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TRAITÉS PHILOSOPHIQUES.
LES SOLILOQUES
ou Connaissance de Dieu et de l'âme humaine.
OEUVRES COMPLÈTES TOME III p. 125-155
Cette traduction anonyme a été revue et corrigée par
M. l'abbé RAULX
CHAPITRE PREMIER. PRIÈRE A DIEU.
CHAPITRE II. CE QU'IL FAUT AIMER.
CHAPITRE III. CONNAISSANCE DE DIEU.
CHAPITRE IV. QU'EST-CE QU'UNE CONNAISSANCE CERTAINE ?
CHAPITRE V. UNE MÊME SCIENCE PEUT EMBRASSER DES CHOSES
DIFFÉRENTES.
CHAPITRE VI. PAR QUELS SENS INTÉRIEURS. L'AME APERÇOIT
DIEU.
CHAPITRE VII. JUSQUES A QUAND LA FOI, L'ESPÉRANCE ET LA
CHARITÉ SERONT NÉCESSAIRES.
CHAPITRE VIII.
CE QUI EST NÉCESSAIRE POUR CONNAÎTRE DIEU.
CHAPITRE IX. L'AMOUR DE NOUS-MÊMES.
CHAPITRE X. L'AMOUR DU CORPS ET DES CHOSES EXTÉRIEURES.
CHAPITRE XIII. COMMENT ET PAR QUELS DEGRÉS ON PARVIENT
A LA SAGESSE.
CHAPITRE XIV. C'EST LA SAGESSE ELLE-MÊME QUI GUÉRIT LES
YEUX POUR LES RENDRE CAPABLES DE VOIR.
CHAPITRE XV. COMMENT ON CONNAIT L’ÂME. CONFIANCE EN
DIEU.
CHAPITRE PREMIER. DE L'IMMORTALITÉ DE L'HOMME.
CHAPITRE II. LA VÉRITÉ EST ÉTERNELLE.
CHAPITRE IV. PEUT-ON CONCLURE L'IMMORTALITÉ DE L’AME DE
LA DURÉE DU VRAI ET DU FAUX?
CHAPITRE V. QU'EST-CE QUE LE VRAI ?
CHAPITRE VI. D’OÙ VIENT LA FAUSSETÉ ET OU
RÉSIDE-T-ELLE?
CHAPITRE VII. DU VRAI ET DE CE QUI LUI RESSEMBLE.
CHAPITRE VIII. CE QUI CONSTITUE LE VRAI OU LE FAUX:
CHAPITRE IX. QUE SONT LE FAUX, LE TROMPEUR ET LE
MENTEUR?
CHAPITRE X. IL Y A DES CHOSES VRAIES, PRÉCISÉMENT PARCE
QU'ELLES SONT FAUSSES.
CHAPITRE XI. VÉRITÉ DANS LES SCIENCES. — QU'EST-CE QUE
LA FABLE? QU'EST-CE QUE LA GRAMMAIRE?
CHAPITRE XII. DE COMBIEN DE MANIÈRES CERTAINES CHOSES
EXISTENT DANS UNE AUTRE.
CHAPITRE XIII. CONCLUSION EN FAVEUR DE L'IMMORTALITÉ DE
L’AME.
CHAPITRE XIV. EXAMEN DE LA CONCLUSION PRÉCÉDENTE.
CHAPITRE XV. NATURE DU VRAI ET DU FAUX.
CHAPITRE XVI. PEUT-ON DONNER AUX CHOSES EXCELLENTES LES
NOMS DES CHOSES MOINDRES?
CHAPITRE XVII. Y A-T-IL QUELQUE CHOSE D'ENTIÈREMENT
FAUX OU D'ENTIÈREMENT VRAI?
CHAPITRE XVIII. LES CORPS SONT-ILS VÉRITABLEMENT?
CHAPITRE XIX. L'IMMORTALITÉ DE LA VÉRITÉ PROUVE L'IMMORTALITÉ
DE LAME.
CHAPITRE XX. LA VÉRITÉ EST DANS TOUTES LES AMES, MÊME A
LEUR INSU.
LIVRE PREMIER.
Augustin se propose d'acquérir la connaissance de Dieu
et de soi-même. Il sollicite d'abord le secours du ciel. — Après avoir reconnu
l'excellence de la doctrine qu'il veut acquérir, il s'entretient avec lui-même
des moyens d'augmenter la pureté de son âme, afin de pouvoir s'élever avec
assurance jusqu'à la contemplation de Dieu. — A la fin de ce livre, il établit
que tout ce qui est vrai est immortel.
CHAPITRE PREMIER. PRIÈRE A DIEU.
1. Je cherchais depuis
plusieurs jours à me connaître, ce qui pouvait faire mon bien, le mal que je
devais éviter : j'avais agité longtemps dans mon esprit et avec moi-même, un
grand nombre de pensées diverses; tout à coup une voix me dit: cette voix,
était-ce moi, était-ce quelque chose d'étranger , quelque chose d'intérieur?
je ne sais, et c'est surtout ce que je cherche à savoir; cette voix me dit
donc Allons, tâche de trouver quelque chose; mais à qui confieras-tu tes
découvertes, afin de pouvoir en faire d'autres? — Augustin. Sans doute
à la mémoire. — La Raison. Est-elle assez vaste pour conserver
fidèlement toutes tes pensées? — A. Cela est difficile ou plutôt
impossible. — L. R. Il faut donc écrire; mais comment puisque ta santé
se refuse à cette fatigue ? d'ailleurs, ces idées ne peuvent être dictées,
elles exigent une profonde solitude. — A. Tu 2. O Dieu, créateur de
l'univers ! accordez-moi d'abord de vous bien prier, ensuite de me rendre
digne d'être exaucé par vous, enfin d'être délivré (1) ; ô Dieu ! par qui
toutes les choses qui n'auraient pas d'existence par elles-mêmes tendent à
exister; ô Dieu ! qui ne laissez pas périr les créatures mêmes qui se
détruisent l'une l'autre; ô Dieu ! qui avez créé de rien ce monde, que les
yeux de tous les hommes regardent comme votre plus bel ouvrage;
1. Quoique converti depuis peu de temps, saint
Augustin exprime dans ce passage la nécessité et la puissance de la grâce avec
beaucoup de force, et cela dans un ouvrage purement philosophique et à une
époque où d ne pouvait pas être encore familiarisé avec le langage de la
théologie.
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ô Dieu ! qui n'êtes pas l'auteur du mal et qui le
permettez pour prévenir un plus grand mal; ô Dieu ! qui faites voir au petit
nombre de ceux qui se tournent. vers la vérité que le mal lui-même n'est rien;
ô Dieu ! qui donnez la perfection à l'univers même avec des défauts; ô Dieu !
dont les ouvrages n'offrent aucune dissonance, puisque ce qu'il y a de plus
imparfait répond à ce qu'il y a de meilleur; ô Dieu ! qu'aime toute créature
qui peut aimer, le sachant ou à son insu; ô Dieu ! en qui sont toutes choses
et qui ne souffrez rien, ni de la honte, ni de la méchanceté,.ni des erreurs
de quelque créature que ce soit; ô Dieu ! qui avez voulu que les coeurs purs
connussent seuls la vérité (1) ; ô Dieu ! père de la vérité, père de la
sagesse, père de la véritable et souveraine vie, père de la béatitude, père du
bon et du beau, père de la lumière intelligible, père des avertissements et
des inspirations qui dissipent notre assoupissement, père de Celui qui nous a
enseigné à retourner vers vous ! 3. Je vous invoque, ô Dieu de vérité! dans qui, de qui et par qui sont vraies toutes les choses qui sont vraies; ô Dieu de sagesse! dans qui, de qui et par qui sont sages tous les êtres doués de sagesse; ô Dieu véritable et souveraine vie ! dans qui, de qui et par qui vivent tous les êtres qui possèdent la véritable et souveraine vie; ô Dieu de béatitude ! en qui, de quiet par qui sont heureuses toutes les créatures qui jouissent de la félicité; ô Dieu, bonté et beauté! par qui, de qui et dans qui sont bonnes et belles toutes les choses qui possèdent la bonté et la beauté; ô Dieu, lumière intelligible! dans qui, de qui et par qui sont rendues intelligibles toutes les choses qui brillent à notre esprit; ô Dieu ! qui avez pour royaume ce monde intellectuel, que les sens ne peuvent apercevoir; ô Dieu ! qui gouvernez votre royaume par des lois dont nos empires terrestres portent l'empreinte; ô Dieu ! se détourner de vous c'est tomber; se convertir à vous c'est se relever; demeurer en vous c'est se conserver; ô Dieu ! se retirer de vous c'est mourir; retourner vers vous c'est revivre; habiter en vous c'est vivre; ô Dieu ! personne ne vous quitte , s'il n'est trompé; personne ne vous cherche, s'il n'est averti ; personne ne vous trouve s'il n'est purifié; ô Dieu ! vous abandonner c'est périr, vous être attentif c'est vous aimer, vous voir c'est vous posséder; ô Dieu ! c'est vers vous que la foi nous éveille,
1. Rét. liv. 1, ch. IV, n. 2
à vous que l'espérance nous élève, à vous que la charité
nous unit; ô Dieu ! par qui nous triomphons de l'ennemi, je vous implore; ô
Dieu! c'est à vous que nous devons de ne pas périr entièrement; c'est vous qui
nous exhortez à veiller; c'est vous qui nous faites distinguer le bien du mal;
c'est vous qui nous faites embrasser le bien et fuir le mal, c'est par votre
secours que nous résistons à l'adversité; c'est par vous que nous savons bien
commander et bien obéir ; c'est vous qui nous apprenez à regarder comme
étrangères les choses que nous croyions autrefois nous appartenir, et comme
nous appartenant celles que nous regardions autrefois comme étrangères; c'est
vous qui empêchez en nous l'attachement aux plaisirs et aux attraits des
méchants; c'est vous qui ne permettez pas que les vanités du monde nous
rapetissent; c'est par vous que ce qu'il y a de plus grand en nous n'est pas
soumis à ce qu'il y a d'inférieur; c'est par vous que la mort sera absorbée
dans sa victoire (1) ; c'est vous qui nous convertissez, c'est vous qui nous
dépouillez de ce qui n'est pas et qui nous revêtez de ce qui est; c'est vous
qui nous rendez dignes d'être exaucés; c'est vous qui nous fortifiez; c'est
vous qui nous persuadez toute vérité; c'est vous qui nous suggérez toute bonne
pensée, qui ne nous ôtez pas le sens et qui ne permettez à personne de nous
l'ôter ; c'est vous qui nous rappelez dans la voie; c'est vous qui nous
conduisez jusqu'à la porte; c'est vous qui faites ouvrir à ceux qui frappent
(2); c'est vous qui nous donnez le pain de vie; c'est par vous que nous
désirons de boire à cette fontaine qui doit nous désaltérer à jamais (3);
c'est vous qui êtes venu convaincre le monde sur le péché, sur la justice et
sur le jugement (4); c'est par vous que ceux quine croient point n'ébranlent
point notre foi; c'est par vous que nous improuvons l'erreur de ceux qui
pensent que les âmes ne méritent rien auprès de vous; c'est par vous que nous
ne sommes point assujétis aux éléments faibles et pauvres (5) ; ô Dieu ! qui
nous purifiez et nous préparez aux récompenses éternelles, soyez-moi propice !
4. Ô Dieu ! qui êtes seul tout ce que je viens de dire, venez à mon
secours; vous êtes la seule substance éternelle et véritable, où il n'y a ni
discordance, ni confusion, ni changement, ni indigence, ni mort, mais
souveraine
1 Cor. XV. 54. — 2 Matth. VII, 8. — 3. Jean, VI,
35. — 4. Ib. XVI, 8. — 5. Gal. IV, 9.
127
concorde, évidence souveraine, souveraine immutabilité, souveraine plénitude, souveraine vie. Rien ne manque en vous, rien n'y est superflu. En vous celui qui engendre et celui qui est engendré n'est qu'un (1) ; ô Dieu! c'est à vous que sont soumises toutes les créatures capables de soumission; c'est à vous qu'obéit toute âme bonne; d'après vos lois les pôles tournent, les astres poursuivent leur course, le soleil active le jour, la lune repose la nuit, et pendant les jours que forment les vicissitudes de la lumière et de l'obscurité; pendant les mois dus aux accroissements et aux décroissements de la lune; pendant les années que composent ces successions de l'été, de l'automne, du printemps et de l'hiver; pendant ces lustres où le soleil achève sa course; au milieu de ces orbes immenses que décrivent les astres pour revenir sur eux-mêmes, le monde entier observe, autant que la matière insensible en est capable, une constance invariable dans la marche et les révolutions du temps; ô Dieu ! c'est vous qui, par les lois constantes que vous avez établies, éloignez le trouble du mouvement perpétuel des choses muables, et qui, par le frein des siècles qui s'écoulent, rappelez ce mouvement à l'image de la stabilité; vos lois donnent à l'âme le libre arbitre, et selon les règles inviolables que rien ne peut détruire, assignent des récompenses aux bons, des châtiments aux méchants; ô Dieu ! c'est de vous que nous viennent tous les biens, c'est vous qui empêchez tous les maux de nous atteindre; ô Dieu ! rien n'est au-dessus de vous, rien n'est hors de vous, rien n'est sans vous; ô Dieu! tout vous est assujéti, tout est en vous, tout est avec vous; vous avez fait l'homme à votre image et à votre ressemblance, ce que connaît celui qui se connaît : exaucez, exaucez, exaucez-moi, ô mon Dieu, ô mon Seigneur, mon roi, mon père, mon Créateur, mon espérance, mon bien, ma gloire, ma demeure, ma patrie, mon salut, ma lumière, ma vie; exaucez, exaucez, exaucez-moi, à la manière que si peu connaissent. 5. Enfin, je n'aime que vous, je ne veux suivre que vous, je ne cherche que vous, je suis disposé à ne servir que vous; vous seul avez droit de me commander, je désire être à vous. Commandez, je vous conjure, prescrivez tout ce que vous voudrez; mais guérissez et ouvrez mon oreille pour que j'entende votre
1. Rét. livr. 1, ch. IV, n. 3.
voix; guérissez et ouvrez mes yeux, pour que je puisse
apercevoir les signes de votre volonté. Eloignez de moi la folie, afin que je
vous connaisse. Dites-moi où je dois regarder pour vous voir, et j'ai la
confiance d'accomplir fidèlement tout ce que vous m'ordonnerez. Recevez, je
vous en supplie, ô Dieu et père très-clément, ce fugitif dans votre empire.
Ah ! j'ai souffert assez longtemps; assez longtemps j'ai été l'esclave des
ennemis que vous foulez aux pieds; assez longtemps j'ai été le jouet des
tromperies; je suis votre serviteur, j'échappe à l'esclavage de ces maîtres
odieux : recevez-moi; pour eux je n'étais qu'un étranger, et quand je fuyais
loin de vous, ils m'ont bien reçu. Je sens que j'ai besoin de retourner vers
vous; je frappe à votre porte, qu'elle me soit ouverte; enseignez-moi comment
on parvient jusqu'à vous. Je ne possède rien que ma volonté; je ne sais rien,
sinon qu'il faut mépriser ce qui est changeant et passager, pour rechercher ce
qui est immuable et éternel. C'est ce que je fais, ô mon Père ! parce que
c'est la seule chose que je connaisse; mais j'ignore comment on peut arriver
jusqu'à vous. Inspirez-moi, éclairez-moi, fortifiez-moi. Si c'est par la foi
que vous trouvent ceux qui vous cherchent, donnez-moi la foi; si c'est parla
vertu, donnez-moi la vertu; si c'est par la science, donnez-moi la science.
Augmentez en moi la foi, augmentez l'espérance, augmentez la charité. Oh ! que votre bonté est
admirable et singulière ! 6. Je vous désire, et c'est à
vous que je demande encore les moyens de suivre ce désir. Si vous nous
abandonnez, nous périssons; mais vous ne nous abandonnez point, parce que vous
êtes le souverain bien, et personne ne vous a jamais cherché avec droiture
sans vous trouver. Ceux-là vous ont cherché avec droiture à qui vous avez
accordé la grâce de vous chercher avec droiture. Faites, ô Père ! que je vous
cherche ; préservez-moi de l'erreur, et qu'en vous cherchant, je ne rencontre
que vous. Si je ne désire plus que vous, faites, ô Père ! que je vous trouve
enfin. S'il reste en moi quelques désirs d'un bien passager, purifiez-moi et
rendez-moi capable de vous voir. Quant à la santé de ce corps mortel, comme je
ne sais de quelle utilité elle peut être pour moi ou pour ceux que j'aime, je
vous la confie entièrement, ô Père souverainement sage et souverainement bon !
et je vous [428] demanderai pour lui ce que vous m'inspirerez au besoin;
seulement, ce que je sollicite de votre souveraine clémence, c'est de me
convertir entièrement à vous, c'est de m'empêcher de résister à la grâce qui
me porte vers vous: et tandis que j'habite dans ce corps mortel, faites que je
sois pur, magnanime, juste, prudent; que j'aime parfaitement et que je reçoive
votre sagesse; que je sois digne d'habiter et que j'habite, en effet, dans le
royaume éternel, séjour de la suprême félicité. Ainsi soit-il (1).
CHAPITRE II. CE QU'IL FAUT AIMER.
7. Augustin. Je viens de prier Dieu. — La
Raison. Que veux-tu donc savoir? — A. Tout ce que j'ai demandé.
— L. R. Résume-le en peu de mots. — A. Je désire connaître Dieu et
l'âme. — L. R. Ne désires-tu rien de plus? — A. Rien absolument.
— L. R. Eh bien ! commence à chercher. Mais, auparavant, explique à
quel point doit être portée cette connaissance de Dieu que tu désires, pour
que tu puisses dire : cela me suffit. —
A. J'ignore jusqu'à quel degré doit être portée cette
connaissance pour que je puisse dire : cela me suffit, et je crois ne
connaître rien comme je désire connaître Dieu. — L. R. Que faisons-nous
donc? Ne crois-tu pas qu'il faut d'abord savoir quelle connaissance de Dieu te
suffira pour que tu t'arrêtes dans tes recherches lorsque tu y seras parvenu?
— A. Je le crois, mais je ne sais quel moyen employer. Qu'ai-je vu
jamais de semblable à Dieu, et comment puis-je dire: je veux comprendre Dieu
comme j'ai compris cet être? — L. R. Tu ne connais pas encore Dieu; et
comment sais-tu que tu ne connais rien de semblable à Dieu? — A. Si je
connaissais quelque être semblable à Dieu, sans doute je l'aimerais; mais je
n'aime maintenant que Dieu et l'âme, et je ne connais ni l'un ni l'autre. —
L. R. Tu n'aimes donc pas tes amis? — A. En aimant l'âme comment
puis-je ne pas les aimer? — L. R. Tu aimes donc aussi jusqu'aux plus
vils insectes?
1. On peut rapprocher cette admirable prière, où se
montrent avec tant de magnificence l'imagination et la tendresse de saint
Augustin, de celle de Fénelon qui termine la première partie de la
démonstration de l'existence de Dieu. On trouve dans toutes les deux le même
enthousiasme, le même amour. Il y a plus d'abondance dans saint Augustin ; il
y a plus de précision et peut-être un tour plus poétique dans Fénelon qui, du
reste, ne fait souvent lui-même que reproduire quelques idées de ce grand
Docteur.
— A. J'ai dit que j'aimais l'âme et non pas les
animaux. — L. R. Ou tes amis ne sont pas des hommes, ou tu ne les aimes
pas; car tout homme est un animal, et tu viens de dire que tu n'aimes pas les
animaux. — A. Mes amis sont des hommes et je les aime, non en tant
qu'animaux, mais en tant qu'hommes, c'est-à-dire parce qu'ils possèdent une
âme raisonnable, âme que j'aime même chez les voleurs. Il m'est permis, en
effet, d'aimer la raison dans quelque être que ce soit, puisque je hais avec
justice celui qui use mal de ce que j'aime. Aussi j'aime d'autant plus mes
amis qu'ils font ou qu'ils désirent du moins faire meilleur usage de cette âme
raisonnable.
CHAPITRE III. CONNAISSANCE DE DIEU.
8. La Raison. J'admets cela; cependant si
quelqu'un te disait : Je te ferai connaître Dieu comme tu connais Alype, ne le
remercierais-tu pas et ne répondrais-tu pas: Cela me suffit? — Augustin.
Je le remercierais, mais je ne dirais pas que cela suffit. — L. R.
Pourquoi, je te prie? — A. Quoique je ne connaisse pas Dieu comme je
connais Alype, cependant je ne connais pas parfaitement Alype. — L. R.
Crains donc qu'il ne soit peu séant de vouloir connaître Dieu complètement,
tandis que tu ne connais pas parfaitement Alype. — A. L'objection n'est
pas fondée. En comparaison des astres, qu'y a-t-il de plus vil que mon souper?
Cependant j'ignore ce que je souperai demain et je puis prétendre sans orgueil
savoir quelle phase la lune nous offrira demain. — L. R. Ainsi donc il
te suffirait de connaître Dieu comme tu sais quelle phase la lune nous offrira
demain? — A. Cela ne me suffit pas, car je ne dois cette connaissance
qu'à mes sens, et j'ignore si Dieu ou quelque cause cachée de la nature ne
changera pas subitement l'ordre et le cours de la lune. Si cela arrivait, tout
ce que j'aurais prévu se trouverait faux. — L. R. Crois-tu que cela
puisse arriver? — A. Je ne le crois pas; mais je cherche à savoir, non
à croire. Tout ce que nous savons, nous pouvons dire avec raison que nous le
croyons; mais tout ce que nous croyons, nous ne le savons pas. — L. R.
Tu rejettes donc ici le témoignage des sens? — A. Je le rejette
entièrement. — L. R. Et cet ami que tu as dit ne pas [129] connaître
parfaitement, veux-tu le connaître par l'intelligence ou par les sens ?— A.
Ce que les sens m'ont fait connaître de lui, si l'on peut connaître quelque
chose par les sens, n'a rien que de vil, et je ne leur en demande pas
davantage; mais cette partie qui m'aime chez lui, ou qui plutôt constitue mon
ami lui-même, je désire la connaître par mon intelligence. — L. R.
Peut-on la connaître autrement? — A. D'aucune autre manière. — L. R.
Cet ami si intime et auquel tu es si attaché, tu ne crains donc pas de dire
que tu ne le connais pas? — A. Pourquoi ne le dirais-je pas? je regarde
comme très juste cette loi de l'amitié, qui nous prescrit de n'aimer notre ami
ni plus ni moins que nous-mêmes. Ainsi, comme je m'ignore moi-même, quelle
injure puis je faire à mon ami en lui disant qu'il m'est encore inconnu ,
lorsque surtout, comme je le crois, il ne se connaît pas bien lui-même?
—
L. R. Si ce que tu désires connaître est de nature à n'être aperçu
que par l'esprit, tu n'aurais pas dû, lorsque je t'ai reproché ta présomption
de vouloir connaître Dieu tandis que tu ne connaissais pas Alype, me donner
pour exemple ton repas du soir et la lune, si ces choses, comme tu viens de le
dire, rentrent dans le domaine des sens.
CHAPITRE IV. QU'EST-CE QU'UNE CONNAISSANCE CERTAINE
?
9. L. R. Mais laissons cela et maintenant
réponds-moi.Si ceque Platon etPlotin ont ditde Dieu est vrai, ne te suffit-il
pas de connaître Dieu comme ils le connaissaient? — A. En admettant que
ce qu'ils ont dit de Dieu soit vrai, ce n'est pas une nécessité de conclure
qu'ils le connaissaient. Beaucoup parlent souvent et longuement de ce qu'ils
ignorent, et moi-même, tout ce que j'ai demandé dans ma prière, j'ai dit que je
désirais le connaître; et je ne serais point réduit à le désirer si je le
connaissais déjà; s'ensuit-il que je n'aie pas pu même parler de ces choses?
J'en ai parlé, non comme comprises par mon intelligence, mais comme
recueillies ous côtés par ma mémoire et comme embrassées autant que je l'ai pu
par la foi ; mais la science est bien différente. — L. R. Réponds-moi,
je te prie. Ne sais-tu pas, du moins, ce que c'est qu'une ligne en géométrie?
— A. Je le sais très-certainement. — L. R. Et en faisant cette
proposition tu ne crains pas les académiciens ? — A. Nullement. Ils ont
voulu que le sage ne s'exposât jamais à l'erreur, mais je ne suis lias un
sage; ainsi je ne crains pas d'affirmer que je sais les choses que j'ai
apprises. Si, comme je le désire, je parviens à la sagesse, je ferai ce
qu'elle me conseillera. — L. R. Je ne rejette rien de ce que tu viens
de dire ; mais pour continuer ma recherche, connais-tu ce qu'on appelle une
sphère, comme tu connais ce que c'est qu'une ligne?— A. Je le connais.
— L.R. Connais-tu ces deux choses également, ou connais-tu mieux l'une que
l'autre? — A. Je les connais également , car je ne me trompe pas dans
l'idée ni de l'une ni de l'autre. —
L. R. Et ces idées te viennent-elles des sens ou de l'intelligence?
— A. Les sens ont été pour moi dans cette recherche comme un navire.
Lorsqu'ils m'ont eu conduit au lieu que je voulais atteindre, je les ai
quittés. Placé alors comme sur la terre, j'ai commencé à méditer, mais
longtemps mes pieds ont chancelé. Aussi me paraît-il possible de naviguer
plutôt sur la terre, que de comprendre la géométrie par les sens, quoiqu'ils
puissent aider lorsqu'on commence l'étude de cette science. — L. R. Tu
ne crains donc pas d'appeler science la connaissance que tu peux avoir de ces
choses? — A. Non, si les stoïciens me le permettent. Au sage seul ils
attribuent la science; et, je l'avoue, j'ai de cela les idées qu'ils ne
refusent pas même à la folie. Cependant je ne les redoute en rien, et j'ai la
science véritable des objets sur lesquels tu m'as interrogé. Mais continue je
veux voir le but de tes questions. —
L. R. Ne te presse pas, nous avons du loisir ; écoute
attentivement, pour ne rien accorder mal à propos. Je cherche à te faire
trouver le bonheur dans la jouissance des choses qui sont à l'abri du sort,
et, comme si c'était là une petite affaire, tu m'ordonnes de précipiter ma
marche ? — A. Que Dieu fasse comme tu dis. Interroge-moi à ta volonté
et reprends-moi sévèrement, si je me permets rien de pareil à l'avenir. 10. L. R. N'est-il pas évident que tu ne peux pas partager une ligne en deux dans sa largeur? — A. Cela est évident. — L. R. Mais dans sa longueur? — A. Il est clair qu'elle peut être coupée à l'infini. — L. R. N'est-il pas aussi évident que parmi tous les cercles d'une sphère qui passeront dans une partie plus ou [130] moins éloignée du centre, il n'y en aura pas deux qui soient égaux entre eux? — A. Cela est également évident. — L. R. Qu'est-ce qu'une ligne et qu'est-ce qu'une sphère? Te paraissent-elles une même chose ou diffèrent-elles entre elles?— A. Qui ne voit qu'elles diffèrent beaucoup? — L. R. Mais si tu connais également ces deux. choses, et si cependant, comme tu l’avoues, elles diffèrent. de beaucoup entre elles, il y a donc une science égale de choses différentes?— A. Qui l'a jamais nié? — L. R. Toi-même, il n'y a qu'un instant, lorsque je te demandais comment tu voulais connaître Dieu pour pouvoir dire : cette connaissance me suffit; tu m'as répondu que tu ne pouvais pas l'expliquer, parce que tu ne connaissais rien à la manière dont tu désires connaître Dieu ; ne connaissant rien de semblable à lui, que diras-tu donc maintenant? Une ligne et une sphère sont-elles semblables?— A. Qui oserait le dire? — L. R. Je t'avais demandé, non ce que tu pouvais connaître de semblable à Dieu, mais ce que tu pouvais connaître de la même manière que tu désires le connaître. Or, tu connais une ligne comme tu connais une sphère, quoiqu'une ligne ne soit pas la même chose qu'une sphère. Réponds-moi donc s'il te suffit de connaître Dieu comme tu connais cette figure géométrique, c'est-à-dire de ne pas plus douter de Dieu que tu ne doutes de cette sphère?
CHAPITRE V. UNE MÊME SCIENCE PEUT EMBRASSER DES
CHOSES DIFFÉRENTES.
11. A. Permets : quoique tu me presses vivement et
même que tu m'aies convaincu, je n'ose cependant dire que je voudrais
connaître Dieu comme je connais ces figures géométriques. Car je vois ici des
différences, non-seulement dans les choses, mais dans la science même. D'abord
une ligne et une sphère ne diffèrent pas tellement entre elles, qu'elles ne
soient du ressort d'une même science. Mais aucun géomètre ne s'est vanté de
faire connaître Dieu. Ensuite, si là science de Dieu et de ces vérités
géométriques était la même, j'éprouverais autant de plaisir, en les
connaissant, que j'espère en trouver quand je connaîtrai Dieu; et cependant je
méprise tellement cette première science, en comparaison de celle de Dieu,
qu'il me semble parfois que si je le comprends et le vois comme il peut
l'être, toutes les autres connaissances s'effaceront de ma mémoire. Déjà son
amour permet à peine à ces idées de se présenter à mon esprit. — L. R.
Je conçois que tu éprouves beaucoup, beaucoup plus de plaisir dans la seule
connaissance de Dieu que dans celle de ces autres vérités. Cette différence
tient à la nature des choses conçues, non à l'intelligence qui conçoit;
autrement tu n'aurais pas la même oeil pour voir la terre et l'étendue des
cieux, puisque l'un de ces aspects te charme beaucoup plus que l'autre.
Supposons que tes yeux ne te trompent pas; si on te demandait : Es-tu aussi
certain de voir la terre que le ciel ? tu devrais répondre, je crois, que la
certitude est égale, quoique tu n'éprouves pas la même joie à contempler la
beauté de la terre que la grandeur et l'éclat du ciel. — A. Cette
comparaison m'ébranle, je l'avoue, et me détermine à convenir, qu'autant la
terre diffère du ciel dans son genre, autant les vérités certaines des
mathématiques diffèrent de l'intelligible majesté de Dieu.
CHAPITRE VI. PAR QUELS SENS INTÉRIEURS. L'AME
APERÇOIT DIEU.
12. L. R. Tu fais bien
d’être ébranlé, et la raison qui s'entretient avec toi te promet de montrer
aussi bien Dieu à ton esprit que le soleil se montre à tes yeux. L'esprit en
effet a comme des yeux; ce sont les sens de l'âme; et les vérités certaines
des sciences sont comme les objets qui ont besoin d'être éclairés par le
soleil pour être vus, tels que la terre et les autres choses terrestres ; mais
c'est Dieu lui-même qui éclair l'esprit. Pour moi, qui suis la raison, je suis
dans les intelligences ce qu'est la faculté de voir dans les yeux; car avoir
des yeux ce n'est pas regarder; et regarder ce n'est pas voir. Ainsi l'âme a
besoin de trois choses d'avoir de bons yeux pour pouvoir s'en servir, de
regarder et de voir. Or, de bons yeux, c'est l'esprit pur de la contagion des
sens, c'est-à-dire guéri et affranchi de la cupidité des choses terrestres.
Cet affranchissement, il lie peut se faire d'abord que par la foi. L'âme en
effet ne peut voir qu'autant qu'elle est saine. Si donc elle ne croit pas
qu'elle puisse voir jamais ce qu'on ne peut, lui montrer pendant qu'elle est
encore [131] souillée de vices et malade, elle ne s'applique point à recouvrer
la santé. Mais qu'elle croie sur parole qu'il en est ainsi, et qu'elle
pourrait connaître Dieu si elle était guérie; qu'arrivera-t-il si elle
désespère de sa guérison? Ne s'abat-elle point, ne se néglige-t-elle point
complètement, et ne refuse-t-elle pas d'obéir aux prescriptions du médecin?—
A. C'est bien cela, car ces préceptes ne peuvent que paraître durs à l'âme
malade. — L. R. Il faut donc ajouter l'espérance à la foi. — A.
C'est mon avis. — L. R. Et si l'âme croit que cette connaissance de
Dieu est possible, une fois guérie, si elle espère sa guérison sans cependant
aimer, sans désirer la lumière qui lui est promise, et pensant devoir se
contenter des ténèbres qui lui sont devenues agréables par l'habitude, ne
méprisera-t-elle pas aussi le médecin? — A. Cela est incontestable.
— L. R. La charité est donc aussi nécessaire? — A. Rien absolument
n'est si nécessaire. — L. R. Donc, sans ces trois vertus, aucune âme ne
guérit et ne devient capable de voir, c'est-à-dire de connaître Dieu. 13. Et lorsqu'elle aura les
yeux guéris, que lui restera-t-il à faire?— A. Elle devra regarder.
— L. R. Le regard de l'âme, c'est la raison; mais comme il ne suffit pas
toujours de regarder pour voir, le regard droit et vrai, c'est-à-dire celui
qui fait voir, est appelé une vertu; car c'est une vertu que la raison droite
et vraie. Or ce regard ne peut appliquer à la lumière les yeux, même guéris,
sans ces trois vertus : la foi, pour croire, comme on l'enseigne, qu'on sera
heureux en contemplant l'objet sur lequel doit se porter l'esprit ;
l'espérance , pour compter voir Dieu, lorsqu'on se sera tourné convenablement
vers lui ; la charité, pour désirer de le voir et de le posséder. C'est alors
que ce regard parvient à voir Dieu, ce qui est sa fin; non qu'il ne subsiste
plus alors, mais parce qu'il n'a plus rien à rechercher ; et c'est en cela que
consiste la véritable perfection, ou la raison atteignant à sa fin, et
méritant la vie heureuse. Or, cette vue de Dieu est un acte de l'intelligence
qui est dans l'âme et suppose deux termes: ce qui conçoit et ce qui est conçu.
Ainsi, dans la vue corporelle, il faut également deux termes l'œil qui voit,
et l'objet visible; supprimez l'un ou l'autre, on ne peut rien voir.
CHAPITRE VII. JUSQUES A QUAND LA FOI, L'ESPÉRANCE ET LA CHARITÉ SERONT NÉCESSAIRES.
14. Et lorsque l'âme sera
parvenue à voir Dieu, c'est-à-dire à le contempler, examinons si ces trois
vertus lui seront encore nécessaires. Comment la foi le serait-elle, puisque
l'âme verra? ou l'espérance, puisqu'elle possédera ? Quant à la charité, loin
de perdre alors, elle acquerra beaucoup. Car lorsque l'âme verra cette vraie
et incomparable beauté, elle l'aimera davantage; et si un violent amour ne axe
son regard sur cette beauté et ne l'empêche de s'en détourner, pour quelque
objet que ce soit, elle ne pourra persévérer dans cette vision qui fait son
suprême bonheur. Mais tant qu'elle est dans le corps, quelque parfaitement
qu'elle voie, c'est-à-dire qu'elle conçoive Dieu; parce que les sens
remplissent encore leurs propres fonctions, et que, s'ils ne sont pas capables
de nous tromper, ils peuvent nous faire hésiter, on peut appeler foi la
conviction qui leur résiste et gui, croit l'éternelle vérité. Ainsi encore,
bien que dans cette vie l'âme soit déjà heureuse quand, elle a compris Dieu,
comme elle reste assujettie à toutes les peines du corps, elle doit espérer
qu'après la mort toutes ces souffrances disparaîtront. Ainsi l'espérance
n'abandonne pas non plus l'âme tant qu'elle est sur la terre; mais
lorsqu'après cette vie elle sera complètement recueillie en Dieu, la charité
seule demeurera pour l'y fixer. On ne pourra pas dire qu'elle ait la foi,
qu'elle croie ces vérités, puisqu'aucun témoignage trompeur ne cherchera, à
l'en éloigner. Elle n'aura non plus rien à espérer, puisqu'elle possédera tous
les biens avec sécurité. L'âme a donc besoin de trois choses : d'être
purifiée, de regarder, de voir. Quant à ces trois vertus : la foi,
l'espérance, la charité, elles sont toujours nécessaires. pour que l’âme se
purifie et regarde Dieu; elles le sont également pour qu'elle voie Dieu
pendant cette vie; mais la charité suffira dans la vie future.
CHAPITRE VIII. CE QUI EST NÉCESSAIRE POUR CONNAÎTRE DIEU.
15. Maintenant, apprends de
moi, autant que le temps actuel le permet, par cette comparaison tirée des
choses sensibles, comment tu peux t'élever jusqu'à la connaissance de Dieu.
Dieu est intelligible; les axiomes des sciences dont nous venons de parler le
sont aussi, et cependant ces deux connaissances diffèrent beaucoup. La terre
est visible, ainsi que la lumière; mais la terre ne peut être vue, si elle
n'est éclairée par la lumière: ainsi ces axiomes sur lesquels sont fondées les
sciences, que chacun, dès qu'il les comprend, admet sans aucune espèce de
doute, nous devons croire que nous ne pouvons les comprendre, si nous ne
sommes éclairés par les rayons d'une autre lumière. De même donc que dans le
soleil on peut distinguer trois choses: qu'il existe, qu'il est visible, qu'il
éclaire; ainsi dans ce Dieu caché que tu veux comprendre, on peut discerner
également trois choses : qu'il existe, qu'il est intelligible, et qu'il fait
connaître les autres choses. Je ne crains pas de t'enseigner à concevoir Dieu
et toi-même. Mais réponds-moi; comment as-tu admis ce que je t'ai dit; est-ce
comme probable ou comme vrai? — A. Seulement comme probable, et je dois
avouer que j'ai conçu de plus hautes espérances; car, excepté ce qui regarde
la ligne et la sphère, tu ne mas rien dit que j'ose prétendre connaître avec
certitude. — L. R. Il ne faut pas t'en étonner; rien ne t'a encore été
présenté de manière que tu puisses te flatter de l'avoir véritablement
compris.
CHAPITRE IX. L'AMOUR DE NOUS-MÊMES.
16. Mais qu'est-ce qui nous
arrête? Mettons-nous en marche. Examinons cependant ce qui doit précéder
toutes nos recherches, si nous sommes purs. — A. A toi de t'en assurer,
si tu peux porter quelque temps tes regards ou sur toi ou sur moi. Pour moi je
répondrai à tes questions, si je vois quelque chose. — L. R. Aimes-tu
autre chose que la connaissance de Dieu et de toi-même? — A. Je
pourrais répondre, d'après le sentiment intérieur, que je n'aime rien
davantage; mais je crois plus sûr de répondre que je l'ignore; car après
m'être persuadé qu'aucune autre chose ne pourrait rri émouvoir,il m'est
souvent arrivé, néanmoins, qu'une pensée entrait dans mon âme, et l'agitait
beaucoup plus que je ne l'avais cru. Souvent aussi, quoique l'idée d'un
événement n'ait excité aucun trouble dans mon esprit, cependant, lorsqu'il
s'est accompli , il l'a troublé plus que je ne le croyais. Mais il me semble
en ce moment qu'il n'y a que trois choses qui puissent m'émouvoir : la crainte
de perdre ceux que je chéris, la crainte de la douleur et celle de la mort.
— L. R. Tu aimes donc la vie
que mènent avec toi ceux qui te sont chers, ta santé propre et ta propre vie
dans ce corps; autrement tu ne craindrais pas de les perdre? — A. La
chose est ainsi, je l'avoue. — L. R. De ce que tes amis ne sont pas
tous avec toi , de ce que ta santé n'est pas assez bonne, ne s'ensuit-il pas
que ton âme éprouve quelque chagrin? N'est-ce pas une conséquence de ce que tu
viens d'avancer?— A. C'est vrai , je ne le puis nier. — L. R. Et
si tout à coup tu te sentais réellement guéri; si tu voyais tous tes amis
intimes jouir avec toi d'un noble loisir, ne te laisserais-tu pas aller à
quelques mouvements de joie? — A. Oui, à quelques mouvements; comment
même pourrais-je me contenir?comment pourrais-je dissimuler une telle joie,
si, comme tu le dis, ces heureux événements se produisaient tout à coup? —
L. R. Tu es donc encore agité par toutes les maladies et les passions de
l'âme. Et quelle n'est pas la témérité de ton esprit, de vouloir contempler le
soleil des intelligences? — A. Tu raisonnes contre moi, comme si je ne
sentais pas combien ma santé a fait de progrès, combien de vices se sont
éloignés, combien il m'en reste encore à détruire. Fais que j'obtienne une
complète victoire.
CHAPITRE X. L'AMOUR DU CORPS ET DES CHOSES EXTÉRIEURES.
17. L. R. Ne vois-tu
pas quelquefois les yeux du corps, même en bonne santé, se blesser et
s'éloigner de la lumière du soleil afin de se tourner vers l'obscurité? Et
toi, tu songes aux progrès que tu as faits, tu ne songes pas à ce que tu veux
voir; cependant je discuterai avec toi ces progrès. Ne désires-tu [133]
aucunes richesses ? — A. Non, et ce n'est pas d'aujourd'hui. J'ai
trente-trois ans, et il y en a près de quatorze que j'ai cessé de les désirer;
et si quelque hasard me les offrait, je n'y verrais qu'un moyen de fournir à
mes besoins et aux besoins d'autrui. Un ouvrage de Cicéron a suffi pour me
persuader qu'on ne doit pas les désirer, et que si elles viennent, on doit en
user avec beaucoup de sagesse et de prudence. — L. R. Et les honneurs?
— A. J'avoue que je n'ai cessé de les désirer que depuis peu et presque
dans ces derniers jours. — L. R. Ne désires-tu pas une femme? Parfois
ne voudrais-tu pas la voir belle, chaste, réglée, lettrée ou capable d'être
facilement instruite par toi-même; et puisque tu méprises les richesses,
apportant une dot simplement suffisante pour ne pas troubler ton repos,
surtout si tu espères et si tu es certain qu'elle ne te fera jamais éprouver
aucune peine? — A. Sous quelques traits que tu me la représentes,
fût-elle comblée de tous les dons, il n'est rien que je sois aussi résolu
d'éviter que le commerce d'une femme. Car il n'est rien, je le sens, qui
abatte davantage l'essor de l'esprit que les caresses d'une femme et cette
union des corps qui est de l'essence du mariage. C'est pourquoi, si c'est un
des devoirs du sage, ce que je n'ai point encore examiné, de chercher à avoir
des enfants, celui qui s'unit à une femme dans ce seul but me paraît plus
digne d'être admiré que d'être imité ; car il y a plus de danger dans cette
tentative que de bonheur à y réussir. Aussi je me suis obligé assez justement
et assez utilement, je crois, pour la liberté de mon âme, à ne désirer, à ne
rechercher, à ne prendre aucune femme. — L. R. Je ne te demande pas en
ce moment à quoi tu t'es obligé; mais si tu luttes encore ou si tu as vaincu
la cupidité; il est question , en effet, de la santé de tes yeux. —A. Je ne
recherche plus, je ne désire plus rien de ce genre, je ne m'en souviens même
qu'avec horreur et mépris; que veux-tu davantage ? Et cette heureuse
disposition d'esprit s'accroît chaque jour; car plus s'augmente l'espérance de
voir cette beauté suprême pour laquelle je soupire si vivement, plus toutes
mes affections, tous mes plaisirs se concentrent en elle. — L. R. Et la
délicatesse des mets? t'occupe-t-elle beaucoup?— A. Ceux dont j'ai
résolu de m'abstenir ne me tentent nullement. Quant à ceux que je ne me suis
pas retranchés, j'avoue que je ne puis en user sans quelque plaisir ; mais il
est de telle nature qu'après les avoir vus et goûtés, je puis m'en priver sans
aucune peine. Lorsqu'ils ne sont pas sous mes yeux, aucun désir ne vient
mettre obstacle à mes pensées. Mais ne m'interroge pas d'avantage, soit sur le
manger et le boire, soit sur le plaisir du bain, et sur les autres voluptés du
corps; je n'en désire que ce qui petit être utile à ma santé.
CHAPITRE XI. LES BIENS EXTÉRIEURS DOIVENT PLUTÔT
ÊTRE ACCEPTÉS QUE RECHERCHÉS EN VUE DES BIENS VÉRITABLES.
18. L. R. Tu as déjà
fait des progrès considérables; cependant les défauts que tu conserves sont un
grand obstacle pour voir cette lumière éternelle. Mais je vais employer un
moyen qui tue semble facile pour bien m'assurer s'il ne nous reste plus de
cupidité à dompter, ou si nous n'avons fait aucun véritable progrès, et si la
racine des vices que nous croyons détruits ne subsiste pas encore. Réponds à
cette question : Si tu étais persuadé de ne pouvoir vivre dans l'étude de la
sagesse avec tes amis les plus chers, sans une fortune considérable pour
fournir à tous vos besoins, ne désirerais-tu pas, ne souhaiterais-tu pas les
richesses? — A. J'en conviens. — L. R. Et si tu étais persuadé
que tu amèneras à la sagesse un grand nombre de personnes, mais à la condition
de recevoir des honneurs, une autorité plus considérable; si tu voyais aussi
que tes amis ne sont capables de mettre un frein à leur cupidité ni de se
convertir entièrement à la recherche de Dieu , qu'autant qu'ils recevraient
eux-mêmes des honneurs et qu'ils ne pourraient y parvenir que dans le cas où
tu serais élevé en gloire et en dignité : ne devrais-tu pas aspirer et
travailler énergiquement à les obtenir? — A. La chose serait ainsi que
tu le dis. — L. R. Je ne te parle plus de femme; car il est possible
que peut-être il n'y ait jamais une telle nécessité d'en prendre une.
Cependant, si elle devait avoir assez de patrimoine pour fournir, et fournir
de grand coeur aux besoins de tous ceux que tu désirerais réunir auprès de toi
dans un doux loisir; si de plus elle joignait à cette fortune une naissance
assez illustre pour te faire obtenir facilement ces honneurs, que tu as [134]
reconnu pouvoir être nécessaires, te serait-il permis de dédaigner tous ces
avantages? — A. Quand oserais-je former une telle espérance ? 49. L. R. Tu me réponds
comme si je cherchais en ce moment ce que tu espères. Je ne cherche pas à
connaître quel bien ne te charme pas quand il t'est refusé, mais quel bien
pourrait te séduire si on te l'offrait. Autre chose est la cupidité détruite,
autre chose est la cupidité endormie. C'est dans ce sens que certains
philosophes ont dit que les vicieux étaient tous des insensés, à la manière
d'un bourbier dont on ne sent les exhalaisons fétides que lorsqu'on 1e remue.
Il est fort différent que la cupidité cède à l'absence de tout espoir ou soit
détruite par la pureté du coeur. — A. Je ne puis te répondre. Jamais,
néanmoins, tu ne me persuaderas que par la disposition d'esprit dans laquelle
je suis maintenant je ne doive juger que j'ai fait quelque progrès. — L. R.
Je crois que la chose te paraît ainsi, parce que tout en croyant pouvoir
désirer les biens dont nous venons de parler, tu ne les désirerais pas pour
eux-mêmes , mais pour autre chose. — A. C'est précisément ce que je
voulais dire; car lorsqu'autrefois j'ai désiré les richesses, je les ai
désirées précisément pour être riche; et les honneurs, dont je t'ai avoué que
le désir a régné jusqu'à présent dans mon âme, je les ai recherchés pour je ne
sais quel éclat qui charmait mon imagination, et je n'ai jamais souhaité dans
une femme, -lorsque je me suis occupé du mariage, que de pouvoir réunir la
volupté à la bonne réputation. J'avais alors pour tous ces biens une véritable
passion : maintenant je les méprise tous; et si, pour parvenir à ceux que je
désire, il faut passer par ces biens inférieurs, je ne les recherche point
pour en jouir, mais je les supporte (1). — L. R. Tu as parfaitement
raison, car je ne crois pas que l'on puisse appeler cupidité la recherche d'un
bien qu'on ne souhaite qu'en vue d'un autre bien.
1. Il y a, dans la manière ingénue avec laquelle
saint Augustin avoue ses dispositions présentes par rapport aux différents
objets des affections humaines, quelque chose du charme que l'on éprouve à la
lecture de ses Confessions. On sent qu'il ne dissimule rien et que sa
franchise est égale à sa sagacité. Ce qu'il ajoute sur les dispositions
nécessaires pour connaître la vérité, est incontestable, et c'est ce que
Pascal a indiqué dans ses Pensées avec cette éloquence mâle et impérieuse qui
le caractérise : « J'aurais bientôt quitté ces plaisirs, dites-vous, si
j'avais la foi ; et moi je vous dis que vous auriez bientôt la foi si vous
aviez quitté ces plaisirs ; or, c'est à vous à commencer. Si je pouvais, je
vous donnerais la foi; je ne le puis, ni par conséquent éprouver la vérité de
ce que vous dites; mais vous pouvez bien quitter ces plaisirs et éprouver si
ce que je vous dis est vrai. » On peut ajouter que dans l'ordre même naturel
toute personne vouée aux études philosophiques a pu en faire l'expérience. Que
sont pour la plupart des gens du monde ces vérités sublimes qui transportent
le véritable philosophe? ou des absurdités, ou des connaissances sans aucune
valeur, de pures chimères. Mais guérissez ce mondain de l'amour effréné des
plaisirs, apprenez-lui à rentrer en lui-même, à vivre de la véritable vie,
c'est-à-dire de la vie intellectuelle et morale, et tout à coup ces vérités
qu'il méconnaissait, qu'il osait traiter d'absurdes, reprendront à ses yeux
l'évidence qui les accompagne, et sur son coeur l'empire qui leur est naturel.
CHAPITRE XII. IL NE FAUT RIEN DÉSIRER QUE CE QUI
CONDUIT AU SOUVERAIN BIEN, RIEN CRAINDRE QUE CE QUI EN ÉLOIGNE.
20. L. R. Mais, je te
le demande : pourquoi désires-tu que ceux que tu aimes vivent et vivent avec
toi? — A. Afin que nous puissions chercher unanimement à connaître Dieu
et nos âmes car celui qui est parvenu d'abord à la découverte de la vérité, y
conduit les autres sans fatigue. — L. R. Et si tes amis ne voulaient
pas s'occuper de cette recherche?A. Je les déterminerais à le vouloir. — L.
R. Mais qu'arriverait-il si tu ne pouvais parvenir à les persuader, ou
parce qu'ils croiraient connaître déjà la vérité, ou parce qu'ils penseraient
qu'elle est impossible à découvrir, ou parce qu'ils seraient détournés de
cette recherche par la cupidité et les soins des choses terrestres? — A.
Je les supporterais le mieux que je pourrais, et ils feraient de même de leur
côté. — L. R. Mais si leur présence était pour toi un obstacle et que
tu ne pusses le changer; ne travaillerais-tu pas, n'aspirerais-tu pas à t'en
séparer, plutôt que de vivre ainsi avec eux?— A. J'en conviens, la
chose est ainsi que tu le dis. — L. R. Tu ne désires donc pour
elles-mêmes, ni la vie ni la présence de tes amis, mais afin de parvenir à la
sagesse? — A. Je l'avoue. — L. R. Mais quoi 1 et ta propre vie,
si tu étais sûr qu'elle est un obstacle à l'acquisition de la sagesse,
désirerais-tu la conserver? — A. Je la sacrifierais volontiers. — L.
R. Mais si tu savais que tu peux parvenir à la sagesse, soit en
abandonnant ce corps mortel, soit en y restant uni, est-ce ici ou dans une
autre vie que tu chercherais plutôt à jouir du bien que tu aimes?— A.
Si je savais qu'il ne m'arrivera rien de pire que mon état actuel, rien qui me
fit descendre du point auquel je suis parvenu, je ne m'en inquiéterais pas. —
[135] L. R. Ainsi tu ne redoutes maintenant la mort, que dans la
crainte de tomber dans une pire situation ' qui te prive de la connaissance de
Dieu? — A. Je crains non-seulement d'être privé de cette connaissance,
si je suis parvenu à en .obtenir quelqu'une, mais aussi que toute voie me soit
fermée pour arriver à ce que j'ambitionne encore; j'espère, toutefois,
-conserver ce que je possède déjà. — L. R. Si donc tu désires cette
vie, ce n'est pas non plus pour elle-même, mais en vue de la sagesse? — A.
Cela est vrai. 21. L. R. Il reste la
douleur du corps qui te trouble peut-être, par sa violence. — A. Je ne
la redoute si fort, non plus, que parce qu'elle m'empêche de rechercher la
vérité. J'étais tourmenté ces jours derniers par un violent mal de dents, et
je ne pouvais trouver dans mon esprit que les choses que je savais déjà;
j'étais incapable de rien apprendre, ce qui aurait demandé toute mon
attention; cependant il me semblait que si la lumière de la vérité se révélait
à moi, je ne sentirais plus la douleur, ou que sûrement je la supporterais
comme rien. Mais quoique je n'aie jamais éprouvé de souffrances plus aiguës;
en réfléchissant toutefois combien elles pourraient être plus vives, je suis
forcé d'embrasser l'opinion de Cornélius Celsus (1) qui dit que le souverain
bien est la sagesse, et le souverain mal la douleur du corps. La raison qu'il
en donne ne me paraît pas mauvaise. Puisque nous sommes composés, dit-il, de
deux parties, c'est-à-dire d'une âme et d'un corps, et que la première partie,
l’âme, est la plus parfaite, le souverain bien doit être la perfection de la
première partie; le souverain mal, ce qu'il y a de plus mauvais dans la
seconde. Or, la sagesse est ce qu'il y a de plus parfait dans l'âme, comme la
1. Aulus Cornélius Celsus avait embrassé dans ses
études le cercle entier des connaissances de son temps. Quintilien, liv. XII,
chap. 11, après avoir parlé de Caton le Censeur, de Varron et de Cicéron, qui,
à l'exemple de Platon et d'Aristote, écrivirent sur presque toutes les
sciences, ajoute que Cornélius Celsus y avait joint l'art militaire,
l'agriculture et la médecine. Dans le livre X chap. 1er, il le
désigne comme ayant suivi les principes des sceptiques et entame un écrivain
au style élégant et soigné. Il est vrai que dans l'endroit où il parle de tous
les objets qu'il avait embrassés, il le considère comme un homme d'un génie
médiocre, s'il faut réellement lire mediocri vir ingenio et non
medicus acri vir ingenio, comme un savant l'a conjecturé avec quelque
probabilité. Quoi qu'il en soit, tous les ouvrages de Cornélius Celsus sont
perdus, à l'exception de ses huit livres sur la médecine. Quant à la maxime
que saint Augustin cite de lui et qui se trouvait probablement dans
quelques-uns de ses traités philosophiques, le saint docteur promet de
l'examiner plus bas, et cependant il n'en est plus question, ni dans les deux
livres des Soliloques, ni même dans le livre de l'Immortalité de l'âme.. Nous
croyons qu'un plus mûr examen la lui eût fait modifier. La première partie de
cette maxime est sans doute incontestable, mais la seconde est fondée sur une
raison qui n'est que spécieuse. L’âme étant plus excellente que le corps, si
la sagesse qui fait sa perfection est pour l'homme le souverain bien, l'état
de désordre de cette même âme sera aussi pour l’homme le plus grand mal qu'il
puisse éprouver. Sans doute les maux du corps dans cette vie peuvent troubler
la félicité de l'homme, parce que l'âme humaine dépend du corps, depuis le
péché originel, de manière à ne pas pouvoir en arrêter les impressions; mais,
indépendamment de ce que, même dès cette vie, cette loi souffre des
exceptions, ce mal, quoique très-réel; ne peut se comparer à celui qui résulte
de l'état de désordre de l’âme ; il n'est pour l'homme qu'un état d'épreuve et
peut contribuer à assurer son éternelle félicité.
douleur, ce qu'il y a de pire dans le corps. On peut en
conclure, je pense, sans crainte de se tromper, que le souverain bien de
l'homme est la sagesse; le souverain mal, la douleur. — L. R. C'est ce
que nous examinerons plus tard; car la sagesse à laquelle nous nous efforçons
de parvenir. nous donnera peut-être d'autres enseignements. Si, au contraire,
elle nous montre la vérité de: ce que tu viens de dire, nous adopterons sans
hésitation cette proposition sur le souverains bien et le souverain mal.
CHAPITRE XIII. COMMENT ET PAR QUELS DEGRÉS ON
PARVIENT A LA SAGESSE.
22. Ce que nous cherchons
maintenant, c'est de connaître de quelle manière tu dois aimer la sagesse, que
tu désires voir et posséder sans aucun voile et par un chaste embrassement,
faveur qu'elle n'accorde qu'à un petit nombre de ses amants les plus dévoués.
N'est-il pas vrai que si tu aimais une belle femme, c'est avec justice qu'elle
rejetterait ton amour, si elle percevait que tu en aimes une autre qu'elle?
Peux-tu donc te flatter que la chaste beauté de la sagesse , se montre à ton
-regard, si elle n'est le Seul objet de ton amour? — A. Malheureux que
je suis! Pourquoi faut-il être encore privé de l'objet de mes recherches et
éprouver le cruel tourment de désirer sans jouir? Déjà je l'ai montré, je
n'aime que la sagesse, puisqu'on n'aime point toutes les choses qu'on n'aime
pas pour elles-mêmes. C'est la seule sagesse que j'aime pour elle : tous les
autres biens, la vie, le repos, les amis, je ne les désiré ou je ne crains de
les perdre qu'à cause d'elle (1).
1. C'est ici un des principes les plus importants
de la morale, un de ceux sur lesquels saint Augustin a le plus insisté dans
ses différents ouvrages. Dieu, la vérité et la vertu qu'il n'en faut pas
séparer, doivent seuls être recherchés pour eux-mêmes; tous les autres biens
ne peuvent être désirés que comme des moyens d'arriver au bien par excellence.
Il en est de même du mal : on ne doit en craindre qu'un seul, le péché, la
séparation de Dieu. Tous les autres maux naturels ne doivent être évités que
comme portant obstacle à notre union avec Dieu, à la contemplation de la
vérité et de la beauté souveraine : ces principes constituent le véritable
stoïcisme chrétien, qui diffère essentiellement de celui du paganisme, en ce
que la force que celui-ci voulait trouver dans l'homme, le stoïcisme chrétien
nets cherche qu'en Dieu. Sénèque, dans quelques endroits de ses ouvrages, veut
faire son Sage si excellent, qu'il devient un véritable rival de la divinité ;
c'est là le délire de l'orgueil. Le sage chrétien, au contraire, sait que la
vertu vient de Dieu. et qu'il ne peut se perfectionner que par l'union la plus
intime avec la divinité. C'est ce que saint Augustin lui-même a exprimé avec
tant d'énergie dans le sermon 121, ont ces paroles de saint Jean l’Evangéliste
: Le monde a été fait par lui, en disant : Amando Deum dii efficemur;
en aimant Dieu, nous devenons des dieux.
136
Quelle mesure peut avoir en moi cet amour de l'éternelle
beauté? Non-seulement je ne l'envie pas aux autres, mais je désire qu'un grand
nombre le recherchent avec moi, y aspirent avec moi, le possèdent avec moi ,
en jouissent avec moi: amis d'autant plus intimes que cette sagesse se donnera
davantage à chacun de nous. 23. L. R. Tels doivent
être les amants de la sagesse; tels sont ceux que recherche cette amie
vraiment pure dont l'union est sans tache. Mais il n'est pas qu'une seule voie
pour conduire à elle 1. Chacun, suivant sa pureté et sa force, embrasse plus
ou moins complètement ce bien souverain et parfait. Elle est comme une lumière
ineffable et incompréhensible qui éclaire notre intelligence; apprenons de la
lumière sensible comment cette union s'opère. Il y a des yeux si sains et si
forts que, tout en s'ouvrant, ils se tournent sans aucune hésitation vers le
soleil; la lumière fait, pour ainsi dire, leur santé; ils n'ont pas besoin de
maître, un simple avertissement peut leur suffire. A ceux-là il suffit de
croire, d'espérer et d'aimer. Mais d'autres sont éblouis de l'éclat de cette
beauté qu'ils désirent si vivement de voir, et n'ayant pu le soutenir, ils
retombent souvent avec plaisir dans les ténèbres. Quoiqu'on puisse regarder
comme sains les yeux de ces derniers, il est dangereux de vouloir leur montrer
ce dont ils ne peuvent soutenir encore la vue; il faut donc les exercer
auparavant et nourrir sans le satisfaire leur amour pour la lumière. Il faut
d'abord leur montrer les choses qui ne brillent point par elles-mêmes et qui
ne peuvent être vues que par une lumière étrangère , tels que des vêtements,
un mur, ou d'autres objets semblables; ensuite ce qui réfléchit avec plus de
vivacité cette lumière étrangère, comme l'or, l'argent ou d'autres objets
pareils dont l'éclat cependant ne peut blesser les yeux; alors peut-être on
leur fera doucement apercevoir .les feux terrestres et les astres, la lune,
l'éclat
1. Réf. livr. I, chap. IV, n. a.
de l'aurore et la clarté du jour naissant. Par ce moyen,
chacun, suivant sa santé, pourra, plus tôt ou plus tard , en suivant tous ces
degrés, ou en en négligeant quelques-uns, parvenir à voir le soleil sans
hésitation et avec un grand plaisir. C'est un semblable procédé que suivent
les maîtres habiles à l'égard de ceux qui chérissent la sagesse et dont les
yeux, déjà ouverts, n'ont pas encore assez de force pour la contempler.
L'emploi d'une bonne méthode , c'est de nous y faire parvenir avec
ordre ; y arriver sans ordre serait le fruit d'un bonheur à peine croyable.
Mais nous avons assez écrit aujourd'hui, je pense. Il faut ménager la santé.
CHAPITRE XIV. C'EST LA SAGESSE ELLE-MÊME QUI GUÉRIT
LES YEUX POUR LES RENDRE CAPABLES DE VOIR.
24. A. Et un autre jour
: Je t'en prie, fais-moi connaître cet ordre si tu le peux, mène, conduis-moi
où tu veux, par le chemin que tu voudras, de la manière que tu voudras;
commande-moi les choses les plus dures, les plus ardues, pourvu qu'elles
soient en ma puissance et que je ne puisse douter qu'elles ne me conduisent où
je désire d'arriver. — L. R. Je n'ai qu'une seule chose à te commander,
je n'en connais point d'autre : c'est de fuir entièrement toutes les choses
sensibles et d'avoir grand soin, tant que nous sommes dans ce corps mortel,
que les ailes de ton esprit ne soient point arrêtées par la glu de ce monde,
car nous avons besoin de toute leur force et de toute leur activité pour nous
envoler des ténèbres jusques à la pure lumière; cette lumière ne daigne se
montrer à ceux qui sont encore enfermés dans la prison du corps, qu'autant
qu'ils sont capables de voler dans les airs, quand cette prison se brise ou se
dissout. Ainsi, lorsque tu seras dans une telle disposition, que rien de
terrestre ne te plaise, crois-moi, au même moment, au même instant, tu verras
ce que tu désires. — A. Quand cela arrivera-t-il? Je te le demande, car
je ne pense pas pouvoir mépriser souverainement toutes les choses terrestres,
avant d'avoir vu cette beauté éternelle devant laquelle tout s'avilit. L. R. L'oeil du corps
pourrait dire également : Je n'aimerai plus les ténèbres lorsque [137] j'aurai
vu le soleil. Ceci semble d'abord être dans l'ordre, et néanmoins, il en est
bien autrement. Si l'œil aime les ténèbres, c'est qu'il n'est pas sain, il ne
peut voir le soleil avant d'être guéri. Ainsi l'âme se trompe souvent en se
flattant et en se vantant d'avoir la santé ; et parce qu'elle ne voit pas
encore, elle croit avoir le droit de se plaindre. Mais la suprême beauté sait
quand elle doit se montrer; elle remplit l'office de médecin , et connaît ceux
qui sont sains, plus qu'ils ne se connaissent eux-mêmes. Pour nous, nous
croyons savoir à quelle hauteur nous nous sommes élevés du fond de l'abîme ;
mais nous ne pouvons ni penser, ni sentir où nous étions plongés, combien nous
étions descendus, et nous nous regardons comme sains parce que nous sommes un
peu moins malades. Ne vois-tu pas avec quelle sorte de sécurité nous
affirmions hier que nous n'étions plus esclaves d'aucune passion, que nous
n'aimions que la sagesse et que nous ne cherchions ni ne voulions d'autres
biens que pour elle ? Combien te paraissaient honteux, méprisables, horribles
et exécrables les plaisirs de l'amour quand nous parlions du désir d'une
épouse? Mais cette nuit, lorsque nous veillions ensemble , lorsque nous nous
entretenions des mêmes idées, tu as senti bien autrement que tu ne l'avais
présumé, combien l'image de ces plaisirs, de ces cruelles voluptés a agi sur
toi. L'impression a été beaucoup, beaucoup moins vive qu'elle n'a coutume de
l’être ; elle était cependant bien différente de ce que tu avais cru : ainsi
le médecin intérieur t'a fait voir et de quel mal tu étais guéri par ses soins
et combien il te restait encore à guérir. 26. A. Tais-toi, je te
prie, tais-toi; pourquoi me tourmenter? Pourquoi descendre et pénétrer si
avant dans mon âme ? Je ne cesse de pleurer, je ne puis plus rien promettre,
je n'ose plus me flatter de rien; ne m'interroge point là-dessus. Tu dis avec
raison que celui que je désire voir connaît seul si je suis pur. Qu'il fasse
ce qu'il lui plaît; qu'il se montre à moi quand il le voudra, je me confie
tout entier à ses soins et à sa clémence. J'ai fini par croire qu'il ne cesse
de secourir ceux qui sont ainsi disposés envers lui. Je ne dirai rien sur la
santé de mon âme que je n'aie aperçu cette éternelle beauté. — L. R.
C'est ainsi que tu dois agir; mais sèche tes larmes et fortifie ton coeur. Tu
as beaucoup pleuré, et cette maladie de poitrine n'a fait que s'aggraver. —
A. Tu veux que je mette un terme à mes larmes, tandis que je ne vois point
de terme à ma misère ? Tu m'ordonnes d'avoir égard à la santé de mon corps,
tandis que je suis infecté de la contagion du vice? Mais, je t'en prie, si tu
as quelque pouvoir sur moi, essaye de me conduire par quelque sentier plus
court, afin que dans le voisinage de cette lumière, dont je puis, si j'ai fait
quelque progrès , supporter l'éclat au moins à une certaine distance, mes yeux
n'aient plus que de la répugnance pour les ténèbres que j'ai quittées; et
toutefois, puis-je dire avoir quitté des ténèbres qui osent encore flatter mon
aveuglement?
CHAPITRE XV. COMMENT ON CONNAIT L’ÂME. CONFIANCE EN DIEU.
27. L. R. Terminons,
5'il te plaît, ce premier livre, et nous essayerons dans le second de suivre
le chemin qui nous paraîtra convenable. Ton indisposition exige un exercice
modéré. — A. Je ne te permettrai pas de terminer ce livre si tu ne me
fais connaître quelque chose de ce voisinage de la lumière, afin que je m'en
occupe avec attention. — L. R. Le médecin intérieur t'en fournit le
moyen, car je ne sais quel éclat m'invite et m'entraîne. Ainsi écoute avec
attention. — A. Conduis-moi, je te prie , entraîne-moi où tu voudras
— L. R. Ne dis-tu pas que tu
veux connaître avec certitude l'âme et Dieu?— A. C'est là toute mon
affaire. — L. R. Ne cherches-tu rien autre ? — A. Rien autre.
— L. R. Quoi ! ne veux-tu pas comprendre la vérité ? — A. Comme si
je pouvais connaître Dieu et l'âme sinon par la vérité? —
L. R. Tu dois donc connaître d'abord ce qui te sert à connaître
tout le reste.— A. Je n'en disconviens pas. — L. R. Ainsi
examinons premièrement si les mots vérité et vrai te semblent exprimer deux
choses ou seulement une seule:— A. Il me semble que ce sont deux
choses. Autre est la chasteté, et autre est d'être chaste: ainsi du reste. Je
crois de même qu'autre chose est la vérité, autre chose est ce qui est appelé
vrai. — L. R. Laquelle (le ces deux choses regardes-tu comme
supérieure? — A. Je pense que c'est la vérité : ce n'est pas ce qui est
chaste qui fait la chasteté ; c'est par la chasteté qu'on est chaste : de même
ce qui est vrai l'est par la vérité.
137
28. —
L. R. Et lorsqu'un homme chaste Nient à mourir, -penses-tu que la
chasteté meure avec lui?— A. Nullement. — L. R. La vérité ne
périt donc pas non plus lorsque périt ce qui est vrai?— A. Comment peut
périr quelque chose de vrai ? je ne le conçois pas. — L. R. Je m'étonne
que tu me fasses cette question. Ne voyons-nous pas une foule de choses périr
devant nos yeux? Car tu ne penses pas, sans doute, que cet arbre est un arbre
sans qu'il soit véritablement un arbre, ou qu'il ne peut périr. Quand même tu
ne croirais pas au témoignage des sens et quand tu pourrais répondre que tu
ignores entièrement si c'est un arbre; cependant tu ne nieras pas, je présume,
que, si cet arbre existe, c'est un arbre véritable. Car ce jugement vient de
l'intelligence et non des sens. En effet, si c'est un faux arbre, il n'est pas
un arbre; et s'il est un arbre, il est nécessairement un arbre véritable. —
A. Je t'accorde cela. — L. R. Ne m'accorderas-tu pas aussi qu'il
est de la nature de cet arbre de naître et de mourir?— A. Je ne puis le
nier.— L. R. Tu dois en conclure que quelque chose de vrai peut périr.
— A. Je n'en disconviens pas. — L. R. Mais réponds-moi de
nouveau. Ne te paraît-il pas que la vérité ne périt point quand périssent des
choses vraies, comme la chasteté ne meurt point par la mort d'un homme chaste?
— A. Je te (accorde aussi et j'attends avec impatience ce que tu
cherches à établir. — L. R. Sois donc attentif.— A. Je le suis-. 29. L. R: Ne
crois-tu pas vraie cette proposition : tout ce qui existe doit être quelque
part? — A. Rien ne me paraît aussi nécessaire à admettre. —
L. R. Et tu avoues-que la vérité existe?— A. Je l'avoue.-L:
R. Nous devons donc chercher où elle est. Elle n'est point dans l'espace, à
moins d'estimer qu'il y ait dans l'espace autre chose que des corps ou que la
vérité soit un corps. — A. Je ne crois ni l'un ni l'autre. — L. R. Où
donc crois-tu la vérité? En admettant son existence nous ne pouvons admettre
qu'elle ne soit nulle part. — A. Si je savais où elle est,. je ne chercherais
peut-être plus rien. — L. R. Peux-tu au moins connaître où elle n'est
pas?— A. Si tu me le rappelles, peut-être le pourrai-je. — L. R.
La vérité n'est pas certainement dans les,choses mortelles; en effet, ce qui
est dans quelque sujet ne peut subsister si le sujet ne subsiste. Or la vérité
subsiste lors même que périssent les choses vraies; nous l'avons admis. Donc
la vérité n'est pas dans les choses mortelles. Cependant la vérité existe et
elle n'est pas nulle part. Il y a donc des choses immortelles. Mais il n'y a
rien de vrai si la vérité ne s'y trouve. Il s'ensuit donc qu'il n'y a de vrai
que ce qui est immortel. Et tout faux arbre n'est pas un arbre; un faux bois
n'est pas du bois; l'argent faux n'est pas de l'argent; enfin tout ce qui est
faux n'est pas. Or tout ce qui n'est pas vrai est faux. Rien n'est donc
véritablement que ce qui est immortel. Réfléchis en toi-même et avec soin sur
ce petit argument, afin de voir s'il ne renferme pas quelque principe que tu
puisses contester. Car si ce raisonnement te paraît juste, nous avons presque
achevé notre travail; ce qui paraîtra peut-être mieux dans le livre suivant. 30. A. Je te remercie, et
puisque nous sommes dans le silence, j'examinerai attentivement avec moi, et
par conséquent avec toi, ce nouveau raisonnement; pourvu qu'aucun nuage
ténébreux ne s'y oppose et ne vienne encore me charmer, ce que je redoute
extrêmement. — L. R. Ne cesse pas d'avoir confiance en Dieu et
abandonne-toi à lui aussi entièrement que tu le pourras. Ne désire point
d'être à toi ni indépendant; mais reconnais-toi plutôt l'esclave du Maître le
plus clément et le plus généreux. Il ne cessera pas alors de t'attirer vers
lui et ne permettra pas qu'il arrive rien qui ne te soit utile, même à ton
insu. — A. J'écoute, je crois,et, autant que je le puis, j'obéis, je
prie beaucoup pour obtenir beaucoup de forces. Désires-tu davantage ?— L.
R. C'est bien pour le moment, tu feras ensuite tout ce que la vue de Dieu
te prescrira.
LIVRE DEUXIÈME.
Saint Augustin, dans ce second livre, traite longtemps
avec lui-même de la vérité et de la fausseté. Après avoir établi l'éternelle
durée de la vérité, il conclut que l'âme de l'homme, qui en est le siège, est
immortelle.
CHAPITRE PREMIER. DE L'IMMORTALITÉ DE L'HOMME.
1. A. Notre ouvrage a
été interrompu assez longtemps; l'amour est impatient et ne cesse de répandre
des larmes jusqu'à ce qu'il possède ce qu'il aime : ainsi commençons le livre
second. — L. R. Commençons. — A. Croyons que Dieu nous
soutiendra. — L. R.
Croyons-le sans aucun doute, si cette croyance est en notre pouvoir. — A.
C'est Dieu lui-même qui est notre pouvoir. — L. R. Prie-le donc aussi
brièvement et aussi parfaitement que tu le pourras. — A. O Dieu qui
êtes toujours le même 1 faites que je me connaisse, faites que je vous
connaisse. Telle est ma prière. — L. R. Toi qui veux te connaître,
sais-tu que tu existes?— A. Je le sais. —
L. R. D'où le sais-tu ? — A. Je l'ignore. —
L. R. Sens-tu que tu es un être simple ou composé?— A. Je
l'ignore. — L. R. Sais-tu que tu es en mouvement?— A. Je
l'ignore. — L. R. Sais-tu que tu penses? — A. Je le sais. —
L. R. Il est donc vrai que tu penses?— A. Cela est vrai.
— L. R. Sais-tu que tu es
immortel? — A. Je l'ignore. —
L. R. De toutes les choses que tu avoues ignorer, quelle est celle
que tu désires savoir la première? — A. Ce serait d'apprendre si je
suis immortel. — L. R. Tu aimes donc à vivre? — A. Je l'avoue.
— L. R. Et quand tu auras appris que tu es immortel, cela te
suffira-t-il? — A. Ce sera beaucoup en soi, mais ce sera peu pour moi.
— L. R. Ce peu, néanmoins, ne te fera-t-il pas grand plaisir?— A.
Très-grand plaisir. — L. R.
Ne verseras-tu plus de larmes?— A. Plus du tout. — L. R. Mais
quoi ! S'il est prouvé que dans cette vie immortelle tu ne pourras connaître
que ce que tu connais maintenant, pourrais-tu comprimer tes pleurs? — A.
Au contraire, je pleurerai alors pour obtenir de ne plus exister (1). —
L. R. Tu ne chéris donc pas l'existence pour l'existence même, mais
pour la science?— A. J'accorde cette conséquence. — L. R. Et si
cette connaissance devait te rendre malheureux? — A. Je ne pense pas
que la chose soit possible d'aucune manière. Mais si la connaissance rend
malheureux, personne ne peut être heureux; car je ne suis malheureux
aujourd'hui que par l'ignorance; et si la science rend aussi malheureux, c'est
une éternelle misère. — L. R. Je vois maintenant tout ce que tu
désires; si tu penses que personne ne peut être malheureux par la science, tu
en conclus qu'il est probable que le savoir doit rendre heureux. Or personne
ne peut être heureux s'il n'est vivant; personne n'est vivant s'il n'est. Tu
désires donc exister, vivre et savoir : exister pour vivre, vivre pour savoir
. Tu sais donc aussi que tu existes, tu sais que tu vis, tu sais que tu
comprends. Mais tout cela durera-t-il toujours ou rien ne survivra-t-il? Une
partie subsistera-t-elle à jamais, tandis que l'autre périra? Et si tout doit
exister éternellement, tout pourra-t-il diminuer ou s'accroître? Voilà ce que
tu veux savoir. — A. Cela est vrai. — L. R. Si donc
nous;prouvons que nous vivrons toujours, il s'ensuit que nous existerons
toujours. — A. C'est évident. — L. R. Il ne restera plus qu'à
connaître si l'intelligence doit. toujours subsister.
1. Rousseau a dit dans Emile : « Si l'on nous
offrait l'immortalité sur la terre, qui est-ce qui voudrait de ce triste
présent ? »
140
CHAPITRE II. LA VÉRITÉ EST ÉTERNELLE.
2. A. J'aperçois cette
marche aussi manifeste que rapide. — L. R. Sois donc attentif, afin de
:pouvoir répondre à mes interrogations avec exactitude et fermeté. — A.
Me voici. — L. R. Si ce monde doit toujours durer, n'est-il pas vrai
que le monde durera toujours? — A. Qui peut en douter? — L. R.
Et s'il ne doit pas toujours durer, n'est-il pas également vrai qu'il ne
durera pas toujours ? — A. Je l'accorde. — L. R. Et s'il doit
périr, ne sera-t-il pas vrai, après sa ruine, que le monde a péri? Car il
continue à exister tant qu'il n'est pas vrai qu'il ait cessé d'exister. Il
répugne donc qu'il ait fini, et qu'il ne soit pas vrai qu'il ait fini ? —
A. Je l'accorde aussi. — L. R. Ensuite, te semble-t-il possible
qu'il existe quelque chose de vrai si la vérité n'existe pas? -— A. Je
ne le crois pas possible. — L. R. Ainsi la vérité subsistera lors même
que le monde viendrait à périr ? — A. Je ne puis le nier. — L. R.
Et si la vérité même venait à cesser d'être, ne serait-il pas vrai que la
vérité a cessé d'être ? — A. Qui peut le nier ? — L. R. Mais
rien ne saurait être vrai si la vérité n'existe. — A. Je viens de
l'accorder. — L. R. La vérité ne pourra donc jamais cesser d'être? —
A. Continue comme tu as commencé, car il n'y a rien de plus vrai que cette
conséquence.
CHAPITRE III. SI LA FAUSSETÉ DOIT TOUJOURS DURER, ET
SI ELLE NE PEUT EXISTER SANS ÊTRE PERÇUE, IL S'ENSUIT QU'IL EXISTERA TOUJOURS
UNE AME QUELCONQUE POUR LA PERCEVOIR.
3. L. R. Je te prie
maintenant de répondre à cette question : Crois-tu que c'est l'âme qui sent ou
le corps? — A. Je crois que c'est l'âme. — L. R. Est-ce que
l'intelligence te semble appartenir à l'âme ? — A. Cela me paraît
ainsi. — L. R. A l'âme seule ou à quelqu'autre substance? — A.
Dieu excepté, l'âme seule me paraît intelligente. — L. R. Examinons
maintenant la question suivante : Si quelqu'un te disait que ce mur n'est pas
un mur, mais un arbre, qu'en penserais-tu? — A. Je croirais que ses
sens ou les miens se trompent, ou bien qu'il appelle arbre ce que j'appelle un
mur. — L. R. Et si ce mur lui apparaît sous l’image d'un arbre et à toi
sous l'image d'un mur, ces deux apparences ne pourront-elles pas être vraies?—
A. Nullement, car une seule et même chose ne saurait être à la fois un
arbre et un mur; et quoique la même chose paraisse différente à tous les deux,
il est néces. s aire qu'un de nous soit trompé par une fausse apparence. —
L. R. Mais si ce n'était ni un mur, ni un arbre, et que vous fussiez tous
les deux dans l'erreur? — A. La chose est possible. — L. R.
C'est un cas que tu avais oublié plus haut. — A. Je l'avoue. — L. R.
Mais si vous reconnaissez l'un et l'autre que la chose est différente de ce
qu'elle vous paraît, serez-vous encore dans l'erreur? — A. Non. — L.
R. Une apparence peut donc être fausse, et celui qui voit cette apparence,
ne pas se tromper? — A. C'est possible. — L. R. Il faut donc
reconnaître que se tromper ce n'est pas voir de fausses apparences, mais y
donner son assentiment? — A. C'est une chose évidente. — L. R.
Mais le faux, pourquoi est-il faux? — A. Parce qu'il est différent de
ce qu'il paraît. — L. R. Si donc il n'est pas d'être à qui le faux se
montre, il n'existera rien de faux? — A. C'est une conséquence
rigoureuse. — L. R. Il n'y a donc pas de fausseté dans les choses, mais
dans les sens; or celui-là ne se trompe pas qui ne donne pas son assentiment à
de fausses apparences : ce qui prouve qu'autre chose sont les sens et qu'autre
chose nous sommes nous-mêmes; car lorsque les premiers se trompent , nous
pouvons résister à l'erreur. — A. Je n'ai rien à opposer à ce que tu
dis. — L. R. Mais lorsque l'âme se trompe, oseras-tu avancer que tu
n'es pas trompé? — A. Comment l'oserai-je? — L. R. Or sans l'âme
il n'y a point de sens, et sans les sens point de fausseté. L'âme est donc
cause ou complice de l'erreur? — A. Ce qui précède me force d'admettre
cette conséquence-là.
4. — L. R. Réponds-moi
maintenant à ceci Te paraît-il possible qu'il n'existe point de fausseté? —
A. Comment la chose me paraîtrait-elle possible, lorsque nous éprouvons
une si grande difficulté à trouver la vérité? Il serait plus absurde de dire
qu'il n'existe point de fausseté que de nier toute vérité. — L. R.
Crois-tu que celui qui ne vit pas puisse sentir? — A. La chose est
impossible. — L. R. Il en ressort que l'âme vivra toujours. — A.
Tu me [141] conduis trop rapidement vers ces grands horizons ; allons pas à
pas, je te prie. — L. R. Si tout ce que tu m'as accordé est exact, je
crois que tu ne dois pas douter de cette conséquence. — A. Elle est
trop, précipitée, te dis-je, et je suis plus porté à croire que je t'ai
accordé trop légèrement quelque chose, que de me regarder comme certain de
l'immortalité de l'âme. Cependant développe cette conclusion et montre-moi
comment elle résulte de ce que je t'ai accordé. —
L. R. Tu as reconnu qu'il ne pouvait point y avoir de fausseté sans
les sens, et que la fausseté ne pouvait point ne pas exister; les sens
existent donc toujours. Mais il n'y a point de sens sans l'âme; l'âme est donc
immortelle. Elle ne peut sentir sans vivre ; elle vivra donc toujours.
CHAPITRE IV. PEUT-ON CONCLURE L'IMMORTALITÉ DE L’AME
DE LA DURÉE DU VRAI ET DU FAUX?
5. A. O épée de plomb ! Tu
pourrais conclure que l'homme est 'immortel, si je t'avais accordé que le
monde ne peut pas exister sans homme et que le monde est éternel. — L. R.
Tu es bien sur tes gardes : ce n'est pas toutefois peu de chose d'avoir établi
que la nature ne peut pas exister sans une âme, à moins de supposer qu'il n'y
aura point de fausseté dans la nature. — A. Je reconnais la justesse de
cette conséquence, mais je crois qu'il faut examiner plus attentivement si les
principes que je t'ai accordés plus haut ne sont pas incertains ; car je vois
que nous avons fait un grand pas vers l'immortalité de l'âme. — L. R.
As-tu suffisamment considéré si tu n'as rien accordé légèrement? — A.
Je le crois, mais je ne vois pas comment m'accuser de témérité. — L. R.
Il est donc démontré que la nature ne peut exister sans une âme vivante? —
A. Oui, mais dans ce sens seulement que des âmes peuvent naître et
d'autres mourir. — L. R. Mais si la fausseté n'existe plus dans la
nature, ne s'ensuivra-t-il pas que tout sera vrai? — A. Je reconnais
cette conséquence. — L. R. Dis-moi comment tu sais que ce mur est un
mur véritable? — A. Parce que l'image qu'il produit en moi ne me trompe
pas. — L. R. C'est-à-dire parce qu'il est tel qu'il te paraît. —A.Oui.
— L. R. Si donc une chose est fausse parce qu'elle est différente de ce
qu'elle paraît, et vraie parce qu'elle est comme elle paraît; en faisant
abstraction de celui qui la voit, il n'y aura plus ni vérité ni fausseté.
Niais s'il n'y a point de fausseté dans la nature, tout est vrai. Et comme
rien ne peut paraître vrai ou faux qu'aux yeux d'une âme vivante; que le faux
puisse ou ne puisse pas disparaître, l'âme subsiste également au milieu de la
nature. —A. Je vois que tu viens de donner une nouvelle force à la conséquence
déjà tirée; mais nous n'y avons rien gagné. Car mon esprit n'est pas moins
frappé de ce fait, que les âmes naissent et meurent, et que pour ne pas
disparaître du monde, il n'est pas nécessaire qu'elles soient immortelles; il
suffit qu'elles se succèdent. 6. L. R. Crois-tu que
les choses corporelles, c'est-à-dire sensibles, puissent être comprises par
l'intelligence? — A. Je ne le crois pas. — L. R. Que
répondras-tu à cette question Dieu se sert-il des sens pour connaître quelque
chose? — A. Je n'ose rien affirmer témérairement sur ce sujet ; mais
autant qu'il m'est permis de le conjecturer, Dieu ne se sert aucunement des
sens. — L. R. Nous pouvons donc conclure que l'âme seule peut sentir.
A. Tire provisoirement cette conclusion, autant que la probabilité le
permet. — L. R. Réponds encore. Accordes-tu que ce mur, s'il n'est pas
un vrai mur, ne soit pas un mur?— A. Il n'y a point de proposition que
je sois plus porté à reconnaître que celle-là. — L. R. Et que s'il
n'existe point un vrai corps, il n'existe point de corps du tout? — A.
Cela est encore évident. — L. R. Ainsi donc, il n'y a de vrai que ce
qui est tel qu'il paraît; rien de corporel ne peut être aperçu que par les
sens; l'âme seule peut sentir; il n'y a point de corps s'il n'existe un vrai
corps ; il s'ensuit qu'il ne peut y avoir de corps s'il n'existe une âme. —
A. Tu me presses trop vivement et je n'ai rien à t'opposer.
CHAPITRE V. QU'EST-CE QUE LE VRAI ?
7. L. R. Examine cela
avec plus d'attention. — A. Je suis prêt. — L. R. Voici
certainement une pierre; c'est une pierre véritable si elle est telle qu'elle
paraît; ce n'est pas une pierre si elle n'est pas véritable, et elle ne peut
être aperçue que par les sens. — A. J'en conviens. —— L. R. Il
n'y a donc pas de [141] pierre dans les profondeurs de la terre, ni en général
là où personne ne peut les apercevoir. Cette pierre n'existerait pas si nous
ne l'apercevions pas; elle n'existera plus lorsque nous aurons quitté ces
lieux et que nul autre ne l'apercevra; et, si l'on ferme exactement une
bourse, quoiqu'elle contienne beaucoup, il n'y restera rien. Ce bois même
n'est pas intérieurement du bois. En effet, tout ce qui est contenu dans
l'intérieur de ce corps opaque échappe aux sens et par cela même n'existe pas;
car s'il existait, il serait vrai; or, il ne peut rien y avoir de vrai que ce
qui est tel qu'il le paraît; mais cet objet n'est pas aperçu, il n'est donc
pas vrai. As-tu quelque chose à répondre? — A. Je vois que tes
conséquences naissent des principes que je t'ai accordés; mais elles sont
tellement absurdes que je rejetterais plutôt un de ces principes à ton choix,
que d'admettre qu'elles soient vraies. — L. R. Je ne m'y oppose pas.
Examine donc ce que tu veux dire. Veux-tu t'empêcher de reconnaître que les
corps ne sont aperçus que par les sens , que l'âme seule sent , et qu'une
pierre ou toute autre chose ne peut exister si elle n'est vraie ; ou bien
veux-tu changer la définition du vrai? — A. Examinons d'abord cette
dernière question, je te prie. 8. L. R. Définis donc
le vrai. — A. Le vrai est ce qui paraît tel, qu'il est, à qui veut et
peut le connaître. — L. R. Ce que personne ne peut connaître ne sera
donc pas vrai? Ensuite, si le faux est différent de ce qu'il paraît, et si
cette pierre paraît une pierre à l'un et à l'autre du bois, la même chose sera
donc à la fois vraie et fausse? — A. Ce qui m'embarrasse le plus dans
tes objections, c'est d'expliquer comment, si une chose ne peut être connue,
il s'ensuit qu'elle ne soit pas vraie. Car, qu'une même chose soit à la fois
vraie et fausse, c'est ce qui ne m'inquiète pas beaucoup. En effet, je vois
que, comparée à la fois à différents objets, elle est en même temps plus
grande et plus petite. Mais cela provient de ce que, en soi, rien n'est grand
ou petit. Ces mots sont des termes de comparaison. — L. R. Et si tu
accordes que rien n'est vrai en soi, ne crains-tu pas qu'on ne puisse conclure
que rien n'existe en soi ? Ce qui fait que ce bois est bois, le constitue en
même temps bois véritable; et il est impossible qu'il existe en lui-même,
c'est-à-dire sans que personne le connaisse, et qu'il ne soit pas bois
véritable. — A. Ainsi je dis, je définis et je ne crains pas que ma
définition soit blâmée comme trop courte : Le vrai, à ce qu'il me semble,
c'est ce qui est. — L. R. II n'y aura donc rien de faux, car tout ce
qui est vrai (1). — A. Tu me jettes dans un grand embarras, et je ne
vois pas ce que je puis te répondre. Ce qui fait que tout en voulant n'être
instruit que par tes interrogations, déjà, cependant, je crains d'être
interrogé.
CHAPITRE VI. D’OÙ VIENT LA FAUSSETÉ ET OU RÉSIDE-T-ELLE?
9. L. R. Dieu, à qui
nous nous sommes confiés, nous prête, sans aucun doute, son secours, et nous
délivre de tous ces embarras, pourvu que nous croyons et que nous le priions
avec ardeur. — A. Je ne le ferai jamais plus volontiers que maintenant;
car je ne me suis jamais trouvé dans une nuit si profonde. O Dieu ! notre
Père, qui nous exhortez à vous prier et qui nous en faites la grâce lorsque
nous vous prions, car nous vivons mieux alors et nous devenons meilleurs;
exaucez-moi. Je respire à -peine au milieu de ces ténèbres, tendez-moi une
main secourable, montrez-moi votre lumière, rappelez-moi de mes erreurs, afin
que, sous votre conduite, je rentre en moi-même et en vous. Ainsi soit-il !
— L. R. Recueille toute ton attention et suis-moi autant que tu en es
capable. — A. Dis-moi, je te prie, s'il t'est survenu quelque pensée
qui nous empêche de périr- au milieu de ces ténèbres? — L. R.
Recueille-toi. — A. Je t'écoute et ne m'occupe de rien autre. 10. L. R. D'abord, qu'est-ce que le faux? Examinons de plus en plus. — A. Je serais étonné qu'il fût autre chose que ce qui n'est pas tel qu'il paraît. — L. R. Attention ! commençons par interroger les sens : Ce que les yeux aperçoivent ne peut sûrement être appelé faux, s'il n'y a quelque apparence de vrai. Par exemple, un homme que nous voyons en songe
1. Cette définition a été adoptée par Bossuet dans
son Traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même. « Le vrai, c'est ce qui
est, le a faux c'est ce qui n'est pas. On peut bien ne pas entendre ce qui
est, mais jamais on ne peut entendre ce
qui n'est pas; on croit quelquefois l'entendre, et c'est ce qui fait l'erreur.
Mais en effet, . on ne l'entend pas puisqu'il n'est pas. » (Boss. édit. de
Bar, tom.IV, pag. l8.) On pourra ajouter qu'il y a deux sortes d'existence:
l'existence réelle et objective, et l'existence purement intellectuelle ou
subjective. Ce n'est qu'en embrassant ces deux manières d'exister que la
vérité peut être définie ce qui est. Si l'on restreignait cette définition aux
êtres réels et objectifs, elle deviendrait fausse; car il y a, une infinité de
vérités qui n'existent que dans la pensée et qui n'ont point do réalité
extérieure.
143
n'est pas un homme véritable, mais il est faux parce
qu'il a une apparence de vérité. Qui pourrait, en effet, après avoir vu un
chien en songe, dire qu'il a vu un homme? Le chien est donc faux aussi, et
précisément parce qu'il a quelque apparence de vérité. — A. La chose
est ainsi que tu le dis. — L. R. Et si un homme éveillé voit un cheval
et croit que c'est un homme, ne se trompe-t-il pas précisément parce qu'il y
voit quelque ressemblance avec un homme? Car s'il n'aperçoit que l'image d'un
cheval, il ne peut croire qu'il voit un homme? — A. Je suis forcé d'en
convenir. — L. R. Nous appelons également faux l'arbre que nous voyons
peint, fausse figure celle qui est reproduite dans un miroir, faux le
mouvement des tours quand elles semblent marcher aux yeux du navigateur;
ainsi, encore, la raine paraît faussement brisée dans l'eau : pourquoi? parce
qu'il y a dans tout cela ressemblance avec la vérité. — A. J'en
conviens. — L. R. Pour le même motif, nous nous trompons en voyant des
jumeaux, des veufs, plusieurs impressions d'un même sceau , et d'autres choses
pareilles. —A. Je conçois cela et je l'accorde. — L. R. La ressemblance
aperçue par les yeux est donc la mère de la fausseté. — A. Je ne puis
le nier. 11. L. R. Tous ces
objets, si je ne me trompe, peuvent être divisés en deux genres : à l'un se
rattachent les choses égales; à l'autre les choses inégales. Les choses sont
égales quand nous disons qu'elles se ressemblent également, comme il a été dit
des jumeaux et des marques imprimées par le sceau. La ressemblance est entre
les choses inégales, lorsqu'un objet moins bon est semblable à un meilleur
objet. En effet, qui pourrait dire, en se regardant dans un miroir, qu'il est
semblable à l'image qui s'y montre, et ne dirait pas plutôt qu'elle est
semblable à lui ?Ce dernier genre comprend en partie ce que l'âme éprouve, en
partie ce qui se voit. Or, ce que l'âme éprouve, elle l'éprouve dans ses sens,
comme le mouvement de la tour, qui n'a rien de réel; ou en elle-même, par ce
qu'elle a reçu des sens, comme les imaginations de ceux qui rêvent, peut-Être
aussi de ceux dont la raison est en délire. Quant aux apparences que nous
percevons dans les choses qui sont sous nos yeux, les unes sont exprimées et
formées par la nature, les autres par les êtres animés. La nature forme des
ressemblances inégales, soit par la naissance, soit par la réflexion; par la
naissance, lorsque des enfants naissent semblables à leurs parents; par la
réflexion, comme dans les miroirs; car, quoique ces miroirs soient presque
tous l'ouvrage des hommes, ce ne sont pas eux qui tracent les images qui s'y
reproduisent. Les ouvrages des êtres animés consistent dans des peintures, ou
dans des imitations semblables; et l'on peut comprendre dans ce genre ce que
font les démons, si toutefois ils font quelque chose. Les ombres mêmes des
corps, parce qu'elles ne sont pas fort éloignées de ressembler aux corps, et
de ne pouvoir être appelées de faux corps, doivent être considérées comme
appartenant au jugement des yeux, et placées au nombre des choses que la
nature produit par réflexion; car tout corps exposé à la lumière la réfléchit
et produit une ombre en sens opposé. Trouves-tu à contredire? — A. Non,
mais je suis impatient de savoir où tu veux en venir. 12. L. R. Attendons
encore avec patience , jusqu'à ce que les autres sens nous aient également
enseigné que la fausseté consiste dans la ressemblance avec le vrai. Le sens
de l'ouïe ne nous fournit guère moins d'espèces de ressemblances. C'est ainsi
qu'entendant la voix d'un homme que nous ne voyons pas, nous le prenons pour
un autre qui a une voix semblable; et parmi les similitudes inégales nous
pouvons citer comme exemples l'écho, le tintement des oreilles, l'imitation du
cri du merle et du corbeau que reproduisent certaines horloges, enfin les sons
que croient entendre des hommes qui rêvent, ou qui sont en délire. Ces
inflexions de voix que les musiciens désignent comme fausses prouvent avec une
grande force cette même vérité; ce qui paraîtra mieux dans la suite. Il suffit
maintenant de remarquer que ces mêmes inflexions se rapprochent beaucoup de
celles qu'on appelle vraies. Suis-tu bien ces idées? — A. D'autant plus
volontiers que je n'ai point de fatigue à les comprendre. — L. R.
Ainsi, pour ne nous arrêter pas, crois-tu que l'on puisse distinguer par
l'odeur un lys d'un autre lys; ou par la saveur, un miel qui a la saveur du
thym, d'un autre miel qui a la même saveur, et qui est d'une autre ruche; ou
par le toucher, la douceur des plumes d'un cygne de la douceur des plumes
d'une oie?— A. Je ne le crois pas. — L. R. Et lorsque dans nos
rêves nous croyons sentir, goûter ou toucher de tels [144] objets, ne
sommes-nous pas trompés par la ressemblance des images, ressemblance d'autant
plus imparfaite qu'elle est plus vaine? — A. Tu dis vrai. — L. R.
Ainsi nous le voyons, que les choses soient égales, ou inégales: c'est la
ressemblance qui séduit et trompe tous nos sens; et lors même que retenant
notre consentement ou discernant les différences nous ne sommes pas trompés,
nous appelons cependant fausses les choses que nous trouvons ressembler aux
vraies. — A. Je n'en puis douter.
CHAPITRE VII. DU VRAI ET DE CE QUI LUI RESSEMBLE.
13. L. R. Sois
de nouveau attentif , et revenons sur les mêmes idées, afin de mieux
marquer le but auquel nous nous efforçons d'atteindre. — A. Me voici,
dis-moi ce que tu voudras , j'ai résolu de supporter ces longs circuits et je
ne crains point cette fatigue, dans l'espoir de parvenir enfin au but vers
lequel je sais que nous tendons. — L. R. Tu fais bien, mais réponds à
cette question: Lorsque tu vois deux oeufs tout à fait semblables, crois-tu
que l'on puisse dire que l'un des deux est faux? — A. Je ne le crois
pas du tout; car si tous les deux sont des oeufs, ce sont des oeufs
véritables. — L. R. Et lorsque nous apercevons une image réfléchie par
un miroir, à quel signe jugeons-nous que c'est une fausse image? — A.
C'est qu'on ne peut la toucher, qu'elle ne fait point de bruit, qu'elle ne se
meut pas, qu'elle ne vit pas; il y a aussi un grand nombre d'autres signes
qu'il serait trop long d'indiquer.— L. R. Je vois que tu ne veux pas
être retardé, et il faut se conformer à ton impatience. Ainsi, pour ne pas
tout rappeler, si ces hommes que nous apercevons en songe pouvaient vivre,
parler, être touchés par ceux qui sont éveillés; s'il n'y avait aucune
différence entre eux et ceux que, bien sains et bien éveillés, nous voyons et
nous entretenons, pourrions-nous dire que ce sont de faux hommes?— A.
Comment aurait-on raison de le dire? — L. R. Donc, s'ils étaient aussi
vrais qu'ils paraissent semblables aux hommes véritables, s'il n'y avait
aucune différence entre eux, et s'ils sont faux à cause des différences qui
les rendent dissemblables , ne doit-on pas avouer. que la similitude est la
mère de la vérité, et la dissimilitude celle de la fausseté?
— A. Je n'ai rien à te répondre, et je suis confus du
consentement téméraire que j'ai accordé plus haut. 14. Tu as tort d'en être
confus, comme si ce n'était pas pour ce motif-là même que nous avons choisi
cette sorte d'entretien. Puisque nous ne parlons qu'entre nous, je veux qu'ils
portent le nom de Soliloques; ce nom est nouveau, peut-être dur, mais assez
propre à indiquer la chose. En effet, la vérité ne peut guère être recherchée
avec plus de succès qu'en interrogeant et qu'en répondant; de plus il est
difficile de trouver quelqu'un qui n'ait pas honte d'être convaincu dans la
dispute; et il arrive presque toujours que les cris désordonnés de
l'opiniâtreté font perdre la trace de la vérité, et il en résulte pour les
esprits une peine tantôt dissimulée, et tantôt manifestée. Je crois donc que
pour découvrir la vérité, avec l'aide de Dieu, il est très-sage et fort
prudent que je t'interroge et que tu me répondes; et si tu t'es engagé
témérairement, tu n'as pas à craindre de te rétracter ni de te dégager : tu ne
pourrais autrement et tirer de ce défilé.
CHAPITRE VIII. CE QUI CONSTITUE LE VRAI OU LE FAUX:
15. A. Tu as raison,
mais je ne vois pas bien ce que j'ai eu tort d'accorder. C'est peut-être
d'avoir dit qu'on appelle faux ce qui a quelque ressemblance avec le vrai; et
cependant je ne vois rien autre chose qui mérite le nom de faux, et je suis de
nouveau forcé de reconnaître que les choses que l'on appelle fausses ne sont
ainsi appelées que parce qu'elles diffèrent du vrai ; d'où l'on doit conclure
que c'est la dissimilitude qui est la cause de la fausseté. Ainsi je suis dans
le plus grand embarras, et mon esprit ne me présente rien qui vienne de causes
opposées. — L. R. Et si c'était la seule chose dans la nature qui
existât ainsi? Ignores-tu qu'après avoir étudié un grand nombre d'espèces
d'animaux , on ne trouve que le seul crocodile qui remue la mâchoire
supérieure en mangeant (1) ? et ne sais-tu
1. Il faut pardonner à saint Augustin d'avoir adopté cette erreur puisqu'elle a été celle d'Aristote, de Pline et même de beaucoup de voyageurs modernes. Mais des observations plus exactes ont appris que dans le crocodile, la mâchoire supérieure, comme dans tous les animaux, est jointe aux autres os de la tête, et qu'aucune articulation ne la rend mobile.
145
pas que l'on ne peut presque rien trouver de tellement
semblable à une chose qui n'en diffère sous quelques rapports ? — A. Je
conçois cela; mais lorsque je considère que ce que nous appelons faux possède
quelque ressemblance et quelque différence avec le vrai, je ne puis apercevoir
si c'est plutôt cette ressemblance ou cette différence qui lui mérite le nom
de faux. Si je suppose que c'est la différence, il n'y aura rien qui ne puisse
être appelé faux; car il n'y a point de chose qui ne diffère, sous quelques
rapports, d'une autre que cependant nous disons vraie. Et, si je suppose que
c'est la ressemblance qui fait qu'on appelle une chose fausse; comment
répondre à l'exemple de ces neufs, qui sont vrais parce qu'ils sont exactement
semblables , et de plus, comment réfuter celui qui me forcerait de convenir
que toutes choses sont fausses, car je ne puis nier que toutes ne soient
semblables sous quelque rapport? Et quand tu m'inspirerais le courage de lui
répondre que c'est la similitude et la dissimilitude qui contribuent à la fuis
à ce que l'on appelle une chose fausse, quel moyen me fourniras-tu de me tirer
d'embarras? Il me pressera de nouveau d'avouer que toutes choses sont fausses,
puisque toutes, ainsi qu'il a été dit plus haut, se ressemblent sous quelques
rapports et diffèrent sous quelques autres. Il ne me resterait plus qu'à
avancer qu'il n'y a de faux que ce qui est différent de ce qu'il paraît; mais
je craindrais de rencontrer encore ces formidables écueils auxquels je me
croyais échappé; car emporté par quelque tourbillon soudain , je serais de
nouveau obligé de reconnaître que le vrai est ce qui est tel qu'il parait,
d'où il suit qu'il ne peut y avoir rien de vrai, sans. quelqu'un qui le
connaisse. Mais c'est ici que je dois craindre de heurter aux écueils cachés:
ils sont véritables, quoique,je ne les voie pas. D'un autre côté, si je dis
que le vrai est ce qui est, il s'ensuivra que le faux n'existe pas, ce qui
répugne. Mes incertitudes reviennent ainsi , et je m'aperçois que je n'ai pas
fait un pas en te suivant dans tes longues recherches.
CHAPITRE IX. QUE SONT LE FAUX, LE TROMPEUR ET LE
MENTEUR?
16. L. R. Sois de
nouveau attentif, car je ne puis me persuader que nous ayons inutilement
imploré le secours divin. Je vois qu'après avoir étendu nos recherches autant
que nous l'avons pu, leur résultat a été de conclure qu'on doit appeler faux
ce qui veut paraître ce qu'il n'est pas, ou même qui veut paraître exister
tandis qu'il n'existe pas. La première espèce de faux se divise en tromperie
ou en mensonge. On appelle trompeur celui qui a le désir de tromper, ce qui ne
peut se concevoir sans une âme; cette tromperie est quelquefois l'ouvrage de
la raison, quelquefois de la nature; de la raison, comme dans les animaux
raisonnables, tel que l'homme ; de la nature, comme dans les bêtes, tel que le
renard. J'appelle mensonge l'espèce de tromperie de ceux qui feignent. Ils
diffèrent du trompeur, en ce que tout trompeur cherche à tromper, tandis que
tout menteur ne cherche pas à tromper. En effet, les mimes, les comédies, et
un grand nombre de poèmes, sont pleins de mensonges, qui ont moins pour but de
tromper que de plaire, et presque tous ceux qui plaisantent ont recours au
mensonge. Mais on appelle trompeur, un homme faux, celui dont l'intention est
de tromper. Quant à ceux qui n'ont pas pour but de tromper, mais qui emploient
cependant la feinte, personne n'hésite à les désigner sous le nom de menteurs,
ou du moins de gens qui feignent. As-tu quelque chose à objecter ? 17. A. Continue, je te
prie, car maintenant peut-être as-tu commencé à m'enseigner, sur la fausseté,
des choses qui ne sont pas fausses; mais j'attends que tu m'expliques quelle
est cette espèce de faux qui consiste à se donner l'apparence de l'existence,
tandis qu'on n'existe pas réellement. — L. R. Que n'attends-tu un
moment? Ce genre de faux est le même dont nous avons déjà indiqué plusieurs
exemples. Est-ce que ton image peinte dans un miroir ne parait pas vouloir se
présenter comme toi-même, et n'est-elle pas fausse précisément parce qu'elle
n'est pas toi? — A. La chose me semble ainsi. — L. R. Est-ce que
toute peinture, toute représentation, toute imitation de ce genre, n'a [146]
pas pour objet de paraître la chose même à la ressemblance de laquelle elle
est faite? — A. Je suis forcé d'en convenir. — L. R. Tu n'auras
pas de peine à avouer que les images qui trompent les hommes endormis ou en
délire sont du même genre? — A. Il est sûr qu'aucun objet me cherche
autant à se confondre avec la réalité telle qu'elle frappe les hommes
raisonnables et éveillés; mais ces images sont précisément fausses, parce
qu'elles cherchent à être ce qu'elles ne peuvent être. — L. R. Qu'ai-je
besoin de parler encore du vacillement des tours, de la rame plongée dans
l'eau ou des ombres des corps? Ces phénomènes, je pense, doivent être jugés
d'après la même règle, sans difficulté. — A. Sans difficulté. — L.
R. Je ne parle pas des autres sens; car personne, en y réfléchissant, ne
peut manquer d'apercevoir que nous appelons faux, dans les choses qui frappent
nos sens, ce qui veut paraître exister tandis qu'il n'est pas.
CHAPITRE X. IL Y A DES CHOSES VRAIES, PRÉCISÉMENT
PARCE QU'ELLES SONT FAUSSES.
18. A. Tu as raison;
mais je m'étonne que tu veuilles distinguer du faux les poèmes, les
plaisanteries et les autres fictions. — L. R. Parce que autre chose est
de vouloir paraître faux, autre chose est de ne pouvoir être vrai. Ainsi nous
pouvons placer sur la même ligne que les ouvrages des peintres et des autres
imitateurs de la nature, les oeuvres de l'esprit telles que les comédies, les
tragédies, les mimes et d'autres de ce genre. Un homme peint, quoiqu'il soit
fait pour ressembler à un homme, ne peut pas plus être un homme véritable que
les peintures de la vie humaine renfermées dans les livres des comiques n'ont
de réalité. Ces choses ne veulent pas être fausses, et ne le désirent
aucunement; mais elles ont été forcées par une sorte de nécessité de suivre la
volonté de l'artiste. A la vérité Roscius sur la scène représentait
volontairement une fausse Hécube, tandis qu'il devait à la nature d'être un
homme; mais volontairement aussi il était un vrai tragédien, puisqu'il
remplissait le rôle qu'il avait choisi; il était aussi un faux Priam, quand il
imitait Priam qu'il n'était pas. De là naît une merveille que personne ne peut
s'empêcher de reconnaître.— A. Quelle est-elle?
—
L. R. N'est-ce pas que toutes ces choses ne sont vraies en partie
qu'autant qu'elles sont en partie fausses, que le faux ne sert en elles qu'à
mieux établir le vrai, et que si elles refusent d'être fausses elles ne
peuvent devenir ce qu'elles veulent ou doivent être? En effet, comment ce
Roscius, dont je viens de parler, serait-il un vrai tragédien, s'il ne
consentait à être un faux Hector, une fausse Andromaque, un faux Hercule, et
ainsi des rôles sans nombre qu'il a remplis? Comment une peinture
pourrait-elle être véritable, si le cheval qu'elle représente n'était pas
faux? Comment l'image véritable de l'homme pourrait-elle paraître dans un
miroir, si elle n'était pas un faux homme? Mais pourquoi, si certains hommes,
pour exprimer le vrai , ont besoin d'employer le faux, craignons-nous tant la
fausseté et désirons-nous la vérité comme le plus grand bien? — A. Je
l'ignore, et je m'en étonne beaucoup; mais c'est peut-être parce que, dans ces
exemples, il n'y a rien qui soit digne de notre imitation. En effet, pour
remplir véritablement le rôle de notre vie, quel qu'il soit, nous ne devons
point, comme les histrions, ni comme les images reproduites dans un miroir, ni
comme les vaches d'airain de Myron, recourir et nous prêter à un rôle
étranger, ni par conséquent -chercher à être faux; mais nous devons poursuivre
cette vérité, qui n'a point deux faces différentes, qui ne se contredit jamais
elle-même, et où le vrai ne se mêle point au faux. — L. R. Les choses
que tu recherches ont un caractère grand et divin; si néanmoins nous parvenons
à les trouver, ne seras-tu pas obligé d'avouer que c'est d'elles qu'est formée
et constituée cette vérité dont le nom sert à désigner tout ce qu'on appelle
vrai, de quelque manière que ce soit? — A. J'en conviens sans peine.
CHAPITRE XI. VÉRITÉ DANS LES SCIENCES. — QU'EST-CE
QUE LA FABLE? QU'EST-CE QUE LA GRAMMAIRE?
19. L. R. Maintenant
réponds-moi, la science de la discussion est-elle vraie ou fausse ? — A.
Qui doute qu'elle soit vraie ? mais la grammaire aussi est vraie. — L. R.
L'est-elle autant que la science de la discussion ? — A. Je ne vois pas
ce qui peut être plus vrai que ce qui est vrai. — L. R. Sans doute ce
qui n'a [147] aucun mélange de faux,
mélange qui te choquait, lorsque tu examinais comment certaines choses ne
pouvaient être vraies, sans être en même temps fausses. Ignores-tu que toutes
ces fictions et ces mensonges appartiennent à la grammaire? — A. Je ne
l'ignore pas; mais, comme je le pense, ce n'est pas la grammaire qui les rend
fausses; elle se borne à faire connaître ce qu'elles sont. En effet, la fable
est un mensonge composé pour l'utilité ou pour l'agrément. La grammaire est,
au contraire, l'art de gouverner et de régler la voix articulée. Par une
nécessité de sa nature, elle est forcée de recueillir toutes les fictions
composées dans les langues humaines, et conservées par la mémoire et par
l'écriture; ce n'est pas elle qui en est l'auteur, mais elle établit d'après
elles des règles véritables. — L. R. C'est très-bien; je n'examine pas
maintenant si les distinctions et les définitions dont tu viens de te servir
sont exactes; mais, je te demande si c'est la grammaire elle-même ou plutôt la
science de l'argumentation qui prouve qu'elles le sont. — A. Je ne nie
pas que le pouvoir et la facilité de définir dont je me suis servi pour ces
distinctions, n'appartiennent à l'art de la discussion. 20. L. R. La grammaire
elle-même, si elle est vraie,-n'est-elle pas vraie en tant que science? Ce
qu'ici nous appelons science, en latin disciplina, vient du verbe discere,
apprendre, et signifie des règles qu'on a apprises. Or on ne peut dire de
personne qu'il ignore ce qu'il a appris et retenu; de plus, personne ne sait
le faux; donc toute science est vraie. — A. Je ne vois pas ce qu'il y a
de mal fondé dans ce court raisonnement; ce qui m'embarrasse cependant, c'est
la crainte de voir quelqu'un en conclure que les fables mêmes sont vraies; car
nous les apprenons et nous les retenons. — L. R. Le grammairien qui
nous les enseignait ne nous commandait-il pas de les apprendre sans y croire?
— A. Oui, il nous pressait fort de les apprendre. — L. R. A-t-il
jamais insisté pour nous faire ajouter foi au vol de Dédale? — A. Non,
jamais; mais si nous n'apprenions pas bien la fable, à peine nous
permettait-il de nous occuper d'autres choses. — L. R. Tu nies donc
qu'il soit vrai que ce soit là une fable, et que l'on parle ainsi de Dédale?
— A. Je ne nie aucunement cette vérité. — L. R. Tu ne peux donc
nier que tuas appris le vrai lorsque tu as appris cette fable. En effet, s'il
était vrai que 21. L. R. Dis-moi
maintenant quelle est la science qui enseigne à bien définir, à bien diviser,
à bien distinguer? — A. Il a été reconnu plus haut que c'est la science
de l'argumentation. — L. R. La grammaire a donc été constituée comme
science et comme chose vraie par cette même science de l'argumentation,
puisque tu l'as défendue plus haut de tout reproche de fausseté. Or, ce que je
dis de la grammaire, je pourrais le conclure également de toutes les sciences,
car tu as avoué, et avec raison, que tu ne connaissais aucune science qui pût
se passer de définition et de division; mais si ces sciences sont vraies, par
là. même qu'elles sont des sciences, qui pourrait nier que c'est par la vérité
même que toutes sont vraies? — A. Je suis près de l'avouer, mais une
chose m'embarrasse : c'est que nous [148] comptons au nombre de ces sciences
l'art même de discuter. Je pense que c'est plutôt ce dernier art qui est vrai
par ta vérité. — L. R.
Cette remarque est fort juste et prouve l'activité de ton attention; mais tu
ne nieras pas, je présume, que cette science de disputer est vraie, par cela
même qu'elle est une science. — A. C'est là précisément ce qui
m'embarrasse, car j'ai observé qu'elle était aussi une science, et que pour ce
motif on devait la considérer comme vraie. — L. R. Mais, enfin,
penses-tu qu'elle pourrait être une science si elle n'employait les divisions
et les définitions? — A. Je n'ai rien à t'opposer. — L. R. Mais
si c'est là son office, elle est par elle-même une vraie science. Qui donc
s'étonnera que la science par laquelle tout est vrai soit en elle-même ou par
elle-même véritablement une vérité? — A. Je ne vois plus rien qui
s'oppose à ce que j'embrasse ce sentiment.
CHAPITRE XII. DE COMBIEN DE MANIÈRES CERTAINES
CHOSES EXISTENT DANS UNE AUTRE.
22. L. R. Sois donc
attentif à ce qu'il me reste à te dire. — A. Parle, si tu as quelque
chose à m'enseigner, que je puisse comprendre et que je sois porté à admettre.
— L. R. Nous savons qu'une choie est dans une autre de deux manières
différentes. D'une première manière, quand elle peut en être séparée et
transportée ailleurs ; ainsi, ce morceau de bois est dans ce lieu, le soleil
est au levant. D'une seconde manière, quand une chose est tellement unie au
sujet qu'elle ne peut en être séparée; ainsi,, dans ce même morceau de bois la
nature et la forme que nous voyons, la lumière dans le soleil, dans le feu, la
chaleur, la science dans l'âme, et ainsi des autres choses semblables.
Crois-tu autrement? A. Ce sont d'anciennes
propositions qui nous ont été enseignées et que nous avons étudiées avec le
plus grand soin dès les premières années de notre adolescence; ainsi, puisque
tu m'interroges à ce sujet, je ne puis m'empêcher d'en admettre la vérité sans
aucune hésitation. — L. R. Allons plus loin : Ne reconnais-tu pas que
ce qui est inséparable du sujet ne peut subsister, si le sujet ne subsiste?
— A. J'avoue également que cela est nécessaire; mais quiconque examinera
la chose avec attention reconnaîtra qu'il est possible que le sujet
subsistant, tout ce qui est dans le sujet ne subsiste pas. La couleur de notre
corps peut s'altérer par la maladie et par l'âge, quoique le corps ne périsse
pas encore. Cependant il n'en est pas ainsi de toutes les propriétés du sujet,
mais seulement de celles qui ne sont pas absolument nécessaires à l'existence
du sujet auquel elles appartiennent. Pour que ce mur existe, il n'est pas
nécessaire que nous le voyions de telle couleur; qu'il vienne à blanchir ou à
noircir par quelque accident, qu'il prenne d'autres couleurs encore, il ne
cessera pas néanmoins d'être appelé et d'être réellement un mur. Mais si le
feu manque de chaleur, il n'est plus feu, et nous ne pouvons appeler neige ce
qui est privé de blancheur.
CHAPITRE XIII. CONCLUSION EN FAVEUR DE L'IMMORTALITÉ
DE L’AME.
23. Quant à ce que tu m'as
demandé, s'il était possible que le sujet cessant d'exister, ce qui est dans
le sujet continue à demeurer, quel est celui qui pourrait accorder ou admettre
une telle proposition ? Il est tout à fait contraire à la vérité, il est même
absurde que ce qui ne peut être que dans un sujet puisse exister, quand même
ce sujet n'existerait pas. — L. R. Nous avons enfin trouvé ce que nous
cherchions. — A. Que dis-tu? — L. R. Ce que tu entends. — A.
Quoi ! est-il déjà évident que l'âme est immortelle? — L. R. Si ce que
tu m'as accordé est vrai, la chose est évidente, à moins que tu ne prétendes
que l'âme, même en mourant, existerait encore. — A. Je n'avouerai
jamais une pareille proposition, et je dis que si l'âme meurt, elle n'existe
plus; et ce qu'ont avancé quelques grands philosophes, que la substance qui
donne la vie partout où elle se montre ne peut être sujette à la mort, ne
m'éloigne pas de ce sentiment. Quoique la lumière éclaire tous les lieux où
elle peut pénétrer et ne puisse admettre en elle les ténèbres, à raison de
cette force puissante qui tient au principe des contraires, elle est sujette à
s'éteindre, et le lieu qu'elle a éclairé devient obscur; ainsi cette lumière
qui résistait aux ténèbres, et qui ne s'y mêlait d'aucune manière, leur a cédé
l'empire en n'existant plus, comme elle le pouvait en s'éloignant. Ne puis-je
[149] donc pas craindre que la mort ne soit au corps ce que les ténèbres sont
au lieu, lorsque l'âme s'en éloigne ou s'y éteint comme la lumière ? Alors,
loin d'être en sûreté contre la mort du corps, il faudrait désirer une espèce
de mort qui en séparât l'âme toute vivante et la conduisît dans un lieu où
elle ne pût s'éteindre, si toutefois il existe un tel lieu. Ou bien, si la
chose est impossible, si l'âme est comme une lumière qui s'allume dans le
corps et ne peut exister ailleurs, si toute mort est l'extinction de cette âme
ou de la vie dans ce corps; il faut choisir, autant que la condition humaine
le permet, un genre de vie où cette existence si courte puisse passer avec
sécurité et tranquillité ; j'ignore au reste comment la chose serait possible,
si l'âme devait mourir. Heureux ceux qui sont persuadés, soit par eux-mêmes,
soit par une autorité quelconque, que la mort n'est pas à craindre, lors même
que l'âme mourrait ! Quant à moi, malheureux ! aucune raison, aucun livre
n'ont pu me le persuader encore. 24. L. R. Cesse de
gémir, l'âme humaine est immortelle. — A. Comment le prouves-tu?
—
L. R. Par les principes que tu m'as accordés plus haut, et, je le
pense, après un mûr examen. — A. Je ne me rappelle point avoir répondu
légèrement à aucune de tes questions; mais résume, je t'en prie ;voyons où
nous sommes parvenus après tant de circuits, et ne m'interroge plus. Si tu te
bornes en effet à rappeler ce que je t'ai accordé, pourquoi attendrais-tu de
moi une nouvelle réponse ? Serait-ce pour retarder inutilement mon bonheur, si
nous avons fait quelque heureuse découverte? — L. R. Je ferai ce que tu
désires; mais sois bien attentif. — A. Parle, je suis attentif:
pourquoi me tourmenter de cette manière? —
L. R. Si ce qui existe dans un sujet ne peut cesser d'exister, le
sujet lui-même, par une conséquence nécessaire, ne peut cesser d'exister. Or,
toute science est dans l'âme comme dans un sujet. Il est donc nécessaire que
l'âme existe toujours si la science doit toujours exister. Mais la science
n'est autre chose que la vérité, et la vérité, comme la raison nous l'a prouvé
au commencement de ce livre, doit toujours exister. L'âme doit donc toujours
exister, elle ne peut donc mourir; et pour nier avec quelque raison
l'immortalité de l'âme , il faudrait prouver que parmi les principes posés
plus haut tout n'est pas solidement établi.
CHAPITRE XIV. EXAMEN DE LA CONCLUSION PRÉCÉDENTE.
25. A. Je suis tenté de
me livrer à la joie, mais deux motifs me retiennent encore. Ce qui me frappe
d'abord, c'est que nous avons employé un si long circuit, et suivi je ne sais
quelle chaîne de raisonnements, tandis que l'on pouvait démontrer si
brièvement, comme on vient de le faire, toute la proposition qu'il s'agissait
d'établir. Ainsi, ce qui m'inquiète, c'est que la dialectique nous ait
conduits par tant de détours, comme pour nous tendre des piéges. Ensuite , je
ne vois pas comment on peut dire que la science est toujours dans l'âme,
surtout la science de l'argumentation, lorsqu'un si petit nombre en sont
instruits, et que ceux même qui la connaissent ne l'ont apprise que longtemps
après leur naissance; car nous ne pouvons pas dire que les âmes des ignorants
ne soient pas des âmes, ou qu'une science qu'ils ignorent soit dans leur âme;
et si ces deux propositions sont tout à fait absurdes, il s'ensuit que la
vérité n'est pas toujours dans l'âme, ou que la science de l'argumentation
n'est pas cette vérité. 26. L. R. Tu vois que
le raisonnement ne nous a pas conduits inutilement à travers tant de détours.
En effet, nous cherchions ce que c'est que la vérité, et maintenant même,
après avoir parcouru tant de sentiers pour nous conduire au milieu du dédale
des choses, nous ne pouvons nous flatter d'être parvenus à la découvrir. Mais
que ferons-nous? Abandonnerons-nous ce que nous avons entrepris et
attendrons-nous que quelques livres étrangers nous tombent dans les mains et
satisfassent à cette question ? Car il en est, je pense, un grand nombre qui
ont été composés avant nous, et que nous n'avons pas lus; et de nos jours,
pour ne pas nous borner à de simples suppositions, nous savons que l'on a
écrit sur ce sujet et en prose et en vers; qu'il a été traité par des hommes
dont nous ne pouvons ignorer les écrits, et dont le génie nous est tellement
connu, que nous ne saurions désespérer de trouver, dans leurs ouvrages, ce que
nous cherchons. Et ne voyons-nous pas ici même, ce grand homme, qui a fait
revivre, dans toute sa perfection, l'éloquence que nous regardions comme morte
avant qu'il parût? Après nous [150] avoir enseigné par ses écrits la manière
de vivre, nous laissera-t-il ignorer la nature de la vie (1)? — A. Je
ne le pense pas, et je compte beaucoup sur son secours; tout ce qui m'afflige,
c'est que je ne puisse lui faire connaître, comme je le voudrais, notre ardeur
soit pour lui, soit pour la vérité; sans doute il aurait compassion de notre
soif du vrai, et l'étancherait plus tôt qu'elle ne l'est. Il est en paix, car
il est complètement persuadé de l'immortalité de l'âme ; il ne sait pas qu'il
est peut-être des hommes qui ont assez connu le malheur d'ignorer cette vérité
et qu'il serait cruel de ne pas secourir, surtout quand ils le demandent. Cet
autre a connu dans l'intimité notre amour pour la vérité; mais il est si
éloigné de nous, et nous sommes dans une telle situation, que nous pourrions à
peine communiquer par lettres. Je pense que, durant le loisir dont il jouit au
delà des Alpes, il a terminé le poème destiné à dissiper les craintes de la
mort, l'engourdissement et le froid mortel dont l'âme avait été si longtemps
frappée. Mais avant l'arrivée de ces secours qui ne sont point en notre
pouvoir, n'est il pas honteux de perdre ainsi notre temps et de laisser notre
âme elle-même attachée et comme enchaînée à l'incertitude de volontés
étrangères?
CHAPITRE XV. NATURE DU VRAI ET DU FAUX.
27. Où sont les prières que
nous avons adressées, que nous adressons encore à Dieu, non pour qu'il nous
accorde les richesses, les voluptés du corps, les suffrages et les honneurs
populaires, mais pour qu'il nous ouvre le chemin et nous aide à connaître
notre nature et la nature divine? Nous abandonnerait-il ainsi, ou Ferait ce
nous qui l'abandonnerions? —
L. R. II est bien éloigné de délaisser ceux qui soupirent après de
telles connaissances. Aussi devons-nous repousser l'idée d'abandonner un tel
guide. Rappelons donc, en peu de mois, si cela te convient, ce qui a servi à
établir ces deux propositions : Que la vérité doit
1. On ne peut guère douter qu'il ne soit question
ici de saint Ambroise et de son livre des Offices. 2. Zénobe ou Zénobius,à qui sont adressés les
livres de l'Ordre, et ls deuxième des lettres de saint Augustin, était digne
de cet hommage par son savoir et par son talent pour la poésie. Il ne nous
reste rien de lui ; mais il parait qu'il avait composé plusieurs ouvrages,
entre autres un sur l'Ordre, auquel celui de saint Augustin, sur le même
sujet, sert de réponse et de supplément.
toujours exister, et que la science de l'argumentation
est la vérité. Tu as dit, en effet, que ces deux conséquences te faisaient
hésiter, et nous empêchaient d'être parfaitement sûrs de la thèse elle-même.
Veux-tu que nous cherchions d'abord comment la science peut exister dans l'âme
d'un ignorant, d'un ignorant que pourtant nous ne pouvons cesser d'appeler une
âme? Cette considération paraissait t'ébranler, et te forcer à douter de
nouveau de tout ce que tu avais accordé. — A. Au contraire , examinons
d'abord ce que j'ai accordé; nous verrons ensuite ce qu'il faut penser de
cette dernière difficulté; après cela, il ne restera plus, je pense, de
controverse à terminer. — L. R. Soit, mais écoute avec la plus grande
prudence. Je sais ce qu'il t'arrive lorsque tu es attentif. Occupé trop
exclusivement de la conclusion et désireux de la voir au plus tôt, tu
n'examines pas avec assez de soin, et tu accordes trop légèrement ce qu'on te
demande. — A. Tu dis peut-être vrai, mais je m'efforcerai de lutter de
tout mon pouvoir contre ce genre de maladie. Or commence à m'interroger, et ne
perdons pas le temps. 28. L. R. Voici, autant
que je m'en souviens, comment nous avons conclu que la vérité ne pouvait
périr. Si le monde entier, disions-nous, et la vérité même périssaient, il
serait vrai que le monde et la vérité ont péri. Or, il n'est rien de vrai sans
la vérité. La vérité ne peut donc périr. — A. J'avoue cette proposition
et je serais fort surpris si elle était fausse. — L. R. Passons
maintenant à une autre. — A. Permets-moi d'examiner encore pendant un
instant la première, afin de n'être pas réduit encore à revenir honteusement
sur mes pas. — L. R: Ne sera-t-il donc pas vrai que la vérité a péri?
Si cela n'est pas vrai, elle n'a donc pas péri; si cela est vrai, comment,
après l'anéantissement de la vérité, pourra-t-il y avoir rien de vrai,
puisqu'il n'y aura plus de vérité? — A. Je n'ai pas besoin d'y penser
ni d'y réfléchir plus longtemps; passe à autre chose. Nous ferons
certainement, si nous le pouvons, que des hommes doctes et habiles lisent ce
que nous venons de dire et corrigent notre témérité, s'il y en a. Car je ne
vois pas que, ni en ce moment ni jamais, on puisse découvrir rien de contraire
à ce que nous venons d'avancer. 20. L. R. Ne nomme-t-on pas vérité ce qui rend vrai tout ce qui est vrai? — A. Sans doute. — L. R. N'a-t-on pas raison d'appeler [151] rai ce qui n'est pas faux? — A. Ce serait une folie d'en douter. — L. R. Le faux n'est-il pas ce qui offre la ressemblance d'une autre chose, sans être cependant la chose même à laquelle il ressemble? — A. Je ne vois rien qui mérite mieux le nom de faux. Cependant l'on appelle également faux ce qui est fort éloigné de ressembler au vrai. — L. R. Qui le nie? mais ajoute que ce faux porte en lui quelque imitation du vrai. — A. Comment? quand on dit que Médée a volé dans les airs, soutenue par des serpents ailés, cette fiction n'imite nullement le vrai, car elle n'a aucune existence. Ce qui n'existe aucunement ne peut rien imiter. — L. R. Ce que tu dis est exact, mais tu ne fais pas attention que l'on ne peut même appeler fausse une chose qui n'existerait pas du tout; si une chose est fausse, elle existe; si elle n'existe pas, elle n'est pas fausse. — A. Nous ne dirons donc pas que cet étrange prodige attribué à Médée soit faux?— L. R. Non, sans doute, car s'il est faux, comment peut-il être un prodige? — A. Ceci m'étonne; ainsi, lorsque j'entends Médée dire: J'attelle à mon char d'immenses serpents ailés ', ce n'est pas une fausseté que j'entends? — L. R. C'en est une, sans doute; car il y- a quelque chose que tu peux traiter de faux. — A. Quoi? je te le demande 1— L. R. La proposition même exprimée dans ce vers. — A. Mais quelle ressemblance offre-t-elle avec le vrai ? — L. R. Parce qu'on ne s'exprimerait pas différemment si Médée avait réellement fait ce qu'elle dit. Ainsi une proposition fausse imite par l'expression les propositions véritables. Si on n'y croit pas, elle imite seulement les propositions véritables par la similitude de l'expression; elle est fausse et non trompeuse. Si au contraire on y croit, elle imite aussi celles que l'on croit vraies. — A. Je comprends maintenant qu'il y a une grande différence entre ce que nous disons et les choses dont nous parlons; aussi je donne mon assentiment à ce que tu viens d'avancer; car la seule considération qui me retenait, c'est que nous ne pouvons appeler faux que ce qui offre quelque imitation du vrai. Ne rirait-on pas avec raison de qui s'aviserait de dire que la pierre est un faux argent? Si toutefois quelqu'un avance que la pierre est de l'argent, nous répondons qu'il dit faux, c'est-à-dire qu'il exprime une proposition fausse. Pour l'étain et le plomb, c'est avec raison, je crois, que
1. Cic. de l'Inv. I, 19.
nous les appelons de faux argent; car ils offrent quelque
ressemblance avec ce métal; - ce qui est faux alors, ce n'est pas notre
proposition, mais son objet.
CHAPITRE XVI. PEUT-ON DONNER AUX CHOSES EXCELLENTES
LES NOMS DES CHOSES MOINDRES?
30. L. R. Tu as bien
saisi; mais crois-tu qu'il soit convenable de désigner l'argent sous le .nom
de faux plomb? — A. Je ne le crois pas. — L. R. Pourquoi? —
A. Je n'en sais rien; tout ce que je puis dire, c'est que ma volonté
serait tout à fait opposée à cette expression. — L. R. Ne serait-ce pas
parce que l'argent est plus parfait que le plomb et que l'on aurait l'air de
le rabaisser, tandis que l'on fait une espèce d'honneur au plomb en l'appelant
un faux argent? — A. Tu as expliqué ce que je voulais dire. C'est pour
cela, je pense, que le droit considère comme infâmes, et incapables de tester,
les hommes qui s'habillent en femmes. Je ne sais si l'on ferait mieux de les
appeler de fausses femmes ou de faux hommes, mais nous pouvons sans aucun
doute les désigner comme de véritables histrions, comme des hommes vraiment
infâmes; s'ils ne sont point reconnus et que l'on ne puisse appeler infâmes
que ceux qui ont obtenu une honteuse renommée, nous restons, je pense, dans la
vérité, en les appelant de vrais débauchés. — L. R. Un autre moment se
présentera de traiter cette question. Beaucoup d'actions ont un côté honteux,
en les envisageant sous le rapport extérieur, qui peuvent être honnêtes par la
fin louable vers laquelle elles sont dirigées. C'est un grand problème de
savoir si un homme, pour sauver sa patrie, peut revêtir une tunique de femme,
tromper son ennemi et se montrer d'autant plus un homme qu'il aura feint
d'être une femme; et si un sage, qui serait certain, de quelque manière, que
sa vie est nécessaire au bien de l'humanité, devrait préférer mourir de froid
plutôt que de se revêtir d'habits de femmes, s'il n'en avait pas d'autres.
Mais, comme je viens de le dire, nous traiterons ailleurs cette question. Tu
aperçois sans peine combien elle a besoin d'être approfondie et jusqu'où
doivent s'étendre ces sortes de choses, afin de ne pas favoriser légèrement
[152] d'inexcusables turpitudes. Quant à la question qui nous occupe en ce
moment, il me semble qu'elle est suffisamment éclaircie, et l'on ne peut
douter que rien n'est faux sans quelque imitation du vrai.
CHAPITRE XVII. Y A-T-IL QUELQUE CHOSE D'ENTIÈREMENT
FAUX OU D'ENTIÈREMENT VRAI?
31. A. Passe à autre chose;
car je suis parfaitement convaincu de cette vérité. — L. R. Je te
demande donc si, indépendamment des sciences que nous apprenons dans le jeune
âge, et au nombre desquelles on doit compter l'étude de la sagesse, nous
pouvons trouver quelque chose de vrai et qui ne soit pas tel que l'Achille du
théâtre, en partie faux, afin de pouvoir être en partie 'vrai? — A. Je
crois qu'on peut trouver en grand nombre de ces sortes de choses; ce ne sont
pas en effet les sciences élémentaires qui nous font connaître cette pierre,
et cependant pour être une véritable pierre, elle n'imite aucun autre objet,
ce qui permettrait de l'appeler fausse. Tu le vois, ce seul exemple dispense
d'en citer une infinie multitude d'autres qui se présentent d'eux-mêmes à la
pensée. — L. R. Je le vois; mais ne crois-tu pas qu'on peut dire que
tous ces objets sont des corps? — A. La chose me paraîtrait telle, si
je considérais le vide comme n'étant rien, ou si je pensais que l'âme peut
être comptée au nombre des corps, ou si je croyais que Dieu lui-même est un
corps. Hais si tous ces êtres existent, je vois qu'ils ne sont ni vrais ni
faux par l'imitation. — L. R. Tu me rejettes fort loin, mais je
prendrai, si je le puis, un chemin plus court. Ce que tu appelles le vide
diffère sûrement de ce que tu nommes la vérité. — A. La différence est
grande; et qu'y aurait-il de plus vide que moi si je regardais la vérité comme
quelque chose de vide, ou si je désirais si vivement une chose sans réalité?
Que désiré-je découvrir en effet, sinon la vérité ? — L. R. Tu
m'accorderas sans doute aussi qu'il ne peut rien y avoir de vrai que la vérité
ne rende vrai? — A. Cela déjà nous a paru évident. — L. R.
Maintenant, doutes-tu qu'il n'y ait que le vide et les corps? — A. Je
n'en doute pas. — L. R. Je le pense donc, tu regardes la vérité comme
étant un corps. — A. Nullement. — L. R. Qu'y a-t-il dans un
corps? — A. Je l'ignore, et cela ne fait rien à la question; car, je le
crois, tu sais au moins que si le vide existe, il est plus grand là où il n'y
a point de corps. — L. R. Cela est évident. — A. Pourquoi donc
nous y arrêter? — L. R. Crois-tu que la vérité ait créé le vide, ou
qu'il puisse y avoir quelque chose de vrai là où la vérité n'est pas? — A.
Non, je ne le crois pas. — L. R. Le vide n'est donc pas vrai, car un
être qui n'est pas lui-même le vide ne peut pas créer le vide; d'un autre côté
il est évident que ce qui manque de vérité n'est pas véritable, et ce qui est
désigné sous le nom de vide est appelé ainsi parce qu'il n'est rien. Comment
donc peut être vrai ce qui n'est pas, ou comment peut exister ce qui n'a nulle
réalité? — A. Laissons donc là le vide comme quelque chose de vide.
CHAPITRE XVIII. LES CORPS SONT-ILS VÉRITABLEMENT?
32. L. R. Que penses-tu
des autres êtres? — A. Que demandes-tu? — L. R. Ce que tu sais
très-favorable à ma cause, car il reste à parler de l'âme et de Dieu; et si
ces deux êtres sont vrais parce que la vérité existe en eux, personne ne doute
de l'éternité de Dieu ; et l'âme doit être également regardée comme
immortelle, si l'on prouve que la vérité qui ne peut périr existe aussi en
elle. C'est pourquoi examinons cette question dernière : Le corps n'est-il pas
véritablement vrai, c'est-à-dire : la vérité n'est-elle pas en lui, mais
seulement quelque image de la vérité ? Car si le corps même, qui sans aucun
doute est sujet à la mort, est vrai comme sont vraies les sciences, la science
de l'argumentation ne sera plus cette vérité qui les rend toutes vraies,
puisqu'elle ne parait pas avoir formé ce corps qui est vrai. Mais s'il n'est
vrai que par imitation, et qu'en conséquence il ne soit pas entièrement vrai,
rien peut-être n'empêche plus d'admettre que la science de l'argumentation
soit la vérité. — A. Examinons cependant ce que c'est que le corps; et
lorsque la question sera bien éclaircie, cette controverse, peut-être, ne sera
point encore terminée. — L. R. Comment peux-tu savoir la volonté de
Dieu? Sois donc attentif. Je pense que tout corps est composé de forme, d'une
figure; s'il ne l'avait pas, il ne serait pas corps; et si elle était
véritable, [153] il serait esprit. Faut-il penser différemment? — A.
J'accorde en partie ce que tu avances; je doute du reste. J'en conviens, un
corps ne peut exister s'il n'a quelque figure ; mais je ne comprends pas
comment il serait esprit s'il avait une figure véritable. — L. R. As-tu
donc oublié le commencement du premier livre et les figures de géométrie? —
A. Tu as raison de me les rappeler; je m'en souviens fort bien et avec
plaisir. — L. R. Est-ce que l'on trouve dans les corps les mêmes
figures que cette science considère? — A. On ne saurait croire, au
contraire, combien elles sont moins parfaites. — L. R. Lesquelles donc
crois-tu vraies? — A. Ne pense pas, je te prie , qu'il était nécessaire
de me faire encore cette question. Qui aurait l'esprit assez aveugle pour ne
pas voir que les figures géométriques sont dans la vérité même, ou que la
vérité est en elles; au lieu que les figures des corps, précisément parce
qu'elles paraissent se rapprocher de ces figures géométriques, présentent je
ne sais quelle imitation du vrai, et sont par conséquent fausses? Je comprends
maintenant tout ce que tu voulais me faire saisir.
CHAPITRE XIX. L'IMMORTALITÉ DE LA VÉRITÉ PROUVE L'IMMORTALITÉ
DE LAME.
33. L. R. Qu'est-il
donc besoin de parler encore de la science de l'argumentation? En effet, que
les figures 'géométriques soient dans la vérité ou que la vérité soit en
elles, personne ne doute que notre âme, c'est-à-dire notre intelligence, ne le
conçoive : la vérité est donc aussi dans notre intelligence. Or, si chaque
science est dans notre âme comme dans un sujet dont elle est inséparable, et
si, d'un autre côté, la vérité ne peut périr, comment pouvons-nous, je te le
demande, douter de la vie immortelle de l'âme, quoique trompés par je ne sais
quelle familiarité avec l'idée de la mort? Est-ce que cette ligne, ou ce
carré, ou ce cercle ont besoin d'imiter quelque autre chose pour être vrais?
— A. Je ne puis le penser, car il faudrait supposer que la ligne soit
autre chose qu'une longueur sans largeur, et le cercle autre chose qu'une
ligne courbe dont tous les points sont également éloignés du centre. — L.
R. Pourquoi donc hésiter? Là, où ces connaissances existent, la vérité
n'existe-t-elle pas? — A. Que Dieu m'éloigne de croire une pareille
folie. — L. R. La science n'est-elle pas dans l'âme? — A. Qui
oserait le nier?— L. R. Mais, le sujet périssant, ce qui est dans le
sujet peut-il exister? — A. Qui pourrait me le persuader? —
L. R. Il reste à supposer que la vérité peut périr? — A.
Comment cela serait-il possible? — L. R. L'âme est donc immortelle
crois-en, enfin, tes propres arguments, crois en la vérité. Elle crie qu'elle
est en toi et qu'elle est immortelle, et que la mort du corps ne peut la
chasser de son siège. Ne te laisse plus séduire par ton ombre, rentre en
toi-même, tu n'as plus d'autre mort à redouter que d'oublier que tu ne peux
mourir. — A. Je t'entends, je rentre en moi-même, je commence à me
recueillir ; mais je te prie de m'expliquer ce qui reste encore à éclaircir,
comment la science et la vérité peuvent exister dans l'âme d'un ignorant, que
nous ne pouvons considérer comme mortelle? — L. R. Cette question
fournirait la matière d'un autre traité si tu voulais l'examiner avec
exactitude. Je pense qu'il vaut mieux pour toi repasser sur les points que
nous venons d'éclaircir le mieux que nous avons pu. S'il ne reste plus aucun
doute sur toutes les propositions accordées, je crois que notre travail a été
fort utile et que nous pouvons nous livrer avec une grande sécurité à des
recherches ultérieures.
CHAPITRE XX. LA VÉRITÉ EST DANS TOUTES LES AMES,
MÊME A LEUR INSU.
34. A. La chose est
comme tu le dis, et j'obéis volontiers à tes conseils. Mais, au moins, je te
demande, avant de terminer ce livre, de m'expliquer en peu de mots la
différence qu'il y a entre cette figure véritable que l'intelligence conçoit,
et celle que se forme l'Imagination, désignée par les Grecs sous le nom de
Phantasia ou Phantasma? — L. R. Tu cherches ce qui ne peut
être aperçu que par l'esprit le plus pur, et dont tu es encore peu capable de
soutenir la vue. Aussi le but de nos longs circuits a été d'exercer ton esprit
pour le disposer à contempler cette vérité. Il est possible, néanmoins, que je
parvienne à t'enseigner brièvement et d'une manière facile la grande
différence de ces deux manières de concevoir. Suppose que tu as oublié quelque
[154] chose et que tu désires que les autres le rappellent à ta mémoire. Ils
te disent : Est-ce ceci? est-ce cela? et désignent comme semblables des objets
divers. Pour toi, tu ne vois pas ce que tu désires te rappeler, et tu vois
cependant que ce n'est pas ce que l'on te désigne. Quand ce phénomène se
présente, peut-on dire qu'il y a oubli complet? Ce discernement, qui te fait
rejeter comme faux ce qu'on te propose, n'est-il pas une espèce de souvenir?
— A. La chose me parait telle. — L. R. Alors donc on ne voit pas
encore le vrai : toutefois on ne peut être ni trompé, ni abusé, et on sait
distinctement ce qu'on cherche. Mais, si quelqu'un te disait que tu as ri peu
de jours après ta naissance, tu n'oserais pas soutenir que c'est faux; et, si
cet homme était digne de foi, tu ne te souviendrais pas, tu croirais; car ce
premier âge est enseveli pour toi dans le plus profond oubli. Ne conviens-tu
pas de ce que j'avance. — A. Je suis complètement d'accord. — L. R.
Ce dernier oubli est donc bien différent du premier, qui tient le milieu. Il
est, en effet, une autre espèce d'oubli, qui se rapproche beaucoup plus du
souvenir et de la reconnaissance de la vérité. En voici un exemple : nous
voyons une chose, et nous nous souvenons avec certitude de l'avoir déjà vue et
connue, mais où, comment, quand et auprès de qui en avons-nous eu
connaissance? C'est ce que nous essayons de nous rappeler. S'agit-il d'un
homme? nous cherchons où nous l'avons connu. Vient-il à nous le rappeler? tout
à coup la chose se répand comme une lumière dans notre mémoire, nous n'avons
plus d'efforts a faire pour nous en souvenir. Es-tu, pour cette espèce de
souvenir, dans l'ignorance ou dans le doute? — A. Il n'est rien de plus
clair, rien dont je fasse une expérience plus fréquente. 35. L. R. Tels sont les esprits bien formés aux sciences libérales : ils les tirent certainement d'eux-mêmes par l'étude, comme si elles y étaient ensevelies dans l'oubli, et ils les déterrent en quelque sorte (1). Cependant, ils ne sont point satisfaits et ne s'arrêtent pas qu'ils ne voient clairement et complètement la vérité elle-même, dont la splendeur voilée se laisse déjà entrevoir dans ces sciences. Mais, de ces sciences mêmes se détachent comme des couleurs et des formes qui se confondent sur le miroir de la pensée; elles trompent et égarent dans les méditations; on croit y voir tout ce
1. Rét. liv. I, ch. IV, n. 4.
que l'on sait ou tout ce que l'on recherche. Mais ce sont
des illusions qu'on doit éviter avec grand soin; ce qui en prouve la fausseté,
c'est qu'elles varient avec le miroir de la pensée, tandis que l'image de la
vérité reste une et immuable. Ainsi l'imagination se représente, se met en
quelque sorte devant les yeux un carré de telle et telle grandeur. Mais que
l'esprit intérieur, qui veut voir le vrai, tourne plutôt son attention, s'il
le peut, vers le principe qui lui fait juger que toutes ces figures sont des
carrés. — A. Et si on nous disait que l'esprit n'en juge que d'après le
rapport de l'oeil? — L. R. Pourquoi donc juge-t-il, du moins, s'il est
instruit, qu'une sphère véritable, quelque grande qu'elle soit , n'est touchée
qu'en un seul point par une surface véritablement plane? L'oeil a-t-il jamais
vu, peut-il voir jamais rien de pareil, puisque l'imagination même ne saurait
se le représenter? Ne prouvons-nous pas cette impuissance, lorsque nous nous
figurons un cercle infiniment petit, et que nous imaginons des lignes
conduites de la circonférence au centre? Nous en tirons deux; elles sont assez
rapprochées, pour permettre à peine de placer entre elles la pointe d'une
aiguille. N'est-il pas vrai que l'imagination même ne peut alors sé
représenter d'autres lignes intermédiaires qui puissent parvenir jusqu'au
centre- sans se mêler.? Et pourtant, la raison nous dit que l'on peul en
conduire d'innombrables, que dans cet espace incroyablement étroit, elles ne
se toucheront qu'au centre, et que l'on pourrait encore placer un cercle dans
l'intervalle qui sépare chacune d'elles. L'imagination étant incapable de se
figurer rien de semblable, et se montrant plus impuissante que les yeux mêmes,
car ce sont eux qui lui donnent naissance, il est évident qu'elle diffère
beaucoup de la vérité et que l'on ne voit pas l'une en voyant l'autre (1). 36. Nous expliquerons cela
avec plus de soin et de détail, lorsque nous traiterons de l'intelligence; et
nous avons le projet de le faire quand nous aurons éclairci et démontré ce qui
nous préoccupe encore touchant la survivance de l'âme. En effet, tu crains
beaucoup, je crois, que la mort de l'homme, tout en ne détruisant pas Pâme,
n'anéantisse toutes ses connaissances et ne le
1. C'est, en effet, une distinction très-importante
à établir que celle indiquée ici par saint Augustin, entre l'imagination et la
contemplation intellectuelle; et ce qui fait que tant d'hommes s'égarent en
philosophie, c’est que trop habitués à imager, ils ne conçoivent pas.
155
plonge dans l'oubli de toute vérité qu'il serait parvenu
à découvrir. — A. On ne peut assez exprimer combien un tel malheur est
à redouter. Que cette immortalité serait triste, et quelle mort ne devrait-on
pas préférer, si l'âme était condamnée à vivre comme nous la voyons vivre dans
l'enfant qui vient de naître, pour ne point parler de celle qu'il a dans le
sein de sa mère; car je pense qu'elle n'est point nulle. — L. R. Sois
plein de confiance, Dieu viendra à notre secours; nous l'expérimentons, il
nous a déjà aidés dans nos recherches, et c'est lui qui nous promet, après
cette vie terrestre, une vie bienheureuse, où la vérité se montrera à nous
sans aucun voile et sans aucun mélange d'erreur. — A. Que notre
espérance ne soit pas déçue.
Cette
traduction anonyme a été revue et corrigée par M. l'abbé RAULX
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