DE L'ORDRE
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DE L'ORDRE (1).

 

Traduction de M. l’abbé RAULX.

 

DE L'ORDRE (1).

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE PREMIER. AVANT-PROPOS. TOUT EST RÉGI PAR LA DIVINE PROVIDENCE

CHAPITRE II. L'OUVRAGE DÉDIÉ A ZÉNOBIUS. — . PERSONNAGES DU DIALOGUE.

CHAPITRE III. PREMIÈRE DISCUSSION. — CE QUI Y DONNA LIEU.

CHAPITRE IV. RIEN ABSOLUMENT NE SE FAIT SANS CAUSE.

CHAPITRE V. DIEU GOUVERNE TOUT AVEC ORDRE.

CHAPITRE VI. L’ORDRE EMBRASSE TOUT.

CHAPITRE VII. DIEU N'AIME PAS LE MAL, ET CEPENDANT LE MAL ENTRE DANS L'ORDRE.

CHAPITRE VIII. LICENTIUS ENFLAMMÉ D'ARDEUR POUR LA PHILOSOPHIE. — MONIQUE LE RÉPRIMANDE. — UTILITÉ DES SCIENCES LIBÉRALES.

CHAPITRE IX. DEUXIÈME DISCUSSION. — L'ORDRE CONDUIT A DIEU.

CHAPITRE X. QU'EST-CE QUE L'ORDRE? COMMENT IL FAUT COMPRIMER LES MOUVEMENTS DE RIVALITÉ ET DE VAINE OSTENTATION, DANS LES JEUNES GENS QUI ÉTUDIENT LES LETTRES.

CHAPITRE XI. MONIQUE NE DOIT POINT ÊTRE ÉLOIGNÉE D'UNE DISCUSSION PHILOSOPHIQUE.

LIVRE SECOND.

CHAPITRE PREMIER. PREMIÈRE DISCUSSION. EXAMEN DE LA DÉFINITION DE L'ORDRE.

CHAPITRE II. QU'EST-CE QU'ÊTRE AVEC DIEU? COMMENT LE SAGE DEMEURE IMMOBILE EN DIEU.

CHAPITRE III. LA FOLIE EST-ELLE EN DIEU ?

CHAPITRE IV. L'HOMME FAIT-IL AVEC ORDRE CE QU'IL A TORT DE FAIRE? LE MAL RAMENÉ A L'ORDRE CONCOURT A LA BEAUTÉ DE L'UNIVERS.

CHAPITRE V. COMMENT REMÉDIER A L'ERREUR DE CEUX QUI NE CROIENT PAS A L'ORDRE DANS LE MONDE.

CHAPITRE VI. DEUXIÈME DISCUSSION. — L'ESPRIT DU SAGE EST IMMOBILE.

CHAPITRE VII. QUEL A PU ÊTRE L'ORDRE QUAND LE MAL N'ÉTAIT PAS ?

CHAPITRE VIII. RÈGLES DE CONDUITE POUR LES JEUNES GENS. — ORDRE DE LEURS ÉTUDES.

CHAPITRE IX. DE L'AUTORITÉ ET DE LA RAISON DANS LES ÉTUDES.

CHAPITRE X. PEU CONFORMENT LEUR VIE AUX PRÉCEPTES DIVINS.

CHAPITRE XI. DE LA RAISON ET DE SES TRACES DANS LES CHOSES SENSIBLES. — DIFFÉRENCE ENTRE CE QUI EST RATIONNEL ET CE QUI EST RAISONNABLE.

CHAPITRE XII. LA RAISON A INVENTÉ TOUS LES ARTS. — COMMENT ONT ÉTÉ DÉCOUVERTS LES MOTS, LES LETTRES, LES NOMBRES. — DISTINCTION DES LETTRES, DES SYLLABES ET DES MOTS. — ORIGINE DE L'HISTOIRE.

CHAPITRE XIII. ORIGINE DE LA DIALECTIQUE ET DE LA RHÉTORIQUE.

CHAPITRE XIV. MUSIQUE ET POÉSIE. — LE VERS, LE RYTHME.

CHAPITRE XV. GÉOMÉTRIE ET ASTRONOMIE.

CHAPITRE XVI. LES SCIENCES LIBÉRALES ÉLÈVENT L'ESPRIT AUX CHOSES DIVINES.

CHAPITRE XVII. IL EST DE HAUTES QUESTIONS QUE L'ON NE PEUT ABORDER SANS S'Y ÊTRE PRÉPARÉ PAR L'ÉTUDE DES SCIENCES LIBÉRALES.

CHAPITRE XVIII. COMMENT L'AME ARRIVE-T-ELLE A SE CONNAÎTRE ET A CONNAÎTRE L'UNITÉ? TOUT TEND A L'UNITÉ.

CHAPITRE XIX. QUI ÉLÈVE L'HOMME AU-DESSUS DE LA BRUTE. COMMENT L'HOMME PEUT VOIR DIEU.

CHAPITRE XX. CONCLUSION ET EXHORTATION A LA VERTU.

 

 

 

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LIVRE PREMIER.

 

Ce premier livre contient deux thèses : dans la première, saint Augustin enseigne que l'ordre de la divine Providence embrasse tout, les biens et les maux. — Dans la seconde, il touche quelque peu à la prééminence et à la notion de l'ordre. Une dispute qui s'élève entre ses disciples, donne au saint Docteur occasion de censurer avec sévérité leurs sentiments désordonnés, et leur puéril amour de la vaine gloire. Il ne veut point que le sexe de Monique lui ferme l'entrée de la philosophie.

 

CHAPITRE PREMIER. AVANT-PROPOS. TOUT EST RÉGI PAR LA DIVINE PROVIDENCE

 

1. Rechercher l'ordre des choses, et le discerner dans ce qu'il a de particulier pour chaque être; le découvrir et l'expliquer dans cette universalité qui embrasse et régit le monde; c'est là, Zénobius, une tâche difficile et dont très-peu d'hommes sont capables. De plus, ce labeur fût-il au pouvoir de quelqu'un, ce qui excédera sa puissance, ce sera de trouver un auditeur que la pureté de sa vie ou une certaine dose d'instruction rendrait apte à saisir des choses aussi divines et aussi obscures. Il n'est rien cependant qui stimule l'avidité des plus grands génies; rien que brûlent d'entendre et de pénétrer ceux qui envisagent les écueils et les orages de cette vie avec un front noblement élevé, comme cette question : comment, d'une part, Dieu prend-il soin des choses humaines, et comment, d'autre part, ces choses humaines sont-elles infectées d'une perversité si grande qu'on serait tenté de ne l'attribuer ni au gouvernement d'un Dieu, ni même au gouvernement d'un esclave, à qui l'on aurait accordé le pouvoir suprême. Dès lors, ceux qui s'occupent de ces questions se trouvent dans la nécessité de croire, ou que la divine

 

1 Voir hist. de S. Aug., ch. IV; et Rétr. liv. I, ch. 3

 

Providence ne descend point jusqu'à ces derniers et infimes détails, ou que tout le mal se commet certainement par la volonté divine. Conclusions toutes deux impies, la seconde surtout.

Car s'il est inepte, s'il est même très-dangereux pour l'esprit, de croire que Dieu délaisse quoi que ce soit, jamais, parmi les hommes eux-mêmes, on n'a fait à personne un crime de son impuissance, et le reproche. de négligence est beaucoup moins grave que l'accusation de malice et de cruauté. Aussi la saine raison, qui ne renonce pas à la piété, est comme forcée de croire que les choses terrestres ne peuvent être dirigées par le ciel, ou que le ciel les négligé et les dédaigne, plutôt que de les conduire d'une manière propre à justifier toute plainte élevée contre Dieu.

2. Mais où est l'esprit assez aveugle qui hésiterait de reporter à la puissance et à l'administration divine tout ce qu'il y a de rationnel dans le mouvement des corps qui échappent aux desseins et à la volonté de l'homme? II faudrait alors qu'on attribuât au hasard la conformation et la mesure si bien combinée et si ingénieuse des membres, même dans les plus petits animaux; ou que l'effet dénié au hasard pût avoir d'autre cause que la raison; ou même que, entraînés par de futiles et ridicules opinions, nous eussions la témérité de soustraire à la direction mystérieuse de la majesté suprême l'ordre due la nature (208) universelle nous fait admirer dans chaque objet particulier, et où n'est pour rien l'industrie humaine.

Mais ce qui est plus gros de questions, c'est que les membres d'un insecte soient admirablement disposés et distingués entre eux, tandis que la vie de l'homme est troublée par l'incessante agitation de tempêtes sans nombre. Ainsi un homme dont la vue serait assez rétrécie pour n'embrasser du regard sur un parquet de marquetterie que le module d'un seul carreau, accuserait l'ouvrier d'avoir ignoré la symétrie et les proportions; incapable d'embrasser dans l'ensemble et dans les détails, ces emblêmes qui concourent à l'unité d'un beau tableau, il prendrait pour un désordre la variété des pierres précieuses. Il n'en est pas autrement de certains hommes peu instruits. Dans l'impuissance où est leur faible esprit d'embrasser et d'envisager la liaison et l'harmonie universelles, ils s'imaginent, quand ils sont blessés d'une chose qui a pour eux de l'importance, que c'est un grand désordre dans l'univers.

3. La principale cause de cette erreur, c'est que l'homme est inconnu à lui-même. Et pour se connaître il a besoin de s'habituer longtemps à se retirer de ses sens', à replier son esprit sur lui, à se maintenir à l'intérieur. Ceux-là seuls y parviennent qui cautérisent dans la solitude les plaies de certaines opinions dont nous frappe journellement le cours de la vie, ou qui les guérissent par le secours des études libérales.

 

 

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CHAPITRE II. L'OUVRAGE DÉDIÉ A ZÉNOBIUS. —  PERSONNAGES DU DIALOGUE.

 

Ainsi rendu à lui-même l'esprit comprend la beauté de l'univers, qui tire principalement son nom de l'unité. C'est pourquoi cette beauté ne saurait être contemplée par l'âme qui se jette à tant d'objets, et dont l'avidité ne produit que l'indigence, et qui ne sait qu'on ne peut y échapper qu'en se séparant de la multitude. Par multitude , je n'entends pas celle des hommes, mais bien la multitude de tout ce qu'atteignent les sens.

Rien d'étonnant que plus nous voulons embrasser, plus est grande notre disette. Quelque

 

1. Rét. liv. I ch. 3, n. 2.

 

étendu que soit un cercle, tu y trouves un milieu où tout converge, et que les géomètres appellent centre ; et quoique toutes les parties de la circonférence se puissent diviser à l'infini, il n'y a cependant que le point central qui soit à égale distance des autres points et qui les domine également, parce qu'il a sur eux un droit égal. Sors de là pour te jeter d'un côté ou d'un autre, tu perds le tout en cherchant les parties. De même l'esprit qui se répand en dehors de soi, divague en une certaine immensité, et se livre en proie à une mendicité réelle. Sa nature exige qu'il cherche partout l'unité, et la multitude ne permet pas qu'il la rencontre.

4. Mais que signifie ce que je viens de dire? Quelle est la cause des errements de notre esprit? Comment, toutes les choses concourant à l'unité et se trouvant parfaites en elles-mêmes, doit-on néanmoins fuir le péché? Tu le comprendras sûrement, mon cher Zénobius. Je connais assez ton génie, ton âme éprise de toute beauté, exempte de toute souillure et de toute passion désordonnée. Ce gage d'une sagesse à venir, prescrit en toi au nom du droit divin, contre les convoitises funestes, et l'attrait des fausses voluptés ne te fera point abandonner tes intérêts propres; ce serait une prévarication dont la honte ne pourrait être surpassée non plus que le danger. Tu comprendras donc tout cela, crois-moi, quand tu te seras appliqué à l'étude dont l'effet est de purifier et de cultiver notre esprit, incapable sans elle de recevoir la divine semence.

L'ensemble et la nature de ces études, l'ordre qu'elles exigent, ce que la raison promet aux hommes purs et studieux, quelle vie mènent ici tes amis, et quel fruit nous procure un honnête repos, ces livres, je l'espère, te l'apprendront. Ton nom nous les rendra plus chers encore que notre travail; surtout si par un choix meilleur, tu veux te soumettre à cet ordre qui fait le sujet de cet ouvrage, et t'y conformer pleinement.

5. Des douleurs d'estomac m'ayant forcé à déserter ma chaire, moi qui, tu le sais, même sans y être ainsi contraint, cherchais à me réfugier au sein de la philosophie, je me suis retiré aussitôt à la villa de notre cher Vérécundus. Te dirai-je quel plaisir il en éprouve? Tu sais son incomparable bienveillance envers tous, et particulièrement envers nous. Nous dissertions entre nous sur tout ce qui nous (209) paraissait utile, ayant soin de tout recueillir au stylet; ce que je trouvais avantageux pour ma santé affaiblie. En effet, comme j'étais attentif à toutes mes paroles, il ne se glissait dans la discussion aucune contention trop ardente , et si nous voulions écrire quelque chose de nos discussions, il ne serait besoin ni d'un autre langage , ni d'effort de mémoire. Mes collaborateurs étaient Alypius, et Navinius mon frère, ainsi que Licentius qui venait de s'adonner à la poésie avec un entrain surprenant. L'armée nous avait aussi rendu Trygétius, qui aime l'histoire en qualité de vétéran. Et puis nous nous aidions de nos livres.

 

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CHAPITRE III. PREMIÈRE DISCUSSION. — CE QUI Y DONNA LIEU.

 

6. Une nuit, que j'étais éveillé, comme de coutume, je m'occupais en silence de ce qui me venait à l'esprit je ne sais d'où. Déjà le désir de trouver la vérité m'avait accoutumé à méditer ainsi ; et selon le mouvement de mes pensées, je passai sans sommeil la première ou la seconde partie, et presque toujours la moitié de la nuit. Je ne me laissais point-ravir à mmoi-même par les études de mes élèves; ils travaillaient pendant tout le jour seulement , et j'aurais condamné, comme un excès, qu'ils consacrassent encore les nuits à la poursuite de leur travail. Je leur avais aussi donné l'ordre de se créer une occupation en-dehors de leurs livres, et d'accoutumer leur esprit à demeurer en lui-même. Donc je veillais, ai-je dit, et voilà que le son de l'eau qui coulait près des bains captiva mon oreille, et je le remarquai plus attentivement que de coutume. Je trouvais tout à fait étrange que la même eau heurtant les mêmes cailloux, rendît un son tantôt plus doux et tantôt plus éclatant. Je commençai à m'en demander la cause, et rien, je l'avoue , ne se présentait. Mais Licentius frappant de son lit la boiserie voisine, effraya des souris qui l'importunaient; je sus ainsi qu'il était éveillé. Licentius, lui dis-je, as-tu remarqué, car je vois que ta muse t'a allumé un flambeau pour travailler (1), le son inégal de cette eau ? Oui, dit-il, cela n'est point nouveau pour moi. Une nuit, en (n'éveillant, le désir du beau temps me faisait prêter l'oreille, j'écoutais si la pluie tombait, et cette eau murmurait comme à présent. Trygétius parla de même; lui aussi, couché

 

1. Ret, liv. I, ch. III, n. 2.

 

sur son lit et dans la même pièce, veillait à notre insu, car nous étions dans les ténèbres, ce qui est presque nécessaire en Italie , même aux riches.

7. Voyant que toute mon école, telle qu'elle était alors, car Alypius et Navigius étaient en ville, ne dormait non plus que moi, et que ce bruit de .l'eau m'invitait à dire un mot: D'où pensez-vous , dis-je, que provienne l'inégalité du murmure de cette eau? Car nous n'admettons pas que personne à cette heure puisse troubler le courant, soit en y passant, soit en y lavant quelque chose. Que penser, dit Licentius, sinon que les feuilles, comme en automne il en tombe continuellement et avec abondance, s'amassent dans le lit étroit du courant, sont poussées et quelquefois forcées de céder? Or quand l'eau qui les poussait s'est écoulée, elles se rassemblent et s'entassent de nouveau, ou bien la chute inégale des feuilles qui surnagent occasionne tout autre phénomène qui arrête ou précipite le cours de l'eau. Cela me parut probable, je n'avais pas d'autre explication, et j'avouai à Licentius, dont je louai l'esprit, que, malgré mes longues recherches, je n'avais pu m'expliquer pourquoi il en étaitainsi.

8. Après un instant de silence: Tu avais raison , lui dis-je , de ne pas t'étonner et de te tenir intérieurement attaché à Calliope. J'avais raison , répondit-il, mais toi à ton tour tu me donnes un grand sujet d'étonnement. Lequel, dis-je ? C'est, répliqua-t-il que tu aies pu L'étonner de cela. Et d'où vient, lui dis-je, l'étonnement, d'ordinaire? Quelle est la mère de ce défaut (1) sinon une chose inaccoutumée, en dehors de l'ordre manifeste des choses? Oui, répondit-il, en dehors de l'ordre manifeste, j'y souscris, rien ne me paraissant arriver en dehors de l'ordre. Je ressentis alors une espérance plus vive que d'ordinaire, quand j'interroge ces jeunes gens: et voyant que l'esprit de Licentius, à peine appliqué d'hier à ces études, s'était élevé à une conception si haute et si soudaine, tandis que nous n'avions encore discuté entre nous aucune question sur ces matières: c'est bien, lui dis-je, c'est bien, c'est tout à fait bien , et tu as compris beaucoup, beaucoup entrepris; crois-moi, tu dépasses de beaucoup l'Hélicon au sommet duquel tu t'efforces d'atteindre comme au ciel. Mais défends torr sentiment, car je vais l'attaquer. — Laisse-moi un instant à moi-même, reprit-il, je t'en

 

1. Rét. liv. I, ch. III, n. 2.

 

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prie, car mou esprit est à un bien autre sujet. — Mais moi, craignant vivement que, absorbé par la poésie, il ne fût rejeté loin de la philosophie: ma colère s'allume, lui dis-je, quand tu poursuis en chantant et en hurlant ces vers de toutes mesures; ils vont élever entre toi et la vérité un mur plus épais qu'entre tes amants fabuleux: ceux-ci au moins soupiraient l'un après l'autre à travers les fentes de la muraille. — Licentius avait entrepris alors de chanter Pyrame (1).

9. — Comme j'avais parlé d'un ton plus sévère qu'il ne s'y attendait, il se tut un moment. Pour moi, laissant là l'entretien commencé, j'étais rentré en moi-même, pour ne pas occuper inutilement et maladroitement un homme si préoccupé. — Mais lui: « A mes yeux, » dit-il , « je suis aussi malheureux qu'une souris; » j'ai aussi raison de le dire, qu'on le dit dans Térence. Mais aussi il m'arrivera probablement le contraire de ce qu'il ajoute. « Aujourd'hui je suis perdu' u a-t-il dit, et moi c'est aujourd'hui peut-être que je serai retrouvé. Si vous ne méprisez pas les augures que la superstition tire des rats, si le bruit que j'ai fait a été pour ce rat ou cette souris un avertissement qui vous a fait connaître que j'étais éveillé; s'il y a sagesse à rentrer dans sa chambre, à reposer en moi-même; pourquoi à mon tour le bruit de ta voix ne m'avertirait-il pas de philosopher plutôt que de chanter ? Car c'est là notre vraie et inébranlable demeure, comme j'ai commencé à le croire sur les preuves que tu en donnes chaque jour. Si donc ce n'est pas t'importuner et si tu le juges à propos, demande-moi ce que tu voudras; je défendrai de tout mon pouvoir l'ordre des choses, et je soutiendrai que rien ne se peut faire en dehors de lui. Je l'ai tellement conçu, tellement gravé dans mon esprit que, dussé-je être vaincu dans cette discussion, je n'attribuerai pas ma défaite à la témérité, mais à l'ordre même; et ce ne sera point l'ordre, mais Licentius qui sera vaincu.

 

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CHAPITRE IV. RIEN ABSOLUMENT NE SE FAIT SANS CAUSE.

 

10. Je revins donc à eux avec une joie nouvelle. Que t'en semble, dis-je à Trygétius? J'incline

 

1. Les amours de Pyrame et de Thisbé.

2. Térence, Eunuq. act. 5, scène 6.

 

beaucoup pour l'ordre, dit-il, mais je suis encore incertain, et je désire qu'un sujet d'une telle importance soit discuté très-sérieusement. Laisse à cette autre partie tes propensions, dis-je, car s'il te reste des incertitudes, tu as, je crois, cela de commun avec Licentius et avec moi. Pour moi, dit Licentius, je suis assuré de ce sentiment. Pourquoi craindrais-je de détruire, avant qu'elle soit entièrement élevée, cette muraille dont tu as fait mention? Car, à vrai dire, la poésie ne saurait me détourner de la philosophie, autant que le désespoir de trouver la vérité. Alors Licentius, avec l'accent de la joie : Bonheur inattendu, s'écria-t-il, Licentius n'est plus académicien! D'ordinaire il les défendait très-chaleureusement. Mais lui: Silence là-dessus pour le moment, dit-il; je ne veux pas que ce souvenir dangereux me ravisse et m'arrache à ce je ne sais quoi de divin qui a commencé de se montrer à moi, et à quoi je me suspens avec avidité.— Sentant alors en moi un bonheur plus grand que je n'osai jamais le désirer, je prononçai ce vers avec transport : « Plaise au Père des Dieux, plaise au grand Apollon, que tu commences (1) ! » lui-même nous conduira si nous le suivons « où il nous ordonne d'aller et où il veut nous fixer; c'est lui qui nous en donne l'augure et qui pénètre nos esprits (2). » Celui-là n'est pas en effet le grand Apollon que stimule, dans les cavernes, dans les montagnes, dans les forêts, la vapeur de l'encens ou le désastre des troupeaux, et qui s'empare des insensés; mais il en est un tout autre, et cet autre est grand, véridique; pourquoi des paroles ambiguës? C'est la Vérité même, et il a pour poètes tous ceux qui peuvent être sages. Commençons donc, Licentius ; appuyés sur la piété que nous pratiquons, étouffons sur nos pas le feu dévorant des fumeuses convoitises.

11. Eh bien ! questionne, dit-il, je t'en supplie, tes paroles et les miennes suffiront peut-être pour expliquer ce je ne sais quoi de si grand. Réponds-moi d'abord, répliquai-je : d'où vient que cette eau ne te paraît point couler ainsi au hasard, mais avec ordre; qu'elle coule dans de petits conduits de bois et qu'elle soit destinée à nos besoins, cela peut tenir à l'ordre : c'est le travail d'hommes agissant avec raison; ils ont voulu que dans le même courant on pût boire et se laver, comme le réclamaient les besoins des lieux parcourus. Mais si ces feuilles, comme

 

1. Enéid. liv. X; 864-875. — 2. Ibid. liv. III, 88-89.

 

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tu dis, sont tombées de manière à produire le bruit qui nous a étonnés, à quel ordre des choses rattacher ce fait? N'est-ce pas plutôt au hasard? Celui-là même, répondit-il, qui voit clairement que rien ne peut arriver sans cause, pourra-t-il comprendre que ces feuilles auraient dû ou pu tomber autrement? Quoi ! veux-tu que j'explique la situation des arbres et des rameaux, la pesanteur naturelle des feuilles ? Qu'ai-je besoin d'explorer la mobilité de l'air où elles voltigent, leur lenteur à tomber et leurs chutes qui varient selon la température, leurs poids, leur configuration et tant de causes si obscures ? Tout cela échappe à nos sens et leur échappe entièrement. Toutefois, et c'est ce qui suffit à la question posée, je ne sais comment il n'est point obscur pour notre esprit, que rien ne se fait sans cause. Un questionneur importun pourra continuer à demander pour quelle cause les arbres sont plantés là? Je répondrai que les hommes ont eu égard à la fécondité de la terre. Mais si les arbres sont stériles et produits par hasard, je répondrai que nous ne voyons pas tout, et que la nature qui les produit ne fait rien au hasard. Enfin, ou prouvez-moi qu'il est des effets sans cause, ou croyez que rien n'arrive en dehors de l'ordre certain des causes.

 

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CHAPITRE V. DIEU GOUVERNE TOUT AVEC ORDRE.

 

12. Quoique tu me traites de questionneur importun, repris-je, et il m'est difficile de ne l'être pas, puisque j'ai interrompu tes colloques avec Pyrame et Thisbé, je continuerai néanmoins à te questionner. Cette nature où tu veux nous montrer tant d'ordre, à quoi bon, pour ne rien dire d'une multitude d'autres choses, a-t-elle créé ces mêmes arbres qui ne portent pas de fruits? Comme il cherchait ce qu'il devait dire, Trygétius reprit : Est-ce que les arbres ne peuvent servir à l'homme que par leurs fruits? Combien d'autres avantages sont dus à l'ombre, au bois, enfin aux rameaux mêmes et aux feuilles? Je t'en supplie, reprit Licentius, ne réponds pas ainsi à ses questions. II y a une foule d'objets que nous pourrions citer ici et qui n'ont pour les hommes aucune utilité, ou du moins qu'une utilité si cachée et si faible, que les hommes et nous surtout ne pouvons ni la découvrir, ni la soutenir. Que l'on nous enseigne plutôt comment rien peut se faire sans une cause préexistante. Plus tard, dis-je, nous en parlerons. Il n'est pas encore nécessaire que j'enseigne, car tu t'es proclamé certain de l'ordre universel; je cherche avidement à le connaître; j'y consacre mes jours et mes nuits, et tu ne m'as encore rien appris sur cette grave question.

13. Où me jettes-tu, dit-il? Est-ce parce que je te suis avec plus d'agilité que ces feuilles ne suivent les vents qui les jettent dans le courant, et pour lesquelles ce serait peu de tomber si elles n'étaient entraînées? En sera-t-il autrement si Licentius entreprend d'enseigner à Augustin les graves problèmes de la philosophie ? Et moi : De grâce, cesse de t'abaisser ou de m'élever de la sorte, car je ne suis en philosophie qu'un enfant, et quand j'interroge, peu m'importe par qui me réponde Celui qui chaque jour accueille mes plaintes. Un jour, je l'espère, tu seras son oracle, et peut-être ce jour n'est-il pas éloigné. Toutefois les hommes les plus étrangers à ces sortes d'études peuvent nous apprendre quelque chose, quand on les presse, dans une réunion où l'on discute, par le fouet des questions. Et ce qu'ils peuvent nous apprendre n'est pas peu de chose. Ne vois-tu pas, et je prends volontiers ta coin, paraison, que ces feuilles qu'emportent les vents, qui nagent sur l'eau, bravent quelquefois le flot qui les pousse, et prêchent aux hommes l'ordre universel, si toutefois la thèse que tu soutiens repose sur la vérité ?

14. Alors, bondissant de joie sur son lit Grand Dieu, s'écria-t-il , qui niera que vous régissiez toutes choses avec ordre ? Comme tout se tient ! comme tout s'enchaîne avec précision et successivement dans ses propres noeuds ! quels grands et nombreux événements nous ont amenés à parler ainsi ! Combien s'accomplissent pour vous découvrir à nous ! N'est-ce point cet ordre même qui a fait que nous sommes éveillés, que tuas remarqué ce bruit, que tu en as cherché la cause en moi-même, et que cette cause d'un effet si minime, tu ne l'as point trouvée ? Une souris vient, et voilà qu'elle trahit ma veille; enfin tes paroles mêmes, peut-être sans que tu en aies eu l'intention, car ce qui nous vient à l'esprit n'est pas toujours en notre puissance, se présentent je ne sais comment et m'apprennent ce qu'il faut te répondre. Car, je t'en prie , si, selon ton dessein, nos paroles sont écrites, et retentissent (212) plus loin parmi les hommes, n'y verra-t-on pas un événement sur lequel, un grand devin, un Chaldéen consulté , aura su répondre bien avant qu'il n'arrive? Et s'il l'avait annoncé, ne passerait-il pas pour un homme divin ? n'obtiendrait-il pas les applaudissements des hommes, sans que néanmoins personne osât lui demander pourquoi une feuille est tombée, ou si c'est un rat égaré qui a voulu troubler le repos d'un homme endormi ? Quelqu'un de ces devins n'a-t-il jamais fait de semblables prédictions ? soit spontanément, soit sous le coup de la violence ? Or, s'il venait à prédire que tu feras de tout ceci un livre qui ne sera point sans mérite, et s'il voyait qu'il en sera nécessairement ainsi, autrement, en effet, il ne pourrait l'assurer, sans aucun doute les effets produits par une feuille que le vent emporte dans les champs, et par le dernier des animaux dans une maison, appartiendront, aussi nécessairement à l'ordre, que les lettres à ton livre. Car elles représentent des paroles qui ne te seraient point venues en pensée, et n'eussent pu sortir de ta bouche pour aller à la postérité, sans les accidents d'une aussi mince valeur que ceux-là. Donc, je t'en supplie, que l'on ne me demande plus pourquoi chaque chose a lieu. Il nous suffit que rien n'arrive, que rien ne se produise sans qu'une cause ne l'ait ou produit ou mis en mouvement.

 

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CHAPITRE VI. L’ORDRE EMBRASSE TOUT.

 

15. On voit bien, jeune homme, répliquai-je, que tu ignores combien l'on a écrit et quels hommes ont écrit contre la divination. Mais dis-moi maintenant, non pas si quelque chose arrive sans cause, car je le vois, tu ne veux point répondre à cette question, mais si cet ordre dont tu t'es fait le défenseur te paraît un bien ou un mal. Alors d'un ton mécontent: Tu n'as pas, dit-il, posé la question de manière que je puisse répondre ni oui ni non; je vois ici un certain milieu, et l'ordre ne m'apparaît ni un bien ni un mal. Mais du moins. dis-je, que regardes-tu comme contraire à l'ordre ? Rien, répliqua-t-il; comment y aurait-il quelque chose de contraire à ce qui occupe tout et embrasse tout ? Tout ce qui serait contraire à l'ordre serait nécessairement en dehors de l'ordre; et je ne vois rien en dehors de l'ordre. Donc il ne faut pas croire qu'il y ait rien de contraire à l'ordre. Est-ce donc, dit Trygétius, que l'erreur n'est pas contraire à l'ordre ? Nullement, répondit-il, car je ne vois personne errer sans une cause, et l'enchaînement des causes est du ressort de l'ordre. L'erreur elle-même non-seulement provient d'une cause, mais produit encore un effet dont elle est ainsi la cause. C'est pourquoi n'étant point en dehors de l'ordre, elle ne peut lui être contraire.

16. Trygétius se taisait, et moi je ne pouvais contenir mes transports, en voyant ce jeune homme, fils de mon plus cher ami, devenir aussi mon fils, s'élever même et grandir devant moi, jusqu'à la hauteur d'un ami véritable. Lui dont les goûts ne m'avaient donné aucun espoir qu'il arriverait même à une médiocre littérature, s'élançait, et d'un seul bond, jusqu'au cœur de la philosophie, où d'un regard, il avait vu son domaine. Pendant que je l'admire en silence, et que je cherche comment le féliciter, il s'écrie soudain, comme inspiré : O si je pouvais dire ce que je veux ! Paroles, paroles, je vous adjure, où êtes-vous? Accourez; oui, le bien et le mal sont dans l'ordre. Croyez-en à votre gré; car je ne sais comment vous l'expliquer.

 

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CHAPITRE VII. DIEU N'AIME PAS LE MAL, ET CEPENDANT LE MAL ENTRE DANS L'ORDRE.

 

17. J'admirais et me taisais. Mais Trygétius le voyant devenu plus affable, comme après une ivresse dissipée, et rendu à la conversation: Ce que tu avances, Licentius, dit-il, paraît absurde et très-éloigné de la vérité. Mais je t'en prie, écoute-moi un instant, et ne me trouble point par tes cris.: Dis ce que tu voudras, répondit celui-ci, mais je ne crains pas que tu m'enlèves ce que je vois, ce que je tiens presque. Fasse le ciel, reprit Trygétius, que tu ne dévies point de cet ordre que tu défends, et que tu ne t'emportes pas contre Dieu ! avec si peu de souci, j'adoucis l'expression. Dire que le mal est contenu dans l'ordre, quoi de plus impie ? car n'en doutons pas, Dieu aime l'ordre. Il l'aime véritablement , répondit Licentius ; l'ordre émane de lui; il est avec lui; et si l'on peut dire quelque chose de mieux (213) sur un sujet si élevé, réfléchis-y toi-même, je te prie. A quoi bon réfléchir, dit Trygétius ? je prends tes paroles telles qu'elles sont, et ce que j'y comprends me suffit. Tu as dit que le mal est contenu dans l'ordre, que l'ordre découle de Dieu, est aimé de Dieu. De là il suit que le mal vient de Dieu même, et que Dieu aime le mal.

18. Cette conclusion me fit craindre pour Licentius. Mais lui, gémissant de la difficulté de s'exprimer, et sans chercher aucunement ce qu'il dirait, mais la manière dont il le dirait : Non, répliqua-t-il, Dieu n'aime point le mal, et c'est uniquement parce qu'il serait contraire à l'ordre que Dieu aimât le mal. En même temps il aime beaucoup l'ordre, parce que l'ordre fait qu'il n'aime point le mal. Mais alors comment le mal, lui-même, pourrait-il n'être pas dans l'ordre, puisque Dieu ne l'aime point, et qu'il est de l'ordre que le mal ne soit point aimé de Dieu ? Que Dieu aime le bien et non le mal, est-ce là un ordre de choses qui te paraisse méprisable ? Ainsi, le mal que n'aime point Dieu n'est pas en dehors de l'ordre, et cependant Dieu aime l'ordre : car en l'aimant n'aime-t-il pas à aimer le bien et à n'aimer pas le mal; ce qui est un grand et bel ordre, une disposition divine ? Cet ordre, cette disposition conservent, par la distinction même, l'harmonie des choses , et rendent même nécessaire l'existence du mal. Ainsi la beauté universelle se forme des objets contraires; ils sont comme les antithèses qui nous plaisent dans les discours.

19. Il se tut ensuite un moment; puis, soudain, se levant du côté du lit de Trygétius : Je te le demande, dit-il, Dieu est-il juste? Celui-ci gardait le silence, profondément étonné et stupéfait, comme il l'avoua plus tard, des paroles que soufflait soudainement à son condisciple et son ami une inspiration nouvelle. Pendant ce silence, Licentius continua : si tu me réponds que Dieu n'est pas juste, vois ce que tu fais, toi qui tout à l'heure, m'accusais d'impiété. Mais si Dieu est juste, comme on nous l'enseigne, et comme nous le fait sentir la nécessité même de l'ordre, sa justice consiste à distribuer à chacun ce qui lui appartient. Mais quelle distribution peut-il y avoir, s'il n'y a distinction ? et quelle distinction si tout est bien? Que peux-tu enfin trouver en dehors de l'ordre, si la justice de Dieu rend aux méchants et aux bons selon les mérites de chacun. Nous confessons tous que Dieu est juste; tout est donc renfermé dans l'ordre. A ces mots, il se rejeta sur son lit, et d'une voix plus douce, pendant que personne ne lui adressait la parole : Ne réponds-tu donc rien, dit-il, toi du moins qui m'as provoqué?

20. Prenant la parole : Maintenant que ce nouveau culte s'est emparé de toi , je cède (1), lui dis-je. Mais pendant le jour, je répondrai ce que je croirai bon. Du reste il semble poindre, à moins que l'éclat qui frappe les fenêtres ne soit celui de la lune. Il faut travailler en même temps, Licentius , à ne point perdre dans l'oubli de telles richesses. Comment veux-tu que les lettres n'en sollicitent point le dépôt? Je te dirai donc tout mon sentiment, j'argumenterai contre toi de toutes mes forces, et si tu es vainqueur, ce sera mon plus grand triomphe. Mais si le sophisme et la subtilité des erreurs humaines dont j'essayerai de soutenir le parti, venaient à vaincre ta faiblesse trop peu nourrie d'études scientifiques pour te mesurer avec un Dieu si puissant (2), cela t'indiquera la mesure de force que tu dois acquérir pour revenir à lui avec plus de fermeté. Je veux aussi que la question sorte plus claire de cette discussion, car je vais la porter à des oreilles qui ne sont pas peu délicates.

Notre ami Zénobius, en effet, a souvent et longuement discuté avec moi sur l'ordre des choses; je n'ai jamais pu satisfaire à ses profondes questions, soit à cause de l'obscurité de la matière, soit à cause de la brièveté du temps. Ces fréquentes remises lui ont causé jusqu'alors beaucoup d'impatience, et pour obtenir une plus prompte et plus ample réponse, il m'a provoqué par un poème, et un bon poème, ce qui doit te le faire aimer davantage. Mais alors que tu étais si éloigné de ses études, on ne pouvait te le lire, on ne le peut même aujourd'hui. Car son départ fut si soudain et si troublé par ce tumulte, que rien de tout cela ne put nous venir à l'esprit. Il avait pris néanmoins le parti de me laisser ce poème entre les mains, pour que j'y répondisse. Beaucoup de motifs enfin m'engagent à lui adresser cet entretien. D'abord il lui est dû; ensuite sa bienveillance pour nous exige que nous l'instruisions de notre genre de vie; enfin, nul plus que lui ne se réjouit de l'espoir que tu donnes. Quand il était ici, son amitié pour ton père,

 

1. Térence. And. act. 4, scène 3.

2. Allusion aux héros de la table qui ont combattu les dieux.

 

 

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ou plutôt pour nous tous, l'intéressait à toi, il désirait que je cultivasse ton génie naissant, dont il remarquait avec soin quelques étincelles ; il craignait plus encore que ta négligence ne vint à l'éteindre. Et quand il apprendra que tu t'exerces aussi à la poésie, il en sera si heureux, qu'il me semble le voir tressaillir de joie.

 

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CHAPITRE VIII. LICENTIUS ENFLAMMÉ D'ARDEUR POUR LA PHILOSOPHIE. — MONIQUE LE RÉPRIMANDE. — UTILITÉ DES SCIENCES LIBÉRALES.

 

21. Tu ne pourras rien faire qui me soit plus agréable, dit-il; mais soit que vous dussiez rire de ma mobilité et de la légèreté de mon âge, soit que la volonté et l'ordre d'en­-haut s'accomplisse en moi, je ne crains pas de vous le dire, je me sens tout à coup refroidi pour les vers; une autre lumière, une lumière bien différente m'inonde de je ne sais quelle clarté. La philosophie, je l'avoue, est plus belle que Thisbé, que Pyrame, que Vénus et Cupidon, et que tous ces amours. Et il remerciait le Christ en soupirant. Je l'entendis parler ainsi, dirai-je avec plaisir, ou plutôt, que ne dirai-je pas? Chacun comprendra comme il voudra, peu m'importe, mais ma joie fut peut-être excessive.

22. Quelques instants après, le jour parut, ils se levèrent, et moi je priai beaucoup en pleurant. Puis voilà que j'entendis Licentius qui fredonnait sur un ton joyeux, ces paroles du Prophète : a Dieu des vertus, convertissez« nous, montrez-nous votre face et nous serons

sauvés (1). » Déjà la veille, après le dîner, sortant pour les besoins de la nature, il avait chanté ce verset d'une manière distincte, et ma mère ne put supporter qu'en un lieu semblable on répétât de telles paroles. En effet, il ne chantait rien autre chose; ayant appris naguère ce refrain, il l'aimait comme on aime une mélodie nouvelle. Mais la pieuse femme, comme tu la connais, le réprimanda uniquement parce que le lieu n'était point convenable pour ce chalet; et il avait répondu en plaisantant : Eh ! si quelque ennemi venait à m'enfermer dans ce lieu, Dieu n'entendrait-il pas ma voix?

23. Ce matin donc, étant rentré seul, car chacun d'eux était sorti pour le même motif,

 

1. Ps. 79,8.

 

il s'approcha de mon lit. Franchement, dit-il, il en sera de nous ce que tu voudras; dis-moi ce que tu penses de moi ? Prenant alors la main de ce jeune homme : Ce que je pense de toi, lui dis-je, tu le sens, tu le crois, tu le comprends. Ce n'est pas en vain, je le pense, que tu as demandé si longtemps, hier, au Dieu des vertus qu'il se fasse voir à tous, et te convertisse. Se rappelant alors ces paroles, avec étonnement : Ce que tu dis est aussi important que vrai, me répondit-il ; et je ne suis pas médiocrement ému en me rappelant que j'avais dernièrement tant de peine à renoncer aux frivolités de mon poème, tandis qu'aujourd'hui je ne puis y revenir qu'avec honte et dégoût, tant je suis porté tout entier aux choses grandes et admirables. N'est-ce point une véritable conversion à Dieu ? Je me félicite d'avoir rejeté le scrupule de fredonner ainsi dans un lieu semblable. Cela ne me déplaît pas non plus, répondis-je, et selon moi, l'ordre demande que nous en disions quelque chose. Car je vois qu'à ce chant convenaient et le lieu, dont ma mère s'est offensée, et la nuit même. De quels objets penses-tu que nous demandions à Dieu de nous détourner, pour nous convertir à lui et nous montrer sa face? N'est-ce pas des souillures du corps et de l'âme, ainsi que des ténèbres dont l'erreur nous a enveloppés? Se convertir, est-ce autre chose que s'élever en soi-même par la vertu et la tempérance au-dessus des excès du vice ? Qu'est-ce que la face de Dieu sinon la vérité à- laquelle nous aspirons, et pour l'amour de laquelle nous nous purifions, nous nous parons? Impossible de mieux dire, s'écria-t-il. Puis, baissant la voix, et comme à l'oreille : Vois, je te prie, comme tout se presse pour me faire croire que pour nous, il se fait quelque chose d'après un ordre plus heureux.

24. Si tu as souci de l'ordre, lui dis-je, il te faut retourner à tes vers. Etudier les sciences libérales avec retenue et empressement, voilà ce qui prépare à la vérité des amis qui l'embrasseront avec plus de chaleur, plus de persévérance, plus de soin, de sorte qu'ils la convoitent avec plus d'ardeur, la poursuivent avec plus de 'constance, et s'y attachent avec plus de tendresse (1). Et c'est, Licentius, ce que nous appelons la vie bienheureuse. A ce nom, chacun se dresse et s'attache en quelque sorte à tes mains, pour voir si tu n'aurais pas de quoi donner à des indigents, à des hommes

 

1. Rétr. liv. II, ch. 3, n. 2.

 

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retenus par les liens de tant de maladies. Mais que la sagesse leur commande de supporter le traitement du médecin, et de se laisser guérir avec quelque patience, aussitôt ils retombent sur leurs couches. Allanguis par la chaleur de ces couches, ils goûtent plus de plaisir à réveiller les démangeaisons de leurs chagrines voluptés, qu'à subir et à suivre les avis un peu sévères et désagréables du médecin, pour être rendus à la santé, et à la lumière, et contents d'avoir pour appuis le nom et l'idée du Dieu souverain, ils vivent dans la misère, et néanmoins ils vivent.

Il est d'autres hommes, disons mieux, d'autres âmes encore unies à des corps et déjà dignes d'être recherchées par le meilleur et le plus beau des époux. Pour elles ce n'est pas assez de vivre si elles ne vivent heureuses. En attendant, retourne à tes muses; mais sais-tu ce que je désire que tu fasses? Ordonne ce qu'il te plaira, répondit-il. Quand Pyrame se sera poignardé, lui dis-je, ainsi que son amante, sur son corps à demi-mort, comme tu dois le chanter, tu auras la plus favorable des occasions, dans cette douleur même, qui doit porter dans ton poème l'émotion la plus vive. Pénètre-toi d'horreur pour l'amour dégradant et les femmes empoisonnées qui conduisent à ces déplorables excès, puis élève-toi; pour chanter cet amour pur et sans tache qui, au moyen de la philosophie, unit à l'intelligence les âmes cultivées par l'étude et embellies par la vertu, et qui non-seulement fuient la mort, mais jouissent encore de la vie bienheureuse. Il réfléchit longtemps dans le silence et l'hésitation, puis ayant fait un mouvement de la tête, il s'en alla.

25. Je me levais à mon tour, et après avoir offert à Dieu mes voeux de chaque jour, nous prenions le chemin du bain. Ce lieu nous était familier, et prêtait à la discussion quand le mauvais temps nous empêchait d'aller à la, campagne. Mais voilà que près du seuil nous apercevons deux coqs qui se livraient un combat très-violent. Nous nous arrêtâmes. Que ne regardent pas, où ne se promènent pas des yeux amis? Ils cherchent si quelque part apparaîtra cette beauté de l'intelligence qui modifie et gouverne tout par la science comme par l'ignorance, qui entraîne partout ses disciples affamés, et se fait rechercher partout? D'où et à quel endroit ne peut-elle point se révéler Ainsi, dans ces coqs, il fallait voir leurs têtes tendues en avant, leurs plumes du cou hérissées, leurs chocs violents, leurs adroits détours, et dans tous les mouvements de ces animaux sans raison, rien qui ne fût convenable, une raison supérieure réglant tout en eux; enfin la loi imposée par le vainqueur, son chant de gloire, et ses membres, prenant une forme presque circulaire comme pour affecter le faste de la domination; le vaincu témoignant de sa défaite, dressant les plumes de son cou, ne montrant dans la voix et les mouvements rien que de difforme, par conséquent rien qui ne fût beau et en harmonie, je ne sais comment, avec les lois de la nature.

26. Nous nous fîmes alors de nombreuses questions. Pourquoi en est-il ainsi de tout? pourquoi rechercher cette domination sur les femelles qui leur sont soumises? pourquoi, outre ces considérations plus élevées, nous-mêmes trouvions-nous dans l'aspect du combat un certain plaisir de spectateurs ? Qu'y avait-il en nous qui recherchât des choses si éloignées des sens? Qu'y avait-il encore qui se laissât prendre à la provocation des sens? Nous nous disions en nous-même : Où la loi n'est-elle pas? l'empire n'est-il point dû au meilleur? n'est pas l'ombre de la constance? n'est point l'image de cette beauté si réelle? n'est point la mesure ? Avertis par là de mettre un terme au spectacle, nous allâmes où nous avions résolu.

Nos réflexions étaient récentes, et comment des choses si remarquables eussent-elles pu échapper à la mémoire de trois hommes qui s'y appliquaient? Sitôt donc que nous fûmes arrivés, nous écrivîmes avec soin cette partie de notre livre, qui comprend tout ce qui avait été dit pendant la nuit. Je ne fis rien autre chose dans cette journée afin de ménager ma santé; seulement avant le dîner, j'entendis avec eux la moitié d'un chant de Virgile, selon l'ordinaire, et nous ne voyions partout que la mesure des choses. Nul ne peut se refuser à l'approuver, mais il est rare et difficile de la sentir quand on se livre ardemment à d'autres études.

 

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CHAPITRE IX. DEUXIÈME DISCUSSION. — L'ORDRE CONDUIT A DIEU.

 

27. Le lendemain de grand matin, nous allâmes gaiement nous asseoir au lieu accoutumé de nos réunions. Et comme ils étaient l'un et l'autre attentifs, je commençai. Approche-toi, Licentius, autant que tu pourras, et toi aussi Trygétius, notre sujet n'est pas sans importance, nous sommes à la recherche de l'ordre. Faut-il maintenant que je vous fasse de l'ordre un éloge long et pompeux, comme si j'étais encore dans cette chaire à laquelle je me félicite d'être échappé, peu importe de quelle manière? Ecoutez si vous voulez, tâchez même de le vouloir, la louange la plus courte et selon moi, la plus vraie que l'on puisse faire d'un tel sujet. C'est l'ordre qui nous conduit à Dieu si nous le suivons en cette vie, et si nous ne le suivons point en cette vie, nous n'arriverons pas à Dieu. Or, si je ne me trompe à votre égard, nous avons la présomption et l'espérance d'y arriver un jour. II faut donc mettre tous nos soins à traiter cette question entre nous et à la résoudre.

Je voudrais voir ici ceux qui d'ordinaire s'occupent avec nous de semblables sujets. Je voudrais, s'il était possible, non-seulement les voir ici, mais y voir encore aussi attentifs que vous, au moins tous nos amis, dont j'admire souvent le génie, Zénobius surtout, qui m'a provoqué sur ce profond sujet, et à qui je n'ai pas eu le loisir de répondre suffisamment. Mais comme ils ne sont pas ici, ils liront nos écrits, car nous sommes résolus de ne perdre pas ces conversations et de fixer par l'écriture, comme par un lien qui les rappellera dans notre mémoire, les choses qui lui échappent trop facilement. C'est peut-être ce que demandait l'ordre en permettant leur absence. Car votre esprit se dresse avec une attention plus vive, en voyant que seuls nous sommes chargés de traiter de si graves questions; et quand ces amis, qui nous intéressent vivement, nous liront, s'ils trouvent des difficultés à nous opposer, ce sera une matière à d'autres discussions; elles naîtront de celles-ci, et la suite même de nos entretiens se prêtera à l'ordre de l'enseignement. Maintenant donc, comme je l'ai promis, j'argumenterai contre Licentius, autant que le permettra le sujet ; déjà il a presque achevé toute sa thèse; voyons s'il pourra l'environner d'une forte et solide muraille de défense.

 

 

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CHAPITRE X. QU'EST-CE QUE L'ORDRE? COMMENT IL FAUT COMPRIMER LES MOUVEMENTS DE RIVALITÉ ET DE VAINE OSTENTATION, DANS LES JEUNES GENS QUI ÉTUDIENT LES LETTRES.

 

28. Quand leur silence, leur air, leurs yeux, l'attitude et l'immobilité de leurs membres m'eurent démontré que l'importance du sujet les avait émus, et qu'ils brûlaient du désir de m'entendre : Donc Licentius, dis-je en commençant, si bon te semble, ramasse en toi toutes les forces que tu pourras, aiguise tout ce que tu as de pénétration, et renferme dans une définition tout ce qu'est l'ordre. Se voyant forcé de définir, il frissonna comme sous une douche d'eau froide, et me jetant un regard troublé, souriant même comme on le fait alors, d'un sourire craintif : Qu'est-ce que cela, dit-il? que suis-je à tes yeux? Ne sais-je pas vraiment à quel esprit d'aventure tu me crois livré? Et s'animant tout à coup : Peut-être, ajouta-t-il, ai-je quelque chose en moi? Puis il se put un moment pour faire entrer dans sa définition tout ce qu'il connaissait sur la nature de l'ordre. Se dressant ensuite : L'ordre, dit-il, est ce qui conduit tout ce que Dieu fait.

29. Quoi, répondis-je, Dieu ne te parait-il point être conduit par l'ordre? —Je le crois assurément, répliqua-t-il. — Donc Dieu est gouverné, dit Trygétius. — Mais lui : Tu nies alors que le Christ soit Dieu? car il est venu par ordre jusqu'à nous, et il se dit envoyé par Dieu, son père? Si donc c'est par un ordre que Dieu nous a envoyé son Christ, et si nous ne nions pas que le Christ soit Dieu, non-seulement Dieu conduit tout, mais lui-même est conduit par l'ordre.— Alors Trygétius avec hésitation: Je ne sais, dit-il, comment entendre cela, car au nom de Dieu, ce n'est pas le Christ qui semble nous venir à l'esprit, mais le Père; c'est le Christ au contraire, quand nous nommons le Fils de Dieu.— Belle distinction que tu nous fais-là, dit Licentius ! Il faut donc nie. que le Fils de Dieu soit Dieu ? Celui-ci voyait un danger à répondre, cependant il se surmonta. — A la vérité il est Dieu, dit-il, et (217) néanmoins c'est le Père que nous appelons Dieu proprement. — Je repris alors : Arrête-toi plutôt, car ce n'est pas improprement que le Fils est appelé Dieu.

Pénétré de religion, Trygétius ne voulait pas que ses paroles fussent écrites; mais Licentius insistait et voulait qu'elles demeurassent. Ils agissaient hélas ! comme des enfants, ou plutôt comme à peu près tous les hommes. Traitions-nous donc ce sujet pour en tirer vanité? Et comme je condamnais sévèrement ces dispositions de Licentius, il rougit, et je m'aperçus que Trygétius riait et se montrait heureux de son trouble. Alors m'adressant à tous deux: Quelle conduite est la vôtre, dis-je? N'avez-vous point souci de ce poids de vice, de ces ténèbres d'ignorance qui nous écrasent et nous enveloppent? Est-ce là cette attention de tout à l'heure, cet élan vers Dieu et la vérité, dont j'avais tort de me réjouir? Ah ! si vous voyiez, ne fût-ce qu'avec des yeux aussi malades que les miens, dans quels périls nous gisons, et de quelle folie votre rire est l'indice ! Oh ! si vous le voyiez, comme bientôt, comme à l'instant même, et pour longtemps, vous changeriez ce rire en pleurs ! Malheureux! ne savez-vous où nous sommes? Que les coeurs des insensés et des ignorants soient plongés dans l'abîme, c'est là le sort commun ; mais ce n'est ni d'une seule, ni de la même manière que la sagesse tend aux naufragés une main secourable. II en est, croyez-le, il en est qui sont appelés en haut, d'autres qui sont replongés dans les abîmes. Je vous en conjure, n'ajoutez pas à ma misère. J'ai assez de mes plaies : presque chaque jour mes pleurs en demandent à Dieu la guérison, et souvent j'ai lieu de me convaincre que je suis indigne de l'obtenir aussi promptement que je le voudrais. Cessez donc, je vous en supplie; si vous me devez quelque amour et quelques égards, si vous comprenez mon affection pour vous, mon dévoûment et mes sollicitudes pour votre éducation, si je ne mérite pas votre indifférence, si je puis vous assurer devant Dieu que je n'ai pas d'autres désirs pour moi que pour vous, montrez-vous reconnaissants. Et si vous m'appelez volontiers votre maître, pour ma récompense; soyez bons.

30. Mes larmes m'empêchèrent d'en dire davantage, et Licentius qui voyait avec la plus grande peine que tout fût écrit : Que t'avons-nous fait, je t'en prie, me dit-il ! — Maintenant même, répliquai-je, tu n'avoues pas ta faute? Tu ne sais donc pas que dans ma classe, je souffrais beaucoup devoir combien ces enfants étaient attachés non pas à l'utilité et au progrès de leurs études, mais à l'appât de futiles éloges: quelques-uns même récitaient sans rougir les compositions des autres et recueillaient, ô malheur déplorable ! les applaudissements de ceux-là mêmes dont ils donnaient le travail. Vous, sans doute, je le crois, vous n'avez jamais rien fait de semblable; mais c'est jusque dans la philosophie, dans cette vie que je me réjouis d'avoir enfin embrassée, que vous essayez d'introduire et de répandre le dernier et le plus nuisible des poisons, une jalousie pestilentielle, une vaine jactance. Peut-être, hélas! parce que je vous détourne d'une chose aussi vaine et aussi dangereuse , allez-vous ralentir votre ardeur pour la science, et après avoir éteint le désir d'une stérile renommée, vous refroidir jusqu'à la torpeur de l'inertie. Malheur à moi, si aujourd'hui encore il me faut supporter des caractères, qui ne peuvent se corriger d'un vice qu'en se livrant à d'autres vices. — Tu verras, dit Licentius, combien nous nous corrigerons à l'avenir. Seulement ce que nous te demandons par tout ce qui t'est cher, c'est que tu nous pardonnes et que tu fasses effacer tout cela. Ménage aussi nos tablettes (1), car nous n'en saurons bientôt plus. On n'a encore reporté sur les livres rien de ce que nous disons depuis longtemps. —Au contraire, reprit Trygétius, que notre châtiment soit durable : ainsi cette renommée, qui a pour nous tant d'attraits, nous détournera de ses appâts en nous frappant de son fouet. Nous n'aurons pas médiocrement à souffrir, lorsqu'il nous faudra porter ces écrits à la connaissance même de nos seuls et intimes amis. Licentius y consentit.

 

 

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CHAPITRE XI. MONIQUE NE DOIT POINT ÊTRE ÉLOIGNÉE D'UNE DISCUSSION PHILOSOPHIQUE.

 

31. Ma mère entra en ce moment et nous demanda combien nous avions avancé, car la question lui était connue. Et comme je recommandais de faire mention sur les tablettes, de son entrée et de sa question ainsi que de tout le reste : Que l'ailes-vous là, nous dit-elle? A-t-on jamais vu dans ces livres que vous lisez, des

 

1. Ils écrivaient d'abord sur des tablettes et transcrivaient ensuite dans des livres.

 

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femmes intervenir en semblables discussions? — Peu m'importent, lui répondis-je, les jugements des orgueilleux et des ignorants qui lisent aussi précipitamment les livres, qu'ils saluent les hommes. Ils ne se préoccupent pas de ce qu'ils sont en eux-mêmes, mais des vêtements dont ils sont couverts, de la pompe qui fait briller leurs richesses et leur fortune. Et dans les livres, ils s'inquiètent peu de quoi il est question, du but qu on poursuit dans la dispute, des explications données et du chemin fait. Quelques-uns d'entre eux cependant ont des dispositions qui ne sont point méprisables; ils ont reçu quelque vernis d'humanité, et ils entrent volontiers, par des portes ornées de dorures et de peintures, dans les redoutables sanctuaires de la philosophie; c est pour eux qu'ont écrit assez souvent nos ancêtres dont tu connais les livres, je le vois par nos lectures. De nos tours encore , pour ne citer que lui, un homme très-remarquable par son génie, son éloquence, par les distinctions et les dons de la fortune, et ce qui est mieux, par l'élévation de son esprit, Théodore, que tu connais très-bien, travaille à empêcher que ni aujourd'hui, ni plus tard, personne, à quelque classe qu'il appartienne , ne puisse regretter les écrits de notre époque. Quant à mes livres, il est possible que quelques-uns les rencontrent et qu'à la lecture de mon nom ils ne disent pas, quel est celui-ci? pour jeter ensuite le volume; mais que la curiosité et l'amour de l'étude les fassent aller plus loin, en dépit des chétives apparences du seuil. Alors ils ne seront point fâchés de me voir philosopher avec toi, et, sans doute, ils seront loin de mépriser aucun de ceux dont la parole se rencontrera dans mes pages.

Ces interlocuteurs, en effet, sont des hommes libres, ce qui suffit pour les études libérales, et plus encore pour la philosophie, mais des hommes distingues par leur naissance, au milieu de leurs concitoyens, Les livres des auteurs les plus doctes, nous montrent de la philosophie jusque chez les cordonniers eux-mêmes, et dans des conditions de fortune plus basses encore. Leur esprit cependant et leur vertu jetaient un si vif éclat que pour rien au monde, ils n'eussent voulu, quand même ils l'auraient pu, échanger ces biens contre toute autre noblesse. Il se rencontrera aussi, crois-moi, des hommes qui seront plus heureux de te voir philosopher avec moi, que de rencontrer ici plus de beautés littéraires ou des pensées plus profondes. Il est des femmes chez les anciens, qui se sont occupées de philosophie, et la tienne me plaît singulièrement.

32. Je ne veux pas, ma mère, que tu ignores le sens du mot grec qui désigne la philosophie; il signifie en latin « amour de la sagesse. » Delà vient que les saintes Ecritures, que tu médites avec tant d'ardeur, n'ordonnent pas d'éviter et de mépriser absolument tous les philosophes, mais les philosophes de ce monde (1). Qu'il y ait un autre monde élevé bien au-dessus de nos yeux, et que peut contempler la seule intelligence des hommes sensés (2), le Christ lui-même nous l'enseigne suffisamment. Il ne dit point :

« Ma royauté n'est pas du monde, » mais, « ma royauté n'est pas de ce monde (3). » Vouloir nous éloigner de toute philosophie, serait nous condamner à n'aimer point la sagesse, et mes écrits contiendraient donc un blâme contre toi, si tu n'aimais pas la sagesse; nul blâme si tu l'aimais médiocrement; bien moins encore si ton amour pour la sagesse égalait le mien. Mais comme tu aimes la sagesse beaucoup plus que tu n'aimes ton fils lui-même, et je sais pourtant combien tu l'aimes; comme tu y fais tant de progrès que, ni le malheur, quelque subit qu'il soit, ni la mort même ne te causeraient aucun effroi, ce qui, aux yeux des plus doctes est la difficulté suprême, et de l'aveu de tous, le point culminant de la philosophie, ne serai-je pas heureux de me faire même ton disciple?

33. Elle me répondit d'un air agréable et pieux que je n'avais jamais autant menti; d'autre part, je le voyais, nous avions prononcé beaucoup de paroles qu'il fallait écrire; il y en avait assez pour un livre, et nous n'avions plus de tablettes. Je crus donc devoir remettre la question; je voulais aussi ménager ma poitrine. Car les reproches que j'avais dû faire à ces jeunes gens, l'avaient échauffée plus que je ne l'aurais voulu. Comme nous partions : N'oublie pas, me dit Licentius, combien de leçons nécessaires te fournit pour nous-mêmes et à ton insu, cet ordre si caché, et néanmoins si divin. — Je le vois, répondis-je, et je ne manque pas de reconnaissance envers Dieu; et puisque vous en faites la remarque vous-mêmes , j'en prends acte pour espérer que vous vous améliorerez. Voilà tout ce qu'on fit ce jour-là.

 

1. Coloss. II, 8. — 2. Rétrac. ch. 3, n. 2. — 3. II Jean, XVIII, 36.

 

 

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219

 

LIVRE SECOND.

 

Ce livre contient deux discussions. En examinant la définition de l'ordre, les interlocuteurs touchent d'une manière accidentelle à des questions diverses : Comment le sage demeure calme avec Dieu; si les mauvaises actions de l'homme rentrent aussi dans l'ordre de Dieu ; si Dieu était juste avant l'origine du mal ? Ce mal provient-il de l'ordre ? — On traite ensuite la manière d'étudier. — L'ordre exige que l'on se forme d'abord aux bonnes moeurs, que l'on acquière ensuite les sciences humaines, et que l'esprit s'élève enfin aux sublimes et divines considérations.

 

 

CHAPITRE PREMIER. PREMIÈRE DISCUSSION. EXAMEN DE LA DÉFINITION DE L'ORDRE.

 

 

1. Très-peu de jours après Alype arriva. Un brillant soleil s'était levé, un ciel pur, une température aussi douce que possible pour ces contrées, durant l'hiver, nous invitèrent à descendre sur la pelouse où nous nous réunissions souvent dans l'intimité. Ma mère était aussi avec nous. La communauté de vie et une étude attentive m'avaient montré depuis longtemps, combien son esprit et son coeur étaient enflammés pour les choses divines; mais dans une discussion assez importante que j'eus avec mes convives, à l'anniversaire de ma naissance, et dont je fis un livre (1), son intelligence s'était révélée si grande, que rien ne m'avait paru plus apte à la vraie philosophie. J'avais donc résolu de la faire assister à nos conférences quand elle en aurait le loisir. C'est ce que tu as déjà vu dans le premier livre de cet ouvrage.

 

2. Nous nous assîmes donc le plus commodément possible dans le lieu indiqué; et, m'adressant aux deux jeunes gens : En dépit de ma sévérité contre vous, leur dis-je, quand

 

1.  C'est le livre de la Vie bienheureuse.

 

vous traitiez en enfants un sujet d'un si haut intérêt, il me semble néanmoins que ce n'est pas sans un ordre et une faveur de Dieu, que le temps s'est consumé en reproches faits à votre légèreté, et qu'un tel sujet a été ajourné jusqu'à l'arrivée d'Alype. Déjà je lui ai fait connaître complètement la question , et le point où nous en sommes arrivés : ainsi donc, es-tu prêt, Licentius, à défendre, d'après ta définition, la cause que tu as embrassée? Je crois m'en souvenir, tu as dit que l'ordre est le mobile par lequel Dieu gouverne tout. — Je suis prêt, répondit-il, autant que je le puis être. — Comment donc, ajoutai-je, Dieu gouverne tout avec ordre? Veux-tu dire qu'il se conduit aussi lui-même avec ordre, ou que l'ordre préside à la direction de tout ce qui n'est pas lui? — Où tout est bon,l'ordre n'est point, reprit-il ; car il y a là une égalité parfaite qui n'a pas besoin d'ordre. — Tu nies donc, qu'en Dieu, tout soit bon? —  Non. — J'en infère, ajoutai-je, que ni Dieu, ni rien de ce qui est en lui ne sont dirigés avec ordre. — Il me l'accorda. — Mais alors, dis-je, tout ce qui est bien, te paraît-il n'être pas? — Au contraire , dit-il, c'est le bien qui existe véritablement. — Où est donc tout ce que tu as avancé, savoir, que tout ce qui existe est régi avec ordre, et que rien absolument n'est séparé de l'ordre ? — Mais il y a aussi le mal , (220) reprit-il, qui fait que l'ordre renferme le bien. Car ce n'est pas le bien seulement qui est dirigé avec ordre, mais le bien simultanément avec le mal. Et quand nous disons tout ce qui existe, nous ne parlons pas uniquement du bien; d'où il suit que l'ordre règne en même temps dans tout ce que Dieu gouverne.

3. Je continuai: Tout ce qui est gouverné et conduit, te paraît-il en mouvement ou immobile? —Tout ce qui se fait dans le monde , reprit-il, est en mouvement, je l'avoue. — Tu le nies quant au reste? — Tout ce qui est en Dieu , répondit-il , ne se meut point, tout le reste se meut, à mon avis. — Mais, répliquai-je, si tu penses que tout ce qui est en Dieu ne se meut point, et que tu accordes le mouvement à tout le reste, tu nous montres que tout ce qui est mobile, n'est pas en Dieu. — Répète, dit-il, ton objection un peu plus clairement; et en cela je crus voir en lui, moins la difficulté de comprendre, que le désir d'obtenir un délai pour chercher sa réponse. — Tu as dit, repris-je, que tout ce qui est avec Dieu ne se meut point, et que tout le reste est en mouvement. Si donc tout ce qui a mouvement n'en aurait plus en demeurant en Dieu, car tu refuses le mouvement à tout ce qui est en Dieu, il faut conclure que tout ce qui a mouvement est en dehors de Dieu.

Il gardait encore le silence. — Enfin: Il me semble, dit-il, que, même en ce monde, s'il y a des choses immobiles, elles sont avec Dieu. —Peu m'importe, répondis-je; car tu avoues, je crois, qu'il n'y a pas mouvement dans tout ce qui est en ce monde; il en résulte que tout ce qui est de ce monde, n'est pas en Dieu. — Je l'avoue, dit-il, tout n'y est pas. — Il y a donc quelque chose en dehors de Dieu? — Non, reprit-il. — Donc tout est avec Dieu? —Après une légère pause: Je t'en prie, dit-il , suppose que je n'ai pas dit qu'il n'y a rien en dehors de Dieu, car tout ce qui a mouvement ne me paraît pas être en Dieu. — Ce ciel est donc en dehors de Dieu, lui dis-je, car son mouvement n'est douteux pour personne. — Non, reprit-il, le ciel n'est pas en dehors de Dieu. — Donc il est en Dieu quelque chose de mobile ? — Je ne puis, répliqua-t-il , expliquer ma pensée comme je le voudrais, mais je fais appel à votre pénétration, et sans trop peser mes paroles, comprenez, si c'est possible, ce que je vais essayer de répondre. Il me semble que rien n'existe en dehors de Dieu, et tout ce qui est en Dieu me semble également immobile. Mais je ne puis dire que le ciel soit en dehors de Dieu; car, non-seulement, à mon avis, rien n'existe en dehors de Dieu, mais je crois qu'il y a dans le ciel quelque chose d'immobile et qui est véritablement Dieu ou en Dieu. Je n'élève toutefois aucun doute sur la rotation et le mouvement du ciel.

 

 

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CHAPITRE II. QU'EST-CE QU'ÊTRE AVEC DIEU? COMMENT LE SAGE DEMEURE IMMOBILE EN DIEU.

 

4 . Qu'il te plaise donc de nous définir ce que c'est qu'être en Dieu, et ce que c'est que n'être pas en dehors de Dieu. Car si nous ne sommes en désaccord que sur les mots, laissons-là les mots, et fais nous voir l'objet de ta pensée. — Je n'aime pas de définir, répliqua-t-il. —Mais alors que ferons-nous? — C'est toi, reprit-il, qui définiras; je t'en prie, car il m'est plus facile de voir ce qui me déplaît dans la définition d'autrui, que d'expliquer ma pensée, par une bonne définition. — Je me rends à tes voeux, lui dis-je.

Considères-tu comme. étant en Dieu ce que Dieu régit et conduit? — Telle n'était pas ma pensée, répondit-il, quand je disais que les choses sans mouvement sont en Dieu. — Vois donc, répliquai-je, si cette définition te plaira Tout ce qui comprend Dieu est en Dieu. — Je l'accepte, répondit-il — Mais le sage ne te paraît-il point comprendre Dieu? — Il le comprend, dit-il. — Donc si des sages sont en mouvement, non-seulement dans une maison, ou dans une ville, mais dans des pays immenses, voyageant par terre et par mer, comment sera-t-il vrai que tout ce qui est en Dieu est immobile?-Tu me portes à rire, dit-il, ai-je avancé que l'action même du sage soit en Dieu? Ce qu'il connaît, voilà ce qui est en Dieu. — Alors, lui répliquai-je, le sage ne tonnait ni son livre, ni son manteau, ni sa tunique, ni ses meubles, s'il en a, ni les autres choses de ce genre, que connaissent très-bien les sots ? —  J'avoue, dit-il, que cette connaissance du manteau, de la tunique, n'est pas en Dieu.

5. Voici donc, repris-je, ce que tu as avancé: Tout ce qui est de la connaissance du sage, n'est point en Dieu, mais tout ce qu'il a en Dieu, le sage le connaît. C'est tout à fait cela, (221) dit-il; car tout ce qu'il perçoit par les sens corporels, n'est point en Dieu, mais seulement ce qu'il perçoit par l'esprit. Peut-être même oserai-je en dire davantage; oui, je le dirai, afin que votre appréciation me confirme, ou m'instruise. Quiconque ne connaît que ce qui est du ressort des sens corporels, ne me paraît être ni en Dieu ni même en soi.

Je remarquai alors, à l'air de Trygétius, qu'il voulait dire je ne sais quoi , mais qu'il était retenu par la crainte de paraître empiéter sur le terrain d'autrui ; et comme Licentius gardait le silence, je lui permis de parler s'il voulait. Il s'exprima ainsi: Tout ce qui appartient aux impressions corporelles ne me semble connu de personne ; car autre est sentir, et autre connaître. Aussi toutes les connaissances que nous pouvons avoir, me paraissent être dans l'intelligence, et ne pouvoir être comprises que par elle. D'où il suit que si nous plaçons en Dieu tout ce que le sage connaît par l'intelligence, il faudra mettre en Dieu toutes les connaissances du sage. Licentius approuva l'observation et en ajouta une autre que je ne pouvais aucunement dédaigner. Il dit: Le sage est donc en Dieu, car il se comprend lui-même. C'est la conséquence et de ce que tu as dit, savoir, que tout ce qui comprend Dieu est en Dieu , et de ce que nous avons dit nous-mêmes, savoir, que nous mettons en Dieu tout ce que le sage comprend; mais cette partie de lui-même qui perçoit par les sens, car je ne crois pas qu'elle fasse nombre, quand nous parlons du sage, j'avoue que je n'en connais et que je n'en soupçonne aucunement la nature.

6. Tu nies donc, repris-je, que le sage possède, je ne dis pas une âme et un corps, mais une âme tout entière; car il y aurait démence à n'accorder point à l'âme, cette faculté qui perçoit par les sens. Ce ne sont en effet ni les yeux, ni les oreilles qui perçoivent, mais je ne sais quelle autre chose perçoit au moyen de ces organes. Et si nous n'attribuons pas à l'intelligence cette faculté de sentir, nous ne pouvons l'attribuer à aucune partie de l'âme. Reste donc à l'attribuer au corps, et jusqu'à présent je ne sache rien de plus absurde. — L'âme du sage, reprit-il, entièrement purifiée par la vertu, et déjà attachée à Dieu est digne, à son tour, d'être appelée sage; mais à rien autre de ce qui est en lui ne convient le nom de sage. Il y a néanmoins au service de son âme, comme des souillures et des enveloppes grossières dont il s'est purifié, en se retirant en lui-même. Si tout cela doit s'appeler âme, il n'en sera pas moins vrai, que ces enveloppes sont au service et sous la dépendance de cette partie de l'âme, qui mérite seule d'être appelée sage. C'est même dans cette partie soumise qu'habite, je crois, la mémoire, qui est au service du sage, comme l'esclave auquel on commande, et qui doit, s'il est soumis et dompté, respecter les bornes de la loi; et se servant des sens pour tout ce qui est nécessaire non au sage mais à elle-même, la mémoire ne doit point chercher à s'élever, ni s'enorgueillir contre son maître, ni user immodérément et sans règle, de ce qui lui appartient; car c'est à cette partie si infinie, qu'on peut rapporter tout ce qui passe. En quoi effectivement la mémoire nous devient-elle nécessaire, sinon pour ce qui passe, et nous fuit? Ce sage donc s'attache à Dieu; il, jouit de Celui qui demeure toujours, qui ne laisse pas attendre qu'il soit, ni craindre qu'il! ne soit plus, mais qui est toujours présent, par là même qu'il est l'Etre véritable. Immobile et paisible en lui-même , ce sage prend soin du pécule de son esclave; il veut que celui-ci en use comme un serviteur diligent et économe, le ménage et le conserve.

7. Je considérais avec admiration cette pensée, et je me souvins qu'un jour je l'avais émise rapidement devant lui. Souriant alors Licentius, lui dis-je, remercie ton esclave, s'il ne te donnait de son pécule, tu n'aurais peut-être rien à présenter. Car si la mémoire est dans cette partie de l'âme, qui s'abandonne comme une esclave à la direction d'un jugement sain, c'est elle, crois-moi, qui t'a aidé à parler ainsi. Avant donc d'en revenir à l'ordre qui est notre sujet, ne vous paraît-il pas que, pour de semblables motifs, c'est-à-dire pour des études honnêtes et nécessaires, le sage ait besoin de mémoire?-Comment, reprit-il, cette mémoire lui serait-elle nécessaire, puisqu'il a présent, sous la main, tout ce qui lui appartient? Car ce n'est pas même pour les objets sensibles, pour ce qui est devant nos yeux, que nous demandons aide à la mémoire; or, le sage a tout présent aux yeux intérieurs de son intelligence, c'est-à-dire qu'il contemple d'un regard fixe et immobile Dieu lui-même, Dieu qui renferme en lui tout ce qui voit et possède l'intelligence. Je vous le demande donc, a-t-il besoin de mémoire? Pour moi, si j'en ai eu besoin pour retenir ce que j'ai recueilli de toi, (222) c'est que je ne suis pas encore maître de cet esclave. Tantôt j'en suis dominé, tantôt je me débats pour m'affranchir, et je m'anime en quelque sorte à revendiquer ma liberté. Si quelquefois je commande, si elle m'obéit, si elle me fait croire souvent à une victoire complète, bientôt en d'autres occasions, elle se redresse contre moi et me foule misérablement aux pieds. Aussi quand nous parlons du sage, ne me nomme pas, je t'en prie. — Ni moi non plus, répondis-je.

Le sage toutefois pourra-t-il jamais abandonner les siens? Pourra-t-il, en conduisant ce corps où il retient cette esclave sous sa loi, oublier de quelque manière, l'obligation de faire du bien à qui il peut, et surtout d'enseigner la sagesse, ce qui lui est demandé avec instance? Pour cela, pour enseigner convenablement, et être moins inhabile, il prépare souvent ce qu'il doit dire, afin de l'exposer avec ordre, et cela lui échappera nécessairement, s'il ne l'a confié à sa mémoire. Il faut donc ou nier que la bienfaisance soit un devoir du sage, ou avouer que le sage doit confier quelque chose à sa mémoire. Tu diras peut-être qu'il confie à la garde de ce serviteur, cette part de ses richesses dont il a besoin non pour lui-même, mais pour les siens, et qu'en veillant avec fidélité et d'après la manière dont l'a formé le maître, sur ce que celui-ci a commis à ses soins, l'esclave n'agit que dans l'intérêt des insensés qu'on veut rendre sages? —  Je crois, reprit-il, que le sage ne lui donne absolument rien à garder, car le sage est toujours fixé en Dieu, qu'il observe le silence ou converse avec les hommes. Mais ce serviteur bien dressé garde avec soin ce qu'il doit présenter à son maître pendant la conversation; et comme ce maître est très-juste, comme il se voit sous son empire, il prend à tâche de mériter ses bonnes grâces dans l'accomplissement de son devoir. Il agit ainsi non par raisonnement, mais par une loi supérieure, et par l'ordre suprême. — Maintenant je ne résiste plus à tes raisons, lui dis-je ; achevons plutôt ce que nous avons commencé. Quant à cette dernière question, comme elle n'est pas sans importance, et qu'on ne peut la traiter si brièvement, nous en examinerons avec soin la nature un autre jour, lorsque, d'après l'ordre de Dieu lui-même, s'en présentera l'occasion.

 

 

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CHAPITRE III. LA FOLIE EST-ELLE EN DIEU ?

 

8. Qu'est-ce qu'être avec Dieu ? nous l'avons défini. J'avais avancé : tout ce qui comprend Dieu est en Dieu, et vous avez ajouté qu'en lui aussi est tout ce que comprend le sage. Ce qui me frappe singulièrement ici, c'est que tout à coup vous placez la folie en Dieu. Car si nous mettons en Dieu tout ce que le sage comprend, et si le sage ne peut éviter la folie qu'il ne la comprenne, alors, ce qui est affreux à dire, cette horrible folie sera en Dieu. Emus de cette conclusion , ils se tinrent quelque temps en silence : Que celui-là réponde, interrompit Trygétius, qui nous est venu si opportunément pour cette discussion, et dont l'arrivée ne nous a pas causé, je pense, une joie sans motif. — Dieu me soit en aide ! répondit Alype ; était-ce donc là que devait aboutir mon long silence ? Mais on a troublé mon repos. Je m'efforcerai donc de satisfaire à vos sollicitations, après avoir sauvegardé l'avenir, et obtenu de vous, que vous ne me demanderez que cette réponse. Je repris : Il ne serait, Alype, ni de ta bienveillance, ni de ton humanité , de refuser à nos entretiens ta parole, surtout quand on la désire. Mais continue, de grâce, achève ce que tu as commencé ; le reste viendra selon l'ordre qui nous occupe.

J'ai droit, dit-il, de fonder à mon tour, les plus belles espérances, sur cet ordre, dans la discussion duquel vous me voulez faire entrer. Or, si je ne me trompe, ce qui a fait croire que la conclusion de ces jeunes gens rattachait à Dieu la folie, c'est leur assertion que tout ce que comprend le sage est en Dieu. Quel sens faut-il y attacher ? Pour le moment je le laisse de côté; remarque un peu ton propre raisonnement. Tu as dit : « Si tout ce que comprend le sage est en Dieu, et qu'il ne puisse éviter la folie, qu'à la condition de la comprendre.» Mais n'est-il pas clair que nul ne peut être appelé du nom de sage, avant d'avoir évité la folie ? Tout ce qui est compris par le sage, a-t-il été dit encore, est en Dieu. En ce cas, celui-là n'est pas encore sage qui comprend la folie afin de pouvoir l'éviter. Mais quand il sera sage, alors il ne faudra plus compter la folie au nombre des choses qu'il comprend. C'est (223) pourquoi si l'on met en Dieu tout ce que le sage comprend, on a raison d'en éloigner la folie.

9. Cette réponse est subtile comme toutes les tiennes, Alype ; mais tu t'es jeté dans l'impasse où sont les autres. Toutefois comme je pense que tu daignes encore être fou avec moi, que ferons-nous , si nous rencontrons quelque homme sage qui voudra bien, par l'enseignement et la discussion, nous délivrer d'un si grand mal? Car ce que je croirai devoir lui demander avant tout, c'est qu'il me montre clairement ce que l'on entend par folie, quelles en sont la nature et les propriétés. Je n'ose rien dire de toi , pour moi elle me tient autant et aussi longtemps que je ne là comprends pas. Voici donc, d'après toi , la réponse que ce sage nous fera : Pour le savoir de moi, vous deviez venir quand j'étais fou. Vous pouvez maintenant vous servir de maîtres à vous-mêmes; car moi, je ne comprends plus la folie. En vérité, si je recevais cette réponse, je ne craindrais pas d'inviter ce sage à nous accompagner, afin de chercher ensemble un autre maître. Je ne comprends pas parfaitement la folie, et néanmoins je ne vois rien de plus fou que cette réponse. Il rougira sans doute de nous abandonner ainsi ou de nous suivre; il entrera donc en discussion, et nous développera longuement les inconvénients de la folie. Et nous, par une sage prudence, ou nous écouterons attentivement cet homme qui ignore ce qu'il dit, ou nous croirons qu'il sait ce qu'il ne comprend pas, ou bien encore, selon le raisonnement de tes clients, la folie continuera d'être en Dieu. Les deux premières hypothèses ne peuvent, selon moi, se soutenir -. il reste donc la dernière dont tu ne veux pas. — Jamais tu ne m'avais paru si jaloux, répondit-il, et si j'avais, selon la coutume, reçu quelques honoraires de mes clients, comme tu les appelles, je devrais les leur rendre à l'instant même, devant cette extrême ténacité de ton raisonnement. Ainsi qu'il leur suffise du temps assez long qu'en combattant contre toi je leur ai gagné pour réfléchir, ou s'ils sont disposés à écouter le conseil de. leur patron vaincu, mais non par sa faute, qu'ils te cèdent sur ce sujet et soient plus prudents à l'avenir.

10. Je ne veux pas oublier, répliquai je, que pendant ta plaidoirie Trygétius trépignait et voulait dire je ne sais quoi; je suis donc à lui, si tu me le permets; il se peut que tu ne sois pas suffisamment préparé, car tu viens seulement de te mêler à notre discussion, et comme j'ai commencé, je vais les écouter patiemment défendre leur cause sans toi. Alors Trygétius, pendant que Licentius était complètement distrait : Accueillez cette folie, dit-il, et riez-en comme il vous plaira. Il me semble que l'on ne doit pas appeler intelligence la faculté de comprendre la folie, car la folie est l'unique, ou le plus grand obstacle à l'intelligence. — Il m'est difficile, repris-je, de repousser cette raison. Je suis encore sous l'impression de la pensée d'Alype, je me demande comment on peut enseigner convenablement ce que l'on n'entend point, et si l'esprit peut beaucoup souffrir de ce qu'il ne voit pas. Remarquez-le en effet; Alype a craint d'avouer ce que tu viens de dire, et pourtant il avait lu cette pensée dans les écrits des sages. Donc, malgré cette impression, je considère les sens corporels, qui sont pour l'âme des instruments, et qui peuvent seuls nous donner le terme d'une comparaison plus ou moins exacte, et je suis porté à affirmer que nul ne peut voir les ténèbres. C'est pourquoi si comprendre est à l'esprit ce que voir est aux yeux; si nous ne pouvons voir les ténèbres lors même que les yeux sont ouverts, il n'y a pas absurdité à dire que l'on ne peut comprendre la folie: car nous ne connaissons pas d'autres ténèbres pour l'esprit. Comment se demander encore si l'on peut éviter la folie sans la comprendre? De même que pour échapper aux ténèbres, il nous suffit de ne pas fermer les yeux, ainsi pour éviter la folie on ne doit pas s'efforcer de la comprendre, mais s'affliger de ne pas comprendre, à cause d'elle, ce qui peut être compris, et sentir qu'on y est livré, non quand on la comprend mieux, mais quand on comprend moins le reste.

 

 

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CHAPITRE IV. L'HOMME FAIT-IL AVEC ORDRE CE QU'IL A TORT DE FAIRE? LE MAL RAMENÉ A L'ORDRE CONCOURT A LA BEAUTÉ DE L'UNIVERS.

 

11. Mais revenons à l'ordre et que Licentius nous soit enfin rendu. Voici donc ma question : L'insensé vous paraît-il agir avec ordre, quoi qu'il fasse ? Mais voyez les piéges de cette; question : si vous répondez que c'est avec ordre, alors l'insensé se conduisant lui-même en tout avec ordre, que devient cette (224) définition : L'ordre est la règle selon laquelle Dieu régit tout ce qui existe? Et si l'ordre n'est point dans tout ce que fait l'insensé, quelque chose sera donc en dehors de l'ordre? Mais vous n'admettez ni l'un ni l'autre. Prenez garde qu'en définissant l'ordre vous ne mettiez tout en désordre. Comme Licentius était encore distrait : Il est facile, dit Trygétius, de répondre à ce dilemme, et toutefois je n'ai point sous la main une comparaison qui devrait, je crois, donner à ma pensée plus de force et de clarté. J'exprimerai néanmoins cette pensée, et tu feras ensuite ce que tu as fait tout à l'heure; car cette mention des ténèbres, à propos de ce que j'avais avancé d'une manière si obscure, ne m a pas médiocrement éclairé. Je dis donc que toute la vie des insensés, quoiqu'elle n'ait de leur part, ni suite, ni ordre, est cependant, grâce à la divine Providence, renfermée dans l'ordre nécessaire des choses; et comme si une place lui était préparée par cette loi ineffable et éternelle, jamais elle n'est où elle ne doit pas être. De là vient que tout homme qui la considère avec un esprit étroit, s'en détourne comme repoussé par une laideur horrible. Mais s'il élève et étend ses regards jusqu'à embrasser l'ensemble, il ne trouvera rien qui ne soit ordonné, rien qui ne soit en quelque sorte toujours disposé et mis à la place qu'il doit occuper.

12. Quelle grande et merveilleuse réponse, lui dis-je, me donne, par votre organe, Dieu lui-même, et, comme je suis de plus en plus amené à le croire, ce je ne sais quel ordre caché dans l'univers. J'entrevois tant de vérité et de profondeur dans les choses dites par vous, que j'ignore comment vous en parlez sans les avoir vues, et comment vous les voyez. Tu ne cherches peut-être pour exprimer ta pensée qu'une seule comparaison; mais j'en vois maintenant d'innombrables qui m'amènent à penser comme toi. Quoi de plus hideux que le bourreau? Quoi de plus farouche et de plus impitoyable que cette âme? Mais il occupe dans la législation une place nécessaire, et il fait partie de l'ordre dans une société bien réglée; il croit nuire et il est le châtiment de ceux qui nuisent à l'ordre public. Quoi de plus repoussant, de plus dépourvu de beauté, quoi de plus couvert de honte que les prostitués, les prostituées et autres fléaux du même genre? Bannis de la société humaine les femmes de mauvaise vie, et tu troubles tout par les passions honteuses; donne-leur la place des femmes mariées, et tu jettes partout le déshonneur et l'infamie. Ainsi donc les moeurs impures de ces sortes de gens déshonorent leur vie, et la loi de l'ordre les met à la dernière place. Dans le corps de l'animal, n'y a-t-il pas des membres que l'on ne peut envisager à part ? et néanmoins l'ordre de la nature n'a pas voulu qu'ils fissent défaut, car ils sont nécessaires; ni qu'ils fussent mis en évidence, car ils sont honteux. Il y a plus : ces membres d'ignominie, en occupant leur place, ont cédé la place d'honneur aux membres plus nobles. Quoi de plus agréable pour nous, quel spectacle plus convenable dans une campagne, que le fut l'autre jour ce combat de coqs dont nous avons fait mention au premier livre (1)? Cependant quoi de plus abject que l'abattement du vaincu ? Toutefois encore il contribuait à faire ressortir la beauté de ce combat.

13. Tout en est là, je crois, mais il faut des yeux. Des poètes ont aimé ce qu'on nomme solécismes et barbarismes; ils ont préféré en changer les noms, les appeler figures et syncopes, plutôt que d'éviter ces fautes manifestes. Ote aux poèmes ces figures, et nous regretterons de doux agréments. Entasse-les en un seul endroit, et mon cœur se soulèvera comme il se soulève devant ce qui est aigre, fétide, gâté. Transporte-les dans le langage libre du forum, qui ne les en chassera et ne les renverra au théâtre? Aussi l'ordre qui en règle l'usage et y veut de la mesure ne peut souffrir, ni qu'ils soient prodigués quand ils sont propres au genre, ni qu'ils disparaissent entièrement partout ailleurs. Qu'un style simple et comme négligé paraisse de temps en temps; il fait mieux ressortir encore les endroits saillants et les beaux passages. Règne-t-il partout? Tu le méprises et jettes le livre. N'est-il nulle part? Les beautés ne font plus saillie, elles ne s'élèvent plus en quelque sorte sur les endroits qu'elles doivent dominer; elles s'éclipsent par leur propre éclat et jettent partout la confusion.

Ici encore nous devons à l'ordre une vive reconnaissance. Qui ne craint, qui ne déteste les conclusions fausses, et celles qui, en ajoutant ou en diminuant, travaillent insensiblement au profit de l'erreur? Toutefois quand elles arrivent à propos dans une discussion, elles portent d'heureux fruits, et sans que je sache

 

1. Ci-dess., liv. I, ch. 8, n. 25.

 

225

 

pourquoi, l'erreur même fait plaisir. N'est-ce pas encore là une occasion de louer l'ordre?

 

 

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CHAPITRE V. COMMENT REMÉDIER A L'ERREUR DE CEUX QUI NE CROIENT PAS A L'ORDRE DANS LE MONDE.

 

14. Dans la musique, dans la géométrie, dans les mouvements des astres, dans la rigueur des nombres, l'ordre domine au point que, si l'on veut le voir dans son principe et pour ainsi dire dans son sanctuaire , c'est là qu'on le trouvera, ou par là qu'on y arrivera sans s'égarer. Dans ces sciences, en effet, rien n'est à redouter que l'excès, et celui qui s'y applique avec modération, maître ou disciple en philosophie, y puise la vigueur, prend son essor comme il lui plaît, monte et conduit à sa suite de nombreux esprits, jusqu'à cette mesure souveraine au delà de laquelle il ne peut, ni ne doit, ni ne veut plus rien connaître. De là, et quoique mêlé encore aux choses humaines, il les voit si petites, et les apprécie avec tant de justice que rien ne l'étonne. Il ne demande plus pourquoi celui-ci désire des enfants sans en avoir, tandis que celui-là s'afflige de l'excessive fécondité de son épouse; pourquoi l'un manque de l'argent dont il est disposé à faire de grandes largesses, tandis que l'usurier sec et sordide couve son trésor enfoui; pourquoi la luxure dévore et disperse d'amples patrimoines, lorsque les larmes d'un mendiant obtiennent à peine un denier dans toute une journée; pourquoi l'indigne est élevé aux honneurs, tandis que des moeurs irréprochables sont cachées dans la foule.

15. Voilà, avec tant d'autres choses que présente la vie humaine, ce qui détermine la plupart des hommes à cette croyance impie, qu'il n'y a ni ordre, ni providence pour nous gouverner. D'autres mortels, pieux, bons et doués d'un brillant génie, ne peuvent se persuader que nous soyons abandonnés par le Dieu suprême. Troublés néanmoins par l'obscurité et la confusion des choses, ils ne peuvent y découvrir un ordre, et dans leur désir de connaître les causes les plus secrètes, souvent même ils recourent à la poésie (1), pour déplorer leurs erreurs. Qu'ils demandent seulement

 

1. Allusion au poème de Zénobius mentionné Plus haut, liv. I, ch. 7, n. 20.

 

pourquoi les Italiens désirent toujours des hivers sereins, et pourquoi notre infortunée Gétulie est toujours desséchée, qui leur répondra facilement? Qui d'entre nous s'occupera de faire des conjectures sur les motifs d'une telle disposition? Pour moi, si je puis donner un avis à ceux qui me sont chers, je crois, au moins selon mes vues et mon sentiment, qu'ils doivent s'appliquer à l'étude de toutes les sciences (1). Car il est impossible autrement de comprendre toutes ces questions et d'en voir la solution plus clairement qu'on ne voit la lumière elle-même. Mais si leur esprit est trop lent, ou trop occupé d'autres affaires, ou trop peu capable d'étudier encore, qu'ils se préparent un appui dans la foi, et Celui qui ne laisse périr aucun de ceux qui croient docilement les mystères sur sa parole, les attirera à lui par ce moyen, et les délivrera de ces épaisses et horribles ténèbres.

16. En effet, pour échapper à l'obscurité, deux routes s'ouvrent à nous : la raison ou au moins l'autorité. La philosophie promet la raison, et c'est avec peine encore que très-peu sont affranchis par elle; elle seule cependant force, non-seulement à ne pas dédaigner ces mystères, mais à les comprendre tels qu'ils doivent être compris. La vraie, et pour ainsi parler, la pure philosophie n'a d'autre affaire que d'enseigner quel est le Principe de toutes choses qui n'a point de principe; combien grande est la pensée qui demeure en Lui, et ce qui est descendu de Lui pour notre salut sans aucune altération. C'est ce Dieu unique, Tout-puissant et trois fois puissant, Père, Fils et Saint-Esprit que nous enseignent les augustes mystères, dont la foi sincère et inébranlable est pour les peuples un principe de délivrance; et dans cet enseignement, il n'y a ni confusion, comme quelques-uns le prétendent, ni outrage à la raison, comme beaucoup le soutiennent. Quelle grandeur, qu'un Dieu si grand ait daigné s'incarner et vivre dans un corps de même nature que le nôtre 1 Plus on voit d'abaissement dans cet acte, plus il surabonde de clémence, et condamne cet orgueil qui est propre aux savants.

17. Mais quelle est l'origine de notre âme? que fait-elle ici-bas? quelle distance la sépare de Dieu ? quelle est cette propriété qui J'applique à des oeuvres de deux natures différentes? jusqu'à quel point est-elle mortelle,

 

1. Rét. liv. I. ch. 3, n. 2.

 

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et comment prouve-t-on son immortalité ? L'ordre ne demande-t-il pas que l'on étudie ces problèmes ? Il le demande certainement; nous en dirons bientôt quelques mots si le temps le permet. En ce moment je me contenterai de vous dire : Celui qui, témérairement et sans coordonner ses connaissances, ose se jeter dans l’étude de ces questions, fait preuve de curiosité plus que de zèle, de crédulité plus que de science, d'incertitude même plus que de prudence. Aussi j'ignore d'où a pu vous venir cette justesse et cette précision, que je suis forcé de reconnaître dans les réponses que vous venez de faire à mes questions. Voyons cependant jusqu'où peut aller le travail de votre esprit. Que Licentius nous rende aussi sa parole : si longtemps occupé de je ne sais quelle idée, il est tellement étranger à cet entretien, qu’il lira tout ceci, je pense, comme ceux de nos amis qui sont absents. Reviens à nous, Licentius, et sois-y tout entier, je t'en conjure, c'est à toi que je parle. Tu as approuvé ma définition quand j'ai dit ce que c'est qu'être en Dieu, et autant qu'il m'en souvienne, tu as voulu me prouver que l'esprit du sage demeuré immobile en Dieu.

l8. Mais voici pour moi une difficulté : ce sage vivant parmi les hommes et y demeurant en corps, on ne saurait le nier, comment se peut-il que ce corps aille deçà et delà et que l'esprit demeuré immobile? Tu peux dire, il est vrai, qu'un vaisseau se meut et que les hommes qu'il renferme sont en repos, quoique ceux-ci , nous l'avouons, le maîtrisent et le gouvernent. Mais ne le dirigeassent-ils que de la pensée, et le fissent-ils aller ainsi au gré de leurs désirs, quand le vaisseau est en mouvement, ceux qui le montent né peuvent eux-mêmes éviter le mouvement. — L'esprit, dit Licentius, n'est point dans le corps, soumis aux ordres du corps. — Je ne le dis pas non plus, répondis-je, mais le cavalier, à son tour, n'est pas sur le cheval pour en recevoir la loi; et néanmoins tout en faisant marcher le cheval à son gré, il faut qu'il en subisse le mouvement. — Mais il peut, reprit-il, rester immobile sur ce cheval. — Tu nous forces, lui dis-je, à définir le mouvement; mais si tu le peux, définis-le toi-même. —Continue, reprit-il, à me rendre service, car je persiste dans ma demande, et pour t'éviter la peine de me l'adresser de nouveau, si je peux définir je le déclarerai quand j'en serai capable.

A ces paroles, un serviteur, que nous avions chargé de cet office, accourut pour nous dire que l'heure du dîner était arrivée. Ce serviteur, dis-je alors, nous force non pas à définir le mouvement, mais à le montrer aux yeux. Allons donc, passons de ce lieu dans un autre; le mouvement n'est que cela, si je ne me trompe. On rit et nous partîmes. —

 

 

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CHAPITRE VI. DEUXIÈME DISCUSSION. — L'ESPRIT DU SAGE EST IMMOBILE.

 

19. Après le repas, comme des nuages couvraient le ciel, nous allâmes nous asseoir, à l'ordinaire, dans la salle des bains. Ainsi donc, dis-je à Licentius, tu accordes que le mouvement n'est que le passage d'un lieu dans un autre? —  Je l'accorde, répondit-il. — Tu accordes aussi, repris je, que nul n'est dans un lieu où il n'était pas d'abord sans avoir fait un mouvement? —  Je ne comprends pas. — Si, dis-je, une chose, qui était d'abord en un lieu, est maintenant dans un autre, n'est-ce point parce qu'il y a eu mouvement? Il l'accorda. Donc, repris je, le corps vivant d'un sage pourrait être maintenant ici avec nous, et son esprit ailleurs? — Il le pourrait.. — Quand même il s'entretiendrait avec nous et nous enseignerait quelque chose? — Quand même il nous enseignerait la sagesse, reprit-il, mais je ne dirais point que son esprit est avec nous, il serait plutôt avec lui-même. — Alors il ne serait point dans son corps ? — Non, reprit-il. — Je poursuivis : Ce corps sans son esprit ne serait-il pas mort? et je parlais d'un corps vivant. — Je ne sais, dit-il, comment m'expliquer. — je ne sais point comment le corps d'un homme peut être vivant si l'âme n'est point en lui ; et en quelque lieu du monde que soit le sage, je ne puis dire que son âme ne soit point avec Dieu. — Je vais, repris-je, te mettre en état de t'expliquer. C'est probablement parce que Dieu est partout, que partout où le sage puisse aller, il trouve Dieu et peut être avec lui. — Ainsi nous pour irions dire et qu'il passe d'un lieu à l'autre, ce qui est le mouvement, et que néanmoins il est constamment avec Dieu. — J'avoue, répondit-il, que le corps passe d'un lieu à l'autre , mais je le nie quant à l'esprit que nous avons appelé sage.

 

 

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CHAPITRE VII. QUEL A PU ÊTRE L'ORDRE QUAND LE MAL N'ÉTAIT PAS ?

 

20. Je te cède pour le moment, lui dis-je, de peur qu'un sujet si obscur et qui veut être traité plus longuement et avec plus de soin, ne nous éloigne maintenant du but proposé. Mais puisque nous avons défini ce que c'est qu'être en Dieu, voyons si nous pourrons savoir aussi ce que c'est qu'être sans Dieu. Je crois même que la chose est déjà suffisamment claire, car il te paraît sans doute qu'être sans Dieu c'est n'être pas avec Dieu. — Si les paroles venaient à mon gré, répondit-il, je pourrais te faire une réponse qui ne te déplairait point. Mais je t’en prie, aie pitié d'un enfant, et saisis ma pensée avec la pénétration qui convient à ton esprit. Il me semble donc qu'alors on n'est pas avec Dieu, et que toutefois on est en la possession de Dieu. Et comment appeler sans Dieu ceux qui sont à Dieu même? Je ne dirai pas non plus qu'ils sont avec Dieu, car. Dieu n'est pas en leur possession.. En effet, posséder Dieu, ainsi que nous en convînmes dans cet entretien si agréable que nous eûmes le jour de ta naissance, ce n'est autre que jouir de Dieu (1). Mais j'avoue que je redoute ces propositions contraires comment se peut-il qu'un homme ne soit ni sans Dieu ni avec Dieu ?

21. Ne t'effraye point de cela, lui dis-je, lorsque la pensée est juste, qui ne fait peu de cas des paroles? Revenons donc enfin à cette définition de l'ordre. Tu as dit que l'ordre c'est la règle d'après laquelle Dieu conduit tout. Mais il n'est rien, si je m'en crois, que Dieu ne conduise, et c'est ce qui t'a porté à penser que rien n'est en dehors de l'ordre. — Je persiste, reprit-il, dans mon sentiment, mais je prévois que tu vas me demander si Dieu conduit aussi ce que nous avouons n'être pas bien. — A merveille, répliquai-je, ton regard a plongé dans ma pensée. Mais, je t'en prie, puisque tu as vu ce que j'allais dire, vois aussi ce qu'il faut répondre. — Pour lui, faisant signe des yeux et des épaules : Nous voilà troublés, répondit-il.

Le hasard avait amené ma mère au moment de cette question. Après quelque temps de silence,

 

1. Ci-dessus, de la Vie bienheureuse, n. 34.

 

il, me pria de la: lui répéter; il n'avait pas remarqué que Trygétius y avait. répondu plus haut (1). Répéter quoi? lui dis-je, et à quoi bon ? — C'est fait, reprennent les autres, ne recommence point. — J'aime donc mieux , ajoutai-je, t'engager à lire ce qui a été dit plus haut puisque tu n'as pu l'entendre. J'ai supporté sans peine ta distraction pendant notre entretien, et je t'y ai laissé longtemps; car je voulais ne mettre aucun obstacle à ce que tu élaborais attentivement, en toi-même et loin de nous, et continuer un sujet que l'écriture recueillait. pour toi.

22. Voici maintenant une question que nous n'avons point encore essayé de discuter avec soin. Dès l'abord, cette question de l'ordre ayant été soulevée, je ne sais par quel enchaînement, tu as dit, il m'en souvient, que la justice de Dieu consiste en ce qu'il sépare les bons des méchants, et rend à chacun ce qui lui appartient (2). Il n'est pas, selon moi, de définition plus claire de la justice. Ainsi donc je te prie de me dire s'il te semble que Dieu ait été un moment sans justice. — Jamais, répondit-il. —Mais si Dieu a toujours été juste, répliquai-je, le bien et le mal ont toujours existé. — Certes, répondit ma mère, je ne vois pas d'autre conclusion possible; car la justice divine ne s'exerça point quand le mal n'existait pas; et, si Dieu n'a pas toujours rendu aux bons et aux méchants ce que méritait chacun d'eux, on ne peut dire que toujours il ait été juste. — Donc, lui- répondit Licentius, nous devons dire, selon toi, que le mal a toujours existé? — Je n'oserais parler ainsi, reprit-elle. — Que dirons-nous donc, répliquai-je ? Si Dieu est juste, quand il discerne entre les bons et les méchants, il n'était donc point juste quand le mal n'existait pas. Comme tous gardaient le silence, je remarquai que Trygétius voulait répondre, et je le lui permis. —Assurément, reprit-il, Dieu était juste, car il pouvait discerner entre le bien et le mal, si ce dernier eût existé, et cette puissance constituait la justice. Dire en effet que Cicéron découvrit avec prudence la conjuration de Catilina, que son désintéressement le mit au-dessus des présents qui l'eussent porté à épargner les coupables, que sa justice les envoya au dernier supplice au nom du sénat, que son courage lui fit soutenir tous les traits des

 

1. Chap. IV, n. 11.

2. Liv. I, de l'Ordre, ch. 7, n. 19.

 

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ennemis, et le fardeau de leur haine, comme il l'appelait; ce n'est pas dire qu'il aurait manqué de ces vertus, si Catilina n'eût point menacé la république de sa ruine. C'est par elle-même et non par des oeuvres semblables, que l'on doit apprécier la vertu même dans l'homme, et à combien plus forte raison en Dieu, si toutefois la difficulté de comprendre et de s'exprimer permet d'établir ici quelque comparaison. Car afin de nous montrer qu'il a toujours été juste, Dieu ne différa point de rendre à chacun ce qu'il méritait aussitôt que le mal exista, et qu'il dut le séparer du bien. Il n'avait point alors à apprendre la justice, mais à en user, car elle a toujours été en lui.

23. Licentius et ma mère l'ayant approuvé dans leur extrême embarras : Eh bien ! dis-je, Licentius, qu'en penses-tu ? Où est ta grande proposition, que rien ne se fait en dehors de l'ordre? Car, si le mal a été fait, ce n'est point par l'ordre de Dieu, mais il a été enfermé dans cet ordre après avoir été produit. Celui-ci étonné, et voyant avec peine une bonne cause lui échapper des mains si subitement : Assurément, reprit-il, je soutiens que l'établissement de l'ordre date de l'origine du mal. — Donc, répondis je, ce n'est point l'ordre qui a permis le mal, puisque cet ordre n'a commencé qu'après la naissance du mal; et alors, ou bien cette négation que nous appelons le mal a toujours existé, ou bien, si nous trouvons que le mal a commencé, comme l'ordre est le bien même, ou est issu du bien, rien jamais n'a été et ne sera jamais sans ordre. Je ne sais cependant ce qui m'était venu de meilleur, mais comme d'ordinaire, il a été emporté par l'oubli; et, selon moi, il est dans l'ordre que cela me soit arrivé : car, ainsi le mérite l'élévation ou la direction de ma vie.

J'ignore comment, répondit-il, a pu m'échapper une pensée que je réprouve maintenant. Il. n'eût pas fallu dire que le mal est né, ni que l'ordre a commencé, mais que l'ordre a toujours été en Dieu, comme Trygétius l'a dit de la justice, et qu'il fût seulement appliqué lorsque le mal commença. — Tu retombes au même point, lui dis je, et ce que tu refuses même demeure inébranlable. Car, soit que l'ordre ait toujours été en Dieu, soit qu'il ait commencé en même temps que le mal, il n'est pas moins vrai que le mal est né en dehors de l'ordre. Si tu m'accordes cela , tu avoues qu'en dehors de l'ordre quelque chose est possible, ce qui affaiblit et tronque ta thèse; si tu ne l'accordes pas, alors le mal va nous paraître produit par l'ordre de Dieu, et ce sera professer que Dieu est l'auteur du mal. Est-il rien de plus détestable qu'un pareil sacrilège? Il ne comprenait point ou feignait de ne pas comprendre ; je tournais alors et retournais mon argument dans tous les sens, mais il n'eut rien à répondre et garda le silence. — Pour moi, dit alors ma mère, je ne pense pas que rien se puisse faire en dehors de l'ordre de Dieu. Il est vrai, le mal qui est produit ne doit aucunement son origine à l'ordre, mais la justice de Dieu ne l'a point laissé sans le coordonner; elle l'a ramené et poussé à la place qu'il doit occuper dans l'ordre.

24. Voyant alors que tous cherchaient avec ardeur, et chacun selon ses forces, à connaître Dieu, mais ne suivaient point cet ordre dont nous traitions, et qui conduit à l'intelligence de cette ineffable majesté : Je vous en prie, leur dis-je, si, comme je le vois, vous tenez fortement à l'ordre, ne souffrez point que la précipitation nous jette dans le désordre. Une raison secrète promet de nous démontrer que rien ne se fait en dehors de l'ordre ; cependant, si nous entendions un maître d'école essayant d'apprendre à un enfant à syllaber avant de lui avoir fait connaître les lettres, je ne dis pas qu'il faudrait en rire comme d'un fou, mais nous opinerions qu'il doit être lié comme un furieux, uniquement pour n'avoir pas suivi l'ordre de l'enseignement. Qui doute que des choses semblables ne soient faites souvent par les hommes sans expérience qui font la réprobation et la risée des hommes instruits, et par des insensés qui n'échappent pas toujours à la censure des sots? Néanmoins, toutes ces actions que nous appelons perverses, ne sont point en dehors de l'ordre divin : c'est ce qu'une science profonde, dont le vulgaire est bien éloigné de soupçonner l'idée, promet de démontrer aux esprits studieux qui n'aiment que Dieu et les âmes, et de démontrer de façon à produire en eux une certitude qui défie la certitude mathématique.

 

 

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CHAPITRE VIII. RÈGLES DE CONDUITE POUR LES JEUNES GENS. — ORDRE DE LEURS ÉTUDES.

 

25. Cette science est la loi même de Dieu. Toujours immuable et invariable en lui, elle se grave, pour ainsi dire, dans les âmes des sages. Ils savent que leur conduite est d'autant meilleure, et d'autant plus élevée, que la contemplation de l'esprit leur a mieux fait comprendre cette loi, et que leur genre de vie en est une plus fidèle observation. Or, cette science trace en même temps deux ordres à quiconque veut l'acquérir; l'un est pour la conduite, l'autre pour les études. Tout jeune homme qui est épris de l'amour de cette loi, doit donc éviter les plaisirs de la chair, la sensualité dans la nourriture, les soins exagérés du corps et de la parure, les vaines occupations du jeu, l'appesantissement du sommeil et de la paresse, les rivalités, la jalousie, l'envie, l'ambition des honneurs et du pouvoir, et même le désir immodéré des louanges. Qu'ils regardent l'amour de l'argent comme le venin qui tuera infailliblement toutes leurs espérances; que leurs actions ne ressentent ni la mollesse, ni l'arrogance.

S'agit-il des fautes de leur famille? qu'ils bannissent toute colère, ou la compriment, jusqu'à ne point la laisser paraître. Nulle haine contre personne , nul vice qu'ils ne veuillent corriger. Qu'ils s'observent de manière à n'être ni excessifs dans la vengeance, ni trop réservés dans le pardon. Qu'ils ne punissent que pour améliorer, qu'ils n'aient point d'indulgence qui puisse encourager le mal, qu'ils aiment, comme les membres de leur famille, ceux qu,i sont soumis à leur autorité, qu'ils les servent comme s'ils rougissaient de commander, et qu'ils leur commandent comme s'ils étaient heu ceux de les servir. S'agit-il des fautes des étrangers? qu'ils ne reprennent personne contre son gré, qu'ils évitent les inimitiés avec soin, les supportent de bon coeur, les terminent au plus tôt; dans tout engagement, toute communication avec les hommes , il suffit d'observer cet adage vulgaire : Qu'on ne fasse point à autrui ce qu'on ne veut point endurer. Qu'ils ne consentent point à entrer dans l'administration de l'Etat, avant d'être parfaits, et qu ils deviennent parfaits à l'âge sénatorial, ou mieux encore, dans la jeunesse.

Mais, que nul ne se croie exempt de tout précepte , parce qu'il ne s'en est occupé que dans un âge avancé; l'observation ne lui en sera que plus facile dans l'âge mûr. Qu'en toute condition, en tout lieu, en tout temps, on ait des amis, ou que l'on cherche à s'en faire. Qu'on ait de la déférence pour ceux qui en méritent, et qui même ne s'y attendent pas. Qu'on ait peu d'égards pour les orgueilleux, et que soi-même on évite l'orgueil. Il faut une vie sage et décente : honorer Dieu, s'occuper de lui, le rechercher en s'appuyant sur la foi, l'espérance et la charité; désirer, pour ses études et celles de ses amis, la tranquillité et de solides progrès; pour soi-même et pour tous, s'il est possible, un bon esprit et une vie paisible.

 

 

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CHAPITRE IX. DE L'AUTORITÉ ET DE LA RAISON DANS LES ÉTUDES.

 

26. Il nous reste à exposer comment on doit 'étudier, quand on a entrepris de vivre comme nous l'avons dit. Nous ne pouvons avoir que deux moyens de nous instruire : l'autorité et la raison. Dans l'ordre du temps, l'autorité précède; dans la réalité, la raison l'emporte. Autre chose est ce que nous faisons d'abord, autre chose ce que nous désirons et estimons davantage. L'autorité des hommes de bien paraît plus utile à la multitude ignorante, et la raison plus convenable aux savants. Cependant , comme tous sont ignorants avant d'apprendre, comme nul ignorant ne sait dans quelles dispositions il doit se présenter devant ses maîtres, ni quel genre de vie peut le préparer à la science; l'autorité seule peut ouvrir la porte, quand on aspire à connaître quels sont les trésors mystérieux et divins. Le seuil une fois franchi avec assurance, on s'applique à suivre les règles de la vie parfaite , et par ce moyen, qui donne la docilité , on apprendra enfin quelle profonde raison il y a dans les préceptes qu'on a observés sans les comprendre, et ce qu'est cette raison qui succède aux langés de l'autorité, que l'on suit maintenant d'un pas ferme et que l'on comprend; et ce qu'est cette intelligence en qui tout est renfermé, ou plutôt, qui est tout; et ce que c'est, en dehors de tout, que le principe de tout.

Peu arrivent, en cette vie, à cette connaissance, et nul ne peut aller au delà, même en l'autre vie. Quant à ceux qui se contentent de (230) l'autorité pour s'appliquer aux bonnes mœurs et aux saints désirs, qui dédaignent ou sont incapables de se livrer à l’étude profitable de sciences libérales, je ne sais comment leur donner le nom d'heureux, pendant qu'ils sont parmi les hommes; mais, je le crois fermement sitôt qu'ils auront quitté ce corps, ils seront délivrés avec plus ou moins de facilité, selon que leur vie aura été plus ou moins irréprochable.

27. L'autorité est divine ou humaine; mais l'autorité vraie, solide, souveraine, c'est l'autorité divine. II faut ici redouter l'étonnante fourberie des animaux aériens. Soit en prédisant des choses qui sont du domaine des sens corporels, soit en produisant des effets où éclate une grande puissance, ils arrivent facilement à tromper les âmes qui sont ou désireuses des biens périssables, ou avides d'un pouvoir fragile, ou effrayées de vains prodiges. On doit donc regarder l'autorité comme divine, quand non-seulement elle surpasse tout pouvoir humain par des merveilles sensibles, mais quand, animant l'homme lui-même, elle lui montre jusqu'à quel point elle s'est abaissée pour lui.

Elle nous ordonne de nous affranchir des sens que frappent ces prodiges, et de nous élever jusqu'à l'intelligence; elle nous montre en même temps, et ce qu'elle peut ici-bas, et pourquoi elle fait ces merveilles, et le peu de prix qu'elle y attache. Elle doit en effet nous manifester sa puissance par ses actes, sa clémence par ses abaissements, sa nature par les ordres qu'elle donne. C'est ce qui nous est présenté d'une manière plus profonde et plus solide dans les vérités sacrées auxquelles nous sommes initiés, et où la vie des hommes de bien se purifie beaucoup plus facilement, non par les subtilités de la dispute mais par l'autorité des mystères.

Quant à l'autorité des hommes, elle trompe souvent; mais parmi eux, ceux-là paraissent à bon droit mériter plus de confiance, qui mettent à la portée du vulgaire des preuves plus nombreuses de leur doctrine, et qui ne vivent pas autrement qu'ils n'enseignent à vivre. S'ils sont, de plus, favorisés des dons de la fortune, qu'ils soient grands à en user, plus grands encore à les mépriser, comment blâmer la confiance donnée aux règles de vie qu'ils enseignent?

 

 

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CHAPITRE X. PEU CONFORMENT LEUR VIE AUX PRÉCEPTES DIVINS.

 

28. Alype me dit alors : Quel grand modèle      de vie tu nous places sous les yeux ! Tu as tout dit en peu de mots; nous sommes chaque jour avides de tes leçons; mais aujourd'hui tu nous as inspiré plus de zèle encore et plus d'ardeur pour ce genre de vie. Je voudrais y voir parvenir et s'y attacher intimement, s'il était possible, non-seulement nous, mais encore tous les hommes : ces préceptes deviendraient aussi faciles à suivre qu'ils sont admirables à entendre. Comment, hélas ! se fait-il, puisse ce malheur s'éloigner de nous ! Comment se fait-il qu'en entendant ces règles, l'esprit humain les proclame célestes, divines, entièrement vraies, et qu'il agisse différemment quand il faut y atteindre? Aussi je suis profondément convaincu e      que, pour vivre ainsi, il faut des hommes divins ou un secours divin.

Je répondis : Actuellement, Alype, c'est ma parole qui exprime ces règles de vie, que tu accueilles avec tan Me plaisir, comme toujours; mais elles ne sont point de mon invention, tu le sais parfaitement. Elles remplissent les livres d'hommes grands et presque divins; et cette observation, je la dois non pas à toi, mais à ces jeunes gens qui auraient quelque droit de les dédaigner, si elles ne reposaient que sur mon autorité. Jamais je ne leur demanderai de m'en croire. que sur les preuves dont j'appuierai mon enseignement ; et c'était, je présume, pour les stimuler par l'importance du sujet, que tu as parlé de la sorte. Ces règles ne sont point difficiles à suivre pour toi ; telle est ton avidité à les saisir, et l'élan de ton admirable nature à les pratiquer, que si je suis ton maître en paroles, tu es le mien en actions. Je n'ai aucun motif ni même aucun prétexte de mentir. Un éloge immérité ne stimulerait point, je crois, ton ardeur ; ceux qui sont ici nous connaissent tous deux, et ni l'un ni l'autre n'est inconnu à celui qui recevra cet écrit.

29. Quant aux hommes qui s'adonnent à la pratique du bien et des bonnes mœurs, si tes paroles sont d'accord avec ta pensée, tu en crois le nombre plus restreint que cela ne me paraît probable : beaucoup te sont entièrement inconnus; et chez ceux que tu connais, ce qui (231) est précisément digne d'admiration t'échappe aussi. Tout cela est en effet du domaine de l'âme qui est inaccessible aux sens, et qui souvent , pour s'accommoder au langage des hommes vicieux, accorde ses paroles avec ce qu'elle paraît ou approuver ou désirer. Elle agit souvent contre son gré , afin d'éviter la haine d'autrui, ou l'accusation d'ineptie ; et comme les actes nous arrivent par le témoignage des oreilles ou des yeux, il nous est difficile de nous écarter de leur appréciation. C'est ce qui nous empêche de connaître un bon nombre d'hommes aussi bien qu'ils se connaissent et que les connaissent leurs amis. Tu peux le comprendre en te rappelant quelques grandes qualités que seuls nous voyons chez les nôtres.

Une des causes qui induisent ainsi en erreur, et ce n'est pas la moindre, c'est que beaucoup se convertissent subitement à une vie meilleure et digne d'admiration; et qu'on les croit toujours ce qu'ils étaient, jusqu'à ce que des actions d'éclat révèlent ce qu'ils sont. Sans aller plus loin, quiconque eût naguère connu ces jeunes gens, croirait-il facilement qu'ils recherchent aujourd'hui les grandes vérités, avec tant de zèle, et qu'à tel âge ils ont déclaré une telle guerre aux plaisirs? Ainsi rejetons cette opinion; car ce secours divin dont tu as fait, comme il était convenable, une mention pieuse à la fin de ton discours, produit dans tous les peuples et beaucoup plus largement que plusieurs ne se l'imaginent, l'oeuvre de sa miséricorde. Mais revenons, s'il te plaît, à l'ordre de notre discussion, et après avoir suffisamment parlé de l'autorité, voyons ce qu'exige la

 

 

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CHAPITRE XI. DE LA RAISON ET DE SES TRACES DANS LES CHOSES SENSIBLES. — DIFFÉRENCE ENTRE CE QUI EST RATIONNEL ET CE QUI EST RAISONNABLE.

 

30. La raison est ce mouvement de l'esprit qui peut distinguer et résumer ce que l'on apprend. S'il est bien rare que les hommes recourent à ses lumières pour comprendre soit Dieu, soit leur âme propre ou toute autre âme, c'est uniquement à cause de la difficulté qu'éprouve à se replier sur soi , quiconque s'est habitué à vivre par les sens. Tous, il est vrai, veulent se conduire par la raison, lors même qu'ils se livrent à des affaires où ils ne trouvent que déception; très-peu, néanmoins, en connaissent la nature et les propriétés. Cela paraît étonnant; c'est néanmoins indubitable. Ces observations suffisent peur le moment; car je suis actuellement incapable de vous parler comme il convient d'un si vaste sujet; j'en suis aussi incapable que je serais présomptueux si je prétendais l'avoir au moins compris. Recherchons toutefois , si nous le pouvons maintenant et autant que l'exige le but de cet entretien, combien elle a daigné se manifester dans les objets qu'il nous semble connaître.

31. Voyons en premier lieu, dans quelles circonstances on emploie d'ordinaire ce mot que nous appelons la raison. Ce qui doit nous frapper avant tout, c'est que les sages de l'antiquité ont défini l'homme de la manière suivante : L'homme, disent-ils, est un animal raisonnable et mortel. Le terme d'animal désigne ici le genre, et les deux autres termes indiquent deux différences, destinées, je crois, à faire connaître à l'homme où il doit revenir et d'où il doit s'éloigner. Son âme en partant d'elle-même s'était jetée misérablement dans la matière; il lui faut revenir à la raison. En disant qu'il est raisonnable, on le distingue des bêtes; et en l'appelant mortel on montre combien il diffère de ce qui est divin. S'il ne s'attache à la raison, il se confondra avec les animaux; s'il ne s'éloigne de la matière, il ne pourra se diviniser.

Mais les savants appliquent souvent leur esprit et leur pénétration à distinguer ce qui est raisonnable de ce qui est rationnel: le but que nous poursuivons demande que nous les imitions. Ils appellent donc raisonnable ce qui fait ou ce qui peut faire usage de la raison, et rationnel ce qui est produit ou dicté par elle.

Ainsi nous pouvons dire de ces bains et de notre conférence qu'ils sont rationnels, et nommer raisonnables soit celui qui a construit ces bains, soit nous qui parlons. La raison par conséquent procède de pâme raisonnable, et s'applique à des actes et à des discours rationnels.

32. Il y  a donc deux choses où la force et la . puissance de la raison sont accessibles aux sens eux-mêmes : d'une part les œuvres humaines que l'on voit, et d'autre paroles que l'on entend : mais dans les deux cas l’esprit, pour frapper les sens emploie un double intermédiaire; les yeux et les oreilles. Aussi (232) quand nous voyons un objet dont les parties sont bien proportionnées, nous pouvons dire qu'il paraît rationnel ; nous disons également qu'une musique est rationnelle, lorsqu'elle frappe l'oreille d'une manière harmonieuse. Mais qui ne rirait de celui qui dirait : odeur rationnelle, saveur rationnelle, douceur rationnelle? Ce serait toutefois autre chose si dans un but déterminé on avait cherché à procurer cette odeur, cette saveur, cette chaleur et le reste; si par exemple en considérant les odeurs fortes que l'on a placées dans un lieu pour en éloigner les serpents, on disait que rationnellement ce lieu exhale des odeurs ; si également l'on disait d'un breuvage préparé par le médecin, que rationnellement il est amer ou rationnellement doux; et d'un bain apprêté pour un infirme, qu'il est rationnellement chaud ou tiède.

Mais quel homme, flairant, sur l'ordre même du médecin, une rose dans un jardin, osera dire jamais : Que cette odeur est rationnelle ? L'ordre ou le conseil de la flairer peut être rationnel, l'odeur elle-même ne saurait s'appeler ainsi, et précisément parce qu'elle est une odeur naturelle. Nous pouvons bien dire d'un mets de cuisine qu'il est raisonnablement épicé ; mais l'usage ne permet point de parier ainsi lorsque la saveur n'a d'autre but que de satisfaire la sensualité. Demandez au malade à qui le médecin a fait servir un breuvage, pourquoi ce breuvage devait être aussi doux, il vous donnera un motif différent de la sensualité; ce motif est la nature même de la maladie; elle n'affecte pas le goût, mais le corps, ce qui est fort différent. Demandez au contraire à un intempérant qui recherche le plaisir de ]abouche pourquoi ce qu'il prend est doux; s'il répond: c'est que j'y trouve mon plaisir, mes délices, personne ne dira que cette douceur est rationnelle, à moins toutefois que le plaisir procuré par elle ne doive conduire à un but, et que les aliments n'aient été préparés en vue de ce but même.

33. Voilà donc quelques traces de raison qu'il nous a été possible de découvrir dans les sens, dans le plaisir même de la vue et de l'ouïe. La raison ne se montre point dans la satisfaction des autres sens, mais dans le but que se propose d'atteindre par eux la créature raisonnable. On appelle beau l'objet qui frappe agréablement les yeux et où se montre une proportion raisonnable des parties entre elles, et on appelle proprement harmonieux un concert agréable aux oreilles, quand la raison préside à la mesure, inspire la composition et l'exécution du chant. Mais on ne fait point intervenir la raison, lorsque l'oei1 est flatté par de belles couleurs, ou l'oreille réjouie par le son clair et juste que produit un coup frappé sur la corde d'une lyre : pour voir la raison dans le plaisir de ces deux sens, il faut que l'on puisse y distinguer les proportions et l'harmonie.

31. Aussi lorsque nous considérons attentivement toutes les parties de cet édifice, comment n'être pas blessés de voir une porte à l'extrémité et une autre porte à peu près au milieu sans être au milieu même? N'est-ce pas offenser l'oeil que de prendre en construisant des mesures irrégulières sans y être forcé? Voici à l'intérieur trois fenêtres: une au milieu, deux aux extrémités; elles sont à égales distances et jettent également la lumière sur la baignoire. N'éprouvons-nous pas du plaisir, notre esprit n'est-il point satisfait lorsque nous les regardons avec une attention particulière? La chose est évidente, il n'est pas nécessaire de vous en parler longuement. Aussi les architectes disent-ils que cette disposition a une raison d'être, comme ils disent qu'elle est sans raison lorsque les parties sont distribuées sans ordre.

On peut faire souvent ces observations, les appliquer à presque tous les actes et à toutes les œuvres de l'homme. Dans la poésie, disons-nous, la raison doit avoir en vue le plaisir de l'oreille; et n'est-ce point la mesure qui le produit tout entier? Quoique les mouvements bien cadencés d'un danseur charment les regards par la mesure même à laquelle ils obéissent, te spectateur intelligent comprend ce qu'ils signifient, ce qu'ils représentent; aussi en faisant abstraction des jouissances qu'elle procure aux sens, dit-on alors que la danse est rationnelle; qu'elle donne à Vénus des ailes, un manteau à Cupidon; qu'elle représente ces prétendues divinités avec toute la souplesse et toute la grâce possibles, les yeux n'en seront pas blessés, mais l'esprit. Aux yeux de l'esprit cette représentation ne serait point fidèle; les yeux du corps seraient choqués si le mouvement manquait d'harmonie; car il est fait pour les sens et pour plaire à l'âme en tant qu'elle anime le corps. Autre est donc le plaisir des sens; autre ce que l'on perçoit par les (233) sens; les sens sont flattés d'un beau mouvement, et ce que l'âme reçoit d'eux avec plaisir, c'est l'agréable connaissance de ce que signifie le mouvement.

Il est plus facile encore d'appliquer cette remarque au sens de l'ouïe. L'oreille est charmée, séduite par tout son mélodieux; mais, quoique transmise par l'oreille, la belle pensée que rappelle le son s'adresse exclusivement à l'esprit. De là vient qu'en entendant ces vers

 

Pourquoi de nos soleils l'inégale clarté

S'abrège dans l'hiver, se prolonge en été (1)?

 

nous ne confondons pas dans nos éloges la beauté des vers et la beauté de la pensée . et nous ne disons pas au même point de vue que l'harmonie est belle et que l'expression est rationnelle.

 

 

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CHAPITRE XII. LA RAISON A INVENTÉ TOUS LES ARTS. — COMMENT ONT ÉTÉ DÉCOUVERTS LES MOTS, LES LETTRES, LES NOMBRES. — DISTINCTION DES LETTRES, DES SYLLABES ET DES MOTS. — ORIGINE DE L'HISTOIRE.

 

35. Déjà donc voilà trois espèces de choses où la raison a visiblement laissé son empreinte. La première comprend les actions rapportées à une fin déterminée; la seconde, les paroles; et la troisième l'agrément. Dans la première, la raison nous avertit de ne rien faire témérairement ; dans la seconde, d'enseigner la vérité ; dans la troisième, de contempler avec bonheur. La première a rapport aux moeurs , les deux autres, aux arts et aux sciences dont nous nous occupons actuellement.

En effet , la partie raisonnable de nous-mêmes, celle qui fait usage de la raison pour produire ou imiter des oeuvres rationnelles, s'aperçut que naturellement l'homme devait vivre en société avec ceux qui comme lui avaient la raison en partage. Mais aucune société humaine ne peut solidement s'établir sans le langage, sans ce moyen de communiquer les pensées et les sentiments. Il fallut donc donner aux choses des noues, c'est-à-dire fixer des sons pour les exprimer. On ne peut voir l'esprit d'autrui; mais le langage en frappant les sens devait unir les âmes.

 

1. Virg. Géorg. liv. II, vers. 480, 482.

 

Cependant on ne pouvait percevoir les paroles des absents; la raison imagina les lettres, ces caractères qui représentent, sans les confondre, tous les sons formés par le mouvement de la langue et de la bouche. Mais comment parler et écrire en restant dans un vague immense, en ne déterminant. rien ? C'était impossible, cette impossibilité même fit remarquer l'utilité du calcul; or, cette invention de l'écriture et du calcul donna naissance à la profession des copistes et des calculateurs. On était comme à l'enfance de la grammaire, ou, comme dit Varron, aux « éléments des lettres, litterationem. » Je ne suis pas assez sûr, pour le moment, du terme qui correspond dans la langue grecque à l'expression latine.

36. La raison observa ensuite des différences entre les émissions de voix qui formaient le langage et que représentait l'écriture. Les unes, malgré la variété de leurs inflexions, demandaient qu'on ouvrît peu la bouche; simples et faciles, elles s'en échappaient sans effort: d'autres exigeaient que l'on comprimât diversement les lèvres, tout en produisant un son : il en était enfin qui ne pouvaient se produire qu'au moyen des premières. De là et dans le même ordre, les lettres nommées voyelles, semi-voyelles et muettes.

Vinrent ensuite la distinction des syllabes, et la distribution des mots en huit espèces, avec leurs formes particulières. Plus tard on remarqua avec habileté et pénétration, les figures, la pureté du langage, la liaison des mots entre eux. Loin d'oublier le nombre et la mesure, la raison s'appliqua encore à étudier la quantité des mots et des syllabes ; elle reconnut que la prononciation des unes demandait un temps simple, celle des autres un temps double, et qu'ainsi les premières étaient brèves, que les secondes étaient longues. Elle prit note de tout cela, en forma des règles déterminées.

37. La science de la grammaire pouvait être considérée comme complète. Mais son nom même signifie qu'elle revendique l'enseignement des lettres, ce qui parmi nous l'a fait nommer littérature. Aussi fallut-il lui attribuer encore les faits confiés aux lettres , comme dignes de passer à la mémoire de la postérité : ce fut l'histoire. L'histoire n'était pour elle qu'un nom de plus; mais quelle infinie variété de choses embrassait ce nom ! Plus fertile en soucis que remplie d'agréments et de vérités , l'histoire donne plus (234) de peine aux littérateurs qu'aux historiens mêmes. Est-il possible qu'on traite d'ignorant un homme qui n'a point- entendu parler de Dédale volant dans les airs; et qu'on ne traite pas de menteur celui qui a imaginé cette fable, d'insensé celui qui la croit, d'effronté celui qui en fait l'objet d'une question? Combien aussi je plains nos amis qu'on traite d'ignares, lorsqu'ils ne peuvent répondre quel nom portait la mère d'Euryale et qui n'osent traiter d'hommes vains, sots et curieux ceux qui leur adressent de semblables questions !

 

 

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CHAPITRE XIII. ORIGINE DE LA DIALECTIQUE ET DE LA RHÉTORIQUE.

 

38. Après avoir complété dans toutes ses parties la science de la grammaire, la raison dut étudier la faculté génératrice de l'art. Par ses définitions, par l'analyse et la synthèse, elle avait mis dans l'art l'ordre et la lumière, elle avait même su le prémunir contre toutes les attaques du mensonge. Mais comment songer à créer d'autres sciences ? Ne devait-elle pas remarquer auparavant la voie qu'elle avait suivie, les moyens qu'elle avait employés, les raisonner, les discuter et créer ensuite cet art des arts que l'on nomme la dialectique? C'est la dialectique qui apprend à enseigner et à étudier ; c'est dans la dialectique que la raison même se dévoile et montre ce qu'elle est, ce qu'elle veut, ce qu'elle peut. La dialectique se rend compte de ce qu'elle fait; seule aussi, non-seulement elle veut, mais elle peut communiquer la science.

N'est-il pas vrai toutefois que lorsqu'on veut inspirer aux insensés des sentiments vrais, beaux et utiles, la plupart ne s'attachent, point à la vérité elle-même? Si peu d'hommes, hélas ! la contemplent; presque toujours ils suivent l'inclination des sens et de l'habitude. Il ne suffisait donc pas de leur enseigner ce qui peut être à leur portée, il fallait surtout et souvent les émouvoir. Pour remplir ce rôle, plus nécessaire que souvent il n'est pur, il fallait pouvoir charmer le peuple et l'amener librement à ce qui lui est avantageux : la raison confia cette mission à la rhétorique.

Voilà jusqu'où s'éleva, par les études et les sciences libérales, cette partie raisonnable  de nous-mêmes qui s'applique à la parole.

 

 

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CHAPITRE XIV. MUSIQUE ET POÉSIE. — LE VERS, LE RYTHME.

 

39. La raison voulut s'élever ensuite à l'heureuse contemplation des choses divines. Pour ne pas tomber de- haut, elle chercha à monter par degrés et s'ouvrit elle-même une voie à travers le pays qu'elle avait conquis et organisé. Elle voulait voir seule, sans nuages et sans les yeux du corps, la beauté suprême. Les sens y faisaient obstacle. Aussi commença-t-elle à diriger son activité sur ceux d'entre eux qui prétendaient hautement posséder la vérité et qui par leurs cris importuns empêchaient l'essor de la raison. L'oreille disait donc que le langage était de son ressort, et le langage avait déjà servi à former la grammaire, la rhétorique et la dialectique. D'un oeil perspicace, la raison distingua le son de l'idée qu'il exprime. Elle reconnut que l'oreille ne peut juger que du son, et qu'il y en a de trois sortes l'un est la voix de l'être vivant, le second est le bruit des instruments à vent, et le troisième, des instruments à cordes. Le premier est produit par les choeurs des tragédies, des comédies ou d'autres choeurs de musique; le second est produit par la flûte ou d'autres semblables instruments; le troisième, par la harpe, la lyre, le tambour et tout instrument qui devient sonore sous la main qui le frappe.

40. Mais cet exercice ne mériterait que le dédain, si on ne savait régler les sons par la mesure des temps, et une sage alternative de lenteur et de rapidité. La raison se rappela qu'en examinant la grammaire avec une attention soigneuse, elle avait vu dans les pieds et les accents le germe de ce qu'elle cherchait actuellement. Comme il était facile d'observer que les syllabes brèves et longues étaient répandues dans le discours d'une manière à peu près égale; elle essaya de réunir et d'arranger ces pieds avec ordre; et consultant l'oreille elle commença par de petites mesures qu'elle appela césures et hémistiches. Les pieds ne devaient pas courir au delà de ce que demandait le goût : elle fixa une limite après laquelle ils reviendraient, reverterentur; ce fut l'étymologie du mot vers. Quand le vers n'aurait pas de mesure uniforme, et que cependant les pieds se suivraient dans un ordre rationnel, on le nommerait rythme, ce qui dans notre (235) langue signifie nombre. Ainsi naquirent les poètes; et considérant les effets merveilleux qu'ils produisaient par l'harmonie et la parole, la raison les combla d'honneur et leur permit de produire tous les mythes rationnels qu'il leur plairait. Ils travaillaient d'abord sur les mots; ils eurent pour juges les littérateurs.

41. La raison s'aperçut que les nombres faisaient tout en musique, qu'ils régnaient sur le rythme et sur l'harmonie. Elle étudia leur nature avec le plus grand soin; elle trouva qu'il y en avait de divins, d'éternels, surtout en observant qu'ils l'avaient aidée jusqu'alors à tout disposer avec ordre. Déjà elle voyait avec la plus grande peine qu'ils perdaient de leur éclat et de leur pureté en passant par des bouches humaines; et comme ce qui fait l'objet des contemplations de l'esprit est toujours présent, immortel; comme les nombres étaient tels, tandis que le son, parce qu'il est sensible, passe et n'a plus d'existence que dans la mémoire, la raison permit aux poètes (ne devaient-ils pas en effet remonter à la génération de toutes choses?) de supposer dans une fable rationnelle que les Muses étaient filles de Jupiter et de la Mémoire. Ce qui fit donner le nom de Musique à cet art qui parie aux sens et à l'esprit.

 

 

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CHAPITRE XV. GÉOMÉTRIE ET ASTRONOMIE.

 

42. La raison travailla ensuite pour les yeux. Parcourant donc la terre et le ciel , elle sentit que rien ne lui état agréable que la beauté, et que ce qui lui plaisait dans la beauté c'étaient les formes ; dans les formes, les proportions, et dans les proportions, les nombres. Elle examina alors si la ligne , si la circonférence, si toute autre forme et toute autre figure étaient en réalité ce qu'elles étaient dans l'intelligence. Mais elle découvrit qu'elles étaient bien inférieures et qu'il n'y avait aucune comparaison à établir entre ce qui tombe sous les sens et ce qui est du domaine de la pensée. Elle approfondit ces observations, les mit en ordre et en fit une science qu'elle nomma géométrie.

Le mouvement du ciel la frappait, elle se sentait portée à le considérer avec attention. Là aussi, dans les régulières vicissitudes des temps, dans le cours invariable et limité des astres, dans les intervalles réglés qui les séparent , elle s'aperçut que les mesures et les nombres dominaient encore. Résumant tout dans des définitions et des divisions , elle produisit l'astronomie, cette grande preuve de la religion, ce tourment perpétuel de sa curiosité.

43. Partout donc les nombres se présentaient à elle dans ces sciences, mais ils lui apparaissaient avec plus d'éclat dans les proportions, dont elle voyait en elle-même l'absolue vérité, par la réflexion et la méditation, et dont les choses sensibles ne présentent que des ombres et quelques traces. Elle s'anima alors,. elle s'enhardit et entreprit de prouver que l'âme est immortelle. Elle considéra tout avec soin, se reconnut douée d'une grande puissance et comprit toutefois qu'elle ne pouvait rien qu'avec les nombres. Emue de cette merveille, elle se demanda si elle n'était point le nombre même qui s'applique à tout, ou si du moins ce nombre n'était pas où elle cherchait à parvenir. Elle s'attacha de- toutes ses forces à ce nombre qui devait lui révéler toute vérité. Mais c'était dans ses mains ce Protée dont Alype a fait mention lorsque nous parlions des Académiciens (1). En effet les fausses images des choses extérieures que nous comptons et qui sont produites par le nombre secret qui dirige nos calculs, absorbent la pensée et font souvent évanouir ce nombre quand on l'a saisi.

 

 

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CHAPITRE XVI. LES SCIENCES LIBÉRALES ÉLÈVENT L'ESPRIT AUX CHOSES DIVINES.

 

44. Quand on n'a point succombé devant ces difficultés; quand on a ramené à l'unité réelle et véritable tant de notions diverses recueillies dans toutes ces sciences; quand on mérite le nom d'homme instruit; on peut alors, sans témérité, chercher , non plus seulement à croire,. mais à contempler, à comprendre et à posséder les choses divines. Au contraire, est-on encore esclave des passions? soupire-t-on après les choses périssables? ou, quoiqu'on s'éloigne de ces faux biens et que l'on vive dans la chasteté, ignore-t-on ce qu'on entend. par le néant, la matière informe et les formes inanimées? N’a-t-on pas une juste idée du corps, de la beauté corporelle , du lieu , du temps, de ce qui est dans le lieu et dans le temps, du

 

1. Cont. les Acad. Liv. III, ch. V, n. 11.

 

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mouvement local et non local , du mouvement stable et de l'immortalité? Ne sait-on ce que c'est d'être quelque part sans être dans un lieu, ce que c'est que de n'être pas dans le temps et d'être toujours, ce que c'est que de n'être jamais et de n'être pas jamais? Si malgré tant d'ignorance on veut discuter et raisonner, je ne dis pas sur ce grand Dieu que l'on connaît mieux quand on sait qu'on ne le tonnait pas , mais sur l'âme elle même, on s'égarera autant qu'il est possible. Or on saura la réponse à toutes ces questions si l'on comprend les nombres abstraits et intelligibles; et pour comprendre ceux-ci, il faut de la force dans l'esprit, le loisir qu'assure l'âge ou une situation heureuse, un ardent amour de l'étude ; il faut de plus avoir parcouru convenablement et avec ordre les sciences que nous venons de rappeler. Car tous ces arts libéraux se rapportant soit aux usages de la vie , soit à la connaissance et à la contemplation de la vérité , il est très-difficile de s'y former à moins d'avoir beaucoup d'intelligence et de s'y être appliqué dès le jeune âge avec toute l'ardeur et toute la constance dont on est capable.

 

 

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CHAPITRE XVII. IL EST DE HAUTES QUESTIONS QUE L'ON NE PEUT ABORDER SANS S'Y ÊTRE PRÉPARÉ PAR L'ÉTUDE DES SCIENCES LIBÉRALES.

 

45. Qu'y a-t-il dans tout cela de nécessaire au but que nous poursuivons? Je t'en prie, ma mère, ne t'effraie point à la vile de cette immense forêt. On y prendra un très-petit nombre d'idées essentielles et générales. Pour beaucoup, il est vrai, elles seront difficiles à saisir; mais pour toi dont l'esprit chaque jour me semble nouveau , pour toi dont je sais que le coeur a puisé dans l'âge ou dans une tempérance merveilleuse, la plus vive horreur de toute frivolité, et qu'au-dessus de toute corruption charnelle il est fort élevé en lui-même ; ces idées seront aussi faciles qu'elles sont difficiles aux esprits lourds et aux âmes plongées dans l'ignominie.

Je mentirais à coup sûr, si je te promettais de parvenir à une entière pureté de langage. Malgré l'urgente nécessité qui m'a obligé d'étudier ces matières, les Italiens me reprochent souvent de mal prononcer certains mots. Il est vrai qu'à mon tour je leur fais de semblables reproches; car autre chose est la certitude que donne la science, et autre celle que donne le pays. Il est même possible que l'oreille attentive des savants surprenne dans mon langage ce que nous appelons des solécismes ; je me souviens qu'on m'en a fait remarquer avec beaucoup d'habileté jusques dans Cicéron. Quant aux barbarismes, on en voit tellement aujourd'hui, que le discours qui sauva Rome, en paraît hérissé. Pour toi, méprisant ces questions puériles ou étrangères, tu connais si bien la nature et la puissance presque divine de la grammaire, que tu sembles, aux yeux des plus doctes, en avoir pris l'âme et jeté le cadavre.

46. Je pourrais en dire autant des autres arts libéraux. Si donc tu as pour eux un profond dédain, je t'en conjure, autant que je le puis comme ton fils, autant que tu me le permets, conserve avec prudence et fermeté la foi que tu as puisée dans les augustes mystères; persévère aussi avec force et avec. soin dans la vie que tu mènes.

Voici des questions fort obscures et pourtant divines : Dieu n'est point l'auteur du mal, de plus il est tout-puissant; comment donc se fait-il tant de mal? Pourquoi donc a-t-il créé le monde, puisqu'il est sans besoin? Le mal a-t-il toujours été, ou bien a-t-il commencé avec le temps? Si le mal a toujours existé, était-il sous la main de Dieu, et s'il y était, ce monde a-t-il aussi toujours existé, a-t-il été toujours le théâtre où Dieu -domptait le mal en le ramenant à l'ordre? Si au contraire le monde a eu un commencement, comment, avant sa formation, le mal était-il maintenu sous la puissance divine? quelle nécessité y avait-il de construire ce monde et d'y enfermer le mal pour tourmenter les âmes? Si l'on suppose qu'il fut un temps où le mal n'était pas sous la puissance divine, quel changement s'est fait tout à coup après tant de siècles? Il y aurait, je ne dis pas impiété, mais extravagance, à affirmer que Dieu s'est arrêté à un dessein nouveau; et prétendre avec quelques-uns qu'il était importuné et comme fatigué du mal, ce serait provoquer le rire de tout homme instruit, la critique des ignorants même : comment, en effet, aurait pu nuire à Dieu cette espèce de nature mauvaise ? Avoue-t-on qu'elle ne l'a pu ? Alors, pourquoi construire le monde? Soutient-on qu'elle en a été capable? Mais quel inexpiable forfait de (237) croire que Dieu puisse être blessé et que sa force ne puisse préserver sa propre nature des atteintes du mal, comme elle n'en préserve pas les âmes dont on ose confondre la nature avec la nature divine? Dirons-nous que ce monde n'est pas créé? Ce serait impiété et ingratitude; car il en pourrait résulter que Dieu ne l'a pas même formé.

Or, il faut avoir parcouru avec ordre les études dont nous avons parlé, pour s'occuper de ces questions et de questions semblables, sans quoi il y faut renoncer.

 

 

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CHAPITRE XVIII. COMMENT L'AME ARRIVE-T-ELLE A SE CONNAÎTRE ET A CONNAÎTRE L'UNITÉ? TOUT TEND A L'UNITÉ.

 

47. Pour éloigner de nous l'accusation d'avoir trop embrassé, je me résume plus nettement. Je dis donc que nul ne doit aspirer à résoudre ces problèmes s'il ne connaît l'argumentation et la puissance des nombres. Estime-t-on que ce soit trop? Que l'on sache au moins les nombres ou la dialectique. Est-ce trop encore? Qu'on sache au moins parfaitement la nature et la valeur de l'unité numérique, non point en la considérant dans la loi suprême et l'ordre souverain qui régit l'univers, mais dans tout ce que nous faisons et éprouvons chaque jour. En effet, la philosophie a besoin de cette connaissance, et elle n'y puise en résumé que l'unité, mais l'unité absolue et divine. Elle a deux questions à résoudre : l'une concerne l'âme, l'autre concerne Dieu. La première nous aide à nous connaître nous-mêmes; la seconde, à connaître notre origine. L'une est plus agréable, l'autre est plus précieuse; l'une nous rend dignes de la vie bienheureuse, l'autre nous rend heureux; la première est pour ceux qui s'instruisent, la seconde .pour ceux qui sont instruits. Tel est l'ordre suivant lequel on doit étudier la sagesse, pour parvenir à pouvoir comprendre l'ordre universel, c'est-à-dire à connaître les deux mondes et le Père même de l'univers, que l'âme ne connaît qu'en sachant comment elle ne le connaît pas.

48. Lorsque l'âme, après avoir parcouru cet ordre, s'applique à la philosophie, elle commence par s'examiner elle-même. Ses études précédentes lui ont appris qu'elle a ou qu'elle est la raison ; que dans la raison il n'y a rien de meilleur ni de plus fort que les nombres ou bien que le nombre et la raison même. Que l'âme alors s'adresse ce langage :

Par un acte intérieur et secret je puis analyser et enchaîner ce que je dois apprendre; cette faculté s'appelle ma raison. Mais que dois-je soumettre à l'analyse, sinon ce qui paraît un sans l'être, ou ce qui l'est moins qu'il ne le paraît? Et pourquoi recourir à la synthèse, sinon pour établir l'unité autant qu'il est possible ? Soit donc que j'emploie l'analyse ou la synthèse, c'est l'unité que je cherche, c'est l'unité que j'aime. Par l'analyse, je veux la rendre pure, par la synthèse, je veux en assurer l'intégrité. L'analyse écarte les éléments étrangers, la synthèse réunit les parties homogènes; c'est de part et d'autre pour arriver à la perfection de l'unité. Pour former une pierre, n'a-t-il pas fallu en réunir toutes les parties, en condenser tous les éléments ? Un arbre serait-il un arbre s'il n'était pas un? Et les membres, et les organes intérieurs, et toutes les autres parties intégrantes d'un être vivant? Nul doute que si l'unité se rompt, l'être vivant ne périsse. Que cherchent les amis, sinon de s'unir, et ne sont-ils pas d'autant plus amis qu'ils sont plus unis? Un peuple est comme une grande cité qui doit redouter les dissensions ; mais les dissensions ne sont-elles pas des diversités de sentiments? Plusieurs soldats forment une armée, cette multitude n'est-elle pas d'autant plus invincible qu'elle est plus unie ? Aussi les Latins ont-ils donné le nom de cuneus (coin) à cette union, comme s'ils avaient dit couneus, (unité renforcée). Et toute espèce d'amour? Ne veut-elle pas s'unir à ce qu'elle aime, et ne le fait-elle pas lorsqu'elle le peut? Quand est-ce que les plaisirs des sens sont eux-mêmes plus vivement sentis ? N'est-ce pas quand il y a union entre les corps qui s'aiment? Qu'y a-t-il de nuisible dans la douleur? N'est-ce pas son travail pour séparer ce qui était uni?

Il est donc funeste et dangereux de s'unir aux objets dont on peut être séparé.

 

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CHAPITRE XIX. QUI ÉLÈVE L'HOMME AU-DESSUS DE LA BRUTE. COMMENT L'HOMME PEUT VOIR DIEU.

 

49. Voici de nombreux matériaux à mes pieds, je les rassemble sous une forme commune, j'en fais une maison. Je vaux mieux que cette maison, car le la fais et elle est faite; oui, je suis d'une nature supérieure par là même que je la fais; la chose n'est pas douteuse. Mais il ne s'ensuit point que je sois préférable à l'hirondelle, à l'abeille même. L'une construit artistement ses nids et l'autre ses rayons. Je leur suis supérieur, parce que je suis raisonnable.

Si cependant la raison consiste à observer des proportions convenables, n'y a-t-il pas des proportions aussi convenables et aussi justes dans ce que fabriquent les oiseaux? Tout n'y est-il pas exactement mesuré? Si donc je leur suis supérieur, ce n'est pas en agissant avec nombre, c'est en connaissant les nombres.

Quoi ? ces petits êtres, pouvaient-ils, sans les connaître, agir avec nombres? Ils le pouvaient à coup sûr. Comment l'expliquer? C'est que nous-mêmes, pour parler, nous faisons mouvoir la langue d'une manière déterminée contre les dents et le palais , sans toutefois nous rendre compte des mouvements que nous devons, lui imprimer alors. Voyez aussi un bon chantre : ignorât-il la musique, est-ce que le. sentiment naturel ne fait pas qu'il observe en chantant le rythme et la mélodie confiés à sa mémoire ? Se peut-il rien de mieux réglé? Il ne se rend compte de rien, il agit sous l'impression de la nature. En quoi donc est-il supérieur et préférable aux animaux? En ce qu'il sait ce qu'il fait. Ainsi la seule distinction qui m'élève au-dessus de l'être sans raison, c'est que je suis un animal raisonnable.

50. Si je suis raisonnable, on définit aussi que je suis mortel: comment alors la raison est-elle immortelle? Ne le serait-elle pas? Un est à deux comme deux est à quatre. voilà une proportion absolument vraie; hier elle n'était .pas plus vraie qu'elle ne l'est aujourd'hui; ni demain, ni, dans un an elle ne le sera davantage; en vain tout ce mondé périrait-il, jamais cette proposition ne pourra cesser d'être vraie. En effet, elle est toujours la même, tandis que ce monde n'avait pas hier, n'aura pas demain ce qu'il possède aujourd'hui; aujourd'hui même le soleil n'est pas, durant une heure seulement, dans la même position pour le monde; et rien en lui ne demeure, non, rien né demeure un instant dans le même état.

Si donc la raison est immortelle et si je suis la raison, moi qui distingue ces principes et qui établis ces conclusions; ce qui en moi s'appelle mortel n'est pas moi. Si au contraire l'âme n'est pas la raison mais en fait usage, et si c'est la raison qui fait ma dignité, je. dois quitter ce qui est moins bon pour ce qui est meilleur, ce qui est mortel pour ce qui est immortel.

Telles sont et d'autres encore, les réflexions que l'âme bien instruite se fait en elle-même. Je ne veux point poursuivre; car en cherchant à vous faire connaître l'ordre, je pourrais dépasser la mesure qui produit l'ordre. Soutenue donc, non-seulement par la foi, mais encore par sa raison fortifiée, l'âme se forme aux bonnes moeurs et à la vie parfaite. Quand elle considère attentivement la valeur et la puissance des nombres, il lui semble indigne et étrangement déplorable de savoir rendre un vers coulant et jouer harmonieusement de la harpe, tandis qu'elle laisse sa vie et elle-même s'égarer hors de la voie, et qu'au souffle des passions le bruit honteux des vices établit en elle le plus criant désaccord.

51. Quand elle aura mis en elle la règle, l'ordre, l'harmonie et la beauté, elle osera chercher à contempler Dieu même, cette source féconde de toute vérité, le Père même de la Vérité.          Grand Dieu ! Quels seront alors ces yeux !      En eux            quelle   pureté , quelle beauté, quelle vigueur, quelle force, quelle sérénité, quel bonheur ! Et l'objet qu'ils verront, quel est-il? Quel est-il, je vous le demande? Qu'en penser, à quoi le comparer, qu'en dire? Loin d'ici les termes ordinaires, l’usage les a souillés. Tout ce que je puis dire, c'est qu'on nous promet de voir cette beauté, au reflet de laquelle tout est beau, en comparaison de laquelle tout est laid.

Il suffit pour la voir de bien vivre, de bien prier, de bien étudier. Mais une fois en sa présence, qui demandera encore pourquoi l'un désire des enfants sans en avoir, pourquoi l'autre en a beaucoup et les expose, pourquoi celui-ci les hait avant leur naissance, pourquoi celui-là les aime sincèrement après; comment (239) rien ne peut arriver sans Dieu et comment Dieu faisant tout avec ordre ce n'est pourtant pas en vain qu'on t'implore? Comment enfin l'homme juste s'étonnera-t-il des charges, des dangers, des dégoûts et des caresses de la fortune? Dans ce monde sensible il faut, il est vrai, considérer avec soin ce qu'on entend par le temps et parle lieu; comprendre que s'il est dans un temps ou dans un lieu des parties qui plaisent, le tout est bien plus agréable encore; et que s'il est des parties qui blessent, c'est uniquement, comme le remarque un homme éclairé, parce que l'on ne voit pas le tout avec lequel elles s'harmonisent merveilleusement. Mais dans ce monde intelligible, chaque partie est aussi belle et aussi parfaite que l'ensemble.

Nous traiterons plus complètement ces questions, pourvu que vous entrepreniez de suivre dans vos études et que vous suiviez sérieusement et avec constance, comme je vous y engage et comme je l'espère, l'ordre que. nous venons de rappeler. Vous pourriez peut-être aussi vous attacher à un autre qui fût plus court et plus facile: mais il faut qu'il conduise directement au but.

 

 

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CHAPITRE XX. CONCLUSION ET EXHORTATION A LA VERTU.

 

52. Pour y parvenir, appliquons-nous de toutes nos forces à améliorer notre vie . autrement notre Dieu ne pourra nous exaucer, tandis qu'il exauce aisément ceux dont la vie est bonne (1). Prions donc, non pour obtenir les richesses, les honneurs, ni ces biens fragiles et périssables qu'aucun effort ne peut conserver, mais pour obtenir ce qui nous rend bons et heureux.

A toi surtout, ma mère, de mériter pour nous l'accomplissement généreux de ces désirs. C'est à tes prières, je le crois sans hésiter et je le certifie, que Dieu m'a accordé de ne préférer absolument rien à la découverte de la vérité, de ne vouloir, de ne chercher, de n'aimer qu'elle. Aussi je ne cesse de croire qu'après nous avoir obtenu par tes mérites le désir d'un bien si grand, tu nous en obtiendras encore, par tes prières, l'heureuse jouissance.

Et toi, Alype, pourquoi t'exciter, t'avertir? Si ton ardeur ne me paraît pas trop vive, c'est

 

1. Rétr. Liv. III, n. 3.

 

que loin d'être excessif, l'amour le plus enflammé pour ces sortes de biens ne l'est jamais assez.

53. Prenant alors la parole : Quelquefois, dit Alype, la mémoire des savants et des grands hommes nous a paru d'une incroyable étendue : mais tes réflexions de chaque jour et l'admiration que maintenant tu excites en nous, ne nous permettent plus de le révoquer en doute; nous pourrions même au besoin jurer qu'elle est prodigieuse. Ne viens-tu pas en effet de nous mettre en quelque sorte sous les yeux, cette doctrine vénérable et presque divine, que l'on a eu raison d'attribuer à Pythagore et qui est sûrement de lui (1) ? Tu nous as montré en peu de mots quelles règles doivent diriger notre vie, quels chemins nous doivent conduire à la science, ou plutôt quelles sont les plaines et les vastes mers où elle prend ses ébats; tu nous as même fait connaître, ce qui a inspiré pour ce philosophe un si profond respect, où est et quel est le sanctuaire de la vérité, ce qu'il faut être pour chercher à y pénétrer. Si complet que soit aujourd'hui ton enseignement , nous soupçonnons , nous croyons même que tu connais encore des secrets plue intimes; mais nous manquerions de réserve, en croyant devoir te demander davantage.

54. Je t'écoute avec joie, repris-je. Car ce qui me plait, ce qui m'encourage, ce ne sont point tes paroles qui manquent de vérité, mais l'affection sincère dont elles sont l’expression, Et justement nous avons dessein d'envoyer cet écrit à un homme qui a aussi l'habitude de dire avec plaisir beaucoup de mensonges quand il parle de nous. Si d'autres viennent à le lire, je ne crains pas non plus qu'ils te blâment. Qui ne pardonne volontiers l'erreur où l'on tombe en jugeant un ami?

En faisant mention de Pythagore, tu as obéi à je ne sais quel ordre secret et divin. J'avais effectivement oublié une chose fort importante et que je loue presque chaque jour, tu le sais (2): c'est que, s'il faut ajouter foi à l'histoire, et comment n'en pas croire Varron ? ce grand homme n'enseignait qu'en dernier lieu la science du gouvernement; il voulait auparavant que ses disciples fussent déjà instruits, déjà parfaits, déjà sages, déjà heureux. Il voyait dans le gouvernement de tels orages, qu'il ne

 

1. Rétr. liv. I, ch. III, n. 3.

2. Rétr. liv. I, ch. III, n. 3.

 

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voulait y exposer qu'un homme capable d'éviter les écueils par une sagesse presque divine et, au besoin, d'arrêter lui-même les flots. Du sage seulement on peut dire en toute vérité

 

Comme un roc immobile, il résiste aux tempêtes :

 

et tout ce qu'expriment en ce sens les beaux vers qui suivent (1).

Ici finit l'entretien, et tous pleins de joie et d'espérance nous levâmes la séance, quand déjà on avait apporté les flambeaux.

 

1. Enéid. liv. VIII, vers 585-689.

 

Traduction de M. l’abbé RAULX.

  

 

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