GRANDEUR DE L'AME
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DE LA GRANDEUR DE L'AME.

Traduit par M. l’abbé MORISOT.

 

(Oeuvres complètes de Saint Augustin, Bar-Le-Duc, 1863, Tome III.)

 

 

Dans ce dialogue (1), l’interlocuteur de saint Augustin lui propose six questions. — Afin de traiter plus à fond la troisième, c'est-à-dire quelle est la grandeur de l'âme , le saint Docteur distingue tout d'abord deux sortes de grandeur, l'une consiste dans l'étendue locale, l'autre dans la puissance et la vertu. — La première, étant l'apanage du corps, ne saurait convenir à l'âme qui est incorporelle. — Ainsi la grandeur de l'âme consiste dans sa vertu. — Saint Augustin assigne à cette grandeur sept degrés, auxquels il rattache toute la puissance de l'âme humaine, soit dans ses rapports avec le corps, soit en elle-même, soit devant Dieu.

 

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    CHAPITRE Ier.

EVODIUS PROPOSE SEPT QUESTIONS AU SUJET DE L’AME. — D'OU VIENT L’AME. — SA PATRIE EST EN DIEU. — L’AME EST UNE SUBSTANCE SIMPLE.

CHAPITRE II.

NATURE DE L’AME.

CHAPITRE III.

GRANDEUR DE L'AME.

CHAPITRE IV.

L'AME N'EST PAS UN NÉANT, BIEN QU'ELLE N'AIT NI LONGUEUR, NI LARGEUR. — LA HAUTEUR. — LE VENT.

CHAPITRE V.

LA FORCE DE L'AME EST INFINIE.

CHAPITRE VI.

LA LONGUEUR EST QUELQUE CHOSE DE SIMPLE.

CHAPITRE VII.

POUR DÉCOUVRIR LA VÉRITÉ, LA VOIE D'AUTORITÉ EST PLUS COURTE, ET LA PLUPART DU TEMPS PLUS SURE, QUE LA VOIE DE LA RAISON.

CHAPITRE VIII.

DES FIGURES MATHÉMATIQUES. — DE COMBIEN DE LIGNES SE COMPOSE UNE FIGURE. — COMMENT UNE FIGURE SE PEUT FORMER DE TROIS LIGNES.

CHAPITRE IX.

QUELLE EST LA PLUS BELLE FIGURE? -DANS UN TRIANGLE QU Y A-T-IL D'OPPOSÉ A L'ANGLE?

CHAPITRE X.

PARFAITE ÉGALITÉ DANS LES FIGURES.

CHAPITRE XI.

QUELLE EST LA FIGURE LA PLUS PARFAITE? LE SIGNE. — LE POINT.

CHAPITRE XIII.

L'ESPRIT INCORPOREL VOIT DES CHOSES INCORPORELLES. — QU'EST-CE QUE L'ESPRIT?

CHAPITRE XIV.

CE QUE PEUT L'ESPRIT INCORPOREL.

CHAPITRE XV.

OBJECTION

L’AME SE DÉVELOPPE AVEC L'AGE.

CHAPITRE XVI.

RÉPONSE A L'OBJECTION. — LE DÉVELOPPEMENT DE L’AME EST INDÉPENDANT DE CELUI DU CORPS.

CHAPITRE XVII.

C'EST PAR MÉTAPHORE , QUE L'ON DIT DE L'AME QU'ELLE CROIT AVEC LE TEMPS.

CHAPITRE XVIII.

LA FACULTÉ DE PARLER, QU'UN ENFANT ACQUIERT PEU A PEU, NE DOIT PAS ÊTRE ATTRIBUÉE AUX ACCROISSEMENTS DE L’AME.

CHAPITRE XIX.

EN QUEL SENS ON DIT QUE L'AME CROÎT OU DÉCROÎT.

CHAPITRE XX.

L’AME SAIT-ELLE QUELQUE CHOSE D'ELLE-MÊME?

CHAPITRE XXI.

LES FORCES PLUS GRANDES A UN AGE PLUS AVANCÉ, NE SONT PAS UNE PREUVE DE L'ACCROISSEMENT DE L'AME.

CHAPITRE XXII.

D'OU VIENT LE DÉVELOPPEMENT DES FORCES CORPORELLES.

CHAPITRE XXIII.

L’AME SENT PAR TOUT LE CORPS, SANS ÊTRE ÉTENDUE COMME LUI. — QU'EST-CE QUE SENTIR, ET QU'EST-CE QUE VOIR?

CHAPITRE XXIV.

EXAMEN DE LA DÉFINITION DU SENS.

CHAPITRE XXV.

COMMENT IL FAUT PESER UNE DÉFINITION.

CHAPITRE XXVI.

LES BÊTES SONT-ELLES DOUÉES DE SCIENCE ET DE RAISON.

CHAPITRE XXVIII.

RAISON ET RAISONNEMENT.

CHAPITRE XXVIII.

LES BETES ONT DES SENSATIONS SANS AVOIR LA SCIENCE.

CHAPITRE XXIX.

EN QUOI DIFFÉRENT LA SCIENCE ET LA SENSATION.

CHAPITRE XXX.

BIEN QUE L’AME REÇOIVE DES SENSATIONS DE TOUTES LES PARTIES CORPORELLES, ELLE N'EST PAS NÉANMOINS RÉPANDUE PAR TOUT LE CORPS.

CHAPITRE XXXI.

SI UN VER CONTINUE A SE MOUVOIR APRÈS AVOIR ÉTÉ COUPÉ, EST-CE UNE PREUVE QUE L’AME SOIT ÉTENDUE PAR TOUT LE CORPS?

CHAPITRE XXXII.

COMPARAISON INGÉNIEUSE: COMMENT LA VIE PEUT CONTINUER A SE MANIFESTER DANS LES PARTIES DIVERSES D'UN ANIMAL MIS EN PIÈCES. — SECOND SENS DONNÉ A LA GRANDEUR DE L’AME-

CHAPITRE XXXIII.

LES SEPT DEGRÉS DE LA PUISSANCE DE L’AME.

CHAPITRE XXXIV.

LA NATURE DIVINE EST SEULE PRÉFÉRABLE A LA NATURE DE L'AME. AUSSI L'HOMME NE DOIT ADORER QUE DIEU.

CHAPITRE XXXV.

AUTRES MANIÈRES DE DÉSIGNER LES SEPT DEGRÉS DE LA PUISSANCE DE L'AME.

CHAPITRE XXXVI.

MERVEILLEUSE HARMONIE ENTRE L'UNIVERS ET LA RELIGION VÉRITABLE. LES AUTRES QUESTIONS RELATIVES A L’AME SE TROUVENT RÉSOLUES.

 

 

 

 

 

CHAPITRE Ier.

EVODIUS PROPOSE SEPT QUESTIONS AU SUJET DE L’AME. — D'OU VIENT L’AME. — SA PATRIE EST EN DIEU. — L’AME EST UNE SUBSTANCE SIMPLE.

 

1. Ev. Te voyant beaucoup de loisirs, je te prie de me répondre sur certaines questions qui me tourmentent, non sans cause et hors de propos, du moins je le crois. Souvent, quand je t’accablais d'une foule de demandes, tu as cru devoir me repousser par je ne sais quelle maxime des Grecs, qui nous défend de rechercher ce qui est au-dessus de nous; mais aujourd'hui je ne crois pas que nous soyons au-dessus de nous. En t'interrogeant donc au sujet de l'âme, je ne mérite point d'entendre: « Que nous fait ce qui est au-dessus de nous (2) ? » mais peut-être mérité-je d'apprendre ce que nous sommes. — Aug. Dis en quelques mots ce que tu veux savoir de l'âme. — Ev. Je le ferai: car depuis longtemps tout est préparé dans ma pensée. Je te demanderai donc d'où vient l'âme, ce qu'elle est, sa grandeur, pourquoi est-elle unie au corps, que devient-elle pendant qu'elle lest unie et après l'avoir quitté?

2. Aug. Cette question, d'où vient l'âme, a

 

1. Ecrit vers le commencement de l'an 388 de Notre-Seigneur. Voy. Rétr. liv. I, chap. VIII.

2. Maxime de Socrate : a uper emas ti pros emas ;

 

nécessairement un double sens. Demander, en effet, d'où vient l'homme, quand on veut connaître sa patrie, et demander d'où il vient, quand on recherche de quels éléments, de quelles parties il se compose, sont deux questions d'un sens bien différent. Dans lequel de ces deux sens faut-il te répondre, quand tu demandes d'où vient l'âme? Veux-tu savoir de quelle région, pour ainsi parler, de quelle patrie elle nous est venue, ou bien quelle est sa substance? — Ev. En vérité, je voudrais connaître l'un et l'autre, et quant à la question qui doit avoir la priorité, je préfère m'en rapporter à ton jugement. — A. Je crois que l'âme a une certaine habitation, une certaine patrie en Dieu même qui l'a créée. Sa substance, je ne la puis nommer; car je ne crois point qu'elle soit de ces natures qui entrent dans nos usages et dans nos connaissances, et que nous touchons au moyen de ces sens corporels. L'âme ne me paraît formée ni de terre, ni d'eau, ni d'air, ni de feu, ni de tous ces éléments, ni même d'un mélange de quelques-uns. Si tu me demandais de quoi cet arbre est formé, je nommerais les quatre éléments si connus dont il faut croire qu'il est composé; mais si tu en venais à me demander encore d'où viennent la terre, l'eau, l'air, le feu, je ne trouverais plus rien à répondre; ainsi quand tu cherches de quoi est composé l'homme , je puis dire d'une âme et d'un corps; si, de plus, tu me [286] questionnes en particulier au sujet du corps, j'ai recours à ces quatre éléments, et si c'est au sujet de l'âme, comme elle me paraît être quelque chose de simple et avoir une substance propre, je ne serai pas plus embarrassé que si tu me demandais d'où vient la terre, comme je le disais tout à l’heure. — Ev. Je ne comprends  pas que après avoir dit que l'âme est faite par Dieu, tu soutiennes qu'elle a une substance propre. — Aug. Je ne puis nier non plus que là terre soit faite par Dieu, quoiqu'il me soit impossible: de dire quels sont, pour m'exprimer ainsi, les autres éléments qui la composent. La terre est un corps simple, par là même qu'elle est terre, et c'est pourquoi elle est appelée un élément de tous ces corps qui se forment des quatre éléments. Il n'y a donc point contradiction à dire que l'âme est faite par Dieu, et qu'elle a une substance propre. Car cette nature qui lui appartient en- propre, c'est Dieu qui l'a faite, comme celle du feu, celle de l'air, celle de l'eau et celle de la terre, qui doivent toutes entrer dans la composition des autres.

 

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CHAPITRE II.

NATURE DE L’AME.

 

3. Ev. Pour le moment, je sais d'où vient l'âme, c'est-à-dire de Dieu, je réfléchirai à tout cela en moi-même et avec soin, et si j'y trouve quelque difficulté, je te la soumettrai plus tard. Mais comment expliqueras-tu sa nature? — Aug. L'âme me paraît être semblable à Dieu; car si je ne me trompe, tu parles de l'âme humaine. — Ev. Voilà précisément ce que je désire savoir; explique comment l'âme est semblable à Dieu, car nous croyons que Dieu n'a été fait par personne, au lieu que l'âme, tu viens de le dire, est l'ouvrage de Dieu. — Aug. Crois-tu qu'il ait été difficile à Dieu de faire quelque chose qui lui ressemblât, quand de si nombreuses espèces d'images te démontrent que nous avons nousmêmes un pouvoir identique? — Ev. Mais on ne nous voit faire que des choses mortelles, tandis que Dieu a fait l'âme immortelle, je le crois, à moins que tu ne penses autrement. — Aug. Tu voudrais alors que les hommes fissent ce que Dieu a fait? — Ev. Ce n'est point là ce que j'ai dit. Mais comme Dieu, qui est immortel, a fait à sa ressemblance des êtres immortels; ainsi nous, qu'il a créés immortels, nous devrions donner l'immortalité à ce que nous faisons à notre ressemblance. — Aug. Ta réflexion serait juste, si tu pouvais peindre un tableau à la ressemblance de ce que tu crois immortel en toi; mais tu n'y mets que la ressemblance de ton corps. et ton corps assurément est mortel. — Ev. Quelle ressemblance ai-je donc avec Dieu, puisque je ne puis, comme lui, rien faire d'immortel? —  Aug. Comme l'image de ton corps ne peut valoir autant que le corps lui-même, ainsi n'est-il pas étonnant que notre âme n'ait point la même puissance que Celui à l'image de qui elle est faite.

 

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CHAPITRE III.

GRANDEUR DE L'AME.

 

4. Ev. Encore assez pour le moment; dis maintenant quelle est la grandeur de l'âme. . — Aug. En quel sens demandes-tu quelle est sa grandeur? Entends-tu par là l'espace, pour ainsi dire, qu'elle occupe en, largeur, en longueur, ou sa force, ou ces trois propriétés réunies, ou veux-tu connaître sa puissance? Car; lorsque nous parlons de la grandeur d'Hercule, nous demandons à combien de pieds s'élevait sa teille, ou bien quelle fut la puissance et la force de cet boraine. — Ev. Je voudrais savoir l'un et l'autre au sujet de l'âme. — Aug. Mais ni la parole, ni la pensée ne peuvent absolument appliquer à l'âme le premier sens. Car on ne peut, en aucune manière, se la figurer ni longue, ni large, ni robuste ; toutes ces qualités sont corporelles, ce me semble, et c'est par l'habitude que nous avons des corps, que nous faisons ces questions au sujet de l'âme. Aussi mépriser tout ce qui est corporel et renoncer à ce monde qui, nous le voyons, est corporel aussi; voilà ce que l'on recommande avec raison, dans nos mystère , à celui qui veut redevenir tel que Dieu l'a fait, c'est-à-dire semblable à Dieu ; car l'âme ne -peut autrement, ni se sauver, ni se renouveler, ni se réconcilier avec son Auteur. Quelle est la grandeur de l'âme ? Je ne puis donc le dire dans le sens de ta question; mais je puis affirmer qu'elle n'est ni longue, ni large, ni robuste, et n'a aucune de ces propriétés que nous mesurons dans les corps; et la raison de mon sentiment, je te l'exposerai si tu le désires. — Ev. Je le désire assurément et l'attends avec impatience, car il me semble que l'âme n'est [287] rien, si elle n'est rien de tout cela. — Aug. Avant tout donc je te montrerai, s'il te plaît, qu'il y a une foule d'objets dont tu ne peux dire qu'ils ne sont pas, et en qui néanmoins lu ne peux découvrir des dimensions comme tu en recherches dans l'âme; et non-seulement l'âme ne te paraîtra pas n'être rien , parce motif que tu ne trouves en elle ni longueur, ni autre chose semblable; mais tu la terras d'autant plus précieuse et plus digne de ton estime, qu'elle n'a rien de tout cela. Nous Terrons ensuite si elle n'en a véritablement rien. — Ev. Adopte l'ordre et la méthode qui le conviennent, je suis prêt à t'écouter et à m'instruire.

 

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CHAPITRE IV.

L'AME N'EST PAS UN NÉANT, BIEN QU'ELLE N'AIT NI LONGUEUR, NI LARGEUR. — LA HAUTEUR. — LE VENT.

 

5. Aug. C'est bien ! mais réponds âmes questions, car tu connais déjà peut-être ce que j'essaye de t'enseigner. Tu ne doutes pas, je crois, que cet arbre ne soit pas absolument rien. — Ev. Qui en douterait? — Aug. Et maintenant, doutes-tu que la justice ne soit bien supérieure à cet arbre? — Ev. C'est là du ridicule; comme s'il pouvait y avoir comparaison ! — Aug. Tu y vas généreusement avec moi; mais écoute encore : Il est certain que cet arbre est tellement inférieur à la justice, que, nulle comparaison ne te semble possible, tu as de plus avoué que cet arbre n'est pas un pur néant; te plaît-il donc de croire que la justice elle- même ne soit rien? — Ev. Qui pousserait la démence jusqu'à le croire?— Aug. Très-bien; mais peut-être cet arbre te paraît-il quelque chose précisément à cause qu'il est grand à sa manière, ou large, ou robuste, et qu'à défaut de ces qualités il ne serait plus rien ? — Ev. C'est ce qui me paraît. — Aug. Quoi donc, la justice, qui est bien quelque chose d'après ton aveu, et même quelque chose de plus divin que cet arbre, de plus précieux, la justice te paraît-elle longue ? — Ev. Quand je pense à la justice, il ne peut me venir à l'esprit ni longueur, ni largeur, ni rien de semblable. — Aug. bi donc la justice n'est rien de tout cela, et que cependant elle ne soit pas un pur néant, pourquoi l'âme te paraît-elle un néant, si elle n'a quelque longueur? — Ev. Allons, quand même il n'y aurait dans l'âme ni longueur, ni largeur, ce ne serait point un motif pour qu'elle me parût un réant; mais, tu le sais, tu n'as pas encore dit qu'elle n'a véritablement rien de tout cela. Car il est possible que bien des choses très-estimables n'aient pas ces propriétés; mais je n'y vois pas un motif de croire aussitôt que notre âme en soit là.

6. Aug. C'est là, je le sais, le point qu'il nous reste à éclaircir, et j'avais promis de te l'expliquer plus tard; mais comme la matière est  très-subtile et qu'elle exige une perspicacité d'intelligence bien autre qu'il n'est ordinaire à l'homme d'en apporter dans les actes journaliers de la vie, je te conseille de suivre docilement les sentiers par lesquels il me paraît bon de te conduire; de ne point te lasser de détours nécessaires, pour te plaindre d'arriver un peu trop tard au terme désiré. Je te demanderai d'abord s'il existe aucun corps sans avoir selon son espèce, longueur, largeur et profondeur?— Ev. Je ne comprends point de quelle profondeur tu parles. — Aug. Je parle de celle qui permet de supposer ou même de percevoir par les sens, si le corps est diaphane comme le verre, quelque chose à l'intérieur du corps; et je crois que sans cette profondeur on ne pourrait ni percevoir, ni même supposer aucun corps. Je désire que tu me découvres ta pensée à ce sujet. — Ev. Je ne doute nullement que ces propriétés ne fassent l'apanage nécessaire de tous les corps.— Aug. Et peux-tu penser que les corps seuls possèdent ces trois propriétés ? — Ev. Je ne sais pas comment elles pourraient être ailleurs.— Aug. Tu ne crois pas alors que l'âme soit autre qu'un corps ? — Ev. Si nous admettons que le vent est un corps, l'âme, je ne puis le nier, me paraît corporelle ; car je pense qu'elle est quelque chose de semblable.— Aug. Que le vent soit un corps, je l'accorde aussi facilement que je te l'accorderais au sujet des flots. Car nous sentons que le vent n'est autre chose que l'air ébranlé et agité ; c'est ce que nous éprouvons dans un lieu tranquille et à l'abri de tout vent, alors qu'en chassant les mouches avec un léger éventail, nous frappons l'air, dont nous :entons le souffle. Mais quand ce phénomène se produit par le mouvement caché des corps célestes ou terrestres , à travers les grands espaces du monde, nous disons que c'est le vent; il a même reçu des noms divers selon les diverses parties du ciel. Est-ce bien. cela ? — Ev. Je ne pense pas autrement, et ce que tu dis, je le regarde comme probable, mais [288] je n'ai pas avancé que l'âme fût un souffle, j'ai dit qu'elle est quelque chose de semblable. — Aug. Dis-moi d'abord si tu penses que le vent, dont tu as fait mention, a de quelque façon, longueur, largeur et profondeur. Nous verrons ensuite si l'âme est quelque chose d'analogue; ainsi, nous pourrons découvrir quelle est sa grandeur. — Ev. Où trouver facilement plus de longueur, plus de largeur, plus de profondeur qu'il n'y en a dans cet air, dont tu m'as persuadé que les commotions forment le vent?

 

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CHAPITRE V.

LA FORCE DE L'AME EST INFINIE.

 

7. Aug. Tu parles juste; mais penses-tu que ton âme soi tailleurs que dans ton corps?- Ev. Je ne le pense point. — Aug. Est-elle à l'intérieur, le remplissant comme une outre, ou seulement à l'extérieur comme un vêtement, ou bien la crois-tu à l'intérieur en même temps qu'à l'extérieur? — Ev. Je crois à cette dernière hypothèse. Si l'âme n'était à l'intérieur, nous n'aurions aucune vie dans les entrailles, et si elle n'était à l'extérieur, on ne sentirait pas même légèrement l'aiguillon traversant l'épiderme.— Aug. Pourquoi donc chercher encore la mesure de l'âme, puisque tu la vois aussi grande que le comporte l'espace occupé par le corps? —  Ev. Si c'est là ce qu'enseigne la raison, je ne cherche rien de plus. — A. Tu fais bien de ne chercher rien de plus que l'enseignement de la raison. Mais cette raison te paraît-elle inébranlable? —  Ev. Oui, quand je n'en trouve pas d'autre. Mais je chercherai en son lieu, ce qui m'intrigue beaucoup, si elle existe dans la même forme après qu'elle a quitté le corps, car je me souviens d'avoir posé cette question comme la dernière à discuter. Cependant, comme la. question du nombre des âmes me paraît appartenir à celle de la grandeur, je ne crois pas que nous devions ici la passer outre. — Aug. Ton opinion n'est pas sans fondement; mais d'abord expliquons-nous, s'il te plaît, au sujet de l'espace qu'elle remplit, ce qui me préoccupe encore, afin que j'apprenne quelque chose à mon tour, si déjà tu es satisfait. — Ev. Interroge comme tu voudras, car ce doute simulé me jette dans un doute véritable sur ce sujet, que je croyais déjà épuisé.

8. Aug. Dis-moi, je te prie, si ce que nous appelons mémoire, te paraît un mot vide de sens. — Ev. A qui paraîtrait-il ainsi ? — Aug. Crois-tu qu'elle appartienne à l'âme ou bien au corps? — Ev. Le doute à ce sujet devient ridicule. Qui pourrait croire qu'un cadavre a de la mémoire ou de l'intelligence ? — Aug. Te souviens-tu enfin de la ville de Milan? — Ev. Il m'en souvient très-bien. — Aug. Et maintenant, puisque nous en parlons, te souvient-il de sa grandeur, de sa configuration? — Ev. Il m'en souvient parfaitement , nul souvenir n'est chez moi plus frais et plus complet. — Aug. Ne la voyant point des yeux, tu la vois donc de l'esprit? —  Ev. Oui. — Aug. Tu vois aussi, je présume, à quelle distance elle est de nous à présent. — Ev. Oui encore. — Aug. Tu vois alors, par l'esprit, cette même distance des lieux. — Ev. Oui.— Aug. Comme donc ton âme est dans ton corps et qu'elle ne s'étend point au-delà de l'espace qu'il occupe, d'où vient qu'elle voit tout cela? — Ev. Cela se fait par le moyen de la mémoire, je pense, et non parce que l'âme est présente en ces lieux. — Aug. Les images de ces lieux sont donc gravées dans la mémoire? — Ev. Je le pensé : car j'ignore ce qui s'y fait, et je ne l'ignorerais pas si mon esprit s'étendait jusqu'en ces lieux et les voyait présents. — Aug. Ce que tu dis me semble vrai; mais ces images représentent vraiment des corps. — Ev. Cela est nécessaire, car les villes et les terres ne sont rien autre que des corps.

               9. Aug. N'as-tu jamais regardé de petits miroirs, ou vu ta face dans la prunelle d'un oeil étranger? — Ev. Mais, souvent.— Aug. Pourquoi y paraît-elle beaucoup plus étroite qu'elle ne l'est réellement? — Ev. Voudrais-tu la voir autrement que ne le permet la dimension du miroir? — Aug. Il est donc de toute nécessité, que les images des corps. nous apparaissent rétrécies, selon que sont étroits les corps qui nous les renvoient? — Ev. De nécessité absolue. — Aug. Et pourquoi l'âme, étant dans un espace aussi borné que son corps, peut-elle réfléchir des images aussi grandes; ainsi des villes, l'étendue des continents et tout ce qui se peut imaginer de plus vaste? Porte ton attention, je te prie, sur les choses grandes et nombreuses que contient notre mémoire, et qui dès lors sont contenues dans notre âme. Quel gouffre, quel abîme, quelle immensité pourrait contenir tout cela? et néanmoins la raison semble nous avoir appris tout à l'heure que l'âme est [289] proportionnée au corps? — Ev. Je ne trouve rien à répondre, et ne puis exprimer combien cela me frappe : je me trouve même fort ridicule d'avoir donné une si prompte adhésion à l'argument qui me faisait prendre sur le corps la mesure de l'âme. — Aug. Elle ne te paraît donc plus être quelque chose comme le vent? —  Ev. Nullement, car cet air dont le vent paraît être comme le flot, pût-il remplir ce monde entier, l'âme a la faculté de se représenter en elle-même des mondes innombrables et aussi grands que celui-ci, et je ne puis soupçonner dans quel espace elle en contient les images. — Aug. Vois alors s'il ne serait pas mieux de croire qu'elle est, comme je l'ai dit plus haut, sans longueur, sans largeur, sans profondeur, comme. tu me l'as accordé pour la justice. — Ev. J'y consentirais volontiers, si je n'étais encore plus désireux de savoir comment elle peut contenir les images sans nombre de si grands espaces, n'ayant elle-même ni longueur, ni largeur, ni profondeur.

 

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CHAPITRE VI.

LA LONGUEUR EST QUELQUE CHOSE DE SIMPLE.

 

10. Aug. Nous le comprendrons peut-être autant que possible, si nous examinons attentivement ces trois propriétés, longueur, largeur et profondeur. Essaye-donc de te figurer une longueur qui n'ait encore aucune largeur. — Ev. Je ne puis me rien figurer de semblable; car si je fixe mon attention sur un fil d'araignée, l'objet le plus mince que nous voyons d'ordinaire, voilà que je rencontre en lui une longueur essentielle, une largeur, et une profondeur; quelles qu'elles soient, je ne puis nier qu'elles existent. — Aug. Ta réponse n'est point si absurde ; mais dès lors que tu découvres ces trois propriétés dans un fil d'araignée, tu fais sans doute le discernement de chacune d'elles; tu comprends en quoi elles diffèrent? ­— Ev. Comment ne pas voir en quoi elles diffèrent? Aurais-je pu voir autrement que nulle d'elles ne manquait à ce fil?— Aug. Le même acte intellectuel qui te les a fait discerner, peut t'aider à en faire abstraction, pour ne té figurer que la longueur seule, pourvu que tu ne fixes ton attention sur aucun corps. En effet, de quelque nature que soit un corps, il ne peut être dépouillé d'aucune de ces propriétés. Ce que je veux te faire comprendre, est incorporel ; car la longueur seule ne peut être saisie que par l'esprit, seule elle ne se trouve point dans les corps. — Ev. Je comprends déjà.— Aug. Cette longueur donc, en vain la voudrais-tu partager verticalement, il est évident que tu ne le pourrais; si tu le pouvais, il y aurait aussi largeur. — Ev. C'est évident. — Aug. Si tu le veux, appelons ligne cette longueur pure et simple; c'est ainsi d'ailleurs que l'appellent d'ordinaire beaucoup de savants. — Ev. Appelle-la comme tu voudras : quand la chose est évidente, il n'y a plus à s'inquiéter des noms.

11. Aug. C'est bien, et non-seulement je t'approuve, mais je t'engage à préférer prendre toujours plus soin des choses que des mots. Mais cette ligne, que tu comprends suffisamment, je pense, ne vois-tu pas qu'elle sera sans fin, si par une extrémité ou par l'autre on la prolonge autant que possible; ton esprit ne serait-il pas assez perspicace pour le voir? — Ev. Je le vois parfaitement, rien de plus facile. — Aug. Tu vois donc aussi qu'on ne peut former aucune figure, si l'on se borné à prolonger la ligne. — Ev. Je ne comprends, pas encore ce que tu entends par figure. — Aug. Pour le moment, j'appelle figure un espace renfermé dans une ou plusieurs lignes; ainsi fais un cercle,

 

 

 

 

 


ou joins quatre lignes par leurs extrémités,

 

 

 

 

 

 

 

de façon qu'il n'y en ait aucune qui ne soit liée à une autre. — Ev. Je crois voir ce que tu appelles figure; mais puisse-je voir ainsi le but où nous tendons, c'est-à-dire le parti que tu vas tirer de tout ceci pour arriver à ce que je recherche au sujet de l'âme !

 

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CHAPITRE VII.

POUR DÉCOUVRIR LA VÉRITÉ, LA VOIE D'AUTORITÉ EST PLUS COURTE, ET LA PLUPART DU TEMPS PLUS SURE, QUE LA VOIE DE LA RAISON.

 

12. Aug. Je t'ai averti et même prié dès le commencement de supporter avec patience le détour [290] que nous prenions, je te fais la même prière. Ce sujet qui nous occupe, n'est ni peu important, ni facile à connaître; nous voulons en avoir une notion complète et durable, s'il est possible. Autre chose est de croire l'autorité, et autre chose de s'en rapporter à la raison. Croire l'autorité, est un moyen beaucoup plus court et qui ne demande aucun travail; tu pourras même, s'il te plaît, lire sur les questions qui nous occupent, beaucoup de réflexions que de grands et saints personnages ont jugées nécessaires et qu'ils ont écrites comme d'inspiration en faveur des ignorants. Ils ont même voulu être crus sur parole, par ceux dont l'esprit trop lent ou trop embarrassé n'avait pas d'autre moyen de salut. Si ces derniers, qui forment de beaucoup le plus grand nombre, voulaient arriver à la vérité par la raison, ils seraient facilement trompés par l'analogie des raisonnements, et se jetteraient dans des opinions diverses et nuisibles, au point de ne pouvoir en sortir jamais, ou que très-difficilement. Pour eux, il est donc très-utile de s'en rapporter à une autorité supérieure, et d'y conformer leur vie. Si tu crois même que c'est là le plus sûr, je suis si loin de te contredire, que je te donne une complète approbation.

Si néanmoins tu ne peux maîtriser le désir qui te porte à rechercher la vérité par la raison, il te faut passer par de longs et nombreux circuits, afin de ne suivre que la raison qui mérite ce nom, c'est-à-dire la raison véritable. Il faut que cette raison soit non-seulement véritable, mais tellement certaine, tellement étrangère à toute apparence de fausseté, si toutefois l'homme peut s'élever jusques-là, que nulle argumentation fausse ou captieuse, ne puisse t'en séparer. — Ev. Je ne mettrai aucune précipitation dans mes désirs : que la raison marche et me conduise où elle voudra, pourvu qu'elle me fasse parvenir.

 

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CHAPITRE VIII.

DES FIGURES MATHÉMATIQUES. — DE COMBIEN DE LIGNES SE COMPOSE UNE FIGURE. — COMMENT UNE FIGURE SE PEUT FORMER DE TROIS LIGNES.

 

l3.Aug.Ce sera l'oeuvre de Dieu; c'est uniquement dans ces sortes de matières, ou du moins principalement, qu'on doit l'invoquer. Mais revenons au point que j'avais établi. Car si tu coin prends ce qu'est une ligne et ce qu'est une figure, réponds, je te prie, à cette question penses-tu que l'on puisse former aucune figure, en prolongeant une ligne à l'infini, soit par une extrémité soit par l'autre? — Ev. J'affirme que cela n'est nullement possible. — Aug. Que nous faut-il donc faire pour avoir une figure? — Ev. Quoi ? sinon que la ligne ne soit pas infinie, mais courbée en cercle, pour se toucher à quelque point? Car je ne vois pas que l'on puisse autrement renfermer un espace dans une ligne, et si on ne le fait il n'y aura plus figure, selon ta propre définition.— Aug. Mais si je veux faire une figure avec des lignes droites, le pourrai-je, ou non, avec une seule? — Ev. Aucunement.— Aug. Et avec deux? — Ev. Pas plus.— Aug. Et avec trois? — Ev. Je vois qu'on le peut. — Aug. Tu comprends doncbien, ettu es convaincu que pour faire une figure avec des lignes droites il en faut au moins trois; mais si l'on t'objectait quelque raison , abandonnerais-tu ce sentiment?— Ev. En vérité, si quelqu'un me prouve que cela est faux, il n'y aura plus rien que j'aie la confiance de pouvoir connaître.— Aug. Maintenant, réponds-moi, comment avec trois lignes feras-tu une figure? — Ev. En joignant ces trois lignes parles extrémités.

 

 

 


 

Aug. Mais ne te paraît-il pas qu'au point de jonction, il y a un angle? — Ev. Oui. — Aug. Alors de combien d'angles est composée la figure? — Ev. D'autant que de lignes.— Aug. Fais-tu les lignes égales ou inégales ? — Ev. Egales. — Aug. Les angles ont-ils la même ouverture, ou bien l'un est-il plus aigu ou plus ouvert que l'autre ? — Ev. Je vois qu'ils sont encore égaux.— Aug. Est-il possible ou impossible que dans une figure, formée de trois lignes droites et égales, les angles soient inégaux? —  Ev. Absolument impossible. — Aug. Et maintenant, dans une figure formée de trois lignes droites mais inégales, peut-il y avoir trois angles égaux, oui ou non?

 

 

 

 

 

 


Ev. C'est absolument impossible. —  Aug. C'est vrai, mais dis-moi, je te prie, quelle figure te [291] paraît meilleure et plus belle ? celle qui est formée de lignes égales, ou celle quia des lignes inégales? — Ev. Qui hésiterait à donner la préférence à celle qui l'emporte par l'égalité ?

 

 

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CHAPITRE IX.

QUELLE EST LA PLUS BELLE FIGURE? -DANS UN TRIANGLE QU Y A-T-IL D'OPPOSÉ A L'ANGLE?

 

14. Aug. Tu préfères donc l'égalité à l'inégalité? — Ev. Je ne sais quine le ferait pas.— Aug. Vois maintenant, dans une figure de trois angles égaux, ce qui est opposé à l'angle, c'està-dire ce qui est placé en face de l'autre côté, est-ce une ligne ou un angle? — Ev. Je vois que c'est une ligne.— Aug. Si un angle était opposé à un angle, une ligne à une ligne, ne devrais-tu pas avouer que l'égalité est préférable dans les figures où cela arrive?- Ev. Je l'avoue en effet, mais je ne vois aucunement que cela soit possible avec trois lignes. Aug. Mais cela est-il possible avec quatre lignes ? — Ev. Cela est très-possible. — Aug. Donc une figure composée de quatre lignes droites est préférable à celle qui n'a que trois lignes ? — Ev. Elle est bien préférable, puisque c'est en elle que règne l'égalité dans sa force. — Aug. Et cette figure composée de quatre lignes égales, crois-tu ou non qu'on la puisse faire de telle sorte que les angles ne soient pas tous égaux? — Ev. Je vois que c'est possible.

 

 

Aug. Comment? — Ev. Si deux sont plus rétrécis et deux plus ouverts? — Aug. Vois-tu encore comment sont opposés l'un à l'autre, et les deux plus rétrécis, et les deux plus ouverts? — Ev. Cela est vrai et très-évident.— Aug. Ici encore tu vois donc l'égalité conservée autant qu'il a été possible: tu vois en effet qu'il est impossible, dans une figure formée de quatre lignes égales, de n'avoir pas tous les angles, ou du moins deux angles égaux, et que tout ce qui est égal est opposé et se correspond. — Ev. Je le vois et je le tiens pour certain.

15. Aug. Et dans tout cela n'es-tu pas étonné de rencontrer une justice si grande et si inviolable? — Ev. Comment? — Aug. Parce que nous n'appelons justice, selon moi, que l'équité; or l'équité semble tirer son nom d'une certaine égalité. Mais en quoi consiste la vertu d'équité, sinon à rendre à chacun ce qui lui appartient? Or on ne peut rendre à chacun ce qui lui appartient, qu'à l'aide du discernement. Es-tu d'un avis contraire ? — Ev. Cela est clair et j'ai hâte d'y souscrire.— Aug. Et penses-tu qu'il y ait distinction, quand toutes choses sont égales, et n'ont entre elles aucune différence ? — Ev. Je ne le pense pas. — Aug. Donc on ne peut observer la justice, s'il n'y a pour ainsi dire, imparité et dissemblance entre les différents objets à l'égard desquels on l'observe ? — Ev. Je le comprends ainsi. — Aug. Mais comme il faut avouer que les figures dont il s'agit, sont dissemblables entre elles, c'est-à-dire, celle qui n'a que trois angles et celle qui en a quatre,

 

 

 

 

quoique toutes deux soient formées de lignes semblables, ne trouves-tu pas ici la justice observée? car dans la figure où ne se voit pas l'égalité des contraires se rencontre invariablement l'égalité des angles, et dans celle qui présente si exactement l'égalité des contraires, se trouve une certaine inégalité dans les angles. Frappé de tout cela j'ai cru bon de te demander quel plaisir te procurent cette vérité, cette équité, cette égalité. — Ev. Je comprends ce que tu dis, et mon admiration n'est point médiocre.— Aug. Ainsi tu préfères avec raison l'égalité à l'inégalité, et selon moi il n'est absolument aucun homme sensé, qui ne soit de cet avis: cherchons donc, s'il te plaît, une figure où se rencontre la plus parfaite égalité ; quelle qu'elle soit, il la faudra sans hésitation préférer à toute autre. — Ev. J'y consens et désire savoir laquelle.

 

 

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CHAPITRE X.

PARFAITE ÉGALITÉ DANS LES FIGURES.

 

 

16. Aug. Réponds-moi d'abord et dis-moi, si dans ces figures, dont il semble que nous ayons suffisamment parlé, celle-là te paraît l'emporter [292] qui se compose de quatre lignes égales et de quatre angles égaux : car elle a, comme tu vois, égalité de lignes et égalité d'angles: elle a de plus, ce que nous ne trouvions pas dans celle qui est formée de trois lignes égales, parité des contraires: car tu le vois, la ligne y est opposée à la ligne, et l'angle à l'angle. — Ev. C'est vrai, comme tu le dis. — Aug. Y a-t-il donc ici, selon toi, égalité parfaite? s'il y a ici égalité parfaite, nous n'avons pas à la chercher ailleurs, comme c'était notre dessein et si elle n'y est pas, je désire que tu me le démontres. — Ev. Cette égalité me paraît être ici; car je ne vois point d'inégalité possible, là où sont des angles égaux, et des lignes égales. — Aug. Pour moi je suis d'un autre avis: car il y a dans la ligne droite l'égalité parfaite jusqu à ce qu'elle arrive aux angles, mais quand une autre ligne vient d'une autre direction se joindre à elle , et faire un angle, ne penses-tu pas qu'il y ait inégalité? Cette partie de la figure qui est fermée par la ligne te paraît-elle bien ressemblante et bien égale à celle qui est limitée par l'angle? —  Ev. Nullement, et je rougis de ma témérité; c'est là que m'a conduit la vue d'angles égaux et de côtés égaux: mais qui ne verrait une souveraine différence , entre les angles et les .côtés ? — Aug. Voici encore un autre indice très-frappant d'inégalité: tu reconnais assurément que la figure triangulaire aux côtés égaux, et la figure quadrangulaire, ont un milieu? — Ev. Je le reconnais parfaitement. — Aug. Et maintenant de ce milieu conduisons des lignes dans toutes les parties de la figure; ces lignes te paraissent-elles égales ou inégales? — Ev. Inégales évidemment, car celles qui aboutissent aux angles sont plus longues nécessairement.

 

 

 

 

Aug. Combien y en a-t-il dans le carré, combien dans le triangle? — Ev. Quatre là, trois ici. — Aug. Quelles sont, à présent, les plus courtes de toutes, et combien dans chaque figure? — Ev. Autant, c'est-à-dire celles qui sont dirigées au milieu des côtés. — Aug. Tes réponses me paraissent très justes, et il n'est pas besoin de nous arrêter plus longtemps ici, c'est assez pour notre but: car tu comprends, ce me semble, qu'il y a là une grande égalité, elle n'est pas néanmoins absolument parfaite. — Ev. Je le vois tout à fait, et suis impatient de connaître la figure qui présente cette égalité parfaite.

 

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CHAPITRE XI.

QUELLE EST LA FIGURE LA PLUS PARFAITE? LE SIGNE. — LE POINT.

 

17. Aug. Laquelle crois-tu, sinon celle dont la configuration ne varie point aux extrémités, dont l'égalité n'est rompue par aucun angle, et du milieu de laquelle on peut mener à toutes les parties extrêmes des lignes égales. —Ev. Je crois comprendre, car tu me sembles décrire cette figure que forme une seule ligne circulaire.

 

 

- Aug. C'est fort bien compris. La raison nous a enseigné plus haut que la ligne s'entend de la seule longueur , sans largeur, d'où il suit qu'on ne peut la partager dans le sens de sa direction; crois-tu donc que l'on puisse trouver aussi une figure sans largeur? — Ev. Nullement. — Aug. Et cette même largeur peut-elle n'avoir pas de longueur, puisqu'elle est uniquement largeur, de même que nous avons compris la longueur sans largeur; ou bien ne le peut-elle? — Ev. Je vois qu'elle ne le peut. — Aug. Tu vois encore, si je ne me trompe, qu'une largeur peut être divisée en tous sens, et., qu'une ligne est indivisible en longueur. — Ev. C'est évident.— Aug. Mais, selon toi, lequel est préférable, ce qui est divisible ou ce qui est indivisible? — Ev. Assurément, ce qui est indivisible.— Aug. Tu préfères donc la ligne à la largeur. Car si l'indivisible est préférable, il devient alors nécessaire de préférer le. moins divisible . or, la largeur est divisible en tous sens, la longueur ne l'est qu'en travers, et ne souffre point de division dans sa direction; elle est donc préférable à la largeur l Penses-tu autrement? — Ev. La raison me force d'admettre ce que tu dis.— Aug. Autre question maintenant, s'il te plaît : y a-t-il en cette matière quelque chose qui soit tout à fait indivisible? Ceci vaudrait beaucoup mieux [293] que cette ligne : car une ligne, tu le vois, peut

en travers se diviser à l'infini;

 

 

examine-donc et réponds. — Ev. Pour moi, je regarde comme indivisible, le point que nous avons placé au milieu de la figure et d'où partaient les lignes pour l'extrémité.

 

 

Car s'il est divisible, il ne peut être sans longueur ou sans largeur. Mais s'il y a en lui longueur, il n'est pas le point d'où partent les lignes, il est la ligne même. Et si en lui encore il y a largeur, il faudra un autre milieu d'où les lignes partiront vers les extrémités de cette largeur. Or, la raison repousse l'une et l'autre hypothèse. Le point est donc indivisible.

18. Aug. C'est bien dit. Mais ne vois-tu rien de semblable dans le commencement d'où part la ligne, quand même nous ne l'envisagerions. pas comme le milieu d'une figure ? Car j'appelle commencement d'une ligne le point où commence la longueur, et je désire que tu l'envisages sans longueur aucune. Car si tu supposes une longueur, tu ne vois pas le point même d'où part la longueur. — Ev. Je le vois tel absolument. — Aug. Ce que tu comprends là, est donc le principal de tout ce que nous avons examiné; c'est là, en effet, ce qui ne souffre pas de division; on l'appelle point, quand il est au milieu de la figure; quand il donne naissance à la ligne ou à des lignes; quand il les termine ou qu'il indique ce que l'on doit supposer sans parties, sans que néanmoins il soit au milieu de la figure, on l'appelle signe. Le signe est donc une marque indivisible; et le point, une marque tenant le milieu d'une figure ; ainsi tout point est un signe, mais tout signe n'est pas un point. Tel est le sens que je désire entre nous donner à ces noms, afin d'éviter trop de circonlocutions dans la dispute. Plusieurs cependant appellent point, non pas le milieu de toute figure, mais seulement le milieu du cercle ou de la sphère. Toutefois pas tant de soucis pour des mots. — Ev. J'y consens.

19. Aug. Assurément tu vois encore la puissance du point. C'est par lui que commence la ligne, par lui qu'elle se termine; nous voyons aussi que nulle figure ne peut se former de lignes droites, sans qu'il en .vienne fermer l'angle; ensuite, quelque part que-la ligne puisse être coupée, elle l'est par le point, tandis que lui ne saurait être aucunement divisé; on ne peut non plus joindre une ligne à une autre, si ce n'est par le point. Enfin, comme la raison nous a enseigné à préférer à toutes les figures planes, car nous n'avons rien dit encore de la profondeur, celle qui est circonscrite par le cercle à cause de sa parfaite égalité, d'où vient la mesure de cette égalité, sinon du point placé au milieu? On peut parler longuement de sa puissance, mais je me borne, et tes réflexions peuvent  comprendre beaucoup plus que je n'ai dit. — Ev. C'est;ce qui me paraît bien : et il ne me répugnera par de chercher, si je rencontre quelque obscurité. Je vois donc un peu, je crois, qu'il y a dans ce signe une grande puissance.

20. Aug. Maintenant que tu connais le signe, la longueur et la largeur, considère laquelle de ces propriétés fait partie de l'autre, et laquelle ne saurait exister sans l'autre. — Ev. Je vois que la largeur a besoin de la longueur sans laquelle on -ne peut la comprendre. Je vois ensuite que la longueur n'a pas besoin de largeur pour exister, mais qu'elle est impossible sans le signe. Quant au signe, il est évident qu'il existe par lui-même, et n'a besoin de rien autre. — Aug. C'est comme tu le dis; mais considère avec plus d'attention, s'il est vrai que la largeur se puisse couper en tout sens, s'il n'y a point un endroit où, à son tour, elle n'admette aucune division, bien qu'elle en admette plus que la ligne. — Ev. J'ignore complètement à quel endroit cela serait impossible. — Aug. Je crois plutôt que tu ne t'en souviens pas, car tu ne peux certainement ignorer cela. Je vais donc te le rappeler, tu comprends bien la largeur, sans admettre aucune profondeur? — Ev. Qui, parfaitement. — Aug. Joins-donc la profondeur à cette largeur, et dis-moi si cette adjonction te donne une matière plus susceptible d'être partout [294] divisée? — Ev. Ton avertissement est très-juste. Je vois maintenant que l'on peut diviser la largeur, non-seulement dans la partie supérieure, ou dans la partie inférieure, mais encore dans les parties latérales, et qu'il n'y a rien absolument en elle qui ne soit divisible. D'où il est évident que la largeur est indivisible dans ces parties où se doit former la profondeur.

21. Aug. Maintenant que tu connais, si je ne me trompe, et longueur, et largeur, et profondeur, dis-moi si la longueur et la largeur peuvent ne pas être partout où il y a profondeur? — Ev. Je vois que la profondeur ne peut exister sans longueur, mais qu'elle peut être sans largeur. — Aug. Reviens donc à ton idée de largeur, et si tu te la figures gisante à terre, relève-la sur un de ses côtés, comme si tu voulais la faire passer par la fente étroite de deux portes closes. Ne saisis-tu pas mon dessein? — Ev. Je comprends tes paroles, mais peut-être pas encore ton dessein. — Aug. C'est que tu me répondes, si la largeur ainsi dressée est devenue profondeur, et si elle a perdu la figure et le nom de largeur; est-elle encore largeur, nonobstant sa nouvelle situation? — Ev. Elle me paraît devenue profondeur. — Aug. Te souviens-tu, de grâce, comment nous avions défini la profondeur? — Ev. Je m'en souviens très-bien, et rougis de ma réponse; car la largeur ainsi redressée n'admet plus vers sa base de division dans sa longueur; et dès lors la pensée ne nous montre plus rien en elle d'intérieur, bien qu'elle nous montre un milieu et des extrémités. Mais d'après la définition que tu m'as rappelée de la profondeur, il n'y a nulle profondeur là où rien d'intérieur ne peut se figurer. — Aug. C'est bien dit, et c'est là ce que je voulais te rappeler. Réponds-moi donc maintenant préfères-tu la vérité à la fausseté? — Ev. Le doute serait ici une incroyable démence. — Aug. Dis-moi donc, je t'en prie, est-ce une vraie ligne celle que l'on peut partager dans sa longueur? un véritable signe celui que l'on peut partager de quelque manière? ou une véritable largeur, celle qui, élevée comme nous l'avons supposée, peut être divisée vers le bas dans sa longueur? — Ev. Rien moins que cela.

 

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CHAPITRE XIII.

L'ESPRIT INCORPOREL VOIT DES CHOSES INCORPORELLES. — QU'EST-CE QUE L'ESPRIT?

 

22. Aug. Jamais donc as-tu découvert, de ces yeux du corps, un tel point, une telle ligne, ou une telle largeur? — Ev. Jamais, en vérité ; tout cela n'est point corporel. — Aug. Mais si, en vertu d'une merveilleuse sympathie de nature, les objets corporels sont perçus par les yeux du corps, ne faut-il pas que l'esprit, qui perçoit les objets incorporels, ne soit ni corporel, ni corps? Qu'en penses-tu? — Ev. Continue; je t'accorde que l'esprit n'est ni corps, ni rien de corporel; dis-moi enfin ce qu'il est. — Aug. Vois d'abord s'il est de nature à n'avoir point cette espèce de grandeur dont il s'agit ici; car dans notre première question nous avons examiné ce qu'il est; je m'étonne que tu l'aies oublié. Il te souvient sans doute que tu as demandé d'où il vient; ce que nous avons considéré de deux manières. Nous avons donc examiné, premièrement, quelle région pour ainsi dire est celle de l'esprit; secondement, s'il est formé de terre, de feu, d'un seul de ces éléments, de tous, ou seulement de quelques-uns. Là nous sommes convenus que cette question ne devait pas plus être soulevée que celle de savoir d'où vient la terre, ou quelque autre élément en particulier. L'esprit est l'oeuvre de Dieu; mais nous devons comprendre qu'il a une substance particulière qui n'est ni de la terre, ni du feu, ni de l'air, ni de l'eau, à moins peut-être qu'il ne faille croire que Dieu a donné à la terre de n'être que terre, et qu'il n'a pas donné à l'esprit de n'être qu'esprit. Mais si tu veux avoir la définition de l'esprit, et qu'ainsi tu me demandes ce qu'il est, il m'est facile de répondre; l'esprit donc me paraît être une substance douée de raison, et propre à gouverner le corps.

 

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CHAPITRE XIV.

CE QUE PEUT L'ESPRIT INCORPOREL.

 

23. Apporte donc une attention toute spéciale à cette question qui nous occupe actuellement, savoir, s'il y a pour l'esprit une grandeur, et pour ainsi parler, un espace local. Il [295] n'est pas corps, autrement il ne pourrait voir aucun objet incorporel, comme nous l'avons démontré plus haut; donc. il n'occupe pas cet espace qui rend les corps mesurables, et dès lors on ne peut ni croire, ni imaginer, ni comprendre qu'il ait une grandeur corporelle. Si tu es étonné que l'esprit n'ayant aucune dimension, puisse néanmoins embrasser par la mémoire, les vastes espaces des cieux, de la terre et des mers, c'est qu'il est doué d'une force prodigieuse, comme le montreront à la lumière de ton intelligence, les points dont nous sommes convenus.

En effet, s'il est vrai, comme nous l'a prouvé la raison, qu'il n'y a aucun corps sans longueur, largeur et profondeur; si nulle de ces dimensions ne petit exister réellement sans les deux autres, et qu'il soit donné à notre esprit de voir la ligne seule, avec cet oeil intérieur qui est l'intelligence, nous pourrons, je crois, admettre que l'esprit n'est pas corporel, et qu'il est supérieur à tout corps; ceci admis, nul doute, je crois, qu'il ne soit encore supérieur à la ligne. Il serait absurde, en effet, que ces trois dimensions entrant nécessairement dans la nature de tout corps, ce qui est supérieur au corps ne leur fût pas supérieur à toutes. Mais la ligne qui est certainement inférieure à l'esprit, l'emporte sur les deux autres parce qu'elle est moins divisible. Or, les deux autres sont d'autant plus divisibles que la ligne, qu'elles s'étendent plus dans l'espace. Cependant la ligne n'occupe d'espace que dans sa longueur, et cet espace supprimé, il n'en existe plus. De là, il suit nécessairement que tout ce qui est supérieur à la ligne, n'est renfermé dans aucun espace, et ne souffre dès lors ni division, ni partage. C'est donc un vain labeur, selon moi, de chercher la dimension de l'esprit, dimension qui n'existe pas, puisque nous accordons que l'esprit est supérieur à la ligne. Et si, de toutes les figures planes, la plus parfaite est le cercle; si au flambeau de la raison nous n'avons rien vu de mieux et de plus puissant dans le cercle que le point où il n'y a indubitablement aucune partie , pourquoi s'étonner que notre âme ne soit ni corporelle, ni étendue comme la longueur, ni épanouie comme la largeur, ni affermie comme la profondeur, et qu'elle l'emporte sur le corps au point de gouverner seule tous les membres, et d'être comme le pivot sur lequel roulent tous les mouvements du corps?

24. Le milieu de l'œil, appelé pupille, n'est autre qu'un certain point de l'œil, et telle est néanmoins sa force, qu'il peut., du haut d'un tertre, embrasser d'un regard la moitié du ciel dont l'espace est incommensurable; il n'est donc, pas sans vraisemblance que l'esprit n'ait point cette étendue corporelle , qui consiste dans les trois dimensions, et puisse néanmoins embrasser en idée tous les corps, quelle que soit leur grandeur. Mais il n'est accordé qu'à un petit nombre de voir l'esprit par l'esprit même, c'est-à-dire comme l'esprit se voit; car il se voit au moyen de l'intelligence. Seule en effet, l'intelligence peut voir que dans tout l'univers, il n'y a rien de plus beau: et de plus éclatant que ces natures, dont l'existence nous apparaît, pour ainsi dire, sans enflure; car ce n'est pas sans raison que l'on appelle enflure toute grandeur corporelle; si elle méritait quelque estime, les éléphants seraient à nos yeux les plus sages des animaux. Or, si quelqu'un, digne d'être l'un d'entre eux, nous disait que les éléphants sont sages (car j'ai vu, avec étonnement sans doute, mais enfin j'ai vu des hommes se poser souvent cette question); du moins nous accorderait-il, je crois, qu'une faible abeille a plus de sagesse qu'un âne; et pourtant comparer la taille de ces deux animaux, ce serait plus que ressembler au dernier d'entre eux. Ou bien, pour en revenir à ce que nous avons dit des yeux, qui ne sait que l'œil de l'aigle est beaucoup plus rétréci que le nôtre? Et toutefois quand il plane si haut dans les airs, que la plus vive lumière suffit à peine pour nous le faire découvrir, cet oeil lui montre, on en a la preuve, le levraut caché sous un buisson, le poisson sous les flots.

Si la grandeur des corps importes ;peu pour la faculté de sentir, lors même, qu'il s'agit des sens qui ne peuvent percevoir rien que de corporel; est-il à craindre, je te le demande, que l'esprit humain, dont le regard le plus pénétrant, et pour ainsi dire le seul, est cette raison par laquelle il cherche à se voir lui-même, ne soit qu'un néant, si cette raison, qui est lui-même, vient à lui prouver qu'il est dépourvu de toute grandeur locale? Crois-moi, il faut supposer à notre âme de la grandeur, mais une grandeur qui ne soit nullement matériel le. C'est ce qui devient plus facile aux esprits déjà cultivés, qui abordent ces études non parce qu'ils sont avides d'une vaine gloire, mais parce qu'ils sont enflammés par l'amour divin [296] de la vérité; ou à ceux qui s'adonnent à ces recherches, quoique moins exercés dans ces sortes de questions, s'ils se montrent patients et dociles envers les hommes de bien, et se détachent des corps autant qu'il est permis en cette vie. Or, il est impossible que la divine Providence refuse les moyens de se connaître elles-mêmes, ainsi que leur Dieu, à des âmes religieuses qui cherchent avec piété, avec simplicité, avec empressement.

 

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CHAPITRE XV.

OBJECTION

L’AME SE DÉVELOPPE AVEC L'AGE.

 

25. Mais, s'il te plaît, si tu n'as plus aucune difficulté, laissons-là cette question, et allons plus loin; tout ce que nous avons dit au sujet des figures, plus longuement peut-être que tu ne l'aurais désiré, nous servira beaucoup pour le reste; tu le verras, si tu accordes que cette discussion en ait reçu quelque lumière; ce genre d'études prépare l'esprit à saisir une argumentation plus subtile; autrement, frappé de la lumière trop vive qu'elle produirait, et incapable d'en soutenir l'éclat, il pourrait se replonger dans les ténèbres qu'il voulait fuir. Nous y trouvons encore, si je ne me trompe, des arguments très-solides, qui ne permettent pas de douter, sans impudence, de ce que nous avons trouvé et établi, autant du moins qu'en pareille matière l'investigation est permise à l'homme. Pour moi, je doute moins de ces choses que de celles que nous voyons de ces yeux qui ont toujours à se défendre contre les humeurs. Quoi de plus insupportable à entendre que de proclamer notre supériorité en raison sur les animaux, de proclamer en même temps que cette supériorité nous est découverte par la lumière corporelle, que certains animaux la voient même mieux que nous ; et néanmoins de rejeter comme un néant, tout ce que nous découvre la raison? Il ne pourrait non plus se concevoir rien de plus indigne, que de représenter ces vérités comme semblables à ce que nous voyons des yeux du corps.

26. Ev. Ces observations me plaisent singulièrement, et j'y souscris bien volontiers; mais voici ce qui m'arrête : l'âme n'a point une dimension corporelle, ce qui est pour moi tellement clair, que je ne sais ni comment résister aux arguments qui viennent de le démontrer, ni comment en rejeter un seul; pourquoi donc d'abord l'âme croît-elle avec l'âge, ou du moins paraît-elle croître comme le corps? Qui pourrait nier, en effet, que les jeunes enfants ne peuvent soutenir la comparaison avec certains animaux, sous le rapport de l'astuce? Qui pourrait nier aussi que la raison se développe en eux lorsqu'ils se développent eux-mêmes? Ensuite, si l'âme occupe toute l'étendue du corps, comment n'a-t-elle aucune dimension? Si elle ne s'étend point partout le corps, comment sent-elle la moindre piqûre? — Aug. Souvent aussi, ces questions m'ont tourmenté; c'est pourquoi je suis prêt à donner les réponses que je me fais à moi-même; sont-elles bonnes? c'est une appréciation que je laisse à la raison qui te dirige; quelle qu'en soit la valeur, je n'en puis dire davantage, à moins peut-être que pendant la discussion, il ne me vienne à l'esprit quelque lumière divine. Mais continuons, s'il te plaît, selon notre manière, afin qu'au flambeau de la raison, tu te répondes à toi-même.

Et d'abord, cherchons si l'on peut présenter comme une preuve certaine que l'esprit croît avec le corps, ce fait que l'homme acquiert avec l'âge plus d'aptitude, une habileté toujours croissante dans le commerce de la vie humaine. — Ev. Va comme il te plaira; pour moi, j'apprécie beaucoup cette méthode d'enseigner et d'apprendre ; je ne sais même comment il se fait, qu'en donnant la réponse que cherchait mon ignorance, l'admiration ajoute un nouveau plaisir à la découverte de la vérité.

 

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CHAPITRE XVI.

RÉPONSE A L'OBJECTION. — LE DÉVELOPPEMENT DE L’AME EST INDÉPENDANT DE CELUI DU CORPS.

 

27. Aug. Dis-moi si plus grand et meilleur te paraissent deux choses distinctes, ou bien une seule et même chose sous deux noms différents ? — Ev. Je sais que plus grand est pour nous différent de meilleur.— Aug. Auquel des deux attribueras-tu des dimensions? — Ev. A celui que nous appelons plus grand.— Aug. Et quand nous disons que de deux figures le cercle est plus parfait que le carré, est-ce la dimension ou toute autre cause qui produit ce résultat? — Ev. Ce n'est nullement la dimension, [297] mais bien l'égalité dont nous avons parlé plus haut, qui lui communique cette supériorité. — Aug. Vois donc maintenant si la vertu ne te paraît pas une certaine égalité de la vie parfaitement d'accord avec la raison. Car les inconséquences que nous rencontrons dans la vie, nous choquent plus, je crois, que la vue d'une circonférence dont une partie serait séparée du point par un intervalle plus ou moins grand que les autres parties. N'est-ce pas la vérité ? — Ev. Au contraire je t'approuve et je reconnais la vertu dans la description que tu en as faite. Car on ne doit appeler raison, ou regarder comme telle, que celle qui est vraie. De plus, il n'y a sûrement que celui dont la vie est parfaitement d'accord avec la vérité, pour mener, ou au moins pour mener complètement une vie bonne et honorable, et celui qui est dans ces dispositions, mérite seul d'être regardé comme doué de vertus, menant une vie vertueuse.— Aug. C'est parler avec justesse. Mais tu sais sans doute aussi, je pense, que de toutes les figures planes, le cercle ressemble le plus à la vertu. De là vient que d'habitude nous applaudissons ce vers d'Horace, qui dit en parlant du Sage : Il est fort et tout entier recueilli en lui-même comme une surface ronde et polie (1). Cela est juste, car il n'y a rien pour être d'accord avec soi-même comme la vertu parmi les dons de l’âme, rien comme le cercle parmi les figures. Si donc, c'est la conformation et non l'étendue en espace, qui donne au cercle sa supériorité, que ne dirons-nous pas de la vertu qui est supérieure à toutes les autres dispositions de l'âme, non par de plus grandes dimensions locales, mais par une parfaite et divine conformité avec la raison ?

28. Et quand on félicite un enfant de ses progrès, en quoi dit-on qu'il fait des progrès, si ce n'est dans la vertu ? N'est-ce pas vrai ? — Ev. C'est évident. — Aug. Donc alors, les progrès de l'esprit ne doivent plus te paraître semblables à l'accroissement que l'âge donne au corps, car ses progrès tendent à la vertu qui ne trouve ni sa beauté, ni sa perfection dans l'étendue de l'espace , mais bien dans une grande force d'harmonie, et si comme tu l'as dit, ce qui est plus grand, diffère de ce qui est plus parfait, quelques progrès que fasse l'âme avec l'âge, et en devenant raisonnable, elle ne me paraît pas devenir plus grande, mais meilleure. Si la grandeur de l'âme dépendait des

 

1. Liv. II Sat. 7, V, 60.

 

dimensions du corps, la sagesse se mesurerait sur la hauteur de la taille ou sur la force des membres; or, tu ne nieras point, je pense, qu'il en soit autrement. — Ev. Qui oserait le nier ? Mais pourtant , comme tu accordes toi-même que l'âme progresse avec l'âge; j'admire donc comment il se fait que, n'ayant aucune dimension , elle soit aidée non par la grandeur des membres, mais par la longueur du temps.

 

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CHAPITRE XVII.

C'EST PAR MÉTAPHORE , QUE L'ON DIT DE L'AME QU'ELLE CROIT AVEC LE TEMPS.

 

29. Aug. Laisse-là ton étonnement, ici encore je te répondrai par une raison analogue. La longueur du corps ne sert de rien à l'âme, puisque beaucoup d'hommes aux membres raccourcis et grêles, ont plus de sagesse que certains autres dont le corps est doué de vastes proportions; ainsi nous voyons à certains jeunes hommes plus de sagacité et d'activité qu'à la plupart des vieillards, et dès lors je ne comprends plus comment l'on prétendrait que le temps donne de l'accroissement à l'esprit , comme il en donne au corps. Le corps lui-même, à qui il est donné de prendre de l'accroissement avec le temps et d'occuper un espace plus étendu, est souvent plus court malgré les années ; on le voit non-seulement chez le vieillard dont le grand âge a contracté et raccourci la taille, mais encore chez certains enfants qui ont le corps moins élevé que ne l'ont d'autres enfants quoique moins âgés. Si donc un long espace de temps n'est point une cause de grandeur, même pour les corps; si cette cause est dans la puissance du germe, et de certains nombres mystérieux de la nature qu'il est difficile de connaître, combien moins faudra-t-il penser que l'âme grandisse selon la mesure du temps, quand même nous verrions qu'elle apprend beaucoup par l'usage et l'habitude.

30. Si tu trouves étrange que nous traduisions par longanimité, ce que les Grecs appellent makrotumian, il est bon de remarquer que nous appliquons souvent à l'âme des expressions qui appartiennent au corps, et au corps celles qui appartiennent à l'âme. Si Virgile a dit d'une montagne qu'elle est méchante, et [298] de la terre qu'elle est très-juste (1), expressions transférées de l'âme au corps, Cule vois, pourquoi t'étonner que nous disions aussi longanimité, quand les seuls corps peuvent avoir une longueur? Et parmi les vertus, celle que nous appelons grandeur d'âme , ne réveille pas l'idée de l'espace, mais d'une certaine force, c'est-à-dire de la générosité, de la puissance de l'âme, vertu d'autant plus estimable, qu'elle méprise davantage. Mais nous en parlerons plus tard quand nous examinerons la grandeur de l'âme, considérée comme ordinairement la grandeur d'Hercule, d'après l'excellence des actes et non d'après le volume des membres. Tel est en effet le plan que nous avons adopté.

L'important à cette heure est de te souvenir de ce que nous avons dit suffisamment au sujet du point : la raison nous l'a montré comme ayant la plus grande puissance et le rang le plus élevé parmi les figures. Or puissance et domination ne montrent-elles pas une certaine grandeur 7 Et cependant nous n'avons trouvé dans le point aucun espace. Quand donc nous entendons ou disons grandeur, élévation de l'esprit, notre pensée ne doit point se porter sur l'étendue locale qu'il occupe, mais sur sa puissance. Ainsi donc, si tu juges que nous ayons suffisamment aplani la première objection que tu as élevée pour montrer que l'esprit croissait avec l’âge et avec le corps, passons à une autre.

 

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CHAPITRE XVIII.

LA FACULTÉ DE PARLER, QU'UN ENFANT ACQUIERT PEU A PEU, NE DOIT PAS ÊTRE ATTRIBUÉE AUX ACCROISSEMENTS DE L’AME.

 

31. Ev. Je ne sais si nous avons parcouru toutes les objections qui d'ordinaire me tourmentent, et il se peut que ma mémoire en oublie quelques-unes; toutefois, examinons celle qui me vient maintenant à l'esprit, c'est que l'enfant ne parle pas dans son bas-âge, et qu'il acquiert cette faculté en grandissant. — Aug. C'est facile à résoudre; tu sais, je crois, que chacun parle la langue des hommes au milieu desquels il est né et a été élevé. — Ev. Nul ne l'ignore. — Aug. Figure-toi maintenant un homme né et élevé dans un milieu où on ne parlerait point, où l'on n'aurait, pour

 

1. Enéid. liv. XII, v. 687. Géorg liv. II, v. 460.

 

exprimer ses pensées, que des signes et des gestes, ne crois-tu pas qu'il agira de la même manière, et qu'il ne parlera point, n'ayant entendu la parole de personne ? — Ev. Ne m'interroge point, je te prie, sur ce qui est impossible. Où y a-t-il des hommes semblables et comment me figurer un enfant né au milieu d'eux? — Aug. Tu n'as donc pas vu à Milan un jeune homme d'une taille élégante, d'une politesse exquise,. muet néanmoins, et tellement sourd qu'il ne comprenait les autres qu'aux mouvements du corps, et ne pouvait autrement exprimer sa volonté ? Il y est très-connu. J'ai connu aussi un paysan qui parlait, son épouse parlait aussi, ils eurent environ quatre enfants, filles et garçons, peut-être plus, car je ne me rappelle pas très-bien le nombre, tous étaient muets et sourds. Ils étaient muets, puisqu'ils ne pouvaient parler; sourds, puisqu'ils étaient dans l'impuissance de comprendre les signes autrement que parles yeux. — Ev. J'ai connu le premier, pour les autres je te crois; mais pourquoi rappeler ces faits? Aug. Parce que tu as prétendu ne pouvoir supposer qu'il naisse un enfant parmi de tels hommes. — Ev. Maintenant même je le dis encore; car, tu l'accordes, si je ne me trompe, ces enfants sont nés parmi des hommes qui parlaient. — Aug. Je ne le nie point; mais puisque nous accordons mutuellement qu'il peut naître de tels êtres humains, suppose, je te prie, que l'on unisse ensemble un tel homme et une telle femme, qu'un hasard les confine dans une solitude où ils puissent vivre cependant, que là ils aient un fils qui ne soit point sourd, comment ce fils parlera-t-il à ses parents? — Ev. Comment le penses-tu à ton tour? Ne leur fera-t-il pas les signes et les gestes qu'il leur aura vu faire? Mais comme celai

serait encore impossible à un tout jeune enfant, mon objection demeure entière. Qu'importe que l'accroissement donne à l'enfant la faculté de parler ou de faire des signes, quand l'un et l'autre sont du domaine de l'âme, à qui nous refusons l'accroissement?

32. Aug. Tu crois donc, quand un homme danse sur la corde, qu'il a une âme plus élevée que ceux qui ne sauraient le faire? — Ev. C'est autre chose, qui ne voit qu'il y a de l'art en ceci ? — Aug. Pourquoi de l'art? N'est-ce point parce que le danseur a appris? — Ev. C'est vrai. — Aug. Alors pourquoi ne verrais-tu pas encore de l'art si l'on apprenait autre chose? [299] — Ev. Je ne nie point qu'il y ait de l'art dans tout ce qu'on apprend. — Aug. Cet enfant n'a donc pas appris de ses parents à faire un geste? — Ev. Il a appris, c'est vrai. — Aug. Il te faut donc accorder aussi que c'est là l'effet non de l'accroissement de l'âme, mais de quelque art d’imitation. — Ev. Je ne puis faire cette concession. — Aug. Donc tout ce qui s'apprend n'est point l'objet d'un art, comme tu l'avais admis? — Ev. C'est assurément l'objet d'un art. — Aug. Alors cet enfant n'a pas appris son geste, ce que tu avais également admis? — Ev. Il l'a appris, mais ce n'est point là de l’art. — Aug. Cependant, tu viens d'attribuer à l'art tout ce qui s'apprend.

Ev. Eh bien, voyons, je t'accorde que parler et gesticuler appartiennent à l'art, parce que cela s'apprend. Cependant, il est des arts que nous acquérons en remarquant ce que l'on bit sous nos yeux, et des arts que nous enseignent des maîtres. — Aug. Lesquels de ces arts penses-tu que l'âme connaisse, par le fait même de son agrandissement? tous?— Ev. Non pas tous, mais les premiers. — Aug. Marcher sur la corde, ne te paraît-il pas de ce nombre ? Car il me semble que, pour ceux qui le font, cela s'acquiert en regardant. — Ev.  Je le crois aussi; toutefois, ceux qui regardent cet exercice et le contemplent avec le plus grand soin, ne peuvent tous acquérir cette habileté; il leur faut des maîtres. — Aug. Tu parles bien sagement; car c'est ce que je puis répondre au sujet du langage. Beaucoup de Grecs et d'autres encore nous entendent parler une langue étrangère plus souvent qu'ils ne voient marcher sur la corde, et pour apprendre notre langue ils prennent souvent des maîtres, comme nous en prenons pour apprendre la leur. Je m'étonne alors que tu veuilles attribuer le langage humain à l'accroissement de l'âme, et non point de marcher sur la corde. — Ev. Je ne sais comment tu confonds ces deux choses; car celui qui se donne un maître pour apprendre notre langue en connaît une déjà, c'est la sienne, et il l'apprenait, je pense, à mesure que son âme grandissait. Mais en apprendre une autre, c'est là ce que j'attribue, non à l'accroissement de l'âme, mais à l'art.— Aug. Si donc un homme né et élevé parmi les muets n'entrant que tard et déjà adolescent, dans la société des autres hommes, y apprenait leur langue sans en connaître encore aucune autre, tu penserais que son âme s'accroît en même temps qu'il apprend le langage? — Ev. Je n'oserais m'avancer jusque-là; j'en chois à la raison et ne pense pas que le langage soit la preuve d'un agrandissement dans l'âme; car je pourrais être forcé d'avouer que l'âme n'acquiert la connaissance de tous les arts qu'en croissant, et il s'en suivrait cette absurdité que, pour l'âme, oublier c'est décroître.

 

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CHAPITRE XIX.

EN QUEL SENS ON DIT QUE L'AME CROÎT OU DÉCROÎT.

 

33. Aug. C'est bien compris, et, à vrai dire, pour l'âme, apprendre c'est croître en un sens, tandis que désapprendre c'est décroître ; mais c'est là une métaphore comme nous l'avons montré plus haut. Toutefois, quand on parle de son accroissement, il faut se garder de ne voir là que l'occupation d'un lieu plus spacieux; il faut considérer que la force d'action est plus grande chez l'homme instruit que chez l'ignorant. Il y a néanmoins une grande différence dans les objets qu'elle apprend, et qui paraissent la développer.

En effet, l'accroissement corporel est de trois sortes; dans l'une, qui est nécessaire, les membres atteignent la dimension naturelle; dans l'autre, qui est superflue, il arrive que, sans nuire à la santé, certains membres ont un développement disproportionnel avec les autres; de là vient que des hommes naissent avec six doigts, et autres choses semblables qui dépassent la mesure ordinaire, et que l'on appelle monstrueuses; la troisième sorte d'accroissement, qui est nuisible, se nomme enflure; quand elle arrive, les membres ont pris de l'accroissement, à la vérité, et occupent un lieu plus vaste, mais au détriment de la santé. Ainsi, voyons-nous dans l'esprit certains accroissements naturels en quelque sorte, quand il acquiert des connaissances honnêtes, dont le but est une vie bonne et heureuse. Mais apprendre des choses plus brillantes qu'utiles, bien qu'elles puissent servir en certaines occasions, c'est là aussi un accroissement superflu; car si un joueur de flûte, comme le rapporte Varron, sut plaire au peuple au point d'en être fait roi, nous ne devons cependant pas voir dans cet art un moyen d'accroître notre âme; il nous répugnerait, en effet, d'avoir des dents plus grandes que les dents humaines, [300] dût-on nous dire qu'un homme qui en avait de pareilles fit périr son ennemi en le mordant. On appelle arts dangereux ceux qui nuisent à la santé de l'esprit; car juger d'un mets à l'odeur et au goût, pouvoir dire dans quel étang a été pris un poisson, ou de quelle année est le vin , c'est une pitoyable habileté; et quand c'est à des arts semblables que paraît avoir demandé son accroissement une âme qui a négligé l'esprit pour se jeter dans les sens, on ne doit voir en elle que de l'enflure ou même une consomption.

 

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CHAPITRE XX.

L’AME SAIT-ELLE QUELQUE CHOSE D'ELLE-MÊME?

 

34. Ev. J'accepte ces idées et j'y souscris. et toutefois je ne suis pas complètement satisfait, car, autant qu'il nous est possible de le voir, l'âme d'un enfant nouvellement né ignore tout, et n'a au,:une raison. Pourquoi, si elle est éternelle , W apporter avec soi aucune connaissance? —  Aug. Tu soulèves là, une grande, une très-grande question, je ne sais même s'il en est une plus grande: nos idées y sont tellement contradictoires que l'âme te semble n'apporter avec elle aucune connaissance, tandis que selon moi elle les a toutes (1), et ce que nous appelons apprendre, n'est autre chose pour elle, que se souvenir et se rappeler. Mais vois-tu que ce n'est point ici le moment de rechercher s'il en est vraiment ainsi (2). Ce qui nous occupe maintenant c'est de montrer s'il est possible que ce n'est point l'étendue locale qui la fait appeler grande ou petite; quant à son éternité, si elle en a une, il sera temps de nous en occuper, quand nous traiterons dans la mesure de nos forces, la quatrième question que tu as posée, pourquoi l'âme est-elle unie au corps? Qu'importe en effet à la question de sa grandeur celle de savoir si elle a toujours été ou non, et si elle sera toujours; pourquoi elle est tantôt ignorante, tantôt douée de science? car nous avons prouvé plus haut qu'un temps plus long ne produit point plus de grandeur dans les corps eux-mêmes; il est de plus manifeste qu'un homme qui prend de l'accroissement peut ne rien savoir, tandis qu'un vieillard est souvent très-instruit. Plusieurs autres

 

1. Rétr. Liv. I, ch. VIII, n. 2.

2. Cette question a été spécialement traitée par saint Augustin dans le livré du Maître.

 

considérations ont aussi prouvé suffisamment, je crois, que l'âme ne croît pas en même temps que l'âge donne au corps son développement.

 

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CHAPITRE XXI.

LES FORCES PLUS GRANDES A UN AGE PLUS AVANCÉ, NE SONT PAS UNE PREUVE DE L'ACCROISSEMENT DE L'AME.

 

35. Aug. Examinons, donc s'il te plaît, la valeur de ton autre objection, savoir, que sur toute la surface du corps l'âme est sensible au toucher, bien que nous ne lui accordions au. tune dimension. — Ev. Je te laisserais passer à cette objection, s'il ne fallait dire un mot au sujet des forces. Pourquoi, en effet , des corps, qui ont grandi avec l'âge, fournissent-ils à l'âme des forces plus grandes, si l'âme n'a pas grandi avec eux ? Que nous appelions vertu dans l'âme, ce que nous appelons force dans le corps, je ne consentirai jamais à séparer celle force de l'âme, puisque je n'en vois aucune dans un corps sans vie. Il est donc impossible de nier que les forces corporelles soient au service de l'âme , comme y sont les sens: et puisque ce sont là des fonctions vitales, qui pour rait douter qu'elles ne soient plutôt du domaine de l'âme? Ainsi donc, comme nous voyons chez les enfants qui ont déjà grandi, des forces plus grandes que chez les plus jeunes; chez les adolescents et les jeunes gens , les forces augmenter de jour en jour , jusqu'à ce qu'elles diminuent avec le corps qui vieillit; ce n'est point là, ce me semble, un léger indice que l'âme grandit et vieillit avec le corps.

36. Aug. Tout n'est pas absurde dans ce que tu dis; mais je n'ai pas l'habitude de mettre les forces dans la grandeur du corps et les accroissements de l'âge plus que dans un certain exercice et dans la conformation des membres; et pour te prouver qu'il en est ainsi, je te demanderai si, marcher plus longtemps qu'un autre et éprouver moins de fatigue, te paraît l'effet de forces plus grandes ? — Ev. Je le crois ainsi. — Aug. Pourquoi donc, alors que j'étais enfant, et que je m'exerçais à la marche en chassant avec passion , faisais-je sans fatigue une course bien plus longue que dans la suite , quand adolescent je m'adonnais à des études qui me forçaient à être sédentaire, s'il est vrai qu'on doive attribuer des forces [301] plus grandes à l'accroissement de l'âge , et par contre, à l'accroissement de l'âme? Les maîtres même qui exercent les lutteurs ne considèrent dans leurs corps , ni la masse, ni la taille élevée; mais dans les bras, des muscles mieux dessinés, qui apparaissent comme des noeuds saillants, et dans tout le corps je ne sais quel air où leur oeil exercé découvre surtout des preuves de force. Tout cela serait peu de chose néanmoins, si l'on n'y joignait la vigueur que donne l'art et l'exercice. Souvent même on a vu des hommes d'une grande taille vaincus par des hommes petits et grêles , soit à mouvoir des fardeaux, soit à les porter, soit même dans la lutte. Qui ne sait qu'un vainqueur aux jeux Olympiques, sera plus tôt fatigué dans la marche, que le marchand forain, qu'il renverserait du bout de son doigt? Si donc nous appelons grandes, non point toutes les forces sans distinction, mais celles qui sont plus aptes à tel but, si les linéaments et la configuration du corps sont supérieurs à leur dimension, si l'exercice a une telle puissance , que l'on ait cru ce fait célèbre d'un homme qui portant chaque jour un jeune veau, put aussi le soulever et le porter, quand il fut devenu boeuf, sans ressentir la surcharge qui avait augmenté peu à peu ; c'est que les forces qui nous viennent avec l'âge ne sont pas un signe que l'âme croit avec le corps.

 

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CHAPITRE XXII.

D'OU VIENT LE DÉVELOPPEMENT DES FORCES CORPORELLES.

 

37. Si dans les corps des grands animaux ,nous trouvons des forces proportionnées à leur grandeur, la cause en est dans cette loi de la nature qui fait céder les moindres poids aux plus lourds fardeaux: ceci arrive d'abord quand de leur propre mouvement les corps prennent la place qui leur convient; ainsi les corps humides et terrestres descendent au milieu même du monde , c'est-à-dire dans la région inférieure, et les corps aériens et ignés montent vers la région supérieure; ce phénomène se produit aussi quand sous l'impulsion ou la répulsion d'une machine ou d'un choc, ils sont contraints par une force étrangère d'aller où ils ne seraient point allés spontanément. Jette d'une hauteur deux pierres de dimension inégale; quoique tu les aies lancées simultanément, la plus forte arrive à terre plus vite; mais si tu places la moindre au-dessous de manière qu'elle soit inévitablement couverte par la plus forte, elle cède et arrive en même temps sur le sol. De même encore lance la plus forte d'en haut vers la terre, et la moindre d'en bas vers le ciel ; dès qu'elles se rencontreront il faut nécessairement que la moindre soit repoussée et retourne en arrière; ne crois point que ce résultat vienne de ce que la moindre devait contre nature s'élever dans les airs tandis que l'autre reprenait avec plus d'impétuosité la position qui lui est propre. En effet, suppose que la plus forte soit lancée dans les airs et rencontre la moindre jetée `vers le sol; tu verras toutefois la moindre remonter vers le ciel, puis par l'effet du choc prendre une autre direction , pour retomber sur le sol où elle était lancée. De même encore, si elles se heurtent dans l'espace., non quand elles suivent leur mouvement naturel, mais quand elles sont lancées comme par deux lutteurs en rase campagne ; qui doute que la moindre ne cède pour retourner vers l'endroit d'où elle était partie et où l'autre était lancée ? Puisqu'il en est ainsi, quoique les moindres poids cèdent toujours aux plus lourds, il importe cependant de remarquer la force respective d'impulsion, car si la moindre, lancée avec une force majeure, comme celle d'une puissante machine, venait à heurter la plus forte lancée avec moins de violence ou déjà ralentie dans sa marche, elle rebondirait à la vérité et néanmoins elle retarderait l'autre, ou même la repousserait en arrière selon la puissance de son choc et de son poids.

38. Cela posé et bien compris, autant que le demande le sujet qui nous occupe, reporte-toi maintenant à ce que nous appelons forces dans les animaux, et dis-moi si nous y voyons une application de cette loi. Car les corps des animaux ont leur pesanteur; qui pourrait le nier? Et cette pesanteur qui se meut à la volonté de l'âme, fait beaucoup par elle-même du côté où elle incline.

Pour mouvoir le poids du corps, la volonté de l'âme se sert des nerfs comme de machines; et ce qui rend ces nerfs plus vigoureux et plus souples, c'est la sécheresse et une chaleur modérée, tandis qu'un froid humide les détend et les affaiblit. Aussi le sommeil, qui, selon l'assertion des médecins et la preuve qu'ils en donnent, est froid ou humide, [302] laisse-t-il une certaine langueur à nos membres; d'où il arrive que le mouvement d'un homme qui s'éveille est d'une extrême lenteur, et que rien n'est plus mou, plus énervé qu'un homme en léthargie. Quant aux frénétiques, en qui les veilles, la force du vin, la violence de la fièvre et tant d'échauffants, opèrent une tension et une résistance nerveuse démesurée, il est manifeste qu'ils peuvent déployer dans la lutte et dans beaucoup d'actes plus d'énergie qu'en pleine santé, quoique leur corps soit affaibli et épuisé par la maladie. Si donc l'énergie de l'âme, un certain appareil nerveux, et le poids du corps constituent ce que nous appelons les forces; si de la volonté vient cette énergie, que rend plus prompte l'espérance ou l'audace, que réprime la crainte, et plus encore le désespoir; car, dans un moment de crainte, à la moindre lueur d'espérance, il est d'ordinaire que nos forces se surexcitent; s'il appartient à la configuration des corps d'ajuster l'appareil nerveux, à la mesure de la santé de le modifier, et au travail de l'exercice de l'affermir; si le poids vient de la grosseur des membres, laquelle s'acquiert par l'âge et la nourriture et s'entretient par les seuls aliments; quand un homme est également pourvu de toutes ces ressources, il a des forces prodigieuses, et la faiblesse d'un autre est à proportion du défaut de ces mêmes ressources. Il arrive même souvent qu'avec une volonté obstinée, et des nerfs plus solides, un homme de petite taille triomphe d'un autre dont la stature l'emporte sur la sienne. Parfois encore il arrive que, grâce à son grand poids, un homme agissant avec peu d'énergie accable un adversaire plus petit, et dont les efforts sont beaucoup plus violents. Or, quand ce n'est plus ni le poids du corps, ni le jeu des nerfs, mais la volonté ou plutôt l'âme qui s'affaisse, et que le plus robuste est vaincu par un homme plus faible à tout point de vue, parce que la timidité le cède à l'audace; je ne sais s'il faut y voir un effet de la force. Peut-être cependant pourrait-on attribuer à l'âme des forces qui lui inspirent courage et confiance; mais comme elles se montrent chez l'un pour disparaître chez l'autre, il est facile de comprendre la supériorité de l'esprit sur le corps, même quand il agit au moyen du corps.

39. Suppose un jeune enfant, qui pour attirer ou repousser quelque chose , ne peut employer que toute sa volonté; sa constitution naissante et moins parfaite ne lui donne que des nerfs inhabiles, alourdis par la surabondance des humeurs à cet âge, et amollis par défaut d'exercice; son corps est tellement léger, qu'on le peut lancer sans nuire gravement, et qu'il est plus propre à recevoir qu'à faire des blessures. Quel est l'homme qui, voyant venir, avec les années, et ces nerfs et ce développement des membres, et les forces nécessaires, pourra croire avec sagesse et prudence que l'âme a grandi, parce qu'elle use de ces mêmes forces qui grandissent chaque jour? Si l'on voyait, lancées par un jeune homme que déroberait une tenture , des flèches courtes et légères qu'un arc sans nerf enverrait tomber à une faible distance; peu après d'autres flèches garnies de fer et de plumes, lancées par un arc vigoureusement tendu, s'élevant bien haut dans les airs; si l'on croyait de plus que le même effort a lancé ces deux sortes de flèches, on pourrait donc se persuader qu'en un si court espace de temps, le jeune homme a grandi et s'est fortifié. Que peut-on néanmoins supposer de plus absurde?

40. Autre chose: si l'âme grandit, vois combien il est étrange d'expliquer son accroissement par l'accroissement des forces corporelles et non par le progrès des connaissances, car elle ne donne aux unes que l'assentiment de sa volonté, et seule elle possède les autres. Et si nous voyons un accroissement dans l'âme quand le corps acquiert des forces, il faut voir en elle un amoindrissement quand il en perd. Or, il en perd pendant la vieillesse, il en perd pendant les travaux de l'étude, et c'est alors que l'on avance ordinairement, que l'on se fortifie dans les sciences; et pourtant rien ne peut augmenter et diminuer en même temps. D'où il suit que plus de forces, dans un âge plus avancé, ne prouve pas accroissement dans l'âme.

Il y a beaucoup à dire encore, mais si tu es satisfait, je me borne à ceci, et nous passons à d'autres points. — Ev. Je suis assez convaincu que le développement des forces ne vient point de l'agrandissement de l'âme; car sans reprendre ici tout ce que tu as si habilement exposé, un frénétique même ne dirait pas que l'âme se développe par la déraison et la maladie du corps, tandis que le corps lui-même diminue; nul en effet ne l'ignore, ce frénétique a beaucoup plus de force que n'en a ordinairement un homme en santé. C'est [303] pourquoi j'attribue aux nerfs les effets qui nous étonnent quand nous rencontrons chez quelqu'un ales forces inattendues. Je t'en prie donc, aborde ce qui déjà m'occupe entièrement : si l'âme n'a point en espace autant d'étendue que le corps, pourquoi est-elle sensible au toucher dans toutes les parties du corps ?

 

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CHAPITRE XXIII.

L’AME SENT PAR TOUT LE CORPS, SANS ÊTRE ÉTENDUE COMME LUI. — QU'EST-CE QUE SENTIR, ET QU'EST-CE QUE VOIR?

 

41. Aug. Allons, abordons ce sujet, puisque tu le veux; mais il me faut de ta part plus d'attention que tu ne le crois peut-être nécessaire. Redouble donc d'efforts pour bien me suivre et me répondre. Quelle idée te formes-tu de ce sens dont l'âme est douée sur toute la surface du corps, car c'est là son nom propre? — Ev. J'entends dire que nous avons cinq sens: la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher; je ne sais rien à te dire de plus. — Aug. C'est une division bien vieille , et presque partout vulgaire. Mais, je t'en prie, donne-moi du sens une définition qui renferme tout cela, et rien d'étranger au sens; si tu ne le peux, je ne te presse pas; tu pourras sans doute repousser ou admettre ma définition, ce qui suffit. — Ev. Quant à cela, je ne te ferai pas défaut peut-être, dans la mesure de mes forces, car cela même n'est pas toujours chose facile. — Aug. Ecoute donc: je crois que le sens consiste en ce que rien de ce qu'éprouve le corps ne soit dérobé à l'âme. — Ev. J'accepte cette définition. — Aug. Regarde-la donc comme étant à toi, et défends-la pendant que je l'attaquerai tant soit peu. — Ev. Je la défendrai si tu m'aides : sinon je ne l'approuve plus; ce n'est pas sans raison que tu crois devoir l'attaquer. — Aug. Ne t'assujétis pas trop à l'autorité, surtout à la mienne qui n'est rien. Et comme l'a dit Horace : ose être sage (1) ! pour n'être pas submergé par la crainte plutôt que par la raison. — Ev. Je ne crains rien, quelle que soit la marche de la discussion, car tu ne me laisseras pas errer. Mais commence, si tu es prêt, de peur que le retard ne me fatigue plus que le combat.

42. Aug. Dis-moi donc ce qu'éprouve ton corps, quand tu me vois? — Ev. Il éprouve

 

1. Epit. Liv. I, ep. 2, V, 39.

 

bien certainement quelque chose ; car mes yeux, si je ne me trompe , font partie de mon corps, et s'ils n'éprouvaient rien, je ne te verrais pas. — Aug. Il ne suffit pas de me persuader que tes yeux éprouvent quelque chose; il faut me montrer aussi ce qu'ils éprouvent. — Ev. Qu'éprouveraient-ils sinon la sensation de la vue ? car ils voient. Si tu me demandes ce qu'éprouve un malade, je réponds : la maladie ; un homme qui convoite, la convoitise; celui qui craint, la crainte; celui qui se réjouit, la joie. Quand donc tu me demandes ce qu'éprouve celui qui voit, pourquoi ne pourrais-je pas avec raison te répondre : la sensation de la vue ?— Aug. Mais se réjouir c'est sentir aussi la joie; le nieras-tu? — Ev. J'y souscris au contraire. — Aug. Je puis en dire autant de toutes les autres sensations. — Ev. D'accord. — Aug. Or, tout ce que sentent les yeux, ils le voient. — Ev. Je ne l'accorde nullement ; qui est-ce qui voit la douleur, et néanmoins nos yeux la ressentent souvent? — Aug. On voit bien qu'il s'agit des yeux, tu as raison d'être sur tes gardes, vois donc si celui qui voit, le ressent en voyant, comme celui qui se réjouit ressent sa joie pendant qu'il en est affecté. — Ev. Peut-il faire autrement?— Aug. Mais alors on voit nécessairement tout ce que l'on ressent en voyant ? — Ev. Non pas nécessairement, car si en voyant on ressentait de l'amour, verrait-on aussi cet amour? — Aug. Voilà de la circonspection , et de la sagacité, j'aime qu'il soit difficile de te surprendre. Maintenant, écoute bien: il est convenu entre nous que les yeux ne voient pas tout ce qu'ils ressentent, ni même tout ce que l'on éprouve en voyant : penses-tu au moins que l'on ressente tout ce que l'on voit? — Ev. Si je ne l'accorde point, comment pourra-t-on appeler sens, la faculté de voir? — Aug. Mais ce que nous ressentons, ne l'éprouvons-nous pas aussi ? — Ev. C'est vrai. — Aug. Si donc nous ressentons tout ce que nous voyons, et si nous éprouvons tout ce que nous ressentons , nous éprouvons sûrement tout ce que nous voyons. — Ev. Je ne m'y oppose point. — Aug. Ainsi tu me souffres, et à mon tour je te souffre, car nous nous voyons l'un l'autre. — Ev. Je le crois ainsi, forcé par le raisonnement.

43. Aug. Ecoute encore: il y aurait à tes yeux, je pense, excès d'absurdité et de folie, à soutenir que tu souffres un corps à l'endroit où [304] n'est point ce corps. — Ev. Cela paraît absurde, et je le crois comme tu le dis. — Aug. Eh 1 n'est-il pas manifeste que mon corps occupe un lieu, et le tien un autre lieu? — Ev. C'est évident — Aug. Mais tes yeux éprouvent la sensation de mon corps, et s'ils l'éprouvent, ils la souffrent; or ils ne peuvent la souffrir là où n'est pas son objet; et cependant ils ne sont point là où est mon corps : donc, ils souffrent à l'endroit où ils ne sont point. — Ev. J'ai accordé tout cela,parce que je voyais une absurdité a. ne le point accorder. Mais la dernière conclusion que tu viens de tirer, est tellement absurde, qu'il vaut mieux m'accuser de témérité, que de soutenir la vérité de cette conclusion. Je n'oserais dire, même en songe, que mes yeux sentent là où ils ne sont point. — Aug. Vois donc où tu t'es endormi. Eh ! que pourrait-il t'échapper d'imprudent, si tu étais aussi éveillé que tout à l'heure? — Ev. Je cherche, et repasse tout en mon esprit, et ne vois pas bien clairement ce que j'ai eu tort d'accorder, sinon peut-être d'avoir dit que nos yeux sentent quand nous voyons car il est bien possible que ce soit la vue elle-même qui sente. — Aug. C'est cela même , car elle jaillit au dehors, et au moyen des yeux s'étend dans tous les sens et aussi loin qu'elle peut saisir les objets que nous voyons. Aussi voit-elle mieux dans l'endroit où est l'objet qu'elle regarde que l'endroit d'où elle sort pour voir. Ne vois-tu donc pas, quand tu me vois ? — Ev. Quel insensé soutiendrait cela ? Je vois assurément, mais je vois, parce que la vue s'échappe de mes yeux. — Aug. Or voir, c'est sentir; sentir c'est souffrir; et tu ne peux souffrir là où tu n'es point. Cependant tu me vois où je suis; tu souffres donc là où je suis. Et si tu n'es pas où je suis, je ne comprends plus comment tu oses dire que tu me vois. — Ev. Ma vue, dis-je, étant dirigée vers le lieu où tu es, je te vois où tu es; mais j'avoue que je n'y suis point. Comme en te touchant d'une baguette, je te toucherais en réalité , et j'en aurais le sentiment, sans être toutefois à l'endroit même où je te toucherais; ainsi quand je dis que je vois au moyen de la vue, bien que je ne sois pas là moi-même, je ne suis point forcé pour cela d'avouer que ce n'est pas moi qui vois.

44. Aug. Tu n'as donc fait aucune concession téméraire, car tu peux défendre tes yeux de la même manière, et dire que la vue est pour eux comme la baguette, selon ton expression, et il n'y a rien d'absurde à conclure qu'ils voient où ils ne sont pas. Penses-tu autrement? — Ev. C'est bien comme tu dis; je viens même de m'apercevoir que si les yeux voyaient là où ils sont, ils se verraient aussi eux-mêmes. — Aug. Il serait plus juste de retrancher « aussi eux-mêmes, » et de dire : ils ne verraient « qu'eux-mêmes. » Car ils occupent seuls le lieu où ils sont; le nez n'est point à leur place, ni rien de ce qui les avoisine, autrement tu serais aussi où je suis, par cela même que nous sommes l'un auprès de l'autre. Ainsi donc, si les yeux ne voyaient que là où ils sont, ils ne verraient qu'eux-mêmes. Et comme ils ne se voient pas, nous sommes contraints d'accorder, non-seulement qu'ils peuvent voir là où ils ne sont pas, mais qu'ils ne voient absolument que là. — Ev. Il n'y a rien qui m'en fasse douter. — Aug. Donc tu ne doutes plus qu'ils sentent là où ils voient, puisque voir c'est sentir; et comme sentir c'est souffrir; donc ils souffrent là où ils sentent. Or ils voient ailleurs que là où ils sont, donc ils souffrent là où ils ne sont pas. — Ev. J'admire combien cela me paraît vrai.

 

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CHAPITRE XXIV.

EXAMEN DE LA DÉFINITION DU SENS.

 

45. Aug. Peut-être vois-tu bien. Mais réponds-moi, je te prie : Voyons-nous tout ce que la vue nous fait connaître? — Ev. Je le crois. — Aug. Tu crois encore que tout ce que nous connaissons en -voyant, nous le connaissons par la vue ? — Ev. Je le crois encore. — Aug. Pourquoi donc, en voyant de la fumée seulement, connaissons-nous souvent qu'au-dessous est un feu caché que nous ne voyons pas? — Ev. Tu dis vrai, et déjà je ne crois plus que nous voyons tout ce que la vue nous fait connaître : nous pouvons en effet, ainsi que tu le remarques, voir une chose et en connaître une autre que n'atteint pas la vue. — Aug. Et ce que la vue nous fait sentir, pouvons-nous ne point le voir? — Ev. Nullement. — Aug. Sentir et connaître sont donc des choses différentes ? — Ev. Tout à fait différentes; car nous sentons la fumée que nous voyons, et par là nous connaissons qu'il y a du feu que nous ne voyons pas. — Aug. C'est bien compris. Mais tu vois sans doute que, dans ce cas, notre corps ou plutôt nos yeux n'ont rien à souffrir du feu, [ 305 ] mais seulement de la fumée qu'ils voient. Car nous avons établi que voir c'est sentir, et que sentir c'est souffrir. — Ev. Je le maintiens et j'y souscris. — Aug. Lors donc que l'impression du corps fait connaître quelque chose à l'âme, il ne faut pas attribuer aussitôt cette connaissance à l'un des sens nommés plus haut; il est nécessaire que l'âme même connaisse l'impression. En effet, nous n'avons ni vu, ni entendu, ni flairé, ni goûté, ni touché ce feu, et si l'âme en a connaissance, c'est parce que nous avons vu la fumée. Le corps n'ayant rien ressenti du feu, la connaissance du feu ne vient pas immédiatement des sens, il est vrai, elle nous vient cependant parles sens; car c'est une impression corporelle étrangère, c'est la vue d'un autre objet qui nous a portés à en avoir l'idée et à en acquérir la certitude. — Ev. Je comprends, je vois que tout cela convient parfaitement à ta définition, que tu m'as chargé de soutenir comme la mienne; il m'en souvient, en effet, tu as défini que nous sentons quand l'impression du corps n'est point dérobée à l'âme. Ainsi nous sentons en voyant la fumée, car les yeux ont été impressionnés en la voyant, et ils font partie du corps, ils sont même des corps; mais quoique nous sachions qu'il y a là du feu, comme le feu n'a aucunement impressionné nos organes, nous ne l'avons point senti.

46. Aug. Tu as bonne mémoire et ton intelligence est fort attentive a suivre; mais cette défense de la définition menace ruine. — Ev. Pourquoi, je te prie? — Aug. Parce que, si je ne me trompe, tu ne nies point que le corps éprouve quelque chose pendant la croissance ou la vieillesse; il est néanmoins évident qu'aucun de nos sens ne nous le fait sentir, bien que l'âme ne l'ignore pas. Ainsi elle n'ignore pas ce que le corps éprouve alors, et cette connaissance ne lui vient pas immédiatement des sens : car en voyant grand ce que nous avons vu petit; en voyant vieillards ceux qui furent, sans aucun doute, jeunes et enfants, nous conjecturons que nos corps subissent un semblable changement, maintenant même que nous parlons. Il n'y a en cela nulle erreur, je pense, et je suis plus porté à me croire trompé par ce que je vois, qu'en affirmant la croissance actuelle de mes cheveux et le changement de mon corps d'un instant à l'autre. Si donc il y a dans ce changement une impression corporelle, ce que personne ne nie; si de plus nous ne le sentons pas, quoique l'âme le connaisse, puisque nous le connaissons; il s'ensuit que le corps éprouve ce que connaît l'âme, comme noirs le disions, et que cependant nous ne le ressentons pas. Donc notre définition est vicieuse; car elle ne devait renfermer rien d'étranger au sens et elle comprend le cas précédent.

Ev. Je ne vois plus d'autre ressource que de te demander une autre définition, ou de corriger celle-ci s'il est possible, car je ne puis en nier le vice en face d'une raison dont j'apprécie la force. — Aug. Il est facile de la corriger, je te prie même de le tenter, c'est chose facile, crois-moi, si tu as bien compris où en est le défaut. — Ev. Est-il ailleurs que là où elle embrasse des objets étrangers?— Aug. Comment? — Ev. C'est que le corps vieillissant de même chez un jeune homme, on ne saurait nier qu'il éprouve quelque chose; or, comme nous le savons, l'âme aussi le sait; mais il n'y a aucun sens pour nous en avertir, car maintenant je ne me vois point vieillir et ni l'ouïe, ni l'odorat, ni le goût, ni le toucher ne me le disent non plus. — Aug. Par quel moyen le sais-tu? — Ev. C'est la raison qui me le dit. — Aug. Sur quel argument s'appuie ta raison? — Ev. C'est que je vois ces vieillards qui autrefois étaient jeunes comme je le suis. — Aug. N'est-ce point par un des cinq sens que tu les vois ? -Ev. Qui le nierait? Mais par là même que je les vois, je conclus que je vieillis aussi, bien que je ne le voie pas. — Aug. Quelle expression faudrait-il donc, à ton avis, ajouter à notre définition pour la rendre parfaite ? Car nous ne sentons qu'autant que l'âme sait ce qu'éprouve le corps, et qu'elle ne le sait, ni par une autre impression, ni partout autre moyen. — Ev. Dis-moi cela plus clairement, je te prie.

 

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CHAPITRE XXV.

COMMENT IL FAUT PESER UNE DÉFINITION.

 

47. Aug. Je suis à tes ordres, et plus volontiers lorsque tu m'arrêtes que lorsque tu me pousses ; mais redouble d'attention, ce que je vais dire nous servira beaucoup. Une définition ne doit contenir ni plus ni moins que ce que l'on se propose d'expliquer, autrement elle est vicieuse; or c'est en la convertissant, que l'on juge si elle n'a aucun défaut : c'est [306] ce que vont éclaircir pour toi quelques exemples.

Tu me demandes ce qu'est l'homme, et je t'en donne cette définition : L'homme est un animal mortel. J'ai dit vrai, et néanmoins tu ne dois point aussitôt m'approuver : ajoute le mot tout; puis convertis la définition, afin de voir si elle est vraie aussi après sa conversion; ainsi, il est vrai que tout homme est un animal mortel; est-il également vrai que tout animal mortel soit un homme? Cela n'est pas vrai ; condamne donc la définition comme comprenant ce qui lui est étranger; puisque l'homme n'est pas le seul animal qui soit mortel, et que tout autre animal en est là. Cette définition de l'homme devient plus exacte, si l'on ajoute à mortel l'expression raisonnable; car l'homme est un animal mortel et raisonnable, et comme tout homme est un animal raisonnable et mortel, ainsi tout animal raisonnable et mortel est un homme. Le vice de la première définition était de trop embrasser, car elle embrassait la bête avec l'homme. Celle-ci est exacte, car elle embrasse tout l'homme, et rien que l'homme.

Elle serait vicieuse en embrassant moins, si tu y ajoutais grammairien; car si tout animal mortel, raisonnable et grammairien est un homme, il y a cependant bien des hommes qui ne sont pas grammairiens, et que ne renferme pas cette définition. C'est pourquoi fausse quand on la présente de cette manière, elle dévient vraie en la convertissant. Il est faux que tout homme soit un animal raisonnable, mortel et grammairien; mais il est vrai que tout animal raisonnable, mortel et grammairien est un homme. Quand une définition n'est vraie ni dans son premier énoncé, ni après sa conversion, elle est plus vicieuse encore que chacune de celles que nous venons d'examiner. Ainsi les deux suivantes: L'homme est un animal blanc; l'homme est un animal quadrupède. Car soit en disant que tout homme est un animal blanc ou quadrupède, soit en convertissant ces deux propositions, tu avances une fausseté. Il y a néanmoins entre elles cette différence que la première s'applique à quelques hommes, puisque beaucoup sont blancs; tandis que la seconde ne s'applique à personne, puisque nul homme n'a quatre pieds.

Assez maintenant, pour t'apprendre à examiner une définition, et à la juger soit en la proposant directement, soit en la renversant : on enseigne là-dessus beaucoup de choses avec autant de paroles que d'obscurités; je tâcherai de te les faire comprendre peu à peu, à mesure que s'en présentera l’occasion.

48. Reporte-toi maintenant à notre définition, et corrige-la après l'avoir mieux examinée. Nous avons constaté que pour définir le sens, elle embrassait autre chose que le sens, et qu'elle n'était plus vraie, dès qu'on la convertissait. Il peut être vrai de dire que nous sentons quand notre corps éprouve une impression connue de l'âme, comme il est vrai que tout homme est un animal mortel; mais, comme il est faux que tout animal mortel soit un homme, puisque la bête meurt aussi : de même il est faux que toute impression corporelle, connue de l'âme, soit une sensation; car la croissance actuelle de nos ongles n'est point inconnue de notre âme, attendu que nous la connaissons nous-mêmes, mais nous ne la sentons pas, et nous ne la connaissons que par conjecture. Nous avons redressé notre définition de l'homme, en t'ajoutant le mot raisonnable, et en excluant ainsi les bêtes qu'elle comprenait en même temps; dès lors elle a embrassé l'homme seul et tous les hommes. Ne devrait-on pas ajouter également à celle-ci quelque mot pour éliminer tout ce qu'elle contient d'étranger, et pour qu'elle n’embrasse plus que l'homme seul, et tout l’homme? — Ev. J'y consens, mais je ne sais ce que l'on pourrait ajouter. — Aug. Assurément il y a sensation dans toute impression corporelle connue de l'âme; mais on ne peut convertir cette proposition à cause de l'impression qu'éprouve notre corps soit en croissant, soit en décroissant, impression que nous connaissons, et par conséquent notre âme. — Ev. C'est vrai. — Aug. Est-ce par elle-même ou par un intermédiaire que cette impression se révèle à notre âme ? — Ev. Par un- intermédiaire, évidemment; car il y a une différence entre voir nos ongles grandir, et savoir qu'ils croissent. — Aug. Croître étant donc une impression que ne révèle aucun de nos sens, et le développement que ces sens nous découvrent, étant le résultat de cette impression, mais non l'impression elle-même, il devient évident que cette impression ne se révèle point par elle-même, mais par un intermédiaire; et si elle se révélait à l'âme sans intermédiaire, ne la connaîtrait-on point par les sens plutôt que par conjecture? —  Ev. Je le comprends.— Aug. Pourquoi donc [307] hésiter sur ce qui doit ajouter à notre définition? — Ev. Je comprends que notre définition devrait appeler sensation toute impression corporelle qui d'elle-même se révèle à notre âme; car toute sensation est cela, et si je ne me trompe, tout cela est sensation.

49. Aug. S'il en est ainsi, je confesse que la définition est parfaite; veux-tu toutefois essayer si elle ne pécherait point par le second défaut que nous avons trouvé dans la définition de l'homme , après avoir ajouté le mot grammairien? Il doit t'en souvenir, nous avons appelé l'homme un animal raisonnable, mortel et grammairien ; et cette définition avait le défaut d'être fausse dans son premier énoncé, et vraie après sa conversion seulement. Il est faux, en effet, que tout homme soit un animal raisonnable, mortel, grammairien, bien qu'il soit vrai que tout animal raisonnable, mortel, grammairien est un homme. Donc, cette définition qui n'embrasse rien autre chose que l'homme, a le défaut de n'embrasser pas tout homme; et telle est peut-être celle dont nous vantons la perfection. Car, bien que toute impression corporelle qui se révèle par elle-même à l'âme soit une sensation, toute sensation n'est pas cela. Tu vas le comprendre

Les bêtes sentent , et presque toutes sont douées de nos cinq sens, autant qu'il est dans la nature de chacune; le nieras-tu? — Ev. Pas du tout. — Aug. N'accordes-tu pas qu'il y a science uniquement lorsque la raison apprend et connaît une chose avec certitude? Or, la raison n'est point-:chez l'animal. — Ev. Je l'accorde aussi. — Aug. Donc, la science n'est point pour les bêtes. En effet on sait ce qui n'est point inconnu; donc la bête ne sent point; car toute sensation est une impression corporelle qui d'elle-même se révèle à l'âme. Elle sent néanmoins, d'après ce qui vient d'être accordé, pourquoi donc hésiter encore à repousser une définition qui ne renferme point tout ce qui est sensation, puis qu'elle exclut les sensations des bêtes?

 

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CHAPITRE XXVI.

LES BÊTES SONT-ELLES DOUÉES DE SCIENCE ET DE RAISON.

 

50. Ev. Je me suis trompé, je l'avoue; en t'accordant qu'il y a science, lorsque la raison apprend avec certitude. Quand tu m'interrogeais, je n'avais en vue que les hommes; et je ne puis ni affirmer que les bêtes soient raisonnables, ni nier qu'elles aient des connaissances. II connaissait en effet son maître, le chien qui le reconnut, dit-on, après vingt ans (1), pour ne rien dire de tant d'autres animaux. — Aug. Deux choses te sont proposées, l'une est le but auquel on doit tendre, l'autre est le moyen d'y arriver; dis-moi, je te prie, laquelle estimes-tu davantage, et préfères-tu à l'autre? — Ev. Qui hésiterait à préférer celle que l'on doit atteindre?— Aug. La raison et la science sont deux choses; est-ce par la science que l'on arrive à la raison, ou par la raison à la science? — Ev. Selon moi, ces deux choses sont liées si intimement que l'une des deux nous conduit à l'autre. Car, il nous serait impossible d'arriver à la raison, si nous ne savions qu'il faut y arriver. Donc, la science précède, et par elle nous allons à la raison. — Aug. Est-ce donc sans la raison que l'on arrive à la science, qui précède, dis-tu? — Ev. Dieu me préserve de le dire jamais. Ce serait une témérité suprême. — Aug. C'est donc par le moyen de la raison? — Ev. Non pas. — Aug. Alors c'est par la témérité? — Ev. Qui le dirait? — Aug. Par quel moyen donc? — Ev.  Par aucun moyen, puisque la science nous est infuse.

51. Aug. Tu me parais oublier ce qui a été convenu tout à l'heure entre nous; je t'ai demandé s'il y a science lorsque la raison apprend une chose avec certitude. Tu as répondu, je crois que telle était selon toi la science humaine ; et tu dis maintenant que l'homme peut avoir quelque science, bien que la raison ne lui ait rien appris ! Qui ne voit la plus grande contradiction entre ces deux assertions : il n'y a science que si la raison apprend quelque chose avec certitude ; et l'on peut savoir quelque chose sans que la raison l'ait appris? Je suis curieux de savoir celle que tu préféreras, car toutes deux ne peuvent être vraies. — Ev. Je m'en tiens à ma dernière définition; j'ai eu tort d'admettre la première. Quand, avec la raison, nous cherchons ensemble la vérité, et cela au moyen de questions et de réponses, comment arriver à ce résultat qui est la conclusion du raisonnement, si l'on n'admettait d'abord quelque chose ? Mais comment concéder ce que l'on ne sait point ? Si donc cette raison ne trouvait à s'appuyer en moi sur quelque chose de connu pour me conduire à l'inconnu, jamais elle ne m'apprendrait rien , et je ne l'appellerais pas même du nom de raison.

 

1. Odys. ch. XVII.

 

308

 

C'est donc à tort que tu refuses de m'accorder qu'avant la raison il y a nécessairement en nous quelque science pour lui servir de base. — Aug. Soit, et comme je le recommande, je te permettrai de te reprendre chaque fois que tu auras à te repentir: mais n'abuse point de ma permission, je t'en prie, pour écouter mes questions moins attentivement, de peur qu'en faisant trop souvent des concessions mal à propos, tu ne sois amené à révoquer en doute ce que tu as eu raison d'accorder. — Ev. Passe plutôt à ce qui reste. Quoique je m'applique de toutes mes forces à être de plus en plus attentif, car je rougis d'abandonner tant de fois mon sentiment ; rien toutefois ne m'empêchera de refouler cette honte, et de me relever de mes chutes, surtout quand tu me tendras la main; parce que la constance est désirable il ne faut point aller jusqu'à l'obstination.

 

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CHAPITRE XXVIII.

RAISON ET RAISONNEMENT.

 

52. Aug. Que cette constance te vienne dans sa plénitude, et le plus promptement possible; tant m'est agréable cette maxime que tu as avouée. Maintenant donc prête la plus vive attention à ce que je désire. Quelle différence te paraît-il exister entre la raison et le raisonnement ? — Ev. Je ne puis suffisamment distinguer ces deux choses. — Aug. Voici donc penses-tu que (homme dans l'adolescence, ou dans l'âge mûr, et même, pour éviter tout embarras, que l'homme parvenu à la sagesse, possède la raison d'une manière permanente, lorsqu'il est sain d'esprit, comme le corps jouit de la santé, quand il n'a ni maladie ni blessure; ou bien , le sage a-t-il et n'a-t-il pas la raison, comme il est tantôt en marche, tantôt assis et tantôt. occupé à parler? — Ev. Je pense qu'un homme sain d'esprit a toujours la raison. — Aug. Pour arriver à quelque connaissance nous nous appuyons sur des concessions ou sur l'évidence, nous interrogeons celui-ci, nous lions ces idées-là : penses-tu donc que nous ou tout homme sage fassions cela continuellement ? — Ev. Continuellement, non

à mon avis aucun homme, et même aucun sage n'est constamment occupé à chercher la vérité en discutant, soit avec lui-même, soit avec d'autres : car chercher c'est n'avoir pas trouvé, et rechercher toujours c'est ne trouver jamais. Mais le sage a déjà trouvé, pour ne rien dire de plus, au moins cette sagesse, qu'au temps de son ignorance il recherchait par la discussion, ou de toute autre manière. — Aug. Tu dis vrai : comprends donc aussi que ce n'est pas la raison qui nous conduit du connu et de ce qui est accordé, à l'inconnu : car un esprit sain ne fait pas toujours cela, nous l'avons dit, et toujours la raison est en lui.

53. Ev. Je comprends, mais pourquoi ces observations? — Aug. C'est que tu as voulu tout à l'heure me faire accorder que la science précède chez nous la raison, puisqu'il faut à la raison l'appui de quelque connaissance pour nous mener à l'inconnu. Or, nous voyons maintenant que ce n'est pas la raison qui fait cela. En effet, tout homme raisonnable n'est pas toujours occupé de cet exercice, et toujours cependant il a la raison. Le nom de raisonnement conviendrait peut-être mieux alors; en sorte que la raison serait comme le regard de l'esprit, et le raisonnement la recherche que fait la raison, c'est-à-dire le mouvement de ce regard sur les objets qu'il faut regarder. Il nous faudrait ainsi la raison pour voir, le raisonnement pour chercher. Aussi on appelle science le regard de l'esprit fixé vers un objet et le contemplant; mais il y a défaut de science ou ignorance quand l'esprit ne voit pas, quoiqu'il applique son regard. Même avec les yeux du corps, il ne suffit pas toujours de regarder pour voir, c'est ce que nous remarquons facilement dans les ténèbres.

De là il est évident, je crois, qu'il y a une différence entre le regard et la vision, deux actes de l'esprit que nous appelons raison et science. As-tu quelque chose à objecter, ou bien ces différences ne te paraissent-elles pas assez claires? — Ev. Cette distinction me plait beaucoup, et j'y souscris de grand coeur. — Aug. Vois donc alors si nous regardons pour voir, ou si nous voyons pour regarder. — Ev. Un aveugle n'en douterait pas, c'est pour voir que l'on regarde, et non pour regarder que l'on voit. — Aug. Avouons alors que la vue doit être plus estimée que le regard. — Ev. Oui, assurément. — Aug. Donc aussi, la science plus que la raison. — Ev. C'est conséquent. — Aug. Croirais-tu les bêtes supérieures aux hommes et plus heureuses? — Ev. Dieu me préserve de cette horrible démence ! — Aug. Cette horreur est bien juste assurément, mais c'est là cependant que nous conduit ton [309] sentiment. Tu as dit, en effet, que les bêtes ont la science sans avoir la raison; tandis que l'homme a la raison, avec laquelle à peine arrive-t-il à la science. Mais dussé-je accorder que nous y arrivons facilement, comment la raison nous aiderait-elle à nous croire au-dessus des bêtes, puisqu'elles ont cette science que nous avons reconnue bien préférable à la raison ?

 

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CHAPITRE XXVIII.

LES BETES ONT DES SENSATIONS SANS AVOIR LA SCIENCE.

 

54. Ev. Me voilà dans l'absolue nécessité de refuser la science aux bêtes, ou d'admettre qu'elles me sont vraiment supérieures. Mais explique-moi, je te prie, de quelle nature est ce trait que j'ai rapporté du chien d'Ulysse; car j'ai aboyé bien vainement dans mon admiration pour lui. — Aug. Qu'y avait-il dans ce chien, sinon la faculté de sentir et non celle de connaître? Bon nombre d'animaux nous surpassent par les sens et ce n'est pas ici le lieu d'en rechercher la cause; mais Dieu nous a mis au-dessus d'eux par l'esprit, la raison et la science. Or ces sens, secondés par la coutume dont la puissance est grande, peuvent discerner ce qui plaît à ces animaux, et d'autant plus facilement que l'âme de la bête est plus attachée à ce corps auquel appartiennent ces sens dont elle se sert pour la nourriture et le plaisir qu'elle goûte dans ce même corps. L'âme de l'homme, au contraire, se soustrait au corps autant qu'elle en est capable par la raison et par la science, dont nous constatons maintenant la grande supériorité sur les sens, elle goûte mieux les jouissances intérieures, et plus elle se plonge dans les sens, plus aussi elle rend l'homme semblable à la bête. De là vient encore que plus l'enfant au berceau est éloigné de la raison, plus il lui est facile de discerner par la sensation l'approche et le contact de sa nourrice, tandis qu'il ne peut soutenir l'odeur d'une autre femme qu'il. ne connaît point.

55. Tout cela se suit: je m'arrête néanmoins volontiers à avertir l'âme de ne point tomber dans les sens au delà de ce qui est nécessaire, mais de s'en éloigner, pour se recueillir en elle-même et renaître en Dieu; c'est là revêtir l'homme nouveau et se dépouiller du vieil

homme. Il faut sûrement commencer par là, après avoir méprisé la loi divine; et les divines Ecritures ne renferment aucun enseignement ni plus vrai, ni plus profond. Je voudrais en dire davantage à ce sujet et m'obliger moi-même, en paraissant te faire la leçon, à ne plus agir que pour me rendre à moi-même (1), à qui je me dois principalement. Je voudrais devenir pour Dieu ce qu'Horace appellerait un serviteur ami de son maître (2). Mais cela n'est possible qu'à la condition de nous réformer à son image: il nous en a confié la garde comme du trésor le plus cher et le plus précieux, quand nous donnant à nous-mêmes, il nous a faits tels que nous ne pouvons lui rien préférer. Or rien ne me paraît plus laborieux qu'une telle oeuvre; rien en même temps ne ressemble plus au repos et l'âme ne peut la commencer ni l'achever, qu'avec le secours de Celui à qui elle se rend. De là vient que pour se réformer il faut à l'homme la clémence de Celui dont la bonté et la puissance l'ont formé.

56. Mais il nous faut revenir à notre sujet. Vois donc s'il t'est prouvé suffisamment que les bêtes n'ont point la science et que tout ce que nous admirons en elles comme une apparence de science est simplement la faculté de sentir. — Ev. C'est largement prouvé, et si j'ai besoin d'approfondir avec plus de soin, je saisirai une autre occasion : je voudrais à présent connaître la conséquence que tu prétends tirer.

 

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CHAPITRE XXIX.

EN QUOI DIFFÉRENT LA SCIENCE ET LA SENSATION.

 

Aug. Quelle conséquence? C'est que la définition de la sensation qui renfermait tout à l'heure je ne sais quoi de trop, pèche maintenant par le défaut contraire; elle n'embrasse pas toutes les sensations. Car les animaux ont des sensations et n'ont pas la science; orne pas ignorer, c'est savoir, et tout ce que l'on sait est sans contredit du domaine de la science; sur tout cela nous sommes déjà tombés d'accord. Donc, ou bien il n'est pas vrai de dire que la sensation est une affection du corps connue de l'âme, ou bien les bêtes ne l'ont pas, car elles n'ont pas la science; or, nous avons accordé la sensation ;aux bêtes, donc cette définition

 

1. Rétract. liv. I, ch. VIII, n. 3. — 2. Hor. Sat. livr. II, Sat. I, V. 2 et 3.

 

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est vicieuse. — Ev. Je l'avoue, je ne trouve rien à opposer.

57. Voici un autre motif qui doit nous faire encore plus rougir de cette définition. Il t'en souvient, je pense, on t'a montré dans la définition, un troisième défaut bien plus humiliant c'est de n'être vraie en aucun sens; telle est cette définition de l'homme: c'est un animal à quatre pieds. En effet, dire et affirmer que tout homme est un animal à quatre pieds, ou que tout animal à quatre pieds est un homme, c'est un délire, sinon une plaisanterie. — Ev. Tu dis vrai.— Aug. Et si tel est le vice que l'on doit reprocher à la définition de la sensation, y a-t-il rien, penses-tu, qu'on doive rejeter et repousser davantage? — Ev. Qui le nierait? Mais je ne voudrais pas, s'il était possible, être si longtemps retenu même sur ce sujet, ni pressé de petites questions.— Aug. Ne crains rien, nous touchons au terme.

Quand il s'est agi de la différence entre les hommes et les animaux, n'as-tu pas été persuadé qu'autre chose est de sentir et autre chose de savoir? — Ev. Très-persuadé. — Aug. Donc la sensation est autre chose que la science. — Ev. Oui.— Aug. Or ce n'est pas de la raison que naît la sensation, mais de la vue, de l'ouïe, de l'odorat, du goût, du toucher. — Ev. Je l'accorde.— Aug. Et tout ce que nous savons, nous le tenons de la raison. Donc, aucune sensation n'est la science. Or, tout ce. qui n'est point ignoré appartient à la science ; donc il n'appartient à aucun sens de nous apprendre que nul homme ne saurait être appelé quadrupède. Donc aussi notre définition que tu as entrepris de défendre est convaincue non-seulement d'avoir envahi la propriété d'autrui au mépris de tout droit, mais encore de n'avoir rien à elle et de ne vivre que de rapines.

Ev. Que faire alors ? Quittera-t-elle ainsi le tribunal? Il est vrai que je l'ai défendue autant que je l'ai pu, mais c'est toi qui as dressé cette formule à procès dont nous sommes dupes. Si je n'ai pu gagner ma cause, j'ai au moins agi de bonne foi, ce qui me suffit. Mais toi, si l'on t'accuse de prévarication, comment t'excuser, puisque tu es l'auteur de cette définition effrontément querelleuse et que tu l'as attaquée pour lui faire abandonner honteusement le terrain ? — Aug. Est-il ici un juge dont elle ou moi devions rien craindre? Comme l'avoué que l'on consulte, j'ai voulu, pour instruire la cause, le réfuter en particulier, afin de te préparer à répondre quand on en viendra au jugement.

Ev. Tu as donc quelque chose à dire en faveur de cette définition dont tu as confié la défense à un champion aussi faible que moi. Aug. Oui, certainement.

 

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CHAPITRE XXX.

BIEN QUE L’AME REÇOIVE DES SENSATIONS DE TOUTES LES PARTIES CORPORELLES, ELLE N'EST PAS NÉANMOINS RÉPANDUE PAR TOUT LE CORPS.

 

58. Ev. Quoi donc, je t'en prie? — Aug. C'est que la sensation et la science, malgré ce qui les distingue, ont cela de commun qu'elles ne sont point cachées; comme l'homme et la bête, malgré la distance qui les sépare, ont cela de commun qu'ils appartiennent l'un et l'autre au genre animal. Rien en effet n'est caché, quand l'âme en a connaissance, soit par l'harmonie du corps, soit par la pureté de l'intelligence; dans le premier cas, il y a sensation; science, dans le second. — Ev. Notre définition demeure donc inattaquable et prouvée.— Aug. Assurément. — Ev. Où donc était mon erreur? — Aug. Quand je t'ai demandé si tout ce qui n'est point caché appartient à la science, tu as eu tort de répondre affirmativement. — Ev. Et que voulais-tu que je répondisse ? — Aug. Que tout ce qui est connu n'appartient pas à la science pour cela, mais seulement ce qui est connu par la raison; car il y a simplement sensation lorsque nous connaissons par le corps, et que l'impression corporelle se fait connaître par elle-même. Ne sais-tu pas que plusieurs philosophes, et des plus pénétrants, ne voulaient pas même donner le nom de science à ce que découvre notre esprit, à moins qu'il n'en ait une telle intelligence que nul raisonnement ne l’en puisse déposséder?

59. Ev. Je reçois ces observations avec vive reconnaissance ; mais après avoir expliqué avec autant de profondeur, je le crois, ce que l'on entend par sensation, revenons au sujet pour lequel nous avons entrepris de donner ces éclaircissements. Je voulais prouver que l'âme est aussi grande que le corps, et la raison que j'en apportais c'est qu'en quelque partie que tu le touches, de la tête aux pieds, le corps sent ta main; de là nous avons été conduits à donner cette définition de la sensation qui nous a [311] longtemps retenus, nécessairement peut-être. Maintenant donc, s'il te plaît, montre quel est le- résultat d'un si grand travail. — Aug. Ce travail a certainement un résultat et un résultat sérieux : nous voici parvenus au but où nous voulions atteindre.

En effet, et pour nous en bien pénétrer, nous avons exposé plus longuement que tu ne l'aurais voulu, que la sensation est une impression corporelle qui par elle-même se découvre à l'âme : mais te souvient-il aussi d'avoir constaté avec moi que les yeux sentent ou plutôt qu'ils. sont impressionnés où ils ne sont pas? — Ev. Il m'en souvient. — Aug. Tu as également accordé., si je ne m'abuse, et maintenant encore tu crois sans doute devoir accorder que l'âme est beaucoup meilleure et plus puissante que tout le corps. — Ev. Je me  croirais coupable d'en douter. — Aug. Si donc, comme nous l'avons remarqué en considérant le phénomène de la vue, le corps peut souffrir où il n'est pas, à cause de son union avec l'âme;, estimerons-nous que cette même âme qui communique aux yeux tant de puissance, soit assez indolente et assez inerte  pour ne pas connaître les impressions, corporelles quand elle n'est pas où elles se produisent?

60. Ev. Cette conclusion me frappe singulièrement ,elle me frappe jusqu'à me mettre hors de moi, sans que je sache ni ce que j'ai à répondre, ni. même où je suis. Que dire? Que la sensation n'est .pas -l'impression corporelle qui par elle-même ;se révèle à l'âme ? Mais que sera-t-elle si elle n'est cela? Que nos yeux ne sont pas affecté s quand nous voyons? Ce serait absurde. Qu'ils sont affectés par la partie du corps où ils sont? Mais ils ne se voient pas et ils sont seuls dans leur orbite. Que l'âme n'est pas plus puissante que les yeux auxquels elle communique toute leur force? Ce  serait le comble de la folie. Dirai-je encore qu'il y a plus de puissance à ressentir les impressions du lieu où l'on est que les impressions du lieu où l'on n'est pas? Mais si c'était vrai, la vue ne l'emporterait pas sur les autres sens.

Aug. N'est-il pas vrai encore que les yeux, en souffrant d'un coup, d'une blessure, d'un dérangement d'humeurs sont affectés parce qui est où ils sont; que l'âme le sait; que cette impression est moins une impression de la vue que du toucher; que l'œil pourrait même l'endurer dans un cadavre, quand l'âme ne serait point là pour la connaître; mais que ce

même oeil ne saurait éprouver sans l'âme l'impression de la vue? Cependant, ne voit-il pas où il n'est point? N'est-ce pas une preuve évidente que l'âme n'est circonscrite dans aucun lieu ? La seule chose en effet que l'œil, c'est-à-dire le corps, ne puisse faire au lieu où il est,. c'est. ce qu'il ne pourrait faire jamais sans l'âme.

61. Ev. Quel parti ai-je donc à prendre, je t'en conjure? Ces raisons ne prouvent-elles pas que nos âmes, ne sont point dans nos corps, et si c'est vrai, où suis-je? car nul ne peut m'empêcher d'être mon âme. — Aug. Ne te trouble point; prends plutôt confiance, car cette idée, cette considération, nous rappelle en nous-mêmes et nous détache du corps autant qu'il est possible. Il paraît sans doute absurde de penser, comme tu viens de le dire, que l'âme n'est point dans le corps même de l’animal vivant; il y a eu néanmoins, il y a encore, je présume, des hommes savants pour le croire. Mais, tu le comprends, c'est une question bien profonde; elle demande que pour la résoudre, on purifie suffisamment l'oeil de l'esprit. Examine plutôt en ce moment comment tu pourrais démontrer que l'âme est longue ou large, ou bien qu'elle a quelque autre dimension semblable : car, tu le sens, la raison que tu prétendais tirer du toucher n'atteint pas la vérité; elle ne saurait nous convaincre que l'âme est, comme le sang, répandue dans tout le corps. Si, néanmoins, tu n'as plus d'argument à présenter, examinons ce qui nous reste.

 

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CHAPITRE XXXI.

SI UN VER CONTINUE A SE MOUVOIR APRÈS AVOIR ÉTÉ COUPÉ, EST-CE UNE PREUVE QUE L’AME SOIT ÉTENDUE PAR TOUT LE CORPS?

 

62. Ev. Peut-être n'en aurais-je plus, si je ne me rappelais combien étant enfants, nous nous plaisions -à voir remuer les queues de lézards, après- les avoir coupées et retranchées du reste du corps. Comment me persuader que ce mouvement puisse se produire si l'âme n'y est point? Je ne comprends pas davantage que l'âme ne soit pas étendue quand on peut ainsi la, diviser avec le corps. — Aug. C'est la présence de l'âme qui maintient l'air et le feu dans le corps formé de terre et d'eau, pour produire ainsi l'union des quatre éléments. Je [312] pourrais donc répondre que l'air et le feu, en se dégageant et en montant après le départ de l'âme, impriment à ces petits corps un mouvement d'autant plus rapide que la plaie, par laquelle ils s'échappent, est plus récente. Ce mouvement se ralentit peu à peu, à mesure que diminue le principe de vie; il cesse lorsque ce principe s'est évaporé tout entier. Mais cette réponse m'est interdite parce que j'ai vu de mes propres yeux, plus tard qu'on ne saurait presque le croire, mais non plus tard que j'y étais obligé.

Nous étions dernièrement dans une campagne de la Ligurie, et ces jeunes gens qui étaient alors avec nous pour poursuivre leurs études remarquèrent, étant couchés par terre, un petit animal qui se traînait, c'était un long ver muni d'un grand nombre de pieds. Ce ver est connu; jamais néanmoins je n'y avais observé ce que je vais dire. L'un de ces jeunes gens, retournant le stylet que pas hasard il avait alors à la main, frappa l'animal au milieu du corps. Les deux parties rompues coururent dans des directions contraires; les pieds se mouvaient aussi vite et aussi fort que s'il y avait eu des animaux distincts. Tout étonnés de cette espèce de prodige, et désireux d'en savoir la cause, les jeunes gens nous apportèrent avec vivacité ces deux bouts vivants : Alype et moi nous étions assis à la même place. Assez étonnés à notre tour, nous regardions ces mêmes bouts courir en tout sens sur la table; l'un d'eux frappé encore d'un coup de stylet se tordait douloureusement à l'endroit de la blessure; mais l'autre ne sentait rien et poursuivait ailleurs sa course. Nous voulûmes savoir enfin quelle était la force de ce ver, et après en avoir de nouveau rompu les parties en un grand nombre de parties nouvelles, nous les vîmes toutes se mouvoir également; et si nous ne les avions rompues nous-mêmes, si nous n'avions vu encore les blessures toutes fraîches, nous aurions cru que c'étaient autant de vers nés chacun séparément et possédant chacun une vie propre.

63. Ces jeunes gens me regardaient attentivement ; mais je crains de te répéter ce que je leur dis alors; car nous avons fait déjà tant de chemin, nous avons si longuement soutenu notre idée dans cet entretien que si je ne te donne une autre réponse en harmonie avec la cause que je plaide, cette cause paraîtra avoir été percée et semblera succomber sous la dent d'un vermisseau.

Je leur avais donc commandé de poursuivre leurs études comme ils les avaient commencées; je leur disais que de cette manière ils pourraient plus facilement un jour, s'il était opportun, examiner et étudier ces sortes de phénomènes. Mais si je voulais répéter tout ce que nous dîmes, Alype et moi, lorsque ces jeunes gens se furent retirés , les souvenirs et les conjectures, les questions de chacun de nous ; il nous faudrait parler beaucoup plus longuement encore que nous ne l'avons fait, à travers tant de circuits et de détours. Je ne te laisserai pas néanmoins ignorer mon sentiment.

Si je ne connaissais sur le corps , sur la forme qui l'anime, sur le lieu, sur le temps, sur le mouvement, beaucoup de choses certaines et profondes que l'on examine avec tant de soin à propos de la question dont nous sommes occupés ; j'inclinerais à donner la palme à ceux qui soutiennent la matérialité de l'âme. Aussi je t'en conjure de plus en plus et de toutes mes forces, ne te jette pas témérairement sur les ouvrages ni au milieu des entretiens de ces hommes bavards, qui n'ajoutent guère foi qu'aux sens; entre auparavant et affermis-toi dans la voie qui conduit jusqu'à Dieu même; l'étude et le travail pourraient plus facilement que l'inertie et la nonchalance, t'éloigner de ce sanctuaire mystérieux, où l'âme goûte un plein repos, et dont elle est bannie pendant qu'elle habite ce monde.

64. Voici maintenant, pour combattre la forte impression que je te vois éprouver, non ce que je trouve de plus décisif et de plus puissant, mais ce que je préfère, parmi beaucoup d'autres raisons, comme plus court et mieux approprié à ton esprit. — Ev. Dis-le , je t'en prie, aussi vite que possible. — Aug.. Premièrement, si ces phénomènes se produisent dans quelques corps vivants lorsqu'on les coupe, nous ne devons pas nous troubler pour ce seul motif ni croire fausses tant d'observations que tu viens de voir plus claires que le jour. Il peut se faire effectivement que nous ignorions la cause de ce qui nous étonne, soit parce qu'elle est cachée à la nature humaine, soit parce qu'elle est connue d'un homme que nous ne saurions interroger, soit enfin parce que nous avons un genre d'esprit qui ne lui permet point de nous satisfaire. Faut-il donc sacrifier pour [313] cela et nous laisser ravir ce que nous connaissons en sens contraire avec tant de certitude, ce dont nous proclamons l'exacte vérité? Si l'objection ne détruit aucune des réponses que tu as faites à mes questions, et dont tu as reconnu l'indubitable justesse.; pourquoi craindrions-nous comme des enfants ce misérable vermisseau, dont nous ne saurions expliquer la vie, quand on l'amis en pièces?

Tu as, je suppose , la ferme assurance que tel homme est un homme de bien ; tu le rencontres attablé avec des larrons que tu poursuis, et il meurt avant que tu aies pu le questionner : lors même que tu ignorerais éternellement pourquoi il se trouvait au milieu des brigands et à table avec eux, tu préférerais supposer n'importe quel motif, plutôt que de le croire coupable et associé à ces scélérats. Et quand les raisons nombreuses qui viennent d'être développées et dont tu as senti la force persuasive, ont démontré clairement que l'âme n'occupe pas d'espace, et qu'en conséquence elle n'a point l'espèce de grandeur que nous voyons dans les corps; tu n'imagines aucun moyen d'expliquer comment un animal en particulier, lorsqu'il est mis en pièces, vit dans toutes ses parties, et tu vas supposer que l'âme a pu être divisée avec le corps? Si nous ne pouvons découvrir la cause de ce phénomène, ne faut-il pas mieux continuer à chercher la véritable que d'en admettre une fausse?

 

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CHAPITRE XXXII.

COMPARAISON INGÉNIEUSE: COMMENT LA VIE PEUT CONTINUER A SE MANIFESTER DANS LES PARTIES DIVERSES D'UN ANIMAL MIS EN PIÈCES. — SECOND SENS DONNÉ A LA GRANDEUR DE L’AME-

 

65. Autre question: crois-tu que dans nos paroles il y ait une différence entre le son et ce qu'il signifie? — Ev. Je ne le crois pas. — Aug. Dis-moi donc d'où vient le son quand tu parles? — Ev. De moi, sans doute. — Aug. De toi vient donc aussi le soleil, quand tu en prononces le nom? — Ev. Tu m'as interrogé sur le son et pas sur la chose. — Aug. Le son diffère donc de ce qu'il signifie: tu avais dit pourtant qu'il n'en différait pas. — Ev. Eh bien, j'accorde maintenant que le son est autre chose que ce qu'il signifie. — Aug. Mais avec l'intelligence que tu as de notre langue pourrais-tu dans le discours nommer le soleil, si auparavant tu n'en avais l'idée? — Ev. Je ne le pourrais. — Aug. Et si, avant de prononcer un nom tu te tiens un moment en silence occupé d'y penser, le son de ce nom ne demeure-t-il point dans ton esprit avant que ta voix le porte aux oreilles d'autrui? — Ev. C'est évident. — Aug. Et le soleil ayant un si grand volume, l'idée que tu en as avant d'en parler, pourrait-elle paraître longue, large ou de toute autre dimension? — Ev. Pas du tout.

66. Aug. Ainsi donc, au moment où le mot de soleil s'échappe de tes lèvres, au moment où l'entendant moi-même, je songe à ce soleil dont tu as eu l'idée avant d'en parler et en même temps que tu en parlais, et auquel nous pensons peut-être l'un et l'autre maintenant; ne dirait-on pas que ce nom a reçu de toi le sens qu'il devait me transmettre? — Ev. On le dirait ?Aug. Le nom renferme ainsi et un sens et un son; le son est pour les oreilles, le sens pour l'esprit : Ne te semble-t-il donc pas que le nom est comme un être vivant dont le son est le corps, et dont le sens est comme l'âme? — Ev. Je ne trouve rien de plus ressemblant. — Aug. Maintenant, ne pourrait-on pas diviser le son comme les lettres, quoique l'on ne puisse en diviser l'âme ou le sens : car le sens n'est autre chose que cette idée de notre esprit, qui ne te paraît ni large, ni longue, ainsi que tu viens de le dire? — Ev. Je le crois parfaitement. — Aug. Mais en se divisant avec les lettres, le son te parait-il conserver le même sens? — Ev. Comment chaque lettre pourrait-elle signifier ce que signifie le nom formé par elles toutes? — Aug. Et quand, après avoir perdu sa signification, le son est comme démembré avec tes lettres; ne dirais-tu pas que l'âme s'est échappée d'un cadavre mis en pièces et que le nom est mort en quelque sorte? — Ev. Je le crois si volontiers que rien dans notre conférence ne m'a plu davantage.

67. Aug. Cette comparaison semble te faire entendre suffisamment comment l'âme peut n'être pas divisée, quand le corps vient de l'être; vois maintenant comment peuvent vivre ces parties d'un corps démembré quoique l'âme ne le soit pas. Tu l'as admis et, je crois, avec raison : lorsqu'on prononce quelque nom, le sens qui est comme l'âme, ne saurait être divisé, quoique le son, qui est comme le corps, puisse être partagé. Le mot de soleil, quand on en divise le son, ne conserve aucun sens dans aucune de ses parties [314] aussi quand un nom est en quelque sorte déchiqueté, et que les lettres ont perdu toute signification , nous considérons ces lettres comme les membres inanimés d'un corps sans vie. Mais si nous trouvons un mot dont chaque partie ait un sens même après la séparation, tu devras avouer que cette espèce de démembrement n'a pas entièrement produit la mort; chaque partie considérée individuellement, signifiant quelque chose, semblera respirer encore. — Ev. Je l'avouerai de tout coeur : Mais quel est ce nom? — Aug. Le voici: si près encore du soleil dont nous venons de parler, je pense au mot Lucifer (porte-lumière). Divise-le entre la seconde et la troisième syllabe ; la première partie luci (lumière) a encore un sens, la moitié de ce corps est vivante. L'autre moitié l'est aussi. On te la fait entendre lorsqu'on te commande de porter (ferre) quelque chose; quand on te dit : Porte. (fer) ce cahier, pourrais-tu obéir si ce mot fer ne signifiait rien ? En l'ajoutant à Luci on a Lucifer, le nom d'une étoile; en le retranchant il a encore un sens, il semble conserver la vie.

68. Le temps et le lieu sont les deux choses que remplissent, ou plutôt qui remplissent tout ce qui tombe sous nos sens; au lieu appartient ce que nous voyons, au temps ce que nous entendons. En effet, comme l'insecte occupe tout entier plus d'espace que n'en occupe l'une de ses parties; ainsi nous mettons plus de temps à prononcer Lucifer qu'à prononcer Luci. De là une conséquence : Le sens de Luci rend ce mot encore vivant, quoiqu'on mette moins de temps à le prononcer qu'on n'en mettait à prononcer Lucifer dont il est séparé, et le sens de ce dernier terme n'est pas divisé comme est divisé le son, car-il n'était pas soumis au temps comme lui : ainsi quoique chaque partie encore vivante de l'insecte mis en pièces, occupe moins d'espace que n'en occupait le corps entier, il faut se garder de croire que l'âme soit également découpée et qu'elle soit moindre dans un moindre espace, après avoir animé sur un espace plus étendu, le corps entier de l'insecte. Car ce n'est pas elle, mais le corps vivifié par elle, qui occupait cet espace; comme le sens même du mot n'est pas soumis au temps, quoiqu'il en anime et en complète, en quelque sorte, toutes les lettres avec leur temps et leur quantité respective.

Pour le moment, je t'en prie, contente-toi de cette comparaison qui paraît te plaire, et n'attends point les considérations plus approfondies que l'on peut faire sur ce sujet et qui peuvent satisfaire l'esprit, non par des similitudes qui trompent souvent, mais par la vue de la réalité même. D'un côté il faut mettre fin à cette longue conférence, et pour voir et distinguer ces vérités il faut, d'autre part, cultiver et orner ton esprit de beaucoup d'autres connaissances qui te manquent encore. Ainsi tu pourras comprendre clairement s'il est vrai, comme l'affirment quelques hommes très-savants, qu'absolument indivisible par elle-même l'âme soit divisible par le corps.

69. Ecoute maintenant, si tu veux, ou plutôt reconnais avec moi quelle est la grandeur de l'âme, cette grandeur qui ne consiste ni dans le temps ni dans le lieu, mais dans la force et la puissance : car, s'il t'en souvient, c'est ainsi que dès le début nous avons établi et divisé cette question.

Tu penses que le nombre des âmes se rattache également à cette question (1) ; mais je ne sais que te répondre sur ce sujet. J'aurais plus vite fait de dire : On ne doit pas absolument s'en occuper ou au moins, tu ne dois pas l'agiter encore, que de prouver qu'à la quantité ne se rapporte ni la multitude ni le nombre, ou que je puis à présent dégager de ses difficultés une question si embarrassée. Dirai-je en effet qu'il n'y a qu'une seule âme? Tu ne comprendras point comment elle est malheureuse dans celui-ci, heureuse dans celui-là: car la même chose ne saurait être à la fois heureuse et malheureuse. Dirai-je qu'il y a une âme et plusieurs âmes? Tu te riras de moi et je ne vois pas trop comment je pourrai t'empêcher de le faire. Dirai-je seulement qu'il yen a plusieurs? C'est moi, qui me rirai de moi alors, et je pourrai moins` supporter mon propre mépris que le tien. Ecoute donc ce que tu peux fort bien entendre de moi, sans te charger ni me charger d'un fardeau qui pourrait nous accabler l'un ou l'autre, ou bien nous accabler tous les deux . — Ev. J'y consens: expose-moi donc ce que tu crois convenable de traiter avec moi, quelle est la puissance de l'âme.

 

1. En rattachant à la Grandeur de l'âme la question du nombre des âmes, Evodius se fondait sur ce que le substantif latin quantitas, et l'adjectif correspondant quantus , s'entendent du nombre comme de la grandeur proprement dite.

 

 

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CHAPITRE XXXIII.

LES SEPT DEGRÉS DE LA PUISSANCE DE L’AME.

 

70. Ah ! si nous pouvions l'un et l'autre interroger sur ce sujet un homme qui fut à la fois instruit, éloquent, vraiment sage, parfait enfin ! Comme il nous montrerait par la parole et le raisonnement ce que peut l'âme sur le corps, ce qu'elle peut sur elle-même, ce qu'elle peut auprès de Dieu, dont elle approche quand elle est pure et où elle trouve son bonheur suprême et absolu ! Quoique pour cela j'aie besoin moi-même d'un autre qui me manque, j'ose ne te pas manquer; mais en expliquant avec mon ignorance ce que peut l'âme, j'aurai pour récompense de connaître sans danger ce que je puis moi-même. Renonce d'abord, néanmoins, à l'attente immense, et comme infinie, de m'entendre parler de toutes les âmes; je ne parlerai que de l'âme humaine : seule, elle doit être l’objet de notre sollicitude, quand nous en avons pour nous-mêmes.

Cette âme donc, et chacun peut le remarquer facilement, commence par animer de sa présence ce corps terrestre et mortel; elle y met l'unité et la maintient, elle l'empêche de se désunir et de tomber en ruines; c'est elle qui, en rendant à chacun ce qui lui est dû, fait distribuer également la nourriture aux membres; c'est elle qui conserve l'harmonie et la mesure, non-seulement dans la beauté, mais encore dans la croissance et la communication de la vie. On peut remarquer néanmoins que l'homme n'est pas en cela distingué des végétaux; nous voyons en effet et nous disons que ceux-ci vivent, qu'ils sont conservés chacun dans son espèce, qu'ils se nourrissent, croissent et se .reproduisent.

71. Monte donc un second degré et constate ce que peut l'âme sur les sens, où la vie se manifeste avec plus d'évidence et avec plus d'éclat. Car il ne faut pas tenir compte de cette impiété vraiment grossière et plus brute que les végétaux mêmes qu'elle entreprend de protéger. Ne croit-elle pas que la vigne souffre quand on cueille le raisin, que les végétaux sentent le tranchant qui les ouvre, qu'ils voient, qu'ils entendent? On parle ailleurs de cette erreur sacrilège. Revenons à notre dessein; remarque quelle est la puissance de l'âme sur les sens et sur les mouvements des animaux proprement dits : car il n'y a point, sous ce rapport,,de ressemblance entre nous et ces végétaux qui tiennent à la terre par leurs racines.

L'âme s'applique au toucher, et par lui elle sent et discerne ce qui est chaud, froid, âpre, poli, dur, doux, léger, pesant. Elle connaît ensuite au goût, à l'odorat, à l'ouïe, et à la vue, d'innombrables variétés dans la saveur, l'odeur, le son et la forme. De plus, elle s'approprie et recherche en tout cela ce qui convient à la nature de son corps; elle fuit et rejette ce qui lui est contraire. De temps en temps elle s'éloigne de ces sens, elle prend comme des vacances pour en réparer le mouvement, retourne en foule et en tous sens les images qu'elle a recueillies par leur intermédiaire : c'est tout ce qu'on appelle le sommeil et les songes. Souvent aussi elle se récrée par des mouvements faciles en se livrant à la joie et aux distractions, et sans travail elle remet l'ordre et l'harmonie dans les organes. Elle fait tout ce qu'elle peut pour l'union des deux sexes, et son amour cherche l'unité dans une double nature. Elle travaille non-seulement à produire, mais encore à nourrir, à protéger, à élever. La coutume l'attache aux objets extérieurs au milieu desquels et par lesquels elle fait vivre le corps; elle s'en sépare avec autant de peine que si c'étaient ses membres; cette force de la coutume ne se détruit ni par l'éloignement des objets, ni par le laps du temps et on l'appelle mémoire. Mais qui peut nier que tout cela se fasse également par l'âme des bêtes?

72. Elève-toi donc à un troisième degré et considère cette mémoire où se jouent tant d'idées que n'y a pas gravées la coutume, mais que lui ont confiées et qu'y maintiennent l'observation et les remarques : tous ces arts qui dirigent la main de l'ouvrier, cette culture des champs, ces constructions de villes, ces édifices variés, ces merveilleux monuments l'invention de tant de signes qui distinguent les lettres, les paroles, le geste, les sons de toute espèce, la peinture, la sculpture : tant de langues différentes, tant d'institutions, tant de choses nouvelles, tant de choses rétablies; un si grand nombre de livres et de monuments de tout genre pour transmettre les souvenirs, une préoccupation si grande de la postérité; ces hiérarchies de fonctions, de pouvoirs, d'honneurs et de dignités, soit dans les [316] familles, soit dans l'Etat pour la guerre et pour la paix, soit dans les cérémonies profanes et sacrées; la puissance du raisonnement et de la réflexion, ces fleuves d'éloquence, ces variétés de poèmes, ces mille représentations destinées au jeu et à l'amusement, cette habileté dans la musique, cette exactitude dans les mesures, ces règles dans les calculs, ces pressentiments pour le passé et pour l'avenir tirés des choses présentes. Voilà de grandes distinctions . elles caractérisent tout à fait l'homme. Mais ces traits sont encore communs aux savants et aux ignorants, aux gens de bien et aux méchants.

73. Lève donc les yeux et t'élance sur ce quatrième degré. Ici commence la vertu, et tout ce qui est vraiment digne de louanges. Là, en effet, l’âme ose se préférer, non-seulement à son corps, quelque ;partie qu'il fasse de l'univers, mais aussi à tous les corps; elle ne regarde pas les biens du monde comme ses propres biens, et quand elle les compare à sa puissance et à sa beauté, loin de les confondre elle les méprise. Plus elle se plaît à cela, plus elle se détache de ce qui la souille, se purifie et s'embellit. Elle commence aussi à s'armer contre tous les obstacles qui font effort pour la faire renoncer à son dessein et à son sentiment; elle estime singulièrement la grande communauté humaine et ne veut pas pour autrui ce dont elle ne voudrait pas pour elle-même; elle suit la direction de l'autorité et les conseils des sages, où elle croit entendre la voix de Dieu même.

Il est vrai le travail se fait sentir dans cette magnifique occupation de l'âme; il faut lutter fortement et courageusement contre les adversités et les séductions du siècle. Car, en se purifiant ainsi, l'âme craint la mort, souvent assez peu et souvent beaucoup. Assez peu, quand, incapable encore de voir la vérité comme la voient les âmes bien pures, elle croit fermement que tout est gouverné par la haute providence et la justice de Dieu, et que la mort ne frappe personne injustement lors même qu'elle serait infligée par une main coupable. On craint beaucoup la mort lorsqu'on croit d'autant plus faiblement à cette Providence divine, qu'on la cherche avec plus de soucis ; lorsqu'on la distingue d'autant moins que la tranquillité d'esprit, indispensable à l'examen des questions obscures, est plus troublée par cette crainte même. Ensuite, plus l'âme sent dans les progrès qu'elle fait, combien il y a de différence entre être pur ou être souillé; plus elle redoute qu'en quittant ce corps elle ne trouve Dieu plus sévère contre ses fautes qu'elle ne l'est elle-même. Mais rien n'est plus difficile que d'avoir horreur de la mort et de renoncer aux plaisirs du monde autant que le demandent les dangers qu'on y court. L'âme toutefois est si grande, qu'elle le peut, mais avec le secours du Dieu véritable et souverain, de cette justice qui soutient et dirige cet univers, qui a donné l'existence à tout, et une telle existence que ce tout ne saurait être meilleur. C'est donc à cette justice qu'elle se confie avec piété et sécurité, pour obtenir d'être aidée et comme achevée, dans l'oeuvre si difficile de sa sanctification.

74. L'âme, après ce travail, c'est-à-dire après s'être délivrée et purifiée de toute tache et de toute souillure, se tient avec bonheur en elle-même, sans plus craindre pour soi ni se tourmenter à son propre sujet. C'est donc ici le cinquième degré. Autre chose, en effet, est d'arriver à la pureté, autre chose de s'y maintenir; autre chose encore est d'agir pour se relever de ses fautes, et autre chose d'agir pour ne pas souffrir que l'on y retombe. L'âme ici comprend de toute manière combien elle est grande; animée alors d'une immense et incroyable confiance, elle court vers Dieu, c'est-à-dire vers la contemplation de la vérité même, vers cette grande, sublime et mystérieuse récompense pour laquelle elle a tant travaillé.

75. Mais cet élan, ce désir de comprendre ce qui est vraiment et absolument, c'est le regard suprême de l'âme; elle n'en a pas de plus parfait, de meilleur, de plus droit. C'est donc ici le sixième degré. Car autre chose est de puri. fier l'œil de l'âme, de ne l'ouvrir ni en vain ni avec légèreté, de ne l'arrêter sur rien de mauvais; autre chose d'en conserver et d'en affermir la santé; autre chose enfin de porter, sur ce qu'il faut contempler, ce regard devenu juste et serein. Ceux qui veulent s'occuper de cette contemplation avant de s'être purifiés et guéris sont tellement blessés par la divine lumière que, loin d'y voir rien de bon, ils croient y voir beaucoup de mal, lui refusent même le nom de vérité, et, poussés par la passion, en. traînés misérablement par un plaisir corrupteur, ils se replongent, en maudissant le remède, dans les ténèbres compatibles avec leur état maladif. Aussi le prophète dit avec [317] beaucoup de justesse, sous le souffle divin de l'inspiration : « Créez en moi un coeur pur, ô mon Dieu, et renouvelez au fond de mon âme l'esprit de droiture (1). » L'esprit de droiture, me semblé-t-il, est celui qui rend l'âme incapable de dévier et de s'égarer dans la recherche de la vérité; et il ne s'y rétablit pas que le coeur ne soit purifié, c'est-à-dire avant qu'on n'ait mis un frein à la pensée elle-même, avant qu'elle ne se soit élevée au-dessus de toutes les passions et de toutes les souillures que produisent les choses périssables.

76. Mais c'est dans la vue et la contemplation de la vérité que consiste le septième et dernier degré de la puissance de l'âme; ou plutôt ce n'est pas un degré, c'est une demeure où conduisent ces degrés. Comment exprimer quelle est alors la joie de l'âme, combien elle goûte le bien suprême et véritable, quel reflet tombe sur elle de sérénité et d'éternité? De grandes et incomparables âmes ont parlé de ce bonheur autant qu'elles l'ont jugé convenable, et nous croyons qu'elles en étaient, qu'elles en sont encore témoins. Ce que maintenant j'ose te dire, c'est qu'en poursuivant avec constance la course que Dieu nous commande et que nous avons entreprise, nous parviendrons par la vertu et la sagesse de Dieu à la cause souveraine, au souverain auteur, au principe souverain de toutes choses, à cet Etre incomparable auquel il est possible peut-être de donner un nom plus convenable.

Or, en le voyant nous verrons réellement combien sous le soleil tout est vanité des vaniteux (2). La vanité est-elle, en effet, autre chose que la tromperie, et les vaniteux sont-ils autre chose que des trompés ou des trompeurs, ou bien des trompés et des trompeurs tout à la fois? On peut néanmoins remarquer aujourd'hui combien diffère ce qui est ainsi sous le soleil et ce qui existe véritablement; comment Dieu a créé aussi les êtres de ce monde; ils ne sont rien en comparaison des biens éternel:, quoique considérés en eux-mêmes ils soient beaux et admirables. Nous connaîtrons alors combien est véritable ce qu'il nous est commandé de croire, combien nous étions heureux et favorisés d'être nourris au sein de l'Eglise notre mère, combien nous était salutaire ce lait mystérieux que l'apôtre Paul a déclaré nous avoir donné pour breuvage (3). Prendre cet

 

1. Ps. L, 12, 2. Eccli. 1-2. Rétr. liv. I, ch. VII, n. 3. — 1 Cor. III, 2.

 

aliment lorsqu'on est encore aux bras de sa mère, c'est chose fort utile; quand on a grandi, ce serait humiliant, il faudrait plaindre celui qui le repousserait quand il en a besoin; regarder comme coupable et comme impie celui qui en viendrait à le mépriser et à l'avoir en horreur. Mais quelle charité et quelle gloire dans celui qui le prépare et le sert convenablement !

Nous verrons aussi de tels changements, des transformations si heureuses dans cette nature corporelle quand elle est soumise aux lois divines, que la résurrection elle-même admise difficilement par les uns, traitée de fable par les autres, nous paraîtra au moins aussi certaine que nous sommes sûrs du lever du soleil après son coucher. Quant à ceux qui se rient de l'incarnation jusqu'à laquelle s'est abaissé, pour être le modèle et les prémices de notre salut, le Fils tout-puissant, éternel et immuable de Dieu; qui tournent en dérision sa naissance d'un sein virginal et les autres miracles de sa vie, nous les mépriserons comme on méprise ces enfants qui, après avoir vu un peintre copier des tableaux, s'imaginent qu'on ne saurait faire le portrait d'un homme sans en avoir sous les yeux un autre portrait. Mais quelles délices dans cette contemplation de la vérité, sous quelque aspect qu'on puisse l'envisager ! quelle pureté ! quelle clarté! quelle indubitable certitude ! Quoi qu'on ait cru savoir, on estimera n'avoir jamais rien su en comparaison de cette vérité; et pour donner à l'âme une facilité plus grande d'y adhérer plus amplement et plus entièrement, au lieu de craindre comme auparavant la mort, c'est-à-dire la séparation complète d'avec le corps, on la désire comme une faveur suprême.

 

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CHAPITRE XXXIV.

LA NATURE DIVINE EST SEULE PRÉFÉRABLE A LA NATURE DE L'AME. AUSSI L'HOMME NE DOIT ADORER QUE DIEU.

 

77. Tu viens d'entendre quelle est la force et la puissance de l'âme, et pour tout dire en un mot : de même que cette âme de l'homme n'est pas égale à Dieu, il faut l'avouer; ainsi doit-on présumer que rien de ce qu'il a créé ne se rapproche davantage de lui. Aussi nous enseigne-t-on divinement et magnifiquement dans l'Eglise catholique que « l'âme ne doit [318] adorer aucune créature, v (j'emploie plus volontiers ces paroles , car elles ont été employées quand ou m'a insinué cette doctrine) mais uniquement le Créateur même de toutes choses, de qui, par qui et en qui elles sont toutes, c'est-à-dire le principe immuable, l'immuable sagesse, l'immuable amour, le Dieu unique, véritable et parfait, qui n'a jamais été sans exister, qui existera toujours, qui jamais n'a été et ne sera jamais autrement: rien n'est plus caché ni plus présent que lui ; on découvre difficilement où il est, plus difficilement où il n'est pas; tous ne peuvent être avec lui et nul ne peut être sans lui. Que dire encore de plus incroyable? C'est ce que notre humanité peut affirmer plus légitimement et plus convenablement de lui.

C'est donc ce grand Dieu que seul l'âme doit adorer sans distinction et sans confusion. En effet tout ce que l'âme adore comme étant Dieu elle doit nécessairement le considérer comme étant supérieur à elle-même. Or ni la terre, ni les mers, ni les astres, ni le soleil, ni la lune, ni rien de ce que nous pouvons toucher, ou voir de nos yeux, ni même le ciel où ne peuvent s'élever nos regards ne doivent être estimés au-dessus de la nature de l'âme. Que dis-je ? la raison démontre avec certitude que tout cela est bien inférieur à une âme quelle qu'elle soit; pourvu néanmoins que par amour de la vérité on la suive avec une inébranlable constance et une fidélité à toute épreuve, quand elle mène à travers des chemins inaccoutumés et par conséquent ardus.

78. Outre ces créatures qui tombent sous nos sens, qui occupent un espace quelconque et sur lesquelles l'emporte sans contredit l'âme humaine, nous venons de le rappeler, s'il est autre chose dans l'univers créé par Dieu, c'est au-dessous de l'âme ou égal à elle; au-dessous, comme l'âme de la bête; égal, comme celle de l'ange. Mais il n'est rien au-dessus, et s'il y avait quelque chose, ce serait l'oeuvre du péché, non de la nature. Le péché cependant ne détériore pas l'âme jusqu'à la mettre au-dessous ni même au niveau de l'âme de la bête.

Elle ne doit donc adorer que Dieu, parce que seul il est son auteur. Quant aux hommes, si sages et si parfaits qu'ils soient, ou plutôt quant aux autres âmes raisonnables et déjà bienheureuses, il faut seulement les aimer, les imiter et avoir pour elles la déférence qui convient à leur mérite et à leur rang. Il est dit en effet : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu ne serviras que lui (1). » Si nos parents sont dans l'erreur ou dans la peine, sachons qu'il faut leur porter secours autant qu'on le peut et qu'il est commandé; mais nous devons comprendre en faisant ainsi le bien, que nous sommes les instruments de Dieu. Ne nous laissons pas séduire non plus par l'amour de la vaine gloire et ne nous attribuons rien en propre, ce qui suffirait pour nous précipiter de bien haut et nous plonger dans l'abîme. Ne haïssons pas les hommes tyrannisés par les vices, mais les vices mêmes; non pas les pécheurs, mais leurs péchés. Car nous devons désirer qu'on prête à -tous une main secourable, même à ceux qui nous ont blessés, à ceux qui veulent nous nuire par eux-mêmes ou par d'autres.

Telle est la religion vraie, parfaite, unique, au moyen de laquelle doit se réconcilier avec Dieu l'âme qui possède la grandeur dont nous nous occupons , et par laquelle elle se rend cligne de la liberté ? Dieu en effet nous délivre de tout ce qui peut nous rendre esclaves; rien n'est plus avantageux que de lui être soumis, la parfaite et unique liberté consiste à lui plaire en le servant.

Mais je m'aperçois que j'ai presque franchi les bornes que je m'étais fixées et que depuis longtemps j'ai dit beaucoup de choses sans te questionner. Je ne m'en repens pas néanmoins; car ces vérités sont répandues dans les nombreuses Ecritures de l'Eglise. Il  semble avantageux de les avoir réunies comme nous l'avons fait ; on ne peut toutefois les comprendre pleinement avant que parvenu au quatrième de ces sept degrés, courageux et fidèle à la piété, occupé d'acquérir la santé et la force nécessaires pour les comprendre, on ne les examine toutes en détail avec toute l'attention et toute la pénétration possibles. Il y a effectivement dans chacun de ces degrés, une beauté distincte et particulière; et nous ferions mieux de les nommer des actes.

 

1. Deut VI, 13. Matth. IV, 10.

 

 

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319

 

CHAPITRE XXXV.

AUTRES MANIÈRES DE DÉSIGNER LES SEPT DEGRÉS DE LA PUISSANCE DE L'AME.

 

79. Il est question en effet de la puissance de l'âme et il se peut qu'elle fasse en même temps tout ce qui est compris dans tous ces degrés, quoiqu'elle ne croie faire que ce qu'elle fait avec difficulté ou avec amour; dans ces deux cas effectivement elle est beaucoup plus attentive. Si donc nous montons ces degrés, nous dirons pour nous faire comprendre, que le premier acte de l'âme est d'animer; le second, de sentir; l'industrie sera le troisième; la vertu, le quatrième; le cinquième sera la tranquillité; le sixième nous introduira en Dieu; le septième sera la contemplation. On peut dire aussi que ces actes s'exercent dans le corps, par le corps et autour du corps, pour l'âme et dans l'âme, pour Dieu et en Dieu : dire aussi qu'ils sont beaux quand ils s'accomplissent dans un autre, par un autre, autour d'un autre sujet; pour ou dans ce qui est beau, pour ou dans la beauté même.

Si tu crois avoir besoin sur toutes ces dénominations, de quelques éclaircissements, tu les demanderas plus tard. Le motif pour lequel j'ai voulu employer tous ces termes, c'est la crainte que tu ne te troubles, en voyant les mêmes idées exprimées et divisées différemment par les uns et par les autres, et que pour cette raison tu ne condamnes ceux-ci ou ceux-là. Ne peut-on pas avec une parfaite justesse et beaucoup de pénétration assigner aux mêmes choses des dénominations et des divisions variant à l'infini? Chacun choisit dans ce grand nombre, celles qu'il juge convenables à son dessein.

 

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CHAPITRE XXXVI.

MERVEILLEUSE HARMONIE ENTRE L'UNIVERS ET LA RELIGION VÉRITABLE. LES AUTRES QUESTIONS RELATIVES A L’AME SE TROUVENT RÉSOLUES.

 

80. En vertu donc de cette loi sacrée et inaltérable par laquelle il gouverne tout ce qu'il a formé, le Dieu souverain et véritable a soumis le corps à l'âme, l'âme à lui-même et par là tout à lui. Jamais non plus il ne l'abandonne dans aucun de ses actes, soit pour la punir,

soit pour la récompenser; car il a jugé qu'il serait très-beau que tout ce qui est fût comme il est, que la variété fît l'ordre dans la nature, qu'il n'y eût rien de choquant pour qui considérerait l'ensemble, que les châtiments et les récompenses, à cause de la justice qui les décerne, ajoutassent à la beauté générale et à l'ordre universel.

Car l'âme a reçu de lui le libre arbitre,, et ceux dont les raisonnements frivoles travaillent à le nier, sont aveuglés au point de ne pas comprendre que rien ne les force à publier tant d'inepties et de blasphèmes. Le libre arbitre, toutefois, ne permet point à l'âme de troubler aucunement par des entreprises coupables l'ordre divin et la loi générale; car il vient du sage et invincible Seigneur de toute créature.

Mais peu d'hommes sont capables de comprendre ces vérités comme elles doivent être comprises, et la vraie religion seule peut en rendre capable. Elle consiste effectivement en ce que l'âme, après s'être séparée de Dieu par le péché, se rattache à lui par la réconciliation. C'est donc au troisième acte qu'elle s'empare de l'âme et commence à la conduire; au quatrième elle la purifie, la réforme au cinquième, l'introduit au sixième et la nourrit au septième. Elle produit ces effets plus ou moins rapidement selon l'amour et les mérites de chaque âme; mais quelles que soient les dispositions de ces âmes, Dieu en agissant sur elles fait tout avec une justice parfaite, une parfaite sagesse et une beauté parfaite.

A quoi sert la consécration des tout petits enfants ? Cette question est fort obscure; on doit croire cependant que ces consécrations ne sont point sans avantage. La raison les découvrira lorsqu'elle devra s'en occuper, ainsi que de tant d'autres sujets; car depuis longtemps, je l'avoue, je te propose plutôt des questions que je ne t'en donne l'intelligence. Il te sera très-utile de les examiner, pourvu que tu prennes la piété pour guide.

81. Les choses étant ainsi, qui aurait droit de se plaindre que l'âme ait été unie au corps pour le conduire et le diriger; puisque c'était le meilleur moyen d'établir la liaison dans ce grand et magnifique ordre de l'univers? Qui voudrait demander encore ce que l'âme devient dans ce corps fragile et mortel, puisqu'elle est justement condamnée à mort à cause du péché et qu'elle peut dans ce même [320] corps se perfectionner en vertu? Ce qu'elle deviendra en le quittant, puisque la peine de mort doit subsister nécessairement, si le péché subsiste, et que Dieu lui-même, c'est-à-dire la vérité en personne, sera la récompense de la piété et de la vertu ?

Ainsi donc, s'il te plait, finissons ce long entretien et appliquons-nous avec tout le soin et toute la religion possibles, à accomplir les préceptes de Dieu : on ne peut autrement échapper à tant de maux. Si en quelques endroits j'ai parlé pour toi d'une manière trop obscure, marque-les dans ta mémoire et prends un meilleur moment pour y revenir, Car Celui qui est là-haut, notre Maître à tous, ne nous manquera pas si nous le cherchons. — Ev. Je suis tellement impressionné de ce discours que je me serais cru coupable de l'interrompre. Mais s'il te convient de le finir ici; si tu as cru pour le moment passer aussi vite sur les trois dernières questions, je m'en rapporte à ton jugement, et désormais quand il s'agira d'examiner d'aussi importants sujets, non-seulement je choisirai le temps qui convient à tes occupations, mais aussi j'aurai soin de me disposer mieux moi-même.

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