Cicéron, intitulé Hortensius je me suis senti enflammé d'un tel amour pour la philosophie que j'ai songé aussitôt à m'y livrer tout entier. Mais j'ai trouvé des brouillards qui ont égaré mes pas, et longtemps, je l'avoue, mes regards ont consulté des astres sur leur déclin, qui m'ont induit en erreur. Une superstition puérile me détournait de la recherche de la vérité, et lorsque. prenant le dessus , j'eus dissipé ces ténèbres., lorsque je me f?s persuadé que je devais m'en rapporter à la science plutôt qu'à lautorité, je rencontrai des hommes qui regardaient comme une puissance supérieure, et comme une divinité digne de leur culte, cette lumière que l'on aperçoit avec les yeux du corps (1); je ne leur accordais pas mon assentiment, mais je pensais qu'ils cachaient quelque grande vérité sous des voiles qu'ils devaient un jour écarter. Quand je me fus débarrassé d'eux, quand je leur eus échappé, quand j'eus enfin cessé de voguer avec eux, mon gouvernail lutta longtemps, contre tous les vents, au milieu des flots; les académiciens étalent mes pilotes. Je vins ensuite dans ces parages ; c'est là que j'appris à connaître l'étoile polaire qui devait 1. Les Manichéens. Voir Confess. liv. III, chap. 6. 171 me guider. Je me suis dit souvent en
écoutant les entretiens de notre saint Pontife (1), et quelquefois en écoutant les
tiens, que l'idée de Dieu exclut toute pensée matérielle, et qu'il en est de même de
l'idée de l'âme; car l'âme est sans contredit ce qui se rapproche le plus de Dieu. Mais
ce qui m'empêchait, je l'avoue, de m'envoler bien vite dans le sein de la philosophie,
c'était l'attrait du mariage et des honneurs. Ce double but une fois atteint, je me
proposais ce qui n'a été donné qu'à un petit nombre de privilégiés, de m'élancer à
pleines voiles et en taisant force de rames, vers cet asile du bonheur et d'y goûter le
repos. Mais après avoir lu quelques ouvrages de ce Platon, pour lequel je connais ton
amour, après leur avoir comparé autant que possible , ces ouvrages tout pleins
d'autorité qui nous ont transmis les divins mystères, je fus transporté d'ardeur. Je
voulais briser toutes les ancres qui retenaient mon navire; mais la considération que
j'ai pour l'opinion de certains hommes (2) touchait encore mon âme. Quelle ressource me
restait-il donc, quand je m'arrêtais à ces vanités? II me fallait le secours de
quelqu'une de ces tempêtes qui passent pour des malheurs. J'éprouvai alors un tel
déchirement de coeur, qu'incapable de soutenir le fardeau d'une profession qui poussait
peut-être mes voiles vers les Sirènes, je renonçais à tout pour conduire vers le port,
tranquille objet de tous mes voeux, mon navire battu par la tempête et fort endommagé. 5. Tu vois maintenant quelle est la philosophie dans les eaux de laquelle je vogue, comme dans un port. Mais ce port aussi est vaste, et dans ce grand espace on peut encore s'égarer, quoique avec moins de péril. Car vers quelle région de cette contrée, unique séjour de la béatitude, dois-je me diriger pour prendre terre ? Voilà ce que j'ignore complètement. Sur quelle terre solide en effet ai-je mis le pied jusqu'ici, moi pour qui la nature de l'âme est encore une question sur laquelle je chancelle, sur laquelle je flotte? Je t'en conjure donc, au 1. S. Ambroise. Voir Confess., liv.
VI, chap. 3, n. 4. 2. Confess.,
liv. VIII, chap. 9, n. 20. nom de ta vertu, au nom de ton humanité,
au nom des liens et du commerce intime qui unissent nos âmes, tends-moi la main,
c'est-à-dire, aime-moi et crois bien que je t'aime et que je te chéris à mon tour. Si
tu fais droit à ma demande, cette vie bienheureuse où te voilà fixé, je le présume,
un faible effort me donnera le moyen d'en approcher. Or, pour te faire connaître ma ligne
de conduite et la manière dont je m'y prends afin de conduire mes amis au port, pour te
faire lire plus couramment dans mon âme, car je n'ai pas de meilleur moyen pour te donner
mon signalement; j'ai cru devoir t'adresser et te dédier celle de mes premières
dissertations qui porte un caractère plus religieux et plus digne de renfermer ton nom.
Et c'est fort convenable sans doute; car la vie bienheureuse a été le sujet de nos
entretiens, et rien à mes yeux ne mérite davantage le nom de présent divin. Ton
éloquence ne m'a pas imposé ; ce que j'aime en effet peut. se
trouver hors de ma portée , mais ne peut m'effrayer. Ta haute fortune m'effraye bien
moins encore; quelque grande qu'elle soit en effet, elle est à tes ordres, au lieu
qu'elle. fait des esclaves de ceux qu'elle domine. Mais voici
ce que j'ai à t'offrir. Attention ! je te prie. 6. Les ides de Novembre avaient ramené
l'anniversaire de ma nisssance. Après un léger repas qui ne
pouvait appesantir nos esprits, tous mes commensaux de ce jour, qui l'étaient aussi de
chaque jour, furent invités par moi à se rendre à la salle des bains; ce lieu me
semblait propice, il était de saison et solitaire. Il y avait là (ta bienveillance
singulière m'autorise à les nommer) ma mère d'abord, à laquelle je suis redevable de
tout ce qui vit en moi; mon frère Navigius; Trygétius et Licentius, mes concitoyens
et mes disciples; il y avait aussi Lastidianus et Rusticus, mes cousins, qui n'ont pâli sous aucun maître, mais dont
je n'ai pas voulu me priver dans cet entretien, parce que leur bon sens naturel semblait
nécessaire à mon entreprise. Il y avait aussi le plus jeune de nous tous. Mais son
esprit, si ma tendresse ne me trompe pas, promet beaucoup. C'était Adéodat
mon fils. Devant cet auditoire attentif, je commençai en ces termes. CHAPITRE II.
Premier entretien. Nous sommes composés dame et de corps. Les
aliments sont nécessaires à l'âme comme au corps; car l'âme a aussi ses aliments. On
n'est pas heureux, quand on n'a pas ce que l'on veut; mais il ne suffit pas de posséder
ce que l'on veut, pour posséder le bonheur. Que doit-on acquérir pour être heureux?
Quand peut-on dire que l'on possède Dieu? Les sages de l'Académie ne sont ni heureux ni
sages. 7. Est-il évident pour vous que nous
sommes composés d'âme et de corps ? Tous répondirent affirmativement. Navigius répondit qu'il l'ignorait. Alors prenant la parole :
Ignores-tu, ignores-tu complètement, lui dis-je, s'il ne faut pas aussi compter cela
parmi quelques autres choses que tu ne connais point? Je ne crois pas, reprit-il,
que je sois dans une ignorance absolue de toutes choses.
Eh bien ! peux-tu nous indiquer quelque chose que tu
saches ? Je le puis. Fais-nous en donc part, s'il te plaît. -Comme il
hésitait: sais-tu au moins que tu vis? lui dis-je. Je
le sais. Tu sais donc que tu as la vie, puisqu'il est impossible de vivre sans la
vie? Cela, dit-il., je le sais. -Sais-tu aussi que tu as
un corps? Oui. Tu sais donc que tu es composé de corps et de vie? Je le sais bien; mais j'ignore si ce
sont là les seuls éléments de mon être. C'est une question pour moi. Ainsi
voici deux choses dont tu ne doutes pas: l'âme et le corps. Seulement tu ne sais pas s'il
n'y a pas encore autre chose qui serve à compléter et à former l'homme. C'est
cela même. Quel est cet autre élément? Une autre fois,
si nous pouvons, nous le chercherons. Maintenant voici une question que je vous pose à
tous. Puisque nous avouons unanimement que
l'homme ne peut exister sans avoir un corps et une âme, pour laquelle de ces deux parties
de nous-mêmes recherchons-nous la nourriture? Pour le corps, dit Licentius. Les autres hésitaient et se demandaient entre eux
comment il se faisait que ce fût pour le corps qu'on réclamât la nourriture comme une
nécessité, puisque la nourriture a pour but de soutenir la vie et que la vie appartient
à l'âme. Alors prenant la parole : Pensez-vous, dis-je, que la nourriture intéresse
cette partie de nous-mêmes à laquelle elle donne le développement et la force? Tous
répondirent affirmativement, à l'exception de Trygétius qui
fit cette question : Pourquoi mon développement n'a-t-il pas été proportionné à mon
appétit? C'est que, lui répondis-je, la nature a fixé pour tous les corps une
limite de développement. Cette limite, ils ne l'atteindront pas si les aliments leur
manquent. Ce fait est facile à vérifier dans les animaux, et l'on ne doute pas que faute
d'aliments, tous les êtres animés ne -maigrissent. Ne maigrissent, répondit Licentius, et non pas ne décroissent. C'est assez,
répondis-je, pour prouver ce que je veux. La question est en effet de savoir si c'est le
corps que la nourriture intéresse. Or, elle l'intéresse puisque, si on la lui ôte, le
corps maigrit. Tous furent de cet avis. 8. Et l'âme, repris-je, n'a-t-elle pas
aussi ses aliments? Sa nourriture, à elle, est-elle la science ? Oui, dit ma
mère, les seuls aliments de l'âme, selon moi, sont l'intelligence des choses et la
science. Comme Trygétius ne semblait pas convaincu de cette
vérité: aujourd'hui, dit-elle, ne nous as-tu pas montré toi-même où l'âme prend ses
aliments? car à un certain moment du repas, tu as dit que tu
n'a. vais pas remarqué les vases dont nous nous servions,
parce que je ne sais quelles autres pensées t'occupaient, et pourtant tu avais touché et
goûté à une partie des mets. Où était donc ton âme, quand tu mangeais et qu'elle ne
faisait pas attention au festin ? Ah ! crois-moi, les
aliments de l'âme, ce sont les pensées et la contemplation, si tant est qu'elle puisse
en recueillir quelque chose. Comme mes interlocuteurs manifestaient bruyamment leurs
doutes: Ne m'accordez-vous pas, leur dis-je, que
les âmes des hommes éclairés sont bien plus pleines et plus grandes d'une certaine
façon, que celles des ignorants ? Ils répondirent que c'était évident. Nous
avons donc raison de dire, continuai-je, que ceux que la science et l'enseignement n'ont
pas nourris, sont à jeun et pour ainsi dire affamés. Ils ont aussi l'âme pleine,
dit Trygétius, mais c'est de vices et de corruption. Et
voilà, repris je, ce qui fait dans ces âmes une sorte de stérilité et pour ainsi dire
d'inanition. Car, si le corps privé de nourriture est la plupart du temps en proie à des
maladies et à des affections indices de la faim, ces âmes de leur côté sont pleines de
maux qui révèlent de longs jeûnes. Car le mot de nequitia,
qui désigne la corruption, mère de tous les vices, vient, selon les anciens, de ce
qu'elle est sans aucun bon effet, nequidquam,de ce qu'elle est le néant, nihil. La vertu opposée à ce
vice [173] s'appelle frugalité. De même donc que frugalité vient de frux, c'est-à-dire de fructus, fruits, parce qu'elle
rend, pour ainsi dire, les âmes fécondes; ainsi c'est la stérilité, c'est-à-dire le
rien (nihilum), qui a donné son nom à la corruption (nequitia). Ce qui découle en effet, ce qui se dissout, ce
qui tombe en liquéfaction, ce qui pour ainsi dire meurt sans cesse, n'est rien; et voilà
pourquoi nous appelons les gens frappés du vice dont nous parlons des hommes perdus de
débauches. Ce qui est quelque chose, c'est ce qui demeure, ce qui reste, ce qui demeure
toujours le même, comme la vertu, dont l'élément le plus important et le plus beau est
la tempérance ou la frugalité. Mais, si c'est là une vérité trop obscure, pour que
vous puissiez la saisir dès à présent, vous m'accorderez du moins, puisque les âmes
ignorantes sont pleines aussi, qu'il y a, pour les âmes comme pour les corps, deux sortes
d'aliments, les uns salubres et utiles, les autres malsains et empoisonnés. 9. Cela étant et puisque, comme nous en
sommes convenus, l'homme est composé de deux parties, c'est-à-dire d'âme et de corps,
je crois devoir, le jour de ma naissance, offrir un repas tant soit peu splendide non-seulement à vos corps, mais aussi à vos âmes. Ce repas, quel
qu'il soit, je vous le servirai, si vous avez faim, car si j'entreprends de vous nourrir,
en dépit de vous-mêmes et malgré votre répugnance, j'y perdrai ma peine, et on doit
vous souhaiter plus de goût pour ces mets de l'âme que pour ceux du corps. Et cela aura
lieu, si vos âmes sont saines. Car les malades, nous le voyons dans les maladies du
corps, refusent ou rejettent la nourriture. Tous, de la physionomie et de la voix,
se déclarèrent prêts à prendre et à dévorer tout ce que j'aurais préparé. 10. Alors, reprenant la parole :
Voulons-nous être heureux, leur demandai-je ? A peine avais-je laissé échapper ces
mots, qu'ils répondirent affirmativement tous d'une voix. Trouvez-vous, leur dis-je,
qu'on soit heureux, quand on n'a pas ce que l'on veut? Ils répondirent négativement.
D'un autre côté, est-on toujours heureux, quand on a ce que l'on veut? Alors ma mère :
Quand on veut le bien et qu'on le possède, on est heureux; mais quand on veut ce qui est
mauvais et quoiqu'on le possède, on est malheureux. Alors souriant et plein de joie je
lui dis : te voilà, ma mère, au sommet de la philosophie. Sans aucun doute, il ne t'a
manqué que le style pour t'exprimer comme Cicéron, qui a parlé dans ce sens. Dans son Hortensius, en effet, qui est l'éloge et la défense de la
philosophie, on trouve ce passage : « Voici venir des hommes qui, sans être des
philosophes, sont toujours prêts à discuter. Ils déclarent qu'on est toujours heureux
quand on vit comme on veut. Erreur
profonde ! Car vouloir ce qui ne convient pas est le comble de l'infortune, et l'on
est moins malheureux de ne pas obtenir ce « que l'on veut que de rechercher ce qu'il ne
faut pas. La dépravation de la volonté fait « plus de mal que le succès ne fait de
bien. » A ces mots, ma mère poussa de telles
exclamations qu'oubliant totalement son sexe, nous nous imaginâmes voir siéger au milieu
de nous quelque grand homme. Moi cependant je considérais, autant que je le pouvais, de
quelle source divine découlaient ses paroles. Alors Licentius
: Mais dis-nous donc ce qu'il faut vouloir pour être heureux et quels doivent être les
objets de nos désirs? Invite-moi, lui dis-je, le jour de ta naissance; quand tu daigneras
me faire cet honneur, je prendrai volontiers de tout ce que tu me serviras. A cette
condition je t'invite à souper chez moi aujourd'hui, et à ne pas me demander des mets
qui peut-être ne sont pas préparés. Comme il paraissait se repentir de son observation
modeste et réservée: Ainsi, repris-je, voilà qui est convenu entre nous : on ne peut
être heureux, si l'on n'a pas ce que l'on veut, et, quand on a ce que l'on veut, on n'est
pas toujours heureux? Ils m'accordèrent ce point. 11. Et maintenant, continuai-je,
m'accordez-vous que, lorsqu'on n'est pas heureux, on est malheureux? Ils
n'hésitèrent pas. Lorsqu'on n'a pas ce que l'on veut, on est donc malheureux?
Chacun fut de cet avis. Qu'est-ce donc que l'homme doit acquérir pour être
heureux, dis-je? Peut-être, en effet, pouvons-nous ajouter à notre festin ce
supplément, pour tenir compte de l'appétit de Licentius:
Selon moi, ce que l'homme doit acquérir c'est ce qu'il peut posséder quand il le veut.
C'est évident, dirent-ils. Ainsi, continuai-je, ce doit être un bien
permanent, indépendant de la fortune, au-dessus de tous les hasards; car ce qui est
fragile et mortel, nous ne pouvons le posséder quand nous voulons ni autant que nous
voulons. Tous en tombèrent d'accord. Mais Trygétius
: Il y a, dit-il, beaucoup [174] d'heureux mortels qui possèdent en abondance et
largement des biens fragiles, soumis au hasard ,t qui font pourtant le charme de cette
vie. lien ne leur manque de ce qu'ils désirent. Je lui répondis par cette question :
Quand on craint, est-on heureux, selon toi? Non, dit-il. Et, quand on peut
perdre ce que l'on Lime, peut-on s'empêcher de craindre? C'est impossible.
Mais on peut les perdre, ces dons exposés au hasard. Donc, quand on aime et qu'on
possède de tels biens, il est impossible d'être heureux. Il ne répliqua point. -Ici ma
mère prit la parole. De tels biens , dit-elle, quand même
nous serions sûrs de ne pas les perdre, ne peuvent nous rassasier. On est donc encore
malheureux alors, parce qu'on est toujours indigént.
Eh quoi 1 lui dis-je, quand on nage dans l'abondance de toutes ces choses, si l'on sait
mettre des bornes à ses désirs, se contenter de ce que l'on a, en jouir avec sagesse,
n'est-on pas heureux, selon toi?-Donc, reprit-elle, ce ne sont pas ces biens qui rendent
heureux, c'est la modération. Fort bien, lui dis-je, on ne pouvait répondre
autrement; et toi, en particulier, tu ne pouvais faire .me autre réponse. Ainsi il est
indubitable pour nous que, lorsqu'on est décidé a être
heureux, il faut se procurer un bien permanent et à l'abri des rigueurs de la fortune.
Depuis longtemps, dit Trygétius, nous sommes d'accord
sur ce point. Dieu, lui dis-je, est-il, à vos yeux, éternel et permanent.
C'est tellement certain, dit Licentius, que cela ne se demande
pas. Tous s'inclinèrent pieusement et dévotement. Par conséquent, leur dis-je,
posséder Dieu c'est être heureux. 12. Ils admirent avec joie et de tout leur
coeur cette vérité. Il ne nous reste donc plus, leur dis-je ,
qu'à chercher quel est l'homme qui possède Dieu. Car un tel homme sera heureux
assurément. Répondez : que vous en semble? Ici, Licentius : Celui-là possède Dieu, qui vit selon la vertu. Trygétius à son tour : Celui-là possède Dieu, qui fait ce que
Dieu veut. Lastidianus fut de cet avis. Mon fils, le plus
jeune de mes interlocuteurs, dit alors Celui-là possède Dieu, dont l'âme est exempte de
souillures. Ma mère approuva toutes ces réponses, mais surtout la dernière. Navigius se taisait. Je lui demandai son opinion. Je me range à
l'avis de celui qui a parlé le dernier, répondit-il. Je ne crus pas devoir m'abstenir
d'interroger Rusticus sur ses sentiments, dans une si haute question. Car il me semblait
que la réserve avait autant de part a son silence que la
réflexion. Il adopta l'avis de Trygétius. 13. Ainsi, leur dis-je, je connais le
sentiment de chacun sur cette grande question, au-dessus de laquelle nous ne devons rien
chercher, nous ne pouvons rien trouver, pourvu toutefois que nous continuions à
approfondir ce sujet dans tout le calme de notre âme et dans toute la sincérité de
notre coeur. Mais aujourd'hui cela nous mènerait trop loin; il y a aussi dans les festins
de l'âme des débauches de table. Si l'on se jette trop avidement sur les mets
spirituels, on les digère mal, et la santé de l'âme en souffre, comme elle souffrirait
de l'inanition. Nous entamerons donc, si bon vous semble, cette question demain , quand nous aurons bon appétit. Contentez-vous aujourd'hui
de savourer ce mets que tout à coup votre amphitryon a l'idée de vous servir. C'est, si
je ne me trompe, un plat de douceurs, un de ces mets qui figurent au dessert, tout confit
du miel de l'école. A ces mots, tous étendirent les mains, comme vers un plat que l'on
apporte et me forcèrent à leur expliquer en toute hâte ce que j'allais leur servir. Eh
quoi ! leur dis-je, ne voyez-vous pas que nous venons de
terminer le débat que nous avions abordé avec les académiciens? A ce mot
d'académiciens, les trois interlocuteurs qui étaient au courant de ce que je
voulais dire, se levèrent avec ardeur et, les bras tendus, pour ainsi dire,
encouragèrent de leur mieux celui qui les servait, en témoignant que nul autre mets
n'était plus de leur goût. 14. Voici le raisonnement que je leur
exposai alors. S'il est manifeste, nous l'avons vu tout à l'heure, que l'on n'est pas
heureux quand on n'a pas ce que l'on veut; si l'on ne cherche que ce que- l'on veut
trouver, et si les académiciens cherchent toujours la vérité ,
c'est qu'ils veulent trouver la vérité, c'est qu'ils veulent avoir un moyen pour la
trouver. Or, ils ne la trouvent pas. Partant ils ne possèdent pas ce qu'ils veulent;
partant ils ne sont pas heureux. Or, il n'y a de sage que celui qui est heureux. Donc un
académicien n'est pas un sage. Tous alors s'écrièrent, comme s'ils s'emparaient de
toutes mes paroles. Mais Licentius, qui se tenait sur ses
gardes, craignit de s'avancer et ajouta : Comme vous, je mg suis jeté sur ce raisonnement
et je me suis écrié à cette conclusion qui faisait impression sur moi. Mais je [175] ne
l'avalerai pas et je garderai ma part, pour la donner à Alype.
Il la savourera avec moi ou il me dira pourquoi il ne faut pas y goûter. C'est Navigius,
lui dis-je, qui devrait plus que toi craindre les douceurs, puisqu'il a la rate en mauvais
état. Alors Navigius souriant : Ces douceurs-là me
guériront; sans aucun doute. Car je ne sais comment cela se fait; mais ce raisonnement
hérissé et piquant que tu nous as présenté, ressemble à ce miel de l'Hymette, dont on
a dit qu'il a une saveur aigre-douce et ne gonfle point les entrailles. C'est pourquoi,
bien qu'il me pique tant soit peu le palais, je l'absorbe tout entier de mon mieux et de
fort bon coeur. Je ne vois pas, en effet, comment on pourrait attaquer ta conclusion.
C'est impossible, dit Trygétius ; et je ne suis pas
fâché de m'être brouillé depuis longtemps avec les académiciens. Car je ne sais quel
instinct ou plutôt quelle impulsion divine me poussant, j'étais devenu leur ardent
ennemi, même sans savoir comment m'y prendre pour les réfuter. 15. Alors Licentius
: Pour moi, je ne déserte pas encore leur drapeau. Ainsi, dit Trygétius,
tu es en désaccord avec nous. Etes-vous, dit Licentius,
en désaccord avec Alype? Je ne doute pas, lui
répondis-je, que si Alype était ici, il ne s'inclinât
devant une argumentation si simple. Il ne serait pas en effet assez déraisonnable pour
regarder comme heureux des hommes privés d'un bien immense qu'ils désirent de toutes
leurs forces, pour croire que les académiciens ne veulent pas trouver la vérité ou que
lorsqu'on n'est pas heureux on peut être sage. Car voilà pour ainsi dire, les trois
ingrédients; voilà le miel, la farine et les amandes qui composent ce gâteau dont tu ne
veux pas goûter. Se laisserait-il séduire, dit Licentius,
par cette légère friandise bonne pour les enfants? Abandonnerait-il, pour elle, cette
source féconde de la philosophie académicienne, don les flots auront bientôt englouti
ou entraîné ce je ne sais quel petit morceau de pâte? Comme si nous avions
besoin, repris je, de discuter longtemps là-dessus, particulièrement aven Alype! Mais il soutiendrait lui-même à son corps défendant que
mon petit raisonnement ne manque ni- de force ni d'utilité. Quant à toi, qui as pris le
parti de t'accrocher à lavisd'un absent, quelle est celle de mes propositions que tu
n'approuves pas? Refuses-tu de m'accorder qu'on n'est pas
heureux, quand on n'a pas ce que l'on veut? Prétends-tu que les académiciens ne
voudraient pas trouver et posséder cette vérité qu'ils cherchent avec tant d'ardeur ?
Connais-tu un sage qui ne soit pas heureux ? C'est être complètement heureux,
dit-il avec un sourire amer, que de ne pas avoir ce que l'on veut. Comme j'exigeais que
cette assertion fût consignée par écrit: je n'ai pas dit cela, répondit-il, en se
récriant. Comme je faisais signe à mes auditeurs de prendre note encore de cette
déclaration. Eh bien ! je l'ai dit, répondit-il. Or
j'avais recommandé une fois pour toutes que toute parole fût écrite. Je tenais donc mon
jeune adversaire flottant entre son obstination et la honte de se dédire. 16. Tandis que nous l'engagions en
badinant ainsi à prendre sa part du festin, je remarquai que les autres convives,
ignorant tout ce qui se passait et curieux de savoir ce que nous pouvions dire entre nous
avec une physionomie si enjouée, me regardaient sans rire. Ils me firent l'effet de ces
convives que l'on rencontre bien souvent au milieu de commensaux avides et rapaces et qui
s'abstiennent de toucher aux mets, par un sentiment de dignité et de retenue. Comme je
les avais invités, comme je jouais en cette occasion le rôle d'un grand personnage, et,
pour tout dire, le rôle de celui qui invite au nom d'un homme vraiment digne de ce nom,
je ne pus me contenir, et je fus choqué de cette différence d'attitude entre mes
convives, qui rompait l'harmonie de notre festin. Je souris à ma mère. Usant d'une
entière franchise, et m'ordonnant de tirer, pour ainsi dire, de son buffet particulier un
supplément pour des convives trop discrets: Dis-nous donc, s'écria-t-elle, et
explique-nous quels sont ces académiciens et ce qu'ils veulent. Je le lui expliquai en
quelques termes bien clairs et de façon à renseigner tout le monde sur leur compte. Ces
gens-là, dit-elle alors, sont des tombeurs (caducarii).
C'est le nom qu'on donne chez nous dans le peuple à ceux qui tombent du haut-mal,
et aussitôt elle se lève pour s'en aller. Le repas était fini .
Nous nous retirâmes tous de fort bonne-humeur
et en riant (1). 1. On sait que les Romains rompaient leurs assemblées quand
quelqu'un tombait du haut mal. De là vient le spirituel à propos de la réflexion de
sainte Monique. 176 CHAPITRE III.
Deuxième entretien. Quel est l'homme qui possède Dieu, de
manière è posséder le bonheur? Trois avis : selon les uns, c'est celui qui fait la
volonté de Dieu; selon les autres, c'est celui qui mène une vie vertueuse; selon
d'autres enfin, c est celui qui n'est pas possédé de l'esprit impur. Le mot esprit impur
a deux sens : on entend par là soit l'esprit malin qui agite les démoniaques, soit l'Ame
impure, c'est-à-dire l'âme que les vices et les erreurs souillent. 17. Le lendemain, toujours après dîner,
les mêmes convives se trouvaient réunis dans le même lieu; mais ils étaient arrivés
un peu plus tard que la veille. Vous êtes venus tard au festin, leur dis-je. Ce
n'est pas, je pense, que le repas d'hier vous ait donné une indigestion ; mais à vos
yeux, sans doute mes festins sont bien modestes, et vous n'avez pas cru devoir vous
hâter, pour attaquer des mets qui sont bientôt mangés. Il n'est pas probable, en effet,
qu'il soit resté grand'chose d'un repas dont le menu ne
répondait pas à la solennité du jour. Peut-être avez-vous eu raison, mais j'ignore
comme vous ce qu'il peut y avoir de prêt. Il y a un autre amphitryon en effet, qui ne
cesse de fournir à tout le monde toutes sortes de mets, et surtout les mets dont il
s'agit en ce moment. Mais c'est la faiblesse ou la satiété ou la préoccupation qui nous
empêche d'y toucher. Cet amphitryon quand il demeure avec nous, fait notre bonheur: c'est
là, si je ne me trompe, une vérité dont nous étions convenus hier avec ferveur et avec
fermeté. La raison en effet nous avait démontré qu'on est heureux quand on possède
Dieu. Aucun d'entre vous n'avait répugné à admettre cette maxime. Toute la question
était donc alors de savoir quel est celui qui vous semble posséder Dieu. Là-dessus, si
j'ai bonne mémoire, trois sentiments ont été exprimés. Les uns ont été d'avis qu'on
possède Dieu quand on fait la volonté de Dieu. D'autres ont dit qu'on possède Dieu,
quand on mène une vie vertueuse. Les autres ont pensé que les âmes où Dieu habite,
sont celles où n'habite pas cet esprit que l'on appelle impur. 18. Mais peut-être n'avez-vous exprimé
tous qu'un seul et même avis en des termes différents. A considérer en effet les deux
premières propositions, tout homme qui mène une vie vertueuse fait la volonté de Dieu ;
réciproquement celui qui fait la volonté de Dieu mène une vie vertueuse, et vivre selon
la vertu n'est autre chose que de faire ce que Dieu aime. N'êtes-vous
pas de cet avis? tous en convinrent. La troisième proposition
demande un examen un peu plus approfondi. Dans les formules de nos cérémonies les plus
saintes, le mot esprit impur, à mon sens, a deux acceptions. Quelquefois il désigne cet
esprit qui, venant du de. hors, envahit notre âme, trouble nos
sens et excite en nous comme des transports de fureur. Ceux qui sont chargés de le
chasser imposent, comme on dit, les mains aux possédés, ou prononcent un exorcisme,
c'est-à-dire chassent l'esprit du mal, en l'adjurant au nom de Dieu. Le mot esprit impur
a un autre sens; il désigne toute âme impure, c'est-à-dire toute âme souillée de
vices et d'erreurs. C'est donc toi que j'interroge, mon enfant, toi qui as peut-être
ouvert cet avis, dans toute la sérénité et dans toute la pureté de ton âme : Quel est
l'homme qui, selon toi, est affranchi de l'esprit impur? est-ce
celui qui n'a pas en lui-même le mauvais génie qui égare les hommes? est-ce celui qui a purgé son âme de tout vice et de tout péché?
Selon moi, dit-il, on est affranchi de l'esprit impur quand on vit chastement.
Mais à quel homme donnes-tu le nom de chaste? est-ce à
l'homme exempt du péché? est-ce à l'homme qui se borne à
s'abstenir de tout commerce illicite? Eh ! comment
pourrait-on être chaste, répondit l'enfant, si l'on se bornait à s'abstenir de tout
commerce illicite, sans cesser d'imprimer à son âme la souillure de tous les autres
péchés? L'homme vraiment chaste est celui qui a les yeux tournés vers Dieu, et qui
tient ses regards fixés sur Dieu seul. Je fis mettre par écrit les paroles textuelles de
l'enfant. Cet homme-là, dis-je, mène donc nécessairement une vie vertueuse, et
l'homme vertueux est donc nécessairement cet homme-là. N'es-tu pas de cet avis? Il en
tomba d'accord avec les autres. Ainsi, repris-je, vous n'avez tous exprimé qu'un seul et
même sentiment. 19. Mais, dites-moi un peu, Dieu veut-il
que l'homme cherche Dieu? Ils m'accordèrent ce point. Pouvons-nous dire qu'un
homme cherchant Dieu mène une vie contraire à la vertu? Nullement, dirent-ils.
Une troisième question: L'esprit impur peut-il chercher Dieu? Non,
dirent-ils. Navigius avait quelques doutes; mais il
finit par se réunir aux autres. Si donc, repris-je, l'homme cherchant Dieu fait la
volonté de Dieu, vit selon la vertu et est [177] affranchi de l'esprit impur, si d'un
autre côté l'homme cherchant Dieu ne possède pas encore ce Dieu, il s'ensuit que
l'homme vertueux, l'homme faisant la volonté de Dieu, l'homme affranchi de l'esprit impur
ne doit pas, selon nous, posséder Dieu pour cela. Mes auditeurs riaient de se voir pris
au piège de leurs concessions. Ma mère, longtemps interdite, me demanda enfin de
détendre et de délier par une explication les noeuds de cette proposition entortillée
que la nécessité de conclure m'avait fait jeter au milieu de l'assemblée. Cela fait, on
ne peut cependant, dit-elle, parvenir à Dieu sans avoir cherché Dieu. Très-bien, lui dis-je; mais celui qui cherche encore Dieu, n'est
pas encore arrivé à Dieu, quand même il vivrait selon la vertu. Il n'est donc pas vrai
de dire que l'homme vertueux possède Dieu. Selon moi, dit ma mère, il n'est
personne qui ne possède Dieu. Mais l'homme vertueux a Dieu
pour lui; le méchant a Dieu contre lui. Partant, repris-je, nous avons eu tort
hier d'accorder le bonheur à celui qui possède Dieu, puisque tout homme possède Dieu et
que tout homme n'est pas heureux. Ajoute donc, dit ma mère, qu'il faut, tout en
possédant Dieu, avoir Dieu pour soi. 20. Au moins, dis-je, voici qui est bien
convenu. L'homme heureux est celui qui a Dieu pour lui. Je voudrais bien, dit Navigius, t'accorder ce point, mais je crains celui qui adresse
encore cette question; je crains surtout que tu ne finisses par accorder le bonheur à cet
académicien, auquel dans un langage vulgaire et peu élégant, mais très juste selon
moi, on a appliqué hier le nom de tombeur (caducarius).
Je ne puis dire en effet que Dieu soit contraire à l'homme qui le cherche. Si je. ne puis le dire, c'est que Dieu lui est propice, et celui qui
possède un Dieu propice, est heureux. II sera donc heureux celui qui cherche Dieu. Mais
quand on cherche, c'est qu'un n'a pas ce que l'on veut. On sera donc heureux, tout en
n'ayant pas ce que l'on veut; conclusion que nous trouvions absurde hier, en croyant que
nous venions de dissiper les ténèbres de l'académie. Licentius
triomphera donc de nous et m'avertira, en sage médecin, que je suis puni d'avoir pris
(les douceurs contraires à ma santé. 21. Ici ma mère ayant encore souri : Je
n'accorde pas, dit Trygétius, que Dieu nous soit contraire,
parce qu'il ne nous est pas propice. Mais il y a pour l'homme une situation
intermédiaire. Eh bien ! lui dis-je, cet homme placé dans une situation intermédiaire, cet
homme auquel Dieu n'est ni propice ni contraire, crois-tu qu'il possède Dieu d'une
manière quelconque? Trygétius hésitait. Autre chose est,
dit ma mère, de posséder Dieu, autre chose de n'être pas abandonné de Dieu. Eh
bien ! lui dis-je, qu'est-ce qui vaut le
mieux, de posséder Dieu ou de n'être pas abandonné de Dieu? Autant que je puis
voir clair en mon âme, dit-elle, voici ma pensée : Etre vertueux c'est avoir Dieu pour
soi. Etre vicieux, c'est avoir Dieu contre soi. Mais quand on cherche Dieu, quand on ne
l'a pas encore trouvé, on ne l'a ni pour soi, ni contre soi ; mais on n'est pas
abandonné de Dieu. Est-ce votre avis, dis-je aux auditeurs? Ils répondirent
affirmativement. Répondez alors à cette question, repris-je N'a-t-on pas, selon
vous, Dieu pour soi, quand on est favorisé de Dieu ? Sans doute, dirent-ils.
Eh bien ! Dieu ne favorise-t-il pas
celui qui le cherche? Oui, il le favorise. Celui qui cherche Dieu a donc
Dieu pour lui, et tout homme qui a Dieu pour lui est heureux. Il est donc heureux aussi
l'homme, qui cherche Dieu. Or, quand on cherche, c'est que l'on n'a pas encore ce que l'on
veut. On sera donc heureux tout en n'ayant pas ce que l'on veut. Non, dit ma mère,
je ne crois pas que l'on puisse être heureux, quand on n'a pas ce que l'on veut.
Donc, repris je, quand on a Dieu pour soi, on n'est pas toujours heureux. Si la
raison exige cette conséquence, dit-elle, je ne puis la nier. Ainsi, continuai-je,
nous établirons la distinction suivante: Tout homme qui a trouvé Dieu a Dieu pour lui et
il est heureux; mais tout homme qui cherche Dieu a Dieu pour lui, sans être encore
heureux; et tout homme qui, par ses vices et par ses péchés s'éloigne de Dieu , non-seulement n'est pas heureux,
mais n'a pas Dieu pour lui. 22. Tout le monde étant de cet avis,
voilà qui va bien, dis-je , mais j'ai encore une crainte.
Peut-être pensez-vous à cette proposition déjà accordée par nous, qu'on est
malheureux quand on n'est pas heureux, et, pour être conséquents, nous devons trouver
malheureux l'homme qui a Dieu peur lui, mais qui cherche encore Dieu et qui par cela même
n'est ils encore heureux selon nous. Eh quoi 1 nous donnons avec Cicéron le nom de riches
aux grands propriétaires fonciers, et ceux (lui possèdent toutes les vertus, nous les
appellerons [178] pauvres ! mais prenez garde. Si l'on a raison de dire que tout
homme qui est dans le besoin est Malheureux, peut-être aura-t-on raison de dire que tout
malheureux est dans le besoin. Et alors, il sera vrai de dire que malheur et besoin sont
une seule et même chose, proposition qui a déjà été avancée et à laquelle, vous
l'avez vu, j'ai donné mon assentiment. Mais aujourd'hui cela nous entraînerait trop
loin. le vous prie donc de vouloir bien, demain encore, vous
réunir à cette table. Très-volontiers,
répondirent-ils tous à la fois, et nous nous levâmes. CHAPITRE IV.
Troisième entretien. Malheur et indigence sont synonymes. La plus
déplorable indigence, c'est le manque de sagesse. Quand nous avons la sagesse, notre âme
est pleine, notre âme a atteint sa mesure. La vie bienheureuse consiste dans la
possession de ta vraie sagesse , dans la parfaite connaissance
de Dieu. 23. Le troisième jour de notre entretien
vit fuir les nuages du matin qui nous forcaient de nous rendre
au bain, et, dans l'après-midi, le ciel reprit toute sa pureté. Nous résolûmes donc de
descendre sur une pelouse qui était proche. Chacun s'y assit le plus commodément
possible, et voici comment notre entretien se termina. Je me rappelle, dis-je, et j'ai
retenu presque tous les points que j'ai voulu obtenir de vous. Aujourd'hui donc, pour que
nos entretiens à cette table entrent chaque jour dans une phase nouvelle, vous n'aurez
rien ou presque rien à me répondre. Ma mère avait dit que le malheur n'est autre chose
que le besoin, et nous sommes convenus que tous ceux qui sont dans le besoin sont dans le
malheur. biais tous les malheureux sont-ils dans le besoin?
Voilà la question que nous n'avons pas pu éclaircir hier. Si l'alternative nous est
démontrée par la raison, tout est fini; lhomme heureux est trouvé; c'est celui
qui n'est pas dans le besoin. En effet, quiconque n'est pas malheureux est heureux. On est
donc heureux, quand on n'est pas dans le besoin, s'il est vrai que ce que nous appelons le
besoin soit la même chose que le malheur. 24. Eh quoi ! dit Trygétius, ne pouvons-nous pas conclure dès à présent que
lorsqu'on n'est pas dans le besoin, on est heureux? Car il est évident que, lorsqu'on est
dans le besoin, on est malheureux; et nous avons accordé, je m'en souviens, qu'il n'y a
pas d'état intermédiaire entre, le malheur et le bonheur. A ton avis, lui dis-je,
y aurait-il quelque état intermédiaire entre la mort et la vie? Un homme n'est-il pas
nécessairement vivant ou mort? Je l'avoue, dit-il, là non plus, il n'y a pas de
milieu. Mais pourquoi cette question? C'est que, lui dis-je, tu avoues, je crois,
que tout homme enseveli depuis un an est bien mort. Il ne le niait pas. Eh
bien ! tout homme qui n'est pas enseveli
depuis un an est-il vivant? Ce n'est pas une conséquence, dit-il. Donc,
répondis-je, si tout homme qui est dans le besoin est dans le malheur, il ne s'ensuit pas
que tout homme qui n'est pas dans le besoin soit heureux, bien qu'entre le bonheur et le
malheur, comme entre la vie et la mort, il ne puisse se trouver d'état intermédiaire. 25. Quelques-uns de mes auditeurs se
montraient un peu lents à saisir cette dernière proposition. Je l'éclaircis de mon
mieux, et je la leur représentai sous plusieurs formes, en termes appropriés à leur
intelligence. Ainsi, repris je, c'est être dans le malheur que d'être dans le besoin, on
n'en doute pas; et nous ne craignons pas ici pour le sage quelques nécessités
matérielles. Car ces nécessités ne pèsent pas sur l'âme qui est le siège de la vie
heureuse. L'âme du sage en effet est parfaite; or nul être parfait n'est dans le besoin.
Le sage usera des choses qui semblent être nécessaires au corps, s'il les a sous la
main. S'il ne les a pas, l'absence de ces objets ne suffira pas pour l'abattre. Car tout
homme sage est homme de courage; or le courage ne redoute rien. Le sage ne redoute donc ni
la mort corporelle, ni ces douleurs quon ne peut chasser, éviter ou éloigner pour
un temps qu'à l'aide de ces biens dont il peut être dénué. Mais il ne laissera pas de
faire un bon usage de ces biens s'il n'en est pas privé. Elle est très juste en effet
cette pensée Quand on peut éviter un mal en cette vie, Le souffrir est une folie
(1). Le sage évitera donc la mort et la douleur, tant qu'il pourra le faire sans blesser les convenances. Il y aurait à craindre, s'il ne les évitait pas, qu'il né frit malheureux, non pas de souffrir de pareils accidents, mais de lavoir pas voulu les éviter quand il le pouvait. Ce qui est une preuve manifeste de folie. En n'évitant pas ces maux, on sera donc malheureux, non 1. Térence. L'Eunuque, Act. VI. Scène 6. 179 de les éprouver, mais d'avoir fait une
folie. Si néanmoins, malgré d'honorables efforts, le sage n'a pu se soustraire à ces
maux, il ne sera pas malheureux d'en être assiégé. Elle est juste aussi cette autre
pensée du même poète comique. Quand on ne peut ce que l'on veut, Il faut vouloir ce que l'on
peut (1). Comment le sage pourrait-il être
malheureux, quand il n'arrive rien qui puisse contrarier sa volonté? Car ce qu'il sait ne
pouvoir arriver, il ne peut le vouloir. Les choses auxquelles sa volonté aspire, ne
peuvent lui manquer. Que veut-il en effet? Il veut que toutes ses actions soient réglées
sur les principes de la vertu et sur la loi divine de la sagesse. Or la satisfaction de ce
désir ne peut lui être arrachée. 26. Examinez maintenant si tout homme qui est malheureux est dans le besoin. Ce qui fait ici la difficulté, c'est qu'il y a bien des hommes comblés par la fortune, pour lesquels tout est facile et qui n'ont qu'un signe à faire pour voir leurs désirs accomplis. Il est difficile d'arriver à ce genre de vie. Mais figurons-nous un homme semblable à cet Orata dont parle Cicéron. Comment avancer hardiment que cet Orata était dans le besoin, lui l'homme riche, l'homme bien vu, l'homme de plaisir par excellence, l'homme qui n'avait rien à désirer sous le rapport des jouissances, du crédit, de la santé qui chez lui était bonne et inaltérable? Terres du meilleur rapport, amis du meilleur commerce, il avait tout cela en abondance et à satiété. Tous ces biens, il en usait convenablement dans l'intérêt de son bien-être ; enfin, pour tout dire, toutes ses entreprises, tous ses plans étaient couronnés de succès. Mais peut-être, dira-t-on , voulait-il avoir plus qu'il n'avait. Cela, nous l'ignorons, mais, et cela suffit dans l'état où est la question, supposons qu'il ne désirât rien au-delà de ce qu'il possédait, lui manquait-il quelque chose selon vous? Quand j'accorderais, -dit Licentius, qu'il ne désirait rien, chose bien difficile à admettre, lorsqu'il s'agit d'un homme qui n'est pas un sage, toujours est-il qu'il craignait, car c'était, dit-on, un bon esprit, que quelque coup du sort ne lui ravit tous ses biens. Car il ne fallait pas faire un grand effort, pour voir que de tels biens, quelque grands qu'ils fussent, étaient soumis aux chances de la fortune. 1. Térence. L'Andrienne. Alors, en souriant . Tu vois bien, dis-je,
ô Licentius, que cet homme si fortuné, trouvait dans la
rectitude de son esprit un obstacle à son bonheur. Plus il avait le coup d'oeil perçant,
plus il voyait qu'il pouvait perdre tous ses biens. Aussi était-il abattu par la crainte
et avait-il sur les lèvres ce dicton assez vulgaire Pour un homme sans assurance, le bon
sens est un malheur. 27. Licentius
et les autres s'étaient mis à sourire. Approfondissons ce point, leur dis-je. Car, tout
en étant dans la crainte, Orata n'était pas dans le besoin
et là est toute la question. Le besoin consiste à ne pas avoir et non à craindre de
perdre ce que l'on a. Or cet homme était malheureux, parce qu'il craignait, et pourtant
il ne lui manquait rien. On peut donc être malheureux sans être dans le besoin. Cette
assertion obtint l'approbation de tous et de ma mère elle-même dont je soutenais l'avis.
Cependant d'un ton légèrement indécis : je ne sais, dit-elle, et je ne vois pas bien
comment on peut séparer le malheur du besoin, ou le besoin du malheur. Car cet homme
riche et opulent qui, comme vous le dites, ne désirait rien, par cela même qu'il
craignait de perdre sa fortune, était dans le besoin, puisqu'il lui manquait la sagesse.
Ne l'appellerait-on pas indigent, s'il
manquait d'argent ou d'argenterie ? Et nous ne lui donnerions pas ce nom, quand il
manquait de sagesse? Toute la société poussa un cri d'admiration. J'étais moi-même
joyeux et satisfait d'entendre sortir des lèvres de ma mère plutôt que de tout autre,
cette grande vérité que j'avais prise dans les livres des philosophes et que je
réservais pour la fin du repas. Voyez-vous, dis-je, la différence qu'il y a entre ces
âmes nourries de tant de sciences diverses et une âme tournée tout entière vers Dieu?
D'où sortent ces paroles que vous admirez, si ce n'est d'une source divine? En
effet, s'écria Licentius plein de joie, on ne peut rien dire
de plus vrai, de plus divin. Oui, la plus grande et la plus déplorable indigence, c'est
le manque de sagesse, et, quand nous avons la sagesse, rien ne peut nous manquer. 28. L'indigence de l'âme, repris-je,
n'est autre chose que la folie. La folie, en effet, est le contraire de lu sagesse, tout
comme la mort est le contraire de la vie, tout comme le bonheur est le contraire du
malheur. Entre ces divers états, il n'y a pas de milieu. Si tout homme qui n'est pas
heureux est malheureux, [180] si tout homme qui n'est pas mort est vivant, tout homme
aussi qui n'est pas fou est sage; la chose est évidente. Et nous voyons par là dès à
présent que le malheur de Sergius Orata
ne venait pas seulement de la crainte qu'il avait de perdre les dons de la fortune (1),
mais qu'il venait encore de sa folie. Il eût donc été plus malheureux encore, si, au
milieu de ses prétendus biens si exposés, si chancelants, il eût été affranchi de
toute crainte. Car la sécurité lui serait venue, non de la vigilance d'une âme forte,
mais de l'engourdissement de son intelligence; et plongé dans une folie plus profonde, il
eût été malheureux. Or, si tout homme qui manque de sagesse est en proie à une grande indigence , et si tout homme quia la sagesse en partage ne manque de
rien, il s'ensuit que la folie est de l'indigence; or, comme tout insensé est malheureux,
tout homme malheureux est insensé. Le malheur est donc toujours de l'indigence, comme
l'indigence est toujours le malheur : voilà qui est démontré. 29. Trygétius
ayant dit qu'il ne comprenait pas bien cette conclusion : De quoi sommes-nous logiquement
convenus, dis-je? Qu'on est indigent quand on n'a pas la sagesse, ré pondit-il. Qu'est-ce
donc, repris je, que l'indigence?C'est le manque de sagesse.
Et qu'est-ce que le manque de sagesse? Il se taisait. N'est-ce pas la folie,
repris je ? Oui, répondit-il. Etre en proie à l'indigence, repris-je,
c'est donc être en proie à la folie; et par conséquent indigence et folie sont une
seule et même chose sous deux mots différents. Et pourtant nous disons, je ne sais
comment: Il y a là de l'indigence; il y a là de la folie. C'est comme si nous disions en
parlant d'un lieu, d'où la lumière est absente: Il y a là des ténèbres, ce qui
revient à dire . Il n'y a pas de lumière. Ce ne sont pas en
effet les ténèbres qui vont et viennent; mais manquer de lumière, c'est être
ténébreux, comme manquer de vêtements, c'est être nu. Les vêtements, en effet, ne
font pas fuir la nudité, comme si elle était mobile. Nous parlons donc de l'indigence
d'un homme, comme nous parlerions de sa nudité. Le mot indigence, en effet, est un mot
négatif. J'ajoute donc, pour mieux expliquer ma pensée que, lorsqu'on dit de quelqu'un :
Il a le malheur de 1. C'est à peu près la doctrine d'Horace, dans lépître VI du liv. 2. Quand lhomme désire, ou quand il craint, il n'est pas heureux : Capiat, metuatve, quid ad rem ? (Horace, liv. I, épit. VI, 5, 12.) l'indigence, c'est comme. si l'on disait : Il a le malheur de ne rien avoir. Donc, puisque nous avons démontré que la folie par elle-même est une
indigence véritable et positive, c'est à vous de voir si nous avons résolu la question
que nous nous étions posée. Nous nous demandions, en effet,
si ce que nous appelons malheur, n'est pas la même chose que ce que nous nommons
indigence. Or, nous avons prouvé que la folie s'appelle à bon droit de l'indigence. De
même donc que tout insensé est malheureux et que tout malheureux est insensé; ainsi,
nous sommes forcés d'avouer que non-seulement tout indigent
est malheureux, mais que tout homme malheureux est indigent. Or, si de ce que tout
insensé est malheureux, et de ce que tout homme malheureux est insensé, on conclut que
folie et malheur sont synonymes , pourquoi de ce que tout
indigent est malheureux et de ce que tout homme malheureux est indigent, ne pas conclure
que malheur et indigence sont une seule et même chose ? 30. Tout le monde ayant avoué qu'il en
était ainsi, je continuai en ces termes: Il nous reste maintenant à voir quel est
l'homme qui ne connaît pas l'indigence, car cet homme-là sera sage et heureux (1). Or,
la folie est l'indigence même, c'est son nom véritable, et ce nom d'indigence emporte
d'ordinaire l'idée de stérilité et de dénuement. Remarquez, je vous prie, le soin qui
a présidé jadis à la création , sinon de tous les mots, du
moins, et c'est manifeste, à la création des mots qui désignent les objets les plus
nécessaires à connaître. Déjà vous m'accordez que tout insensé est indigent, et que
tout indigent est insensé. Vous m'accordez aussi, je crois, qu'un esprit insensé est
vicieux, et que la folie désigne tous les vices de l'esprit. Le premier jour de cet
entretien, nous avons dit que le mot de nequitia
(débauche), vient de nec quidquam (rien), et que la
frugalité, le contraire de la débauche , tire son nom de frux, frugis, fruit,
production. Ainsi, dans ces deux qualités contraires, la frugalité et la débauche, ce
qui semble dominer, c'est l'être et le non-être. Or, que voyons-nous de contraire à
l'indigence, dont il est ici question ? Après un moment d'hésitation générale : Je
dirais bien, reprit Trygétius, que c'est la richesse ; mais
le 1. Sénèque a fait aussi un traité de vita
beata, où il déclare que le sage, c'est-à-dire l'homme
heureux ne manque de rien, nulla re
indiget. 181 contraire de la richesse, je le vois,
c'est la pauvreté. Tu approches, lui dis-je, car pauvreté et indigence n'ont
d'ordinaire qu'une seule et même acception. Pourtant il faut trouver un autre mot. Il ne
faut pas que, pour désigner le meilleur lot, nous n'ayons qu'une seule expression à
notre service. Lorsque d'un côté nous avons les termes de pauvreté et d'indigence pour
exprimer surabondamment une même situation, il ne faut pas de l'autre côté n'avoir à
leur opposer que le terme de richesse. Rien de plus déraisonnable, en effet, que
l'indigence de mots, quand il s'agit de désigner le contraire de l'indigence. Si nous
disions plénitude? demanda Licentius; ce mot, selon
moi, pourrait être avec raison opposé au mot indigence. 31. Plus tard, dis-je, nous pourrons
approfondir la question de mot. Ce n'est pas là, en effet, ce qui doit nous préoccuper
dans la recherche de la vérité. Oui, en dépit de Salluste, ce peseur raffiné
d'expressions, qui oppose opulence à indigence (1), j'accepte ton mot plénitude.
Ici, en effet, ce n'est pas la peur des grammairiens qui nous donne la fièvre, et nous
n'avons pas à craindre leurs réprimandes, pour avoir usé des mots sans scrupule,
puisqu'ils nous ont donné l'usage de leurs biens (2). Mes auditeurs sourirent. Ainsi,
continuai-je, puisque j'ai résolu de considérer vos opinions, quand vous êtes tournés
vers Dieu, non comme certains oracles, voyons ce que signifie le mot de Licentius. Car il me semble mieux approprié que tous les autres à
son objet. Plénitude et indigence sont donc des tenues contraires. Mais ici, comme dans
la débauche (nequitia), et la frugalité, on voit
l'être et le non-être. Et si l'indigence est la folie, la plénitude sera la sagesse. En
outre c'est avec raison que bien des gens ont fait de la frugalité la mère de toutes les
vertus. Cicéron, qui partage tout avis, dit même dans un discours populaire (3) : «
Qu'on le prenne comme on voudra, toujours est-il que la frugalité, c'est-à-dire la
modération et la tempérance, est à mon sens, la première des vertus. » Mot plein de
profondeur et de justesse ! Il avait en vue le fruit, c'est-à-dire l'être, auquel
est opposé le non-être. Mais les habitudes de la langue vulgaire, qui prend le mot de
frugalité dans le sens de parcimonie, 1. Salluste, guerre de Catilina. 2. Allusion au grammairien Vérétondus,
le propriétaire généreux de la campagne où l'on ètait
réuni. Voir Confess. liv. VIII,
chap. 6 ; liv. IX, chap. 3, etc. 3. Cicéron. Discours pour Déjotarus. l'ont forcé à éclaircir sa pensée, en
donnant pour cortége à la frugalité la modération et la Tempérance, deux mots que
nous devons examiner avec quelque attention. 32. Le mot modération vient de modus,
mesure, et le mot tempérance vient de temperies,
juste tempérament. Or la mesure et le juste tempérament excluent le plus et le
moins. Donc en disant la plénitude, pour exprimer le contraire de l'indigence,
nous avons été bien plus exacts que si nous avions dit l'abondance... Par le mot
abondance, en effet, on entend l'affluence et comme le débordement d'une chose qui
surabonde. Là donc aussi c'est la mesure qu'il faudrait , et
tout ce qui est excessif manque de mesure. Ainsi l'abondance même peut connaître
l'indigence, tandis que la mesure ne connaît ni le plus ni le moins. L'opulence même,
examinez-la bien, ne dépasse point la mesure. En effet, c'est du mot ops,
opis, aide, que vient le mot opulence. Or,
comment l'excès pourrait-il nous aider, lorsque parfois il est plus gênant que le peu ?
Le trop peu et le trop, parce qu'ils manquent de mesure, rentrent dans le domaine de
l'indigence. La mesure de l'âme est donc la sagesse (1). Car la sagesse est contraire à
la folie, on ne le nie pas, et la folie c'est de l'indigence, et le contraire de
l'indigence, c'est la plénitude. La sagesse est donc la plénitude. Or, dans la
plénitude il y a juste mesure. La juste mesure de l'âme,
c'est donc la sagesse. C'est donc une belle maxime, c'est, on l'a proclamé avec raison,
la maxime la plus utile à l'homme dans la vie que cette parole d'un poète : Rien de trop (2). 33. Nous avions dit, en commençant notre
entretien de ce jour : Si nous trouvons que le malheur n'est autre chose que l'indigence , nous avouerons que, lorsqu'on n'est pas dans
l'indigence, on est heureux. Or nous l'avons trouvé : donc être heureux, c'est n'être
pas dans l'indigence, c'est être sage. Si maintenant vous demandez ce que c'est que la
sagesse (car c'est là le mot que la raison a toujours cherché, autant que possible, à
expliquer et à tirer des ténèbres), je vous dirai que c'est 1. C'est aussi l'avis d'Horace, quand il dit Est modus in rébus, sunt certi denique fines Quos ultra citraque
nequit consistere rectum. 2. Térence. Andrienne, Act. I. scène 4. Le précepte de Térence est, du reste,
renouvelé des grecs qui ont dit, avant lui : medeh agah. 182 précisément la juste mesure de l'âme,
ce cercle dans lequel l'âme se meut, de manière à ne pas se jeter au delà de ses
limites et à ne pas se rétrécir, en demeurant en deçà. Or l'âme dépasse ses
limites, lorsqu'elle se jette dans les plaisirs, dans l'ambition, dans l'orgueil et autres
excès du même genre où les âmes malheureuses, qui ne savent pas se borner, croient
trouver la satisfaction et la puissance. Ce qui rétrécit l'âme au contraire, ce sont
les souillures, les appréhensions, les chagrins, la convoitise, c'est en un mot tout ce
qui fait le malheur des hommes de l'aveu même des malheureux. Mais, quand l'âme
concentre cette sagesse qu'elle a trouvée; quand, pour employer l'expression de cet
enfant, elle s'y tient, quand, insensible à de vains objets elle ne se tourne pas vers
ces simulacres trompeurs auxquels elle ne peut s'attacher, sans se détacher de Dieu et
sans déchoir; nul excès et par conséquent nulle indigence, nul malheur ne sont pour
elle à redouter. L'âme heureuse est donc en possession de sa juste mesure, c'est-à-dire
de la sagesse. 34. Mais quelle est la sagesse digne de ce
nom, si ce n'est la sagesse de Dieu? Or une autorité divine nous l'apprend : le Fils de
Dieu n'est autre chose que la sagesse de Dieu (1), et le Fils de Dieu sans contredit est
Dieu. Tout homme qui est heureux est donc en possession de Dieu, et c'est ce dont nous
sommes. déjà convenus au commencement de ce festin. Mais
selon vous, la sagesse n'est-elle pas la vérité? C'est ce qui est également écrit : «
Je suis la vérité (2). ».Or si la sagesse est la vérité même, elle le doit à une
suprême mesure dont elle procède, et à laquelle elle s'attache, quand elle est
parfaite. Mais au-dessus de cette suprême mesure il n'y a point d'autre mesure. Car si la
suprême mesure est mesure par la mesure suprême, elle est par elle-même la mesure. Or la suprême mesure est nécessairement aussi la véritable mesure. Si donc la vérité vient de la mesure, cette mesure c'est la vérité qui la fait connaître. Donc hors de la juste mesure, point de vérité; hors de la vérité, point de juste mesure. Qu'est-ce que le Fils de Dieu? Il l'a dit : c'est la Vérité. Quel est celui qui n'a pas eu de père? N'est-ce pas cet Etre qui est la mesure suprême? Tout homme donc qui, par la vérité, est arrivé à cette mesure suprême 1. Cor. 1, 24. 2. Jean, XIV, 6. est heureux. Voilà ee
qui s'appelle posséder Dieu avec l'âme, c'est-à-dire jouir de. Dieu. Car tout ce qui
n'est pas l'âme heureuse est la possession de Dieu, sans posséder Dieu. 35. Mais cette voix qui nous avertit de
penser à Dieu, de le chercher, d'en avoir soif, en bannissant toute tiédeur, d'où
vient-elle si ce n'est de la source même de la vérité ? C'est un rayon que verse aux
veux de notre âme ce soleil mystérieux. C'est de lui qu'émane toute vérité qui sort
de notre bouche, alors même que nos yeux encore malades ou récemment ouverts hésitent
à se tourner hardiment vers lui et à le regarder en face; et cette vérité c'est Dieu
même dans son immuable perfection, car tout en lui est parfait, et il est aussi le Dieu
Tout-Puissant. Mais tant que nous le cherchons, tant que nous ne sommes pas encore
abreuvés à la source même, et pour ainsi dire, à la plénitude, avouons que nous
n'avons pas encore atteint notre mesure ; et, à cause de cela, quoique déjà Dieu nous
aide, nous ne sommes pas encore sages et heureux. La plénitude de l'âme, la vie
bienheureuse consiste donc à posséder une pieuse et parfaite connaissance de l'Etre qui
guide nos pas vers la vérité, une pieuse et parfaite connaissance de cette vérité dont
on jouit et du lien qui attache à la suprême mesure. L'homme intelligent, en bannissant
les innombrables mensonges de la superstition, voit dans ces trois choses un seul Dieu, et
une seule substance. Ici ma mère, retrouvant des paroles
gravées dans sa mémoire et s'éveillant, pour ainsi dire, à l'appel de sa foi, fit
jaillir avec bonheur ce vers de notre saint évêque : Trinité sainte, exauce nos
prières (1). Puis elle ajouta: La voilà sans contredit cette vie bienheureuse qui
est aussi la vie parfaite et jusqu'au sein de laquelle, il faut le présumer, une foi
inaltérable, une vive espérance, une ardente charité guideront nos pas empressés. 36. Maintenant, dis-je, puisque la nécessité même de garder une juste mesure nous avertit de laisser quelque intervalle entre nos réunions à cette table, je rends grâce, de toute mon âme, au Dieu Tout-Puissant et véritable, notre Père, au Seigneur libérateur des âmes. Je vous rends grâce aussi à vous qui, non contents 1. saint Ambroise. Hymne : Deus creator
omnium. 1483 de répondre à ma cordiale invitation,
avez été si généreux envers moi. Car vous avez mis tellement du vôtre dans notre
entretien, que ce sont, je suis bien forcé d'en convenir, mes
convives qui m'ont régalé. Alors, tandis que tout le monde se réjouissait, en louant
Dieu : Tu devrais bien, me dit Trygétius, nous donner tous
les jours un semblable repas. Et vous, lui répondis-je, vous devez savoir qu'il
faut aimer partout et partout garder cette divine mesure, si vous avez à coeur notre
retour vers Dieu. Ces mots terminèrent notre entretien, et nous nous séparâmes. Traduit par M. BAISSEY,
professeur agrégé de l'Université. |