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POLÉMIQUES

 

DU MAÎTRE.

 

Traduction de M. l'abbé RAULX.

 

 

Ce livre est un dialogue entre saint Augustin et son fils Adéodat, alors âgé de seize ans. « On y découvre, dit le grand Docteur « lui-même, qu'il n'y a, pour enseigner la science à l'homme, d'autre maître que Dieu (1). n Et voici, en deux mots, le plan de tout l'ouvrage: Ni dans l'ordre physique, ni dans l'ordre intellectuel, on ne peut rien montrer sans employer des signes quelconques. Or, ces signes n'apprennent réellement rien; ils sont tout an plus des avertissements qui excitent à rechercher la vérité. Dieu seul peut nous la montrer. Il est donc notre seul Maître.

Saint Augustin, dans ses Confessions (2), prend Dieu à témoin que les réponses attribuées à Adéodat sont réellement de lui. On lira, avec un intérêt toujours croissant, cet ouvrage où tant de candeur se mêle à tant de pénétration.

 

 

 

CHAPITRE PREMIER. LE LANGAGE EST INSTITUÉ POUR INSTRUIRE OU RAPPELER LES SOUVENIRS.

CHAPITRE II. LA PAROLE EST NÉCESSAIRE POUR MONTRER LA SIGNIFICATION DE LA PAROLE.

CHAPITRE III. EST-IL POSSIBLE DE RIEN MONTRER SANS EMPLOYER DE SIGNE?

CHAPITRE IV. FAUT-IL DES SIGNES POUR INDIQUER LES SIGNES ?

CHAPITRE V. SIGNES RÉCIPROQUES.

CHAPITRE VI. SIGNES QUI SE DÉSIGNENT EUX-MÊMES.

CHAPITRE VII. RÉSUMÉ DES CHAPITRES PRÉCÉDENTS.

CHAPITRE VIII. UTILITÉ DE CETTE DISCUSSION; IL FAUT, POUR RÉPONDRE, APPLIQUER L'ESPRIT A CE QUE RAPPELLE LE SIGNE.

CHAPITRE IX. DOIT-ON PRÉFÉRER LA CHOSE OU SA CONNAISSANCE AUX SIGNES QUI L'EXPRIMENT?

CHAPITRE X. PEUT-ON ENSEIGNER SANS SIGNES? — LES MOTS NE DONNENT PAS LA CONNAISSANCE.

CHAPITRE XI. LES PAROLES RETENTISSENT A L'OREILLE ; LA VÉRITÉ ENSEIGNE L'ESPRIT.

CHAPITRE XII. LE CHRIST EST LA VÉRITÉ, IL ENSEIGNE AU DEDANS.

CHAPITRE XIII. LA PAROLE NE MANIFESTE MÊME PAS LES SENTIMENTS INTÉRIEURS.

CHAPITRE XIV. L'HOMME PARLE AU DEHORS, LE CHRIST ENSEIGNE AU DEDANS.

 

 

 

 


 

 

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CHAPITRE PREMIER. LE LANGAGE EST INSTITUÉ POUR INSTRUIRE OU RAPPELER LES SOUVENIRS.

 

1. Augustin. Que penses-tu que nous voulions faire en parlant? — Adéodat. Je crois, au moins pour le moment, que nous voulons enseigner ou nous instruire. — Aug. Je le reconnais, car la chose est manifeste : en parlant, nous voulons instruire; mais comment voulons-nous apprendre nous-mêmes ? — Ad. Comment? n'est-ce pas en interrogeant? — Aug. Mais, alors même, je le vois, nous ne voulons qu'instruire. Quand, en effet, tu interroges quelqu'un, n'est-ce pas uniquement pour lui apprendre ce que tu veux? — Ad. C'est vrai.— Aug. Tu comprends donc qu'en parlant, nous ne cherchons qu'à instruire ? — Ad. Je ne le vois pas parfaitement. Car si parler n'est autre chose que proférer des paroles, il est certain que nous parlons en chantant. Or, quand nous chantons seuls, comme il arrive souvent, et que personne n'est là pour entendre, voulons-nous enseigner quelque chose? Je ne le pense pas.

Auq. Pour moi, je pense que le chant appartient à une manière fort générale d'instruire elle consiste à réveiller les souvenirs, et cet entretien la fera comprendre suffisamment. Si

 

1. Rétr. liv. I, ch. 12. — 2. Liv. IX, ch. 6

 

néanmoins tu n'es pas d'avis que parle souvenir nous instruisions, ni nous-mêmes, ni celui en qui nous le ranimons, je ne conteste pas. Ainsi voilà deux motifs déjà pour lesquels nous parlons : nous voulons en effet, ou enseigner, ou rappeler des souvenirs soit à nous-mêmes, soit à d'autres; ce que nous faisons aussi en chantant : ne le crois-tu pas comme moi? — Ad. Non, car il est fort rare qu'en chantant je cherche des souvenirs, je cherche plutôt le plaisir. —  Auq. Je vois ta pensée. Mais ne remarques-tu point que le plaisir du chant vient en toi de l'harmonie des sons, et que cette Harmonie étant indépendante des paroles auxquelles elle peut s'unir, comme elle en peut être séparée, le chant est autre chose que la parole ? On chante sur la flûte et sur la guitare, les oiseaux chantent aussi, il nous arrive à nous-mêmes de faire entendre des airs de musique sans les accompagner de paroles : ces airs peuvent alors s'appeler un chant et non un langage. Peux-tu me contredire? — Ad. Nullement.

2. Auq. Tu vois donc que le langage n'a été institué que pour enseigner ou rappeler des souvenirs? — Ad. Une seule chose m'empêche de le voir : c'est que nous parlons en priant. Or il n'est pas permis de croire que nous enseignions alors, ou que nous rappelions à Dieu quoi que ce soit.— Aug. Tu ne sais donc pas que s'il nous est commandé de prier après avoir fermé les portes de notre (186) chambre (1), c'est-à-dire le sanctuaire de notre âme , c'est uniquement parce que Dieu ne demande pas, pour nous exaucer, que no paroles l'instruisent ou réveillent ses souvenirs ? Parler c'est faire connaître sa volonté au dehors par des sons articulés. Or, on doit chercher et prier Dieu dans les profondeurs mêmes de l'âme raisonnable, c'est-à-dire de l'homme intérieur : c'est en effet ce que Dieu appelle son temple. N'as-tu point lu dans l'Apôtre « Ignorez-vous que vous êtes le temple de Dieu, et que l'Esprit de Dieu habite en vous (2)? Le « Christ habite dans l'homme intérieur (3).» N'as-tu point remarqué non plus ce passage du Prophète : « Entretenez-vous dans vos coeurs et livrez-vous sur vos couches à la componction : offrez un sacrifice de justice, et confiez-vous au Seigneur (4) ? » Et où penses-tu que j'offre le sacrifice de justice, sinon dans le temple de l'âme et dans le sanctuaire du coeur? Orle lieu du sacrifice doit être le lieu de la prière. Aussi quand nous prions, il n'est pas besoin de parler, c'est-à-dire de faire un bruit de paroles. Il ne le faudrait que si, dans l'occasion on voulait, comme les prêtres , exprimer les sentiments de l'âme pour les faire connaître aux hommes, non à Dieu, et pour élever ceux-ci jusqu'à lui, en réveillant des affections qu'ils partagent. Penses-tu différemment? — Ad. Je suis complètement de ton. avis.

Aug. Ce n'est donc pas pour toi une difficulté que le Maître souverain. ait enseigné des paroles lorsqu'il instruisit ses disciples de la manière de prier (5) ? Cependant il parait n'avoir voulu que leur apprendre comment il faut s'exprimer dans la prière. — Ad. Ce n'est pas pour moi la plus légère difficulté. Car il leur enseigna alors non les paroles, mais les choses mêmes, et les paroles ne devaient être pour eux qu'un moyen de se rappeler à qui ils devaient s'adresser, et ce qu'ils devaient demander lorsqu'ils prieraient, comme il a été dit, dans le sanctuaire de l'âme. — Aug. C'est la vérité, et je le crois; tu remarques aussi, sans te laisser ébranler par aucune contestation, le rapprochement suivant : de même que penser aux paroles sans faire entendre aucun son, c'est parler en soi-même ; ainsi parler n'est autre chose que penser, lorsque la mémoire, en recherchant des paroles dont elle garde le souvenir, montre à l'esprit les choses

 

1. Matth. VI, 6. — 2. I Cor. III, 16. — 3. Eph. III, 16, 17. — 4. Ps. IV, 6. — 5. Matth. VI, 9.

 

mêmes dont ces paroles sont les signes. — Ad. Je comprends et suis de ton avis.

 

 

 

 


 

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CHAPITRE II. LA PAROLE EST NÉCESSAIRE POUR MONTRER LA SIGNIFICATION DE LA PAROLE.

 

3. Augustin. Ainsi nous sommes convenus que les paroles sont des signes. — Ad. Parfaitement. — Aug. Mais le signe peut-il être signe sans signifier quelque chose ? — Ad. Nullement. — Aug. Dans ce vers : Si nihil ex tenta superis placet urbe relinqui (1), combien y a-t-il de paroles ?— Ad. Huit. — Aug. Il y a donc huit signes?— Ad. Certainement. — Aug. Tu comprends sans doute ce vers?— Ad. Je crois l'entendre suffisamment.— Aug. Dis-moi ce que signifient chacune de ces paroles. — Ad. Je vois bien ce que signifie si; mais je ne trouve aucun autre mot pour l'exprimer. — Aug. Tu sais au moins où réside la chose qu'il signifie ? — Ad. Je crois que si est une expression de doute; mais le doute est-il ailleurs que dans l'âme ?— Aug. J'accepte pour le moment poursuis.

Ad. Nihil (rien) rappelle-t-il autre chose que ce qui n'est pas ?— Aug. Peut-être dis-tu vrai. Mais tu viens d'accorder qu'il n'y a point de signe qui ne signifie quelque chose. or ce qui n'est pas ne saurait être quelque chose. Voilà ce qui m'empêche d'acquiescer complètement. Le second mot du vers n'est donc pas un signe, puisqu'il ne signifie pas quelque chose, et nous sommes convenus à tort que toutes les paroles sont des signes ou que tout signe indique quelque chose. — Ad. Tu me serres de trop près. Ne serait-ce pas, toutefois, manquer entièrement de sens, que de recourir aux paroles quand on n'a rien à exprimer? Toi-même, en conversant actuellement avec moi, tu ne fais sans doute entendre aucun son inutilement, et tous les mots qui s'échappent de tes lèvres sont autant de signes par lesquels tu veux me faire comprendre quelque chose. Si donc le mot rien ne doit rien exprimer, garde-toi de le prononcer dans le discours. Mais si tu le crois nécessaire pour énoncer une pensée, pour nous instruire ou nous avertir quand il frappe nos oreilles, tu vois à coup sûr ce que je veux dire sans pouvoir m'expliquer.

 

1. S'il plaît aux Dieux qu'il ne reste plue rien d'une si brande ville. Enéide liv. II, v. 659.

 

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Aug. Que faisons-nous donc? Ce mot ne désigne-t-il point, non une chose qui n'existe pas, mais plutôt l'impression de l'esprit qui ne la voit pas et qui a découvert ou cru découvrir qu'elle n'existe point? — Ad. Voilà peut-être ce que je cherchais à expliquer.— Aug. Passons Outre satins examiner davantage, pour ne pas tomber dans la plus grande absurdité. — Ad. Laquelle ? — Aug. Ce serait d'être retenus par rien, nihil, et de nous y arrêter.— Ad.La chose serait ridicule; je ne sais cependant comment il me semble qu'elle peut arriver; elle est même déjà faite.

4. Aug. Si Dieu le veut, nous comprendrons plus parfaitement en son lieu cette espèce d'absurdité. Pour le moment reviens au vers cité et travaille de toutes tes forces à montrer ce que signifient les autres termes. — Ad. La préposition ex est la troisième expression : nous pouvons, je crois, la remplacer par de. — Aug. Je ne te demande pas de substituer à un mot connu-. un. autre mot qui le soit également et dont la signification soit la même. Ici cependant la signification est-elle sûrement la même? Mais accordons-le pour le moment. Au lieu de ex tanta urbe, si le poète avait mis de tanta, et si je te demandais ce que signifie de, tu répondrais sans doute : ex, puisque ces deux mots, c'est-à-dire ces deux signes, expriment, selon

. toi, une seule idée. Or ce que je cherche, moi, c'est cette seule idée que j'ignore.— Ad. La préposition me semble signifier ici qu'une chose est séparée d'une autre où elle était et dont elle faisait partie. Peu importé que cette autre ne subsiste plus, ou qu'elle subsiste encore. Ainsi la ville dont il est question dans ce vers n'était plus et des Troyens pouvaient lui survivre encore ; et nous disons qu'il y a en Afrique des commerçants venus de Rome. — Aug. Je veux bien acquiescer à ce que tu dis et ne point énumérer une multitude d'exceptions que peut-être on pourrait trouver à ta règle ; mais il te sera facile d'observer que tu as expliqué des mots par des mots, des signes par des signes, et des signes fort connus par dès signes également connus. Je te prierais néanmoins, s'il était possible, de me montrer les choses mêmes dont ces mots sont les signes.

 

 

 


 

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CHAPITRE III. EST-IL POSSIBLE DE RIEN MONTRER SANS EMPLOYER DE SIGNE?    

 

5. Ad. Je m'étonne que tu ignores, ou plutôt que tu fiasses semblant d'ignorer qu'il est absolument impossible de faire dans une réponse ce que tu désires. En effet, nous conversons, et dans une conversation on ne peut répondre qu'avec des paroles. Or tu me demandes des choses, et des choses, quelles, qu'elles soient, ne sont point certainement des paroles; de plus tu me les demandes toi-même avec des paroles. Interroge d abord sans paroles et je; te répondrai de même.— Aug. Tu es dans ton droit, je l'avoue. Cependant si je cherchais ce que signifient ces trois syllabes, muraille, ne pourrais-tu pas, sans, employer de paroles, me montrer du doigt et me faire voir la chose dont ce mot est l'expression? — Ad. Cela se peut, je l'accorde, mais seulement quand il: s'agit des noms qui désignent les corps, et que ces corps sont présents.

Aug. Disons-nous que la couleur soit un corps? N'est-elle pas plutôt une qualité corporelle?— Ad. C'est vrai.— Aug. Pourquoi donc peut-on aussi la montrer du doigt? Joindras-tu aux corps les qualités corporelles et diras-tu, qu'on peut également, sans parler, les désigner lorsqu'elles sont présentes? — Ad. J'entendais, par corps tout ce qui est corporel, c'est-à-dire tout ce qui est sensible dans les corps. — Aug. Examine toutefois si tu n'as pas encore ici. quelques exceptions à faire.

Ad. Ta réflexion vient à propos; je ne devais pas dire : tout ce qui est corporel, mais tout ce qui est visible. Je l'avoue en effet son, l'odeur, la saveur, la pesanteur, la chaleur et ce qui tombe sous les autres sens, ne peuvent être perçus que par les corps, et c'est;ce: qui les fait appeler des accidents corporels ; mais on ne peut les montrer du doigt. — Aug. N'as-tu jamais vu des hommes converser par .gestes avec des sourds, et les mêmes sourds, également par gestes, questionner ou répondre, enseigner ou montrer soit tout, soit presque tout ce, qu'ils veulent? N'est-ce pas une preuve que l'on peut, sans parler, montrer non-seulement les objets visibles, mais encore les sons, les saveurs et autres choses semblables? Ainsi, sur le théâtre, des (188) histrions exposent et développent, sans parler et en gesticulant, des drames tout entiers. — Ad. Je n'ai qu'une remarque à t'opposer c'est que l'histrion en gesticulant n'est pas plus capable que moi de t'expliquer sans parler ce que signifie la préposition ex.

6. Aug. Tu dis peut-être vrai. Supposons toutefois qu'il le puisse : quel que soit le geste auquel il aura recours pour me montrer la signification de ce mot, tu ne doutes pas, vraisemblablement, que ce geste sera encore un signe, non la chose elle-même? Lui donc aussi expliquera, non pas un mot par un mot, mais un signe par un autre signe. Le monosyllabe ex et le geste auront alors la même signification, et c'est cette signification que je demande à voir autrement que par des signes. — Ad. De grâce, comment peut-elle se montrer ainsi ? Auq. Comme l'a pu la muraille. — Ad. Mais la marche du raisonnement l'a prouvé; on ne peut, sans signes, montrer la muraille elle-même. Car l'indication du doigt n'est pas la muraille, elle est seulement le signe qui la montre. Ainsi donc je ne vois rien qu'on puisse montrer sans employer de signe.

Auq. Si je te demande ce qu'on entend par marcher et si alors tu te lèves et marches, ne me répondras-tu point par la chose même plutôt que par des paroles ou d'autres signes? — Ad. Je l'avoue et je rougis de n'avoir pas vu une chose aussi claire. Elle me suggère même l'idée de milliers d'actions qu'on peut montrer par elles-mêmes et non par des signes; comme manger et boire, s'asseoir et se tenir debout, crier et une infinie quantité d'autres actes.— Aug. Allons, dis-moi maintenant comment me répondrais-tu si tu marchais et que je vinsse à te demander ce que c'est que marcher? — Ad. Je marcherais un peu plus vite pour faire cette sorte de réponse à ta question, et je ne ferais ainsi que l'action que je devrais te montrer.— Aug. Sais-tu que marcher est différent de se presser? Quand on se met en marche on ne presse pas aussitôt le pas, et quand on se presse on ne marche pas toujours; puisque nous disons qu'on se presse même en écrivant, en lisant et en faisant une infinité d'autres choses. Si donc après ma question tu faisais plus vite ce que tu faisais auparavant, j'en conclurais que marcher n'est autre que se presser; car tu ne m'aurais montré que plus de rapidité et e est ce qui trio jetterait dans l'erreur. — Ad. Je le confesse, on ne peut montrer, sans l'emploi de quelque signe, ce que l'on fait, si on le fait au moment même de la question. En effet, si nous ne faisons rien de nouveau, l'interrogateur s'imaginera que nous refusons de lui répondre et que par mépris nous continuons ce que nous avons commencé. Mais s'il demande ce que nous pouvons faire et qu'il ne le demande point au moment où nous le faisons déjà, nous pouvons, en le faisant après sa question, le lui expliquer par la chose elle-même plutôt que par signe.

Si cependant il voulait savoir de moi quand je parle, ce que c'est que parler, quoique je lui dise pour le lui faire entendre, il me faudra parler. Je continuerai donc jusqu'à ce qu'il ait compris, ne cessant point l'action dont il veut connaître la nature et ne cherchant, pour la lui montrer, d'autres signes que cette action même.

 

 

 


 

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CHAPITRE IV. FAUT-IL DES SIGNES POUR INDIQUER LES SIGNES ?

 

7. Auq. Cette remarque est pleine de pénétration. Vois donc si maintenant nous sommes d'accord que nous pouvons montrer sans signes, soit ce que nous ne faisons pas au moment de la question et que nous pouvons faire à l'instant même, soit les signes que nous pouvons produire alors, comme la parole qui consiste à faire des signes, d'où vient le mot signifier. — Ad. Nous en sommes d'accord. — Aug. Si donc on nous interroge sur certains signes nous pouvons expliquer ces signes par des signes; vrais si c'est sur des choses qui ne soient pas des signes, nous pouvons en montrer la nature, soit en les faisant après la question, quand elles sont possibles, soit en produisant des signes qui les fassent remarquer?

A. Examinons d'abord, s'il te plaît, la première de ces trois propositions, savoir qu'on peut expliquer les signes par des signes. N'y a-t-il en effet que les paroles qui soient des signes?— Ad. Il en est d'autres. — Aug. Il me semble donc qu'en parlant nous désignons, par (les mots, ou les mots eux-mêmes, ou d'autres signes, comme le geste quand nous discourons et les lettres quand nous écrivons, car ce qui est signifié par ces deux derniers termes, le geste et les lettres, est aussi le signe de quelque chose; ou bien nous désignons encore (189) quelqu'autre objet qui n'est pas un signe, comme la pierre : ce dernier mot est bien un signe puisqu'il rappelle un objet, mais l'objet rappelé par lui n'est pas toujours un signe. Toutefois cette dernière espèce de signes, qui fart connaître ce qui n'est pas signe, n'est pas du ressort de ta présente discussion, car nous avons entrepris d'y exprimer les signes qui indiquent d'autres signes et nous y avons distingué deux parties selon que les signes marquent ou rappellent des signes de même espèce ou d’espèce différente. N'est-ce pas évident pour toi?— Ad. C'est évident.

8. Auq. Dis-moi donc à quels sens appartiennent les signes que l'on nomme paroles? — Ad. A l'ouïe. — Auq. Et le geste? — Ad. A la vue. — Aug. Et les paroles écrites? sont-elles des paroles, ou plus véritablement, ne sont-elles pas des signes de paroles? La parole même serait alors le son significatif de la voix articulée; et cette voix ne pouvant être perçue que par l'ouïe, quand on écrit un mot ce serait pour les yeux un signe qui rappelle à l'esprit le son qui frappe l'oreille. — Ad. Je suis complètement de cet avis.— Aug. Tu admets sans doute aussi, qu'en prononçant un nom nous désignons quelque chose?— Ad. Sans doute.— Aug. Et que désignons-nous? — Ad. L'objet même qui porte ce nom : ainsi Romulus, Rome, vertu, fleuve et le reste. — Aug. Est-ce que ces quatre noms ne signifient pas quelques objets? — Ad. Certainement ils en signifient quelques-uns. — Aug. N'y a-t-il aucune différence entre ces noms et les objets qu'ils désignent ?— Ad. Il en est une grande.— Aug. Quelle est-elle ?je voudrais la savoir de toi. — Ad. La voici et elle est importante: c'est que ces noms sont des signes et non pas les objets. — Aug. Veux-tu, pour faciliter la discussion, que nous appelions signifiables les objets qui peuvent être désignés par des signes sans être signes eux-mêmes, comme nous appelons visibles ceux que l'on peut voir? — Ad. J'y consens.

Aug. Mais ces quatre signes que tu viens de rappeler ne sont-ils pas indiqués par d'autres signes?— Ad. Croirais-tu que j'aie déjà oublié ce que nous tenons de constater, que les caractères écrits sont les signes des mots proférés de vive voix? — Aug. Quelle différence y a-t-il entre eux? — Ad. C’est que les uns sont visibles et les autres ouïbles: pourquoi n'agréerais-tu point ce dernier terme, puisque nous avons admis celui de signifiables ?— Aug. Je l'admets et l'agrée volontiers. Mais ces quatre sigles qui sont        comme tu viens de le rappeler, ne pourraient-ils être encore désignés par quelque signe ouïble ? — Ad. Effectivement je viens de le dire. J’avais répondu que le nom signifie quelque chose      et j’avais cité en preuve, ces quatre exemples. Mais ces exemples aussi  bien que le nom, sont des choses ouïbles, puisque la voix les prononce : je le reconnais. — Aug. Quelle différence y a-t-il donc entre un signe ouïble et les mots ouïbles qu'il désigne et qui sont aussi des signes? — Ad. Entre ce que nous appelons le nom et les quatre exemples que j'ai cités, comme portant un nom, voici la différence que j'observe : Ce nom est un signe de signes ouïbles, tandis que les quatre exemptes sont bien aussi des signes ouïbles, mais non des signes de signes. Ils désignent les choses mêmes, soit Visibles, comme Ronfutus, Rome, fleuve; soit intelligibles, comme vertu.

9. Aug. J'entends et j'approuve. Mais sais-tu que l'on appelle paroles tours Ils sans articulés que l'on émet pour signifier quelque chose? — Ad. Je le sais.— Aug. Le nom est donc aussi une parole puisque c'est un son articulé destiné à signifier quelque chose; et lorsque nous disons d'un homme éloquent qu'il emploie des paroles bien choisies, sans doute, il emploie les noms comme les autres; et lorsque l'esclave de Térence répond à son vieux maître: De bonnes paroles, je t'en conjure (1); il entendait aussi beaucoup de noms. — Ad. Je l'accorde. — Aug. Tu accordes donc que les syllabes que nous articulons en disant: Parole, désignent aussi un nom et; que cette Parole, est le signe du nom? — Ad. Oui. — Aug. Réponds encore à ceci: parole est signe de nom, nom est signe de fleuve, fleuve, signe d'un objet que peuvent voir nos yeux; de plus tu as signalé quelle est la différence de cet objet au mot de fleuve qui en est le signe, et de ce signe au nom qui est le signe de ce signe; dis-moi donc aussi ce qui distingue, à ton avis, le signe du nom que nous savons être la parole, et le nom même dont la parole est le signe. — Ad. Voici , selon moi , la distinction : ce que le nom désigne est également désigné par la parole, puisque nom est fille parole aussi bien que fleuve ; mais tout ce que désigne ta parole n'est pas également désigné par le nom. Ainsi ce premier  moi, si , qui commence le vers cité par toi, et

 

1. Ter. Andr. Act. I, scèn. 3, v. 33.

 

 

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la préposition ex, dont la longue étude nous a conduits rationnellement aux considérations qui nous occupent, sont des paroles et non pas des noms. On peut montrer beaucoup de mots semblables. Ainsi donc, tous les noms étant des mots et tous les mots n'étant pas des noms, on voit clairement en quoi diffèrent la parole et le nom; c'est-à-dire le signe d'un signe qui ne désigne point d'autres signes , et le signe d'un signé qui désigne encore d'autres signes.

Auq. Accordes-tu que tout cheval est un animal sans que tout animal soit cheval? — Ad. Qui en doute? — Auq. Il y a donc entre le nom et la parole la même différence qu'entre cheval et animal. Serais-tu embarrassé de répondre parce que nous prenons encore la parole, verbum, dans un autre sens, pour exprimer ce qui suit le cours du temps, comme J’écris, j'ai écrit, je lis, j'ai lu : dans cette acception la parole, verbum, n'est pas évidemment un nom. — Ad. Voilà précisément ce qui m'embarrassait. — Aug. Que cet embarras cesse. Le signe est également pris par nous dans un sens général pour exprimer tout ce qui signifie quelque chose : ainsi nous disons que les mots même sont des signes; et dans un sens spécial : ainsi nous disons les signes ou enseignes militaires, et les mots n'y sont pas compris. Si néanmoins je te disais : De même que tout cheval est un animal sans que tout animal soit cheval, ainsi toute parole est un signe, sans que tout signe soit parole, tu ne verrais, je pense, aucune difficulté. — Ad. Je comprends enfin et je reconnais absolument qu'entre la parole prise dans un sens général et le nom, il y a la même différence qu'entre animal et cheval.

10. Auq. Sais-tu aussi, quand nous disons animal, qu'autre est ce nom de trois syllabes et autre ce qu'il signifie? — Ad. J'en suis déjà convenu en parlant des signes et des signifiables. — A. Tous les signes te semblent-ils exprimer autre chose que ce qu'ils sont, comme ce mot animal qui ne signifie pas ce qu'il est? — Ad. Non, assurément; car ce mot signe désigne non-seulement tous les autres signes, de quelque nature qu'ils soient, mais encore lui-même, puisqu'il est un mot et que tous les mots sont des signes. — Auq. Ne peut-on en dire autant de ce trissyllabe, parole? Car s'il signifie tous les sons articulés qui expriment quelque-pensée, il appartient lui-même à cette catégorie.— Ad. C'est vrai.— Aug. Le nom, nomen, n'en est-il pas là aussi? Car il désigne les noms de tous genres, et lui-même est d'un genre, puisqu'il est neutre. Et. si je te demandais à quelle partie du discours le nom se rapporte, pourrais-tu te dispenser de répondre que c'est au nom? — Ad. Nullement. — Auq. Il est donc des signes qui se désignent eux-mêmes aussi bien qu'ils désignent d'autres signes.— Ad. Il en est. — Auq. Le quadrissyllabe conjonction te semble-t-il un signe de ce genre? — Ad. Non pas, car il est un nom, tandis qu'il désigne ce qui ne l'est pas.

 

 

 


 

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CHAPITRE V. SIGNES RÉCIPROQUES.

 

11. Auq. Ta réponse est exacte, vois maintenant s'il existe des signes réciproques, des signes dont l'un signifie l'autre et mutuellement. Le quadrissyllabe conjonction n'est pas signe réciproque avec les mots qu'il désigne. Si, ou, car, puisque, sinon, donc, parce que, et autres termes semblables ne sont désignés effectivement que par le mot de conjonction, et aucun d'eux ne désigne le mot de conjonction lui-même. — Ad. Je le vois et je désire connaître quels sont les signes réciproques. — Auq. Tu ne sais donc qu'en disant nom et parole, nous exprimons deux paroles? — Ad. Je le sais.— Aug. Tu ne sais donc que nom et parole sont deux noms? — Ad. Je le sais également. — Auq. Tu sais alors que nom et parole se désignent réciproquement. — Ad. Je le sais. — Auq. Peux-tu signaler entre eux d'autres différences que les différences de lettres et de sons? — Ad. Peut-être, car j'y vois ce que j'ai déjà dit. En effet, parole désigne tous les sons articulés et significatifs; aussi tout nom, et surtout le nom prononcé est une parole. Mais toute parole n'est pas un nom, quoiqu'il en soit un quand nous disons la parole.

12. Auq. Et si l'on t'affirmait, si l'on te prouvait que toute parole est un nom, comme tout nom est une parole? pourrais-tu y signaler encore des différences autres que les différences de sons ou de lettres? — Ad. Je ne le pourrais et je ne crois pas qu'il y en ait. — Aug. Et si tous les sons articulés et expressifs sont a la fois des paroles et des noms, paroles sous un rapport et noms sous un autre; n'y aura-t-il aucune différence entre la parole et le nom? — Ad. Je ne comprends pas cela. — (191) Aug. Tu comprends au moins que tout ce qui est coloré est visible, et que tout ce qui est visible est coloré, quoique chacun de ces deux termes ait une signification parfaitement distincte?— Ad. Je le comprends.— Aug. Serait-il donc étonnant que toute parole fût également un nom et tout nom une parole, quoique ces deux noms ou paroles, savoir le nom et la parole, diffèrent de signification ?— Ad. Je vois que cela peut se faire; mais j'attends que tu me montres de quelle manière.

Aug. Tu remarques, sans doute, que tous les sons expressifs et articulés frappent l'oreille pour être entendus, et pénètrent dans la mémoire pour être connus?— Ad. Je le remarque. — Aug. Deux choses s'accomplissent donc alors. — Ad. Oui. — Aug. N'est-ce pas un de ces effets qui a fait donner à ces sons le nom de paroles, et l'autre qui les a fait appeler noms? Parole, verbum,viendrait du mot frapper, a verberando, et nom , nomen, du verbe connaître, a noscendo; la parole devrait ce nom à l'impression qu'elle produit sur l'oreille, et le nom, à celle qu'il produit sur l'esprit.

13. Ad. J'en conviendrai lorsque tu m'auras fait voir comment nous pouvons dire que toutes les paroles sont des noms.— Aug. C'est facile. Tu as sans doute appris et tu t'en souviens, que le pronom est ainsi appelé parce qu'il tient la place du nom, tout en désignant l'objet moins parfaitement que le nom. Voici je crois comment l'a défini l'auteur que tu as récité devant le grammairien: Le pronom, dit-il, est une partie du discours qui mise à la place du nom signifie, quoique moins pleinement, la même chose.— Ad. Je me rappelle et j'approuve cette définition. — Aug. Tu vois donc que d'après elle le pronom ne peut être mis et employé qu'à la place du nom. Ainsi quand nous disons.: Cet homme, ce roi même, la même. femme, cet or, cet argent, cet, ce, la même, sont des pronoms, et homme, roi, femme, or, argent, des noms qui expriment la chose mieux que les pronoms. — Ad. Je partage ce sentiment. —Aug. Maintenant donc énonce-moi quelques conjonctions. — Ad. Et, mais, ainsi que. — Aug. Tous ces mots, haec omnia, ne te semblent-ils pas des noms? — Ad. Pas du tout. — Aug. Tu crois au moins que j'ai parlé juste en disant : haec omnia? — Ad. Très-juste ; et je comprends même avec quelle habileté merveilleuse tu as montré que j'ai énoncé des noms : sans cela tu n'aurais pu dire: haec omnia. Si cependant ton langage me paraît juste, n'est-ce point par ce que je ne nie pas que ces quatre conjonctions soient des mots? Car on peut entendre haec omnia de verbes, mots, aussi bien que de nomma, noms. Et néanmoins si tu me demandes à quelle partie du discours appartiennent les mots, je répondrai simplement: Au nom.— C'est donc peut-être au nom que se rapporte le pronom haec, et c'est pour ce motif que ton langage était correct.

14. Auq. Tu te trompes malgré ta pénétration; mais pour connaître la vérité, applique-toi avec plus de pénétration encore à ce que je vais dire, si toutefois je puis m'exprimer comme je veux. Car c'est une chose aussi compliquée de discuter sur les mots par des mots que de se croiser les doigts et de les frotter l'un contre l'autre. Quel autre que celui qui souffre peut distinguer ceux qui démangent de ceux qui répriment la démangeaison? — Ad. Me voici tout entier ; cette comparaison a provoqué en moi l'attention la plus vive.— Aug. Les mots consistent dans le son et dans des lettres.— Ad. Sans aucun doute.— Aug. Donc, pour recourir de préférence à l'autorité qui nous est la plus chère, quand l'apôtre Paul dit: « Il n'y avait point dans le Christ le oui et le non; le oui fut seul en lui (1), » on ne doit pas croire, je présume, que les trois lettres du mot Oui fussent dans le Christ, mais plutôt ce que signifient ces trois lettres. — Ad. C'est vrai. — Aug. Tu comprends donc que le Oui était en lui, ne signifie que ceci: on appelle oui ce qui était en lui; et si l'apôtre avait dit: La vertu était en lui, on devrait entendre aussi qu'il a voulu dire simplement : on appelle vertu ce qui était en lui , et ne pas s'imaginer que c'étaient les deux syllabes du mot vertu qui étaient en lui et non ce que signifient ces syllabes? — Ad. Je comprends cela et j'en conviens.— Aug. Et ne comprends-tu pas aussi que peu importe de dire :s'appelle vertu ou se nomme vertu?— Ad. C'est clair. —Aug. Donc il est également clair qu'il n'y a point de différence entre dire: ce qui était en lui s'appelle Oui, ou se nomme Oui? Ad. Ici encore je ne vois aucune différence.

Aug. Vois-tu aussi ce que je prétends démontrer?— Ad. Pas encore — Aug. Ainsi tu ne vois pas que le nom est ce qui sert, à nommer quelque chose? — Ad. Il n'est rien au contraire que je voie plus clairement. — Aug. Tu vois donc que Oui est un nom, puisqu'on nomme Oui

1. II Cor. XI, 46.

 

192

 

ce qui était en lui? — Ad. Je ne puis le nier. — Aug. Mais si je te demandais à quelle partie du discours se rapporte Oui ; tu dirais, je présume, que c'est non pas au nom , mais à l'adverbe, quoique la raison nous enseigne aussi que l'adverbe est un nom. — Ad. C'est parfaitement vrai. — Auq. Doutes-tu encore que les autres parties du discours soient des noms dans le même sens ? — Ad. Je n'en doute pas puisque je confisse qu'elles signifient quelque chose. Mais si tu me demandais comment s'appellent ou se nomment les objets désignés par chacune d'elles, je ne pourrais répondre qu'en nommant ces mêmes parties du discours que nous n'appelons pas des noms, mais que nous sommes forcés d'appeler ainsi , je le vois bien.

15. Auq. Ne crains-tu pas qu'on ne puisse affaiblir ce raisonnement et dire que l'autorité de l'Apôtre doit être reconnue pour la doctrine et non pour l'expression; qu'ainsi le fondement de notre persuasion n'a point toute la fermeté que nous lui attribuons : car il se peut que, nonobstant la perfection de sa vie et de son enseignement, Paul ait parlé peu correctement dans cette phrase . Le oui était en lui, quand surtout il s'avoue lui-même inhabile dans la parole (1)? Que devrait-on répondre à cette objection? — Ad. Je ne vois rien à répliquer, et pour appuyer ta démonstration sur une autorité, je te prie de choisir de préférence quelqu'un de ces hommes qui passent. pour maîtres dans l'art de la parole. — Aug. Tu ccrois donc que sans recourir à quelqu'autorité, la raison est peu capable de démontrer que chaque partie du discours signifie quelque chose que l'on désigne par un nom et qui conséquemment porte un nom. Il est facile cependant de s'en assurer par la comparaison de plusieurs langues. Si tu demandes, en effet, comment les Grecs nomment ce que nous appelons qui interrogatif? tous ne répondront-ils pas qu'ils le nomment tis; Et je veux? ils le nomment Thelo. Bien? Ils le nomment kalos, Ecrit? Ils le nomment to gegrammenen. Notre conjonction et? Ils la nomment kai. Ab? Ils le nomment apo. Comment nomment-ils hélas? Ils le nomment oi. Or qui ne voit en parcourant toutes ces parties du discours, que ces questions sont exprimées correctement ? Et comment ce langage serait-il correct, si ces mêmes parties n'étaient pas des noms? Cette manière de procéder prouve donc, sans

 

1. Rom. XVI, l8.

 

recourir à l'autorité des hommes éloquents, que l'apôtre Paul a bien parlé. Qu'est-il besoin alors de chercher un auteur pour appuyer notre sentiment?

16. Soit pesanteur, soit opiniâtreté d'esprit, il est possible que tous ne se rendent pas encore, et quelqu'un pourrait objecter qu'il ne cédera que devant l'autorité de ces écrivains que tous regardent comme les législateurs du langage. Eh bien ! Qu'y a-t-il pour les lettres latines de plus éminent que Cicéron ? Mais Cicéron, dans ces célèbres discours qu'on nomme les Verrines, appelle un nom la préposition coram, que pourtant il emploie alors comme adverbe. Il est possible que je comprenne trop peu ce passage et que d'autres ou moi l'expliquions différemment. Mais voici à quoi on ne peut répliquer. Les plus grands maîtres en logique enseignent que toute proposition complète, que l'on peut soutenir ou nier, se compose d'un nom et d'un verbe; ce que Cicéron appelle quelque part un jugement. Quand le verbe est à la troisième personne, ajoutent ces maîtres, le nom doit être au nominatif, et ils ont raison ; tu peux t'en assurer avec moi. Lorsque nous disons L'homme est assis, le cheval court, tu reconnais sans doute deux jugements? — Aug. Je les reconnais.— Ad. Et dans chacun d'eux tu vois un nom: homme, dans le premier: cheval, dans second ; et un verbe également dans chacun d'eux : dans le premier, est assis, et court dans le second? — Ad. Je vois. — Aug. Si donc je me contentais de dire : Il est assis, il court , tu pourrais me demander qui ou quoi? et je répondrais: l'homme, le cheval, l'animal ou quoi que ce fût, afin d'ajouter le nom au verbe et de compléter le jugement, c'est-à-dire la proposition qu'on peut soutenir ou nier. — Ad. Je comprends. — Aug. Attention à la conclusion !

Suppose que nous voyons quelque chose dans le lointain et que nous ignorons si c'est un animal ou un rocher où quelque autre objet! Si je te disais ensuite : Puisque c'est un homme, c'est tin animal, ne serais-je pas téméraire? — Ad. Très-téméraire. Mais il n'y aurait aucune témérité à dire : Si c'est un homme, c'est un animal.— Aug. Ta réflexion est juste. Aussi bien ce si me plaît dans ta phrase; il te plaît également, et à tous deux nous déplaît le puisque de la mienne. —Ad. D'accord.— Aug. Vois maintenant si les jugements sont complets dans ces deux propositions : Le si plaît, le puisque (193) déplaît? — Ad. Parfaitement complets. — Auq. Allons, montre-moi maintenant où sont les verbes, ou sont les noms ? — Ad. Les verbes son plaît et déplaît; et les noms, évidemment, si et puisque. — Aug. Il est donc suffisamment prouvé que ces deux conjonctions sont également des noms. — Ad. Très - suffisamment prouvé. — Auq. Pourrais-tu par toi-même appliquer la même règle aux autres parties du discours? — Ad. Je le puis.

 

 

 


 

 

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CHAPITRE VI. SIGNES QUI SE DÉSIGNENT EUX-MÊMES.

 

17. Aug. Allons plus loin et dis-moi si à tes yeux tous les noms sont des mots et tous les mots des noms, comme toutes les paroles sont des noms et tous les noms des paroles? — Ad. Réellement je ne vois pas qu'il y ait entre eux d'autre différence que la différence de son. — Auq. Pour le moment je suis de ton avis, quoique plusieurs voient aussi une différence dans la signification. Maintenant il n'est pas besoin d'examiner ce sentiment. Tu remarques sans doute que nous sommes arrivés aux signes qui se désignent mutuellement, sans autre différence que celle du son, et qui se désignent eux-mêmes avec toutes les autres parties du discours. — Ad. Je ne comprends point. — Auq. Tu ne comprends pas que le mot désigne le nom et que le nom désigne le mot, et qu'il n'y a entre eux que la différence de son, quand le nom est pris dans un sens général? car le nom est pris dans un sens particulier quand on le considère comme une des huit parties du discours, à l'exclusion des sept autres. — Ad. Je comprends. — Aug. Mais c'est ce que j'ai dit en affirmant que le mot et le nom se désignent réciproquement.

18. Ad. J'y suis. Mais qu'as-tu voulu faire entendre ici : Car ils se désignent aussi eux-mêmes avec les autres parties du discours ? — Aug. N'avons-nous point vu précédemment que toutes les parties du discours peuvent s'appeler des mots et des noms, c'est-à-dire être désignées par le nom et par le mot? — Ad. Oui. — Aug. Et si je te demande comment tu appelles le nom lui-même, c'est-à-dire le son produit par cette syllabe, ne pourras-tu me répondre : le nom?— Ad. C'est juste.— Aug. Est-ce ainsi que se désigne lui-même cet autre signe que nous exprimons par ces quatre syllabes: Conjonction? car ce nom ne figure point au nombre des mots qu'il désigne. — Ad. C'est exact. — Auq. J'ai donc eu raison de dire que le nom se désigne lui-même avec tous les autres noms qu'il comprend; et tu peux sans moi en dire autant de tout mot. — Ad. C'est désormais chose facile. Mais il me vient à l'esprit que le nom se prend en général et en particulier, tandis que le mot ne se prend point pour l'une des huit parties du discours. Voilà entre eux une différence nouvelle et autre que la différence de son.

Aug. Crois-tu que nom et voix aient entre eux d'autre différence que la différence du son propre à chaque langue, à la nôtre et à la langue grecque? — Ad. Ici, je n'en vois point d'autre. — Aug. Nous voici donc arrivés à des signes qui se désignent eux-mêmes, et qui ont entre eux une signification différente, et qui: ont aussi entre eux la même signification, et qui enfin ne diffèrent que par le son; car nous venons de découvrir ce quatrième signe, il s'agit dans les trois autres du nom et de la parole. — Ad. Nous y voilà bien arrivés.

 

 

 


 

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CHAPITRE VII. RÉSUMÉ DES CHAPITRES PRÉCÉDENTS.

 

19. Aug. Veux-tu résumer ce que nous avons découvert dans cet entretien? — Ad. Je le ferai autant que je le pourrai. Je me souviens d'abord que nous avons recherché pourquoi le langage, et nous sommes convenus qu'il est destiné à instruire ou à rappeler des souvenirs. En effet, lorsque nous interrogeons quelqu'un, notre unique but est de lui faire connaître ce que nous désirons savoir. Quant au chant, il paraît provoqué par le plaisir, et n'est pas un langage proprement dit. Comme nous ne pouvons avoir l'idée d'apprendre ni de rappeler à Dieu quoi que ce soit, lorsque nous le prions, nos paroles n'ont d'autre but que de nous exciter nous-mêmes, d'exciter ou d'enseigner autrui.

Après qu'ensuite il a été constaté que les paroles ne sont que des signes, et qu'il ne peut y avoir de signe dans ce qui ne désigne rien , tu m'as proposé de travailler à montrer ce que signifie chacune des paroles du vers suivant

 

Si nihil ex tanta superis placet urbe relinqui

 

Quoique le second mot de ce vers soit très (194) usité et très-clair, nous ne découvrions pas quelle en est la signification. Il me semblait que nous n'employons pas inutilement cette expression dans le discours, qu'elle doit apprendre quelque chose. à qui l'entend et qu'elle indique peut-être l'impression d'une âme qui découvre ou croit avoir découvert que ce qu'elle cherche n'existe pas. Tu m'as répondu alors; mais par plaisanterie, et comme pour éviter je ne sais quelle profonde question, tu en as remis l'éclaircissement ù un autre moment. Ne crois pas que j'oublie non plus cet engagement contracté.

J'ai essayé ensuite d'expliquer le troisième mot du vers; tu m'as pressé alors de ne pas substituer à ce terme un terme d'égale valeur, mais de montrer plutôt la chose même que signifient ces paroles. J'ai répondu que cela était impossible parle discours, et nous en sommes venus à parler des réponses qui se font par l'indication du doigt. Je pensais que tout ce qui est corps pouvait ainsi se montrer au doigt, mais nous avons découvert qu'il n'y a que les objets -visibles: de là, je ne sais comment, nous avons parlé des sourds et des histrions qui montrent sans parler, et du geste seulement, presque toutes les choses dont on peut parler, aussi bien que les objets visibles. Nous avons reconnu toutefois que leurs gestes sont des signes.

Nous avons recommencé alors à examiner comment nous pourrions montrer, sans employer de signes, les choses mêmes que rappellent les signes. Il était manifeste qu'on montrait par quelque signe cette muraille, la couleur et toutes les choses visibles qui peuvent s'indiquer du doigt. Je disais donc, par erreur, qu'il est impossible de rencontrer rien de semblable; mais nous avons fini par tomber d'accord qu'on peut désigner, sans signe, ce que nous ne faisons point quand on nous interrogé, pourvu que nous le puissions faire après la question, excepté toutefois la nature du langage; car si on nous demande, au moment où nous parlons, ce que c'est que le langage , il est clair que nous pouvons le définir par le langage même.

20. Par là, nous avons compris que l'on montre par signes: soit ce qui est signe, soit ce qui ire l'est point ; et que l'on fait connaître, même sans signe, ce que l'on peut faire après avoir été questionné. De ces trois propositions, nous avons entrepris d'étudier et de discuter la première, avec un soin particulier. Nous avons reconnu alors qu'il y a des signes qui ne peuvent compter parmi les signes qu'ils désignent eux-mêmes; tel est le quadrisyllabe conjonction: et qu'il y a des signes qui le peuvent. ainsi, en disant : le signe , nous désignons aussi la parole, et en disant la parole, nous comprenons en même temps le signe; car le signe et la parole sont à la fois deux signes et deux paroles.

On a vu de plus que dans cette espèce de signes réciproques, il en est dont la signification est moins ou également étendue, d'autres encore qui ont la même signification. Ainsi ce dissyllabe, sine, comprend absolument tout ce qui peut désigner quoi que ce soit; mais la parole ne s'entend pas de tous les signes, elle se restreint à ceux que profère la voix articulée. Aussi est-il clair, quoique le signe désigne la parole et quoique la parole désigne le signe, c'est-à-dire quoique les deux syllabes de l'un de ces mots reportent la pensée vers les trois syllabes de l'autre, que le signe s'étend plus loin que la parole, que ces deux syllabes désignent plus d'objets que les trois. Mais la parole, prise en général, a le même sens que le nom, considéré aussi d'une manière générale. Car la raison nous a fait voir que toutes les parties du discours peuvent être des noms, puisqu'aux noms se joignent naturellement les pronoms, puisque toutes ces parties peuvent servir de nom à quelque chose et qu'il n'en est aucune quine puisse former avec le verbe une proposition complète.

Néanmoins, de ce que le nom et la parole ont une signification également étendue quand toutes les paroles sont considérées comme des noms, il ne s'ensuit pas que cette signification soit identique. Il nous a paru probable,.en effet, que des causes diverses ont fait appeler diversement le nom et la parole. La parole, avons-nous dit, affecte l'oreille, et le nom doit réveiller les souvenirs de l'esprit. On peut le prouver même par les phrases suivantes. Il est parfaitement correct de dire : Quel est le nom de cette chose, que l'on veut confier à la mémoire? mais on ne dit pas : Quelle est la parole de cet objet?

Parmi les signes dont la signification n'est pas seulement d'égale étendue, mais absolument la même, nous avons remarqué le nom et onoma. J’avais oublié , en parlant des  signes qui se désignent réciproquement, que (195) nous n'en avons découvert aucun qui ne se désigne lui-même en désignant les autres. Voilà tout ce que j'ai pu me rappeler. J'en suis persuadé, tu n'as rien avancé dans cet entretien, que tu ne le saches avec certitude. Vois donc si j'ai fait un bon résumé.

 

 

 


 

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CHAPITRE VIII. UTILITÉ DE CETTE DISCUSSION; IL FAUT, POUR RÉPONDRE, APPLIQUER L'ESPRIT A CE QUE RAPPELLE LE SIGNE.

 

21. Augustin. Ta mémoire a reproduit assez fidèlement tout ce que je demandais; et pour te l'avouer, je vois à l'heure qu'il est ces distinctions beaucoup plus clairement qu'au moment où, dans le travail de la discussion, nous les tirions ensemble de je ne sais quelles retraites obscures. Mais où doivent nous conduire tant de laborieux détours ? Il est difficile de le dire ici. Peut-être penses-tu que nous jouons et que nous détournons l'esprit des choses sérieuses pour l'appliquer à des questions d'enfants, ou bien que nous n'avons en vue que de légers et médiocres avantages; peut-être encore, si tu soupçonnes que nous devons arriver à quelque résultat considérable, aspires-tu à le voir ou au moins à l'apprendre au plus tôt. Crois-le bien; nous jouons peut-être, mais il ne faut pas apprécier ce que nous faisons, à la manière des enfants, car je n'ai pas établi dans cet entretien des divertissements futiles, et les avantages que j'en attends ne sont ni légers ni médiocres. Si néanmoins je te disais que c'est à cette vie bienheureuse et en même temps éternelle que je désire, sous la conduite de Dieu, c'est-à-dire de la vérité même, que nous parvenions en faisant ces petits pas proportionnés à notre faiblesse; peut-être te semblerais je ridicule et tu demanderais pourquoi je n'étudie pas les choses plutôt que les signes en entrant dans cette voie royale. Tu me pardonneras donc de préluder avec toi , non pour jouer, mais pour exercer les forces et la pénétration de l'esprit : nous en avons besoin pour soutenir, pour aimer la lumière et la chaleur de ces régions célestes, où réside la vie bienheureuse.— Ad. Continue plutôt comme tu as commencé. Dieu me garde à jamais de juger méprisable ce que tu estimes devoir dire ou faire !

22. Aug. Eh bien ! considérons maintenant les signes qui désignent non pas d'autres signes, mais les choses que nous avons appelées signifiables. Dis-moi d'abord si un homme est un homme. — Ad. Pour le coup, je me demande si tu ne joues pas. — Aug. Pourquoi? — Ad. Parce que tu crois devoir me demander si un homme est autre chose qu'un homme. — Aug. Ainsi tu croirais que je me joue de toi si je te faisais encore cette question : La première syllabe de ce nom est-elle autre que hom, et la seconde autre que me? — Ad. Sans aucun doute. — Aug. Mais en réunissant ces deux syllabes on a homme : le nieras-tu? — Ad. Qui le nierait? — Aug. Ecoute donc : Es-tu toi-même ces deux syllabes réunies? — Ad. Nullement. Mais je vois où tu veux en venir. — Aug. Dis-le, mais ne crois pas que je veuille t'outrager. — Ad. Tu veux conclure que je ne suis pas un homme. — Aug. Et après avoir reconnu la vérité de tout ce qui prépare cette conclusion, tu n'as point la même idée? — Ad. Je ne te ferai pas d'abord connaître mon idée, il faut que j'apprenne auparavant dans quel sens tu m'as demandé si un homme est un homme. Parlais-tu des deux syllabes du mot ou de ce qu'elles signifient? — Aug.  Réponds plutôt dans quel sens tu as entendu ma question : si elle est équivoque , tu as dû le remarquer et ne pas me répondre avant d'être sûr du sens que je lui donnais. — Ad. Que m'importait cette équivoque? J'ai répondu dans les deux acceptions. Un homme est réellement un homme : car ces deux syllabes ne sont autre chose que ces deux syllabes, et ce qu'elles signifient n'est autre chose que ce qui est.

Aug. Voilà qui est bien pensé. Mais pourquoi n'as-tu pris dans deux sens que le mot homme ? Pourquoi n'as-tu point entendu de la même manière tout ce que nous avons dit d'ailleurs? — Ad. Aussi bien comment prouves-tu que je n'ai pas pris le reste également dans deux sens? — Aug. Pour ne point parler d'autre chose, si tu n'avais vu que des syllabes dans toute cette première question, tu ne m'aurais rien répondu, et j'aurais pu paraître ne t'avoir pas interrogé. Mais après m'avoir entendu prononcer les trois mots et répéter le mot homme en disant : Si un homme est un homme, tu as vu dans les deux autres non pas les signes, mais la signification : ce qui le prouve c'est qu'aussitôt tu as cru devoir répondre à ma question avec certitude et confiance. — Ad. (196) C'est vrai. — Auq. Comment donc t'es-tu avisé de ne considérer que dans l'un. de ces mots tout à la fois le son et le sens? — Ad. Désormais je ne vois plus que le sens dans la phrase entière , et je conviens avec toi qu'il est impassible de discourir si en écoutant les paroles l'esprit ne se porte à ce qu'elles signifient. Montre-moi donc maintenant comment je me suis laissé prendre à ce raisonnement, dont la conclusion est que je ne suis pas un homme. — Auq. Je t'adresserai plutôt les mêmes questions et tu verras toi-même comment tu t'es trompé. — Ad. C'est bien.

23. Auq. Je ne renouvellerai pas ma première question, puisque tu l'as résolue. Examine donc avec plus d'attention si la première syllabe hom n'est autre chose que hom et si la seconde me n'est réellement que me. — Ad. Je t'assure que je n'y vois rien autre. — Auq. Vois encore si en les réunissant on n'a pas homme. — Ad. Jamais je ne l'avouerai; car nous sommes convenus, et avec raison, qu'à la vue du signe on doit s'appliquer à ce qu'il signifie pour ensuite accorder ou nier. Et ces deux syllabes énoncées séparément ne signifiant absolument rien, ne sont autre chose, avons-nous dit, que le son rendu par elles. — Aug. Tu le crois donc volontiers et tu en es intimement persuadé: on ne doit répondre qu'au sens indiqué par les paroles des questions. — Ad. Je ne comprends pas comment on ne le croirait pas pourvu que ce soient réellement des paroles.

Auq. Je serais curieux de savoir comment tu répondrais à cet homme spirituel dont on nous parle en riant. Il prouva, nous dit-on, qu'un lion était sorti de la bouche de son interlocuteur. Il lui avait demandé si ce que nous disons sort de notre bouche, et l'autre n'avait pu le nier. Alors, comme il était facile, il l'amena à prononcer le nom de lion, et aussitôt plaisantant sur son compte : Tu as avoué, s'écria-t-il, que tout ce que nous disons sort de notre bouche; de plus, tu ne saurais nier que tu as parlé d'un lion; donc, ô bon homme, regarde, tu viens de vomir cette grande bête. — Ad. Il n'était point difficile de se défendre contre ce plaisant. Pour moi, je n'accorderais point que tout ce que nous disons sort de notre bouche. En effet, parler c'est exprimer le signe de ce que nous disons; et ce qui sort alors de notre bouche, ce n'est pas la chose même, c'est le signe qui l'exprime. Il y a exception pour l'espèce de signes qui désignent d'autres signes et dont nous avons parlé tout à l'heure. 24. Auq. Je le vois, tu serais bien armé contre cet adversaire. Cependant si je te demande L'homme est-il un nom, que me répondras-tu? — Ad. Mais que c'est un nom ! — Aug. Comment ! Quand je te vois, c'est un nom que je vois? — Ad. Non pas.— Aug. Veux-tu donc que je tire la conséquence? — Ad. De grâce, ne la tire pas. Je déclare moi-même que je ne suis pas un homme. Quand tu m'as demandé si l'homme est un nom, comment ai-je pu répondre qu'il en est un ? Car dès ce moment il était convenu que pour dire oui ou non il faut faire attention au sens des paroles.

Auq. Il me semble toutefois qu'il ne te sera point inutile d'être tombé dans cette fausse conclusion; car c'est la loi de raison gravée dans nos âmes qui a triomphé de ta vigilance. En effet, si je te demandais : qu'est-ce que l'homme? tu pourrais répondre : un animal. Mais si j'ajoutais : quelle partie du discours est l'homme? tu ne pourrais répondre convenablement qu'en disant: le nom. Ainsi; l'homme étant à la fois un nom et un animal, c'est en tant que signe qu'il est un nom, et en tant que chose exprimée par le signe qu'il est un animal. Quand donc on me demande si l'homme est un nom, je dois répondre simplement que oui; car on me fait suffisamment entendre qu'on le considère alors en tant que signe. Et quand on me demande : est-il un animal? je dois l'affirmer avec beaucoup plus d'empressement encore. Pourquoi? parce que si l'on ne prononçait alors ni le mot de nom ni celui d'animal, et que l'on demandât seulement : qu'est-ce que l'homme? conformément à la règle naturelle, l'esprit s'attacherait au sens même des deux syllabes; il répondrait l'homme est un animal; il pourrait même donner la définition complète et dire: l'homme est un animal raisonnable et mortel. N'est-ce pas la vérité? — Ad. Je le crois parfaitement. Mais après avoir accordé que l'homme est un nom, comment échapper à cette outrageuse conclusion, que nous ne sommes pas des hommes? — Auq. Comment ! n'est-ce pas en faisant observer qu'elle n'est pas tirée dans le sens attribué par nous à la question, quand nous y avons répondu affirmativement? et si le questionneur assure qu'il donne à sa conclusion le même sens, ne le craignons point. Qu'y a-t-il de redoutable à avouer que je ne suis pas un homme, c'est-à-dire deux syllabes? (197) — Ad. Rien n'est plus vrai. Mais si rien n'est plus vrai, comme il résulte de ce que nous avons admis, pourquoi m'offenser quand on me dit : tu n'es donc pas un homme? - Auq. Parce qu'en entendant ces deux syllabes je ne puis me défendre d'attacher à cette conclusion le sens qu'elles expriment. J'obéis alors à cette règle puissante et naturelle qui commande de se reporter vers le sens exprimé, quand on entend les signes qui l'expriment. — Ad. J'aime ce que tu dis.

 

 

 


 

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CHAPITRE IX. DOIT-ON PRÉFÉRER LA CHOSE OU SA CONNAISSANCE AUX SIGNES QUI L'EXPRIMENT?

 

25. Auq. Comprends donc maintenant que les choses désignées par les signes sont préférables aux signes. Car les moyens sont toujours et nécessairement moins estimables que la fin. Penserais-tu différemment? — Ad. Je crois devoir ici ne point acquiescer légèrement. En effet le nom de boue me paraît bien supérieur à ce qu'il signifie; et ce qui nous répugne en l'entendant prononcer, n'est pas le son produit par ce terme; changes-y une lettre, au lieu de coenam écris coelum, et la boue devient le ciel. Pourtant quelle distance de l'une à l'autre ! Ce n'est donc pas au signe que j'attribuerai ce qui me répugne dans la chose, et j'ai raison de préférer le signe à la réalité. Il nous est plus agréable d'entendre l'un que de toucher l'autre.— Aug. Sage observation ! Il est donc faux que toutes les choses désignées par des signes soient préférables aux signes? — Ad. Je le crois.

Auq. Dis-moi donc ce qui a guidé ceux qui ont donné à cette boue sale et repoussante le nom qu'elle porte; je voudrais savoir si tu les approuves ou si tu les désapprouves. — Ad. Je n'ose faire ni l'un ni l'autre, et j'ignore ce qui les a guidés. — Auq. Peux-tu savoir au moins ce que tu veux lorsque tu prononces ce nom ? — Ad. Parfaitement : je veux donner un signe qui fasse connaître ou indique la boue à qui je juge nécessaire d'en savoir la nature ou la présence. — Aug. Mais ne doit-on pas préférer au nom lui-même l'enseignement que ce nom te sert à donner ou à recevoir ? — Ad. Je conviens que la connaissance obtenue par ce signe est préférable au signe; mais je n'en dis point autant de la boue elle-même.

26. Auq. Il est donc faux, comme nous l'avançions, que toutes les réalités soient plus estimables que leurs signes; mais il n'est pas faux que tous les moyens soient au-dessous de la fin. Car la connaissance de la boue, que l'on obtient au moyen du nom, est préférable à ce nom que nous avons estimé au-dessus de la boue désignée par lui; et si cette connaissance l'emporte sur le signe dont il est question entre nous, c'est uniquement parce qu'elle est le terme, au lieu que le signe est le moyen d'y arriver. C'est ce qui explique la réponse suivante faite à un glouton.

Cet adorateur de son ventre, comme parle l'Apôtre (1),disait qu'il vivait pour manger. Un homme frugal, qui l'entendait, ne put tolérer ce langage: « Ne serait-il pas beaucoup mieux, lui dit-il, de manger pour vivre? » Si le premier fut blâmé parce qu'en déclarant qu'il vivait pour manger il mettait sa propre vie au-dessous du plaisir de la bouche ; et si le second est digne d'éloges, c'est uniquement parce que, distinguant la fin des moyens, mettant les moyens au-dessous de la fin, il rappela que nous devons manger pour vivre, plutôt que de vivre pour manger. C'est ainsi, vraisemblablement, que toi-même, ou tout autre sage appréciateur, répondrais à un bavard, à un grand parleur. S'il disait : J'enseigne pour parler, ne répliquerait-on point Mon ami, pourquoi de préférence, ne parles-tu point pour enseigner?

Si tout cela est vrai, comme tu en es certain, tu vois sans doute combien les paroles sont au-dessous du but que nous nous proposons en les employant. Car l'emploi des paroles l'emporte déjà sur les paroles mêmes, puisque les paroles sont destinées à être employées par nous, et nous les employons pour instruire. Autant donc l'instruction est préférable au langage, autant le langage est préférable aux mots; ce qui élève l'instruction bien au-dessus des mots. Je voudrais savoir ce que tu pourrais objecter.

27. Ad. Je conviens que la doctrine est supérieure aux paroles. Mais j'ignore s'il n'est rien qu'on puisse objecter à la règle. qui subordonne les moyens à la fin. — Auq. Dans une occasion meilleure, nous examinerons cette question avec plus de soin. Pour le moment, ce que tu m'accordes suffit au but que je poursuis. Tu avoues en effet que nous devons

 

1. Rom. XVI, 18.

 

198

 

préférer aux signes la connaissance des choses. N'en résulte-t-il pas, à tes yeux, qu'on doit préférer aussi la connaissance des choses à la connaissance des signes?— Ad. Suis-je convenu que la connaissance des choses l'emporte sur la connaissance des signes? N'ai-je pas dit simplement qu'elle l'emporte sur les signes eux-mêmes? Je crains donc ici d'accepter, ce que tu dis. Ne pourrait-on pas observer que comme le nom de la boue est plus noble que la boue elle-même; ainsi la connaissance de ce nom l'emporte sur la connaissance de la boue, quoique le noie soit par lui-même inférieur à cette connaissance? Il y a ici quatre choses: le nom et la boue, la connaissance du nom et la connaissance de la boue. Pourquoi la connaissance du nom ne prévaudrait-elle point sur la connaissance de la boue, comme le nom l'emporte sur la boue ? Pour empêcher la première de ces connaissances de primer l'autre, faut-il la lui subordonner?

28. Auq. J'admire de tout coeur comment tu expliques ta pensée sans rétracter ce que tu as accordé. Tu le crois sans doute aussi, ce nom de deux syllabes, vice, vaut mieux que ce qu'il signifie, quoique la connaissance du nom soit bien moins utile que la connaissance des vices. Tu peux encore distinguer ici et considérer ces quatre choses: le nom et le -vice, la connaissance du nom et la connaissance du vice. Nous pouvons sûrement préférer le nom au vice dans ce vers de Perse: «Il s'étonne du vice (1), » le nom du vice est plutôt un ornement qu'un défaut, quoique le vice même soit blâmable dans tout homme vicieux. Mais il n'en est pas ainsi de la connaissance des vices; elle est bien préférable à la connaissance du nom.

Ad. Tu la crois préférable lors même qu'elle rend si malheureux? N'est-il pas vrai qu'au dessus de toutes les peines imaginées par la cruauté et infligées par la passion des tyrans, le même poète place le supplice des misérables, forcés de reconnaître les vices qu'ils ne sauraient éviter ? — Aug. Tu peux, sous ce rapport, nier aussi qu'on doive préférer la connaissance de la vertu à la connaissance de son nom; puisque voir la vertu, sans la posséder, est un supplice que ce satirique appelle sur la tête des tyrans (2). — Ad. Dieu me préserve de cette folie! Je comprends en effet qu'il ne faut point accuser les connaissances dont la meilleure éducation

 

1. Perse, Satire III, v. 32. — 2. Ibid. v. 35-38.

 

enrichit l’esprit. Cependant on doit considérer, comme Perse, je crois, l'a fait, que les plus malheureux d'entre les mortels sont ceux que ce puissant remède de la connaissance ne saurait guérir. — Aug. C'est bien: mais quel que soit le sentiment de Perse, que nous importe ? Ce n'est pas à l'autorité de ces profanes que nous sommes assujétis en de telles matières. De plus, s'il faut préférer une connaissance à une autre, il n'est pas facile de l'expliquer ici. Je me contente de ce qui est convenu, savoir que si la connaissance des choses ne prime pas la connaissance des signes, elle prime sûrement les signes eux-mêmes.

Examinons donc avec un soin nouveau quelles sont les choses dont nous avons dit qu'on les montre par elles-mêmes et sans l'emploi. d'aucun signe, comme parler, marcher, s'asseoir, être couché et d'autres de ce genre. — Ad. Je me rappelle ce que tu dis.

 

 

 

 


 

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CHAPITRE X. PEUT-ON ENSEIGNER SANS SIGNES? — LES MOTS NE DONNENT PAS LA CONNAISSANCE.

 

29. Auq. Crois-tu que nous puissions montrer sans signés absolument tout ce que nous pouvons faire aussitôt qu'on nous interroge? Signales-tu quelque exception? — Ad. Après avoir considéré à plusieurs reprises toutes ces sortes de choses, je n'en trouve encore aucune qu'il soit possible de montrer sans signe. Je ne ferai peut-être d'exception que pour le langage, et lorsqu'on est prié d'expliquer ce que l'on entend par instruire. En effet, quoi que je fasse, après avoir été interrogé, pour enseigner celui qui m'a questionné, je vois clairement que la lumière ne lui viendra point de la chose même qu'il me prie de lui montrer. Supposons, comme il a été dit, que je suis arrêté ou que je suis occupé d'autre chose. On me demande ce que c'est que marcher; et marchant aussitôt j'essaye de l'apprendre, sans signe, à qui m'a questionné. Comment l'empêcher alors de croire que marcher c'est simplement marcher autant que j'ai marché? Et pourtant il sera trompé, s'il le croit; et s'il voit un homme marcher un peu plus ou un peu moins que je ne l'ai fait, il sera persuadé qu'il n'a point marché. Ce que j'ai dit de marcher s'étend à tout ce que j'avais accordé qu'on peut montrer (199) sans signe: je n'en excepte que les deux cas dont je viens de parler.

30. Aug. J'agrée ce que tu dis. Mais. ne te semble-t-il pas qu'autre chose est parler et autre chose instruire?— Ad. Il me semble assurément que c'est autre chose, sans quoi on n'enseignerait jamais qu'en parlant. Or, puisqu'on enseigne souvent avec d'autres signes que les paroles, qui doutera qu'il y ait une différence ? — Aug. Mais entre instruire et désigner, y a-t-il, oui ou non, encore une différence ? — Ad. Je crois qu'il n'y en a point.— Aug. Dire que nous désignons pour instruire, n'est-ce pas bien parler?— Ad. C'est très-bien parler. — Aug. Et si quelqu'un prétendait que nous instruisons pour désigner, ne serait-il point facile de le réfuter par cette réflexion que tu viens d'approuver ? — Ad. Oui. — Aug. Si donc nous désignons pour instruire et si nous n'instruisons pas pour désigner, instruire est différent de désigner. — Ad. Tu dis vrai et j'ai eu tort de répondre que l'un est la même chose que l'autre.

Aug. Réponds maintenant à ceci : Peut-on enseigner autrement que par signe ce que c'est qu'enseigner ? — Ad. Je ne vois pas de quelle autre manière on le pourrait. — Aug. Ce que tu as dit tout à l'heure est donc faux, savoir qu'on peut sans signes enseigner ce que c'est qu'enseigner lorsqu'on est interrogé sur ce point. Il est clair effectivement qu'on ne peut le faire sans recourir à des signes, puisque, de ton aveu, désigner est autre chose qu'enseigner. Et s'il y a différence entre ces deux termes, comme il est manifeste, si de plus, l'un ne s'éclaircit que par l'autre, il ne se fait point connaître par lui-même, ainsi que tu le croyais. C'est pourquoi, à l'exception du langage qui s'explique lui-même comme il explique le reste, nous n'avons encore rien découvert qu'on puisse montrer sans signe; et le langage lui-même étant un signe, il n'y a absolument rien, je crois, que fon puisse enseigner sans signes. — Ad. Je n'ai aucune raison de te contredire.

31. Aug. Il est donc prouvé qu'on n'enseigne rien sans signes, et que la connaissance nous doit être plus chère que les signes qui la communiquent. Il est possible néanmoins que tous les objets ne soient pas préférables à ce qui en est le signe. — Ad. Je le crois. — Aug. Mais par combien de circuits sommes-nous parvenus à un résultat si minime! T'en souvient-il? Depuis, et il y a longtemps, que nous combattons à coups de paroles, nous avons travaillé à résoudre trois questions: 1° S'il n'est rien qu'on puisse enseigner sans signes ; 2° s'il est des signes qu'on doive préférer aux objets qu'ils rappellent; et 3° si la connaissance des choses l'emporte sur les signes.

Mais voici une quatrième question dont je voudrais apprendre de toi la solution en peu de mots : Crois-tu comprendre ces vérités au point de ne pouvoir plus en douter? — Ad. Je voudrais que par tant de circuits et de détours, on fût parvenu à la certitude. Mais je ne sais ce qui me préoccupe dans ta question et m'empêche d'y répondre affirmativement. Il est vraisemblable que tu ne me l'aurais point adressée, si tu n'avais quelque objection à élever contre elle. J'y vois une complication nui m'empêche de tout considérer et de répondre tranquillement; je crains qu'il n'y ait dans ses obscurs replis quelque chose qui échappe au regard de mon esprit. — Aug. Cette hésitation me plaît, elle prouve que tu n'es point téméraire, et il importe de ne l'être pas pour conserver la paix; car il nous est difficile,de ne point nous troubler lorsque dans le conflit de la discussion on ébranle, et on nous arrache en quelque sorte des mains les convictions que nous gardions avec bonheur. Autant donc il est juste de céder, quand où â bien considéré et bien compris les raisons; autant il est dangereux de prendre l'inconnu pour le connu. Si nous voyons tomber ce que nous regardions comme des vérités fermes et inébranlables,n'est-il pas à craindre que le contre-coup ne nous jette dans la haine ou la peur du raisonnement, et que nous ne refusions de croire aux vérités le mieux démontrées?

32. Revenons et examinons en peu de mots si ton doute est fondé. Supposons un homme qui ne sait comment les oiseaux se prennent aux roseaux et à la glu. Il rencontre un oiseleur qui, chargé de sou attirail, ne tend pas encore, mais chemine. A cette vue, il presse le pas; puis, étonné comme il doit l'être, il se demande pourquoi tout cet appareil. Frappé de l'attention qu'il porte sur lui, l'oiseleur, pour montrer son adresse, prépare ses roseaux, et apercevant quelque oiseau à sa portée, il le frappe d'un coup de flèche et d'épervier, le prend et l'enlève. Ne serait-ce point, sans employer aucun signe, montrer au spectateur, par la réalité même, ce que celui-ci désirait savoir?

Ad. Mais ne verrait-on pas ici ce que j'ai (200)  remarqué de celui qui demande ce que l'on entend par marcher? Je le crains, car on n'a pas montré complètement, selon moi, en quoi consiste cette chasse aux oiseaux. — Auq. Il est facile de te délivrer de cette inquiétude. Je suppose donc encore que ce spectateur serait assez intelligent pour se faire une idée de tout cet art par ce qu'il en a vu. Il nous suffit en effet que sur un nombre limité de matières on puisse, sans aucun signe, instruire quelques hommes seulement. — Ad. Mais aussi je puis ajouter, de celui dont j'ai parlé, que s'il est bien intelligent, quelques pas suffiront pour lui faire comprendre ce que c'est que marcher.— Aug. Je te le permets, et loin de m'y opposer je t'y engage.

Tu vois en effet que tous deux nous arrivons à cette conclusion : Il est des choses que l'on peut enseigner sans employer des signes; et nous avons eu tort de croire, comme nous le faisions naguère, que rien absolument ne peut se montrer sans ce moyen. Je vois maintenant, non pas un ou deux, mais des milliers d'objets qui se révèlent par eux-mêmes et sans signes. Comment en douter, je te demande? Sans parler des hommes, de leurs théâtres et des spectacles sans nombre où ils montrent la réalité sans le recours à aucun signe, est-ce que Dieu, est-ce que la nature ne mettent pas sous nos yeux ce soleil et cette lumière qui éclairent et font tout briller dans l'univers, la lune et les astres, les terres et les mers et les êtres innombrables qu'elles produisent.

33. Mais en considérant avec une attention nouvelle, que trouveras-tu dont nous nous instruisions par signes? En vain on me fait un signe, il ne peut rien m'apprendre si j'ignore ce qu'il rappelle; et si je le sais, que m'apprend-il? Quand je lis : « Et leurs saraballes ne furent point altérées (1) , » le mot ne me fait point voir l'objet dont il est question. Si ce nom désigne quelques ornements de tête , est-ce que j'apprends , quand on le prononce, ce que l'on entend par tète ou par ornements? Je le savais auparavant; et cette connaissance m'était venue, non en les entendant nommer par d'autres, mais en les voyant moi-même. La première fois que mes oreilles furent frappées du bruit de ce dissyllabe tête, j'étais aussi étranger à sa signification qu'en entendant ou en lisant pour la première fois le terme de saraballes. Mais à force d'entendre

 

1. Dan. III, 94.

 

répéter le mot tête, je m'aperçus qu'il était le nom de ce que je connaissais parfaitement pour l'avoir vu. Ce n'était pour moi qu'un son avant cette remarque; je sus qu'il était un signe quand j'eus appris ce qu'il signifiait et ce que j'avais vu par moi-même, comme je l'ai dit. Ainsi le signe s'apprend plutôt après la chose qu'il ne l'apprend lui-même.

34. Afin de le comprendre plus clairement, suppose que pour la première fois nous entendons le mot tête. Nous ignorons si cette parole n'est qu'un son ou si de plus elle est un signe. Nous cherchons à connaître alors, non pas, qu'il t'en souvienne, la tête elle-même, mais le signe entendu; car nous ignorons ce signe tant que nous ne connaissons pas à quoi il se rapporte. Eh bien ! si pour répondre à nos désirs on nous indique du doigt la tête elle-même, nous apprenons en la voyant la valeur du signe que nous avions entendu sans le comprendre.

Dans ce signe il y a deux choses: le son et la signification. La perception du son ne nous vient pas du signe, mais du son même qui frappe l'oreille. Quant à la signification, nous la connaissons en voyant son objet. En effet, cette indication de mon doigt ne peut désigner d'autre objet que celui vers lequel elle se dirige. Or elle se dirige vers la tête elle-même et non vers le signe qui la rappelle. Comment donc cette indication pourrait-elle me faire connaître soit la tête, puisque je la connaissais, soit son signe, puisque ce n'est pas vers lui que je dirige mon doigt? Et encore je m'inquiète assez peu de cette indication; car elle me semble rappeler plutôt que l'on montre, qu'elle ne montre l'objet lui-même. Ainsi en est-il de l'adverbe voilà. Si en le prononçant nous y joignons habituellement l'indication du doigt, c'est dans la crainte qu'un signe unique ne soit pas suffisant.

Et ce que je m'efforce surtout de te persuader, s'il est possible, c'est que nous n'apprenons rien par le moyen des signes nommés paroles; car comme je l'ai dit, ce n'est pas le signe qui nous donne la connaissance de la chose, mais plutôt la connaissance de la chose nous fait connaître la valeur du mot, c'est-à-dire le sens caché dans le son.

35. Je puis appliquer aux ornements et à une infinité d'autres objets ce que j'ai dit de la tête. Je connaissais ces ornements, mais j'ignorais jusqu'alors qu'on les désignât sous le nom de saraballes. Si on me les indique du geste, si on les peint, (201) si on me montre à quoi ils ressemblent, je ne dirai pas qu'on ne me les fait point connaître, et je le prouverai facilement en ajoutant quelques mots; je dis seulement qu'on ne me les fait point connaître par la parole. Mais si au moment où je suis appliqué à les regarder on me dit tout à coup : voilà des saraballes, j'apprendrai ce que je ne savais point encore; je l'apprendrai, non par les paroles qui me sont adressées, mais par la vue de l'objet; c'est cette vue en effet qui m'a fait comprendre la signification du nom de saraballes. Je ne l'ai pas connue sur le témoignage d'autrui, mais sur le témoignage de mes propres yeux; Le témoignage étranger a pu seulement éveiller mon attention, c'est-à-dire me porter à étudier du regard ce qui était devant moi.

 

 

 

 


 

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CHAPITRE XI. LES PAROLES RETENTISSENT A L'OREILLE ; LA VÉRITÉ ENSEIGNE L'ESPRIT.

 

36. Voilà tout ce que peuvent les paroles dire qu'elles nous excitent à étudier sans nous faire rien connaître, c'est leur accorder beaucoup. Il faut, pour m'instruire, me mettre sous les yeux, devant quelqu'autre sens corporel ou même devant l'esprit, ce que je veux connaître. Ainsi les paroles ne nous apprennent que des paroles, ou plutôt le son et le bruit qu'elles produisent. Car si la parole est essentiellement un signe, en vain j'ai entendu la même parole, j'ignore que c'est une parole avant de savoir ce qu'elle signifie. La connaissance des choses complète donc la connaissance des paroles , et en entendant des mots , on n'apprend pas même des mots. Car nous n'apprenons pas ceux que nous savons, et pouvons-nous avancer que nous savons ceux que nous ignorons, avant d'en avoir saisi le sens? Or ce qui fait saisir le sens, ce n'est pas le bruit qui frappe l'oreille, c'est la connaissance de l'objet que le mot désigne. Rien n'est plus vrai que le dilemme suivant : lorsque des paroles sont prononcées devant nous, nous savons ce qu'elles signifient ou nous ne le savons pas. Si nous le savons, elles nous le rappellent plutôt que de le faire connaître; si nous ne le savons pas, il est évident qu'elles n'en réveillent pas le souvenir, peut-être nous excitent-elles simplement à nous instruire.

37. Tu avoueras sans doute que ces saraballes ne nous étant connues que de nom, il nous est impossible de les connaître réellement sans les avoir vues, et que le nom même ne pourra nous être pleinement connu avant elles; mais diras-tu: Avons-nous appris autrement que par des paroles ce que nous savons de ces trois enfants; comment leur foi et leur piété ont triomphé du prince et des flammes, comment ils ont chanté les louanges de Dieu et mérité d'être comblés d'honneurs par leur propre ennemi? Nous savions déjà, répondrai-je, tout ce que signifient ces paroles; je connaissais ce qu'on entend par trois enfants, une fournaise, des flammes, un roi, ce que c'est que d'être préservé des atteintes du feu et tout ce qu'expriment d'ailleurs ces paroles. Pour Ananias, Azarias et Misaël, ils me sont aussi inconnus que ces saraballes, et les noms qu'ils portent ne m'ont point aidé ni n'ont pu m'aider à les connaître. Tout ce que rapporte cette histoire s'est accompli fidèlement à cette époque; je le crois plutôt que je ne le sais.

Les saints auteurs, en qui notas avons foi, n'ignorent pas cette dernière différence; car un prophète a dit: « Si vous ne croyez, vous ne comprendrez point (1). » Il n'aurait point parlé de cette sorte s'il avait estimé qu'il n'y a point de distinction entre savoir et croire. Je crois ce que je comprends, mais je ne comprends pas tout ce que je crois. Or, ce que je comprends, je le sais; je ne sais donc pas tout ce que je crois. Je n'ignore pas néanmoins combien il m'est utile de croire même beaucoup de choses que je ne sais pas, et entre autres cette histoire des trois enfants. Si donc il m'est impossible de savoir la plupart des choses, je sais au moins combien il m'est avantageux de les croire.

38. Mais comment parvenons-nous à comprendre? Ce n'est point en consultant l'interlocuteur (lui fait bruit au dehors, c'est en consultant, au dedans, la vérité qui trône dans l'esprit, et que peut-être les paroles entendues nous portent à consulter. Or, cette vérité que l'on consulte et qui enseigne, c'est le Christ lui-même, c'est-à-dire l'immuable vertu de Dieu et son éternelle sagesse, dont il est dit qu'il habite dans l'homme intérieur (2). Il est vrai, toute âme raisonnable consulte cette divine sagesse ; mais elle ne se révèle à chacun que dans la proportion de sa volonté, bonne ou mauvaise, et quand on se trompe, ce n'est pas la faute de la vérité consultée. Est-ce à la

 

1. Isaïe, VII, 9, selon les Sept. — 2.Ephés. III, 16, 17.

 

 

202

 

lumière extérieure qu'on doit attribuer les fréquentes illusions du regard corporel? et ne consultons-nous pas cette lumière sur les choses visibles? Ne lui demandons-nous pas de nous les montrer autant que notre vue en est capable?

 

 

 


 

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CHAPITRE XII. LE CHRIST EST LA VÉRITÉ, IL ENSEIGNE AU DEDANS.

 

39. Ainsi , pour juger des couleurs nous consultons la lumière; pour juger des choses sensibles nous consultons ce qui est dans ce monde, les corps, et nos propres sens ; ils sont comme les interprètes dont se sert l'esprit pour arriver à la connaissance du monde matériel; et pour ce qui est du ressort de l'intelligence, nous interrogeons par la raison la vérité intérieure. Comment donc prouver que les paroles nous apprennent autre chose que le son dont elles frappent nos oreilles ? Nous ne connaissons rien que par les sens ou par l'esprit. On appelle sensibles les choses que nous percevons par les sens, et intelligibles celles que nous percevons par l'esprit; ou bien, pour parler comme nos auteurs chrétiens, les unes se nomment charnelles et les autres spirituelles. Questionnés sur les premières, nous répondons, si elles sont là, conformément à nos impressions sensibles. Ainsi pendant que nous regardons la nouvelle lune, on nous demande ce qu'elle est, ou bien où elle est. Ne la voit-on pas ? on croit, souvent même on ne croit pas à ce que nous répondons; mais on n'apprend réellement ce qu'elle est qu'en la voyant soi-même; et ce sont alors non pas les paroles extérieures, mais les choses même et les sens qui instruisent; puisque les paroles ne produisent pas un autre son, que l'on voie ou que l'on ne voie pas.

Si l'on nous interroge, non sur ce qui frappe actuellement nos sens, mais sur ce qui les a frappés, nous ne montrons pas alors les objets eux-mêmes, mais les images imprimées par eux et confiées à la mémoire. Comment les dire vraies puisqu'elles ne sont pas la réalité ? Je l'ignore absolument. Le seul moyen de ne pas mentir est de répondre , non pas que l'on voit, que l'on perçoit ces objets, mais qu'on les a vus et perçus. Ces images sont donc, dans les profondeurs de notre mémoire, comme des monuments de ce qui a frappé nos sens; et

quand nous contemplons ces monuments avec une conscience droite, notre langage n'est point trompeur. Or, c'est pour nous que subsistent ces monuments; si en effet celui qui m'écoute a senti et vu ce que je dis, mes paroles ne lui apprennent rien, il reconnaît tout dans les images qu'il porte également avec lui; si au contraire il ne l'a point vu, n'est-il pas manifeste qu'il me croit plutôt qu'il ne me comprend ?

40. Quand il s'agit de ce que voit l'esprit, c'est-à-dire l'entendement et la raison , nous exprimons, il est vrai, ce que nous voyons en nous, à la lumière intérieure de cette vérité qui répand ses rayons et sa douce sérénité dans l'homme intérieur; mais là encore, si celui qui nous écoute voit clairement dans son âme ce que nous voyons nous-mêmes; ce ne sont pas nos paroles qui l'instruisent, c'est le pur regard de sa contemplation. Je ne l'enseigne pas lorsque j'énonce la vérité qu'il voit; mes paroles ne lui apprennent rien. Dieu lui montre les choses, il les voit, et lui-même pourrait répondre si on l'interrogeait. Comment donc, sans la plus grande absurdité, s'imaginer que mes paroles l'instruisent, quand avant d'entendre ce que je dis, il pourrait l'expliquer lui-même à qui le questionnerait? Si, comme il arrive souvent, il nie d'abord ce que d'autres questions lui font accorder ensuite, on doit l'attribuer à la faiblesse de son regard: il ne peut distinguer la vérité tout entière aux rayons de la lumière intérieure; et pour la lui faire voir progressivement, des questions successives lui mettent sous les yeux chacune des parties dont se forme l'objet que d'abord il ne pouvait voir entièrement. Qu'on ne s'étonne pas qu'il y soit amené par les paroles de l'interlocuteur; ces paroles ne l'enseignent pas, elles lui adressent des questions proportionnées à son aptitude de recevoir l'enseignement intérieur. Prenons un exemple :

Je suppose que je t'interroge sur le sujet même que nous traitons, je te demande si les paroles ne peuvent rien enseigner. Cela te paraît d'abord absurde, parce que tu es encore incapable de saisir cette question dans tout sou ensemble. Je dois donc proportionner mes questions à tes forces, considérer jusqu'à quel point tu peux écouter le Maître intérieur, et te dire La vérité que tu reconnais dans mes paroles et don tu es certain, que tu certifies savoir, comment l'as-tu apprise? Tu répondras peut-être (203) que je te l'ai enseignée; j'ajouterai alors: Mais si je te disais que j'ai vu quelqu'un voler dans les airs, mon témoignage t'en rendrait-il aussi sûr que si tu entendais déclarer que les hommes sages sont préférables aux insensés ? Tu le nierais assurément, et tu répondrais que tu ne crois pas ma première affirmation, ou que tu la crois sans la comprendre, tandis que tu comprends parfaitement la seconde. Tu reconnaîtrais ainsi que mes paroles ne t'ont rien appris, soit en assurant ce que tu ne comprends pas, soit en rappelant ce que tu savais déjà; puisque, interrogé, tu aurais pu jurer que tu ignores la première assertion et que tu connais la seconde. C'est alors que tu répondrais affirmativement à ma question générale, après l'avoir niée comme absurde; car tu reconnaîtrais la clarté et la certitude de ces propositions partielles dont elle se forme : Quelles que soient ces assertions, l'interlocuteur ignore si elles sont vraies, ou il sait qu'elles sont fausses, ou il est sûr qu'elles sont vraies. Dans le premier de ces trois cas, ou il croit, ou il opine, ou il doute ; il résiste et nie dans le second; il atteste dans le troisième; jamais donc il n'apprend. A-t-on rien appris de moi, quand on ignore ce que j'ai dit, quand on en reconnaît la fausseté, et qu'on était capable de parler comme moi, si l'on eût été interrogé ?

 

 

 


 

 

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CHAPITRE XIII. LA PAROLE NE MANIFESTE MÊME PAS LES SENTIMENTS INTÉRIEURS.

 

41. C'est pourquoi, lorsqu'il s'agit des choses qui sont du domaine de l'esprit, il serait inutile à qui ne peut les voir, d'en entendre parler, s'il n'était avantageux de les croire tant qu'on ne les comprend pas. Mais celui qui peut les voir est intérieurement le disciple de la vérité, au dehors le juge de qui en parle ou plutôt de son langage. Souvent, en effet, il sait mieux ce qu'il entend que celui qui le dit. Qu'un épicurien, jugeant l'âme mortelle, vienne à exposer ce qu'ont dit les sages en faveur de l'immortalité de l'âme, en présence d'un homme capable de considérer les choses spirituelles; ce dernier juge vraies les raisons qu'il entend, tandis que la premier ignore si elles sont fondées ou plutôt les croit très-fausses. Peut-on alors estimer qu'il enseigne ce qu'il ne (203) sait pas? Il emploie néanmoins les mêmes paroles que s'il savait.

42. Ainsi donc, on ne peut pas même assurer que le langage manifeste les dispositions de celui qui parle ; puisqu'on ne sait pas s'il est convaincu de ce qu'il dit. Songe de plus aux menteurs et aux trompeurs: tu reconnaîtras facilement que loin de révéler toujours les sentiments du cœur, la parole sert aussi à les voiler. Je n'en doute pas, ce qu'essaient, ce que professent en quelque sorte les hommes véridiques, c'est de montrer leur âme, et on les croirait, de l'aveu de tous, si la parole était interdite aux menteurs. Souvent néanmoins nous avons remarqué, en nous-mêmes et dans d'autres, que les paroles n'expriment pas ce que l'on pense, et ceci peut, selon moi, se faire de deux manières . Tantôt on récite de mémoire et souvent après s'être peu pénétré, tout en pensant à autre chose, comme il nous arrive fréquemment en chantant les hymnes; tantôt la langue indocile prononce malgré nous des paroles pour d'autres paroles; et l'on n'entend pas l'expression de ce que nous avons dans la pensée. Les menteurs, sans doute, pensent aussi à ce qu'ils disent; et tout en ignorant s'ils disent vrai, nous savons cependant que leur esprit en est occupé, à moins qu'ils n'éprouvent l'un des deux accidents dont je viens de faire mention. Veut-on soutenir que réellement ils y sont de temps en temps sujets et qu'on s'en aperçoit alors? Quoique souvent on ne s'en aperçoive pas et que j'y aie été pris souvent , je ne fais aucune résistance.

43. Ici se présente une autre source d'erreurs; presque partout répandue, elle produit des dissensions et des luttes sans nombre. C'est quand celui qui parle exprime à la vérité sa pensée, mais n'est compris que de lui et de quelques autres, tandis que son langage est autrement entendu de celui à qui il s'adresse et de plusieurs. On vient nous dire qu'il est des animaux qui surpassent l'homme en vertu. Ce langage nous révolte, et nous repoussons avec une grande animation ce sentiment aussi pernicieux qu'il est faux. Mais par vertu on entend la force des organes, et sous ce nom l'on désigne cette pensée; on ne ment pas , on ne se trompe pas pour le fond, on n'a pas cherché à voiler son idée en confiant ces paroles à la mémoire; ce n'est pas une méprise de la langue qui a fait entendre ce qu'on ne voulait pas; seulement on désigne sous un nom différent (204) une pensée véritable; et nous serions promptement d'accord, s'il nous était donné de voir cette pensée qu'avec des paroles et des explications on n'a pu nous montrer encore. La définition est, dit-on, le remède à cette erreur, et si dans la question présente on définissait ce que l'on entend par vertu, il serait manifeste qu'il n'y a point controverse sur le fond, mais sur un mot. J'y consens; mais combien peut-on trouver d'esprits qui soient capables de bien définir? N'a-t-on pas aussi combattu souvent les définitions en général ? Ce n'est pas le lieu d'en parler, et je ne partage aucunement cet avis.

44. Je n'observe pas que fréquemment nous. entendons mal, et qu'il nous arrive de contester longuement comme si nous avions parfaitement entendu. C'est ainsi que dernièrement lorsque j'eus désigné la compassion en langue punique, tu prétendis avoir appris, des plus entendus dans cette langue, que l'expression employée par moi signifiait la piété. Je résistai, je soutins que tu avais entièrement oublié ce que tu avais appris; je croyais que tu avais nommé la foi et non la piété, car tu étais fort près de moi et ces deux mots présentent des consonnances trop diverses pour tromper l'oreille. Ignorant ce que tu avais dit réellement, je fus longtemps à croire que tu ignorais aussi ce que tu avais entendu. Car si je t'avais bien écouté, il ne m'aurait point paru absurde que le même terme exprimât en langue punique la piété et la compassion. Ces méprises se renouvellent fréquemment; mais n'en parlons point. on pourrait croire que je reproche au langage la négligence ou la surdité de ceux qui l’écoutent: il est plus douloureux de ne pouvoir, comme je l'ai dit plus haut, connaître la pensée de celui qui nous parle, lors même que nous entendons clairement ses paroles et qu'il s'énonce dans la même langue que nous.

 

 

 


 

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CHAPITRE XIV. L'HOMME PARLE AU DEHORS, LE CHRIST ENSEIGNE AU DEDANS.

 

45. J'admets qu'après avoir bien entendu et bien compris, on puisse savoir que le langage est conforme à la pensée. Je ne parle point de ce cas; mais s'ensuit-il, comme nous l'examinons ici, que l'on apprend alors si ce langage est vrai? Les maîtres prétendent-ils communiquer leurs propres sentiments? Ne veulent-ils pas que l'on s'applique plutôt à comprendre et à retenir les Sciences qu'ils croient faire connaître? Et qui serait assez follement curieux pour envoyer son fils apprendre, dans une école, ce que pense le maître? Quand celui-ci a expliqué dans ses leçons les matières qu'il fait profession d'enseigner, les règles mêmes de la vertu et de la sagesse; c'est alors que ses disciples examinent en eux-mêmes s'il leur a dit vrai, consultant, comme ils peuvent, la vérité intérieure. C'est donc alors qu'ils apprennent. Reconnaissent-ils que l'enseignement est vrai? ils le louent; mais ils ignorent que les maîtres à qui s'adressent leurs louanges sont plutôt enseignés qu'enseignants, pourvu toutefois qu'ils comprennent eux-mêmes ce qu'ils disent. Ce qui nous porte à leur donner le nom faux de maîtres, c'est que la plupart du temps il n'y a aucun intervalle entre la parole et la pensée; et parce que la vérité intérieure enseigne aussitôt après l'éveil donné par le discours, on croit avoir été instruit par le langage qui a retenti aux oreilles.

46. Si l'on considère avec attention les avantages de la parole, ils sont importants; une autre fois, si Dieu le permet, nous les examinerons tous. En te prévenant ici de ne pas les exagérer, j'ai voulu arriver avec toi, non plus seulement à croire , mais à commencer de comprendre combien est vrai le divin témoignage qui nous défend d'appeler sur la terre quelqu'un notre maître, car nous n'avons tous qu'un Maître dans le ciel (1).

Quelle est la gloire de ce Maître dans le ciel ? lui-même nous l'apprendra. Il veut que les hommes nous avertissent au dehors par des signes, afin que recueillis intérieurement en lui-même nous soyons instruits par lui. L'aimer et le connaître, c'est la vie bienheureuse. Tous proclament qu'ils la cherchent; et il en est peu qui goûtent la joie de l'avoir trouvée.

Mais dis-moi ton sentiment sur tout ce discours. Reconnais-tu la vérité dans tout ce que j'ai dit? C'est que, si l'on t'eût questionné sur chaque pensée, ta réponse aurait fait connaître que tu la savais déjà; et tu vois de cette manière Qui te les a enseignées: ce n'est pas moi puisque tu m'aurais tout dit, si je te l'avais demandé. Remarques-tu que je n'ai pas dit vrai? ce n'est ni Lui ni moi qui t'avons enseigné : moi, parce

 

1. Matth. XXIII, 8-15.

 

205

 

que jamais je ne puis rien enseigner ; Lui, parce que tu ne peux encore recevoir ses leçons.

Ad. Voici ce que j'ai recueilli de l'avertissement donné par tes paroles : les paroles ne peuvent qu'exciter l'homme à s'instruire, et ce qui se montre à nous da la pensée, quelle qu'elle soit, de celui qui parle, est fort peu de chose. Celui-là seul nous apprend si l'on dit vrai, qui nous a avertis, quand il parlait aux oreilles, qu'il habite en nous. Désormais, par sa grâce, je l'aimerai avec d'autant plus d'ardeur que je comprendrai mieux ses leçons. Ce qui fait cependant que je te remercie de ce discours suivi, c'est que tu as prévenu et résolu les difficultés que je me préparais à élever; il ne me reste aucun doute, et l'oracle intérieur m'a donné, sur tous ceux que j'avais, la même réponse que toi.

 

Traduction de M. l'abbé RAULX.

 

 


 

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