BERNICE

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HOMÉLIE SUR SAINTE BERNICE, SAINTE PROSDOCE ET SAINTE DOMNINE.

 

AVERTISSEMENT ET ANALYSE.

 

Nous avons dit plus haut, dans l'avertissement pour l'homélie sur le cimetière et la croix, qui fut prononcée le vendredi saint, qu'elle le fut vingt jours plus tôt que le discours sur les saintes martyres Bernice, Prosdoce, etc., et que c'est à la susdite homélie que l'on doit appliquer les premiers mots de celle-ci : Il n'y a pas encore vingt jours que nous avons célébré la mémoire de la Croix. C'est ce que confirment les paroles qu'on lit un peu plus loin : Je vous disais alors : Il a brisé les portes d'airain, et en a rompu les barres de fer. En effet, dans l'homélie sur la Croix il s'arrête assez longtemps à expliquer ces paroles. Ainsi, l'on doit rejeter le calcul des grecs qui, pensant que cette mémoire de la Croix n'était autre chose que la fête de l'Exaltation qui a lieu le 14 septembre, célèbrent 20 jours plus tard, c'est-à-dire le 4 octobre, la fête des saintes Bernice, Prosdoce, etc. Ils ne font pas attention que cette homélie sur la Croix flat prononcée le vendredi saint, c'est-à-dire deux jours avant Pâques, et non le jour de l'Exaltation de la sainte Croix, qu'on ne célébrait pas encore du temps de Chrysostome. C'est avec beaucoup plus de sagesse que le martyrologe romain place au 15 avril la fête des saintes martyres Domnine et ses compagnes, bien qu'il se trompe en donnant le titre de vierge à sainte Domnine, qui était mère (634) des vierges Bernice et Prosdoce. Or, ce calcul du martyrologe romain nous donne le moyen, ce semble, de découvrir l'année où furent prononcés tant le discours sur la Croix que celui sur les saintes martyres ; ce serait l'année 391, où Pâques tombait le 28 mars, et par conséquent le vendredi saint, le 26 ; en prenant cette date pour point de départ, le vingtième jour suivant tombe le 14 avril. Il faut donc s'en tenir à ce calcul, bien qu'avec quelque réserve ; car, ainsi que nous l'avons dit dans l'avertissement pour les homélies contre les Juifs , les tables pascales faites dans les siècles postérieurs ne peuvent pas facilement concorder avec les anciennes.

1° Sous l'ancienne loi, la mort était un objet de terreur : Abraham en fournit un exemple. — 2° Justification de la conduite d'Abraham dans la circonstance invoquée. — Autres exemples fournis par Jacob et par Hélie. — 3° Il en est tout autrement sous la loi nouvelle : le chant des psaumes et des hymnes remplace maintenant dans les cérémonies funèbres les lamentations et les signes de douleur d'autrefois. — 4° Les guerres intestines sont bien plus cruelles que les autres :l'orateur les compare à un incendie. — Les saintes martyres abandonnent leur patrie ; elles arrivent à Edesse. — 5° Pourquoi Jésus-Christ a prédit les persécutions. — 6° Le mari de sainte Domnine vient à Edesse avec des soldats et s'empare de sa femme et de ses filles. — Arrivées à Hiérapolis, elles trouvent moyen de se soustraire à la vigilance des gardes, et se noient dans le fleuve. — Cette mort est un baptême, et c'est sainte Domnine qui a l'honneur de l'avoir donné à ses filles et à elle-même. — 7° Pourquoi Domnine n'a pas attendu qu'on les menât devant le tribunal.

 

1. Il n'y a pas encore vingt jours que nous avons célébré la mémoire de la croix, et voici que nous célébrons la mémoire de saintes martyres. Voyez-vous avec quelle rapidité la mort du Christ porte ses fruits? C'est pour cette brebis que ces génisses ont été immolées ; c'est pour cet agneau que ces victimes ont été frappées ; c'est pour ce sacrifice qu'ont été apportées ces offrandes. Il n'y a pas encore vingt jours de cela, et déjà le bois de la croix a produit des martyrs comme de nobles rejetons : car ils sont bien en effet le résultat prospère de cette mort. Voilà donc mes paroles d'alors vérifiées aujourd'hui par des faits. Je vous disais: Il a brisé les portes d'airain, il en a rompu les barres de fer (Ps. CVI, 16) : aujourd'hui les faits vous le démontrent. En effet, si Jésus-Christ n'eût point brisé ces portes d'airain, qui étaient fermées, des femmes ne fussent point entrées avec cette audace et cette facilité; s'il n'eût point rompu les barres de fer de ces portes, de jeunes filles n'auraient pas eu la force de les enlever; s'il n'eût point ouvert à jamais l'antique prison de la mort, nos saintes martyres n'y auraient point pénétré avec tant de confiance. Dieu soit béni : la femme brave (378) maintenant la mort, la femme qui a introduit la mort dans ce monde, la femme, qui avait été autrefois l'instrument du démon, a brisé la force du même démon; ce vase fragile et délicat, est devenu une arme irrésistible; des femmes bravent maintenant la mort ; qui ne serait saisi d'étonnement ? Honte aux Grecs, honte mille fois aux Juifs qui ne croient point à la résurrection du Christ. En effet, dites-moi, quel plus grand signe voulez-vous de cette résurrection, que de voir une telle révolution opérée dans le monde? Les femmes bravent maintenant la mort, cette chose auparavant effrayante et horrible même pour de saints hommes.

Sachez donc combien elle inspirait de crainte précédemment, afin qu'en voyant le mépris qu'on en fait aujourd'hui vous admiriez Dieu, auteur de ce changement. Apprenez sa force passée, afin qu'en voyant sa faiblesse actuelle vous rendiez grâces à Jésus-Christ qui l'a complètement abattue. Autrefois rien n'était plus puissant qu'elle, mes très-chers frères, et rien n'était plus impuissant que nous; mais à présent rien n'égale son impuissance, rien n'égale notre pouvoir. Voyez-vous quel merveilleux changement s'est opéré? Voyez-vous comme Dieu a rendu faible ce qui était fort, et fort ce qui était faible, nous montrant sa puissance d'un côté comme de l'autre ? Mais pour ne pas me contenter d'une assertion, je vous en apporte la preuve. Et d'abord je vous montrerai, si vous le voulez bien, à quel point la mort était redoutée autrefois, non-seulement des pécheurs, mais encore des saints hommes qui avaient une grande confiance en Dieu, hommes riches en bonnes oeuvres et arrivés au plus haut degré de vertu. Si je vous le montre, ce n'est pas afin de vous faire mésestimer les saints, mais pour que vous admiriez la puissance de Dieu. Or, d'où voyons-nous clairement que l'aspect de la mort était jadis terrible, que tous la redoutaient et en avaient horreur? Par l'exemple du premier patriarche. En effet, le patriarche Abraham, le juste, l'ami de Dieu, qui abandonna patrie, maison, parents et amis, qui méprisa tous les biens de ce monde pour obéir à Dieu, cet homme craignait et redoutait tellement la mort, que sur le point d'entrer en Egypte , il dit à sa femme ces paroles : Je sais que tu es belle, il se peut donc que si les Egyptiens te voient, ils t'enlèvent et me tuent. (Gen. XII, 11, 12.) Et qu'ajoute-t-il ? Dis que tu es ma soeur, afin que je sois bien traité à cause de toi, et je vivrai ainsi pour toi. (Ibid. 13.) Eh quoi ! toi qui es un saint, toi qui es un patriarche, tu ne t'inquiètes pas de ton épouse insultée, de ton hymen outragé, de ton union déshonorée? c'est à ce point, dis-moi, que tu crains la mort? et non-seulement tu fais bon marché de tout cela, mais encore tu ourdis une trame avec ta femme, vous devenez les acteurs d'un drame d'inconduite, tu fais tout pour que le roi des Egyptiens puisse, sans en être publiquement convaincu, tenter un adultère, et dépouillant ta femme de son titre d'épouse, tu lui fais jouer le rôle de soeur? Mais je crains qu'en travaillant à affaiblir le pouvoir de la mort, je ne paraisse accuser l'homme juste, c'est pourquoi je vais essayer deux choses : de montrer la faiblesse de la mort, et de soustraire le patriarche à cette accusation. Il est nécessaire d'abord de montrer qu'il craignait la mort, je le justifierai ensuite contre les reproches. Voyons donc tout ce qu'il y avait d'insupportable et de cruel dans ce qu'il eut à souffrir : or, voir sa femme insultée, déshonorée, c'est une chose plus intolérable que mourir mille fois. Et que dis-je, déshonorée ? quand on a dans le coeur la simple pensée d'un soupçon sur son compte, la vie tout entière devient insupportable. La jalousie est pour celui qui en est possédé un feu, une flamme inextinguible ; pour en faire voir la tyrannie et l'inexorable rigueur, on a dit de cette passion : Car le coeur de son époux est rempli de jalousie, il ne se départira de sa haine à aucun prix, il sera sans miséricorde au jour du jugement et ne se laissera point apaiser même par des présents considérables. (Prov. VI, 34, 35.) Et ailleurs : La jalousie est dure comme l'enfer. (Cant. VIII, 6.) Ce qui veut dire : Que de même qu'on ne saurait fléchir l'enfer à prix d'argent, de même il est impossible d'adoucir et de changer le coeur jaloux. Bien des gens auraient donné leur vie pour découvrir le séducteur, ils eussent goûté avec joie du sang de l'homme qui avait outragé leur femme, ils se fussent résignés pour cela à tout faire et à tout souffrir; et pourtant, cette passion intolérable, tyrannique, inexorable, cet homme juste l'a supportée avec une âme plus inflexible encore, et il a laissé sa femme exposée à l'insulte, dans la crainte de la mort et du trépas.

2. On voit donc par là qu'il craignait la mort : il est temps à présent de le justifier (379) des reproches, des accusations à cet égard, après avoir énoncé l'accusation elle-même. Quelle est cette accusation? Il aurait mieux valu qu'il mourût, dites-vous, que de laisser sa femme exposée à l'insulte; voilà ce dont quelques personnes lui font un crime : c'est qu'il aima mieux sauver sa propre vie que l'honneur de sa femme. Comment cela? il valait mieux qu'il mourût que de laisser insulter sa femme. Et qu'y eût-il gagné? Si par sa mort, il avait dû la soustraire à l'insulte, vous auriez raison, mais si cette mort ne sert en rien à empêcher que l'on insulte sa femme, pourquoi va-t-il témérairement, en pure perte, sacrifier son propre salut! Et si vous voulez être assuré que sa mort n'eût point soustrait sa femme au déshonneur, écoutez ce qu'il dit : Il se peut que si les Egyptiens te voient, ils t'enlèvent et me tuent. Ainsi il serait arrivé deux actes coupables : adultère et meurtre; or il fallait une prudence plus qu'ordinaire pour en éviter un sur les deux. Si en effet, je le répète , il avait dû, en sacrifiant sa vie, soustraire sa femme à l'insulte, si les Egyptiens ayant tué le juste Abraham n'eussent point dû s'emparer de Sara, votre reproche serait fondé ; mais si , même le patriarche mort, sa femme devait également être insultée, pourquoi accusez-vous ce juste qui, de deux crimes qui devaient arriver, un adultère et un meurtre, a empêché l'un par sa sagesse, celui d'homicide? On devrait même le louer à cet égard d'avoir conservé pure de sang la main du ravisseur. En effet , on ne peut même pas dire que Sara , en se disant soeur d'Abraham, entraîna par là l'Egyptien à l'enlever, puisque se fût-elle dite l'épouse d'Abraham, cela n'aurait pas arrêté l'Egyptien; c'est ce que montrent bien les paroles du patriarche : S'ils te voient, ils diront : Elle est sa femme; et alors ils me tueront et t'enlèveront. Si donc elle eût dit : Je suis sa femme ; il y eût eu adultère et meurtre ; au lieu qu'en disant : Je suis sa soeur, elle empêcha le meurtre. Vous voyez comment de deux crimes qui seraient arrivés, Abraham en supprima un par sa sagesse.

Voulez-vous savoir maintenant comment il diminue autant qu'il est en lui jusqu'au crime d'adultère, de sorte qu'il ne laisse pas même l'Egyptien devenir adultère complètement. Ecoutez encore ses paroles avec attention : Dis que tu es ma soeur. Eh bien ! celui qui prend la soeur de quelqu'un n'est pas adultère, car l'adultère dépend de l'intention. Quand Judas

se rendit chez Thamar, sa bru, on ne le regarda pas comme adultère (Gen. XXXVIII, 45), car il y alla non pas comme chez sa bru, mais comme chez une prostituée. De même ici, l'Egyptien qui devait prendre Sara non comme épouse d'Abraham, mais comme soeur du patriarche, ne devait pas être considéré comme adultère. Mais, direz-vous, qu'est-ce que cela faisait à Abraham, qui savait bien qu'il livrait sa propre femme, et non pas sa soeur? Eh bien ! ceci même n'est pas un reproche qu'on puisse adresser au patriarche. Le reproche serait fondé si l'Egyptien, en apprenant que Sara était l'épouse d'Abraham, eût dû renoncer à son acte de violence; mais si, au contraire, le titre d'épouse ne devait pas préserver Sara de cet enlèvement, comme Abraham le dit lui-même, ils diront: Elle est sa femme et ils l'enlèveront; alors nous devons bien plutôt admirer le saint patriarche de ce qu'il a pu, dans une affaire si difficile, conserver l'Egyptien pur d'homicide, et de ce qu'il a diminué, selon son pouvoir, la faute de cet outrage.

Passons maintenant à son fils Jacob : vous allez voir que lui aussi craignait la mort, qu'il redoutait le trépas, cet homme qui dès sa première jeunesse avait montré une sagesse apostolique. Car ce que Paul donnait comme une loi à ses disciples : Quand nous avons la nourriture et le vêtement, soyons satisfaits (I Tim. VI, 8), Jacob le disait aussi dans cette prière qu'il faisait à Dieu : Si le Seigneur me donne du pain à manger et un vêtement pour me couvrir, cela me suffit. (Gen. XXVIII, 20.) Et cependant, cet homme, qui ne demande rien de plus que le nécessaire, qui a quitté sa maison, reçu les bénédictions, obéi à sa mère, cet homme chéri de Dieu, et dont la sagesse a fait violence à la nature (car étant le second par le sang il était devenu le premier par les bénédictions), cet homme qui a pu de si grandes choses, qui a déployé tant de force d'âme, qui a montré une si grande piété, le voilà qui, après tant de luttes et de combats, tant d'épreuves et tant de victoires, revenu dans sa patrie et sur le point d'y rencontrer son frère, est saisi de frayeur comme s'il allait voir une bête sauvage : il redoute la rancune d'Esaü, et se prosternant devant Dieu, il lui fait cette prière : Délivre-moi des mains de mon frère Esait, car, ajoute-t-il, je crains qu'il ne vienne me frapper ainsi que mes enfants et leur mère. (Gen. XXXII, 44.) Vous venez de voir combien il craignait la mort, (380) comme il tremble, comme il prie Dieu à ce sujet? Voulez-vous que je vous montre encore un grand personnage ayant les mêmes sentiments? Songez à Elie, à cette âme sublime et divine : eh bien ! ce prophète qui a fermé le ciel et l'a rouvert, qui a fait descendre le feu d'en haut, qui a offert ce sacrifice merveilleux; ce prophète que le zèle de Dieu dévorait, qui a donné l'exemple d'une vie d'ange dans un corps d'homme, qui ne possédait rien autre chose qu'une peau de brebis, et qui était au-dessus de toutes les choses humaines; ce prophète craint et redoute la mort, à tel point, qu'après tout cela, après ce ciel ouvert, ce sacrifice, cette vie de dénuement et de solitude, de sagesse et de confiance en Dieu, il a peur d'une faible femme, et cela le fait fuir. En effet, parce que Jézabel avait dit : Que les dieux me traitent de telle façon et qu'ils y ajoutent encore tels et tels maux, si demain je n'envoie ton âme où est celle de l'un de ces morts; Elie fut effrayé, dit l'Ecriture, et il s'enfuit à une distance de quarante journées.

3. Voyez-vous combien la mort est effrayante? Admirons par conséquent le Tout-Puissant qui a fait de cette mort effrayante pour les prophètes, une chose facile à mépriser pour des femmes. Elie a fui la mort et des femmes ont couru à la mort; il s'est dérobé à la mort et elles ont poursuivi la mort. Voyez-vous quel changement s'est opéré soudain ? Les Abraham et les Elie ont horreur du trépas, et les femmes le foulent à leurs pieds comme de la boue. Mais n'accusons pas non plus ces saints hommes d'autrefois : la faute n'en est pas à eux : c'était la faiblesse de la nature et non le vice de leur volonté. Dieu voulait alors que la mort fût terrible pour faire paraître plus tard la grandeur de la grâce; il voulait qu'elle fût terrible, car elle était un châtiment; et il ne voulait pas que la menace du châtiment restât sans effet, de peur que les hommes ne devinssent ensuite plus négligents. Laissons subsister, disait-il, le décret qui les épouvante et les rend sages; car un jour, oui, un jour viendra où ils seront délivrés de ces angoisses; et c'est ce qui est arrivé. Ce qui nous prouve que Dieu nous a délivrés de ces angoisses, ce sont les martyrs, et avant eux saint Paul. Vous venez d'entendre, dans l'Ancien Testament, Abraham disant : Ils t'enlèveront et me tueront; et Jacob : Délivre-moi, Seigneur, de la main de mon frère Esaü parce que je le crains ?

Vous avez vu enfin Elie fuyant une femme qui le menace de la mort? Ecoutez maintenant les sentiments de saint Paul à cet égard, voyez si, à l'exemple des personnages précédents, il regarde la mort comme effrayante, s'il s'attriste et s'épouvante à son approche. Bien au contraire, il la trouve désirable; c'est pourquoi il dit : Il vaut bien mieux que je meure et que je sois avec Jésus-Christ. (Philipp. I, 23.)Effrayante pour les premiers, la mort vaut pour celui-ci mieux que la vie; désagréable à ceux-là, elle est douce pour ce dernier; à cela rien d'étonnant autrefois la mort conduisait en enfer, maintenant elle nous conduit auprès de Jésus-Christ. C'est pourquoi Jacob dit: Vous ferez descendre ma vieillesse avec chagrin dans l'enfer; et saint Paul : Il vaut bien mieux que je meure et que je sois avec Jésus-Christ. Or, il parlait ainsi sans condamner la vie présente (à Dieu ne plaise ! gardons-nous, en effet, de donner prise aux attaques des hérétiques) et sans la fuir comme une chose mauvaise, mais désirant la vie future comme meilleure. Car il ne disait pas qu'il fût simplement bon de mourir et d'être avec Jésus-Christ, mais il disait que cela valait mieux; or, pour qu'une chose vaille mieux, il faut qu'elle soit meilleure qu'une autre qui est bonne. En effet, c'est comme lorsqu'il dit : Celui qui marie sa fille fait bien, celui qui ne la marie pas fait mieux encore (I Cor. VII, 38); par où il montre que le mariage est bon, mais que la virginité vaut encore mieux. De même ici : la vie présente est bonne, veut-il dire, mais la vie future est meilleure. C'est encore la même pensée qu'il a exprimé autre part avec une haute sagesse : Si je suis immolé en sacrifice et pour le service de votre foi, je m'en réjouis et je vous en félicite tous; et vous aussi réjouissez-vous et félicitez-moi! Que dis-tu, Paul? tu meurs et tu invites les hommes à partager ta joie? Que se passe-t-il donc? réponds-moi. C'est, dit-il, que je ne meurs point, mais que je m'en vais à la vie d'en-haut, qui vaut mieux que celle-ci. Ainsi, comme les gens qui ont obtenu quelque dignité convient un grand nombre de personnes pour prendre part à leur joie, de même Paul, allant à la mort, invitait les fidèles à se réjouir avec lui. En effet, la mort est un repos, c'est une fin à nos travaux, un salaire de nos fatigues, une récompense et une couronne après nos luttes. C'est pour cela qu'autrefois, aux funérailles, on se meurtrissait, on se lamentait, et qu'aujourd'hui, on y entend retentir des (381) psaumes et des hymnes. On pleura Jacob pendant quarante jours, les Juifs pleurèrent Moïse quarante jours aussi, et ils se frappèrent la poitrine, parce qu'alors la mort était réellement une mort; mais actuellement il n'en est pas ainsi, ce sont des hymnes, des prières et des psaumes : chacun montre par là que c'est un événement joyeux : les psaumes, en effet, sont le symbole de l'allégresse : Quelqu'un d'entre vous, dit l'Apôtre (Jacq. V, 13), est-il dans l'allégresse? qu'il chante des psaumes. Ainsi, comme nous sommes remplis de joie, nous chantons des psaumes en l'honneur des défunts, et ces psaumes nous exhortent à avoir bon courage au sujet de la mort. En effet le Psalmiste nous dit : O mon âme, tourne-toi vers le lieu de ton repos, parce que le Seigneur t'a comblée de biens. (Psaum. CXIX, 7.) Le voyez-vous? la mort est un bienfait et une cessation de travaux; car, une fois entré dans ce paisible séjour, on se repose de ses oeuvres, comme Dieu s'est reposé des siennes.

4. Mais en voilà assez sur la mort : passons à l'éloge des martyrs, si vous n'êtes pas fatigués de m'entendre. En effet je n'ai dit tout cela qu'à l'occasion de leur éloge, et il est nécessaire de reprendre mon discours d'un peu plus haut. Une guerre terrible, de toutes les guerres la plus cruelle, fut un jour allumée contre l'Eglise : car cette guerre était double l'une lui venait du dedans et l'autre du dehors: l'une de ses propres enfants et l'autre de ses ennemis ; l'une des étrangers et l'autre des gens qu'elle connaissait. Et cependant, quand même elle eût été simple, t'eût été un mal intolérable, et quand même ses assauts ne fussent venus que de l'extérieur, ses rigueurs eussent été considérables. Eh bien ! elle était double, et celle qui venait de l'intérieur était plus terrible que celle qui venait du dehors. En effet, il est aisé de se mettre en garde contre un adversaire avoué , mais celui qui , avec l'apparence d'un ami, se comporte en ennemi, celui-là est difficile à surprendre pour ceux à qui il tend ses piéges. La guerre était donc double alors, l'une intestine et l'autre venant du dehors : ou plutôt, disons la vérité , elles étaient l'une et l'autre intestines. En effet, les juges, magistrats et soldats qui attaquaient l'Eglise extérieurement n'étaient pas des étrangers ni des barbares , ils n'appartenaient pas à une autre autorité , à un autre empire, mais ils étaient régis par les mêmes lois, habitaient la même patrie, et faisaient partie du même gouvernement. C'était donc une guerre civile, celle que les juges faisaient aux fidèles; mais la plus terrible des deux leur venait de leurs parents, c'était une guerre inouïe, étrange et fertile en cruautés de toute espèce. On voyait les frères trahir leurs frères, les pères leurs enfants, les maris leurs femmes; tous les droits du sang étaient foulés aux pieds, toute la terre était bouleversée , et personne ne reconnaissait plus personne : c'est que le démon régnait avec toute sa rigueur. Au milieu de ce trouble et de cette guerre, les femmes elles-mêmes, s'il faut leur donner ce nom, car dans un corps de femme elles montraient un coeur d'homme, ou mieux, non pas seulement un coeur d'homme, mais une nature surhumaine, puisque c'est contre les puissances invisibles qu'elles soutinrent cette lutte ; les femmes donc abandonnant ville, maison, parents, passèrent à l'étranger. Car, se disaient-elles , lorsqu'on méprise le Christ, rien ne saurait plus avoir de prix ni d'attache pour nous, c'est pourquoi elles laissaient tout, et s'en allaient. Et de même que lorsqu'une maison prend feu au milieu de la nuit , ceux qui y dorment n'ont pas plutôt entendu le trouble que , sautant de leur lit, ils s'élancent hors du vestibule, sans avoir rien pris de ce qui est dans la maison, n'ayant qu'une seule préoccupation, celle d'arracher leur corps aux flammes, et d'aller plus vite que le feu qui gagne avec grande rapidité; ainsi firent les femmes dont je vous parle. Voyant la terre entière embrasée , elles s'élancèrent à l'instant, et sortirent des murs de la ville, ne cherchant qu'une seule chose, qui était de sauver leur âme par tous les moyens possibles. En effet, il y avait alors un embrasement terrible , et il régnait une obscurité profonde, plus ténébreuse que celle de la nuit; aussi, comme cela arrive dans l'ombre, les amis ne reconnaissaient pas leurs amis, les maris livraient leurs femmes; et, en même temps, on passait à côté de ses ennemis sans s'en douter, on se heurtait contre ses amis et ses parents, c'était un combat nocturne, affreux , et un désordre extrême remplissait tout.

C'est alors donc que partirent ces femmes, abandonnant leur patrie, à l'imitation du patriarche Abraham auquel Dieu avait dit : Sors de ton pays et de ta famille. Et, en effet, le temps de la persécution les poussait à quitter (382)  leur pays et leur famille afin d'hériter du ciel. La mère sortit donc de sa maison, ayant avec elle ses deux filles. N'écoutez pas à la légère et sans réflexion la circonstance qui suit : Ces femmes qui s'exilent, ce sont des femmes élevées grandement, qui n'ont jamais eu l'expérience de malheurs semblables; calculez donc toute la grandeur du mal, et toute la difficulté de la situation. Si des hommes qui entreprennent une excursion ordinaire, étant bien pourvus de bêtes de somme et accompagnés de serviteurs, voyageant sans avoir rien à craindre , et maîtres de retourner à leur gré, ont cependant à éprouver plusieurs désagréments, à souffrir même plus d'une misère; figurez-vous une femme et des jeunes filles, sans domestiques, trahies par leurs amis, au milieu du tumulte, du désordre, d'un effroi inconcevable, de mille dangers personnels, fuyant pour sauver leur âme , environnées d'ennemis de toutes parts, et dites-moi quel langage pourrait nous représenter les luttes que ces femmes eurent à soutenir, et tout ce qu'il leur fallut de courage, de magnanimité, de foi? En supposant que la mère fût partie seule, la lutte , même dans ces conditions, n'eût-elle pas été incalculable? Eh bien ! elle emmenait avec elle ses filles, des vierges; de sorte que l'angoisse était double, et l'inquiétude augmentée de beaucoup; car, plus le trésor est considérable, plus la garde en est difficile. Elle partait donc accompagnée de jeunes filles, et sans avoir de chambres où les cacher : pourtant, vous le savez, chambres, appartements retirés, portes, verroux, gardiens, veilleurs de nuit, servantes, nourrices, vigilance maternelle, prévoyance paternelle, soins de mille espèces de la part du père et de la mère, on met tout en oeuvre pour garder cette fleur de la virginité, et c'est à peine encore si on la conserve ainsi . eh bien ! cette mère était dépourvue de tous ces préservatifs; comment donc pouvait-elle sauver ses filles? Elle l'a pu, par la protection des lois divines. Elle n'avait pas de murs pour les enclore, mais elle avait pour elle la forte main qui d'en-haut les abritait; elle n'avait ni porte ni verrou, mais elle avait la vraie porte qui ferme l'accès aux embûches. Et de même qu'au milieu de Sodome la maison de Loth, quoique assiégée, n'éprouvait aucun mal, car il y avait des anges au dedans, de même ces saintes martyres, au milieu de Sodome et de tous leurs ennemis, n'éprouvaient aucun mal, quoique assiégées de toutes parts : car dans leurs âmes habitait le Maître même des anges. Pendant cette route déserte, elles n'eurent rien à souffrir, car elles suivaient la route véritable qui les conduisait au ciel. C'est pourquoi, au milieu d'une si grande guerre, d'un si grand bouleversement , d'une si grande tempête, elles marchaient avec sécurité; et, chose étonnante, les brebis étaient conduites parmi les loups , les agneaux se frayaient un chemin parmi les lions, et personne ne les regardait d'un oeil impudent; mais comme Dieu ne permettait pas aux Sodomites qui se tenaient près des portes, de voir l'entrée de la maison, de même il aveuglait alors tous les yeux, pour que ces corps de vierges ne fussent point livrés à leurs regards.

5. Elles s'en vont donc à Edesse, ville plus rustique que la plupart des autres, mais en même temps plus pieuse : en effet, quel autre lieu que cette ville pouvaient-elles choisir qui fût plus propre à leur servir de refuge contre un tel orage, de port dans une si grande tempête? Cette ville reçoit donc les étrangères, mais étrangères de la terre, et concitoyennes du ciel, et après les avoir reçues, elle les conserve comme un précieux dépôt. Que personne ici n'accuse ces femmes de faiblesse pour avoir pris la fuite : elles ne firent que se conformer au précepte du Maître, qui nous dit : Quand ils vous chasseront d'une ville, fuyez dans une autre (Matth. X, 23); elles le savaient, et c'est pour cela qu'elles s'enfuirent; en même temps il se tressait pour elles une couronne; laquelle donc? celle du mépris de toutes les choses de ce monde. Car, dit le Seigneur, celui qui aura quitté ses frères et ses sœurs, ou sa patrie, sa maison, ses amis ou ses parents, recevra cent fois autant, et héritera de la vie éternelle. (Matth. XXIX, 29.) Elles demeurèrent donc là, et Jésus-Christ habitait avec elles. En effet, s'il est vrai que là où deux ou trois personnes sont rassemblées, il est au milieu d'elles, comment ces saintes femmes n'auraient-elles pas à plus forte raison attiré son assistance, puisqu'elles étaient là, non-seulement réunies, mais réfugiées en son nom? Or, pendant leur séjour à Edesse, tout à coup des ordres criminels , respirant la plus cruelle tyrannie, la plus inhumaine férocité, étaient lancés de toutes parts : les parents devaient livrer leurs parents, les maris leurs femmes, (383) les pères leurs enfants, les enfants leurs pères, les frères leurs frères, les amis leurs amis. Souvenez-vous ici des paroles de Jésus-Christ, et admirez sa prophétie; car il avait depuis longtemps prédit tout cela : Le frère, dit-il, trahira son frère, et le père son fils; et les enfants se révolteront contre leurs parents. (Matth. X, 21.) Or, il l'avait prédit pour trois motifs : premièrement, pour nous faire connaître sa puissance, pour nous faire savoir qu'il est le vrai Dieu qui prévoit de loin ce qui n'est pas encore arrivé. Et pour preuve de ce motif, écoutez-le vous dire : Je vous l'ai dit avant que cela n'arrive, afin que, quand cela arrivera, vous croyiez en moi. (Jean, XIV, 29.) Le second motif, c'est afin que nul de ses ennemis ne dise que cela arrive à son insu ou malgré lui; en effet, celui qui l'avait prévu depuis longtemps pouvait aussi l'empêcher; s'il ne l'a point fait, c'est pour donner plus d'éclat aux couronnes de ses saints. Enfin, il y a encore une troisième raison. Quelle est-elle? C'est afin de rendre la lutte plus légère à ses athlètes : les maux imprévus, quels qu'ils soient, paraissent cruels et intolérables; ceux que l'on attend et auxquels on a réfléchi d'avance, deviennent légers et faciles à supporter. Ainsi les ennemis de la religion, en donnant alors de pareils ordres, prouvaient leur propre cruauté, et en même temps, ils rendaient témoignage sans le vouloir à la prophétie du Christ : les frères en effet livraient leurs frères , et les pères leurs enfants; la nature se faisait la guerre à elle-même, la parenté s'abandonnait aux divisions intestines, toutes les lois étaient renversées dans leurs fondements, le trouble, le désordre était extrême et général, et les familles, par l'œuvre des démons, se remplissaient du sang de leurs propres membres. Car le père qui avait livré son fils l'égorgeait réellement : s'il n'enfonçait pas lui-même le glaive, s'il n'exécutait pas le meurtre de sa propre main, il consommait le tout par l'intention; en effet, celui qui livre au meurtrier la victime qu'on doit immoler, accomplit lui-même le meurtre. Faisons d'eux, disaient les démons, des bourreaux de leurs enfants , rendons les enfants parricides par leur trahison; car autrefois on faisait aux démons de pareils sacrifices, et les pères leur immolaient leurs enfants. C'est ce que dit le Prophète lorsqu'il s'écrie : Ils ont sacrifié aux démons leurs propres fils et leurs propres filles (Psaum. CV, 37) ; et c'était là le sang dont ils étaient alors altérés.

Or, comme Jésus-Christ avait aboli ces immolations exécrables et impures, les démons s'efforçaient de les renouveler; mais ils n'osaient point dire effrontément et en propres termes égorgez vos fils, car personne ne les eût écoulés ; ils concertent donc l'injonction d'une autre manière, et éludent la loi, en ordonnant aux pères par l'organe des juges, de livrer leurs enfants; car peu nous importe, se disaient-ils, qu'un homme égorge son fils, ou qu'il le livre pour être égorgé : il sera toujours meurtrier de son fils. On put donc voir alors des fils parricides, des pères meurtriers de leurs enfants, des fratricides, enfin, le trouble et le désordre à leur comble partout; mais nos saintes femmes jouissaient d'un calme profond. En effet, l'espérance des biens futurs leur servait de tous côtés comme d'un rempart, puisqu'elles étaient sur la terre d'exil comme n'y étant point : elles avaient pour patrie véritable leur foi, pour cité leur confession religieuse, et nourries qu'elles étaient de bonnes espérances, elles ne sentaient rien des choses de ce monde: elles ne voyaient que la vie future. Telle était donc la situation, lorsqu'apparaît dans cette ville le père, accompagné de soldats, pour s'emparer de sa proie; c'est un père et un mari, père des jeunes filles, mari de leur mère, si l'on doit appeler du nom de père ou de mari un homme qui poursuit un tel projet. Mais faisons mieux ; épargnons-le autant que possible, car il a été père de martyres, et époux d'une martyre; n'aggravons donc pas sa blessure par nos accusations.

6. Mais voyez un peu avec moi la prudence de ces femmes : quand il fallait fuir, elles avaient fui, et quand il fallut marcher au combat, elles ne s'enfuirent plus, mais elles allèrent où on les conduisit, enchaînées par leur amour pour Jésus-Christ. Car de même qu'il ne faut pas provoquer les épreuves, de même , lorsqu'elles se présentent , il faut lutter ; nous devons ainsi montrer, d'une part notre modération, et de l'autre notre courage. C'est ce qu'elles firent alors : elles revinrent et luttèrent. En effet, le stade était ouvert, l'occasion était engageante pour la lutte, et voici quelles furent les circonstances du combat.

On arrive à Hiérapolis : et de là les saintes femmes s'élevèrent effectivement , par les moyens suivants, à la vraie Hiérapolis, à la (384) véritable cité sainte. S'étant dérobées aux soldats qui faisaient bonne chère et s'enivraient, elles rencontrèrent un fleuve sur leur passage. Quelques-uns disent que leur père fut de complicité avec elles pour tromper les soldats, et je le crois : peut-être en effet agit-il ainsi afin de pouvoir, au jour du jugement, se réserver au moins comme une faible excuse de sa trahison, de les avoir secondées, d'être venu à leur aide, de leur avoir facilité la route du martyre. Elles s'entendirent donc avec lui, et ayant réussi par son intermédiaire à donner le change aux soldats, elles entrèrent au milieu du fleuve, et se laissèrent aller au courant. La mère y entra avec ses deux filles: écoutez ceci, mères et jeunes filles, celles-ci pour obéir ainsi à leurs mères, celles-là, pour élever ainsi leurs filles, et aimer ainsi leurs enfants: la mère entra dans le fleuve au milieu de ses deux filles, qu'elle tenait par la main de chaque côté; celle qui avait un mari était entre les deux qui ne connaissaient point l'hymen, fhymen était au milieu de la virginité, et au milieu de l'un et de l'autre était Jésus-Christ. Ainsi, comme une racine d'arbre ayant un rejeton de chaque côté, cette bienheureuse femme entra dans le fleuve ayant à ses côtés ses deux filles; elle les abandonna au cours de l'eau, et elles furent ainsi suffoquées; ou plutôt, elles ne furent point suffoquées, mais baptisées d'un baptême étrange et nouveau. Et pour voir que c'était bien là un baptême, écoutez Jésus-Christ appelant sa propre mort un baptême. En effet, dans son entretien avec les fils de Zébédée : Vous boirez, leur dit-il, mon calice, et vous serez baptisés du même baptême que moi. (Marc, X, 39.) Or, quel baptême reçut le Christ après celui de Jean, sinon la mort et la croix? Ainsi, comme Jacques reçut le baptême de Jésus-Christ, non pas en étant crucifié, mais en perdant sa tête par l'épée, ainsi nos saintes femmes, quoique sans avoir été crucifiées, reçurent le baptême du Christ en périssant par l'eau. Et ce fut la mère qui baptisa ses filles. Comment? allez-vous dire; une femme baptisant? Oui certes, ce baptême-là, même les femmes le donnent; elle baptisa donc, et fut prêtresse; car elle amena des victimes raisonnables, et leur libre choix fut son ordination; chose remarquable, elle n'eut besoin pour son sacrifice, ni d'autel ni de bois, ni de feu ni de glaive; le fleuve était à la fois tout cela: il tenait lieu d'autel, ,de bois, de glaive, de feu, d'immolation, de baptême, et de baptême bien plus évident que le nôtre. Car saint Paul dit de notre baptême: Nous avons été entés sur lui par l'image de sa mort (Rom. VI, 5) ; mais en parlant du baptême des martyrs, il ne dit plus que ce soit l'image de la mort de Jésus-Christ, mais il dit que nous lui devenons conformes quant à la mort. (Philipp. III, 10.) La mère fit donc entrer ses filles, non pas comme dans un fleuve, mais comme si, les prenant par la main, elle les introduisait dans la chambre du saint hyménée. Elle les tenait à ses côtés, et disait : Me voici, moi et les enfants que Dieu m'a donnés: tu me les as donnés, Seigneur, et moi je te les confie, eux qui sont à moi, et moi-même avec eux. Ainsi le martyre de cette femme fut double, et même triple; car elle rendit témoignage une fois dans sa propre personne, et deux fois dans celle de ses filles; et s'il lui fallut beaucoup de courage quand elle eut à s'abandonner elle-même au fleuve, il lui fallut un courage aussi grand, quoique d'un autre genre, lorsqu'elle entraîna ses enfants avec elle; ce dernier genre de courage était même beaucoup plus grand, car les femmes ne sont pas ordinairement si affligées quand elles vont mourir, que lorsque leurs filles éprouvent le même sort. Ainsi, elle fut surtout martyre dans la personne de ses filles, car elle eut à s'armer contre la tyrannie de la nature, elle eut à résister aux angoisses brûlantes de sa tendresse, au trouble insupportable de ses entrailles, à la révolte de son sein maternel. En effet, si à la vue d'une seule fille mourante, une mère trouve l'existence intolérable, représentez-vous celle-ci, non pas seulement voyant mourir ses deux filles à la fois, mais les entraînant à la mort de sa propre main, et songez quels témoignages éclatants elle a rendus, puisqu'elle a supporté en réalité ce qui pour les autres n'est pas même supportable à entendre. Les soldats, ignorant tout cela, attendaient le moment de se ressaisir d'elles; mais elles étaient désormais avec les soldats de Jésus-Christ, qui sont les anges du ciel; et les gardes ne le voyaient pas, car ils n'avaient pas les yeux de la foi. Saint Paul avait dit de la femme devenue mère: Elle sera sauvée par ceux qu'elle aura mis au monde (I Tim. II, 15); ici au contraire ce sont les filles qui ont été sauvées par leur mère. C'est ainsi que les mères doivent enfanter. En effet, ce second enfantement, meilleur que le premier, cause des (385) douleurs plus cruelles, mais procure un fruit plus précieux. Toute mère qui a vu ses filles mourir, sait quelles angoisses on ressent alors; mais être leur mère, et les immoler de sa propre main, c'est un tourment si excessif que la parole ne saurait le dépeindre.

7. Mais pourquoi cette femme n'alla-t-elle pas devant le juge? Elle voulut élever son trophée avant la bataille, ravir sa couronne avant le combat, recevoir le prix avant la lutte, parce qu'elle redoutait, non pas les épreuves, mais les yeux impudents des infidèles; elle ne craignait pas qu'on lui déchirât les flancs, mais qu'on ne ternît la virginité de ses filles. Et la preuve que c'est cette dernière crainte, et non la première, qui l'empêcha de se rendre au tribunal, c'est qu'elle souffrit dans le fleuve des épreuves bien plus considérables car, je le répète, il est bien moins cruel et moins douloureux de voir lacérer sa propre chair, que d'engloutir de ses propres mains le fruit de ses entrailles, ses propres filles, et de les voir périr étouffées ; il eût fallu à cette mère bien moins de courage et de résignation pour supporter les tourments , que pour retenir ses enfants par la main, et les entraîner avec elle dans le courant du fleuve. Il eût été moins pénible de les voir maltraitées par d'autres, que d'être soi-même l'auteur de leur mort, l'instrument de leur trépas, et de servir de bourreau à ses propres filles : ce dernier malheur est bien plus cruel et plus insupportable que le premier. Vous me rendrez témoignage de la vérité de mes paroles, vous toutes qui avez été mères, qui avez éprouvé les douleurs de l'enfantement, vous toutes qui avez eu des filles. Comment a-t-elle pu tenir la main de ses enfants? comment la sienne ne s'est-elle pas engourdie ? comment les nerfs n'en ont-ils pas été paralysés? comment sa tête y a-t-elle résisté ? comment sa raison a-t-elle eu la force d'aider à un tel événement? En effet, c'était quelque chose de plus atroce que tous les supplices; un tourment qui lui déchirait l'âme au lieu du corps. Mais, jusques à quand nous efforcerons-nous de poursuivre l'impossible? Nul discours en effet ne saurait représenter la grandeur de pareilles souffrances; la femme qui les a éprouvées, et qui a soutenu cette lutte, connaît seule ce que sont de pareils assauts. Entendez, mères; jeunes filles, entendez : les mères pour élever ainsi leurs filles, et les filles afin d'obéir ainsi à leurs mères. En effet il ne faut pas seulement louer la mère d'avoir donné de pareils ordres, il faut encore admirer les filles d'avoir obéi à de tels commandements; car la mère n'eut pas besoin de chaînes pour traîner les victimes au sacrifice ; les génisses ne bondirent point, mais, portant le joug du martyre avec une même bonne volonté et une même résignation, elles entrèrent dans le fleuve après avoir laissé leurs chaussures sur le rivage ; ce qu'elles firent dans l'intérêt des gardes, tant était grande la prévoyance de ces saintes femmes. Elles tâchèrent de leur laisser ce moyen de justification devant le tribunal, pour que le juge cruel et inhumain ne pût les accuser de trahison, et prétendre qu'ils avaient reçu de l'argent pour laisser évader leurs prisonnières; c'est pour cela qu'elles quittèrent leurs chaussures cela témoignait en effet qu'il n'y avait eu nulle intention de la part des soldats, et que c'était sans leur complicité et tout à fait à leur insu qu'elles s'étaient échappées et jetées dans le fleuve.

J'espère que vous avez conçu un grand amour pour ces saintes femmes : animés donc de cette pieuse ardeur, prosternons-nous devant leurs restes; embrassons leurs châsses; car les châsses même des martyrs peuvent avoir une grande vertu, de même que les ossements des martyrs ont un grand pouvoir. Et non-seulement en ce jour de fête, mais encore les autres jours, venons leur rendre nos hommages, invoquons-les, prions-les d'intercéder pour nous; car si elles avaient beaucoup de crédit auprès de Dieu pendant leur vie, elles en ont beaucoup aussi après leur mort, et même bien davantage. En effet, elles portent maintenant les stigmates de Jésus-Christ, et en montrant ces stigmates , elles peuvent tout obtenir du Roi du ciel. Puis donc que leur pouvoir auprès de Dieu, et leur amour pour lui sont si grands, constituez-vous leurs familiers par votre assiduité continuelle, par vos visites fréquentes, et servez-vous de leur intermédiaire pour attirer sur vous les faveurs de Dieu ; puissions-nous tous obtenir ce bonheur, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel gloire au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours , et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

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