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DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET DES MOEURS DES MANICHÉENS (1).

 

DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET DES MOEURS DES MANICHÉENS (1).

LIVRE PREMIER. DES MŒURS DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE.

CHAPITRE PREMIER. LES MANICHÉENS DÉMASQUÉS: DEUX MOYENS EMPLOYÉS PAR EUX POUR TROMPER.

CHAPITRE II. LES MANICHÉENS CONDAMNÉS AU TRIBUNAL DE LA RAISON. — VICE DE LEUR MÉTHODE.

CHAPITRE III. LE SOUVERAIN BIEN POUR L'HOMME. — SES CONDITIONS.

CHAPITRE IV. QU'EST-CE QUE L'HOMME?

CHAPITRE V. LE SOUVERAIN BIEN DE L'HOMME EST AVANT TOUT LE SOUVERAIN BIEN DE SON ÂME.

CHAPITRE VI. LA VERTU CONDUIT A LA POSSESSION DE DIEU.

CHAPITRE VII. DIEU RÉVÉLÉ PAR LES ÉCRITURES. — L'ÉCONOMIE DIVINE TOUCHANT NOTRE SALUT. — ABRÉGÉ DE LA FOI.

CHAPITRE VIII. S'ÉLEVER VERS DIEU PAR UN AMOUR SOUVERAIN.

CHAPITRE IX. LA CHARITÉ. —  ACCORD DE L'ANCIEN ET DU NOUVEAU TESTAMENT.

CHAPITRE X. CE QUE L'ÉGLISE, NOUS ENSEIGNE PAR RAPPORT A DIEU. —  LES DEUX DIEUX DES MANICHÉENS.

CHAPITRE XI. DE L'AMOUR SOUVERAIN POUR DIEU. — LES DEUX CONDITIONS DU SOUVERAIN BIEN.

CHAPITRE XII. LA CHARITÉ NOUS UNIT A DIEU.

CHAPITRE XIII. UNION AVEC DIEU PAR JÉSUS-CHRIST ET LE SAINT-ESPRIT.

CHAPITRE XIV. L'AMOUR NOUS UNIT A LA TRINITÉ.

CHAPITRE XV. DÉFINITION CHRÉTIENNE DES QUATRE VERTUS CARDINALES.

CHAPITRE XVI. ACCORD DE L'ANCIEN ET DU NOUVEAU TESTAMENT.

CHAPITRE XVII. APOSTROPHE AUX MANICHÉENS.

CHAPITRE XVIII. L'EGLISE CATHOLIQUE RÉSUMANT LES DEUX TESTAMENTS.

CHAPITRE XIX. L'OFFICE DE LA TEMPÉRANCE, D’APRÉS LES ÉCRITURES.

CHAPITRE XX. MÉPRIS DES CHOSES SENSIBLES. — AMOUR DE DIEU SEUL.

CHAPITRE XXI. LA GLOIRE MONDAINE ET LA CURIOSITÉ CONDAMNÉES PAR LES ÉCRITURES.

CHAPITRE XXII. L'AMOUR DE DIEU PRODUIT LA FORCE.

CHAPITRE XXIII. CONSEILS ET EXEMPLES DE FORCE TIRÉS DE L'ÉCRITURE.

CHAPITRE XXIV. DE LA JUSTICE ET DE LA PRUDENCE.

CHAPITRE XXV. LES QUATRE VERTUS ET L'AMOUR DE DIEU.

CHAPITRE XXVI. AMOUR DE SOI-MÊME ET DU PROCHAIN.

CHAPITRE XXVII. BIENFAISANCE EN FAVEUR DU CORPS DU PROCHAIN.

CHAPITRE XXVIII. BIENFAISANCE EN FAVEUR DE L’AME DU PROCHAIN.

CHAPITRE XXIX. DE L'AUTORITÉ DES ÉCRITURES.

CHAPITRE XXX. L'ÉGLISE CATHOLIQUE.

CHAPITRE XXXI. LES ANACHORÈTES ET LES CÉNOBITES.

CHAPITRE XXXII. ÉLOGE DES CLERCS.

CHAPITRE XXXIII. LES CHRÉTIENS DANS LE MONDE.

CHAPITRE XXXIV. LES MAUVAIS CHRÉTIENS CONDAMNÉS.

CHAPITRE XXXV. CONCESSIONS FAITES PAR L'APÔTRE AUX BAPTISÉS.

LIVRE SECOND. DES MOEURS DES MANICHÉENS.

CHAPITRE PREMIER. LE SOUVERAIN BIEN EST LE SOUVERAIN ÊTRE.

CHAPITRE II. NATURE DU MAL

CHAPITRE III. AUTRE DÉFINITION DU MAL.

CHAPITRE IV. DIFFÉRENTES ESPÈCES DE BIEN.

CHAPITRE V. TROISIÈME DÉFINITION DU MAL.

CHAPITRE VI. CE QUI PEUT ÊTRE SOUMIS A LA CORRUPTION.

CHAPITRE VII. RIEN NE SE CORROMPT ENTIÈREMENT, GRÂCE A LA BONTÉ DE DIEU.

CHAPITRE VIII. LE MAL N'EST POINT UNE SUBSTANCE.

CHAPITRE IX. INANITÉ DES FABLES MANICHÉENNES

CHAPITRE X. DES SIGNES DE MORALITÉ CHEZ LES MANICHÉENS.

CHAPITRE XI. DU SIGNE DE LA BOUCHE. — BLASPHÈME DES MANICHÉENS CONTRE DIEU.

CHAPITRE XII. TOUTE ISSUE FERMÉE AUX MANICHÉENS.

CHAPITRE XIII. ON DOIT JUGER L'INTENTION ET NON LES FAITS.

CHAPITRE XIV. TROIS CAUSES LOUABLES DE L'ABSTINENCE.

CHAPITRE XV. POURQUOI LES MANICHÉENS INTERDISENT L'USAGE DES VIANDES.

CHAPITRE XVI. MYSTÈRES DES MANICHÉENS.

CHAPITRE XVII. DU SCEAU DES MAINS.

CHAPITRE XVIII. LE SCEAU DU SEIN. — INFAMES MYSTÈRES DES MANICHÉENS.

CHAPITRE XIX. CRIMES DES MANICHÉENS.

CHAPITRE XX. CES MÊMES CRIMES DÉCOUVERTS A ROME.

 

 

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LIVRE PREMIER. DES MŒURS DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE.

 

Le souverain bien, tel est le but assigné par l'Eglise à nos oeuvres ; l'amour, telle est la voie qui y conduit. — Vertus produites par l'amour de Dieu et devoirs qu'il impose. — Exemples.

 

CHAPITRE PREMIER. LES MANICHÉENS DÉMASQUÉS: DEUX MOYENS EMPLOYÉS PAR EUX POUR TROMPER.

 

1. Dans d'autres ouvrages, je crois avoir suffisamment montré ce que nous pouvons opposer aux invectives que lancent les manichéens contre la loi , c'est-à-dire contre l'Ancien Testament, et sur lesquelles ils reviennent avec une vaine jactance au milieu des applaudissements d'une foule ignorante. Je puis néanmoins le répéter ici en quelques mots. Quel esprit, en effet, pour peu qu'il ait du sens, ne comprend facilement que l'intelligence des, Ecritures doit être demandée à ceux qui en sont les docteurs

 

1. Voir hist. de s. Aug. ch. VII, et Rétr. liv. I, ch. VII.

 

de profession ? Ne peut-il pas arriver, n'arrive-t-il pas toujours qu'un grand nombre de passages semblent absurdes à une intelligence peu exercée, tandis que , si des hommes plus instruits en donnent la clef, ils paraissent d'autant plus beaux et procurent un plaisir d'autant plus vif, qu'il était plus difficile d'en saisir la pensée ? C'est ce qui arrive en particulier pour les saints livres de l'Ancien Testament. Si l'on y rencontre des passages qui déplaisent, il faut s'adresser à un docteur pieux, plutôt qu'à un impie lacérateur, et avoir pour principe de s'inspirer du zèle qui cherche, plutôt que de la témérité qui censure. Il peut se faire qu'en cherchant à comprendre l'Ecriture , on rencontre des évêques, des prêtres, d'autres chefs et ministres de l'Eglise catholique, qui (492) évitent d'expliquer devant tous indistinctement les mystères de la révélation, ou, qui satisfaits d'une foi simple, ne se sont pas appliqués à en sonder les profondeurs. Cependant ne désespérez point de trouver la science de la vérité dans cette société, lors même que tous ceux qu'on y interroge ne peuvent pas enseigner, et que tous ceux qui interrogent ne sont pas dignes d'apprendre. Il faut donc tout ensemble et la diligence et la piété: parla première nous méritons de trouver de bons maîtres , et par la seconde de profiter de leurs leçons.

2. A l'aide de deux puissants moyens de séduction les manichéens parviennent à se faire passer pour docteurs aux yeux des simples. D'abord ils attaquent les Écritures qu'ils comprennent mal ou qu'ils veulent être mal comprises ; ensuite ils affichent les apparences d'une vie chaste et d'une prodigieuse continence. En conséquence ce livre aura pour but d'exposer ma manière de voir conforme à la doctrine catholique , sur la règle des moeurs ; en le lisant on comprendra facilement qu'il est aisé de simuler la vertu, mais qu'il est difficile de la pratiquer sincèrement. Je m'efforcerai de témoigner moins de colère contre les excès d'adversaires qui me sont trop connus, qu'ils n'en montrent eux-mêmes contre ce qu'ils ignorent; ce que je me propose , c'est leur guérison si elle est possible, plutôt que le plaisir de les attaquer. Je n'emprunterai à l'Écriture que les témoignages d'une crédibilité évidente à leurs yeux; je n'invoquerai que le Nouveau Testament, et encore je laisserai de côté les autorités qu'ils prétendent avoir été ajoutées après coup, lorsqu'ils se sentent serrés de trop près, me bornant aux passages qu'ils sont forcés d'admettre et d'approuver. Seulement, tous les textes que j'emprunterai à l'enseignement apostolique , je les comparerai à un texte correspondant de l'Ancien Testament. Dès lors, pourvu qu'ils ne mettent pas d'obstination à demeurer ensevelis dans leurs rêveries, ils sortiront de leur sommeil, et, respirant du côté de la lumière de la foi chrétienne, ils verront sans peine que la vie qu'ils affectent au dehors n'est rien moins que la vie chrétienne , ils conviendront aussi que l'Écriture qu'ils lacèrent est véritablement l'Écriture de Jésus-Christ.

 

 

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CHAPITRE II. LES MANICHÉENS CONDAMNÉS AU TRIBUNAL DE LA RAISON. — VICE DE LEUR MÉTHODE.

 

3. Sur quoi m'appuyer d'abord? sur l'autorité ou sur la raison? Sans doute d'après l'ordre même de la nature, lorsqu'on veut apprendre une chose, l'autorité doit précéder la raison. En effet l'infirmité de la raison se montre en ce que, si elle veut d'abord marcher d'elle-même, elle s'appuie ensuite sur l'autorité pour se fortifier. Ainsi, parce que l'intelligence humaine , obscurcie trop souvent par les ténèbres épaisses du vice et du péché, ne peut fixer sur l'évidence de la raison un regard pur et assuré, on a adopté l'usage éminemment salutaire de faire appel à l'autorité, pour affermir l'oeil tremblant de la raison. L'autorité en effet c'est comme l'ombre projetée par tous les rameaux de l'humanité qui adoucit l'éclat éblouissant de la vérité. Mais puisque je m'adresse à des adversaires qui sentent, parlent et agissent contre l'ordre naturel; à des adversaires dont la maxime par excellence,est de soutenir que la raison doit marcher avant tout, je descendrai sur leur terrain. J'affirme que c'est là un mode vicieux dans toute discussion, mais je m'y soumets. C'est pour moi le plus ineffable plaisir d'imiter, autant que je le puis, la mansuétude de Jésus-Christ mon divin Maître, qui a daigné se revêtir du mal même de la mort, afin de nous en dépouiller.

 

 

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CHAPITRE III. LE SOUVERAIN BIEN POUR L'HOMME. — SES CONDITIONS.

 

4. Au flambeau de la raison, cherchons donc quelle doit être la vie de l'homme. Sans nul doute nous aspirons tous au bonheur et il n'est personne au monde qui n'admette ce principe avant même qu'il soit énoncé. Or, à mon avis, on ne peut appeler, heureux, ni celui qui n'a pas ce qu'il aime, quel que soit d'ailleurs l'objet de son amour; ni celui qui a ce qu'il aime, si ce qu'il aime lui est nuisible; ni celui qui n'aime pas ce qu'il a, lors même que ce serait un bien excellent. En effet désirer ce que l'on ne peut obtenir, c'est être (493) tourmenté; c'est être trompé que d'obtenir ce que l'on ne devait pas désirer, et c'est être malade que de ne pas désirer ce que l'on doit obtenir. Rien de tout cela ne peut survenir sans produire la souffrance. La misère et la béatitude n'ont pas coutume d'habiter simultanément dans un seul homme; dès lors aucun de ceux-là n'est heureux. Reste donc un quatrième état, seul compatible avec le bonheur; il consiste à aimer et à posséder ce qui est le plus excellent pour l'homme. Jouir en effet, n'est-ce pas avoir à. sa disposition ce que l'on aime? Peut-on être heureux si l'on ne jouit pas de ce qui pour l'homme est le bien par excellence? et peut-on ne pas l'être si l'on en jouit? Concluons dès lors que si nous aspirons à vivre heureux, nous devons pouvoir posséder notre souverain bien.

5. Reste donc à chercher quel est le souverain bien de l'homme, et de toute évidence ce bien ne saurait être inférieur à l'homme. Car c'est s'abaisser que de chercher ce qui est plus bas que soi. Si donc c'est une obligation pour l'homme d'aspirer au plus parfait, ce bien par excellence ne saurait lui être inférieur. Sera-ce quelque chose d'égal à lui-même ? L'affirmer c'est prétendre que parmi les biens dont on peut jouir il n'en est pas de supérieur à l'homme. Si donc nous trouvons quelque bien qui soit supérieur à l'homme tout en restant à la disposition de celui qui l'aime, nous concluons que l'homme doit tendre vers ce but manifestement supérieur à celui qui y aspire. En effet si le bonheur consiste dans la possession d'un bien tel qu'il ne peut y en avoir de plus grand, en d'autres termes, dans le bien par excellence, à quel titre peut-on appeler heureux celui qui ne possède pas encore son souverain bien? Ou comment serait-ce le souverain bien, s'il y en a un meilleur que nous puissions posséder? J'ajoute que le souverain bien, s'il existe, doit être tel que nous ne puissions en être privés contre notre gré. En effet nous ne saurions nous reposer pleinement dans un bien si nous sentons qu'il peut nous être arraché alors même que nous voulons le conserver et l'étreindre. Et si l'on n'est pas assuré de la possession du bien dont on jouit, pourra-t-on être heureux, avec cette douloureuse crainte de le perdre ?

 

 

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CHAPITRE IV. QU'EST-CE QUE L'HOMME?

 

6. Cherchons donc quel bien peut être supérieur à l'homme. Mais comment le trouver si auparavant nous n'avons étudié et compris l'homme lui-même? Toutefois ce ne peut être une simple définition que l'on me demande, car tout le monde, ou du moins mes adversaires et moi nous sommes parfaitement d'accord sur ce point, à savoir que nous sommes composés d'une âme et d'un corps. La question à résoudre est donc plutôt celle-ci : de ces deux substances que j'ai nommées, laquelle est l'homme? Est-ce le corps seulement ou seulement l'âme? En effet ce sont là deux choses distinctes, et aucune des deux prises séparément ne peut être appelée l'homme, car le corps ne serait pas l'homme s'il n'y avait pas d'âme, et l'âme ne serait pas l'homme si le corps n'était animé par elle. Cependant il peut se faire que l'une des deux paraisse être l'homme et en porte le nom. Qu'appellerons-nous donc l'homme? Est-ce l'âme et le corps unis entre eux comme le char l'est aux coursiers, ou à la manière du centaure ? N'est-ce que le corps au service de l'âme qui le gouverne, et que nous appelons l'homme, comme nous désignons par le nom de lanterne, non pas tout ensemble la lumière et le vase qui la porte, mais le vase seulement, quoique ce nom lui vienne à raison même de la lumière 'qu'il renferme ? Ou bien appellerons-nous du nom d'homme l'âme seulement, mais à raison du corps qu'elle anime, comme nous appelons cavalier non pas l'homme et le cheval, mais l'homme seulement, en tant qu'il est assis sur le cheval qu'il dirige? Une telle controverse est difficile à vider; si la raison y parvient aisément, ce ne peut être sans une longue dissertation, et nous n'avons nul besoin d'entreprendre ce travail ni de retarder ainsi notre discussion. Dites que l'homme c'est l'âme et le corps tout ensemble, ou que c'est l'âme seule, peu importe; il n'en sera pas moins vrai que le souverain bien de l'homme n'est pas le souverain bien du corps, mais le souverain bien du corps et de l'âme tout ensemble, ou de l'âme seule.

 

 

 

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CHAPITRE V. LE SOUVERAIN BIEN DE L'HOMME EST AVANT TOUT LE SOUVERAIN BIEN DE SON ÂME.

 

7. Si nous demandons ce qui peut être le souverain bien du corps, la raison nous le montre sans hésiter dans ce qui procure au corps la perfection la plus grande possible. Or de tous les biens qui perfectionnent le corps, le plus excellent, sans aucun doute, c'est l'âme. Le souverain bien du corps ce n'est donc, ni le plaisir, ni l'insensibilité, ni la force, ni la beauté, ni l'agilité, ni les autres biens corporels, quels qu'ils soient, mais uniquement l'âme. En effet tous ces biens que je viens d'énumérer, c'est l'âme, par sa présence, qui les procure au corps et surtout elle lui procure la vie, qui les surpasse tous. D'où je conclus que l'âme ne me paraît pas être le souverain bien de l'homme, soit que nous voyions l'homme dans l'âme et le corps tout ensemble, soit que nous le voyions dans l'âme seule. En effet, de même que la raison nous affirme que le souverain bien du corps c'est ce qui est meilleur que le corps, ce qui lui donne la vigueur et la vie, de même si quelque chose surpasse l'âme, l'âme en s'y attachant en deviendra plus parfaite, peu importe du reste que l'on trouve l'homme dans le corps et l'âme tout ensemble ou dans l'âme seulement. Si donc nous découvrons ce quelque chose de plus parfait que l'âme, sans aucun détour, sans nulle hésitation nous l'appellerons le souverain bien de l'homme.

8. Si c'était le corps qui fût l'homme, je ne pourrais me refuser à avouer que le souverain bien de l'homme, c'est l'âme. Mais quand il s'agit de mœurs, quand nous cherchons le genre de vie que l'homme doit mener pour arriver à la béatitude, ce n'est point au corps que nous donnons des préceptes; et nous ne sommes pas à la recherche de la science de gouverner le corps. Enfin notre tâche, ici, est de rechercher et d'apprendre les bonnes mœurs. Or c'est là l'action propre de l'âme, et dès qu'il s'agit d'acquérir la vertu, il ne peut être question du corps. Par conséquent, et ce point est hors de doute, si le corps, quand il est dirigé par l'âme, n'en est que beaucoup mieux et beaucoup plus honnêtement dirigé; s'il devient d'autant plus parfait que l'âme, à laquelle il est légitimement soumis, est plus parfaite elle-même, on doit nécessairement regarder comme étant le souverain bien de l'homme, ce qui peut rendre l'âme souverainement bonne, dût-on ne voir l'homme que dans le corps. De même, si un cocher obéissant à mes ordres nourrit et dirige parfaitement les chevaux qui lui sont confiés, et si je me montre d'autant plus généreux envers lui qu'il m'obéit mieux, peut-on nier qu'à moi revient le mérite de la bonne tenue et du cocher et des coursiers? Donc appelez homme le corps seulement, ou l'âme seulement, ou bien le corps et l'âme réunis, ce que je dois chercher avant tout, c'est ce qui peut rendre l'âme plus parfaite. Car lorsque nous l'aurons trouvé, nous aurons ce qu'il faut pour que l'homme puisse, sinon s'élever à la perfection, du moins devenir beaucoup meilleur qu'il ne le serait, privé de cette unique connaissance.

 

 

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CHAPITRE VI. LA VERTU CONDUIT A LA POSSESSION DE DIEU.

 

9. Il est hors de doute que la vertu rend l'âme parfaite. Mais on peut demander si la vertu existe par elle-même, ou si, pour exister, elle a besoin d'être dans l'âme. C'est encore là une question très-relevée et qui exigerait de longs développements. Mais voici comment je l'abrégerai; et comptant sur l'assistance divine, j'espère la résoudre, selon mes forces, avec clarté et concision. Que la vertu puisse exister par elle-même, sans être localisée dans l'âme, ou qu'elle ait besoin de l'âme pour subsister; il est certain que pour parvenir à la vertu l'âme suit une certaine direction ; est-ce la sienne propre? est-ce celle de la vertu? est-ce celle qui lui serait imprimée par un troisième moteur qui ne serait ni l'âme ni la vertu? Mais si l'âme se suit elle-même, pour parvenir à la vertu, elle suit je ne sais quel guide insensé; car tant qu'elle ne possède pas la vertu, l'âme n'est qu'une insensée. D'un autre côté le but suprême de ceux qui cherchent, c'est. d'atteindre ce qu'ils poursuivent ; l'âme désirera-t-elle ne pas atteindre ce qu'elle cherche ? c'est une absurdité; ou bien, comme en se suivant elle-même elle ne suit qu'un guide insensé, elle parviendra infailliblement à la folie qu'elle veut éviter. Et si c'est la vertu qu'elle suit, avec le désir de l'obtenir, comment poursuit-elle ce qui n'est pas? ou comment désire-t-elle (495)  obtenir ce qu'elle possède? Donc, ou la vertu est quelque chose de distinct de l'âme, ou, si l'on veut qu'elle n'en soit qu'une habitude et pour ainsi dire une qualité, il est nécessaire que l'âme poursuive quelque chose au dehors d'elle, si elle veut que la vertu puisse germer en elle. En effet, et c'est là, pour moi, une vérité de la dernière évidence, si elle ne poursuit rien, ou si elle ne poursuit que la folie, elle ne saurait parvenir à la sagesse.

10. Ce que l'âme poursuit pour arriver à la possession de la vertu et de la sagesse, ne peut être que l'homme sage eu bien Dieu. Mais nous avons dit précédemment que le souverain bien de l'homme doit être tel qu'on ne puisse le perdre involontairement et malgré soi. Or peut-on douter un instant que l'homme sage, si c'est lui qu'il suffit de rechercher pour être vertueux; puisse nous être enlevé, et sans notre consentement, et malgré notre opposition? Il ne reste donc plus que Dieu ; c'est en le recherchant que nous arriverons à la vie vertueuse, et c'est en le trouvant que nous trouverons en outre le bonheur. Niera-t-on l'existence de Dieu? A celui qui en serait là, je ne saurais plus quel langage adresser; le meilleur langage serait le silence le plus profond. Toutefois s'il se rencontrait de ces athées, il faudrait avec eux invoquer d'autres principes, développer d'autres raisons et débuter autrement que nous ne l'avons fait dans ce livre. Quant à mes adversaires actuels, ils ne nient pas l'existence de Dieu, ils avouent même que sa providence prend soin des choses humaines. Et en vérité pourrait-on donner le nom de religion à une secte qui refuserait d'admettre que la Providence divine s'étend au moins sur nos âmes?

 

 

 

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CHAPITRE VII. DIEU RÉVÉLÉ PAR LES ÉCRITURES. — L'ÉCONOMIE DIVINE TOUCHANT NOTRE SALUT. — ABRÉGÉ DE LA FOI.

 

11. Comment poursuivre Dieu puisque nous ne le voyons pas? et comment le verrions-nous, n'étant que des hommes et des hommes insensés? Sans doute ce n'est pas par les yeux du corps, mais par l'esprit que nous pouvons le voir; mais où trouver un esprit qui tout enveloppé du voile de l'ignorance soit capable, je ne dis pas d'arriver, mais de faire effort pour arriver à se plonger dans cet océan de lumière? Recourons donc à l'enseignement de ceux dont la sagesse nous offre des garanties suffisantes. La raison a pu nous amener jusqu'ici. Car elle traitait de choses humaines, sinon avec la certitude de la vérité, au moins avec la sécurité que donne l'habitude. Mais maintenant que nous sommes arrivés au seuil des choses divines, elle fait volte-face, son regard est impuissant, elle est frémissante, haletante, palpitante d'amour, mais, frappée par l'éclat de la vérité, elle veut rentrer dans ses ténèbres habituelles, moins par choix que par impuissance. C'est ici qu'il faut craindre, qu'il faut trembler qu'elle ne devienne la victime d'une faiblesse plus grande encore, en demandant, dans sa lassitude, le repos aux ténèbres. Au moment où nous allions désirer nous y enfoncer de nouveau, ah ! qu'il plaise à l'ineffable Sagesse de nous offrir l'ombrage de l'autorité; qu'elle ranime doucement notre courage en montrant à nos yeux les faits et les paroles des Livres saints, comme autant de signes qui par leurs ombres mêmes adouciront pour nous l'éclat de la vérité.

12. Notre salut pourrait-il exiger quelque chose de plus ? Où trouver et plus de bienveillance et plus de libéralité que dans la divine Providence? Refusant d'abandonner entièrement à lui-même l'homme révolté contre ses lois, le voyant dévoré par la passion des choses mortelles et condamné avec justice à ne laisser après lui qu'une postérité soumise à la mort, elle ne l'a pas entièrement délaissé. Grâce à des secrets admirables et incompréhensibles; grâce à la succession mystérieuse des biens qu'elle a créés pour l'homme, cette puissance souverainement juste possède tout à la fois et la sévérité de la vengeance et la libéralité du pardon. Voulons-nous comprendre ce que cette conduite renferme de beauté, de grandeur, de vraiment digne de Dieu; enfin de vérité objet de mes recherches? Commençons par l'étude des choses humaines et de ce qui nous touche de plus près, gardons la foi et les préceptes de la vraie religion; ne désertons pas ce chemin sûr où Dieu nous donne pour guides les patriarches avec leur élection, la loi et son pacte, les prophètes avec leurs prédictions, le mystère de l'Homme-Dieu, le témoignage des apôtres, le sang des martyrs et la conversion des gentils. Ne me demandez donc pas ma pensée personnelle; écoutons (496) plutôt les oracles célestes, et aux enseignements divins soumettons nos faibles raisonnements.

 

 

 

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CHAPITRE VIII. S'ÉLEVER VERS DIEU PAR UN AMOUR SOUVERAIN.

 

13. Voyons quelle règle de vie nous trace le Seigneur lui-même dans l'Evangile, et l'apôtre Paul après lui : ces Ecritures, du moins, nos adversaires n'osent pas les rejeter. Dites-nous vous-même, ô Christ, quelle fin, quelle béatitude vous nous prescrivez ! Il n'en faut pas douter; cette fin sera celle vers laquelle nous devons tendre par un souverain amour. « Tu aimeras, nous dit-il, le Seigneur ton Dieu.» Dites-moi, je vous en prie, dans quelle mesure je dois aimer; car dans l'amour de mon Seigneur je crains de faillir par excès ou par défaut. « Tu aimeras, répond-il, de tout ton cœur.» Ce n'est pas assez. De toute « ton âme. » Ce n'est pas assez encore. De tout « ton esprit (1).» Que veux-tu de plus? —  Si je voyais quelque chose de plus, je le voudrais encore. Et saint Paul, qu'ajoute-t-il? «Nous savons, dit-il, que pour ceux qui aiment Dieu, toutes choses se changent en bien.» Qu'il nous dise à son tour la manière d'aimer. Il répond : « Qui pourra nous séparer de la charité de Jésus-Christ? les tribulations? les chaînes? la persécution ? la faim ? la nudité ? les dangers? le glaive (2)? » Nous venons d'apprendre ce que nous devons aimer, et dans quelle mesure nous devons l'aimer : c'est là que doivent tendre tous nos efforts, tel doit être le but de tous nos desseins. Notre souverain bien c'est Dieu; ne restons pas en deçà, ne cherchons rien au delà; le premier est dangereux, le second est inutile.

 

 

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CHAPITRE IX. LA CHARITÉ. —  ACCORD DE L'ANCIEN ET DU NOUVEAU TESTAMENT.

 

14. Maintenant voyons si ces maximes tirées de l'Evangile et de saint Paul sont aussi revêtues de l'autorité de l'Ancien Testament; dans un sujet aussi évident et facile, des investigations profondes ne sont point nécessaires, l'attention suffit. Quant à la première de ces maximes, il est clair pour tout le monde

 

1. Matth. XXII, 37. — 2. Rom. VIII, 28, 35.

 

qu'elle est tirée de cette loi, qui fut donnée par Moïse. En effet, nous y lisons : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit (1). » Et quant au rapprochement à établir entre le texte de saint Paul et l'Ancien Testament, pourquoi insister, puisque l'Apôtre , afin de nous épargner une trop longue recherche, a fait lui-même ce rapprochement? Après avoir dit que rien, ni la tribulation, ni les chaînes, ni la persécution, ni la pauvreté, ni les périls, ni le glaive, ne peut nous séparer de la charité de Jésus-Christ, il ajoute aussitôt : « Comme il est écrit, c'est à cause de vous que nous sommes dans l'affliction tous les jours, on nous regarde comme des brebis destinées à la boucherie (2). » Nos adversaires, il est vrai, ont pour habitude d'objecter que ce passage a été inséré après coup par les falsificateurs du texte sacré. Misérable réponse, et qui montre combien ils sont pris de court ! Car n'est-ce pas là le dernier mot de ceux qui n'ont plus rien à dire?

15. J'insiste et leur pose ces questions Niez-vous que cette maxime se trouve dans l'Ancien Testament, ou bien prétendez-vous qu'elle ne concorde pas avec celle de l'Apôtre? Pour répondre à la première question, il suffit d'ouvrir les Livres saints; quant à la seconde, en les voyant hésiter et courir à travers champs, je les invite à réfléchir et à peser les paroles citées. A cette condition je leur offre la paix; autrement je les poursuivrai en leur déroulant l'interprétation donnée par des intelligences jugeant sans passion. En effet, quoi de plus sensible que la relation qui unit ces deux maximes ? Les tribulations, les chaînes, la persécution, la faim, la nudité, le péril, ces afflictions de toute sorte sont renfermées dans ce seul mot de l'Ancien Testament : « c'est pour vous « que nous sommes affligés. » Reste le glaive qui, à la vérité, ne nous procure pas une vie douloureuse, puisqu'il tranche l'existence contre laquelle il se lève. Or c'est au glaive que correspondent ces paroles : « On nous a regardés comme des brebis destinées au sacrifice.» Enfin la charité pouvait-elle être désignée plus clairement que par ces paroles : « à cause de vous? » Essaie maintenant de prouver que ce texte ne se trouve pas dans l'apôtre saint Paul, et que c'est moi qui l'ai forgé. Hérétique , prouve alors que ces paroles ne se rencontrent pas dans l'ancienne loi, ou bien qu'elles ne concordent

 

1. Deut. VI, 5 . — 2. Rom. VIII, 28,35.

 

497

 

pas avec le texte de l'Apôtre. Tu ne l'oseras pas; et comment l'oserais-tu? D'un côté le manuscrit lui-même, de l'autre l'intelligence de chacun attestent et l'authenticité de ces paroles et leur parfaite conformité avec celles de l'Apôtre. De quelle valeur est maintenant cette audacieuse imputation : les Ecritures ont été interpolées? Enfin que répondras-tu à celui qui te dira: c'est ainsi que je crois, et si je lis ces Livres, c'est parce que tout m'y apparaît concorder parfaitement avec la foi chrétienne? Dis plutôt, si tu l'oses, et si la pensée te vient de me répondre, dis qu'il faut bien se garder de croire que les apôtres et les martyrs aient souffert, pour Jésus-Christ, les tourments les plus cruels; qu'ils aient été regardés par leurs persécuteurs comme des agneaux destinés au sacrifice.  Et si ce langage te révolte toi-même, pourquoi me calomnier jusqu'à me faire un crime de trouver dans ce livre ce que, de ton propre aveu, je suis obligé de croire?

 

 

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CHAPITRE X. CE QUE L'ÉGLISE, NOUS ENSEIGNE PAR RAPPORT A DIEU. —  LES DEUX DIEUX DES MANICHÉENS.

 

16. Accordes-tu que l'on doit aimer Dieu, mais non ce Dieu qu'adorent tous ceux qui acceptent l'autorité de l'Ancien Testament? Tu prétends donc que l'on ne doit aucun culte à ce Dieu qui a créé le ciel et la terre. C'est là, en effet, le Dieu qui nous est proclamé dans toutes les pages de nos livres sacrés, et vous-mêmes vous avouez que cet univers, que nous exprimons par le ciel et la terre, a pour Créateur un Dieu et un Dieu bon. Je n'ignore pas qu'en discutant avec vous, il faut faire une restriction, quand on parle de Dieu. En effet, vous enseignez la coexistence de deux dieux distincts, l'un bon et l'autre mauvais. Vous dites que vous honorez, et que, selon vous, on doit honorer le Dieu par qui le monde a été créé, mais vous soutenez que ce Dieu n'est pas celui dont nous parle l'Ancien Testament.

Quelle impudence de vous obstiner, mais en vain, à donner une mauvaise interprétation à la croyance qui nous a été transmise avec autant de raison que d'utilité ! Mais sachez-le, vos discussions, aussi insensées qu'impies, ne peuvent soutenir la comparaison avec l'enseignement de ces hommes doctes et pieux qui, dans l'Eglise catholique, expliquent les saintes Ecritures à ceux qui veulent les entendre et qui en sont dignes. Nous avons, bien autrement que vous ne le pensez, l'intelligence de la loi et des prophètes. Cessez de vous tromper vous-mêmes; le Dieu que nous adorons n'est point un Dieu pénitent, un Dieu jaloux, indigent, cruel, cherchant son plaisir dans l'effusion du sang des hommes ou des animaux, voyant d'un oeil satisfait les fautes et les crimes, bornant son empire à une parcelle de terre. C'est pourtant à de semblables inepties que vous vous attachez, avec autant d'obstination que de gravité ! Aussi vos invectives ne nous atteignent point, quoique vous exposiez vos contes de vieilles femmes et vos fables puériles, dans un style d'autant plus sot qu'il affecte plus de violence. Et si parmi nous il en est qui se laissent ébranler et qui passent dans votre camp, n'en concluez pas qu'ils condamnent l'enseignement de notre Eglise , mais seulement qu'ils l'ignorent.

17. Si donc quelque chose d'humain bat encore dans votre poitrine, si vous avez quelque souci pour vous-mêmes, cherchez plutôt, avec soin et piété, l'explication de ces textes. Cherchez, malheureux; car nous réprouvons de toutes nos forces, et sans relâche, cette foi qui attribue à Dieu des imperfections qui ne peuvent lui convenir. Quand nous voyons interpréter à la lettre ces textes de l'Ecriture, nous redressons cette simplicité, nous nous rions de cette obstination. Et sur beaucoup d'autres points que vous ne pouvez comprendre, la doctrine catholique en défend la croyance à tous ceux qui se sont dépouillés de la légèreté de l'esprit et qui, grâce à l'étude et à la; méditation plus encore qu'aux années, parviennent rapidement à la blanche couronne de la sagesse. Croire que Dieu, à l'instar d'une quantité, est contenu dans l'espace, supposât-on cet espace infini, nous enseignons que c'est là une folie. Admettre qu'il se meut d'un point à un autre, soit quant à sa substance tout entière, soit quant à telle portion de lui-même, nous proclamons hautement que c'est un crime. Et si quelqu'un s'imagine que Dieu, dans sa substance ou sa nature, peut subir, de quelque manière que ce soit, une mutation ou un changement, nous le condamnons comme victime d'une incroyable démence et d'une impiété criminelle. C'est là imiter les enfants qui, très-souvent, se représentent Dieu sous une forme humaine et s'imaginent que c'est (498) là sa réalité. Peut-on quelque chose de plus abject? Mais on trouve aussi beaucoup de vieillards qui contemplent l'inviolable et immuable majesté, bien au-dessus et au-delà de toute forme du corps et de l'esprit humain. Or, nous l'avons déjà dit, ces différents âges se font reconnaître à la vertu et à la prudence dont ils donnent des preuves et non aux années qu'ils ont vécu. Mais parmi vous,s'il n'est personne qui assimile la substance divine au corps humain, il n'est personne non plus qui ne la souille de la difformité de l'erreur humaine. Au contraire ceux qui, semblables à des enfants au berceau, restent suspendus air sein de l'Eglise catholique, s'ils ont été soustraits aux ravages de l'hérésie, nous les voyons se nourrir chacun suivant ses besoins et ses forces, et s'avancer tous, quoique d'une manière différente, vers la plénitude de l'homme parfait. Ils arrivent ensuite à la maturité et à la science de la sagesse et obtiennent ainsi, dans la mesure même de la volonté, la faculté de jouir de la béatitude.

 

 

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CHAPITRE XI. DE L'AMOUR SOUVERAIN POUR DIEU. — LES DEUX CONDITIONS DU SOUVERAIN BIEN.

 

18. Chercher Dieu c'est donc aspirer à la béatitude; le posséder c'est la béatitude même. C'est par l'amour que nous le cherchons. L'atteindre, ce n'est pas nous transformer en lui, mais nous rapprocher de lui d'une manière admirable et tout intellectuelle, devenant. pour ainsi dire, tout illuminés et inondés de sa vérité et de sa sainteté. En effet, il est la lumière elle-même et c'est par lui seul que nous pouvons être éclairés. Dès lors, pour parvenir à la vie heureuse, « le grand et le premier commandement le voici: Tu aimeras le Seigneur ton Dieu , de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit: car tout se change en bien pour ceux qui aiment Dieu. » C'est pourquoi l'Apôtre ajoute presque aussitôt : « Je suis certain que ni la mort; ni la vie, ni les anges, ni les puissances, ni les choses présentes ni les choses futures, ni la hauteur, ni la profondeur, ni aucune créature ne pourra nous séparer de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ Notre-Seigneur (1). » Si donc tout se change en bien pour ceux qui aiment Dieu,

 

1. Matth. XXII, 37, 38; Rom. VIII, 28, 38, 39.

 

il faut conclure que le souverain bien ou la bien par excellence consiste non-seulement à aimer, mais à aimer de telle sorte que nous ne puissions rien aimer davantage. Et c'est là ce qui nous est indiqué et exprimé par ces paroles : « De toute ton âme, de tout ton coeur, de tout ton esprit. » Après des expressions aussi formelles et acceptées avec la foi la plus vive, comment douter encore que Dieu soit pour nous le bien par excellence, à l'acquisition duquel nous devions tendre de tous nos efforts, en le préférant à tout? D'un autre côté, si rien au monde ne peut nous séparer de sa charité, Dieu est donc de tous les biens non-seulement le plus excellent, mais encore le plus assuré.

19. Etudions brièvement chacun de ces caractères. Personne ne peut nous séparer de Dieu, nous menaçât-il de la mort. En effet, ce par quoi nous aimons Dieu ne peut mourir qu'en cessant d'aimer Dieu; mourir c'est ne pas aimer Dieu, et ne pas aimer Dieu c'est aimer et chercher de préférence un autre objet que lui. Pour nous séparer de Dieu, nous promettra-t-on la vie? Ce serait promettre l'eau en renonçant à la source. Un ange ne saurait nous en séparer, car quand nous sommes unis à Dieu, un ange même n'est pas plus puissant que notre âme. La vertu ne nous en sépare pas, car dût-on parler de cette vertu qui a quelque pouvoir en ce monde, l'âme unie à Dieu est bien au-dessus du monde tout entier; et si par vertu on entend l'affection légitime de notre coeur, il nous suffit de la rencontrer dans un autre, pour nous sentir portés vers Dieu; et mieux encore, si elle est en nous c'est elle-même qui forme cette union. Les peines de la vie présente ne nous séparent pas de la charité de Dieu, car elles nous paraissent d'autant plus légères que nous nous attachons plus étroitement à Celui dont elles chercheraient à nous séparer. La promesse des biens futurs ne nous en sépare pas, car c'est de Dieu que nous viennent les promesses les plus assurées des choses futures, et quelle chose peut être meilleure que Dieu, qui est toujours présent à ceux qui lui sont unis? Ni la hauteur, ni la, profondeur ne nous en séparent. En, effet, veut-on parler de la hauteur ou de la profondeur de la science, j'éviterai une excessive curiosité dans la crainte de me séparer de Dieu;  et l'enseignement de qui que ce soit ne m'en! séparera pas davantage sous prétexte de dissiper (499) mon erreur, car on n'est dans l'erreur qu'autant qu'on est séparé de Dieu. Si au contraire, par ces paroles on entend les choses supérieures et les choses inférieures de ce monde, qui osera me promettre le ciel, en me séparant du Créateur du ciel; et quel enfer pourra m'effrayer jusqu'à me faire quitter Dieu, puisque si jamais je ne l'avais quitté, jamais je n'aurais connu d'enfer? Enfin quel lieu pourrait me séparer de la charité de Dieu, lui qui est tout entier partout et qui n'y serait pas ainsi, s'il pouvait être renfermé dans tel ou tel lieu particulier?

 

 

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CHAPITRE XII. LA CHARITÉ NOUS UNIT A DIEU.

 

20. Non, dit l'Apôtre, aucune autre créature ne nous peut séparer de Dieu. O révélateur des plus profonds mystères ! Il ne s'est pas contenté de dire : une créature; il dit : aucune autre créature, nous apprenant ainsi que notre coeur, notre esprit, par lesquels nous aimons Dieu et nous nous attachons à lui, ne sont eux-mêmes que des créatures. Par ces mots : « aucune autre créature, » il entend donc les corps. Car si l'âme est une chose « intelligible, » c'est-à-dire si elle ne peut être connue que par l'intelligence, il faut entendre par les «autres » créatures, tout ce qui est « sensible,» c'est-à-dire toutes les choses qui se font connaître à nous par les yeux, les oreilles, l'odorat, le goût et le toucher; et celles-ci sont évidemment inférieures aux choses perçues par l'intelligence. Or Dieu, quoique supérieur à l'intelligence qui le perçoit, puisqu'il est son créateur et son auteur, n'est cependant lui-même connu de ceux qui en sont dignes que par cette même intelligence. Aussi était-il à craindre que l'âme humaine, élevée qu'elle est au rang des créatures invisibles et intellectuelles, ne s'aveuglât jusqu'au point de se croire de même nature que Celui qui l'a créée, et qu'ainsi elle ne se séparât par orgueil de Celui à qui elle doit rester unie par la charité. Pourtant, du moins dans une certaine mesure, elle devient semblable à Dieu; mais c'est quand elle se soumet à Lui pour en recevoir la clarté et la lumière. Si donc son union avec Dieu est d'autant plus étroite, que sa soumission est plus profonde, on doit nécessairement conclure qu'elle s'éloigne d'autant plus de lui, qu'elle

porte plus loin son audace à s'égaler à lui. Et c'est cette audace qui la dissuade d'obéir aux lois de Dieu, en lui persuadant qu'il est en son propre pouvoir de devenir ce qu'est Dieu lui-même.

21. Donc plus cette âme s'éloigne de Dieu, non pas d'une distance locale, mais par l'amour et le désir des biens terrestres, inférieurs à elle-même, plus elle s'enfonce dans la folie et la misère. Au contraire, elle remonte vers Dieu par la charité et par le désir, non pas de se poser son égale, mais de se soumettre à lui. Et plus elle y apportera d'efforts et de soins, plus elle sera grande et heureuse, plus elle sera libre sous la domination de ce Maître unique. Qu'elle sache donc toujours qu'elle n'est qu'une créature. Qu'elle voie dans son Créateur une nature divine, infiniment et inviolablement douée de la vérité et de la sagesse, tandis que sur elle peut s'appesantir la folie et le mensonge, à cause des erreurs mêmes dont elle désire se dépouiller. Qu'elle prenne garde aussi que l'amour du monde sensible ne la sépare de la charité de Dieu, charité qui la sanctifie et lui assure le bonheur le plus grand et le plus constant. Donc puisque nous-mêmes nous sommes des créatures, aucune « autre » créature ne nous sépare de la charité de Dieu, qui est en Jésus-Christ Notre-Seigneur.

 

 

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CHAPITRE XIII. UNION AVEC DIEU PAR JÉSUS-CHRIST ET LE SAINT-ESPRIT.

 

22. A saint Paul il appartient aussi de nous dire quel est ce Christ Jésus, Notre-Seigneur. « A ceux qui sont appelés, nous prêchons, dit-il, le Christ, Vertu et Sagesse de Dieu (1). » Quoi donc? Jésus-Christ ne dit-il pas lui-même : « Je « suis la Vérité? » Si donc nous voulons savoir ce que c'est de bien vivre, c'est-à-dire de tendre à la béatitude par une bonne vie, ne répondrons-nous pas que c'est aimer la Vertu, aimer la Sagesse, aimer la Vérité, et l'aimer de tout notre coeur, de toute notre. âme, de tout notre esprit, cette Vertu inviolable et invincible, cette Sagesse sans aucun mélange de folie, cette Vérité sans altération et toujours la même ? C'est par elle que nous connaissons le Père, car il a été dit: « personne ne vient au Père que par

 

I Cor. I, 23, 23.

 

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moi (1).» Or nous lui sommes unis par la sanctification. En effet, la sanctification produit en nous les ardeurs d'une charité pleine et entière, seule assez forte pour nous empêcher de nous détourner de Dieu, et nous porter à nous former selon lui plutôt que selon le monde. «Car, dit le même Apôtre , il nous a prédestinés à devenir conformes à l'image de son Fils (2). »

23. Dès lors la charité nous rend semblables à Dieu; et après nous avoir obtenu de lui le sceau de cette conformité, de cette ressemblance, elle nous circoncit des désirs de ce monde, elle nous empêche de nous confondre avec les créatures qui doivent nous être soumises. Telle est l’oeuvre propre du Saint-Esprit. « L'espérance nous préserve de la confusion, dit l'Apôtre, parce que la charité de Dieu a été répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné (3).» Or nous ne pourrions jamais être renouvelés dans notre intégrité primitive par le Saint-Esprit, si lui-même n'était doué d'intégrité et d'immutabilité; et il ne peut l'être qu'en possédant la substance et la nature même de Dieu à qui seul appartient l'immutabilité et l'identité souveraine. En effet, et ce n'est pas moi qui l'affirme ; c'est le même Apôtre : « toute créature est soumise à la vanité (4). » Or ce qui est soumis à la vanité ne peut ni nous y arracher, ni nous unir à la vérité. Si c'est là l'oeuvre du Saint-Esprit, il n'est donc point une simple créature, il est Dieu, car on ne peut être que Dieu ou créature.

 

 

 

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CHAPITRE XIV. L'AMOUR NOUS UNIT A LA TRINITÉ.

 

24. Nous devons donc aimer Dieu, c'est-à-dire une sorte d'unité trine, Père, Fils et Saint-Esprit, dont je ne dirai rien autre chose, si ce n'est qu'elle est l'être lui-même. Car Dieu n'est-il pas 1e vrai et souverain Etre, « lui de qui, par qui et en qui toutes choses existent,» comme le dit saint Paul. Il ajoute: « A lui la gloire (5).» A lui et non pas à eux, car il n'y a qu'un Dieu. A lui la gloire, c'est-à-dire la gloire par excellence, la gloire la plus pure, la plus haute, la plus étendue. En effet plus son nom est proclamé, plus loin il est connu, plus aussi il est aimé et ardemment aimé. En agir ainsi,

 

1. Jean, XIV, 6. — 2. Rom. VIII, 29. — 3. Ib. v, 6. — 4. Ib. VIII, 20. — 5. Rom. XI, 36.

 

c'est donc, de la part du genre humain, marcher d'un pas sûr et constant vers la vie parfaite et heureuse. Quand il s'agit de moeurs, à mon avis l'unique question à résoudre, c'est celle du souverain bien de l'homme vers lequel tout doit tendre. Or nous avons prouvé, soit par la raison, du moins autant que nous l'avons pu, soit par l'autorité divine, infiniment supérieure à notre raison, que ce souverain bien de l'homme n'est autre que Dieu lui-même. En effet quel peut être pour l'homme le bien par excellence, en dehors de celui dont la possession produit le souverain bonheur? Et ce bien, c'est Dieu à qui nous ne pouvons nous unir que par la dilection, l'amour, la charité.

 

 

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CHAPITRE XV. DÉFINITION CHRÉTIENNE DES QUATRE VERTUS CARDINALES.

 

25. Si la vertu est le chemin du bonheur, que peut être la vertu sinon amour souverain pour Dieu ? Quand donc on dit qu'elle est quadruple, je crois qu'on l'entend des divers états de cet amour. Ces quatre vertus, plaise à Dieu que leur efficacité soit dans tous les Cœurs, comme leurs noms sont dans toutes les bouches ! — Voici comme je les définis sans hésiter: La tempérance, c'est l'amour se donnant tout entier à l'objet aimé; la force, c'est l'amour supportant tous les maux à cause de l'objet aimé; la justice, l'amour soumis au seul objet aimé, et par suite régnant sur tout le reste avec droiture; enfin, la prudence, c'est l'amour faisant un choix judicieux de ce qui peut lui être utile à l'exclusion de ce qui peut lui être nuisible . Et cet amour, nous avons dit que ce n'est pas l'amour de n'importe quel objet, mais uniquement l'amour de Dieu, c'est-à-dire l'amour du souverain bien, de la souveraine sagesse, de la concorde souveraine. Je pourrais donc encore définir ces vertus: la tempérance c'est l'amour de Dieu, se conservant intègre et incorruptible; la force, c'est l'amour supportant facilement tout à cause de Dieu ; la justice, c'est l'amour ne servant que Dieu seul et par suite régissant avec droiture tout ce qui est soumis à l'homme; la prudence, c'est l'amour discernant judicieusement ce qui peut nous aider à arriver à Dieu ou ce qui peut nous détourner de lui.

 

 

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CHAPITRE XVI. ACCORD DE L'ANCIEN ET DU NOUVEAU TESTAMENT.

 

26. Quant au genre de vie qui découle de chacune de ces vertus, je l'exposerai brièvement. Mais avant tout, comme je l'ai promis, je dois rapprocher de ces témoignages du Nouveau Testament que j'invoque déjà depuis longtemps, d'autres témoignages semblables tirés de l'ancien. Paul serait-il le seul à nous dire que nous devons être soumis à Dieu, que rien ne doit s'interposer entre nous et lui? Le prophète n'a-t-il pas exposé très-exactement et brièvement la même pensée quand il a dit : « Il m'est bon d'adhérer à Dieu (1) ? » Tout ce qui est longuement développé, dans saint Paul, au sujet de la charité, n'est-il pas renfermé dans ce seul mot : « adhérer? » Et cette expression : « il m'est bon, » n'a-t-elle pas le même sens que ces autres paroles: « tout ose change en bien pour ceux qui aiment Dieu (2). » Il suffit donc d'une seule phrase et de deux mots , au prophète, pour exposer et la puissance et l'efficacité de la charité.

27. De même l'Apôtre nous dit du Fils de Dieu, qu'il est la vertu et la sagesse de Dieu a, attribuant ainsi la vertu à l'action, et la sagesse à l'enseignement. D'un autre côté nous lisons dans l'Evangile : « tout a été fait par lui;» et il y a là l'expression de l'action et de la vertu ; ailleurs, l'enseignement et la connaissance du vrai nous sont aussi clairement indiqués par ces paroles: «Et la vie était la lumière des hommes (4). » Or ces témoignages du Nouveau Testament ne trouvent-ils pas un parallèle bien frappant dans ces paroles de l'Ancien, traitant de la sagesse. « Elle atteint de la fin à la fin avec force et elle dispose tout avec douceur? » Atteindre fortement, c'est bien le caractère de la force; disposer avec suavité, c'est bien l'art et la raison. Mais si ces rapprochements vous paraissent obscurs, entendez ce qui suit : « Dieu l'a aimée par-dessus tout, car elle est la maîtresse a de l'enseignement de Dieu et l'électrice de e ses oeuvres (5).» Il ne s'agit point ici de l'action ; car choisir les oeuvres n'est pas une même chose avec l'action même; c'est l'enseignement seul que flous devons y voir. Mais afin que la proposition que nous voulons démontrer soit complète et afin de prouver que l'oeuvre

 

1. Ps. LXXII, 28. — 2. Rom, VIII, 35,28. — 3. I Cor. I, 24. — 4. Jean, I, 3, 4. — 5. Sag. VIII, 1, 2.

 

est due à la force, lisez ce qui suit: « Que si, est-il dit, la possession que l'on ambitionne dans la vie est honnête, qu'y a-t-il de plus honnête que la sagesse qui opère toutes choses? » Se peut-il une expression plus belle et plus claire, et même plus riche? Si vous n'en êtes pas frappé, écoutez encore et toujours dans le même sens: « La sagesse enseigne la sobriété, la justice et la vertu. (1)» La sobriété me semble désigner la connaissance même du vrai, c'est-à-dire l'enseignement ; quant à la justice et à la force elles se rapportent à l'action et à l'opération. Cette force et cette sobriété dont le Fils de Dieu gratifie ceux qui l'aiment, je ne sais à quoi les comparer, puisque le même prophète, pour en exprimer la valeur ajoute aussitôt

« La sagesse enseigne la tempérance, la justice et la force, et rien n'est plus utile aux hommes pendant la vie (2). »

28. Dira-t-on que ces paroles n'ont pas été dites du Fils de Dieu ? Mais que signifient donc celles-ci:, « La sagesse révèle la gloire de sa génération, car elle habite avec Dieu (3). » Le sens ordinaire du mot génération n'a-t-il pas trait à la paternité? La cohabitation, à son tour, ne proclame-t-elle pas, n'affirme-t-elle pas l'égalité avec le Père? De plus, puisque Paul dit du Fils de Dieu qu'il est « la sagesse de Dieu (4); » puisque le Sauveur dit de lui-même. « Personne ne connaît le Père, si ce n'est son Fils unique (5), » le Prophète pouvait-il s'exprimer plus clairement qu'en disant: « Elle était avec vous, cette sagesse qui connaît vos oeuvres, elle était avec vous quand vous formiez l'immense univers, et elle savait ce qui devrait plaire à vos yeux (6). » Que Jésus-Christ soit la vérité, c'est ce que nous prouvent ces paroles : « il est la splendeur du Père (7). » Qu'y a-t-il en effet autour du soleil si ce n'est la splendeur? et que peut-on voir de plus clair et de plus formel dans l'Ancien Testament pour exprimer la même pensée, si ce n'est ces paroles : « Votre vérité vous entoure (8) ? » Enfin la Sagesse même nous dit dans l'Evangile : « Personne ne vient à mon Père si ce n'est par moi (9) ; » et le Prophète dit de même. « Qui donc connaît votre pensée, si vous ne lui avez pas donné la sagesse ? »Et un peu plus loin : « Les hommes ont connu les choses qui vous plaisent, et ils ont été guéris par la sagesse. (10) »

 

1. Sag. VIII, 5,7. — 2. Retract. I. 1, c. 7, n. 3. — 3. Sag. VIII, 3. — 4. I Cor. I, 24. — 5. Mat. XI, 27. — 6. Sag. IX, 9. — 7. Hebr. I, 3. — 8. Ps. LXXXVIII, 9. — 9. I Jean, XIV, 6.— 10. Sag. IX, 17, 19.

 

 

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29. Saint Paul nous dit: « la charité de Dieu a été répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné (1) ; » et le Prophète: « Parce que le Saint-Esprit, qui enseigne toute science, fuit le déguisement (2). » Là où il y a déguisement il n'y a pas de charité. Saint Paul ajoute : « Devenir semblables à l'image du Fils de Dieu, (3). »Et le Prophète : « La lumière de votre visage, Seigneur, a été gravée sur nous (4). » Saint Paul prouve que le Saint-Esprit est Dieu, et dès lors qu'il n'est point une simple créature ; le Prophète dit de même: « Et du haut des cieux vous enverrez le Saint-Esprit (5). » Or Dieu seul est le Très-Haut, rien ne le surpasse en élévation. Paul prouve que la Trinité est un seul Dieu quand il dit : « A lui la gloire (6). » Nous lisons de même dans l'Ancien Testament: « Ecoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est un seul Dieu (7). »

 

 

 

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CHAPITRE XVII. APOSTROPHE AUX MANICHÉENS.

 

30. Que voulez-vous de plus? Pourquoi cette cruauté aveugle et impie? Pourquoi, par une funeste séduction, pervertir les âmes ignorantes? Pour les deux Testaments il n'y a qu'un seul et même Dieu. Ce parfait accord que je vous ai fait remarquer entre l'un et l'autre, vous l'observerez aussi sur tous les autres points si vous voulez y apporter un examen diligent et judicieux. Mais parce que plusieurs passages ne revêtent aucun ornement et y sont parfaitement appropriés à la multitude des simples esprits, auxquels ils s'adressent; parce qu'ils leur parlent un langage humain, pour les élever à des pensées divines; parce que beaucoup d'autres passages y sont employés dans un sens figuré; parce que toute intelligence sérieuse, par cela même qu'elle s'exerce plus utilement à en découvrir le sens véritable, éprouve à le trouver la satisfaction la plus complète; vous, Manichéens, vous abusez étrangement de ce plan admirable du Saint-Esprit, vous l'exploitez pour tromper vos auditeurs et les faire tomber dans le piège. Quant à savoir pourquoi la divine Providence vous laisse en agir ainsi, et avec quelle vérité l'Apôtre a dit : « Il faut qu'il y ait des hérésies, afin que les justes se manifestent parmi vous (8), » ce pourquoi, il serait trop long de

 

1. Rom. V, 5. — 2. Sag. 1, 5. — 3. Rom. VIII, 29. — 4. Ps. IV, 7. — 5. Sag. IX, 17. — 6. Rom. XI, 36. — 7. Deut. VI, 4. — 8. I Cor. XI, 19.

 

l'expliquer, et ce que l'on pourrait vous dire, il ne vous est pas donné de le comprendre. Je vous connais parfaitement. Vous venez avec des âmes malades , empoisonnées, allourdies par ces fantômes corporels dont vous vous repaissez; vous venez ainsi essayer de juger les choses divines, dont vos pensées. ne soupçonnent pas la hauteur.

31. Tout ce que nous prétendons avec vous, ce n'est pas de vous faire comprendre, vous ne le pouvez pas, mais de vous inspirer au moins quelquefois le désir de comprendre. C'est là l'oeuvre de la simple et pure charité de Dieu, cette charité dont nous avons déjà beaucoup parlé, c'est surtout dans les mœurs qu'elle éclate, et inspirée par le Saint-Esprit elle conduit au Fils, c'est-à-dire à la sagesse de Dieu, par laquelle le Père lui-même nous est connu. Mais si toutes les forces de l'âme ne se réunissent pas pour parvenir à la Sagesse et à la vérité, jamais nous ne pourrons y atteindre. Au contraire, si on les recherche comme elles le méritent, elles ne pourront ni se soustraire ni se cacher à ceux qui les aiment. De là cette parole que vous avez vous-mêmes habituellement sur les lèvres : « Demandez et vous recevrez, cherchez et vous trouverez, frappez et l'on vous ouvrira (1). Il n'est rien de caché qui ne doive être découvert (2). » C'est par l'amour que l'on demande, par l'amour que l'on cherche; il enflamme nos désirs, nous révèle les secrets divins, et nous y attache indissolublement. A l'aide de menteuses interprétations, vous alléguez l'Ancien Testament pour vous détourner de cet amour de la sagesse et de l'empressement à la chercher, tandis que nous y trouvons de quoi enflammer de plus en plus nos désirs.

32. Soyez donc un instant dociles, et écoutez sans obstination ce que dit le Prophète : « La sagesse brille et ne s'éclipse jamais, elle se laisse voir à ceux qui l'aiment et trouver à ceux qui la cherchent; elle vole à la rencontre de ceux qui la désirent, afin de se dévoiler à leurs yeux. Quiconque lui consacrera ses veilles, n'éprouvera aucune lassitude, car il la trouvera assise à la porte de sa demeure. Si l'on fait d'elle l'aliment de ses pensées, on fait preuve d'un sens consommé; et celui qui veillera à cause d'elle sera promptement en sûreté, car elle va cherchant de tous côtés ceux qui sont dignes d'elle; sur le chemin elle

 

1. Matth. VII, 7. — 2. Id. X, 26.

 

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montre à eux avec un visage riant, et accourt à leur rencontre avec le cortége de sa Providence. Dès lors, le commencement de la sagesse, c'est le désir sincère de l'instruction; le désir de l'instruction c'est l'amour de la sagesse; cet amour n'est autre que l'observation de ses lois; cette observation est la consommation de la parfaite pureté de l'âme; enfin cette parfaite pureté approche l’homme de Dieu. C'est ainsi que le désir de la sagesse conduit l'homme au royaume éternel (1). » Déclamerez-vous donc encore contre ces vérités? Ainsi exposées et avant même d'être comprises, n'annoncent-elles pas qu'elles signifient quelque chose de grand, et qu'elles renferment quelque chose d'ineffable ? Oh ! que ne pouvez-vous comprendre ce qui vient d'être cité ! A l'instant même vous rejetteriez avec mépris toutes ces fables ineptes, ces vaines images corporelles, et avec la plus vive allégresse, avec l'amour le plus sincère et la foi la plus inébranlable, vous vous jetteriez dans le très-chaste sein de l'Eglise catholique.

 

 

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CHAPITRE XVIII. L'EGLISE CATHOLIQUE RÉSUMANT LES DEUX TESTAMENTS.

 

33. Je pouvais, dans la mesure de ma faiblesse, discuter chaque point en particulier, éclaircir et démontrer les passages que j'ai cités et dont l'excellence et la profondeur surpassent tout ce que l'on en peut dire. Je le pouvais, mais jusqu'à ce que vous ayez fait taire vos récriminations je dois garder le silence. En effet ce n'est pas en vain qu'il a été « dit : Ne donnez pas aux chiens les choses saintes (2). » Ne vous irritez pas. Moi-même j'ai crié, j'ai été chien, quand il s'agissait pour moi non pas du droit d'enseigner, mais de résister aux mauvais traitements. Si donc vous aviez la charité dont nous traitons, ou même si vous l'aviez eue autrefois, au degré que réclame l'importance de connaître la vérité, Dieu vous montrerait que ce n'est pas parmi les Manichéens que se trouve la foi chrétienne ; cette foi qui conduit jusqu'à la plus sublime sagesse, jusqu'à la plus haute vérité et dont la possession réalise en nous le vrai bonheur ; Dieu vous montrerait enfin que cette foi n'est nulle part que dans l'enseignement catholique.

 

1. Sag. VI,13-21. — 2. Matth. VII, 6.

 

Et quel autre désir exprime saint Paul quand il s'écrie : « Dans ce but je courbe les genoux devant le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ de qui découle toute paternité au ciel et sur la terre, afin que selon les richesses de sa gloire , il vous fortifie dans l'homme intérieur par son Esprit-Saint, qu'il fasse que Jésus-Christ habite par la foi dans vos coeurs, et qu'étant enracinés et fondés dans la charité, vous puissiez comprendre avec tous les saints quelle est la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur de l'amour de Jésus-Christ pour vous, et qu'ainsi vous soyez comblés de toute la plénitude des dons de Dieu (1) ? » Peut-on s'exprimer plus clairement?

34. Je vous en prie, examinez un. peu, étudiez l'accord des deux Testaments. Cet accord nous découvrira et nous enseignera suffisamment la direction à imprimer aux mœurs et le terme auquel il faut rapporter toutes choses. L'amour de Dieu; c'est de lui que l'Evangile nous parle dans ces paroles: « Demandez, cherchez, frappez (2); »c'est vers lui que nous presse saint Paul en disant: « Afin qu'enracinés et fondés dans la charité vous puissiez comprendre (3). »De son côté le Prophète nous assure que la sagesse peut être facilement connue de ceux qui l'aiment, la cherchent, la désirent, lui consacrent leurs veilles, leurs pensées et leurs soins. Le salut de l'âme et la voie du bonheur jaillissent donc visiblement de l'accord des deux Ecritures; et pourtant vous préférez les poursuivre de vos cris calomnieux, plutôt que de vous soumettre à leur enseignement. Je formulerai en peu de mots ma pensée : écoutez les docteurs de l'Eglise avec le même esprit pacifique et la même bonne volonté avec lesquels je vous ai écoutés moi-même; il ne vous faudra pas neuf ans, comme vous les avez exigés de moi, sans doute pour vous jouer de ma simplicité: En bien moins de temps vous pourrez saisir la différence qui sépare la vérité du mensonge.

 

 

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CHAPITRE XIX. L'OFFICE DE LA TEMPÉRANCE, D’APRÈS LES ÉCRITURES.

 

35. Mais il est temps de reprendre les quatre vertus dont nous avons parlé et de tirer de chacune d'elles le mode de direction à donner

 

1. Eph. III, 14-19. — 2. Matth. VII, 7. — 3. Eph. III, 17.

 

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à notre vie. Etudions d'abord la tempérance qui nous assure l'intégrité et la pureté de cet amour qui nous unit à Dieu. Sa fonction est de réprimer et de calmer les passions qui nous entraînent loin des lois de Dieu et nous privent des fruits de sa bonté, c'est-à-dire, pour m'exprimer en un mot, de la vie heureuse : c'est là en effet que siège la vérité, dont la contemplation, la jouissance et l'amour persévérant nous rendent heureux. Ceux au contraire qui s'en éloignent deviennent par le fait même victimes des plus grandes erreurs et des tourments les plus cruels. En effet, comme le dit l'Apôtre, « la racine de tous les maux c'est la cupidité; en suivant son attrait beaucoup ont fait naufrage dans la foi et se sont attirés des douleurs de toute sorte (1). » L'Ancien Testament, pour ceux qui veulent le comprendre, nous signale sans détour ce péché comme ayant été l'objet de la prévarication de l'homme dans le paradis terrestre. « Tous nous mourons dans Adam, nous dit encore l'Apôtre, et tous nous ressusciterons en Jésus-Christ (2). » O sublimes mystères! Mais je m'arrête, car je n'ai pas entrepris de vous enseigner la vérité, mais uniquement de vous détromper du mensonge, si je le puis, c'est-à-dire si Dieu exauce le voeu que je forme pour vous.

36. L'Apôtre dit donc que la racine de tous les maux c'est la cupidité; la loi ancienne elle-même ne craint pas de lui attribuer la chute du premier homme. Le même Apôtre nous avertit aussi de dépouiller le vieil homme et de revêtir l'homme nouveau (3). Par le premier homme il désigne Adam qui a péché; l'homme nouveau c'est celui que dans l'Incarnation le Fils de Dieu a revêtu pour nous racheter. En effet il dit ailleurs . « Le premier homme est l'homme terrestre formé de la terre, et le second est l'homme céleste, descendu du ciel. Comme le premier fut terrestre, ses enfants le sont aussi, et comme le second est céleste, ses enfants partagent avec lui cette glorieuse prérogative. Dès lors puisque nous avons porté l'image de l'homme terrestre, portons aussi l'image de l'homme céleste (4). » En d'autres termes: Dépouillez-vous du vieil homme et revêtez l'homme nouveau. La tempérance a donc pour fonction de

 

1. I Tim. VI, 10. — 2. I Cor. XV, 22. — 3. Coloss. III, 9, 10. — 4. ICor. XI, 47-49.

 

dépouiller le vieil homme et de nous renouveler en Dieu, c'est-à-dire de fouler aux pieds toutes les séductions corporelles, la louange populaire et de concentrer tout notre amour vers les choses invisibles et célestes. De là cette belle parole : « Si notre homme extérieur est corrompu, l'homme intérieur est renouvelé de jour en jour (1). » Entendez aussi ce chant du Prophète: « O Dieu, créez en moi un coeur pur et dans mon sein renouvelez un esprit droit (2).» Contre un accord aussi manifeste qui pourrait s'insurger, si ce n'est d'aveugles ennemis?

 

 

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CHAPITRE XX. MÉPRIS DES CHOSES SENSIBLES. — AMOUR DE DIEU SEUL.

 

37. Le corps est séduit par ce qui tombe sous le sens corporel, ou, comme s'expriment certains auteurs, par les choses sensibles. Entre toutes celles-ci la plus excellente est cette lumière accessible à tous; aussi, de tous les selfs le principal c'est la vue, et la sainte Ecriture désigne sous le nom de choses visibles, toutes les choses sensibles en général. Voici en quels termes le Nouveau Testament nous interdit de les aimer : « Ne considérez point ce qui se voit, mais ce qui ne se voit pas. Car ce qui se voit est temporel, et ce qui ne se voit pas est éternel (3). » D'où l'on peut conclure que ceux-là sont bien loin du christianisme qui estiment le soleil et la lune dignes non-seulement d'amour, mais de culte. Et pourtant que pouvons-nous voir si nous ne voyons pas le soleil et la lune ? Si donc il nous est défendu de nous attacher aux choses visibles, comment pourrait les aimer celui qui veut offrir à Dieu un amour pur? Du reste ce sujet sera traité ailleurs plus explicitement : il ne s'agit pas ici de la foi mais des moeurs, car c'est par elles, si elles sont bonnes, que nous méritons de savoir ce que nous croyons. Dieu seul donc doit être aimé; quant à ce monde tout entier et aux choses sensibles, elles ne méritent que notre mépris, et si nous nous en servons, ce n'est que pour satisfaire aux besoins de notre existence.

 

1. II Cor. IV, 16. — 2. Ps. L, 12. — 3. II Cor. IV, 18.

 

 

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CHAPITRE XXI. LA GLOIRE MONDAINE ET LA CURIOSITÉ CONDAMNÉES PAR LES ÉCRITURES.

 

38. Le Nouveau Testament réprouve et méprise en ces termes la gloire populaire: «Si je cherchais à plaire aux hommes, je ne serais pas le serviteur de Jésus-Christ (1). » D'un autre côté l'âme se forme certaines images des corps, et le résultat se nomme la science des arases. Voilà pourquoi la curiosité est également défendue, et c'est la grande fonction de la tempérance de nous en corriger. De là cette parole: « Prenez garde de vous laisser séduire par  la philosophie. » Et parce que le nom même de philosophie, pour peu qu'on l'examine, exprime une grande chose digne d'enflammer tous nos désirs, puisque la philosophie est l'amour et l'étude de la sagesse, l'Apôtre, évitant avec un grand soin de paraître nous détourner de cette sagesse, ajoute les paroles suivantes : « Et les éléments de ce monde (2). » Combien d'hommes, en effet, après avoir quitté la vertu, ne sachant même ce qu'est Dieu et avec quelle majesté il préside à l'ordre constant de cet univers, croient se relever à leurs yeux en se livrant à des recherches curieuses et persévérantes sur cette masse de matière que nous appelons le monde. De là naît en eux un si grand orgueil qu'ils se croient volontiers habitants du ciel, parce que le ciel est assez souvent l'objet de leurs discussions. Si donc l'âme veut se conserver pure devant Dieu, qu'elle se mette en garde contre ce désir d'une vaine connaissance. En effet, trompé par cet amour, on en vient souvent à ne voir plus en soi qu'un corps. Ou bien, si forcé par l'autorité on concède encore l'existence dans l'homme de quelque chose d'incorporel, toutes les idées qu'on s'en forme, on les revêt d'images corporelles, et on prend pour la réalité ce que le sens trompeur nous découvre. C'est à cela que se rapporte la défense relative aux images, ou simulacres.

39. Ainsi le Nouveau Testament nous défend d'aimer quoi que ce soit de ce monde (3), et surtout il nous adresse cette invitation : « Gardez-vous de vous conformer à ce siècle (4), » parce que l'on tend toujours à se conformer à l'objet de son amour. Cherchons maintenant

 

1. Gal. I, 10. — 2. Coloss. II, 8. — 3. I Jean, II, 15. — 4. Rom. XII, 2.

 

dans l'Ancien Testament des témoignages , nous les trouverons en grand nombre. Mais, entre tous, un seul livre de Salomon , l'Ecclésiaste, : est des plus propres à faire naître en nous ce souverain mépris des choses de la terre. Voici son début : « Vanité des vanités (1), et tout est vanité; quelle abondance résulte pour l'homme de tous les travaux qu'il accomplit sous le soleil (2) ?» Si nous étudions, si nous pesons, si nous discutons ces paroles, nous trouverons qu'elles sont de la plus absolue nécessité à tous ceux qui, pour Dieu, désirent fuir et quitter ce monde. Mais une telle étude serait trop longue ; du reste , mon sujet m'entraîne ailleurs. Qu'il me suffise de conclure que l'on doit regarder comme victimes de la vanité, tous ceux qui se laissent prendre aux apparences. Il est vrai que c'est Dieu qui est l'auteur de tous ces vains objets qui les séduisent; mais il est vrai aussi que les hommes ne peuvent, sans crime, se soumettre à ces objets, puisque ces objets leur sont de beaucoup inférieurs. Se laisser illusionner et tromper par les biens de la terre, qu'est-ce autre chose que s'enflammer d'admiration et d'amour pour des choses bien indignes de nous? Dès lors, dans ces choses mortelles et passagères, n'écouter que les règles de la tempérance, c'est une règle tracée par les deux Testaments. Celui qui en est là n'attache son coeur à rien, il est convaincu que rien n'est digne de nos désirs; s'il en use ce n'est que pour satisfaire aux exigences de la vie et du devoir; mais toujours avec modération et un détachement véritable. Au sujet de la tempérance, que ces courtes réflexions nous suffisent; sans doute le sujet serait bien vaste, mais le but que nous nous sommes proposé, nous paraît suffisamment atteint.

 

 

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CHAPITRE XXII. L'AMOUR DE DIEU PRODUIT LA FORCE.

 

40. De la force, nous ne dirons que quelques mots. Quand cet amour, qui doit s'enflammer pour Dieu en toute sainteté , évite de désirer ces choses, nous lui donnons le nom de tempérance; si, au contraire, il a pour objet ces mêmes biens à quitter, il s'appelle force. Or, de tout ce que l'on peut posséder en cette vie, le corps forme assurément pour l'homme la

 

1. Rét. liv. I, c. 7, n.3. — 2. Eccles. I, 2, 3.

 

 

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chaîne la plus lourde; et, d'après une juste disposition des lois de Dieu, il en devait être ainsi en punition de cet ancien péché, qui est si connu quand il s'agit d'en parler, mais qui est si mystérieux quand on essaye de le comprendre. Ce lien du corps peut empêcher qu'on ne le brise ou qu'on ne le tourmente, imprime à l'âme l'horreur du travail et de la douleur, et pour empêcher qu'on ne le perde ou qu'on ne le brise il effraye par les terreurs de la mort. L'âme, en effet, aime le corps par la force de l'habitude; mais elle ne comprend pas toujours que si elle s'en sert légitimement et en conformité avec la loi divine, il dépend d'elle de mériter à ce corps un droit légitime à son renouvellement et à sa résurrection. Quand donc, appuyée sur cet amour, elle se sera tournée tout entière vers Dieu , non-seulement elle méprisera la mort, elle ira même jusqu'à la désirer.

41. Mais reste le grand combat contre la douleur. Ici encore il n'est rien de si ardu, rien de si inflexible qui ne soit vaincu par la force de l'amour. Si , portée par cet amour, l'âme s'élève vers Dieu, on la verra supérieure à toutes les tortures, et, admirable de grandeur, elle prendra son vol sur ces ailes aussi belles que puissantes sur lesquelles s'appuie l'amour pour recevoir le baiser de Dieu. Et Dieu ne permettra pas que les adorateurs de l'or, les adorateurs de la louange, les adorateurs des femmes soient plus forts que ses propres adorateurs ; pour ceux-là, en effet, ce qui les pousse ce n'est point l'amour, c'est plutôt la cupidité ou la passion. Toutefois, remarquant avec quelle ardeur ils se portent vers l'objet de leur affection, comme ils y aspirent sans cesse, comme ils surmontent les plus grands obstacles, nous devons conclure que nous aussi nous devons tout braver plutôt que d'abandonner Dieu , puisque, pour le quitter, ils ont fait de si puissants efforts.

 

 

 

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CHAPITRE XXIII. CONSEILS ET EXEMPLES DE FORCE TIRÉS DE L'ÉCRITURE.

 

42. Pourquoi réunir ici les témoignages tirés du Nouveau Testament ? N'est-il pas dit : « La tribulation produit la patience, la patience l’épreuve,et l'épreuve l'espérance (1)?» Non-seulement

 

1. Rom. V, 3, 4.

 

cette parole a été dite, elle a été prouvée et confirmée par l'exemple de ceux qui l'ont prononcée. De préférence, je chercherai donc des exemples de patience dans l'Ancien Testament, contre lequel nos ennemis déploient tant de rage. Je ne rappellerai pas même cet homme qui, au sein des souffrances du corps les plus cruelles, à la vue de l'horrible décomposition de ses membres, non-seulement supportait ces douleurs humaines, mais dissertait encore sur les choses divines. Dans chacune de ses paroles, si on les étudie avec impartialité, on verra quel cas il faut faire de ces biens sur lesquels l'homme qui les possède, prétend exercer son empire, tandis que c'est plutôt lui-même qui est asservi par la cupidité , et qu'il devient l'esclave des choses mortelles, au moment où il désire maladroitement en être le maître. Cet homme dépouillé de toutes ses richesses et réduit subitement à la plus extrême pauvreté, conserva son coeur si ferme et si attaché à Dieu, qu'il prouva suffisamment, non pas que les richesses étaient grandes pour lui, mais que lui-même était grand pour elles, et Dieu seul grand pour lui (1). Si les hommes de notre époque pouvaient partager ces dispositions, le Nouveau Testament n'aurait pas fait, du dépouillement de ces biens, une condition si nécessaire de la perfection. Il est bien plus admirable, en effet, de les posséder sans y attacher son coeur, que d'en être entièrement dépouillé.

43. Mais puisque nous traitons de la patience à supporter la douleur et les souffrances corporelles, laissons cet homme, malgré sa grandeur, malgré son courage invincible; c'était un homme. Mais voici que l'Ecriture nous offre l'exemple d'une femme qui a déployé une force étonnante, c'est d'elle aussi que je dois m'occuper. Sans exhaler aucune parole sacrilège elle jeta au bourreau et au tyran ses sept enfants et ses entrailles maternelles. C'est elle qui, par ses exhortations, communiqua à ses enfants, dans les membres desquels elle se sentait torturée, cette force héroïque qu'elle devait déployer pour supporter elle-même les souffrances qu'elle leur avait prescrit d'accepter avec résignation (2). Se peut-il quelque chose de plus admirable? Et cependant pourquoi s'étonner de voir l'amour de Dieu, qui la possédait entièrement , résister au tyran, au bourreau, à la douleur, à son propre

 

1. Job, III. — 2. II Mac. VII.

 

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corps, à son sexe, à ses affections? N'avait-elle pas entendu cette parole: «La mort des saints est précieuse devant Dieu (1). » Et cette autre « L'homme patient est supérieur au plus fort (2) ; » et cette autre encore : « Tout ce qui t'arrivera accepte-le ; sois constant dans la douleur; prends patience au sein des humiliations: car c'est dans le feu que l'or et l'argent s'éprouvent (3) ; » et cette autre enfin a La fournaise éprouve les vases du potier et « les tribulations éprouvent l'homme juste (4). » Cette femme s'était nourrie de ces paroles et d'autres semblables, que le seul Esprit de Dieu a dictées non-seulement dans les livres du Nouveau Testament, mais aussi dans ceux de l'Ancien; les seuls existant alors et dans lesquels était écrit le divin précepte de la force.

 

 

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CHAPITRE XXIV. DE LA JUSTICE ET DE LA PRUDENCE.

 

44. Que dirai-je de la justice, dont Dieu est l'objet? N'entendons-nous pas le Seigneur nous donner cet avertissement : « Vous ne pouvez servir deux maîtres (5)? » L'Apôtre de son côté, blâme ceux qui servent la créature de préférence au Créateur (6). Mais auparavant n'avait-il pas été dit dans l'Ancien Testament : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu ne serviras que lui (7)? » Du reste, pourquoi insister davantage sur ce point, puisque les livres de l'Ancien Testament sont remplis de maximes semblables ? Voici donc la règle de vie que la justice imposera à cet homme aimant dont nous parlons : qu'il serve de grand coeur ce Dieu qu'il aime, c'est-à-dire le souverain bien, la souveraine sagesse, la paix par excellence. Quant au reste , qu'il se montre le maître de ce qui lui est inférieur ou, du moins, qu'il aspire à l'être. Cette règle, comme nous l'avons enseigné , repose sur l'autorité des deux Testaments.

45. Je n'insisterai pas non plus longuement sur la prudence. Sa fonction est de nous faire discerner ce que nous devons rechercher et ce que nous devons éviter. Dès lors ses soins et sa vigilance la plus assidue tendent à nous soustraire à toutes les illusions, à toutes les insinuations qui pourraient nous surprendre. De là cette parole si souvent répétée du Sauveur :

 

1. Ps. CXV, 15. — 2. Prov. XVI, 32. — 3. Eccli, II, 4-5. — 4. Id. XXVII, 5. — 5. Matth.VI, 24. — 7. Rom. I, 25. — 8. Deut. VI, 13.

 

 

« Veillez (1) ; » et celle-ci : « Marchez pendant que vous avez la lumière, dans la crainte que les ténèbres ne vous surprennent (2). » Il est dit de même: « Ne savez-vous pas qu'un peu de levain suffit pour jeter la fermentation dans toute la masse de la pâtes (3). » Et contre cet assoupissement de l'âme qui nous empêche de sentir le mal se glisser en nous peu à peu, quel témoignage plus formel emprunter à l'Ancien Testament, que cette parole du Prophète : « Celui qui méprise les petites choses tombera peu à peu dans les grandes (4)? » Si je n'avais pas hâte d'avancer, je développerais largement cette maxime, et si le but que nous poursuivons l'exigeait, je dévoilerais la sublimité de ces mystères, que des hommes ignorants et sacrilèges couvrent de leurs railleries, prouvant ainsi, non pas qu'ils tombent peu à peu, mais qu'ils sont déjà tombés au fond de l'abîme.

 

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CHAPITRE XXV. LES QUATRE VERTUS ET L'AMOUR DE DIEU.

 

46. Pourquoi disserter plus longtemps sur les moeurs? Si Dieu est le souverain bien de l'homme, et pouvez-vous en douter? il suit nécessairement qu'aspirer au souverain bien, c'est bien vivre. Dès lors bien vivre, ce n'est rien autre chose qu'aimer Dieu de tout son coeur, de toute son âme et de tout son esprit. C'est là, en effet, le moyen infaillible de conserver en soi un amour pur et intègre, c'est là le propre de la tempérance ; de ne laisser briser cet amour par aucun obstacle, et c'est là le propre de la force ; de ne se faire l'esclave d'aucune créature, c'est là le propre de la justice ; enfin, d'être vigilant à discerner toutes choses, pour ne se laisser surprendre ni par l'illusion, ni par le mensonge, ce qui est le propre de la prudence. Tout cela constitue une seule et même perfection pour l'homme, et cette perfection lui procure le privilège de jouir de la vérité dans toute son intégrité; tout cela est également célébré dans les deux Testaments; tout cela nous y est conseillé dans l'un comme dans l'autre, de la manière la plus pressante. Pourquoi donc vous obstinez-vous encore à calomnier des Ecritures dont la connaissance vous échappe? Oubliez-vous de quelle ignorance vous faites preuve en lacérant ces livres?

 

1. Matth. XXIV, 42. — 2. Jean, XII, 35. — 3. I Cor, V, 6. — 4. Eccli. XIX, 1.

 

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s'insurger contre eux, c'est prouver qu'on ne les comprend pas, puisque ceux-là seuls les incriminent qui ne les comprennent pas, et ceux-là seuls ne les comprennent pas qui les incriminent. En effet, s'en faire l'ennemi, c'est se mettre dans l'impossibilité de les connaître, car en les connaissant on ne peut que les aimer.

47. Aimons donc Dieu de tout notre coeur, de toute notre âme, de tout notre esprit, nous tous qui aspirons à la vie éternelle. La vie éternelle, telle est en effet la récompense dont la promesse nous comble de joie; mais une récompense ne saurait précéder les mérites, pour l'obtenir il faut l'avoir gagnée. Qu'y aurait-il de plus injuste, et Dieu n'est-il pas la justice souveraine? Dès lors ne demandons pas la récompense avant d'avoir mérité de la recevoir. Ce serait peut-être ici le lieu de se demander ce qu'est la vie éternelle. Mais qu'il nous suffise d'entendre Celui qui nous l'accorde : « La « vie éternelle, dit-il, consiste à vous connaître, vous le vrai Dieu, et Jésus-Christ que vous avez envoyé (1). » La vie éternelle, c'est donc la connaissance même de la vérité. Jugez dès lors de l'erreur et du sens renversé de ceux qui se flattent d'enseigner la connaissance de Dieu, comme moyen, pour nous, d'arriver à la perfection, quand, au contraire, c'est cette même connaissance qui est la récompense de la perfection. Que devons-nous donc faire, je le demande, si ce n'est tout d'abord d'aimer d'une charité entière Celui que nous désirons connaître? De là ce principe que nous avons posé dès le début et qui est celui de l'Eglise catholique : rien n'est plus salutaire que de faire précéder la raison par l'autorité.

 

 

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CHAPITRE XXVI. AMOUR DE SOI-MÊME ET DU PROCHAIN.

 

48. Allons plus loin -il semble que nous n'avons rien dit du sujet de la charité, de l'homme lui-même. Mais celui qui serait de cet avis prouverait qu'il a bien peu compris ce que nous avons dit. En effet, il est impossible que celui qui aime Dieu ne s'aime pas lui-même. Je vais plus loin et je dis que celui-là seul qui aime Dieu sait s'aimer lui-même. N'est-ce pas s'aimer suffisamment soi-même que d'employer tous ses soins à parvenir à la jouissance du vrai et souverain bien? Et si

 

1. Jean, XVII, 3. — 2. Rét. liv. I. ch. 7, n. 4.

 

ce souverain bien, comme nous l'avons prouvé, c'est Dieu lui-même, peut-on douter qu'aimer Dieu et s'aimer soi-même ne soit une seule et même chose? Mais quoi ! est-ce qu'entre les hommes, il ne doit y avoir aucun lien d'amour? Il doit tellement y en avoir, que le degré le plus sûr, pour parvenir à l'amour de Dieu, c'est l'amour de l'homme pour ses semblables.

49. Interrogé sur les préceptes qui conduisent à la vie éternelle, que le Seigneur nous formule lui-même le second commandement l Car il ne s'est pas contenté d'un seul, lui qui savait qu'entre Dieu et l'homme il y a une distance infinie, la distance qui sépare le Créateur de la créature faite à son image. Comment s'exprime-t-il? « Tu aimeras ton prochain comme toi-même (1). » Tu t'aimeras suffisamment toi-même, si tu aimes Dieu plus que toi-même. Dès lors ce que tu fais pour toi , fais-le aussi pour ton prochain, et cela afin qu'il aime Dieu d'un amour parfait. En effet, tu ne l'aimes pas comme toi-même, si tu ne travailles à lui faire acquérir ce même bien auquel tu aspires. Car ce bien unique est de telle nature , qu'il ne perd rien de son immensité , lors même que tous y tendent avec toi. De ce précepte donc découlent les devoirs de la société humaine, sur lesquels il est difficile de ne pas s'illusionner. Avant tout pratiquons la bienveillance, c'est-à-dire n'usons contre personne, ni de méchanceté, ni de ruse, et souvenons-nous que nous n'avons rien de plus proche que l'homme lui-même.

50. Recueille donc cette parole de saint Paul : « L'amour du prochain ne fait pas le  mal (2). » Les témoignages que j'invoque sont très-courts, mais, si je ne me trompe, ils sont très-bien choisis et d'un parfait à-propos. Personne n'ignore, sans doute, qu'au sujet de l'amour du prochain, les Livres saints renferment, à toutes les pages, des paroles aussi nombreuses qu'importantes. Or, on peut commettre deux sortes d'offenses contre le prochain, soit en le lésant, soit en ne lui aidant pas quand on le peut. S'en rendre coupable, c'est ce qu'on appelle parmi les hommes être méchant, et celui qui aime les évite avec soin, D'où je conclus que notre proposition est suffisamment démontrée par cette parole: «la charité pour le prochain évite de faire le mal. »

 

1. Matth. XXII, 39. — 2. Rom. XIII, 10.

 

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Et si nous ne pouvons parvenir au bien qu'en cessant de faire le mal, nous sommes parfaitement dans la vérité, en trouvant dans ces caractères de l'amour du prochain la source même et comme le berceau de la charité envers Dieu. En effet, de ce principe : « L'amour du prochain ne fait pas le mal » , nous nous élevons à réaliser cette autre parole citée plus haut : « Nous savons que tout arrive en bien à ceux qui aiment Dieu (1). »

51. Mais s'agit-il de décider si l'amour de Dieu et l'amour du prochain, marchant d'un pas égal, arrivent ensemble à la plénitude et à la perfection, ou bien si l'amour de Dieu commence le premier et si ensuite c'est l'amour du prochain qui se perfectionne avant l'autre, j'avoue que je l'ignore. D'un côté, il semble qu'au début la divine charité nous attire puissamment à elle; de l'autre, il paraît plus facile d'atteindre la perfection dans les choses moindres. Quoi qu'il en soit, soyons certains avant tout que celui qui éprouve des sentiments de mépris à l'égard du prochain ne parviendra jamais ni à la béatitude, ni à Dieu, que pourtant il croit aimer. Plût au ciel qu'il fût aussi facile de faire du bien ou de ne pas nuire au prochain, qu'il est facile de l'aimer quand on est bien élevé et bienveillant ! La bonne volonté ne suffit pas, on a besoin encore d'une certaine raison et d'une certaine prudence que Dieu seul peut nous donner comme étant la source de tous les biens. J'avoue que c'est là une question difficile, mais puisque le sujet l'exige j'en dirai quelques mots, espérant tout de Celui qui est l'auteur de ces dons.

 

 

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CHAPITRE XXVII. BIENFAISANCE EN FAVEUR DU CORPS DU PROCHAIN.

 

52. Comme nous le savons, l'homme est une âme raisonnable usant d'un corps mortel et terrestre. Or celui qui aime le prochain se montre bienfaisant, aussi bien pour le corps que pour l'âme de son frère. On désigne souvent du nom de médecine les services rendus au corps, et ceux que l'on rend à l'âme se résument dans l'enseignement. Sous le nom de médecine je comprendrai ici tout ce qui protége ou rend la santé du corps. A cette classe se rapporte non-seulement ce qui est du ressort des médecins, mais encore la nourriture

 

1. Rom. VIII, 28.

 

et le breuvage, le vêtement et l'habitation, enfin tous les moyens de défense et de protection que nous avons coutume d'employer pour soustraire notre corps aux lésions extérieures et aux accidents. En effet la faim, la soif, le froid, la chaleur et tous les accidents graves qui nous viennent du dehors sont contraires à la santé du corps.

53. Tous ceux donc qui, officieusement et par humanité, apportent remède à ces maux divers et à ces incommodités, nous les appelons des hommes miséricordieux, lors même qu'ils porteraient la sagesse jusqu'à n'être plus troublés par aucune douleur de l'âme! Qui ne sait, en effet, que la miséricorde est ainsi nommée parce qu'elle fait sentir la misère au coeur de celui qui compatit aux douleurs du prochain? Cependant peut-on ne pas avouer que le sage doit être libre de toute misère quand il donne l'aumône au pauvre, la nourriture à celui qui a faim, le breuvage à celui qui a soif, le vêtement à celui qui est nu, le logement au voyageur, la liberté au captif et la sépulture au mort? Lors même qu'il accomplirait toutes ces oeuvres avec un esprit tranquille, sans être atteint ni excité par l'aiguillon de la douleur, et uniquement mû parle désir d'exercer la vertu de bonté, on lui donnerait encore le nom de miséricordieux. L'exemption de toute misère n'empêche pas la juste application du mot.

54. Quand donc les insensés évitent la miséricorde comme un vice, parce que la pensée seule du devoir est impuissante à les déterminer, s'ils ne sont en proie à une perturbation réelle, on peut les croire plutôt glacés par le froid de l'insensibilité, que rassérénés par la tranquillité de la raison. Aussi le titre de miséricordieux s'applique-t-il très-justement à Dieu même. C'est à ceux qui en sont capables, par la pratique de la religion et des oeuvres de zèle, à comprendre en quel sens Dieu est miséricordieux. II ne faut pas nous laisser séduire sottement par le langage des prétendus savants; nous arriverions à endurcir les coeurs des hommes simples, sous prétexte de leur faire éviter la pitié, au lieu de les rendre doux en leur faisant désirer la bonté. De même donc que la miséricorde nous ordonne d'apporter remède aux maux du prochain, de même l'innocence nous défend de les lui faire éprouver.

 

 

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CHAPITRE XXVIII. BIENFAISANCE EN FAVEUR DE L’AME DU PROCHAIN.

 

55. Quant à l'enseignement, dont l'effet est de rendre à l'âme elle-même sa santé, et dont la privation fait que la santé même du corps ne peut nous exempter de la misère, c'est une science extrêmement difficile. Pour ce qui est du corps, disions-nous, autre chose est de guérir les maladies et les plaies, fonction propre à un petit nombre d'hommes; autre chose d'apaiser la faim, d'étancher la soif et de prodiguer tous ces autres secours qui sont à la portée de tous, même des hommes de la condition la plus commune. De même, en ce qui regarde l'âme, les ministères distingués et précieux ne manquent pas non plus. Tels sont, par exemple, les exhortations et les avis par lesquels nous excitons les hommes à accomplir, envers leurs semblables,- ces devoirs de miséricorde corporelle. Lorsque nous faisons nous-mêmes ces sortes d'oeuvres, nous sommes utiles au corps du prochain; lorsque nous enseignons aux autres à les faire, nous sommes utiles à l'âme.

Il est encore d'autres moyens puissants pour guérir admirablement les maladies de l'âme, aussi nombreuses que variées, et si le ciel n'avait pas daigné départir ces remèdes aux nations, il ne resterait aucune espérance de salut, en face de tous ces crimes qui progressent d'une manière si frappante. Pourquoi même ne point ajouter qu'il n'est pas jusqu'à ces soulagements du corps, pour peu qu'on remonte jusqu'à la source, qui ne portent avec eux la preuve certaine, qu'ils n'ont pu venir aux hommes d'une autre source que de Dieu même? Car c'est à lui que nous devons rapporter la stabilité et le salut de toutes choses.

56. Toutefois cet enseignement dont nous parlons, autant du moins que nous pouvons le conclure des divines Ecritures, se divise en deux parties , la coercition et l'instruction. La coercition se fait par la crainte et l'instruction par l'amour, j'entends l'amour pour celui à qui on vient en aide par l'instruction; car entre ces deux motifs, celui qui vient en aide au prochain se propose toujours le motif de l'amour. Dieu seul les réunit tous les deux; Dieu dont la bonté et la clémence nous ont faits ce que nous sommes, nous a tracé les règles de cet enseignement dans l'Ancien et le Nouveau Testament. Sans doute dans l'une et l'autre de ces deux révélations, nous trouvons la crainte et l'amour: cependant la crainte l'emporte dans l'Ancien Testament , c'est l'amour qui domine dans le Nouveau ; là on nous prêchait la servitude, ici les apôtres nous prêchent la liberté. Il serait trop long de faire ressortir l'ordre admirable et l'accord divin qui unissent ces deux Testaments; beaucoup d'écrivains aussi pieux que savants ont développé ce point de vue. Mais un tel sujet demande de nombreux volumes, si l'on veut le traiter et l'exploiter comme il le mérite et comme le comportent les forces humaines. Celui donc qui aime le prochain, s'emploie de tout son pouvoir à procurer la santé de son corps et de son âme, mais de manière toutefois à rapporter à la santé de l'âme la santé même du corps. La gradation à suivre quant à ce qui regarde l'âme c'est de lui inspirer la crainte de Dieu et ensuite son amour. Là se résume toute la perfection des moeurs, dont le résultat doit être pour nous la connaissance même de la vérité à laquelle nous aspirons si ardemment.

57. Que nous devions aimer Dieu et le prochain, les manichéens et moi nous sommes d'accord sur ce point. Seulement, ils nient que ce précepte soit renfermé dans l'Ancien Testament; mais cette erreur a été, je crois, suffisamment réfutée par, les divers témoignages tirés des deux Testaments, et cités plus haut. Toutefois, afin de tout résumer en un mot, mais un mot auquel on ne puisse résister sales faire preuve de démence, je leur demanderai s'ils ne voient pas combien il est absurde de leur part de nier que ces deux préceptes, qu'ils sont forcés d'approuver, aient été tirés par le Sauveur de l'Ancien Testament pour être insérés dans l'Evangile textuellement. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit; voilà le premier; et voici le second : tu aimeras ton prochain, comme toi-même (1). » Ou bien si, accablés par la lumière de la vérité, ils n'osent pas nier ces textes, qu'ils aient donc la hardiesse de soutenir que ces préceptes ne sont pas salutaires, qu'ils ne renferment pas les bonnes moeurs; qu'ils affirment que l'on ne doit point aimer Dieu, que l'on ne doit point aimer le prochain, que toutes choses ne

 

1. Deut. VI, 5 ; Lévit. XIX, 18; Matth. XXII, 37, 37.

 

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tournent point à bien à ceux qui aiment Dieu (1); que l'amour du prochain n'empêche pas de faire le mal ( 2) ; deux préceptes pourtant qui contiennent pour la vie humaine la disposition la plus salutaire et la plus parfaite. Si leur entêtement les pousse à dire le contraire, les voilà en contradiction manifeste, non-seulement avec. les chrétiens, mais encore avec le genre humain tout entier. Si au contraire ils ne portent point jusque-là leur témérité, s'ils sont contraints d'avouer que ces préceptes sont divins, que ne cessent-ils donc d'accuser et de calomnier avec une impiété aussi éclatante les livres qui les contiennent?

58. Diront-ils qu'il ne suffit pas d'avoir trouvé ces passages, pour conclure que les livres qui les renferment sont nécessairement bons ? C'est là en effet leur réponse ordinaire. A ce faux-fuyant, je ne vois pas trop que répliquer. Discuterai-je l'une après l'autre, les paroles de l'Ancien Testament dans le but de prouver à des obstinés et à des ignorants qu'il y a entre ces paroles et celles de l'Evangile une conformité parfaite? Un tel travail, quand sera-t-il fait? y suffirais-je moi-même ? Et eux y consentiraient-ils? Dès lors, quel parti prendre? Abandonnerai-je ma cause? les laisserai-je croupir dans une opinion fausse et condamnable quoique difficile à réfuter? Non, je ne le souffrirai pas. Dieu lui-même, auteur unique de ces préceptes, Dieu qui est près de moi viendra à mon aide, il ne m'abandonnera pas à mon impuissance et à mon isolement, dans une si grande perplexité.

 

 

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CHAPITRE XXIX. DE L'AUTORITÉ DES ÉCRITURES.

 

59. Manichéens, prêtez-moi donc une attention soutenue, si toutefois la superstition qui vous obsède vous laisse encore quelque issue pour en sortir. Ecoutez-moi sans entêtement, sans parti pris de résister; autrement tout jugement que vous porteriez, vous serait très-pernicieux. En effet, c'est une vérité évidente pour tous, et vous-mêmes vous ne pouvez être assez éloignés de la vérité, pour ne pas comprendre que, s'il est bon, comme personne n'en doute, d'aimer Dieu et le prochain, tout ce que renferment ces deux préceptes ne peut être blâmé sans injustice. Or que renferment-ils?

 

1. Rom. VIII, 28. — 2. Ibid. XIII, 10.

 

C'est se rendre ridicule que de me le demander à moi. écoutez le Christ lui-même, écoutez, dis-je, le Christ, la Sagesse de Dieu « Dans ces deux préceptes, dit-il, sont renfermés la loi et les prophètes (1). »

60. Alors que peut répliquer l'obstination la plus impudente? Que Jésus-Christ n'a pas prononcé cette parole? Mais elle se trouve littéralement dans l'Evangile. Qu'elle est faussement rapportée? Un tel sacrilège ne surpasse-t-il pas ce qu'il y a de plus impie? quoi de plus téméraire? quoi de plus audacieux? quoi de plus criminel ? Les adorateurs des idoles, qui eux aussi blasphèment le nom de Jésus-Christ, n'ont jamais contre les Ecritures tenu un semblable langage. Il suivrait de là en effet que tous les écrits du monde seraient altérés; qu'il faut anéantir tous les livres connus, si ce qui est appuyé sur la religion des peuples, ce qui est confirmé par l'accord unanime des siècles et des hommes, peut devenir l'objet d'un doute capable de faire perdre toute confiance et toute garantie à l'histoire la plus vulgaire. Enfin quelles maximes pouvez-vous tirer des Ecritures, quelles qu'elles soient, contre lesquelles je ne puisse répliquer par votre réponse même, si elles contredisaient mon sentiment et mon opinion?

61. Qui pourra souffrir que les manichéens nous refusent le droit de croire à des livres très-connus et placés entre les mains de tous, et qu'en même temps ils nous commandent de croire à ce qu'ils enseignent eux-mêmes? Si l'on doit douter de toute écriture , ne doit-on pas douter surtout de celle qui n'a pas même mérité l'honneur de la publicité et qui a pu n'être tout entière qu'une fiction sous un nom emprunté. Si donc tu me l'opposes quoique je n'en veuille pas; si tu me forces à y ajouter foi par des preuves d'autorité; comment d'un autre côté, douterai-je de nos Ecritures que je vois constamment répandues sur toute la face du monde, que je trouve munies du témoignage unanime de toutes les Eglises de l'univers? Ne serais je pas malheureux d'en douter, et plus malheureux encore de n'en douter que sur ton témoignage? Alors même que tu me présenterais d'autres exemplaires, je ne devrais m'en tenir qu'à ceux qui me seraient recommandés par le consentement du plus grand nombre. Maintenant tu n'as à m'opposer que ta propre parole, aussi vaine que téméraire.

 

1. Matth. XXII, 40.

 

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Crois-tu donc que le genre humain soit assez dépourvu de bon sens et tellement privé de l'assistance divine, qu'il préfère à ces Ecritures, non pas même d'autres écritures par toi présentées comme réfutation, mais uniquement ta parole ? Produis donc, il le faut ! un autre texte contenant la même doctrine, mais non altéré et plus authentique, et dans lequel il ne manquerait que les points que tu soutiens y avoir été criminellement introduits ! Par exemple si tu prétends que l'épître de saint Paul aux Romains a été interpolée, présente-m'en une autre qui soit restée intacte; ou plutôt montre un autre manuscrit renfermant cette même épître de l'Apôtre sans altération, sans falsification. Je ne le ferai pas, dis-tu, dans la crainte qu'on ne la croie interpolée par moi-même. C'est là en effet votre réponse habituelle, et elle est juste. Car si tu le faisais, tu n'empêcherais pas les hommes doués du bon sens le plus vulgaire, de te soupçonner. Par là, juge toi-même de quel poids doit être à tes yeux ta propre autorité; comprends enfin quel cas il faut faire de tes attaques contre l'Ecriture, en voyant de quelle témérité on serait accusé, pour ajouter foi à un manuscrit, uniquement parce qu'il serait produit par toi.

 

 

 

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CHAPITRE XXX. L'ÉGLISE CATHOLIQUE.

 

62. Mais pourquoi insister davantage? Qui ne comprend que ceux-là ne sont certainement pas chrétiens qui lancent de semblables invectives contre les Ecritures chrétiennes, jusqu'à faire croire qu'elles ne sont pas ce que pense le genre humain? En effet, à nous chrétiens, a été donnée cette règle de vie, d'aimer le Seigneur notre Dieu, de tout notre coeur, de toute notre âme, de tout notre esprit, et ensuite notre prochain comme nous-mêmes; car c'est dans ces deux préceptes que se résument la loi et les prophètes (1). C'est donc avec justice, ô Eglise catholique, véritable mère des chrétiens, que vous nous exhortez d'abord à nous élever, par le culte le plus pur et le plus chaste, vers . Dieu dont la possession constitue le souverain bonheur; c'est avec justice que vous ne proposez à nos adorations aucune créature, que nous devions servir; c'est avec justice que, de cette éternité incorruptible et inviolable à

 

1. Deut. VII, 5; Matth. XXII, 37.

 

laquelle seule l'homme doit se soumettre, à laquelle seule l'âme raisonnable doit adhérer sous peine de profondes angoisses, vous excluez tout ce qui a été fait, ce qui est soumis au changement, ce qui subit les vicissitudes du temps; sans jamais confondre ce que l'éternité, la vérité, la loi de paix elle-même ordonnent de distinguer, sans jamais séparer non plus ce que l'unité de la majesté réunit. Au premier précepte vous joignez le second, et vous embrassez tellement l'amour et la charité pour le prochain, que l'on trouve en vous tous les remèdes pour les maladies dont souffrent les âmes à cause de leurs péchés.

63. Vous présentez la simplicité aux enfants, la force aux jeunes gens, le calme aux vieillards, vous savez proportionner vos préceptes et vos enseignements non-seulement au nombre des années, mais encore à la vertu de chacun. Vous soumettez, par une chaste et fidèle obéissance, les femmes à leurs maris, non pour satisfaire les passions, mais pour multiplier la race et former la société domestique. Vous préposez les hommes à leurs épouses, non pour se jouer d'un sexe plus faible, mais pour observer les lois d'un amour sincère. Vous soumettez les enfants à leurs parents, dans une sorte de libre esclavage, et vous préposez les parents à leurs enfants par une pieuse domination. Vous unissez les frères aux frères, par le lien de la religion, lien plus fort et plus étroit que celui même du sang. La parenté de race, les affinités nécessaires, vous les resserrez par une charité mutuelle, tout en conservant les noeuds de la nature et de la volonté. Vous apprenez aux serviteurs à s'attacher à leurs maîtres, non pas tant par la nécessité de leur condition que par amour du devoir. En considération de Dieu, souverain Maître de tous, vous rendez les maîtres doux à l'égard de leurs serviteurs et vous les inclinez à agir par persuasion plutôt que par contrainte. Vous unissez les citoyens aux citoyens, les nations aux nations, et tous les hommes par le souvenir de nos premiers parents. Dès lors ce n'est pas seulement une société que vous formez; mais une fraternité véritable. Vous enseignez aux rois à veiller au bien de leurs sujets; vous avertissez les peuples de se soumettre aux rois. Vous proclamez avec soin à qui est dû l'honneur, à qui l'affection, à qui le respect, à qui la crainte, à qui la consolation, à qui les avis, à qui les exhortations, à qui l'instruction, à qui les (513) reproches, à qui le châtiment. Vous montrez ainsi que tous les devoirs ne sont pas dus à tous, mais que l'on doit à tous la charité, tandis que l'injustice n'est due à personne.

64. Or lorsque cet amour des hommes a nourri et fortifié le coeur suspendu à votre sein, dès qu'il l'a rendu capable de s'attacher à Dieu ; dès que la majesté divine a commencé à se dévoiler, autant du moins que l'homme, pendant son séjour ici-bas, est capable de cette manifestation, ou voit naître une si grande ardeur de charité, l'incendie de l'amour divin jaillit si puissant, que tous les vices en sont consumés, l'homme en est purifié et sanctifié, et alors; on découvre combien est divine cette parole: «Je suis un feu consumant (1) ; je suis venu apporter le feu dans ce monde (2). » Ces deux paroles d'un même Dieu unique, consignées dans les deux Testaments, attestent d'un commun accord la sanctification de l'âme, et alors se réalise ce mot du Nouveau également emprunté à l'Ancien : « La mort a été abîmée dans sa victoire; ô mort, où est ton aiguillon? ô mort, où est ta puissance (3)? » Si cette seule parole pouvait être comprise par les hérétiques, déposant tout orgueil et rendus à la paix, ils n'adoreraient plus Dieu qu'en vous et dans votre sein. Il est donc bien vrai que les préceptes divins sont, en vous, largement et abondamment conservés. Il est bien vrai que, auprès de vous, l'on comprend qu'il est plus criminel de pécher contre une loi connue que contre une loi inconnue; « car l'aiguillon de la mort c'est le péché, et la puissance du péché c'est la loi (4), » dont la connaissance détermine la violence et l'intensité des remords de la conscience après la violation du commandement. C'est vous encore qui faites comprendre toute la vanité des actions légales, quand la passion parte le ravage dans l'âme et qu'il faut toute la crainte des châtiments pour l'enchaîner, sans que l'amour de la vertu puisse l'éteindre.. A vous seule il appartient de former ces multitudes d'hommes hospitaliers,, dévoués, miséricordieux, savants, chastes, saints et tellement consumés de l'amour de Dieu , qu'ils mettent tout leur bonheur dans la solitude, dans la continence la plus parfaite et dans un suprême mépris du monde.

 

1. Deut. IV, 24 ; Rétr. liv. I, ch. 7, n. 5. — 2. Luc, XII, 49. — 3. I Cor. XV, 54, 55. — 4. Ib. 56.

 

 

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CHAPITRE XXXI. LES ANACHORÈTES ET LES CÉNOBITES.

 

65. Aimer l'homme et se priver de sa vue, n'y a-t-il pas là quelque chose de surhumain ? Manichéens, embrassez donc ces moeurs et cette admirable continence des chrétiens parfaits qui ont cru devoir non-seulement louer, mais même pratiquer la chasteté parfaite. Alors, si du moins il vous reste quelque pudeur, vous n'oserez plus auprès des ignorants vanter impudemment votre prétendu détache. ment sous prétexte qu'il est très-difficile. Je ne parlerai pas de ce que vous ignorez, mais seulement de ce que vous cachez. Qui ne sait en effet que le nombre des chrétiens adonnés à la continence parfaite, va croissant de jour en jour, sur toute la face de l'univers, surtout en Orient et en Egypte? Un fait aussi public, vous ne pouvez l'ignorer.

66. Je ne dirai rien de ces hommes dont je viens de parler, et qui , soustraits entièrement à tout regard humain, se contentent d'un peu de pain et d'eau qu'on leur apporte à des jours marqués, n'ont d'autre habitation que les plus sombres déserts, ne connaissent de jouissance que leur entretien avec Dieu . et se trouvent souverainement heureux dans la contemplation de cette beauté divine qui n'est accessible qu'à l'intelligence des saints. Je le répète, je ne dirai rien d'eux. Plusieurs les accusent d'avoir porté trop loin le renoncement aux choses de la terre: de tels accusateurs ne comprennent pas combien les prières de ces âmes nous sont utiles; quel puissant exemple est pour nous la vie de ceux mêmes dont la vue nous échappe. Mais il me paraît inutile de discuter longuement sur ce sujet. Comment nos paroles feraient-elles admirer cette sainteté suréminente à ceux qui ne l'honorent pas spontanément? Contentons-nous de faire remarquer à ceux qui se mettent sottement au-dessus des autres que cette tempérance et cette continence des chrétiens parfaits a été portée si loin, que plusieurs estiment qu'elle doit être diminuée et ramenée à une mesure en quelque sorte plus humaine. Tant leur genre de vie parait surhumain à ceux-là mêmes à qui il déplaît !

67. Mais si nos regards sont trop faibles pour soutenir ce spectacle, pourrons-nous refuser (514) notre admiration et nos éloges à ces autres hommes qui, méprisant et quittant les jouissances de ce monde, même la vie commune, embrassent la chasteté et la perfection, adonnés à la prière, à la lecture, à l'étude, inaccessibles au gonflement de l'orgueil, aux contentions de l'amour-propre, aux tourments de l'envie, respirant la modestie, le respect, la paix? De leur vie passée tout entière dans la concorde et dans l'union avec Dieu, ils font une offrande des plus agréables au Seigneur, qui leur a donné de pouvoir faire de si grandes choses. Aucun d'entre eux ne possède rien en propre; aucun n'est à charge aux autres. Par le travail manuel ils se procurent ce qui est nécessaire à leur corps, de manière, toutefois, à ne pas distraire leur esprit de la pensée de Dieu. Leur ouvrage achevé, ils le remettent aux mains de ceux qu'ils appellent doyens, parce que chacun de ces derniers a dix hommes sous sa surveillance. Par ce moyen aucun d'eux n'a à s'occuper du soin de son corps ni quant à la nourriture ni quant au vêtement, ni quant à ses autres besoins, ni quant aux nécessités de chaque jour, ni même quant aux changements survenus dans sa santé. Pour ces doyens, s'occupant de tout avec la plus vive sollicitude, empressés de se prêter à toutes les exigences de cette vie, et à toutes les faiblesses du corps, ils ne laissent pas cependant de rendre compte de leur propre administration à un supérieur à qui ils donnent le nom de père. De leur côté, ces pères, remarquables non-seulement par la sainteté de leurs moeurs, mais aussi par leur science éminente des choses divines et par leur supériorité en toutes choses, prennent soin, sans orgueil, de ceux qu'ils appellent leurs fils.

Ainsi jaillit d'un côté la plus sublime autorité dans le commandement, et de l'autre le plus parfait accord dans l'obéissance. Chaque soir, avant de prendre aucune nourriture, ils sortent tous de leurs habitations pour se réunir en commun et recueillir la parole de leur père. Autour de chacun de ces pères on voit accourir jusqu'à trois mille hommes, quelquefois même on en trouve un plus grand nombre soumis à l'autorité d'un seul. Ils écoutent avec un zèle admirable et dans le plus profond silence, manifestant par des gémissements, par des larmes ou par une joie modeste et silencieuse les diverses impressions que fait naître en eux la parole de l'orateur. Ensuite ils prennent leur réfection corporelle, dans la mesure exigée par leur santé, chacun s'occupant de réprimer les élans de la concupiscence, qui ne peut trouver de satisfaction dans des aliments communs et peu abondants. Ainsi non-seulement ils se privent de viandes et de vin, dans une mesure suffisante pour dompter leurs passions , ils s'abstiennent encore de ce qui peut aiguillonner l'estomac ou les jouissances du palais, je veux dire la manière recherchée de préparer les aliments, sous prétexte de propreté. De là en effet est venue l'habitude ridicule et honteuse de patronner le coupable désir des nourritures recherchées, autres que les viandes. Ce travail des mains, cette sobriété des repas doit leur laisser un imposant superflu; ce superflu est distribué aux pauvres avec plus de zèle que n'en mettent à l'acquérir ceux même qui le distribuent. En effet, ils ne se préoccupent nullement d'arriver à cette abondance, tandis qu'ils s'empressent de se dépouiller de ce qui peut leur être superflu ; c'est au point qu'on les voit expédier des vaisseaux tout chargés dans les lieux habités par des indigents. Mais n'insistons pas davantage sur des faits que tous connaissent parfaitement.

68. Telle est aussi la vie des femmes qui s'empressent au service de Dieu dans la chasteté. Réunies dans des demeures spéciales et convenablement distantes de celles des hommes, elles ne leur sont unies que par la charité et par l'imitation de leurs vertus. Aucun jeune homme n'a accès auprès d'elles, les vieillards même les plus graves et les plus éprouvés ne franchissent pas le vestibule, quand ils se présentent pour leur fournir les choses nécessaires. Le travail de la laine exerce leur corps et subvient à leurs besoins; elles fournissent les vêtements aux frères et reçoivent en retour ce qui est nécessaire à leur nourriture. Quand je me proposerais de louer ces mœurs, cette vie, cet ordre, cette institution, je ne pourrais le faire dignement, et je craindrais de laisser croire que tant de merveilles ont besoin pour être admirées d'autre chose que d'être simplement exposées, si à la simplicité de la narration je croyais devoir ajouter le cothurne du panégyriste. Manichéens, critiquez ces merveilles, si vous le pouvez. Mais gardez-vous de semer si ostensiblement votre zizanie parmi des hommes aveugles et incapables de discernement.

 

 

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CHAPITRE XXXII. ÉLOGE DES CLERCS.

 

69. Toutefois, dans l'Eglise catholique, les mœurs excellentes sont loin d'être chose si rare qu'il n'y ait à louer que la vie des hommes dont je viens de parler. En effet, combien j'ai connu d'évêques de la plus haute vertu, de la sainteté la plus éminente; combien de prêtres, combien de diacres et de ministres des divins sacrements dont la vertu me paraît d'autant plus admirable, d'autant plus digne d'être célébrée, qu'elle est plus difficile à conserver au sein de cette immense variété d'hommes, et dans le tumulte de cette vie ! En effet c'est autant à ceux qui ont besoin de guérison qu'à ceux qui sont guéris qu'ils sont chargés de donner leurs soins. On doit supporter les vices de la multitude afin de les guérir, et avant de calmer la peste il faut d'abord la tolérer. Mais qu'il est difficile de ne pas se départir ici de la vie la plus parfaite et de conserver son coeur dans le calme et la tranquillité ! Pour tout dire en un mot, les premiers se portent là où l'on apprend à vivre, et les autres où l'on vit.

 

 

 

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CHAPITRE XXXIII. LES CHRÉTIENS DANS LE MONDE.

 

70. Je me garderai bien cependant de jeter le mépris sur une classe très-louable de chrétiens. Je veux parler de ceux qui passent leur vie dans les cités et qui sont pourtant loin de ressembler au vulgaire. J'ai vu moi-même la demeure des saints à Milan; ils étaient nombreux et présidés par un seul prêtre dont la sainteté rivalisait avec la science. A Rome j'ai connu plusieurs de ces habitations, dans lesquelles ceux qui se distinguent par la gravité, la prudence et la science des choses divines, ont seuls le droit de présider les autres. Tous vivent dans la charité chrétienne, dans la sainteté et la liberté. Afin de n'être à charge à personne, suivant en cela l'habitude des Orientaux et l'exemple de l'apôtre saint Paul, ils se suffisent par le travail des mains. J'ai même appris que plusieurs s'y livraient à des jeûnes incroyables, refusant de prendre de la nourriture chaque jour au déclin de la lumière, ce qui pourtant est d'un usage universel, mais allant jusqu'à passer trois jours de suite et quelquefois plus, sans prendre aucun aliment ou aucun breuvage. Et ce ne sont pas seulement les hommes, mais les femmes elles-mêmes qui en agissent ainsi. On voit de ces femmes, veuves et vierges, habiter ensemble en grand nombre, gagner leur nourriture en tissant la laine et la toile. Elles sont présidées par les plus habiles et les plus aptes non-seulement à former les moeurs mais encore à développer les intelligences , unissant pour cela la gravité la plus austère à l'expérience la plus consommée.

71. Et néanmoins personne n'est contraint à ce qui surpasserait ses forces; on n'impose à qui que ce soit ce qu'il ne veut pas accepter, et si quelqu'un se déclare impuissant à marcher sur les traces des autres, il n'est pas pour cela condamné. Tous en effet se souviennent de l'instante recommandation faite dans toutes les Ecritures de pratiquer la charité. Ils n'oublient pas que « tout est pur pour les purs (1), » ni: « ce n'est pas ce qui entre dans votre bouche qui vous souille, mais ce qui en sort (2). » Tous leurs soins consistent à se priver de nourriture, non pas parce que les viandes seraient impures à leurs yeux, mais dans le but de dompter la concupiscence. Leur grande sollicitude est également de conserver la charité fraternelle. Ils n'oublient pas ces paroles: « La nourriture est pour l'estomac et l'estomac pour la nourriture; or Dieu détruira l'un et l'autre; (3)» et ailleurs : « Ce n'est pas parce que nous avons mangé que nous serons dans l'abondance, ni parce que nous n'aurons pas mangé que nous serons dans le besoin (4). » Et surtout : « Il est bon, mes frères, de ne pas manger de chair, de ne pas boire de vin et de ne faire quoi que « ce soit, s'il doit en résulter du scandale pour vos frères. » Dans ce passage, l'Apôtre prouve que c'est vers la charité que tout cela doit être dirigé. « En effet l'un se persuade qu'il peut manger de tout; mais, dit-il, que celui qui est faible mange des légumes. Que celui qui mange ne méprise pas celui qui croit devoir ne pas manger, et que celui qui ne mange pas ne juge pas celui qui mange, car il ne relève que de Dieu. Qu'es-tu donc, pour juger le serviteur d'autrui? C'est pour son maître qu'il se tiendra debout ou qu'il tombera; or il se tiendra debout, car Dieu est assez puissant pour l'affermir. » Et un peu plus loin: « Celui qui mange, le fait pour le Seigneur et il rend grâces

 

1. Tit. I, 15. — 2. Matth. XV, 11. — 3. I Cor. VI, 13. — 4. Ib. VIII, 8.

 

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à Dieu, et celui qui ne mange pas, c'est pour le Seigneur qu'il refuse la nourriture, et il rend grâces à Dieu. Donc, ajoute-t-il, chacun d'entre nous aura à rendre compte de lui-même. Ne nous jugeons donc plus les uns les autres ; faites seulement en sorte de ne pas servir d'obstacle ou de scandale à votre frère. Je sais en Notre-Seigneur Jésus-Christ et d'une manière certaine que rien n'est commun par soi-même; il n'y a quelque chose de commun que pour celui qui le croit. » Pouvait-on prouver plus clairement que ce n'est pas dans les choses mêmes dont nous nous nourrissons, mais dans l'intention que se trouve la cause de la souillure? Dès lors ceux qui sont assez forts pour mépriser ces distinctions de viandes, avec la persuasion intime qu'ils ne sont pas souillés, pour avoir accepté telle nourriture sans y joindre aucun désir coupable, ceux-là même ne doivent pas perdre de vue la charité. Ecoutez ce qui suit : « Car si à l'occasion de la nourriture votre frère est contristé, vous cessez de marcher selon la charité (1). »

72. Lisez le reste, car il serait trop long de tout citer, et vous trouverez que ceux qui pouvaient mépriser ces formalités , c'est-à-dire les forts et les savants, étaient cependant obligés d'apporter assez de modération dans leurs actes pour n'offenser en aucune manière ceux dont la faiblesse était encore trop grande pour passer outre. Or, les chrétiens dont je parlais connaissent ces règles et s'y soumettent, car ils sont, non pas hérétiques, mais chrétiens. Ils interprètent les Ecritures selon l'esprit apostolique et non selon le nom orgueilleux et usurpé d'apôtre. Personne ne méprise celui qui refuse de manger, personne ne juge celui qui mange. Celui qui est faible mange des légumes, et beaucoup de ceux qui sont forts en mangent aussi, pour ménager la faiblesse des faibles. D'autres encore, et en grand nombre, le font sans aucune nécessité, uniquement parce qu'ils préfèrent une alimentation plus vile et une existence moins somptueuse et plus tranquille. « Tout m'est permis, dit-il, et pour« tant je ne m'astreindrai à rien (2). » C'est ainsi que plusieurs refusent de se nourrir de viandes quoique cependant ils ne les regardent pas superstitieusement comme impures. De même ceux qui s'en abstiennent, quand ils sont en bonne santé, en usent sans crainte quand ils sont malades. Beaucoup ne boivent pas de vin,

 

1. Rom. XIV, 2-21. — 2. I Cor. VI, 12.

 

et cependant ils ne se regarderaient pas comme souillés par le vin; aussi en font-ils donner très-volontiers et très-amicalement à ceux qui sont languissants ou qui en ont besoin pour conserver leurs forces. Ceux qui en refuseraient par superstition , on les avertit fraternellement de ne pas s'exposer à s'affaiblir, avant de se sanctifier. On leur lit le passage où l'Apôtre ordonne à son disciple de prendre un peu de vin, à raison de ses fréquentes infirmités (1). C'est ainsi qu'ils embrassent la piété avec zèle; et quant aux exercices du corps, ils comprennent, comme le dit le même apôtre, qu'ils doivent y consacrer quelques instants (2).

73. Ceux donc qui peuvent s'abstenir s'abstiennent, et ils sont en grand nombre. Ils se privent de viandes et de vin pour deux motifs ou bien pour ménager la faiblesse des frères, ou pour se rendre plus libres eux-mêmes. Mais c'est surtout à la charité qu'ils s'attachent, c'est à elle qu'ils conforment leur nourriture, leur langage, leur vêtement, leur extérieur. C'est dans la charité seule qu'ils s'unissent et conspirent; l'offenser, c'est à leurs yeux offenser Dieu lui-même; si quelqu'un s'obstine à la violer, on le blâme ou on le chasse. Ce qui blesse cette vertu ne peut durer un seul jour. Ils savent que Jésus-Christ et les apôtres ont recommandé la charité d'une manière si pressante, que si elle disparaît tout disparaît avec elle, et si elle règne tout abonde.

 

 

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CHAPITRE XXXIV. LES MAUVAIS CHRÉTIENS CONDAMNÉS.

 

74. Manichéens, répondez si le vous pouvez. Considérez ces chrétiens, et si vous l'osez, nommez-les sans mensonge et au prix de votre honte. A leurs jeûnes comparez les vôtres, chasteté à chasteté, vêtement à vêtement, repas à repas, modestie à modestie ,. charité à charité, et surtout, car la discussion présente le réclame, comparez leurs préceptes et les vôtres. Alors vous saisirez la différence qui existe entre l'ostentation et la sincérité, entre le droit chemin et les faux sentiers , entre la vérité et le mensonge, entre la force et l'enflure, entre la béatitude et la misère, entre l'unité et la division, enfin entre les sirènes de la superstition et le port assuré de la religion.

 

1. I Tim. V, 23. — 2. Ib. IV, 8.

 

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75. Gardez-vous de m'opposer ceux qui portant le nom de chrétiens ou bien ignorent ou bien ne réalisent pas la sublimité de leur profession. N'arguez rien de cette multitude d'ignorants qui, même dans la vraie religion, sont superstitieux ou tellement esclaves de leurs passions, qu'ils oublient les promesses par eux jurées à Dieu. J'en ai connu plusieurs qui adoraient les sépulcres et les peintures, j'en ai connu plusieurs qui se livraient à d'abondantes libations sur les morts, offrant des festins aux cadavres. Ceux-là s'ensevelissent eux-mêmes sur ces cadavres ensevelis, et font hommage à la religion de leurs excès et de leur ivresse. J'en ai connu plusieurs qui, en paroles, ont renoncé au siècle et qui se laissent encore opprimer par toutes les vanités de ce siècle , trouvant leur joie dans cette oppression même. Au sein d'une si grande foule de peuple, il n'est pas étonnant que vous en trouviez dont la vie méprisable vous serve à tromper les imprudents, à les détourner du salut catholique. Vous-mêmes, qui êtes si peu nombreux , vous éprouvez de cruelles angoisses quand nous vous sommons, parmi ceux que vous nommez les élus, d'en montrer un seul qui observe ces préceptes dont une folle superstition vous fait prendre la défense. — Mais j'ai résolu de vous montrer, dans un autre volume, combien ces préceptes sont vains , nuisibles et sacrilèges, et comment il peut se faire qu'ils soient inobservés par le plus grand nombre d'entre vous et presque par vous tous.

76. Maintenant il ne me reste qu'à vous avertir de cesser enfin de maudire l'Eglise catholique, en blâmant les moeurs d'hommes coupables qu'elle condamne la première, et que chaque jour elle s'applique à corriger comme on corrige des enfants vicieux. Or, tous ceux d'entre eux qui, aidés de leur bonne volonté et de la grâce de Dieu, se corrigent de leurs fautes, recouvrent, par la pénitence, ce qu'ils avaient perdu par le péché. Ceux, au contraire, qui par une volonté mauvaise persévèrent dans leurs vices anciens et en ajoutent toujours de plus graves, on les laisse, il est vrai, dans le champ du Seigneur, on leur permet de croître avec les bonnes semences, mais viendra un temps où l'on séparera la zizanie. Ou bien, si à cause de leur nom de chrétiens, on doit plutôt les assimiler à la paille qu'aux épines, viendra aussi Celui qui purifiera son aire, séparera la paille du froment, et avec une souveraine équité rendra à chacun selon ses oeuvres (1).

 

 

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CHAPITRE XXXV. CONCESSIONS FAITES PAR L'APÔTRE AUX BAPTISÉS.

 

77. Pourquoi donc vous enflammer de haine, pourquoi. vous laisser aveugler par l'esprit de parti? Pourquoi vous embarrasser dans la longue défense de cette grande erreur ? Cherchez les fruits dans la campagne et le froment dans l'aire, vous en découvrirez facilement; ils se présenteront d'eux-mêmes à vous. Pourquoi trop fixer vos regards sur des purifications de détail? Pourquoi, en les effrayant par les aspérités de la haie, priver des hommes ignorants de l'abondance d'un jardin fertile? Il y a une entrée sûre que bien peu connaissent, entrée dont vous niez l'existence ou que vous ne voulez pas découvrir. Il y a dans l'Eglise catholique une multitude innombrable de fidèles qui n'usent pas de ce monde; il en est qui en usent comme n'en usant pas (2), selon la parole de l'Apôtre, et c'est ce qui a été prouvé dans ces temps où l'on voulait contraindre les chrétiens à adorer les idoles. Combien d'hommes l'on vit alors, comblés de richesses , combien de pères de famille dans les campagnes, de négociants, de militaires, de chefs de cité , de sénateurs, de personnes de l'un et de l'autre sexe, quitter tous ces biens temporels, dont ils usaient, il est vrai, mais sans en être les esclaves, subir la mort pour la foi et la religion , et prouver aux infidèles que ces richesses sont plutôt possédées par les chrétiens, que les chrétiens ne sont possédés par elles !

78. Pourquoi mentir jusqu'à ce point, et soutenir que les fidèles renouvelés par le baptême, doivent s'interdire la génération des enfants, la possession de champs, de maisons et d'argent ? Rien de tout cela n'est proscrit par l'Apôtre. Ecrivant aux fidèles, après avoir fait l'énumération de beaucoup de vices qui excluent du royaume des cieux, il ajoute : « Et c'est là ce que vous avez été, mais vous êtes purifiés, sanctifiés, justifiés au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ et dans l'Esprit de notre Dieu. » Ces hommes purifiés et sanctifiés, tous comprennent que ce sont les fidèles, et ceux qui ont renoncé au monde. Mais puisqu'il

 

1. Math. III, 13; XIII, 24,43. — 2. I Cor. VII, 31.

 

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nous déclare quels sont ceux à qui il écrit, voyons s'il leur permet ce dont nous parlons. «Tout m'est permis, ajoute-t-il, mais tout ne m'est pas avantageux; tout m'est permis, mais je ne me rendrai l'esclave de quoi que ce soit. La nourriture est pour l'estomac et l'estomac pour la nourriture; mais Dieu détruira l'un et l'autre. Le corps n'est pas pour la fornication mais pour le Seigneur, et le Seigneur pour le corps. Or Dieu a ressuscité le Seigneur, et nous aussi il nous ressuscitera par sa puissance. Ignorez-vous que vos corps sont les membres du Christ? Prendrai-je donc les membres du Christ pour en faire les membres d'une prostituée? assurément non. Ignorez-vous que celui qui s'attache à une prostituée, devient un même corps avec elle ? Car, dit Dieu, ils seront deux dans une seule chair. Or celui qui s'attache à Dieu, devient un même esprit avec lui. Fuyez la fornication. Tout péché que commet un homme est un péché extérieur au corps; au contraire, celui qui commet la fornication pèche contre son propre corps. Ignorez-vous que vos membres sont le temple du Saint-Esprit, qui est en vous, que vous avez reçu de Dieu? vous ne vous appartenez donc pas à vous-mêmes: car vous avez été chèrement achetés; glorifiez donc et portez Dieu dans votre corps (1). — Quant à ce qui fait l'objet de votre lettre, je dis qu'il est bon à l'homme de ne pas toucher de femme. Mais par crainte d'incontinence, que chacun ait sa femme, et que chaque femme ait son mari. Que le mari rende le devoir à son épouse, et l'épouse à son mari. La femme n'a point pouvoir sur son corps, c'est l'homme qui a ce pouvoir. De même l'homme n'a point pouvoir sur son propre corps, ce pouvoir appartient à la femme. Ne vous séparez point , si ce n'est d'un mutuel consentement, pour un temps, et afin de vous livrer à la prière. Puis revenez l'un à l'autre , de peur que Satan ne vous tente, à raison de votre incontinence. Or, en vous parlant ainsi, je le fais par indulgence, ce n'est pas des ordres que j'impose. Je voudrais, en effet, que tous les hommes fussent comme moi; mais chacun a reçu de Dieu un don particulier, l'un d'une manière, l'autre de l'autre (2). »

79. L'Apôtre vous paraît-il avoir

 

1. I Cor. VI, 11-20.

2. Ib. VII, 1, 7.

 

suffisamment démontré la souveraine perfection à ceux qui sont forts, et avoir permis à ceux qui sont plus faibles ce qui est plus à leur portée? Le comble de la perfection c'est de ne point toucher de femme; c'est ce qu'il prouve en disant: « Je voudrais que tous les hommes fussent comme moi. » Or, ce qui est, voisin de cette perfection c'est la chasteté conjugale, qui défend à l'homme de faire naufrage dans la fornication. Et parce que plusieurs usent du mariage, l'Apôtre les exclut-il du nombre des fidèles? Il affirme au contraire qu'ils se sanctifient réciproquement par cette chasteté du mariage; il affirme que si l'un des deux époux est un infidèle, les enfants qui naissent de cette union sont sanctifiés, comme les époux le sont eux-mêmes : « Le mari infidèle, dit-il, a été sanctifié dans la femme fidèle, et la femme infidèle a été sanctifiée par le mari fidèle. Autrement vos enfants seraient impurs et voici qu'ils sont saints (1). » Pourquoi vous obstiner contre une vérité si évidente? Pourquoi vous efforcer de couvrir d'ombres vaines cette lumière des Ecritures ?

80. Gardez-vous de dire qu'il est permis aux catéchumènes de connaître leur femme et que ce droit est refusé aux fidèles; qu'il est permis aux catéchumènes de posséder des richesses,, tandis que les fidèles ne le peuvent pas. Sachez seulement qu'il en est beaucoup qui en usent comme n'en usant pas. D'ans le bain salutaire du baptême commence en effet la rénovation de l'homme nouveau, laquelle va toujours croissant, plus promptement dans les uns, plus lentement dans les autres. Pour le plus grand nombre toutefois c'est le point de départ d'une vie nouvelle, quand on s'y applique non pas avec répugnance mais avec amour. En effet, comme le dit l'Apôtre, « bien que notre homme extérieur soit corrompu, l'homme intérieur se renouvelle de jour en jour (2). » Mais si c'est afin de se perfectionner que l'homme intérieur se renouvelle de jour en jour, comment donc exigez-vous qu'il commence par la perfection? Mais non, ce n'est pas là ce que vous voulez, car vous cherchez moins à relever les faibles qu'à tromper les imprudents. Vous ne devriez pas soutenir ces erreurs avec tant d'audace, lors même qu'il ne serait pas prouvé que vous êtes bien éloignés de vous acquitter 'en perfection de vos observances puériles. Vous n'êtes

 

1. Ibid. 14.

2. II Cor. IV, 16

 

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pas sans connaître ceux que vous admettez dans votre secte. En les voyant se lier d'une plus grande intimité avec vous, personne ne soupçonnait qu'ils trouveraient en vous ce que vous incriminez dans les autres. Se peut-il donc une plus grande impudence que d'exiger la perfection des catholiques les plus faibles, afin de pervertir les simples, tandis que tu ne leur en montreras pas l'ombre dans ta secte, lorsque tu les auras attirés? Mais je ne veux paraître vous accuser témérairement en quoi que ce soit; c'est pourquoi terminant ici ci volume, je vais dans un autre dévoiler vos maximes, et révéler vos étranges moeurs.

 

 

 

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LIVRE SECOND. DES MOEURS DES MANICHÉENS.

 

Origine et nature du mal, d'après les Manichéens. — Leurs infâmes mystères.

 

CHAPITRE PREMIER. LE SOUVERAIN BIEN EST LE SOUVERAIN ÊTRE.

 

1. Quand on traite du bien et du mal, je crois qu'il ne peut venir en doute à personne que ce genre de question soit du ressort de la morale. Or, c'est de la morale qu'il s'agit dans cette discussion. Aussi je voudrais voir les hommes apporter à cette investigation une disposition d'esprit des plus parfaites et des plus pures; je voudrais qu'ils pussent contempler le souverain bien, j'entends celui qui est le bien incomparable et par excellence, et auquel l'âme raisonnable, pure et parfaite,se soumet. En effet pour peu que les hommes eussent de ce bien une faible intelligence et le missent en pratique, ils verraient qu'il n'est autre que ce qu'on appelle très-justement l'Etre souverain, le premier Etre. Et en effet, qui mérite ce nom de souverain Etre, si ce n'est Celui qui est absolument immuable en soi, qui, dans aucune de ses parties ne peut être ni corrompu ni changé et reste toujours semblable à lui-même; qui n'est point soumis aux vicissitudes du temps, qui ne peut être aujourd'hui autrement qu'il était hier? Ce qui est tel possède évidemment l'être dans le plus vrai sens du mot. Ce mot en effet désigne une nature subsistant en elle-même et inaccessible à tout changement. Or cette nature, que peut-elle êire si ce n'est Dieu lui-même, dont le contraire, si vous le cherchez avec intelligence, se révélera à vous comme le néant absolu ? Car l'être n'a pas d'autre contraire que le non-être. Il n'y a donc aucune nature qui soit contraire à Dieu. Mais parce que nous n'apportons à ces considérations qu'un esprit malade et embarrassé soit par de vaines opinions, soit par une volonté perverse, ne négligeons du moins aucun effort pour parvenir lentement et sûrement à une connaissance quelconque d'un objet si relevé ; et imitons ceux qui cherchent non pas avec les yeux mais pour ainsi dire à tâtons.

 

 

 

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CHAPITRE II. NATURE DU MAL

 

2. Manichéens, très-souvent et même presque toujours, vous demandez à ceux à qui vous voulez insinuer votre hérésie, ce que c'est que le mal. Supposez que je vous rencontre aujourd'hui pour la première fois, je vous prie (524) de vouloir bien déposer pour un instant cette intime conviction où vous êtes de posséder la connaissance parfaite de toutes ces vérités, et de tenter avec moi l'investigation de ces mystères, comme si' vous étiez de simples ignorants. Vous allez me demander quelle est l'origine du mal. A mon tour je vous demande quelle est sa nature. De ces deux questions quelle est la plus logique? Est-ce le procédé de ceux qui cherchent l'origine de ce qu'ils ignorent ? ou bien la méthode de celui qui croit devoir d'abord en chercher la nature, pour ne pas être taxé d'absurdité, en recherchant l'origine d'une chose inconnue? Or quelle intelligence serait assez aveugle pour ne pas voir que le mal d'une chose quelconque, c'est ce qui est contraire à sa nature? Mais cette seule donnée renverse votre hérésie; car aucune nature n'est le mal, s'il faut appeler mal ce qui est contraire à la nature. Et cependant vous affirmez que le mal est une substance , une certaine nature. Ajoutez que ce qui est contre la nature est par là-même opposé à la nature , cherche à la détruire , et tend par conséquent à faire que ce qui est ne soit pas. En effet qu'est-ce qu'une nature, sinon ce qui a un certain être dans son espèce ? Nous nous servons du mot nouveau d'essence, dont nous faisons le mot substance synonyme, et nous l'avons tiré du mot être. Les anciens, pour qui ces mots essence et substance étaient inconnus, se servaient du mot nature en lui donnant la même signification. Si donc vous voulez déposer toute obstination, vous conclurez que le mal c'est ce qui déroge à l'essence et tend à faire qu'une chose ne soit pas.

3. Quand donc, avec l'Église catholique, nous disons que Dieu est l'auteur de toute nature et de toute substance, ceux qui sont capables de comprendre cette vérité saisissent en même temps que Dieu ne saurait être l'auteur du mal. Comment en effet Celui qui est le premier principe de tout ce qui est, pourrait-il être en même temps le principe de ce qui tendrait à attaquer l'essence même des choses et à détruire leur être? La raison proclame que c'est là le mal général. Quant à cette espèce de mal, que vous appelez le mal souverain, comment pouvez-vous soutenir qu'il est l'adversaire de la nature, de la substance, puisque, à vous en croire, il est lui-même une nature et une substance? S'il agit contre lui-même, il détruit son être; et s'il y réussit il parviendra alors au souverain mal. Mais il n'y parviendra pas, puisque vous prétendez que non-seulement il est une nature, mais encore une nature éternelle. Donc il est impossible de dire que le souverain mal soit une substance.

4. Que faire donc? J'en connais plusieurs parmi vous dont l'intelligence est impuissante à saisir ces vérités. J'en connais aussi quelques-uns qui, quoique doués d'un sens droit, ne suivent dans cette étude que l'inspiration de leur volonté mauvaise, et, au risque de perdre tout jugement, agissent avec obstination et cherchent plutôt à en imposer aux petits et aux faibles qu'à reconnaître eux-mêmes la vérité. Toutefois, lors même qu'aucun parmi vous ne me lirait sans prévention, lors même qu'aucun ne devrait déposer vos erreurs, je ne me repentirais pas encore d'avoir écrit; j'obtiendrai du moins que les esprits droits, soumis à Dieu et jusque-là étrangers à vos doctrines, ne pourront plus, après m'avoir lu, se laisser surprendre à vos discours mensongers.

 

 

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CHAPITRE III. AUTRE DÉFINITION DU MAL.

 

5. Poursuivons donc nos recherches avec plus de soins encore et, autant que possible, avec plus de clarté. Je vous demande de nouveau quelle est la nature du mal. Si vous répondez: le mal c'est ce qui nuit; en cela vous n'êtes point dans l'erreur. Mais alors je vous en prie, réfléchissez, examinez, déposez tout esprit de parti et cherchez la vérité uniquement pour la trouver et non pour la combattre. Nuire c'est priver de quelque bien ce à quoi l'on nuit. On ne peut nuire qu'à cette condition. Que voulez-vous de plus clair? que voulez-vous de plus simple? de plus aisé à comprendre pour l'esprit le plus médiocre dès qu'il n'y apporte pas d'entêtement? Ce principe une fois posé, voici ce me semble, les conséquences qui en découlent. Ce qu'il vous plait d'appeler le souverain mal ne peut nuire à quoi que ce soit qu'autant qu'il y trouve quelque bien. Or, dites-vous, il n'existe que deux natures: le royaume de la lumière et le royaume des ténèbres. Le royaume de la lumière vous avouez que c'est Dieu, et en Dieu vous admettez une nature simple, et dont la simplicité ne peut souffrir ni division de parties, ni infériorité d'une partie à l'égard d'une autre. Avouez donc (522) dès lors, la logique vous y contraint, quoique votre système y répugne, avouez que cette nature, par cela même qu'elle est le souverain bien, comme vous n'en doutez pas, par cela même qu'elle est immuable, impénétrable, incorruptible et inviolable, comme vous l'enseignez hautement, car autrement elle ne serait pas le souverain bien; avouez, dis-je, que nulle influence nuisible ne peut l'atteindre. D'un autre côté, puisque nuire c'est priver de quelque bien, comment pourrait-on nuire au royaume des ténèbres puisque ce royaume n'est susceptible d'aucun bien ? Ainsi rien ne peut nuire au royaume de la lumière parce qu'il est inviolable; à qui donc nuira ce que pou: appelez le mal?

 

 

 

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CHAPITRE IV. DIFFÉRENTES ESPÈCES DE BIEN.

 

6. Ne pouvant échapper à cette rigueur de conclusion, admirez donc la justesse de l'enseignement catholique. Il distingue le bien par excellence, le bien par nature et par essence, et le bien qui n'est tel que par participation, ce dernier tirant du souverain bien de quoi être bien lui-même, sans que le souverain bien cesse pour cela de demeurer en lui-même et sans qu'il perde quoi que ce soit. Le bien par participation, c'est la créature à laquelle on peut nuire par défaut. Mais ce défaut ne peut être attribué à Dieu, car Dieu est l'auteur de l'existence, j'allais dire de l'essence des choses. Ainsi nommer le mal, c'est définir sa nature; loin d'être une essence ou substance il n'est qu'une privation; il implique donc toujours l'idée d'une nature à laquelle il peut nuire. Cette nature n'est pas le souverain mal, puisqu'en lui nuisant on lui enlève un bien; elle n'est pas davantage le souverain bien, puisqu'elle peut perdre une partie de son bien, et que si elle est appelée bonne ce n'est pas parce qu'elle est le bien, mais parce qu'elle y participe. Ce n'est pas non plus par nature qu'une chose est bonne; car ayant été créée c'est à sa création même qu'elle doit d'être bonne. Ainsi donc Dieu est le souverain bien, et tout ce qu'il a fait est bien, quoiqu'à un degré moindre que lui-même. Ne serait-ce pas une absurdité de prétendre que les oeuvres sont égales à l'artisan, et les créatures au Créateur? Est-ce assez

pour vous convaincre? Voulez-vous quelque chose de plus explicite encore ?

 

 

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CHAPITRE V. TROISIÈME DÉFINITION DU MAL.

 

7. Je demande pour la troisième fois quelle est la nature du mal. Vous me répondrez peut-être: le mal c'est la corruption. Et en effet peut-on nier que ce soit là un des caractères généraux du mal ? Nous l'avons déjà défini : ce qui est contre nature, ce qui nuit. Quant à la corruption, on comprend qu'elle n'a aucune réalité par elle-même, elle n'existe que dans la substance qu'elle atteint; car la corruption n'est pas elle-même une substance. D'un autre côté l'objet qu'elle atteint n'est pas davantage la corruption, il n'est pas le mal. Une chose qui se corrompt, c'est une chose qui est privée de son intégrité et de sa pureté. Donc ce qui n'a aucune pureté ne peut être soumis à la corruption; et ce qui a la pureté, ne tire sa bonté que de sa participation à la pureté. Disons encore que ce qui est corrompu est perverti; se pervertir c'est n'avoir plus d'ordre. Or le bien c'est l'ordre. Ainsi ce que la corruption attaque, n'est pas dépourvu de bien, et c'est précisément pour cela qu'il peut en être privé par la corruption. Donc si votre royaume des ténèbres était privé de tout bien, comme vous le dites, il ne serait soumis à aucune corruption. Et en effet que pourrait alors lui enlever la corruption? et si elle ne peut rien enlever elle n'est plus corruption. Osez dire, si vous le pouvez, que Dieu et le royaume de Dieu peuvent être soumis à la corruption, quand vous ne trouvez pas matière à corruption dans le royaume de Satan, tel que vous le décrivez !

 

 

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CHAPITRE VI. CE QUI PEUT ÊTRE SOUMIS A LA CORRUPTION.

 

8. Et la lumière catholique, qu'enseigne-t-elle ici? Vous le supposez déjà: elle enseigne la vérité même en disant qu'il n'y a que les substances créées qui puissent être corrompues. Quant à la substance incréée, qui est le souverain bien, elle est incorruptible; et la corruption même ou le souverain mal, elle ne peut pas davantage être corrompue, puisqu'elle n'est pas une substance. Si vous me (523)  demandez ce qu'elle. est, voyez où elle conduit tout ce qu'elle corrompt. Par elle-même elle détruit tout ce qu'elle touche. Tout ce qui est frappé de corruption, déchoit de ce qu'il était, la permanence lui, devient impossible, l'être lui-même ne tarde pas à disparaître. L'être, en effet, et la permanence sont corrélatifs. Voilà pourquoi on dit de l'Etre souverain et par excellence qu'il demeure en soi. Si quelque chose change pour devenir meilleur, ce n'est pas à cause de sa permanence même, mais parce qu'il inclinait vers le mal, et perdait de son essence. Une telle perte ne peut avoir pour auteur celui qui est l'auteur même de l'essence. Donc certaines choses changent pour devenir meilleures, et ainsi elles tendent vers l'être ; une telle mutation ne peut s'appeler perversion mais bien plutôt retour et conversion. Toute perversion, en effet, est une destruction de l'ordre. Tendre à l'être c'est donc tendre à l'ordre, et l'obtenir c'est obtenir l'être, autant du moins qu'il est permis à la créature. L'ordre réduit à une certaine convenance ce qu'il dispose. Etre, c'est être un ; plus une chose acquiert d'unité, plus elle a d'être. C'est l'oeuvre de l'unité de produire la convenance et la concorde dans toutes les choses composées, et c'est ce qui leur donne la mesure de leur être. Quant aux choses simples, elles sont par elles-mêmes puisqu'elles ont l'unité. Celles qui ne sont pas simples imitent l'unité par l'accord de leurs parties, et la mesure de leur être est la mesure même de leur union. L'ordre produit donc l'être, et le désordre le non être; ce désordre s'appelle aussi perversion ou corruption. D'où je conclus que tout ce qui se corrompt tend à la destruction. Je vous laisse maintenant le soin de considérer où mène la corruption afin que vous puissiez découvrir le souverain mal. Ce souverain mal, en effet, ne peut être que le terme auquel conduit la corruption.

 

 

 

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CHAPITRE VII. RIEN NE SE CORROMPT ENTIÈREMENT, GRÂCE A LA BONTÉ DE DIEU.

 

9. Mais la bonté de Dieu ne souffre pas que la corruption produise ses derniers effets. Elle organise la situation des choses défaillantes elles-mêmes, en sorte qu'elles occupent la place qui leur convient, jusqu'à ce que, par des mouvements bien ordonnés, elles remontent au degré d'où elles sont descendues. S'agit-il même des âmes raisonnables, de ces natures armées de la toute-puissance du libre arbitre? Si elles s'éloignent de lui, il les met dans les rangs inférieurs de la création, à la place qui leur convient. Ainsi deviennent-elles misérables par le fait de ce jugement de Dieu, qui réalise l'ordre en leur assignant la place qu'elles ont méritée. De là cette parole que vous couvrez de vos invectives : « Je fais les biens et je crée les maux (1). » Par ce mot créer, on entend ici ordonner, régler. Aussi lit-on dans la plupart des manuscrits : Je fais les biens et je règle les maux. Faire, c'est donner l'être à ce qui ne l'avait pas ; régler, ordonner, c'est disposer les choses à devenir meilleures. C'est cet ordre que Dieu emploie à l'égard des choses qui défaillent ou qui tendent à cesser d'être, non pas à l'égard de celles qui déjà ont atteint leur but. On a dit en toute vérité que la divine Providence ne laisse aucun être retourner au néant.

10. Nous pourrions développer plus longuement cette maxime; mais il est inutile d'insister davantage quand on discute avec vous. On a dû vous montrer la porte du salut, mais vous en désespérez pour vous-mêmes et poussez au même désespoir les ignorants et les simples. En effet, ce qui pourrait vous ouvrir c'est uniquement la bonne volonté ; cette volonté que la divine clémence enrichit de la paix, ainsi que le dit ce cantique de l'Évangile : « Gloire  à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté (2) ! » Il vous suffit d'entrevoir comme conclusion de cette discussion religieuse sur la nature du bien et du mal, que tout ce qui est reçoit de Dieu tout son être; et s'il déchoit de cet être, ce n'est pas le fait de Dieu; mais il n'échappe jamais à la divine Providence qui ne laisse pas alors de lui assigner sa place dans l'ordre général. Si vous n'en êtes pas encore convaincus, je ne vois plus d'autre parti à prendre que de traiter d'une manière plus minutieuse les divers points que je viens d'exposer. Pour aller plus haut, l'intelligence a besoin d'être précédée par la piété et l'innocence.

 

1. Isaïe, XLV, 7. — 2. Luc, II, 14.

 

 

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CHAPITRE VIII. LE MAL N'EST POINT UNE SUBSTANCE.

 

11. A ma question sur la nature du mal, quelles réponses pouvez-vous faire, sinon que le mal c'est ce qui est contre nature, ce qui nuit, ce qui corrompt, et d'autres semblables? Mais en les développant, je vous ai montré que vos erreurs faisaient naufrage. Il ne vous reste plus, comme d'ailleurs vous en avez l'habitude, qu'à parler en enfant, et vous allez me dire peut-être, que le mal c'est le feu, le venin, les bêtes féroces et autres choses semblables. Répliquant à un adversaire qui soutenait qu'aucune substance ne peut être le mal, l'un des principaux fauteurs de cette hérésie, celui qui nous parlait avec le plus d'attrait et le plus fréquemment, nous disait : Je voudrais placer un scorpion dans la main de cet homme et m'assurer s'il oserait ne pas la retirer. S'il la retirait, il prouverait par là même et malgré ses paroles que le mal peut être une substance, car il n'oserait nier que cet animal soit une substance. Ce n'était pas à son adversaire qu'il tenait ce langage, mais à nous, lorsqu'effrayés nous lui rapportions ce que celui-ci avait dit. Quelle réponse puérile et vraiment bonne pour des enfants ! Pour peu en effet qu'on ait reçu d'instruction, ne comprend-on pas facilement que ces sortes de créatures blessent, lorsqu'elles sont dans des conditions défavorables, qu'elles ne blessent pas dans des conditions contraires, et que souvent même elles ont leur utilité ? Mais en vérité, si par lui-même ce venin était mauvais, la première victime qu'il devrait faire ce serait le scorpion lui-même. Et nous voyons au contraire que si l'on parvenait à le lui arracher entièrement, l'animal périrait infailliblement. Ainsi c'est un mal pour son corps de perdre ce qu'il est nuisible au nôtre d'avoir; et réciproquement c'est un bien pour lui d'avoir ce qu'il nous est bon de ne pas posséder. Ce poison dès lors est-il en même temps un bien et un mal? Assurément non. Le mal c'est ce qui est contraire à la nature, aussi bien pour l'animal que pour nous; ce désordre n'est évidemment pas une substance, car il en est l'ennemi. D'où vient cela, direz-vous? Voyez ses effets et vous le saurez, pourvu toutefois qu'il vous reste encore quelque lumière intérieure. Il dépouille de l’être tout ce qu'il frappe: Dieu au contraire est l'auteur de l'essence ; dès lors, vous ne pouvez voir une essence dans une chose qui en prive une autre de l'être. Par conséquent l'être c'est ce qui n'implique aucun désordre; ce qui en impliquerait un, n'est rien.

12. A Athènes, si nous en croyons l'histoire, une femme aux moeurs déréglées, à force de boire peu à peu du poison qui servait à faire mourir les condamnés, en vint jusqu'à n'en éprouver aucune atteinte pour sa santé. Plus tard elle se trouva elle-même condamnée à mort; elle prit la dose ordinaire de poison, mais comme elle en avait l'habitude, elle n'en mourut pas. On fut tout étonné de ce prodige, et on envoya cette femme en exil. Si donc le poison est mauvais par lui-même, allons-nous conclure que cette femme avait agi de manière qu'il ne fût pas mauvais pour elle ? Quelle absurdité plus manifeste ! Mais parce que c'est l'inconvenance même qui est un mal, une habitude modérée a produit une certaine convenance entre le poison et son corps. Autrement quel artifice aurait pu la soustraire aux suites de l'inconvenance? Et cela parce que ce qui est réellement un mal, nuit à tous et toujours. L'huile est une nourriture fortifiante pour nos corps ; au contraire elle est fortement nuisible à beaucoup d'animaux, spécialement à ceux qui ont six pieds. L'ellébore est tantôt une nourriture, tantôt un remède, tantôt un poison. Le sel pris en trop grande quantité, devient également un poison, et cependant de combien de jouissances et d'avantages n'est-il pas la source pour le corps? L'eau de la mer aspirée par les animaux terrestres est nuisible; comme bain elle leur est très-salutaire; prise des deux manières , elle est pour les poissons joie et santé. Le pain nourrit l'homme et il tue l'épervier: La boue elle-même, dont l'odeur et le contact répugnent, ne rafraîchit-elle pas en été, et ne sert-elle pas de remède contre les blessures faites parle feu? Quoi de plus vil que le fumier? quoi de plus abject que fa cendre? Et cependant ils sont d'une si grande utilité pour la fécondité des campagnes, que Stercution, l'inventeur de ce procédé, qui en a conservé le nom, a mérité chez les Romains de recevoir les honneurs divins.

13. Mais pourquoi m'arrêter à ces détails qui sont innombrables? Les quatre éléments avec lesquels nous sommes continuellement en contact, autant ils sont utiles par leur convenance, autant ils deviennent nuisibles dans des (525) conditions contraires. L'air nous fait vivre; sommes-nous ensevelis sous la terre ou dans l'eau, nous périssons, tandis qu'un grand nombre d'animaux trouvent leur vie à ramper sous le sable ou dans une terre légère; quant aux poissons, à peine mis à l'air ils périssent. Le feu corrompt nos corps, mais employé avec modération, il nous soustrait au froid et éloigne une multitude de maladies. Ce soleil que vous adorez, cet objet le plus beau entre les choses nuisibles, fortifie les yeux de l'aigle, blesse les nôtres et obscurcit nos regards. Cependant aidés par l'habitude nous parvenons nous aussi à fixer son disque sans danger. Nous permettez-vous de le comparer à ce poison que la femme athénienne a su adoucir par l'habitude? Considérez donc un peu et réfléchissez; si quelque substance peut être le mal par cela seul qu'elle blesse quelqu'un, cette lumière que vous adorez pourrez- vous l'innocenter entièrement ? Concluez donc que le mal général c'est l'inconvenance en vertu de laquelle un rayon de soleil peut obscurcir les yeux , quoique pour eux la lumière soit la joie par excellence.

 

 

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CHAPITRE IX. INANITÉ DES FABLES MANICHÉENNES

 

14. J'ai insisté sur ces détails afin que vous cessiez de soutenir que le mal c'est la terre dans toute sa profondeur et toute son étendue; que le mal c'est un esprit errant sur la terre ; que le mal ce sont les cinq antres des éléments, celui des ténèbres, celui des eaux, celui des vents, celui du feu, celui de la fumée; que le mal ce sont les animaux nés dans chacun de ces cinq éléments : les serpents dans les ténèbres, les poissons dans les eaux, les oiseaux au milieu des vents, les quadrupèdes dans le feu, les bipèdes dans la fumée. Si la réalité répondait à vos descriptions, tous ces êtres n'auraient jamais existé. Tout ce qui est, par cela seul qu'il est, a été nécessairement créé par le Dieu suprême, puisque en tant que l'on est on participe à la bonté. Si la douleur et la faiblesse sont un mal, il y avait là des animaux d'une si grande force corporelle, que vous prétendez que leurs fruits avortés, après avoir servi à former le monde, sont tombés du ciel sur la terre et n'ont pu mourir: tel est du moins l'enseignement de votre secte. Si la cécité est un mal, ils voyaient; si c'est la surdité, ils en tendaient. Si le mutisme est un mal, ils possédaient un langage assez articulé pour oser déclarer la guerre à Dieu même, et ce fut la conséquence, dites-vous, d'un discours véhément prononcé dans une assemblée générale. Si la stérilité est un mal, il y avait là une grande fécondité pour produire des enfants. Si l'exil est un mal, ils étaient chez eux sur la terre, et habitaient leur propre pays. Si la servitude est un mal, quelques-uns parmi eux étaient sur le trône. Si la mort est un mal, ils avaient la vie et ils l'avaient tellement que vous proclamez hautement que, même après la victoire de Dieu, leur esprit ne pouvait mourir.

15. D'où vient donc, je le demande, que dans le souverain mal je trouve tant de biens opposés à ces maux dont j'ai parlé? Si ce ne sont pas des maux, dites-moi enfin s'il est encore possible qu'une substance comme telle puisse être un mal. Si la faiblesse n'est pas le mal, un corps faible le sera-t-il davantage ? Si la cécité n'est pas le mal, les ténèbres le seront-elles davantage? Si la surdité n'est pas le mal, un sourd le sera-t-il davantage? Si le mutisme n'est pas le mal, un poisson le sera-t-il davantage ? Si la stérilité n'est pas le mal, comment un animal stérile le sera-t-il? Si l'exil n'est pas le mal, comment le trouverez-vous dans un animal exilé, ou dans un animal envoyant quelqu'un en exil? Si la servitude n'est pas le mal, comment le trouverez-vous dans un animal qui sert ou qui force quelqu'un à servir? Si la mort n'est pas le mal, comment le trouverez-vous dans un animal condamné à mort ou donnant lui-même la mort? Mais si tous ces objets sont tout autant de maux, on doit regarder comme autant de biens la force corporelle, la vue, l'ouïe, la parole, la fécondité, la liberté, la vie; et cependant vous prétendez que tout cela se trouve dans ce royaume du mal et vous osez l'appeler le souverain mal.

16. Enfin si, comme personne n'en a jamais douté, l'inconvenance est le mal, quoi de plus convenable que ces éléments pour les animaux qui y vivent : les ténèbres pour les serpents, l'eau pour les poissons, l'air pour les oiseaux, le feu pour les rongeurs, la fumée pour les êtres supérieurs? Tant vous mettez vous-mêmes de concorde dans ces matières à discorde, tant vous mettez d'ordre dans cette demeure de la perturbation ! Le mal c'est ce qui nuit, je laisse de côté ce grand principe exposé plus (526) que l'on ne peut nuire que là où il y a quelque bien. Mais admettons que cette conclusion soit obscure; du moins le principe est certain, tous le proclament, tous l'admettent: ce qui nuit est mauvais. Or la fumée ne nuisait pas à cette classe d'animaux bipèdes; c'est elle qui les a engendrés, c'est elle qui les a nourris et a protégé leur naissance, leur croissance et leur domination. Mais depuis que le bien s'est mêlé au mal, la fumée est devenue plus nuisible; c'est au point que nous, qui sommes de la classe des bipèdes, nous ne pouvons la supporter, elle nous aveugle, elle nous oppresse, elle nous tue. Comment le mélange du bien à ces éléments mauvais a-t-il produit une pareille énormité ? Sous le règne de Dieu, d'où vient une telle perversité ?

17. Cette convenance qui a illusionné l'auteur de votre secte et lui a fourni le tissu de sa trame mensongère, pourquoi la retrouvons-nous partout? Pourquoi les ténèbres conviennent-ils si bien aux serpents, l'eau aux poissons, l'air aux oiseaux, tandis que le feu brûle le quadrupède et que la fumée nous suffoque? Pourquoi la vue des serpents est-elle si perçante ? pourquoi le soleil les fait-il tressaillir de joie? pourquoi sont-ils d'autant plus abondants que l'air est plus serein et l'atmosphère plus calme ? N'est-ce pas une absurdité de voir que les habitants, les fils des ténèbres, ne sont nulle part si heureux et si bien que là où l'on jouit de tout l'éclat de la lumière? Direz-vous que c'est la chaleur plutôt que la lumière, qui les attire? Alors n'eût-ce pas été mieux de faire naître dans le feu ces serpents légers, que l'âne aux pas lents? Et cependant l'on sait combien l'aspic aime cette lumière, lui dont les regards sont aussi étincelants que ceux de l'aigle ! Mais nous disserterons sur les bêtes une autre fois. Considérons-nous nous-mêmes sans obstination et dépouillons nos esprits de toutes ces fables aussi vaines que pernicieuses. Prétendre que c'est au sein des ténèbres les plus épaisses, sans un seul rayon de lumière, que les animaux bipèdes ont puisé un regard si ferme, si étincelant, si extraordinaire, quelle perversité ! Dire que c'est du sein de leurs ténèbres qu'ils contemplaient cette pure lumière du royaume de Dieu, devenue visible même pour eux ; qu'ils étaient plongés dans l'extase de l'admiration, de l'enivrement ; ajouter que c'est par le mélange de la lumière, par le mélange du souverain bien, enfin par le mélange de Dieu même, à toutes ces ténèbres, que nos yeux sont devenus si faibles et si impuissants qu'ils ne peuvent plus rien distinguer dans les ténèbres, qu'ils ne peuvent plus supporter l'éclat du soleil, et que nous en sommes réduits aujourd'hui à chercher péniblement ce que nous voyions autrefois, quelle absurdité ! quel crime !

18. Nous devons en dire autant, si la corruption est un mal, et qui peut en douter? Alors en effet la fumée ne corrompait pas les animaux et elle les corrompt maintenant. Mais ne descendons pas dans les détails, ce serait en même temps inutile et trop long. Ces animaux imaginés par vous dans ces régions, étaient alors si peu soumis à la corruption, que leurs fruits, avortés avant de pouvoir naître, et précipités du ciel sur la terre, ont pu vivre, engendrer, et ourdir une conjuration. S'ils ont pu ainsi conserver leur ancienne vigueur, c'est qu'ils avaient été conçus avant le mélange du bien et du mal. Depuis ce mélange les animaux auxquels ils ont donné naissance sont atteints d'une extrême faiblesse et succombent facilement à la corruption. Je le demande, peut-on tolérer plus longtemps de semblables absurdités, à moins d'être frappé d'un aveuglement complet, ou endurci par je ne sais quelle incroyable habitude de vous entendre ?

 

 

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CHAPITRE X. DES SIGNES DE MORALITÉ CHEZ LES MANICHÉENS.

 

19. J'ai suffisamment montré, je pense, dans quelles ténèbres vous êtes plongés, et, quelle erreur vous domine au sujet des biens et des maux en général. Voyons maintenant ces trois signes que vous appliquez à vos moeurs et dont vous faites si grand bruit. Quels sont ces signes? La bouche, les mains et le sein. Et que prétendez-vous par là ? —   Que l'homme soit innocent et pur, de bouche, des mains et du sein. Et s'il pèche par les yeux, par les oreilles, par les narines ? Si de ses pieds il frappe un homme et même lui donne la mort? Comment le regarder comme coupable puisqu'il n'a péché ni par la bouche, ni par les mains, ni parle sein? —   Mais, en désignant la bouche je désigne par là tous les sens qui siègent dans la tête; les mains désignent toute action, et le sein toute passion charnelle. — Et les blasphèmes à quoi les attribuez-vous? à la bouche ou à la main? Car c'est une action de la langue. Si de toutes les actions vous ne faites qu'un seul genre, pourquoi unissant celles des pieds et des mains en séparer celles de la langue? Est-ce parce que la langue se sert de paroles comme signes que vous la séparez de toute action qui n'exprime pas de signe ; de. sorte que vous établiriez une distinction entre le signe des mains, la continence, et une action mauvaise qui n'aurait pas de signification ? Mais alors que feriez-vous si quelqu'un péchait, précisément en signifiant quelque chose par ses mains, ainsi par exemple en écrivant ou en indiquant quelque chose par un geste ? Ceci en effet n'est du ressort ni de la bouche ni de la langue, puisque c'est l'oeuvre des mains. Quelle absurdité, dites-moi, de déterminer trois signes, la bouche, les mains et le sein, et d'attribuer à la bouche des péchés accomplis par les mains? Si enfin vous rapportez aux mains les actions en général, quel motif avez-vous d'y rapporter les opérations des pieds et d'en séparer celles de la langue? Ne voyez-vous pas que la passion de la nouveauté avec l'erreur pour compagne vous jette dans des embarras inextricables? Vous faites sonner bien haut cette nouvelle distinction des trois signes, et vous ne trouvez pas le moyen d'y renfermer tous les péchés à éviter.

 

 

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CHAPITRE XI. DU SIGNE DE LA BOUCHE. — BLASPHÈME DES MANICHÉENS CONTRE DIEU.

 

20. Mais distinguez comme vous voulez, omettez ce que vous voulez: ne parlons que de ce qui vous sourit davantage. Vous soutenez qu'il est du ressort du signe de la bouche de faire cesser tout blasphème. II y a blasphème toutes les fois que l'on dit du mal des bons. De là cette opinion générale qui ne voit de blasphème que dans les paroles injurieuses à Dieu ; parce que le doute sur la bonté des hommes se conçoit ; tandis que la bonté de Dieu est admise sans aucune hésitation. Mais si la raison venait à nous convaincre que personne plus que vous ne tient de propos injurieux à Dieu, que deviendrait Notre fameux signe de la bouche? Or la raison, non pas une raison suréminente, mais la raison la plus commune, la plus appropriée à toutes les intelligences, la raison invincible et d'autant plus invincible qu'elle force l'acquiescement, la raison, dis-je, enseigne que Dieu est incorruptible, immuable , inviolable , inaccessible à l'indigence, à la faiblesse, et à la misère quelle qu'elle soit. Ces vérités s'imposent avec tant de force à toute âme raisonnable, que vous-mêmes vous ne pouvez leur refuser votre assentiment dès que vous les entendez proclamer.

21. Mais commencez-vous le récit de vos fables , voilà que vous essayez de persuader que Dieu est corruptible , soumis au changement, à l'altération , à l'indigence , à la faiblesse, voire même à la misère, aveugles désespérés, qui persuadez d'autres aveugles non moins désespérés ! Mais c'est peu encore: à vous en croire, Dieu n'est pas seulement corruptible, il est corrompu; il n'est pas seulement soumis au changement, il est changé ; soumis à l'indigence , il est indigent; soumis à la faiblesse, il est sans force ; soumis à la misère, il est misérable. En effet, vous dites que l'âme est Dieu ou une partie de Dieu. Je ne vois pas, vraiment, comment ce qui est une partie de Dieu n'est pas réellement Dieu ; une partie d'or est de l'or, une partie d'argent est de l'argent, une partie de pierre est de la pierre. Et si nous prenons nos comparaisons plus haut, une portion de terre est de la terre , une portion d'eau est de l'eau , une portion d'air est de l'air; diminuez le feu, ce qui restera sera encore du feu , et une portion de lumière ne peut être que de la lumière. Pourquoi donc une partie de Dieu ne serait-elle pas Dieu? La forme de Dieu serait-elle une forme articulée comme est celle de l'homme et des autres animaux? Car une partie de l'homme n'est pas l'homme.

22. Mais je veux examiner en particulier chacune de ces opinions. Si vous assimilez Dieu à la lumière, vous ne pouvez nier qu'une partie de Dieu soit Dieu. D'un autre côté vous prétendez que l'âme est une partie de Dieu. Or cette âme vous avouez qu'elle est corrompue, insensée, changée après avoir été sage ; profanée, parce qu'elle n'a pis une perfection qui lui soit propre; indigente et réclamant du secours ; malade et réclamant le remède; malheureuse et aspirant au bonheur. Tous ces défauts, pouvez vous les appliquer à Dieu sans sacrilège ? Et si vous niez tout cela de l'âme , (528) concluez qu'on n'a pas besoin de l'Esprit-Saint (1) pour enseigner à l'âme la vérité, puisqu'elle la possède. Concluez que la véritable religion n'est point un renouvellement pour l'âme, puisqu'elle n'est pas vieillie; qu'elle n'est point perfectionnée par vos signes puisqu'elle est parfaite; que Dieu ne lui accorde aucun secours, puisqu'elle n'en a nul besoin; que le Christ n'est pas son médecin puisqu'elle était saine. Concluez enfin qu'aucune vie éternelle ne peut lui être légitimement promise. Pourquoi donc alors ce titre de libérateur que Jésus prend lui-même dans l'Evangile quand il s'écrie « Si le Fils vous délivre, vous serez véritablement libres (2) ? » Paul a dit de même : « Vous avez été appelés à la liberté (3). « Donc toute âme qui n'a pas encore atteint cette liberté est esclave. Donc, puisque la partie de Dieu est Dieu, c'est à vous que l'on doit de savoir qu'il est corrompu par la folie, que sa chute l'a changé, qu'en perdant sa perfection il a été profané, qu'il a besoin de secours, qu'il est débilité par la maladie, opprimé par la misère et avili par la servitude.

23. Lors même que vous diriez que la partie de Dieu n'est pas Dieu, il ne peut pas davantage être incorruptible, puisque la corruption est dans une de ses parties; il n'est pas moins étranger au changement, puisqu'il a changé dans une de ses parties; il n'est pas inviolable, puisqu'il n'est pas parfait dans toutes ses parties; il manque de quelque chose, puisque tous ses soins tendent à lui restituer ses parties ; il n'est pas entièrement sain, puisqu'il souffre dans une de ses parties; il n'est pas parfaitement heureux, puisqu'une de ses parties est soumise à la misère; il n'est pas entièrement libre, puisqu'une de ses parties est soumise à la servitude. Toutes ces propositions, vous êtes forcés de les admettre du moment que vous affirmez que l'âme soumise à tant de calamités est une partie de Dieu. Quand vous aurez dépouillé votre secte de toutes ces erreurs, alors seulement vous pourrez dire que votre bouché est exempte de blasphème. Faites plus encore, quittez cette secte. du moment en effet que vous cesserez de croire et de répéter les blasphèmes de votre auteur, vous cesserez d'être manichéens.

24. Pour parler sans blasphème, disons que

 

1. Allusion à Manès qui prétendait que le Saint-Esprit s'était incarné en lui. Confess. liv. V, c. 5, n. 8.

2. Jean, VIII, 36. — 3. Galat. V, 13.

 

Dieu est le souverain bien, le bien par excellence; c'est ainsi qu'il doit être compris, c'est ainsi qu'il doit être cru. Si une fois nous admettons la raison des nombres, nous ne pouvons plus ni la violer ni y toucher; aucun être, quoi qu'il fasse, n'empêchera jamais que le nombre qui vient après 1, n'en soit le double. Cette loi est absolue et vous admettez que Dieu peut changer ! Cette loi reste inviolable, et vous ne faites pas même à Dieu l'honneur de lui ressembler ! Que les enfants de ténèbres attaquent le nombre trois, ce nombre lumineux, dans lequel l'unité est tellement une qu'il ne peut pas être fractionné; que le royaume des ténèbres essaye de diviser le nombre trois en deux nombres entiers égaux. Vous comprenez vous-mêmes que la malveillance la mieux prononcée n'y arrivera jamais. Et cette malveillance qui n'a pu violer la raison d'un nombre, aurait pu violer Dieu? Direz-vous qu'elle ne le pouvait pas? Mais alors, dites-moi, quelle nécessité y avait-il qu'une partie de lui-même fût mêlée au mal, et précipitée dans des misères aussi profondes?

 

 

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CHAPITRE XII. TOUTE ISSUE FERMÉE AUX MANICHÉENS.

 

25. Malgré le zèle que nous apportions à nous entendre, ces considérations nous jetaient dans les plus vives alarmes. Nous cherchions ce que ferait à Dieu ce royaume des ténèbres, si Dieu refusait de le combattre au péril d'une partie de lui-même; et nous ne trouvions aucune issue. En effet, dans cette hypothèse, ou ce royaume ténébreux ne devait pas nuire à Dieu, ni troubler son repos, et alors nous avions été traités bien cruellement, nous qui sommes en proie à tant de calamités; ou il devait lui nuire, et alors que devenait la nature incorruptible de Dieu ? On a répondu à cela que Dieu n'a pas voulu se soustraire au mal ni l'empêcher de lui nuire, et qu'il en a ainsi agi par une inspiration de sa bonté naturelle, voulant lui-même pourvoir aux besoins de notre nature, inquiète et perverse, et mettre l'ordre dans ses facultés et ses aspirations. Ce n'est pas là l'idée dominante des livres manichéens; ce qu'ils proclament, ce qu'ils répètent sur tous les tons, c'est que Dieu a tout disposé pour n'être pas attaqué par ses ennemis. Mais supposons que c'est là réellement la pensée des manichéens, comme (529)  le soutenait cet orateur qui ne trouvait rien autre chose à répliquer. Je demande si, avec cela, Dieu peut être lavé du reproche de cruauté ou de faiblesse? Cette bonté qu'on lui prête à l'égard de ses ennemis, ne devient-elle pas une véritable ruine pour ses amis? Ajoutons que si sa nature ne pouvait être ni corrompue ni changée, aucune souillure par là même ne pouvait nous changer nous-mêmes, ni nous corrompre. Car il pouvait user envers nous du même tempérament dont il use envers une nature qui lui est étrangère, et nous exempter de la corruption.

26. Mais rien n'aurait encore été dit de pareil à ce que j'ai entendu récemment à Carthage. Un de ces hommes que je désire bien vivement voir s'affranchir de cette hérésie, se trouvant, sur cette question, poussé à bout, osa dire que le royaume de Dieu avait certaines de ses frontières assez mal gardées pour pouvoir être envahies par les ennemis; mais que Dieu même était resté inviolable. Mais en parlant ainsi, il émettait une assertion que n'aurait jamais risquée votre auteur, car il aurait vu que cette opinion entraînerait plus facilement que toute autre la ruine de sa secte. En effet, quelque médiocre intelligence que l'on possède, il suffit d'entendre dire que dans cette nature il y avait quelque chose de violable et quelque chose d'inviolable, pour conclure immédiatement qu'il n'y a plus deux natures, mais trois, l'une inviolable, l'autre violable, et la troisième produisant cette violation.

 

 

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CHAPITRE XIII. ON DOIT JUGER L'INTENTION ET NON LES FAITS.

 

27. Ces blasphèmes sortis de votre cœur se retrouvent sans cesse sur vos lèvres. Cessez donc d'exalter votre signe de la bouche, auquel vous n'attachez tant d'importance que pour tromper les simples. Mais peut-être faites-vous consister l'importance de ce signe dans votre abstinence de viandes et de vin. Alors laissez-moi vous demander dans quelle intention vous en agissez ainsi. En effet, si l'intention que nous nous proposons dans nos oeuvres est non-seulement innocente, mais encore louable, nos actions aussi seront louables. Mais si l'intention est criminelle, quel que soit alors le devoir accompli, il méritera la réprobation et le blâme général.

28. On rapporte de Catilina, qu'il pouvait supporter le froid, la soif et la faim (1). Cet homme couvert de vices et de sacrilèges, avait cela de commun avec nos apôtres. La différence à établir entre ce parricide et nos apôtres, d'où la tirerons-nous donc si ce n'est de l'intention même qui le faisait. agir? Il pratiquait celte abstinence afin de satisfaire ses passions les plus immodérées et les plus cruelles. Au contraire les apôtres, par leur abstinence, se proposaient de réprimer ces mêmes passions et de les soumettre à l'empire de la raison. Quand on exalte devant vous la multitude des vierges catholiques, votre réponse favorite est de dire : une mule est vierge aussi. Cette audace ne vous vient que de votre ignorance de la discipline catholique; cependant vous déclarez ainsi clairement que cette continence est vaine si elle n'est pratiquée pour une fin droite et légitime. Les catholiques à leur tour peuvent comparer votre abstinence de viandes et de vin aux animaux sans raison, à la multitude des passereaux et enfin aux innombrables espèces de vermisseaux. Mais je m'abstiens de ces rapprochements, car je ne veux pas imiter votre témérité, je veux seulement examiner dans quelle intention vous pratiquez cette abstinence. L'intention, c'est là en effet le seul point à rechercher dans les moeurs. Si c'est par modération, si c'est pour réprimer vos passions que vous vous privez de ces nourritures et de ce breuvage qui nous délectent et nous réjouissent, c'est bien. Mais il n'en est pas ainsi.

29. Je suppose deux hommes. L'un, très-modéré et d'une réserve extrême à l'égard de son estomac et de son palais, ne prend qu'un seul repas par jour. Ce souper se compose de quelques légumes, mêlés d'un peu de lard et en quantité strictement suffisante pour apaiser sa faim. Pour soutenir sa santé et calmer sa soif, il prend deux ou trois petites mesures de vin pur, telle est son alimentation quotidienne. L'autre s'abstient entièrement de viandes et de vin, mais en retour, aussitôt la neuvième heure arrivée, on lui sert les fruits les plus exquis, des fruits étrangers et variés avec le plus d'art possible, il arrose tout cela d'un cidre abondant, et au commencement de la nuit le même service doit recommencer. Il boit de l'eau miellée , et le jus extrait de certains fruits,

 

1. Salluste préface de Cat., ch. 4.

 

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imitant assez le vin et même d'un goût plus suave. Il en boit, non pas selon sa soif, mais selon son attrait; et tout cela revient chaque jour, non pas précisément qu'il en ait besoin, sinon pour ses plaisirs et sa propre jouissance. Or, lequel de ces deux hommes vous paraît le mieux pratiquer la vie d'abstinence? Je ne vous suppose pas encore d'un aveuglement tel que vous ne préfériez à ce dernier mon homme de tout à l'heure avec son maigre lard et sa petite quantité de vin.

30. C'est là le cri de la vérité; mais votre erreur chante sur un autre ton. Cet élu de votre invention et immortalisé par les. trois signes, s'il mène chaque jour l'existence de celui que je viens de décrire, pourra bien s'attirer, en vivant ainsi, les reproches d'un ou deux frères plies sérieux; mais quant à être condamné, il ne le sera pas, puisqu'il n'est pas violateur du sceau.. Au contraire, qu'il vienne à manger une seule fois avec le premier, qu'il oigne ses lèvres avec un petit morceau de lard rance, qu'il se désaltère avec un peu de vin éventé, de par l'autorité de votre fondateur, au grand étonnement de vous tous et cependant d'après votre consentement, il sera condamné aux flammes éternelles comme ayant violé le sceau. Je vous en prie, quittez cette erreur; écoutez votre raison, opposez une barrière à l'habitude. Quoi de plus pervers en effet que cette perversité ? Quel délire ! Quelle folie de dire ou de penser qu'un homme repu de champignons, de truffes, de gâteaux, d'épices, de lasers, réclamant chaque jour le même luxe d'aliments, ne présente aucun des caractères qui puissent le faire déchoir des trois signes, c'est-à-dire de la règle de la sainteté ! L'autre, au contraire, qui ne prend que des légumes communs, fort mal assaisonnés, et en quantité uniquement suffisante pour subvenir aux besoins de son corps, y ajoutant trois petits verres de vin pour conserver sa santé, s'attire nécessairement par cette alimentation les plus rigoureux châtiments. Quelle absurdité !

 

 

 

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CHAPITRE XIV. TROIS CAUSES LOUABLES DE L'ABSTINENCE.

 

31. « Mais, dit l'Apôtre , il est bon, mes frères, de ne pas manger de viande et de ne pas boire de vin (1). »Personne de rions n'en doute, pourvu que cette abstinence ait pour motif ou la fin dont j'ai parlé plus haut et qu'expriment ces paroles: « Ne prenez nul soin de la chair dans les concupiscences (2);» ou bien, comme saint Paul l'indique plus loin, qu'on ait pour but d'enchaîner la gourmandise , que ces sortes d'aliments excitent et irritent; ou enfin, dans la crainte de scandaliser son frère, et de porter les faibles à faire acte d'idolâtrie. En effet, à l'époque où écrivait l'Apôtre, on vendait dans les étalages beaucoup de viandes qui avaient été offertes aux idoles. Et parce qu'on faisait aussi des libations de vin aux idoles, plusieurs chrétiens, réduits à acheter ces substances, préférèrent se priver de viande et de vin, plutôt que de tomber sans le savoir dans ce qu'ils croyaient être une communication avec les idoles. C'est pour ménager ces chrétiens faibles que les autres, quoique plus instruits, quoique intimement persuadés qu'il fallait mépriser ces scrupules, bien persuadés que la viande n'est souillée que par une mauvaise conscience; pleinement attachés à cette maxime du Sauveur: « Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche , qui souille l'âme, mais ce qui en sort (3) , » crurent devoir néanmoins se priver de ces aliments afin de ne point scandaliser: Et ce que j'émets ici n'est point un simple soupçon , c'est un fait constaté dans les épîtres de saint Paul. Pourquoi donc nous alléguer toujours ces paroles: « Il est bon, mes frères, de ne pas manger de viande et de ne pas boire de vin? » pourquoi n'ajoutez-vous pas ce qui suit : « ni de faire quoi que ce soit qui puisse offenser, scandaliser ou affaiblir votre frère? » Alors du moins nous saurions dans quel but l'Apôtre formulait ces préceptes.

32. La force de cette conclusion jaillit avec plus d'éclat encore quand on la rapproche des antécédents et des conséquents. Sans doute il est bien long de les rappeler; mais comme il en est qui ne lisent et n'étudient qu'avec répugnance et dégoût les saintes Ecritures, je crois devoir citer pour eux le passage tout entier: « Recevez avec charité, dit-il, celui qui est encore faible dans la foi et gardez-vous de heurter ses idées. En effet l'un croit qu'il lui est permis de manger de toutes choses; tandis que l'autre qui est faible ne mange que des légumes. Que celui qui mange de tout ne méprise pas celui qui n'ose manger de tout;

 

1. Rom. XIV, 21. — 2. Ibid. XIII, 14. — 3. Matth. XV, 11.

 

 

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et que ce dernier ne condamne pas celui qui mange de tout, puisque Dieu l'a reçu. Qui es-tu, pour oser ainsi condamner le serviteur d'autrui? Qu'il tombe ou qu'il demeure ferme, c'est l'affaire de son maître, mais il demeurera ferme parce que Dieu est tout-puissant pour l'affermir. De même celui-ci met de la différence entre les jours; cet autre considère tous les jours comme égaux. Que chacun abonde dans son sens. Celui qui distingue les jours, les distingue pour plaire au Seigneur; celui qui mange de tout, le fait pour plaire au Seigneur, car il rend grâces à Dieu , et celui qui ne mange pas de tout le fait aussi pour plaire au Seigneur, et il rend a aussi grâces à Dieu. Du reste aucun de nous ne vit pour soi-même, et aucun ne meurt pour soi-même. Soit que nous vivions, c'est pour le Seigneur que nous vivons; soit que nous mourions, c'est pour le Seigneur que nous mourons. Dès lors soit que nous vivions soit que nous mourions, nous sommes toujours au Seigneur. En effet c'est pour cela même que Jésus-Christ est mort et qu'il est ressuscité , afin d'acquérir une domination souveraine sur les morts et sur les vivants. Toi donc pourquoi condamnes-tu ton frère? et toi pourquoi le méprises-tu? Car nous comparaîtrons tous devant le tribunal de Jésus-Christ, selon cette parole de l'Ecriture : Je jure par moi-même, dit le Seigneur, que tout genou fléchira devant moi et que toute langue confessera que je suis Dieu. Ainsi chacun de nous rendra compte  à Dieu de soi-même. Cessons donc de nous juger les uns les autres; jugez plutôt que vous ne devez pas donner à votre frère une occasion de chute et de scandale. Je sais et je suis persuadé, selon la doctrine du Seigneur Jésus, que rien n'est impur de soi-même , et que rien n'est impur que pour celui qui le croit impur. Si donc, en mangeant de quelque chose tu attristes ton frère, tu ne te conduis plus par la charité. A l'occasion de ta nourriture ne fais pas périr celui pour qui Jésus-Christ est mort. Que notre bien ne suit donc pas blasphémé. Car le royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire et le manger, mais dans la justice, la paix et la joie que donne le Saint-Esprit. Et celui qui sert Jésus-Christ de cette manière se rend agréable à Dieu, et reçoit l'approbation

 

1. Is. XLV, 23, 24.

 

des hommes. Cherchons donc ce qui peut entretenir la paix parmi nous, et observons tout ce qui peut nous édifier les uns les autres. A l'occasion de la nourriture garde-toi de détruire l'œuvre de Dieu; sans doute toutes les viandes sont pures, mais l'homme fait mal d'en manger quand, par là, il scandalise ses frères. Il est bon de ne point manger de chair et de ne point boire de vin , et de ne faire quoi que ce soit qui puisse scandaliser ton frère ou l'affaiblir dans la foi, ou le blesser. As-tu une foi éclairée, contente-toi de l'avoir aux yeux de Dieu. Heureux « celui qui ne se condamne point en ce qu'il trouve bon! Au contraire, celui qui étant en doute ne laisse pas d'en manger, est condamné, parce qu'il n'agit pas selon sa foi. Or tout ce qui ne se fait point selon la foi est péché. Nous devons donc, nous qui sommes plus forts, supporter les faiblesses des infirmes, au lieu de chercher notre propre satisfaction. Que chacun de nous plaise à son prochain dans ce qui est bon et ce qui peut l'édifier. Jésus-Christ en effet n'a pas cherché à se plaire à lui-même (1). »

33. Il est évident dès lors que si l'Apôtre défend à ceux qui sont fermes de manger des viandes et de boire du vin, c'est parce qu'ils blessaient les faibles en heurtant leurs idées, et les exposaient à croire que ceux-là même qui en toute bonne foi étaient persuadés que toutes les viandes sont pures, voulaient encore servir les idoles en refusant de s'abstenir de ces viandes et de ce breuvage. C'est aussi l'idée qu'il exprime lorsqu'il écrit aux Corinthiens : « Quant à manger des viandes immolées aux idoles, nous savons que les idoles ne sont rien dans le monde, et qu'il n'y a nul autre Dieu que l'unique Dieu. Sans doute il en est qui sont appelés dieux, soit au ciel, soit sur la terre, mais il n'y a pour nous qu'un seul Dieu qui est le Père, qui a donné l'être à tout et qui nous a faits pour lui. Il n'y a non plus qu'un seul Seigneur, Jésus-Christ, par qui tout a été fait et par qui nous sommes. Mais tous n'ont pas la science; car il en est encore à présent, qui, dans la conviction que l'idole est quelque chose, mangent des viandes qui lui ont été offertes, et dès lors leur conscience, parce qu'elle est faible, en est souillée. Par elle-même, ce n'est pas la viande qui nous rend agréables à Dieu; en en mangeant,

 

1. Rom. XIV et XV, 1-3.

 

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nous ne serons pas plus riches devant lui, en nous en privant, nous n'en serons pas plus pauvres. Prenez donc garde que cette liberté que vous avez ne soit pour les faibles

une occasion de chute. Car si celui-ci en voit un autre plus savant que lui s'asseoir à table dans un lieu consacré aux idoles, sa conscience, encore faible, ne le portera-t-elle pas à manger aussi de ces viandes sacrifiées aux idoles? Et tu perdras, par ta science, ton frère encore faible, pour lequel cependant Jésus-Christ est mort. En péchant de la sorte contre vos frères, en blessant leur faible conscience, c'est contre Jésus-Christ même que vous péchez. C'est pourquoi, si ce que je mange scandalise mon frère, je ne mangerai plutôt jamais de chair, pour ne pas le scandaliser (1). »

34. Ailleurs le même apôtre ajoute : « Est-ce donc que je veuille dire que ce qui a été immolé aux idoles ait quelque vertu, ou que l'idole soit quelque chose? Je dis seulement que ce que les païens immolent, ils l'immolent aux démons et non pas à Dieu. Or je désire que vous n'ayez aucune société avec les démons, car vous ne pouvez boire le calice du Seigneur et le calice des démons; vous ne pouvez participer à la table du Seigneur et à la table des démons. Est-ce que nous voulons irriter Dieu? sommes-nous plus forts que lui? Tout m'est permis mais tout ne m'est pas avantageux. Que personne ne cherche sa propre satisfaction mais le bien des autres. Mangez de tout ce qui se vend à la boucherie , sans vous enquérir d'où il vient, par scrupule de conscience. Car, la terre et tout ce qu'elle contient est au Seigneur. Si quelqu'un vous dit : Ceci a été immolé aux idoles, eh bien ! n'en mangez pas à cause de celui qui vous a donné cet avis, et aussi de peur de blesser la conscience. Quand je dis la conscience, je ne dis « pas la tienne, mais celle du prochain. La liberté que j'ai de manger de tout pourquoi la ferais-je juger par un autre? Si donc je prends avec action de grâces ce que je mange, pourquoi me condamne-t-on pour une chose dont je rends grâces à Dieu ? Soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous fassiez autre chose, faites tout pour la gloire de Dieu. Ne donnez occasion de scandale ni aux Juifs, ni aux Gentils,

 

1. I Cor. VIII, 4-13.

 

ni à l'Eglise de Dieu ; moi-même je tâche de plaire à tous en toute chose, ne cherchant point ce qui m'est avantageux à moi en particulier mais ce qui est avantageux à la multitude pour la sauver. Soyez mes imitateurs, comme je le suis de Jésus-Christ (1). »

35. De tout cela ressort évidemment, je pense, le but pour lequel on doit s'abstenir de viandes et de vin. Ce but est triple. D'abord réprimer la délectation engendrée surtout par ces sortes de nourritures et par ce breuvage qui produit quelquefois l'ivresse. Ménager les faibles à l'occasion de ces sacrifices et de ces libations. Et surtout pratiquer la charité en ménageant la faiblesse de ceux qui s'abstiennent de ces aliments. Quant à vous, vous prétendez que ces repas sont impurs, malgré l'Apôtre qui soutient qu'ils sont purs et qui n'y voit de mal, qu'autant qu'on s'expose à scandaliser en en mangeant. Pour moi je crois réellement que vous êtes souillés en prenant ces nourritures, et cela parce que vous les croyez impures. L'Apôtre ne dit-il pas : « Je crois et confesse en Notre-Seigneur Jésus, que rien n'est commun par soi-même et que rien n'est commun que pour celui qui le croit tel ? Qui doute que l'Apôtre n'emploie ce mot dans le sens d'impur? Mais c'est une sottise de traiter des Ecritures avec vous, qui promettez la raison pour tromper, et qui prétendez que ces livres sur lesquels repose l'autorité de la religion ont été corrompus par de fausses additions. Donnez-moi donc des raisons pour me prouver que les viandes souillent ceux qui en mangent, lorsque d'ailleurs, en le faisant, on ne blesse aucune conscience, aucune opinion, et qu'on n'y cherche pas la volupté.

 

 

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CHAPITRE XV. POURQUOI LES MANICHÉENS INTERDISENT L'USAGE DES VIANDES.

 

36. Il est du plus haut intérêt de connaître le motif de cette abstinence superstitieuse. Ce motif le voici : Une partie de Dieu a été mêlée à la substance des maux pour l'enchaîner et en réprimer l'extrême fureur, ce sont là vos paroles, et le monde a été formé de ce mélange des deux natures du bien et du mal. Or cette partie divine tend sans cesse à se séparer de toute partie du monde, et à se retirer dans

 

1. I Cor. X, 19-33.

 

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sa propre sphère; mais en s'exhalant de la terre et dans sa tendance vers le ciel elle se précipite dans les arbres dont les racines plongent dans la terre, et de cette manière elle féconde et développe toutes les herbes et tous les arbustes. De leur côté les animaux se nourrissent de ces herbes et de ces plantes et en se les assimilant, ils fixent dans leur chair ce membre divin, le détournent ainsi de son chemin, l'arrêtent et le font dévier dans cette voie d'égarement où il gémit. Quand les aliments sont préparés de plantes et de fruits, et destinés aux saints, c'est-à-dire aux manichéens, leurs chastetés, leurs prières, leurs psaumes, en dégagent l'élément riche et divin, lui font subir une purification complète et le rendent capable de rentrer sans souillure dans son propre royaume. Voilà pourquoi à un mendiant qui n'est pas manichéen, vous défendez de donner du pain, des fruits et même de l'eau ; de peur, pensez-vous, que le membre de Dieu mêlé à toutes ces substances ne soit souillé par les péchés,de ce mendiant et ne se voie fermer la voie du retour.

37. Quant aux viandes , vous   prétendez qu'elles ne sont qu'un amas de souillures. En effet, dites-vous, quand on cueille les plantes ou les fruits, quelque parcelle de cette partie divine prend la fuite ; elle s'enfuit surtout quand on leur fait subir la compression, la mastication et la cuisson. Elle fuit même dans tous les mouvements des animaux, soit quand ils s'agitent, soit quand on les exerce, soit quand ils travaillent ou qu'ils font toute autre chose. Elle fuit même pendant notre sommeil, alors surtout que s'opère la digestion par l'effet de la chaleur intérieure. Toutes ces occasions facilitent la fuite de la nature divine; en sorte que ce qui reste est extrêmement souillé, et c'est de cette ordure que, au moyen de la génération, est formée la chair; toutefois cette chair s'unit à une âme de bonne nature, parce que dans les divers mouvements signalés tout à l'heure, tout le divin ne s'est pas enfui, mais seulement la plus grande partie. Aussi dès que l'âme à son tour a quitté la chair, ce qui reste n'est plus qu'un amas de souillures; et dès lors l'âme de ceux qui se nourrissent de viandes ne peut qu'être souillée.

 

 

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CHAPITRE XVI. MYSTÈRES DES MANICHÉENS.

 

38. O obscurité des choses de la nature, comme vous servez de voile au mensonge ! Exposez cette doctrine à un homme dépourvu de connaissances sur les causes naturelles, et encore privé complètement de la lumière de la vérité, le voilà séduit par ces images corporelles, précisément parce que le fond de ces erreurs n'est pas apparent, et qu'on les revêt, pour les systématiser, de fantômes empruntés aux choses visibles, et d'un style imagé, pour les exprimer. Et ces vaines erreurs seront acceptées comme des vérités ! Ceux qui s'y laisseraient prendre sont ces hommes dont se composent la foule et les multitudes, et qu'une crainte religieuse plutôt que le raisonnement défend et préserve de ces séduisantes erreurs. Aussi je veux faire mon possible, avec l'aide de Dieu, pour les réfuter de telle sorte, que non-seulement les hommes instruits les réprouveront sur le simple exposé qui en est fait, mais que les intelligences les plus vulgaires en saisiront toute la fausseté, toute l'absurdité.

39. Et d'abord je demande comment vous savez que dans le froment, les légumes, les fleurs, les fruits, se trouve enfouie je ne sais quelle partie de Dieu ? Mais, disent-ils, cela résulte de l'éclat de la couleur, du parfum des odeurs, de la suavité des saveurs; les choses putréfiées au contraire, n'ayant rien de tout cela, montrent par là même qu'elles sont privées de ce bien. Vous n'avez pas honte de croire que le nez et le palais sont pour vous les moyens de trouver Dieu ? Mais passons. Je vous parlerai latin, et c'est, comme on dit, beaucoup pour vous. Si c'est par la couleur que la présence du bien se révèle dans les corps, la fange des animaux, qui est cependant l'immondice de leur chair elle-même, ne revêt-elle pas diverses couleurs, le blanc, le jaune, etc., et ces couleurs dans les fruits et dans les fleurs, ne les regardez-vous pas comme des témoins attestant la présence intime de Dieu même? D'où vient donc que le rouge dans la rose vous est l'indice d'un bien abondant, taudis que vous le condamnez dans le sang? D'où vient que dans la violette vous honorez une couleur que vous réprouvez dans les épanchements de bile, dans les jaunisses et dans les déjections de l'enfant? La blancheur et l'éclat de l'huile vous paraît proclamer que le bien y est mêlé abondamment, et vous usez de l'huile pour purger le ventre et la gorge ; vous redoutez aussi de toucher des lèvres les gouttes distillées d'une viande grasse et revêtant un éclat tout semblable. (534) Vous regardez le melon doré comme sorti des trésors de Dieu , et vous en excluez la graisse dorée du jambon ou le jaune de l'oeuf. Pourquoi la blancheur de la laitue vous proclame-t-elle Dieu tandis que celle du lait garde le silence ? Je ne parle que des couleurs; les ailes et les plumes du paon naissent évidemment de la chair, et cependant pouvez-vous comparer à leur éclat et à leur splendeur toutes les magnificences des fleurs d'une prairie?

40. L'odeur vous révèle aussi le bien. Or la chair de certains animaux ne sert-elle pas à former des parfums de l'odeur la plus suave? Les aliments que l'on fait cuire avec les meilleures viandes, n'exhalent-ils pas une odeur plus agréable que si la viande y manquait? Enfin si vous jugez de la pureté d'après le goût ou l'odeur, vous avez dû apporter plus d'avidité à vous nourrir de boue qu'à boire de l'eau de citerne; car la terre arrosée d'eau exhale une odeur plus agréable, que l'eau seule de la pluie. Si donc nous avons besoin de consulter l'odeur pour savoir si Dieu habite dans tel corps, nous concluons qu'il habite plutôt dans les dattes et dans le miel que dans la chair de porc; mais qu'il habite aussi dans la chair de porc plutôt que dans la fève ; qu'il habite plutôt dans la figue que dans le foie d'un porc engraissé de figues, je le concède, mais avouez aussi qu'il habite plutôt dans ce foie que dans la bette. Et si je vous amenais à avouer que certaines racines qui vous semblent plus pures que la chair, reçoivent Dieu de la chair elle-même, et vous serez contraints de l'avouer, sera-ce à la saveur que l'on reconnaîtra la présence de Dieu ? En effet les légumes sont bien plus savoureux lorsqu'ils cuisent avec les viandes; et nous ne pouvons goûter aux herbes dont les troupeaux se nourrissent. Au contraire macérez ces herbes dans du lait, aussitôt elles revêtent une couleur bien plus agréable et ont une saveur qui nous plaît.

41. Quand ces trois choses sont réunies, la couleur, l'odeur et la saveur, pensez-vous que le bien s'y trouve aussi en plus grande quantité? Cessez donc de prodiguer tant d'admiration aux fleurs, puisque exposées à l'action du palais vous ne pourriez les supporter. Gardez-vous au moins de préférer le pourpier à la chair, puisque cuit avec elle il devient de beaucoup inférieur en couleur, en odeur et en saveur. N'oublions pas que nous dissertons du bien et du mal et que nous cherchons nos preuves non pas dans les écrivains et les auteurs, mais dans les aliments et leur préparation. Eh bien ! le cochon de lait rôti nous offre une couleur blanche, une odeur suave et un goût délicieux; vous trouvez au moins là un indice parfait de la cohabitation de la substance divine; il vous invite par un triple témoignage, il demande à votre sainteté d'achever sa purification. Acceptez donc ! pourquoi hésitez-vous? pourquoi vous préparer à contredire? Par la couleur seule, l'excrément d'un enfant l'emporte sur la lentille; l'odeur seule d'une viande rôtie l'emporte sur la figue à la fois douce et verte; la saveur seule du chevreau tué, l'emporte sur l'herbe dont il se nourrit pendant sa vie. Nous avons même trouvé une viande dont l'excellence est attestée par ces trois témoins ensemble. Que voulez-vous de plus ? ou qu'avez-vous à objecter? Tous ces mets délicats vous souilleraient si vous en mangiez, et vous soutenez innocemment de pareilles énormités 1 A toutes les viandes et à tous les fruits, vous préférez évidemment un rayon de soleil et cependant ce rayon est sans odeur et sans saveur; son éclat seul l'élève de beaucoup au-dessus des corps les plus beaux; il semble dès lors vous exciter, même malgré vous, à préférer l'éclat de la couleur à tous les autres gages présentés parle mélange du bien.

42. Vous voilà de nouveau aux prises avec le raisonnement fait tout à l'heure ; car je veux vous faire avouer que le sang et ces autres choses fétides, mais brillamment colorées, que l'on jette aux égouts, révèlent mieux l'habitation de la partie de Dieu, que ne peuvent le faire les brillantes feuilles de l'olivier. Vous allez sans doute me répondre de nouveau que les feuilles de l'olivier en se consumant exhalent une flamme dans laquelle se révèle la présence de la lumière, tandis qu'il n'en est pas ainsi des viandes livrées aux flammes. Mais que me direz-vous de la graisse dont tous les Italiens se servent pour éclairer leurs lampes? Que me direz-vous de la fiente de boeuf? vous avouez qu'elle est plus vile que leur chair, et cependant les paysans, quand elle est desséchée, s'en servent pour faire du feu; on dit même que le feu y prend très-facilement et que la fumée en est très-salutaire. Puisque l'éclat et la flamme vous révèlent une présence plus abondante de la partie divine, pourquoi ne purifiez-vous pas vous-mêmes, pourquoi ne manifestez-vous pas, ne délivrez-vous pas cette (535) partie de Dieu? Car elle habite surtout dans les fleurs; et sans parler du sang et de toutou qui se trouve dans la chair ou y ressemble, pouvez-vous réunir toutes les fleurs dans vos festins? lors même que vous mangeriez des viandes vous ne pourriez réunir dans vos repas les écailles des poissons, certains vermisseaux et insectes, qui ensevelis dans les ténèbres, y brillent de la lumière qui leur est propre.

43. Après cela le seul parti qui vous reste, n'est-ce pas de cesser de dire que pour découvrir dans les corps la présence de la partie divine, vous avez pour juges infaillibles les yeux, l'odorat, le palais? Et ne pouvant plus vous appuyer sur ces sens, de quel droit affirmerez-vous, non-seulement que Dieu est plus contenu dans les plantes que dans la chair, mais même qu'il est contenu dans les plantes? Est-ce la beauté qui vous charme, non la beauté qui résulte de la suavité des couleurs, mais de l'harmonie des parties? Et plût à Dieu qu'il en fût ainsi ! Jusques à quand en effet, oserez-vous comparer des bois tordus à ces corps des animaux où règne un ordre admirable dans les proportions des membres ? Si c'est le témoignage des sens corporels qui vous flatte, comme il doit flatter tous ceux dont l'intelligence ne perçoit pas l'essence des choses, comment pouvez-vous croire encore que sous l'action du temps ou de certaines pressions la substance du bien s'échappe du corps, parce que Dieu, dites-vous, s'en éloigne lui-même et émigre d'un lieu dans un autre? C'est là le comble de la démence. Cependant, si je ne me trompe, aucun signe, aucun indice n'a pu motiver cette manière de voir. En effet, la plupart des fruits cueillis sur les arbres ou arrachés à la terre ont besoin, avant de devenir notre nourriture, de perfectionner leur maturité durant un certain laps de temps. Je citerai, comme exemple, les poireaux, les laitues, les raisins, les pommes, les figues et certaines poires. Combien d'autres fruits de ce genre qui, si on ne les consomme pas aussitôt qu'ils sont cueillis, se colorent plus agréablement, deviennent plus salutaires et prennent un parfum tout nouveau? Or tous ces avantages cesseraient d'exister, si, comme vous le soutenez, ces fruits se dépouillaient d'autant plus du bien, qu'ils restent plus longtemps détachés du sein maternel de la terre. De son côté la chair des animaux tués de la veille, est plus agréable et plus salutaire. C'est cependant le contraire qui devrait être, si, comme vous t'affirmez, elle possédait plus de bien le jour où elle a cessé de vivre qu'elle n'en possédera le lendemain, puisque la substance divine s'en sera éloignée d'une manière plus complète.

44. Le vin lui-même, ignorez-vous qu'en vieillissant il devient et plus pur et meilleur? Loin de troubler les sens par son parfum plus développé, comme vous le prétendez, il devient plus fortifiant, plus salutaire au corps, pourvu toutefois que l'usage en soit modéré; car en toute chose la modération est nécessaire. Au contraire, le vin nouveau produit plus vite la perturbation des sens. Restez un instant courbés sur une cuve en fermentation, le cerveau en recevra une commotion assez prompte et assez forte pour entraîner la mort si vous n'êtes pas secourus. Au point de vue seulement de la santé, ne sait-on pas que le vin nouveau produit dans le corps un ballonnement et une tension nuisible? Oserez-vous donc soutenir que ces inconvénients du vin nouveau ont pour cause la plus grande somme de bien qu'il renferme, et que si le vin vieux est plus innocent, c'est parce qu'il a perdu une grande partie de la substance divine? Ce serait là une absurdité, pour vous surtout qui prétendez que c'est la présence d'une partie de Dieu qui affecte agréablement nos sens, les yeux, les narines, le palais. Alors quel est votre égarement de prétendre que le vin n'est autre chose que le fiel des princes des ténèbres, et de ne pas vous abstenir de manger des raisins? La cuve renferme-t-elle une plus grande quantité de ce fiel que le verjus? Si c'est quand le bien disparaît, et il disparaît avec le temps, que le fruit devient plus pur, plus généreux, comment se fait-il que ce soit en donnant aux raisins le temps de bien mûrir sur le cep, qu'ils deviennent plus doux, plus agréables et plus salutaires? Le vin lui-même, c'est quand il est soustrait à la lumière qu'il devient plus liquide et plus brillant, c'est en lui laissant perdre la substance salutaire , qu'il devient plus salutaire !

45. Que dirai-je des bois et des branchages? En vieillissant ils se dessèchent, et pourtant vous n'oserez pas soutenir qu'ils n'en deviennent que plus mauvais. Ce qu'ils perdent en séchant, c'est ce qui engendre la fumée; ce qu'ils conservent, c'est ce qui donne à la flamme cet éclat et cette clarté que vous aimez tant et qui vous prouvent que le bien est plus pur dans le (536)  bois sec que dans le bois vert. Et voici la conclusion que j'en tire : ou vous niez que la substance divine soit en plus grande quantité dans un feu pur que dans une flamme fumeuse, et alors vous bouleversez tout votre système; ou bien vous devez avouer que les arbres coupés ou arrachés et restant plus longtemps dans cet état, se dépouillent de plus de mal qu'ils ne perdent de bien. Et cet aveu nous amène à conclure que la pleine maturité chasse le mal des fruits, et que la chair en retire une plus grande somme de bien. Mais c'est assez sur ce sujet, quant à présent.

46. Avançons. Si la commotion, la chute et le brisement de ces sortes d'objets nécessitent la fuite de cette nature divine, voyez dans la nature combien de choses s'améliorent par le mouvement, et ici encore confessez votre erreur. Du suc de l'orge on orme une boisson qui imite le vin, et cette boisson devient meilleure quand elle est agitée. Bien plus, cette boisson enivre très-promptement : pourquoi donc ne l'appelez-vous pas aussi le fiel des princes? La farine mêlée d'un peu d'eau se durcit un peu; en l'agitant, elle devient meilleure; en la soustrayant à la lumière elle devient plus blanche; à vos yeux se peut-il un langage plus pervers? Le fabricant de pastilles pétrit son miel jusqu'à ce qu'il lui ait donné cet éclat que nous lui voyons et cette douceur salutaire : comment cela se peut-il faire si le bien s'en échappe? Mais vous reconnaissez la présence de Dieu à la vue, à l'odorat, an goût et même aux délectations de l'ouïe; eh bien ! les harpes ne se font-elles pas avec les nerfs de la viande et les flûtes avec les os? et pour les rendre sonores, on les dessèche, on les comprime, on les tord. Ainsi cette douceur de la musique qui nous vient, dites-vous, des royaumes célestes, nous la devons à des chairs mortes, desséchées par le temps, effilées par la compression et distendues par la torsion. Cependant vous soutenez que ces mêmes opérations éloignent la substance divine, tant des choses vivantes que des viandes mortes que l'on soumet à la cuisson. Pourquoi donc les chardons bouillis perdent-ils ce qu'ils ont de nuisible à la santé ? Dirons-nous que pendant cette opération ils perdent Dieu ou une partie de Dieu ?

47. Pourquoi insister davantage? Tout dire serait difficile et n'est nullement nécessaire. Qui ne sait qu'en cuisant, beaucoup d'aliments deviennent plus doux et plus salutaires ? Et cependant c'est le contraire qui devrait être, si, comme vous le croyez, le bien disparaissait avec ces divers mouvements. Maintenant faites appel à tous les sens du corps pour me prouver que les viandes sont impures et qu'elles souillent l'âme de ceux qui s'en nourrissent, c'est en vain. Je vous opposerai les fruits qui après de nombreuses transformations s'assimilent it la chair ; je vous opposerai surtout le vinaigre avec sa vétusté et sa corruption, et que vous croyez plus pur que le vin ; je vous opposerai même votre boisson ordinaire, laquelle n'est autre chose qu'une sorte de vin cuit et qui devrait être plus impure que le vin, si le mouvement et la coction forcent les membres divins à se retirer des objets corporels. Et s'il n'en est pas ainsi, comment alors pouvez-vous croire que les fruits cueillis, mis au cellier, puis manipulés, cuits et digérés, sont abandonnés de la substance du bien , pour ne laisser plus qu'un résidu sordide propre à la génération des corps?

48. Direz-vous que pour conclure à l'existence du bien dans ces objets, vous ne vous appuyez ni sur la couleur, ni sur la forme, ni sur l'odeur, ni sur la saveur? Alors sur quoi vous appuyez-vous? Est-ce sur une certaine force, une certaine résistance que ces fruits semblent perdre quand on les sépare de la terre et qu'on les utilise? D'abord c'est là une absurdité évidente, car beaucoup d'objets séparés de la terre n'en prennent qu'une plus grande fermeté, comme je l'ai prouvé en parlant du vin qui en vieillissant ne fait que gagner en force et en douceur. Mais admettons que c'est là votre point de départ, vous cherchez la force; eh bien ! je vous prouve que les viandes, plus que tout autre aliment, renferment une large partie de Dieu. En effet, les athlètes qui ont un si grand besoin de force et de vigueur, est-ce de fruits ou de légumes qu'ils se nourrissent, n'est-ce pas plutôt de viandes?

49. Serait-ce parce que les viandes se nourrissent du fruit des arbres, tandis que les arbres ne se nourrissent pas de viandes, que vous donnez la préférence aux arbres sur les corps? Vous ne voyez donc pas que les arbustes les plus vigoureux et les plus féconds, que les moissons les plus abondantes puisent leur sève dans le fumier? C'est là une vérité évidente, et cependant la grande accusation (537) que vous formulez contre la chair, c'est de dire qu'elle est un réceptable d'ordures ! Pourtant c'est là ce qui alimente ce qui vous paraît si pur, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus impur dans cette chair qui par elle-même vous parait déjà souillée. Que si vous méprisez la chair parce qu'elle naît de l'union des sexes, cherchez donc vos délices dans la chair des vermisseaux qui naissent en si grand nombre sans union de sexes, dans les fruits, dans le bois, dans la terre elle-même. Mais je ne sais plus comment caractériser cette rêverie. Si c'est parce qu'elle naît de l'union d'un père et d'une mère que la chair vous est en horreur, ne dites donc pas que ces princes des ténèbres sont nés du fruit de leurs arbres, car alors ils devaient vous inspirer plus de dégoût que vous n'en avez pour la chair, à laquelle cependant vous ne voulez pas goûter.

50. Vous soutenez que toutes les âmes des animaux sont le produit de la nourriture des animaux qui les ont engendrés, et vous vous glorifiez d'arracher à ces prisons la substance divine; mais cette même substance renfermée dans vos aliments combat contre vous et vous force instamment à manger des viandes. Ces âmes que doivent enchaîner à leur corps tous ceux qui se nourrissent de chair, pourquoi ne les délivrez-vous pas en vous en emparant les premiers et en mangeant ces viandes? Mais, disent-ils, ce ne sont pas les viandes , mais les fruits qu'ils mangent avec la viande qui leur communiquent une partie bonne. Alors qu'allez-vous faire des âmes des lions dont la chair est la seule nourriture? Ils boivent, répliquent-ils; leur âme dès lors est formée de cette eau et de la chair. Que direz-vous donc d'un si grand nombre d'oiseaux? Que direz-vous des aigles qui ne se nourrissent que de chair et n'ont besoin d'aucun breuvage ? Ici rien à répliquer, nécessairement on est vaincu. Car si l'âme provient de la nourriture, il est des animaux qui engendrent leur fruit et qui pourtant ne boivent jamais , dont la chair est la seule nourriture ; et cependant dans cette chair il y a une âme que vous devriez purifier en vous nourrissant de cette viande. A moins peut-être que vous ne voyiez une âme de lumière, dans le porc qui se nourrit de fruits et qui boit de l'eau, tandis que l'aigle, ce grand ami du soleil, n'a qu'une âme de ténèbres parce qu'il ne se nourrit que de chair.

51. O contradictions, absurdités incroyables ! Vous auriez évité cet abîme, si méprisant ces fables ,ridicules, vous n'aviez écouté que la vérité dans cette question de l'abstinence des viandes. Comme nous, vous auriez vu dans cette abstinence des viandes délicates, un moyen de réprimer les passions et non la crainte de contracter une souillure qui n'y existe pas. Mais je mets de côté la nature des choses, je fais abstraction de la force de l'âme et du corps, je vous concède un instant que l'âme se souille dans la manducation des viandes; avouez au moins qu'elle se souille bien plutôt par la cupidité. Quelle folie donc de retrancher du nombre des élus un homme qui par raison de santé et sans passion aucune croit pouvoir se nourrir de viande ! Au contraire, qu'il désire passionnément et qu'il mange avec voracité des légumes fortement épicés, c'est à peiné si vous lui reprocherez un peu d'intempérance, mais vous ne le condamnerez pas comme violateur du sceau. Ainsi vous n'admettrez pas parmi vos élus celui qui, sans y mêler aucune passion, a goûté un peu de volaille pour se guérir, et vous donnerez place à celui qui est passionné pour les mets les plus recherchés dès qu'il n'y entre aucune viande. Vous conservez celui qui se plonge dans les hontes de l'intempérance, et vous rejetez celui dont l'unique faute est de toucher à une nourriture qui, dites-vous, souille par elle-même. Et cependant vous avouez que les souillures qui viennent de la concupiscence même sont à vos yeux bien plus graves que celles qui viennent de la nourriture. Eh quoi ! combler de vos faveurs celui qui s'abandonne passionnément à ces voluptueux festins, et exclure de vos rangs celui qui, uniquement pour apaiser sa faim, sans aucune passion, prend place à la table commune, disposé à manger de n'importe quelle nourriture, quelle absurdité, quelle contradiction manifeste ! Et voilà vos moeurs admirables, vos enseignements sublimes, votre prodigieuse tempérance !

52. Il est aussi des aliments qui vous sont offerts dans vos repas, dans le but prétendu de les purifier, et vous prétendez que ce serait une iniquité pour tout autre que pour un élu d'y toucher ! quelle honte, dites-moi, et parfois même quelle source de crimes ! Souvent en effet ces aliments sont fournis en si grande quantité, que la plupart des convives ne sauraient y suffire. Et comme ce serait un sacrilège de donner à d'autres le superflu ou de le (538)  laisser perdre, il vous faut faire les plus violents efforts de gloutonnerie ; car vous voulez purifier tout ce qui est servi. Et quand vous êtes bien repus. Nous obligez les enfants qui vous sont confiés à décorer le rate. C'est ainsi qu'à Rome un manichéen fut accusé d'avoir fait :mourir plusieurs enfants en le: contraignant de manger ces superstitieux aliments. Je refuserais d'y croire, si je ne savais qu'à vos yeux le plus grand des crimes c'est de donner ces aliments à d'autres qu'à des élus, ou de les laisser se corrompre. Il faut donc les consommer ; et cette nécessité engendre presque chaque jour les plus honteux excès et conduit quelquefois à l'homicide.

53. C'est au point que vous défendez même de donner du pain à un mendiant, tandis que vous permettez par miséricorde ou plutôt par jalousie de lui donner des pièces de monnaie. Que dois-je surtout blâmer, votre cruauté ou votre folie? Qu'arriverait-il si semblable chose se passait dans un lieu où aucune nourriture ne serait à vendre ? Ce malheureux va mourir de faim, et toi, homme sage et bienveillant, tu as plutôt pitié d'un concombre que de ton semblable ! comment puis-je caractériser une telle conduite qu'en la nommant une pitié fausse et une cruauté réelle ? J'y vois aussi une folie véritable. En effet, que va-t-il arriver, si avec cet argent que tu lui donnes, ce pauvre achète du pain? Est-ce qu'alors cette partie divine qu'il va recevoir du vendeur n'aura pas à souffrir ce qu'elle aurait souffert si ce pauvre l'avait reçue de toi? Le vois-tu, ce malheureux couvrant de souillures cette partie de Dieu qui n'aspire qu'à remonter à sa source, et pour un tel crime, il est aidé de ton aumône ! Grâce à votre haute prudence, quelle différence voyez-vous entre livrer aux mains d'un homicide la victime qu'il va immoler et lui donner sciemment l'argent avec lequel il pourra commettre son crime? N'est-ce pas le comble de la folie? L'alternative est nécessaire: ou ce mendiant mourra s'il ne trouve pas de pain à acheter, et s'il en trouve c'est le pain lui-même qui périt. Dans le premier cas l'homicide est réel; pour vous il ne l'est pas moins dans le second, et l'on doit vous l'attribuer, comme s'il était réel aussi bien que le premier. Ne pas défendre à vos auditeurs de se nourrir de viande, mais leur défendre de tuer des animaux, quelle folie, quelle absurdité ! Si cette nourriture ne souilla pas, acceptez-en vous

mêmes; si elle souille, quelle démence vous fait croire qu'il est plus criminel de délivrer de son corps l'âme d'un porc, que de souiller une âme humaine avec de la chair de porc?

 

 

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CHAPITRE XVII. DU SCEAU DES MAINS.

 

54. Considérons maintenant le sceau des mains. Et, d'abord, Jésus-Christ condamne comme une superstition formelle notre refus de verser le sang des animaux ou de déchirer les arbres. Il déclare, en effet, qu'il n'y a aucune relation à établir entre nous et les animaux et les arbres, et il envoya les démons dans une troupe de pourceaux (1). L'arbre sur lequel il n'avait trouvé aucun fruit, il le maudit et le condamna à se dessécher (2). Quel péché avaient commis ces pourceaux ou cet arbre? Nous ne poussons pas encore la folie jusqu'au point de croire qu'un arbre choisisse volontairement la fécondité ou la stérilité. Notre-Seigneur, dans ces faits extérieurs, cachait donc un autre enseignement ; qui peut en douter? Le signe que devait donner le Fils de Dieu, ce n'était certainement pas l'homicide, et cependant vous prétendez que c'est un homicide de couper un arbre ou de tuer un animal. Il a fait des prodiges sur les hommes avec lesquels nous sommes en société ; mais ces prodiges il les a produits en guérissant les hommes et non pas en les tuant. Il devait donc en agir de même avec les animaux et les arbres, s'il croyait comme vous qu'il y a une société réelle entre nous et eux.

55. Comme je ne puis suivre vos subtilités au sujet de l'âme des pourceaux et d'une certaine vie attribuée aux arbres, j'ai cru devoir invoquer ici l'argument d'autorité. Je sais que vous avez une ressource pour ne pas vous laisser écraser par le témoignage des Ecritures, c'est de dire qu'elles ont été falsifiées toutefois vous n'avez pas encore songé à mettre au nombre des passages frauduleusement insérés dans l'Évangile, ceux que je viens de citer, au sujet de l'arbre stérile et de la trou lie de pourceaux; mais dans la crainte que vous trouvant condamnés par ces témoignages vous ne les accusiez bientôt de falsification, je poursuivrai mon raisonnement. Tout d'abord, à vous, si féconds en promesses de raison et de vérité, je demanderai quel tort on peut faire à

 

1. Matth. VIII, 32. — 2. Ibid. XX, 19.

 

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un arbre, je ne dis pas en cueillant ses fruits ou en arrachant ses feuilles , parmi vous un tel acte accompli avec connaissance serait réputé, sans -nul doute, une corruption du sceau, mais cri l'arrachant entièrement. En effet, cette âme fût-elle raisonnable, comme vous le supposez, se trouverait, c'est vous qui l'affirmez, délivrée des chaînes qui l'unissaient à cet arbre et dans lesquelles elle gémissait sans y trouver aucune utilité. Ne menace-t-on pas chez vous, comme d'un dur châtiment, si ce n'est le châtiment suprême , les hommes de redevenir arbres? C'est du moins la doctrine du fondateur de votre secte. Est-ce donc que l'âme est capable de revenir à la sagesse dans un arbre comme dans un homme? Quant à respecter la vie de l'homme, les plus graves motifs nous en font un devoir; soit parce que sa sagesse et sa vertu peuvent être pour les autres d'une grande utilité ; soit parce qu'il peut lui-même arriver à la sagesse , grâce à un avertissement qui lui sera donné extérieurement par quelqu'un, ou bien grâce à un rayon divin qui viendra éclairer intérieurement ses pensées. Quant à l'âme de l'homme, plus elle sera sage en sortant d'un corps, plus il lui est utile d'en sortir; la raison et l'autorité confirment à l'envi cette vérité. Donc celui qui coupe un arbre ne fait autre chose que délivrer une âme qui y séjournait sans profit pour sa perfection dans la sagesse. C'est pourquoi votre premier devoir, à vous , qui êtes d'une sainteté parfaite, devait être de couper les arbres, et après avoir délivré leurs âmes de ces chaînes, de leur procurer, par vos prières et vos cantiques, un séjour préférable. Pourquoi cela ne peut-il se faire qu'à l'égard de ces âmes que vous ensevelissez dans votre estomac, sans les aider de vos prières?

56. Quoiqu'il soit pour vous de la dernière évidence que les âmes des arbres ne profitent aucunement en sagesse, pendant qu'elles séjournent dans les arbres, vous ne laissez pas d'éprouver les plus vives angoisses, quand on vous demande pourquoi il n'est pas d'apôtre envoyé pour les arbres, ou pourquoi l'apôtre des hommes ne prêche pas en même temps aux arbres. Vous êtes contraints de répondre que les âmes , eu cet état , ne peuvent percevoir les préceptes divins. Mais cette réponse n'est pour vous qu'une cause de nouveaux embarras, car vous affirmez, en même temps, que ces âmes entendent votre voix, qu'elles comprennent

vos paroles, qu'elles discernent les corps et leurs mouvements et qu'elles perçoivent même les pensées. S'il en est ainsi, pourquoi donc un apôtre de la lumière ne peut-il rien sur elles? Ne devraient-elles pas apprendre plus facilement que nous puisqu'elles connaissent ce qu'il y a de plus secret dans l'esprit? Pour nous instruire, un maître a besoin de parler; pour instruire ces âmes il lui suffirait de penser, et ses pensées seraient perçues par elles avant qu'il les eût formulées par la parole. Si tout cela est faux, reconnaissez donc de quelle erreur profonde vous êtes les victimes.

57. Ainsi vous ne cueillez pas les fruits, vous n'arrachez pas les herbes, mais vous ordonnez à vos auditeurs de les cueillir et de les arracher, et, en cela, vous croyez être utiles , non pas seulement à ceux qui vous obéissent, mais même aux objets qui vous sont apportés une semblable absurdité peut-elle être tolérée? D'abord peu importe que vous commettiez le crime vous-mêmes ou que vous le fassiez commettre pour vous. Vous ne le faites pas commettre, dites-vous; mais comment venir au secours de cette partie divine qui séjourne dans les laitues et les poireaux, si personne ne les arrache, et ne les présente à des saints pour les purifier? Ensuite , supposé qu'en passant dans ce champ où tout a été mis à votre disposition par un ami , vous apercevez un corbeau se jetant sur une figue, que ferez-vous alors? A moins de contredire votre système, il doit vous sembler entendre la figue vous adresser la parole, et avec des cris pitoyables, vous supplier de la couper et de la confier à un ventre saint pour la purifier et la ressusciter , plutôt que de la laisser dévorer par un corbeau, de la mêler à un ventre impur et de la condamner à une multitude de transformations aussi viles que cruelles ? Quelle cruauté, vraiment, si votre système est vrai ! et quelle ineptie s'il est faux ! Briser le sceau , quelle contradiction à vos enseignements ! et si vous le gardez, quelle hostilité contre un membre de Dieu !

58. Ce résultat montre un côté ridicule de votre faux système; mais de par votre erreur même, vous êtes convaincus de cruauté manifeste. Un homme en proie soudain à une défaillance corporelle, accablé de fatigue, se rencontre gisant et à demi-mort sur le chemin, il ne peut plus que prononcer quelques paroles, pour de demander une poire, (540)              pour réclamer ton assistance, pour te conjurer de le soustraire à la mort en lui cueillant un fruit qu'aucun droit humain ou divin ne nous défend de cueillir; et toi, homme chrétien, d'une sainteté éminente, tu continueras ta route, tu délaisseras cet homme au sein de ses douleurs et malgré ses supplications, de peur que l'arbre ne pleure tandis que tu détacheras son fruit, et qu'en violant le sceau tu ne tombes victime des châtiments manichéens) Quelles moeurs, quelle étrange innocence !

59. Mais j'arrive à la mort des animaux, et sur ce point encore combien de choses à dire ! Si un loup en tue un autre, quel danger y a-t-il pour son âme?Ce loup, tant qu'il vivra, restera loup et il n'obéira à aucun prédicateur qui lui défendrait de toucher au sang des agneaux; la mort de cet animal ne délivre-t-elle pas des liens du corps cette âme, selon vous, raisonnable? Vous défendez aussi à vos auditeurs de se souiller par la mort de cet animal, et cette faute vous semble encore plus grande que lorsqu'il s'agit des arbres. Cette sensibilité corporelle, je ne la désapprouve pas plus qu'il ne faut. En effet, aux mouvements et aux cris de ces animaux, nous comprenons que la mort leur est douloureuse, et cependant l'homme méprise cette douleur parce qu'aucune relation ne l'unit à la bête, par la raison que celle-ci n'a point d'âme raisonnable ; mais je me demande quelles impressions vous pouvez éprouver quand vous considérez les arbres, et sur ce point je vous trouve dans un aveuglement complet. En effet, si le sentiment de la douleur ne se manifeste dans un arbre par aucun mouvement extérieur, n'est-il pas évident que ce même arbre est en pleine santé quand il croît, quand il se couvre de feuillage, de fleurs et de fruits? Cette vigueur il la doit le plus souvent à l'émondage. Dès lors , si , comme vous le prétendez, le fer lui était à ce point douloureux, toutes ces blessures devraient le faire sécher et souffrir plutôt que d'accroître sa sève et sa vie.

60. Mais pourquoi voyez-vous un plus grand crime à tuer un animal qu'à couper un arbre, puisque l'âme d'un arbre vous paraît plus pure que celle de la chair? Mais, objectez-vous, lorsqu'on enlève quelque chose aux campagnes pour le donner à purifier aux élus et aux saints, il y a compensation. J'ai déjà précédemment réfuté cette objection et suffisamment démontré qu'aucune raison ne peut prouver que les fruits ont une plus grande part de bien que les viandes. Mais je suppose un homme qui gagne sa vie en vendant de la chair, il emploie tout le profit qu'il retire de ce commerce à acheter les aliments de vos élus, et il leur en procure ainsi plus que le laboureur et l'homme des champs; n'y a-t-il pas aussi, en ce cas, compensation à tuer des animaux? Mais il réplique à cela qu'il est encore une autre raison plus secrète. Car l'homme rusé trouve toujours dans l'obscurité des faits de la nature, de quoi surprendre les ignorants. Les princes célestes, dit-il, vaincus et captifs de la nation des ténèbres, ont été mis chacun à sa place, sur cette terre, par le Créateur du monde, et chacun d'eux possède les animaux qui lui conviennent et qui sont issus de son espèce et de sa race. Les détruire, à leurs yeux, c'est un crime; ils ne permettent pas à ceux qui s'en rendent coupables de sortir de ce monde; et ils les accablent de toutes sortes de châtiments et de leur vengeance. Les ignorants ne vont-ils pas redouter ces menaces, et eux qui ne voient rien dans de pareilles ténèbres, ne croiront-ils pas qu'il en est comme on le leur dit? Je n'abandonnerai pas mon dessein, et Dieu me secondera de ses lumières pour réfuter ces obscurs mensonges par l'éclat éblouissant de la vérité.

61. Je demande donc si ces animaux qui sont sur la terre ou dans les eaux, descendent de ces princes par voie de génération et de gestation, puisque ceux qui naissent maintenant ont pour auteurs ces avortons. S'il en est ainsi, je demande si les abeilles, les grenouilles, et autres animaux nombreux qui naissent en dehors de l'union des sexes, peuvent être impunément mis à mort. Non, répondez-vous. Ce n'est donc pas à cause de leur parenté avec je ne sais quels princes que vous défendez à vos auditeurs de tuer les animaux. Ou bien si vous admettez entre tous les corps une parenté générale, comment leur permettez-vous de détruire les arbres? N'est-ce pas aussi offenser les princes? La seule ressource qui vous reste et nous en connaissons l'impuissance, consiste à dire que la faute commise par les auditeurs à l'égard des arbres, est compensée par les fruits qu'ils apportent à l'Eglise. Ou a été jusqu'à dire que les bouchers qui préparent et vendent la viande des animaux, pourvu qu'ils soient vos auditeurs, et qu'ils consacrent leur gain à vous procurer des fruits, peuvent se croire permise (541)

cette immolation quotidienne, en mépriser la faute et la croire expiée par vos festins.

62. Comme vous l'aviez dit des fruits et des légumes, vous regardez l'immolation des animaux comme une faute qui peut se racheter, non pas cependant de la même manière; car vous défendez à vos auditeurs de manger la chair. Mais que direz-vous des épines et des herbes inutiles que les cultivateurs arrachent de leurs champs et qu'ils détruisent sans qu'ils puissent vous fournir aucun aliment en compensation ? Quel pardon accorder à une dévastation aussi générale, qui ne procure aucune nourriture aux saints ? Direz-vous que cette faute, par suite de laquelle aura lieu une plus grande production des légumes et des fruits, est largement compensée par la manducation de ces légumes et de ces fruits? Mais si les champs se trouvent ravagés par les sauterelles, les rats et les souris, et cela n'arrive que trop souvent, que ferez-vous? Un cultivateur admis au nombre de vos auditeurs pourra-t-il les tuer, car alors il ne péchera que pour aider à la production des fruits? Ici vous voilà certainement dans l'embarras. Car ou bien vous concédez à vos auditeurs le droit de tuer les animaux quoique votre fondateur le leur ait refusé, ou bien vous leur défendez l'agriculture quand il la leur a permise. Souvent en effet on vous a entendus proclamer qu'un usurier est plus innocent qu'un homme de la campagne. Telle est l'amitié que vous professez pour les melons; vous les préférez aux hommes. Pour empêcher de nuire aux melons vous laissez écraser l'homme par l'usure. Une telle justice est-elle à désirer ou à applaudir? ne doit-on pas plutôt réprouver et condamner de tels artifices? Est-ce là une miséricorde insigne? n'est-ce pas plutôt une exécrable cruauté?

63. Mais pourquoi, vous qui épargnez le sang des animaux, n'épargnez-vous pas aussi les punaises, les poux et les puces? Vous vous justifiez en disant que ces insectes sont les saletés de notre corps. Je soutiens d'abord que cette accusation est fausse, si vous l'adressez aux punaises et aux puces. N'est-il pas évident en effet que ces animaux ne tirent pas leur existence de notre corps? Ensuite, puisque vous avez une si vive horreur de l'union des sexes, pourquoi donc ceux qui naissent de notre chair sans aucune union, ne vous paraissent-ils pas

les plus purs? Sans doute dans la suite ils enfantent par la génération, mais ils tirent de notre corps leur première naissance en dehors de toute génération de notre part. Et puis si l'on doit regarder comme impurs les animaux qui naissent de corps vivants, que penser de ceux qui naissent de corps morts? Aussi aimez-vous à répéter que l'on peut tuer plus impunément les souris, les couleuvres et le scorpion, qui, selon vous surtout, naissent des cadavres humains. Mais je passe sous silence ce qui est obscur ou incertain. La renommée raconte que les abeilles naissent des cadavres des boeufs. On peut donc les tuer impunément. Dira-t-on qu'il y a encore ici du doute? au moins on ne niera pas que les scarabées tirent leur origine des mottes de fumier (1)? Dès lors vous devez regarder ces animaux et d'autres qu'il serait trop long d'énumérer, comme moins purs que vos punaises; cependant vous verriez une folie à conserver celles-ci et vous voyez un crime à détruire les autres. Mais peut-être n'avez-vous que du mépris pour les animaux qui vous semblent trop petits? Alors si un animal vous paraît d'autant plus méprisable qu'il est plus petit, vous vous mettez dans la nécessité de donner la préférence au chameau sur l'homme.

64. Ici revient cette gradation dont je n'ai jamais pu vous entendre parler sans frémir. Si; à cause de sa petitesse, vous ne croyez pas devoir épargner le pou , épargnez aussi la mouche qui prend naissance dans une fève. Et si vous épargnez la mouche, pourquoi n'épargnerez-vous pas l'insecte un peu plus fort dont le fétus est assurément plus petit qu'une mouche? D'après ce principe, on pourra aussi tuer impunément une abeille dont le rejeton est de même taille que cette mouche. Et de là nous arriverons au petit de la sauterelle et à la sauterelle elle-même, au petit de la souris et à la souris elle-même. Et pour ne pas m'étendre outre mesure, ne remarquez-vous pas que de degrés en degrés nous arriverons jusqu'à l'éléphant, et nous prouverons que quiconque croit pouvoir sans péché tuer un pou à cause de sa petitesse, se verra amener à conclure qu'il peut en faire autant de cette bête monstrueuse? Mais il me semble inutile d'insister davantage sur de semblables niaiseries.

 

1. Rétract., liv. I, c. 7, n. 6.

 

 

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CHAPITRE XVIII. LE SCEAU DU SEIN. — INFAMES MYSTÈRES DES MANICHÉENS.

 

65. Reste le sceau du sein, et votre chasteté s'y trouve fort ébranlée. Non contents de condamner l'union des sexes , réalisant le mot déjà si ancien de l'Apôtre, vous prohibez réellement les noces (1), ou le mariage qui en est la justification honnête. Je le sais, vous allez vous récrier, votre susceptibilité va s'irriter, vous attesterez que si vous recommandez, que si vous louez hautement la chasteté parfaite, cependant vous ne condamnez pas les noces. Et vous donnerez pour preuve la permission du mariage accordée à vos auditeurs qui forment le second ordre parmi vous. Quand vous l'aurez dit bien haut et avec une grande indignation, donnant à mes paroles toute la douceur possible, je vous ferai simplement cette question : N'est-ce pas vous, qui, par cette raison que la génération enchaîne une âme à la chair, la regardez comme un crime bien plus grave que l'union même des sexes? N'est-ce pas vous qui nous répétiez sans cesse de bien observer le temps pendant lequel la femme, après sa purification, devient plus apte à concevoir, et de nous abstenir alors, autant que possible, de toute relation avec elle, pour ne pas exposer une âme à s'unir à la chair? D'où je conclus que si vous permettez une épouse, ce n'est pas pour en avoir des enfants, mais pour satisfaire les passions. Or c'est pour engendrer des enfants que le mariage, comme les lois nuptiales le proclament, unit deux sexes différents. Dès lors quiconque voit un plus grand mal dans la génération que dans l'union, prohibe par cela seul le mariage; il fait de la femme, non plus une épouse, mais une prostituée qui, moyennant certaine donation , se prête à la passion de l'homme. Là où il y a épouse, il y a mariage. Or il n'y a pas mariage là où l'on empêche la maternité : l'épouse disparaît donc par là même. Il est donc bien vrai que vous défendez le mariage, et vous ne pouvez alléguer aucune raison qui vous lave de ce crime dont le Saint-Esprit vous accusait déjà prophétiquement.

66. D'un côté donc vous vous opposez fortement à ce que l'union des sexes enchaîne une âme à la chair; de l'autre vous affirmez

 

1. I Tim. IV, 3.

 

énergiquement que par la nourriture des saints l'âme se dégage des semences. Eh bien ! malheureux, ne confirmez-vous pas les soupçons que les hommes forment contre vous? En vous nourrissant de froment, de fèves, de lentilles et d'autres semences, vous nous laissez croire que vous voulez délivrer l'âme de ces semences; pourquoi ne le croirions-nous pas aussi des semences animales ? Ce n'est pas parce qu'elle n'a plus d'âme, que vous appelez impure la chair d'un animal tué, car vous pourriez en dire autant de la semence d'un animal vivant, semence dans laquelle vous croyez enchaînée l'âme qui apparaîtra dans l'enfant, et dans laquelle vous avouez s'être trouvée ensevelie l'âme de Manès lui-même. Et parce que vos auditeurs ne peuvent vous offrir ces semences pour les purifier, comment ne pas soupçonner que vous faites entre vous cette purification secrète, en évitant de vous révéler à eux, dans la crainte qu'ils ne vous abandonnent? Plaise à Dieu qu'il n'en soit pas ainsi ! Mais enfin vous voyez à quels soupçons votre superstition donne libre cours et combien vous avez tort de vous irriter contre ceux qui s'y laissent aller, puisque tout cela résulte des aveux par lesquels vous proclamez que par la nourriture et le breuvage vous voulez arracher les âmes aux corps et aux sens. Je ne veux pas insister davantage, mais vous voyez combien l'invective pourrait être abondante et facile. D'un autre côté le sujet est tel qu'on le craint plutôt qu'on ne cherche à l'approfondir dans le discours. Du reste j'ai déjà suffisamment prouvé que je ne veux rien exagérer, et que je sais me contenter de faits visibles et de raisons évidentes. Passons donc à autre chose.

 

 

 

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CHAPITRE XIX. CRIMES DES MANICHÉENS.

 

67. Maintenant nous savons que penser de vos trois sceaux. Voilà vos mœurs, voilà où aboutissent vos admirables préceptes. on n'y trouve rien de certain, rien de constant, rien de raisonnable, rien d'innocent. Tout, au Contraire, y est douteux, plus que cela, tout y est faux, contradictoire, absurde, abominable. On surprend dans ces moeurs des crimes si nombreux et si graves , que si l'on voulait dresser contre tous un réquisitoire, pour peu que l'on eût de talent on ferait des volumes (543)  sur chacun. Si vous observiez vos préceptes, si vous traduisiez dans la pratique vos enseignements , vous offririez le plus frappant tableau d'ineptie , de folie et d'ignorance. Aussi vous contentez-vous d'en faire l'éloge et d'en exposer la théorie, mais sans les accomplir, et en cela vous donnez le plus hideux spectacle de la fraude , de la ruse et de la méchanceté.

68. Pendant neuf années tout entières je me suis fait votre auditeur assidu et vigilant (1), et jamais je n'ai pu connaître un seul élu qui au point de vue de ces préceptes, n'ait été reconnu coupable ou n'ait prêté flanc à de honteux soupçons : on en surprit beaucoup s'adonnant au vin et à la chair, beaucoup se livrant aux douceurs du bain. Nous ne tenons ces détails que de la renommée. Plusieurs ont été convaincus d'avoir séduit les femmes d'autrui et sur ce point il n'y a pas de doute possible. Mais supposons encore que la renommée ait quelque peu exagéré. J'ai vu moi-même, non pas moi seul, mais en compagnie, d'autres personnes qui ont dépouillé cette superstition ou que je voudrais en voir dépouillés, nous avons vu dans un carrefour de Carthage , sur une place très-fréquentée, non pas un seul, mais plus de trois élus apostropher des femmes qui passaient, avec des cris tellement lubriques qu'ils surpassaient de beaucoup ce qu'on peut imaginer de plus trivial en fait de débauche grossière. Ce qui nous a amenés à. conclure que c'était là pour eux une habitude, et qu'ils se permettaient souvent ces licences entre eux, c'est qu'aucun d'eux rie parut s'occuper de la présence de ses compagnons, et tous paraissaient adonnés à la même corruption. Ces hommes, en effet, n'habitaient pas le même foyer, et peut-être venaient-ils de quitter le lieu de leurs assemblées. Quant à nous, nous fûmes profondément agités, et nous exhalâmes de graves plaintes. Et quel châtiment fut infligé pour une pareille faute? Je ne parle pas de l'expulsion de l'Eglise ; mais y eut-il seulement une réprimande sévère, proportionnée à la grandeur du crime ?

69. Pour expliquer cette impunité, la seule excuse possible c'est la crainte que l'on éprouvait de voir ces coupables, si on les frappait, trahir les secrets de la secte, à cette époque où les réunions publiques étaient interdites par la loi. Que devient alors cette prétention à soutenir qu'ils souffriront toujours

 

1. Confess., I. I, c. 1. — 2. Ci-dessus, I. I, c. 18, n. 34.

 

persécution dans le monde, et à s'appliquer, pour se donner un certain relief, ce que dit saint Jean de la haine des hommes pour la vérité (1)? Afin de prouver que c'est auprès d'eux qu'il faut chercher la vérité, ils s'appuient sur ce qu'il a été dit dans la promesse du Saint-Esprit, que ce monde ne peut pas le recevoir (2). Ce n'est pas ici le lieu de traiter ce su,jet. Du moins si, jusqu'à la fin du siècle, vous devez continuellement souffrir persécution, jusque-là aussi vous afficherez cette dissolution et l'impunité contagieuse de toutes ces hontes , par la raison que vous craindrez de punir les coupables.

70. C'est aussi la réponse qui noirs a été faite, quand nous adressant aux principaux de la secte nous nous plaignions de ce fait horrible au sein d'une réunion de femmes qui se croyaient parfaitement en sûreté, à cause de la réputation de sainteté des Manichéens, entrent plusieurs élus , et l'un deux éteint la lumière. Une de ces femmes, ignorant quel était celui qui la saisissait au milieu des ténèbres et lui faisait violence, ne put échapper à ses étreintes qu'en poussant des cris déchirants. Ce crime inouï n'est-il pas le fruit d'une longue habitude? Et ceci se passait alors même que l'on célébrait parmi vous les veilles d'une fête. De plus, supposé même qu'on n'eût à craindre aucune révélation, comment traduire en jugement devant l'évêque, un homme qui avait si bien prisses mesures pour ne pas être reconnu? Et puis, tous ceux qui avaient pénétré dans l'enceinte pouvaient être assurément enveloppés dans ce crime. Car ce fut au milieu des rires et des cris joyeux de l'assistance que la lumière fut éteinte.

71. Comment du reste ne pas donner cours aux plus graves soupçons , quand nous trouvions réunis dans ces assemblées, des hommes notoirement haineux , avares , adonnés à la bonne chère, querelleurs, et d'une mobilité sans égale? Pouvions-nous croire qu'ils s'abstiendraient de ce dont ils font profession de s'abstenir, alors qu'ils devaient ne rencontrer autour d'eux que l'obscurité et les ténèbres ? A la vérité il y avait à cette époque parmi eux deux hommes d'une assez bonne réputation , d'un esprit facile, très-habiles dans la discussion et avec qui nous avions de préférence des relations d'estime et d'amitié : l'un d'eux que j'affectionnais davantage à raison de ses études littéraires est maintenant prêtre dans la

 

1. Jean, XV. 18. — 2. Ibid. XIV, 17.

 

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secte. Mais tous deux se portaient une jalousie bien prononcée, et l'un reprochait à l'autre, non pas ostensiblement mais à mots couverts, d'avoir fait violence à l'épouse d'un auditeur. Pour se justifier, l'autre accusait du même crime un élu, ami intime dece même auditeur. Il ajoutait qu'entrant inopinément dans cette demeure il avait surpris les deux coupables et leur avait conseillé, de peur que quelque chose ne vint à transpirer, de dire que c'était là une calomnie inventée par son ennemi et son rival. Tout cela nous jetait dans l'embarras; sans nous prononcer d'une manière positive sur cet attentat, nous voyions avec peine cette haine que se portaient réciproquement deux hommes que nous regardions comme les plus parfaits, et de là nous nous laissions aller à toute sorte de conjectures.

72. Enfin il nous arrivait souvent de rencontrer au théâtre des élus mûris par l'âge, de moeurs sévères, et même un prêtre aux cheveux blancs. Je ne parle pas des jeunes gens que nous surprenions en pleine querelle au sujet d'acteurs et de cochers. C'est assez pour que nous puissions nous demander comment ils peuvent s'abstenir de crimes secrets , puisqu'ils ne peuvent vaincre cette curiosité qui les pose en spectacle aux yeux de leurs auditeurs , et les trahit lorsque surpris , ils rougissent et cherchent à se dérober à leurs yeux. Et cet autre saint dont les discussions nous attiraient en si grand nombre dans le quartier des marchands de figues, aurait-on connu ses désordres s'il avait pu, en s'attaquant à une vierge consacrée, n'en faire qu'une femme et non une mère? Mais la grossesse trahit ce crime secret et épouvantable. Sur la révélation que lui en fit sa mère , le jeune frère de cette vierge fut plongé dans la plus profonde douleur; et la religion seule l'empêcha de porter ce fait devant la justice. Il parvint à le faire expulser sans éclat de cette église. Mais il ne voulut pas laisser sans correction un crime que personne ne peut supporter ; il s'adjoignit quelques amis, et ils tombèrent sur le coupable à coups de pied et à coups de poing. Ce dernier, déjà grièvement blessé, conjurait qu'on l'épargnât et invoquait l'autorité de Manès, s'écriant qu'Adam, le premier héros, avait péché, et qu'après sa faute il était devenu plus saint.

73. C'est là en effet l'idée que vous vous faites d'Adam et d'Eve. Vous avez inventé à leur sujet une longue fable, mais je n'en reproduirai que ce qui convient à mon sujet. Vous prétendez donc qu'Adam reçut de ses parents, ces avortons princes des ténèbres, une naissance telle, qu'il fut presque en entier composé de lumière , avec un très-faible mélange de ténèbres. A l'aide de cette abondance de bien il menait une vie sainte, quand la partie mauvaise l'inclina à l'œuvre de chair. Telle fut donc sa chute et son péché; mais à partir de ce moment, sa vie devint plus sainte. Ne croyez pas cependant que je fasse retomber toute ma haine sur ce coupable qui sous l'extérieur d'un élu et d'un saint couvrit toute une famille de honte et d'infamie , par son action criminelle. Ce n'est pas là ce que je vous objecte, et même je veux bien croire que c'est là le fait d'un homme plutôt qu'une conséquence de vos habitudes. Je me contente donc de le lui reprocher à lui personnellement, sans vous en faire un crime. Cependant ce que je ne puis m'expliquer, c'est que vous supportiez et tolériez dans vos rangs de semblables forfaits, c'est que vous souteniez que l'âme est une partie de Dieu et que s'il s'y mêle un peu de mal , le bien n'en devient que plus abondant et plus fécond. Ne suffit-il pas d'accepter une semblable doctrine, si peu du reste que l'on soit agité par la passion , pour s'y abandonner tout entier, loin de s'appliquer à en réprimer les élans, à en dompter la violence?

 

 

 

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CHAPITRE XX. CES MÊMES CRIMES DÉCOUVERTS A ROME.

 

74. Que dirai-je encore, de vos moeurs ? J'ai cité les crimes que j'avais connus pendant mon séjour à Rome. Ce qui s'y est passé depuis mon absence, il serait trop long de le raconter. Pourtant je veux en dire un mot. Les choses ont revêtu une tulle publicité que les absents eux-mêmes ne peuvent les ignorer, et tout ce que j'avais appris m'a été confirmé à mon retour dans cette ville. J'en avais besoin , car malgré l'amitié et la sincérité de mon correspondant je n'avais pu me dépouiller de toute hésitation. Un de vos auditeurs, qui ne le cédait en rien aux élus dans cette mémorable abstinence, imbu du reste d'une éducation libérale et tout dévoué à l'honneur et à la prospérité de votre secte, souffrait depuis longtemps de s'entendre objecter sans cesse les moeurs (545) criminelles de tant de frères dispersés de tous côtés et sans habitation fixe. Il conçut donc le projet de réunir dans sa demeure et d'entretenir à ses frais, tous ceux qui se sentaient disposés à embrasser généreusement cette discipline. Il était tout à la fois et fort riche et très-économe. Ce dont il se plaignait c'était de voir ses efforts échouer devant la dissolution des évêques, sur le concours desquels il avait cru pouvoir compter. Enfin, il fit connaissance de votre évêque, homme d'un extérieur dur et d'une rusticité que j'ai pu constater moi-même, mais dont la dureté même lui parut être d'un puissant secours pour conserver les bonnes moeurs. Pendant longtemps il désira se mettre en contact avec lui, enfin cette jouissance lui fut accordée, et il en profita pour lui communiquer ses projets. L'évêque l'approuve et le félicite, il lui promet même de se faire le premier de ses hôtes. Aussitôt tous les élus que l'on put trouver à Rome se réunirent à lui. Dans une lettre de Manès on trouva un règlement de vie; plusieurs le jugèrent intolérable et se retirèrent; quelques-uns retenus par la honte persévérèrent.

On entreprit donc ce genre de vie dont on était convenu et que prescrivait une autorité aussi imposante. Bientôt l'on vit cet auditeur presser vivement tous ses hôtes d'observer fidèlement tous les points de la règle en se gardant bien de leur imposer autre chose que ce qu'il accomplissait lui-même. Mais des rixes très-fréquentes s'élevèrent entre les élus ; ils se reprochèrent mutuellement leurs crimes. Pour lui, il gémissait profondément de cet état de choses, et ne négligeait rien, toutefois, pour les amener à faire des aveux complets. Ils révélèrent des choses atroces et infâmes. Alors seulement on connut ce qu'étaient ces hommes, qui seuls s'étaient cru capables de mener le genre de vie le plus conforme à leur doctrine. Que pouvait-on penser des autres, quel jugement porter sur leur conduite? Mais pourquoi insister davantage ? Après avoir subi pendant quelque temps une sorte de coaction, ils déclarèrent qu'ils ne pouvaient plus supporter de tels préceptes: c'était la sédition qui commençait. L'auditeur défendait parfaitement et en peu de mots sa cause. Il soutenait, ou bien que l'on devait accomplir ces préceptes, ou bien qu'il fallait regarder comme un fou celui qui avait ainsi formulé des statuts que nul homme ne pouvait accomplir. Mais, et il devait en être ainsi l'opinion d'un seul fut écrasée sous les frémissements de la majorité. A la fin l'évêque lui-même céda et se couvrit de honte en prenant la fuite. On trouva que souvent il se faisait apporter de la viande en secret et contre la règle, et qu'il la payait au moyen d'une bourse particulière qu'il avait soin de tenir cachée.

75. Nier ces faits, ce serait contredire l'évidence même et la persuasion commune. Mais niez-les si vous voulez ! Comme ils sont manifestes et très-faciles à constater, on comprendra que l'on ne peut attendre aucune vérité de la part d'hommes qui nient l'évidence même. Vous usez d'autres moyens de défense et je ne les blâme pas. Ou bien vous dites que vos préceptes trouvent encore quelques observateurs fidèles et qu'on ne doit pas les rendre responsables des crimes commis par les autres. Ou bien vous prétendez que la véritable question n'est pas de savoir ce que sont les hommes qui professent vos doctrines, mais de savoir ce que sont ces doctrines elles-mêmes. A cela sans doute je pourrais répondre qu'il vous est impossible de me signaler ces observateurs fidèles de vos préceptes , et de justifier votre hérésie elle - même de tant d'absurdités criminelles. Mais non, je me contente de vos deux réponses. Seulement je vous demande pourquoi vous poursuivez de vos malédictions les catholiques, parce que certains d'entre eux mènent une vie criminelle , tandis que, quand il s'agit de vos coreligionnaires, vous êtes assez impudents pour éluder la question, ou plus impudents encore de ne pas l'éluder, prétendant que dans le petit nombre de ceux qui composent votre secte, il en est qui, entièrement ignorés, accomplissent leurs préceptes, tandis que dans l'immense multitude de ceux qui se disent catholiques il n'en est aucun qui soit fidèle à ses devoirs ?

 

 

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